Chapitre : Présentation des vœux.                01.01.79

      L’enfance spirituelle.

 

Mes frères,

 

Je n'ai pas dû chercher longtemps les vœux que je devais vous adresser au début de cette année. Comme vous le savez, l'Organisation des Nations Unies a décidé que l'année 1979 serait l'année de l'enfant. Alors je vous souhaite cette année-ci de pouvoir redevenir des enfants. Le Royaume de Dieu, vous le savez, est ouvert aux enfants seuls.

Et je voudrais tant que vous puissiez entrer dans ce Royaume de Dieu sans attendre le jour de votre mort, y entrer tout de suite, y entrer cette année, pouvoir le parcourir, pouvoir l'admirer, pouvoir en vivre, pouvoir être pleinement heureux, car en-dehors de cette vie dans le Royaume de Dieu,il n'y a pas de véritable bonheur, ni de véritable paix, car vous le savez,  cette journée aussi est consacrée à la paix.

 

Le Royaume de Dieu est ouvert aux enfants seuls, les grandes personnes qui sont corpulentes, qui sont gonflées de leur importance ne peuvent pas entrer dans ce Royaume dont l'accès est une porte toute petite. Il est plus facile à un chameau d'entrer par le trou d'une aiguille qu'à une grande personne d'entrer dans le Royaume de Dieu. Il faut devenir tout petit pour se glisser par cet orifice tellement étroit.

Mais une fois qu'on est de l'autre côté, alors mes frères, c'est une joie qu'on ne peut pas s'imaginer parce qu'elle n'est pas exubérante, c'est une joie profonde comme ces grands courants marins qui entraînent la dérive des continents. On ne le remarque pas, mais c'est eux qui soutiennent toute vie.

 

Un enfant, l'enfant que nous allons essayer de devenir pendant cette année, il coule dans ses veines un sang frais, non pas un sang vicié, non pas un sang rempli de toxines. C'est le sang de l'Esprit parce qu'ils sont branchés directement sur le coeur de Dieu. Les pulsations de ce coeur envoient la vie de l'Esprit dans les veines de ces enfants. Et alors, les enfants sont souples, ils sont libres, ils sont dégagés de tout, ils peuvent enfin être pleinement eux-mêmes. Ils sont spontanés, ils sont épanouis, ils ne sont pas recroquevillés sur eux-mêmes comme un homme paralysé dont les membres, petit à petit, se referment et se crispent de plus en plus. Non, ils vivent.

Alors ces enfants que nous allons devenir, ces enfants que nous sommes en train de devenir, ils ouvrent à Dieu un crédit illimité, inconditionnel, parce que Dieu est amour. Un enfant, un tout petit enfant fait confiance spontanément, il ne peut rien faire d'autre que d'aimer, il accorde sa confiance à tout le monde. Mais alors nous, nous savons à qui nous avons donné notre confiance, notre foi à l'Amour en personne. Alors, la vie que devient-elle quand elle s'est donnée à l'Amour ? Elle devient un jeu à l'intérieur de cet Amour.

 

L'amour, c’est un immense choeur de danse, dans lequel chacun à sa place. C'est un spectacle d'une beauté inimaginable. Nous entrons dans ce grand jeu qui est dirigé par le chorégos qui est la personne du Christ, lui qui ne peut respirer que l'amour, lui qui est l'Amour en personne. Nous entrons dans ce jeu et nous y entraînons les autres car il est impossible d'être seul lorsqu'on est heureux, lorsqu'on est dans l'amour, lorsqu'on joue pleinement le jeu de l'amour. II faut que tout le monde y entre, et c'est la raison pour laquelle le Verbe de Dieu ne pouvait pas rester seul dans la Trinité, lorsqu'il voyait que les hommes qu'il avait créés s'enfonçaient dans le malheur. Non, il est entré dans leur malheur pour les en faire sortir. C'est cela redevenir un enfant, c'est sortir de son malheur pour redevenir heureux avec le Christ en le suivant. Nous pouvons alors nous émerveiller sans cesse devant la beauté.

Les enfants sont en admiration constante devant tout ce qu'ils trouvent, une bestiole, une pierre, un rien les fait s'émerveiller car tout est nouveau pour eux, tout est découvertes. Voilà ce qu'est un enfant de Dieu qui est dans le Royaume ! N'imaginons pas des choses  extraordinaires ; les moindres événements de notre vie sont porteurs ainsi d'une charge de beauté où le regard pur de l'enfant de Dieu découvre que chaque événement, que chaque chose est une parole de Dieu ; c'est un amour de Dieu,c'est un esprit de Dieu.

 

Voilà, mes frères, ce que je voudrais vous souhaiter cette année : que vous deveniez des enfants de Dieu qui sont pleinement heureux, ouverts, immenses dans ce Royaume de Dieu. Je dis immenses car ils savent aussi qu'ils portent en eux les espoirs d'une multitude d'autres hommes qui les regardent et qui vivent d'eux. Un enfant de Dieu, c'est un enfant qui donne la vie, c'est un enfant qui rayonne, c'est un enfant qui ne peut faire que cela.

Alors, mes frères, ce sera cela notre année de l'enfant. Nous chercherons notre sécurité - vous savez que les enfants ont besoin de sécurité - non pas dans les astuces humaines, non pas dans des moyens, dans des trucs humains. Je parlais hier de ces hommes, de ces femmes  qui, devant la peur de la mort placent un masque devant les yeux dans l'illusoire attente que  la mort ,au cours de l'année ,passera à côté d'eux.

Voilà les astuces humaines tellement instinctives mais ridicules. Un enfant de Dieu, lui, place sa sécurité dans les bras de son Père. Il sait que Dieu pourvoit à tous les besoins. Avant même que nous n'ayons ouvert la bouche pour le demander, il est déjà là pour nous donner ce qu'il nous faut. Il n'attend pas notre demande pour nous donner tout ce dont nous avons besoin.

 

Ainsi, nous pouvons devenir - c'est cela cette sécurité – devenir comme le Christ le dit, simples comme des colombes, mais prudents comme des serpents. La colombe, nous en avons tout un lot ici, c'est un oiseau qui est simple dans sa parure, elle est toute blanche. Notre parure à nous est toute simple.

La parure d'un enfant de Dieu, c'est la vérité. La vérité dans toute sa splendeur, c'est-à-dire la beauté. La parure d’un enfant de Dieu, c'est la lumière. Les enfants de Dieu ce sont des

hommes transparents, des hommes qui sont d’une beauté qui est celle de Dieu. Si on est fils de Dieu,on lui ressemble et Dieu se reconnaît en nous.

 

Mais aussi, ils sont prudents comme des serpents. Cela veut dire qu'un enfant de Dieu possède cette diakrisis, ce discernement spirituel qui lui fait sentir, qui lui fait percevoir ce qui est à prendre et ce qui est à laisser. Ces enfants de Dieu, ils jugent de tout et eux-mêmes ne sont jugés par personne. Ils sont arrivés dans ce royaume où on est hors de portée du jugement

des hommes.

Les hommes peuvent dire du mal, ils peuvent dire du bien, cela n'a pas d'importance. Le seul juge du bien et du mal, ce n'est pas l'homme, c'est Dieu lui-même qui est le créateur de tout ce qui est bon, et de tout ce qui est bien, et de tout ce qui est vrai. Voilà, mes frères, la sécurité des enfants de Dieu blottis dans leur Père. Ils sont simples comme des colombes et aussi ils sont prudents comme des serpents et aucun mal ne peut les atteindre, aucun mal ne peut les toucher.

 

Tout cela, mes frères, nous impose des devoirs car nous devons respecter l'enfant de Dieu qui est en train de naître dans notre frère. Nous devons respecter notre frère dans sa personne. Notre frère est un nom, c'est un destin. Dieu a sur ce frère un projet unique, original : ce frère est en train de naître à ce projet. Nous devons respecter la liberté et la conscience de ce frère qui fait peut-être les choses autrement que nous.

Il les vit autrement que nous parce que le projet de Dieu se réalise en lui, et que ce projet est différent du nôtre. Cette facette d'un grand projet unique de Dieu qui est de constituer un corps dont chacun sera un membre différent des autres. Chacune de ces facettes devient belle dans l'ensemble. Respectons nos frères et respectons-nous aussi, car le respect que je porte à mon frère qui est en train de devenir un enfant de Dieu, il rejaillit sur moi qui devient aussi un enfant de Dieu.

Nous sommes frères parce que nous naissons ensemble. Je dois respecter le frère non seulement dans sa personne, mais aussi dans sa réputation. Cela veut dire que nous devons faire attention aux paroles que nous prononçons lorsque nous parlons de nos frères. Attention à la pierre de la médisance contre laquelle on achoppe si facilement. In multo loquio, non effugies peccatum, nous rappelle saint Benoît. Lorsque tu commences à parler beaucoup, tu finiras par ne pas échapper au péché, tu diras des choses dont tu repentiras par après.

 

Faisons attention à la réputation de nos frères qui est tellement précieuse. N'oublions pas que toucher à sa réputation, c'est toucher à sa personne, c'est toucher Dieu, c'est blesser Dieu dans son oeil droit. Cela est sérieux. Toute parole contre un frère est une parole contre Dieu. Respectons donc le silence. Nous sommes tous plus ou moins bavards, certains plus que d'autres. C'est un défaut naturel.

Alors mettons tous un frein à notre langue. Le silence est tellement beau ! Admirer le travail de Dieu dans un frère, cela au sein d'un silence, c'est une prière, cela le porte et l'aide. Lorsque nous entendons un frère qui nous dit des paroles et qu'il commence à glisser vers la médisance, n'ayons pas peur de le rappeler à l'ordre et de lui dire : « Attention à ce que tu dis ! Tu blesses quelqu'un, ton frère d'abord, tu me blesses aussi, et aussi surtout tu blesses Dieu ».

 

N'ayons pas peur, mes frères de nous rendre mutuellement ce service. Nous devons non seulement respecter l'enfant de Dieu qu'est notre frère, mais nous devons aussi aider ce frère, l'aider à grandir, l'aider à s'épanouir. Pour cela, une des manières les plus efficaces, c'est de présenter à notre frère,l'image du bonheur qu'on trouve dans une vie totalement donnée à Dieu. Avoir un visage avenant, un visage qui dit sans paroles « Mais ce moine est heureux, cela se voit ». Ce spectacle, cette vision du bonheur que nous portons en nous, qui transparaît sur notre visage, dans notre regard, dans notre maintien, c'est un encouragement inouï pour un autre frère qui voudra lui aussi devenir un enfant de Dieu le plus vite possible pour jouir de ce bonheur.

Par contre,une figure renfrognée, une figure qui sent le malheur à des mètres à la ronde, c'est empoisonnant, cela détruit la confiance et les gens se disent : « C'est donc cela le bonheur que Dieu donne ? » Rappelez-vous cette parole de Nietzsche : « Je commencerai à croire à leur Dieu quand tous ces chrétiens auront l'air un peu plus d'être sauvés ».

 

Mes frères, un fils de Dieu doit rayonner le bonheur et la joie, et c'est notre meilleure façon, la première, la plus naturelle, d'aider les autres frères à naître et à devenir des enfants de Dieu. Aussi faut-il nous aider les uns les autres en nous portant les uns les autres. Car nous ne sommes pas de petits saints, nous avons nos faiblesses petites et grandes, nous avons nos défauts, nous avons nos chutes, nous avons nos moments durs, nous avons nos péchés. Tout cela nous devons les porter.

Nous ne devons jamais écraser un frère lorsque nous le voyons trébucher et puis passer dessus. Non, nous devons à ce moment, avec beaucoup d'amour, lui donner la main pour lui permettre de se relever, et puis le conduire encore pour lui apprendre à marcher. S'il ne sait plus marcher, il faut le porter. II faut nous porter les uns les autres dans notre péché, dans notre effort, dans notre désespérance. C'est cela grandir ensemble. On ne devient pas un enfant de Dieu tout seul, on devient un enfant de Dieu ensemble car c'est le même sang qui circule en nous.

 

Mes frères, nous fêtons aujourd'hui et nous célébrons la fête de Marie, mère de Dieu. On pourrait s'attarder encore là-dessus. C'est inépuisable ! Nous ne croyons pas assez que Marie est notre mère. Si nous y croyions davantage, nous nous sentirions plus confiants  dans notre vocation d'enfant de Dieu et, nous nous sentirions mieux frères les uns des autres. Elle est la mère de tous ceux qui sont destinés à devenir les enfants de Dieu. Elle nous porte en elle

et elle continue de nous donner ce sang qui nous permet de vivre de la vie de Dieu.

N'oublions pas que le sang qui coulait dans les veines du Christ, c'est un sang qu'il avait reçu de Marie. C'était un sang qui était en même temps le sang du Verbe, c'était un sang divinisé. C'est celui-là qui s'infuse en nous surtout au moment de l'Eucharistie. Soyons alors conscients de ce don que Dieu nous fait de lui-même à l'intérieur de sa mère. C'est une image qui nous déroute peut-être un peu.

Mais non, un enfant de Dieu, il est dans un sein, le sein de Marie. Il en sort un jour,lorsqu'il débouche dans le Royaume. Il voit alors Marie comme sa mère autrement. Il est en elle, et il ne la voit pas clairement. Le réalisme de notre enfantement à la vie divine va jusque-là. N'ayons pas peur de vivre aussi ce réalisme.

 

Voilà,mes frères, les souhaits que je formule à votre endroit pour cette année : que vous deveniez les enfants de Dieu cette année-ci un peu plus, et si possible pour l'un ou l'autre d'entre vous de le devenir pleinement. Ce programme, car s'en est un, un programme très beau, sublime, nous le rappellerons de temps en temps au cours de cette année pour nous le remettre sous les yeux.

Ainsi l'année de l'enfant proclamée par les nations unies sera vécue aussi chez nous, mais dans un sens que les nations unies n'ont probablement pas perçu. Mais cela ne fait rien. Lorsqu'on parle de l'année de l'enfant, même si l'on en a pas conscience, on pense toujours, en tout cas l'Esprit qui habite l'humanité y pense, que tous les hommes doivent devenir des enfants de Dieu. Ils doivent être respectés et aimés comme des enfants de Dieu.

 Alors nous, mes frères, essayons de l'être pleinement ! Nous aurons ainsi pleinement réalisés notre vocation d'homme.

 

 

Chapitre : Récollection du mois de janvier.      06.01.79

 


Mes frères,

 

A mon sens, le mois de décembre est le mois le plus riche de toute l'année ; il nous baptise, il nous plonge dans le mystère inouï de l'Incarnation. Ce mystère , c'est un événement historique et cet événement nous le revivons avec intensité dans le courant du mois de décembre. C'est le mystère auquel l'Avent liturgique nous prépare.

Et cet Avent nous rappelle que notre vie entière est, elle aussi, une préparation. Elle est une préparation à une fleur, une fleur qui est le sommet de l'Incarnation en nous cette fois, cette incarnation devenant une divinisation de tout notre être. Nous venons d'entendre le bienheureux Guerric nous en parler.

Il nous dit : Vous étiez autrefois ténèbre, maintenant,vous allez devenir lumière dans le Seigneur. Dieu s'est manifesté à nous comme lumière, comme transsubstantiant, comme étant capable de transformer notre chair d'homme en une chair de Dieu, celle que lui-même a assumée, et ainsi nous a rendu lumineux de sa propre vie. Ce n'est rien que cela, mais c'est tout. Ce ne sont pas des mots, mais une réalité que les yeux purifiés et un coeur pur peuvent déjà observer.

 

Notre vie étant une préparation à cet état sublime, nous devons tenir compte toujours du facteur "temps". Nous ne devons pas anticiper l'heure, nous ne devons pas supprimer le temps. C'est une tentation. Cette vie divine est déposée en nous comme un germe, c'est un germe qui nous est donné à titre de cadeau, mais qui a besoin d'une fructification, donc d'une certaine temporalité pour arriver à maturité. Cette croissance, cet épanouissement ne se font pas sans nous.

C'est une passivité active si je peux employer ces termes. Nous sommes un terrain. Dans ce terrain est déposé un germe, mais le terrain doit accepter le germe, il doit s'ouvrir à lui, il doit consentir, il doit agir avec. Il ne doit pas se produire un phénomène de rejet, comme si quelque chose d'étranger était planté en nous. Nous sommes crées à l'image de Dieu, à la ressemblance de Dieu. II y a en nous une attente de ce germe. Nous devons humblement, soigneusement, intelligemment collaborer à sa croissance.

 

Nous avons un exemple dans la Vierge Marie. Elle était toute écoute de la Parole qui lui était adressée. Cette Parole, elle l'entendait au cours des célébrations liturgiques. Voilà que, au cours de sa vie, l'événement qui se présentait était pour elle brusquement, brutalement, une cristallisation, une réalisation de la Parole. Je l'ai expliqué il y a quelques jours.

Elle a entendu un ordre qui lui est venu par la bouche d'un étranger, de quitter son pays. Elle a de suite vu dans l'événement une Parole qui était devant elle et, sans hésiter, elle s'y est engagée. Et elle a affronté les aléas d'un voyage dans une situation difficile, le risque d'un accouchement dans des circonstances pénibles que nous pouvons à peine imaginer aujourd'hui. Non, cela devait se faire parce que Bethléem était le nid où devait naître le Messie attendu.

 

Vous voyez, mes frères,c'est cela le terrain qui collabore activement à la Parole contemplée. Marie est toujours, non seulement notre modè1e, mais notre mère, car elle nous prend par la main, et elle nous éduque, et elle nous aide à entrer dans ses dispositions. Nous devons faire attention à une tentation. C'est la tentation de supprimer le temps, de sauter au-dessus du temps. Tout péché, quel qu'il soit, est toujours une tentative de neutraliser le facteur temps. Nous voudrions avoir de suite en main le cadeau que Dieu veut nous donner. Dieu veut nous le donner à son heure à lui, mais cela ne nous satisfait pas. II nous le faut tout de suite. C'est cela le péché originel,et c'est cela qui se trouve en dessous de tout péché.

Alors, nous nous créons des satisfactions illusoires qui nous donnent l'impression de posséder déjà ce que au fond de nous notre être demande : cette semence divine arrivée à maturité. Mais après quelques instants, quelques jours, que1ques semaines peut-être, et cela peut arriver après quelques années de vertige, d'auto exaltation, finalement, il ne reste en nous que l'amère goût du vide.

 

Mes frères, c'est toujours cela le péché, ne l'oublions pas et tenons-nous en garde ! Veillons à ne pas écarter le facteur temps. Si l'occasion s'en présente, et elle se présentera certainement sauf accident, j'ai l'intention de parler un peu de cette temporalité, de ce caractère sacré et divin du temps que Dieu nous donne pour qu'il puisse achever son oeuvre en nous et en nos frères.

Nous allons maintenant sortir du temps de Noël, nous sommes arrivés au mois de janvier. Au mois de janvier, si vous le voulez, nous allons apprendre à entrer dans le temps, à entrer dans ce temps qui permet à la vie divine de croître en nous. Pour cela, nous nous exercerons à la patience. Savoir attendre, savoir espérer, savoir pactiser.

Les circonstances atmosphériques vont nous donner un petit coup de pouce dans cette direction-là. Le gel, la neige, un hiver exceptionnellement dur nous isole du monde. Il nous empêche peut-être de faire ce que nous aimerions faire. Nous allons prendre patience comme la nature sous son manteau de glace et de neige prend patience. Nous allons mettre un frein à nos désirs désordonnés.

 

Nous allons regarder nos frères avec un regard de plus grande bienveillance. Cette patience, nous l'exercerons vis-à-vis de nous-mêmes aussi comme vis-à-vis d'eux. Tous ensemble ainsi, nous pourrons nous confier à cet amour qui nous garde, à cet amour qui veille sur nous, à cet amour qui veut illuminer, cet amour qui veut faire de nous des lumières comme vient encore de le dire le bienheureux Guerric. Des lumières qui seront déjà, dans le Royaume de Dieu, des signes qui, on ne le sait jamais, attireront d'autres vers Dieu, vers le Christ.

Nous allons maintenant bénir l'eau encore une fois, et cette eau qui sera devenue spirituelle, nous allons la recevoir. Elle va encore une fois, au terme de cette semaine purifier notre coeur, elle va nettoyer un peu nos yeux qui pourront voir un peu, si peu mais cela ne fait rien, cette lumière qui est Dieu.

Cette eau va nettoyer nos oreilles, elle les rendra plus attentives à cette Parole qui nous sollicite instant par instant, et elle nous rendra un peu plus ce que le Verbe de Dieu a voulu que nous soyons lorsqu'il a assumé notre nature humaine : que nous soyons un peu plus son image et sa ressemblance, un peu plus divinisé, attendant la grande heure, l'heure où nous serons totalement, l'heure que nous ne voulons pas prévenir mais que nous attendons tous avec patience et avec une confiance sans limites.

 

 

 

Chapitre : La Lectio Divina.                       08.01.79

      1. Introduction à la lettre du Père Abbé Général.                               

 

Mes frères,


 

Je vais vous donner lecture de la lettre circulaire du Père Abbé Général. Nous allons la parcourir ensemble. Elle comporte 6 paragraphes. Elle est très bien structurée. C'est une lettre qui est intéressante et qui pose des questions.

 

Chers frères et soeurs,

 

Une fois encore Noël est revenu et je veux vous envoyer mes meilleurs voeux à cette occasion. Je souhaite que vous passiez ce temps dans la joie, et que vous receviez dans sa plénitude la fraîcheur de vie dans le Christ, qui est la grâce spéciale de cette fête.

 

Donc, il parle lui aussi de cette fraîcheur de vie dans le Christ, donc de cette jeunesse dans le Christ qui est la grâce spéciale de Noël. C'est une grâce de reviviscence, revivicatio. Cette grâce est toujours en nous, mais au moment de Noël nous en prenons mieux conscience et nous essayons de lui donner un nouvel élan, pour qu'elle puisse alors nous porter chaque jour de l'année qui commence et qui se prolonge. Cette naissance du Christ en nous est continue, nous le savons n'est-ce pas. Et c'est le Christ en nous qui nous donne cette jeunesse et cette fraîcheur de vie.

 

Après avoir réfléchi au sujet possible d'une lettre circulaire, je me suis décidé à vous écrire sur la Lectio Divina.

 

Ici et dans la suite de la lettre, le Père Abbé Général utilise le terme latin Lectio  Divina ou Lectio tout court, parce qu'il n'existe pas de correspondant dans nos langues modernes. Ce n'est pas la lecture spirituelle, il va attirer l'attention là dessus. Donc pour qu'il ne se crée pas de confusion, il utilise toujours le terme latin de Lectio. Je suppose que chacun comprend ce que ça veut dire Lectio. Ce n'est pas lecture, il va l'expliquer par après.

 

Dans la quatrième Conférence au Chapitre Général des Abbesses cette année, j'ai signalé que la Lectio était probablement le point faible de l'Ordre en ce moment.

 

Lorsque le Père Abbé Général dit ceci, nous devons le prendre au sérieux car un Abbé Général se trouve dans une situation unique pour avoir sur l'Ordre une vue d’ensemble, et pour porter un jugement, un diagnostic sûr  au sujet d'une question. N'oublions pas que le Père Abbé Général est toujours en voyage d'un monastère à l'autre et qu'il a beaucoup de contacts.

En outre, tous les rapports des visites régulières arrivent chez lui et en plus, il reçoit un abondant courrier de moines et de moniales qui lui posent des questions, qui exposent des problèmes personnels ou communautaires. Donc, nous pouvons lui faire confiance lorsqu'il dit que aujourd'hui probablement le point faible de l'Ordre c'est la Lectio Divina. Et tout de suite nous devons nous sentir interpellés et nous poser la question : mais alors ici à Saint Remy qu'en est-il ?

Voyons derrière la lettre de l'Abbé Général une voix, une parole qui vient de plus loin, qui vient de Dieu, et qui nous demande de nous interroger en toute loyauté et honnêteté, et que nous n'ayons pas peur de nous remettre en question. Donc écouter sa lettre avec attention, faire une révision de vie au plan personnel et au plan communautaire. Je pense que c'est ainsi que nous devons recevoir cette lettre qui vient de l'homme le plus indiqué pour nous adresser un avertissement et des conseils.

 

Comme je l'expliquais ensuite, à ce Chapitre des Abbesses, mon intention n'était pas de dire que moines et moniales ne font pas de lecture spirituelle, encore que même en ce domaine il y ait place pour du progrès, mais que la Lectio dans sa spécificité à l'intérieur de la vie monastique n'est pas bien comprise de nos jours.

 

Donc il établit d'emblée une distinction entre Lectio Divina et Lecture Spirituelle. Vous venez de l'entendre. Mais comme il le dit, de nos jours on ne comprend plus bien ce que c'est, en quoi consiste la Lectio Divina, et à quoi elle sert dans une vie monastique. Donc sa spécificité à l'intérieur d'une vie monastique.

 

Si cela est vrai, ce serait un motif suffisant pour consacrer à ce sujet une lettre circulaire. Mais il y a plusieurs autres raisons pour choisir ce thème. Dans la plupart de nos maisons il y a maintenant un bien meilleur équilibre entre ces trois piliers de la vie  monastique : l'Opus Dei, la Lectio Divina et le travail manuel.

 

Donc, on peut se représenter la vie monastique comme un trépied. La vie monastique repose sur trois pieds. Si l'un de ces pieds vient à faiblir, devient plus faible, le trépied penche d'un côté. Un gauchissement, une déviation s'installe et la flèche qui doit se diriger vers le haut se dirige sur le côté et rate son but. C'est pour cela que nous devons bien prendre garde et voir s'il n'y a pas dans notre vie un point faible, un point faible qui risque de nous faire passer à côté de la cible.

 

En particulier, on rencontre parfois une attitude soupçonneuse à l'égard de la Lectio, comme si ceux qui y demeurent fidèle étaient un peu des paresseux soucieux de ménager leurs forces. En disant cela, je ne veux pas donner la main à ceux qui négligent leur part de travail. Non, certainement pas. Mais je plaide effectivement pour le judicieux équilibre entre travail et lectio et je critique le genre d'attitude que j'ai rencontré dans une maison, où l'on m'a dit que  le travail était l'élément le plus important de notre vie et que son exécution dans la paix et le calme rendait la Lectio plus ou moins superflue. L'idéal bien sûr, est ce que j'ai trouvé dans quelques maisons, où les plus fidèles à la Lectio étaient en même tempe les plus ardents et les plus consciencieux au travail.

 

Donc, voyez ce qu'il dit : une attitude parfois soupçonneuse à l'égard de la Lectio, comme si ceux qui y demeurent fidèles étaient un peu des paresseux. Eh bien, mes frères, je dois vous dire que j'ai déjà rencontré cette attitude ici, chez l'un ou l'autre. Pas au plan de la communauté mais chez l'un ou l'autre, à des réflexions que j'entendais, certains soupçons à l'égard de la Lectio, c'est à dire à l'égard de ceux qui s'y livrent.

Et quand je réfléchis à l'origine de cette attitude, je pense qu'on peut la situer à deux sources. La première, et je dis cela tout simplement, c'est d'abord me semble-t-il une séquelle du problème des frères convers. N'oublions pas que chez les convers il n'y avait pas cet équilibre Office, Lectio, Travail, vu qu'ils n'avaient pas l'Opus Dei. La Lectio en pratique n'existait pas. C'était plutôt de la Lecture Spirituelle.

Il y avait surtout une part énorme de travail. Et maintenant voici que ces frères qui ont été formés pendant des années et des années à cet esprit qui était le leur, doivent opérer aujourd'hui une reconversion dans le sens d'un équilibre d'un Office, que la plupart n'ont pas encore, et entrer dans ce qui est spécifiquement la Lectio Divina. C'est quelques chose qu'il ne faut tout de même pas exagérer, i1 ne faut pas demander l'impossible.

 

Mais alors d'autre part tout est changé. Maintenant tout le monde reçoit la même formation, i1 n'y a plus de distinction. Mais alors cela pose un problème : c'est que le travail ne peut plus être règ1é maintenant au son de la cloche. Pour ceux qu'on appelaient autrefois les choristes, ça se faisait ainsi en bonne partie. Il y avait un temps pour la Lectio, un temps pour le Travail, et puis il y avait les Offices.

Maintenant ce n'est plus possible. On sonne encore la fin du travail et naturellement on sonne l'Office. C'est très bien et il faut continuer à le faire. Mais il y en a. déjà, même parmi les jeunes qui ont reçu une tout autre formation, et qui après l'Office de nuit sont déjà au travail, ou qui sont au travail après le déjeuner. Avant l'Office de Tierce, ils ont déjà accompli une bonne part de besogne.

Mais alors, le temps de la Lectio à. laquelle ils sont formés, ils le prennent où ? Mais pendant que d'autres travaillent. Vous voyez ! Alors gardons-nous de porter un jugement : « Mais il ne fait rien celui-là ! » « Ceux-là ne font rien ! » Mais ils font, ils ont fait, vous voyez ce que je veux dire. Soyons ouverts, soyons compréhensifs, et attention aux jugements  précipités.

 

La Lectio est un bien tellement précieux que nous devons le sauvegarder à tout prix. Et si c'était possible, mais cela c'est du rêve, que chacun puisse être initié à cette Lectio Divina, même ceux qui ne l'ont jamais été. Ce serait quelque chose d'extraordinaire. Mais je vous dis alors, on entre dans le domaine du rêve tout pur.  

 

Il y a encore une autre raison pour laquelle je veux parler de la Lectio. Actuellement, il y a un nombre significatif de moines et de moniales qui s' intéressent aux techniques Orientales telles que Yoga, Zen, méditation transcendantale.

 

On a parlé de cette méditation transcendantale à la Conférence Régionale. Le Frère Jacques qui a une mémoire meilleure que la mienne, vu qu'il est plus jeune, doit s'en souvenir. Mais c'était dans un monastère, un protagoniste de cette méditation transcendantale qui voulait organiser des séances pour retraitants. Pour les retraitants donc, pas pour les moines. On a mis en garde la Conférence Régionale contre ce genre de chose, parce que cela  provoquait des troubles à l'intérieur même de la communauté. Car il faut à ces gens là toutes sortes de choses qui sont tout à fait en dehors de notre genre de vie, pour se livrer à cette fameuse méditation transcendantale, à laquelle d'ailleurs personne ne comprenait rien.

 

Attention, utilisées correctement, ces méthodes peuvent aider à atteindre dans une certaine mesure, au calme et à la concentration.

 

Cela va de soi, mais nous sommes toujours au plan purement naturel : un équilibre, une certaine maîtrise de soi, un certain détachement naturel.

 

Mais je ne puis me défendre de l'impression que si la Lectio était mieux comprise et pratiquée dans l'Ordre, nous découvririons que nous n'avons pas besoin de ces techniques. En d'autres termes, la Lectio Divina bien comprise est une technique monastique qui nous aide, entre autre chose à atteindre le même résultat que ces méthodes Orientales.

 


La Lectio Divina nous fait atteindre le même résultat parce qu'elle nous fait entrer dans l'univers de Dieu. Voyez, c’est capter la Parole de Dieu, la recevoir en soi. Elle devient chair de notre chair, elle nous assimile à elle, elle crée en nous un équilibre d'ordre surnaturel. Pourquoi ? Parce que c'est l'Esprit de Dieu qui s'installe dans tout notre être, c'est le Christ qui naît en nous, qui grandit en nous, c'est sa propre Parole qui nous transforme. Il nous introduit dans la paix, mais alors à partir d'une source surnaturelle. Et par redondance et par surcroît, il nous donne un équilibre, une concentration, un calme intérieur qu’avec peines et à grands efforts pourra procurer au plan naturel la technique Orientale.

Quand on parle de ces techniques Orientales, ne pensons pas à l' Eglise d'Orient. Ce sont des techniques Bouddhiques venant d'Extrême-Orient, du Japon, des Indes et du Tibet. Il n'y a absolument rien de chrétien en elles, c'est uniquement technique. On trouvera cela dans certains Instituts, je ne dirais pas psychiatriques, mais pour remettre en équilibre des personnes qui ont fait des dépressions nerveuses et tout cela. Mais heureusement, heureusement, applaudissons-nous, ça n'existe pas ici à Rochefort.

 

 

Chapitre : La Lectio Divina.                       09.01.79

2. Première difficulté : la société de consommation.

 

Mes frères,

 

Le Père Général poursuit dans un second chapitre :

 

Comme je le faisais remarquer aux Mères Abbesses, plusieurs facteurs font que les gens de notre époque, au moins en Occident, ont des difficultés à apprécier la nature de la Lectio. Regardons ces facteurs d'un peu plus près.

Donc c'est un problème de notre époque, et c'est un problème typiquement Occidental. Cela veut dire que dans des pays qui ne sont pas encore contaminés par 1a civilisation Occidentale, le prob1èmc ne semble plus se poser. Il fait sans doute allusion à des monastères situés en Afrique par exemple. Et c'est un problème de notre époque.

Donc auparavant, la Lectio, sans  être plus facile, car c'est toujours un travail ardu comme l'Oraison ou l'Opus Dei, c'est un labor, ça demande une fatigue, mais malgré tout auparavant on savait ce qu'était la Lectio, tandis que maintenant on le perd de vue. Disons que  auparavant on avait donc plus facile d'une certaine façon de se livrer à la Lectio.

Aujourd'hui ce sera beaucoup plus ardu, mais cela peut être aussi plus exaltant pour nous. Car nous devons aller à contre courrant d'une mentalité qui est générale et ça entre alors dans notre travail de conversion personnelle. Nous comprendrons mieux lorsque nous aurons suivi avec le Père Abbé Général les obstacles qu'il rencontre, les obstacles qui sont dressés sur notre route lorsque nous devons noua livrer à la Lectio.

 

En premier lieu, il y a le désir de résultats immédiats. Bon gré mal gré, nous vivons dans ce qu'on appelle la société de consommation où tout est organisé pour mettre de moins en moins de temps à produire de plus en plus de biens. Le système de production en masse est pratiqué avec une logique implacable et affecte tous les aspects de la vie, en sorte que la plupart des gens en viennent, même inconsciemment, à prendre une mentalité utilitaire. Enfant de notre époque, nous en sommes affectés également et nous trouvons dur de nous mettre à un exercice qui ne recherche pas de résultats immédiats.

 

Je pense que l'on peut s'arrêter ici, peut être pour aujourd'hui. Est-ce que vous comprenez bien ce que c'est cette société de consommation ? On en parle, et c'est ceci : auparavant, dans une économie normale, on produl1 en fonction de la demande, on produit suivant les besoins de la consommation. Aujourd'hui, c'est exactement l'inverse, on consomme afin de produire davantage. Le but poursuivit est de produire de plus en plus. Donc pour cela, il faut conditionner les gens pour que eux consomment de plus en plus.

Depuis trois ans environ, toute l'Europe et même les Etats-Unis, donc tout l'Occident, sont en crise économique. Eh bien, le problème qui revient toujours est celui-ci : que faire pour relancer la production ? C'est un véritable conditionnement du client. L'homme est devenu une machine à consommer mais afin de permettre aux outils de produire plus. Et tout ça - ici je vais peut être faire le jeu des marxistes, mais je ne pense pas car lorsque Soljenitsyne s'est adressé aux universitaires de Harvard, il a porté le même diagnostic - tout ça donc profite à quelques hommes seulement, une oligarchie qui recueille des bénéfices phénoménaux.

Voila, il faut qu'il y ait donc à l'extrémité de la chaîne des esclaves. Auparavant les esclaves travaillaient. Le cas classique est connu, vous avez eu l'Egypte. Les Hébreux devaient confectionner des briques, et toujours plus de briques pour construire les entrepôts Egyptiens. Aujourd'hui l'esclave a changé de forme, l'esclave c'est le consommateur. Et on va s'arranger pour que cet homme consomme de plus en plus, qu'il se dégrade même. Pourquoi faire ? Mais pour faire fonctionner des usines, faire fonctionner toutes sortes de choses qui vont faire rentrer de plantureux bénéfices dans les poches de quelques personnes, de quelques organismes, de quelques sociétés.

Et tous les moyens sont bons. Je dis cela parce que nous en sommes infectés, même dans les monastères, et nous devons bien prendre garde de ne pas nous laisser conduire par le bout du nez. Tous les moyens sont bons. Il existe maintenant des écoles, on organise des séminaires, on organise des réunions et des cessions pour apprendre à conditionner le consommateur et l'obliger à acheter même les choses dont il n'a pas besoin.

Et je vous assure que même dans les monastères on est parfois obligé d’acheter des choses dont on n'a pas besoin. Pourquoi ? Je n'en sais rien. Oh, mais ça servira toujours une fois, et puis on en aura besoin un jour peut être. Ou alors on se crée des besoins artificiels. En réalité on n'en n'a pas besoin, mais on devient esclave. C'est une sorte de conditionnement à la façon d'une drogue. Et tout est bon !

Il y a donc des techniques de publicité qui sont extraordinairement bien montées. On fait appel à tout : aux couleurs, aux sons, aux images, à tout. Et le grand moyen c'est l'érotisme. Si on veut vendre une voiture, par exemple, il y aura à côté de la voiture une belle jeune fille. On achètera la voiture parce qu'on voit la fille qui est là. Voyez, tout est bon ! Je dis cela pour la voiture, mais c'est pour tout ainsi.

 

C'est donc une forme d'esclavage techniquement organisée. C'est un gavage comme on gave les oies, comme on gave des poules en batterie pour les faire pondre. Mais ici on pond son argent en achetant, en consommant, et alors les usines fonctionnent. Et on dit : « Si on ne consomme plus, les usines ne fonctionneront plus, il y aura des chômeurs, on sera mal à l'aise. » Oui, alors vous voyez, c'est le cercle vicieux et on n'en sort plus. Il n'y a plus qu'une seule façon d'en sortir, diront les révolutionnaires, il faut casser tout. C'est la révolution !

Vous avez alors des jeunes aujourd'hui qui entrent en révolte contre le système. Ils vont vivre dans une sorte de mystique naturaliste, écologiste ; et tout cela pour aller contre. Ils disent : Voila, on va vivre avec un minimum, on n'a besoin de rien, on ne veut plus rien, rien, rien. On vit de l'artisanat comme on vivait il y a mille ans. Ils en sont dégoûtés.

Eh bien, c'est cela la société de consommation. Et cette société de consommation, nous sommes dedans. Et elle nous étouffe et elle nous étrangle, et elle nous asphyxie. Donc prenons bien garde de ne pas nous laisser intoxiquer !

 


Mais je vais encore vous citer quelques exemples : des enregistreurs, on va vous vendre pendant un certain temps des enregistreurs qui tournent à telle vitesse. Du jour au lendemain, cette vitesse n'existe plus et toutes les bandes que vous avez enregistrées, vous ne savez plus les utiliser. Que faire ? Acheter des nouvelles et recommencer. En électricité, on va vous donner tel boîtier avec tel type de contacteur ou de relais. Du jour au lendemain on change le modèle. Si vous n'avez pas pris la précaution d'avoir un stock de pièces de rechange, vous pouvez changer votre installation.

C'est ça le système d'aujourd'hui, vous êtes à la merci de quelques producteurs. Même 1es Etats en ont peur. Les chefs de gouvernements en ont peur parce qu'il suffit d'un rien pour mettre tout un pays en crise. C'est cela la société de consommation, une société où on est réduit en esclavage. Et je pense que nous devons prendre garde, car on se laisse manipuler, on se dégrade et on vit sur des instincts primaires, les plus primaires qui existent, l'instinct de possession.

On peut dire qu'ici à Saint Remy, je pense qu'on peut le dire et en être fier, on ne s'est pas asservi à ce système là, on ne s'y est pas engagé. On a dit dès le début, et ce fut une décision prise par toute la communauté, il y aura une brasserie mais on va limiter la production. On est vraiment à contre courant de tout ce que le monde fait. Mais alors essayons aussi d'être à contre courant dans le domaine intellectuel et spirituel.

 

Et alors nous serons beaucoup mieux dans notre peau pour entrer dans ce qu'est la Lectio Divina, qui elle ne vise pas le rendement, ni l'utilitaire, ni cette logique implacable qui vous fait écraser, qui vous fait réduire les gens à des numéros et des objets. Et nous comprendrons alors cette parole du Christ qui dira : Oh vous savez, les fils du siècle, les enfants du siècle, dans leurs affaires ils sont beaucoup plus malins que les fils de la Lumière dans les leurs.

Essayons de faire mentir cet adage du Christ, si je puis le mettre ainsi au pied du mur, et dire non, pour une fois les enfants de Lumière qui vivent dans les monastères, du moins à Rochefort, seront plus malins dans leurs affaires spirituelles que les fils du siècle dans leurs affaires financières.

C'est cela, cette première chose, que dit le Père Abbé Général. Il ne le dit pas avec autant de brutalité que moi, ça ne convient pas du tout dans sa bouche, dans la mienne peut être, mais pas dans la sienne. Donc maintenant vous comprendrez mieux ce qu'il veut dire quand il écrit :

 

La première difficulté pour la Lectio Divina c'est le désir de résultats immédiats. Bon gré, mal gré, nous vivons dans la société de consommation où tout est organisé pour mettre de moins en moins de temps pour produire de plus en plus de biens. Le système de production en masse est pratiqué avec une logique implacable, et elle infecte tous les aspects de la vie, de sorte que la plupart des gens en viennent, même inconsciemment, à prendre une mentalité utilitaire. Enfants de notre époque, nous en sommes affectés également et nous trouvons dur de nous mettre a un exercice qui ne recherche pas de résultats immédiats.

 

Donc mes frères, voici le premier obstacle. Je pense qu'il valait la peine de s'y arrêter quelques minutes, car il est à mon sens le plus dangereux pour nous. Vous le comprendrez mieux lorsque nous serons avancés un peu plus dans la lecture de cette lettre.

 

Chapitre : La Lectio Divina.                       10.01.79

      3. Deuxième difficulté : Abondance des lectures.

         Troisième difficulté : Faire des cerveaux.

 

Mes frères,

 

Le Père Abbé Général nous a prévenus de ce que les moines et les moniales qui désirent sérieusement se livrer à la Lectio Divina vont rencontrer sur leur route des obstacles qui sont liés au contexte actuel de notre civilisation Occidentale. Le tout premier est lié à ce qu'il est convenu d'appeler la société de consommation. Donc produire toujours plus de biens dans un laps de temps toujours plus réduit et produire une gamme toujours plus diversifiée.

 Ensuite conditionner le public afin qu'il achète, qu'il consomme de plus en plus et que la production augmente encore. Et on est pris dans un vertige, un vertige de rapidité, de précipitation et on gagne une mentalité matérialiste. Ce qui importe au premier chef, c'est de produire, et de consommer naturellement, et de jouir.

 

Le second obstacle est lié immédiatement au premier. Il est beaucoup plus proche de la Lectio proprement dite, vous allez voir :

 

En second lieu, il y a en comparaison des âges précédents, l'abondance des choses à lire. Quand les livres étaient rares et devaient être copiés à la main, ils étaient hautement appréciés et on les lisait lentement, et de bout en bout. Il y a même simplement cent ans, les livres étaient comparativement rares. Mais actuellement il y a une telle prolifération de livres et de revues qu'on est incliné à passer rapidement de l'un à l'autre, sans parler de la pression subtile exercée par le désir d'être au fait de la dernière publication. En conséquence, la façon de lire a changé considérablement.

 

Vous voyez, la société de consommation s'étend aux choses à lire. A l'époque de Saint Bernard, la bibliothèque de Clairvaux ne dépassait pas un millier de livres. Il y avait des centaines de moines dans ce monastère. Aujourd'hui, c'est l'abondance ! Que se passe-t-il ?

Il se passe, comme le Père Abbé Général l'indique, une sorte de frénésie. Le souci qui domine, ce n'est pas celui de la formation personnelle, de l'approfondissement, mais plutôt celui de l'information. Etre au courant de la dernière publication, du dernier état de la question, savoir quelles sont les opinions qui circulent aujourd'hui, être au courant, pouvoir les comparer, les analyser. Ne pas se laisser dépasser par ce qui se dit, par ce qui se pense, par ce qui se publie. Donc il faut lire, et lire de plus en plus rapidement, et de plus en plus de livres et de revues. Qu’arrive-t-il alors ?

Il arrive que ce souci de l'information devienne une sorte de gourmandise  intellectuelle. On est happé par la curiosité. Leur intention ce n'est pas de devenir, ce n'est pas d'un plus être, mais de savoir d'avantage. Et comme vous le savez, la curiosité, comme l'a si bien analysé Saint Bernard, c'est le premier degré de l'orgueil. Et une fois qu'on a mis le pied sur le premier échelon, mais autant le mettre sur le second et aller jusqu'au bout. Alors en plus de cela, comme on est obligé par cette soif de connaître, et par l'abondance des sources qui sont à notre disposition, on va glisser sur ce qu'on lit. Notre lecture, notre approche sera forcément superficielle.

 

Il existe même aujourd'hui des méthodes de lecture rapide. On apprend cela : comment faire pour lire un ouvrage, savoir tout ce qui s'y trouve. On le lit non pas en diagonale, on parcourt. Ce sont des méthodes qui sont mises au point aujourd'hui, sinon on ne dispose plus de temps suffisamment nécessaire que pour pouvoir lire. Vous comprenez bien qu’on n'assimile pas, on entasse quelques connaissances superficielles, l'une chasse l'autre, et on reste pratiquement au plan spirituel au niveau où on est. On stagne.

Saint Thomas avait une sentence. Il disait timeo hominem unius libri. Moi, disait-il, je crains fort l'homme d'un seul livre. Un homme qui n'a lu qu'un seul livre et qui le possède à fond est un adversaire redoutable parce qu'il connaît son affaire. Mais on peut le comprendre autrement aussi. Un homme d'un seul livre, cela pourrait bien être un esprit borné - il n'a jamais lu qu'un seul livre - étroit, mesquin. Il se cramponne à une chose. Nous devons éviter les deux. Nous devons éviter d'être des hommes mesquins qui ne s'accrochent qu'à un livre. Mais nous devons aussi avoir cette santé intellectuelle et spirituelle qui nous fait choisir dans l'abondance qui est à notre disposition, et qui alors nous rend fort.

Car lorsque Saint Thomas parle de l'homme d'un seul livre, il avait surtout en vue le livre avec un grand L, le Livre des Ecritures qui est à la base de toute Lectio Divina. La Lectio Divina n'est que cela. Mais alors, celui qui possède celui-là à fond est un homme invincible car il est habité par la Parole de Dieu, qui parle sans cesse, qui vit sans cesse en lui.

 

Aujourd'hui on pourrait se demander ? Imaginons Saint Bernard apparaissant dans un monastère Cisterciens d'aujourd'hui. Et à la place de ses 1000 codices écrits à la main, il trouve dans une bibliothèque des dizaines de milliers de livres. Quelle serait sa réaction avec son génie, avec sa sainteté, avec son humilité, avec son sens de Dieu ? Il serait heureux, n'est-ce pas, il aurait à sa disposition des sources, mais il saurait choisir et sa Lectio Divina n'en souffrirait pas. Il disposerait d'instruments qui pour lui, étaient inimaginable à son époque.

Et voila, ces instruments seraient à sa disposition et il saurait les utiliser. Et il serait peut être un Docteur de l'Eglise et un Saint bien plus grand encore qu'aujourd'hui, si on peut parler de grandeur dans la sainteté. Je veux dire ceci : si Saint Bernard et les autres de son époque, disposant de si peu, mais de si peu, sont arrivés à des hauteurs de sainteté pareilles, qu'est-ce que nous autres nous ne devrions pas, ayant de tels instruments ?

 

Mais voila, il ne faut pas se laisser prendre par cette mentalité, par cette maladie de la société de consommation. Ce n'est pas l'abondance des biens qui doit nous faire tourner la tête. Il faut parmi ces biens savoir choisir, et ça fait partie de l'ascèse de l'austérité monastique. C'est une autodiscipline à acquérir. Et je pense, je le disais au début, c'est plus difficile mais c'est aussi plus exaltant parce que il faut vraiment aller contre un courant général, et alors on affirme vraiment sa personnalité.

On est vraiment quelqu'un quand on n'est pas comme les moutons de Panurge, qui se suivent tous, tous, tous, tous, vers les comptoirs et vers les guichets pour acheter, pour consommer, fut-ce des livres et des revues. Donc attention, je reprends ce que disait le Père Général :

Abondance de choses à lire. Quand les livres étaient rares et devaient être copiés à la main, ils étaient hautement appréciés. On les lisait lentement de bout en bout. Heureux le moine qui va au bout d'un livre qu'il a emprunté à la bibliothèque ! Il y a même simplement cent ans les livres étaient comparativement rares. Mais actuellement il y a une telle prolifération de livres et de revues qu'on est incliné à passer rapidement de l'un à l'autre. Sans parler de la pression subtile exercée par le désir d'être au fait de la dernière publication. En conséquence la façon de lire a changé considérablement.

 

Donc voila mes frères encore une difficulté. Prenons-en bien conscience car quand on a vu le danger on peut beaucoup plus facilement l'écarter, ou bien se tenir à distance. De toute façon, il tombera aujourd'hui moins facilement sur nous.

 

Voici maintenant une autre difficulté. Celle-ci est liée plutôt à la mentalité utilitariste qui est celle de la société de consommation.

 

Puis, il y a encore l'insistance moderne sur les activités intellectuelles au détriment du côté intuitif et affectif. L’homme est un tout. Mais l'éducation moderne a mis l'accent sur l'intellect. Et peu ou prou de systèmes d'éducation ont porté leur attention sur le sentiment et l'émotion. Il en est résulté une tendance à avoir une vision mal équilibrée de l'homme et de la vie, et à considérer l'aspect affectif comme inférieur et même dangereux. C'est ce qui fait que la Lectio engageant le coeur aussi bien que l'intelligence semble plus difficile et peut être moins désirable au moine et à la moniale de notre époque. Quelques-uns vont même la ridiculiser comme sentimentalisme pieux, bon seulement pour les faibles, tandis que l'étude solide est l'aliment des forts.

 

Donc aujourd'hui, insistance moderne sur les activités intellectuelles. Le but, que visent aujourd'hui les études dans les écoles, déjà au tout premier stade, et jusqu'au plus haut niveau, ce n'est pas tant de former des hommes que de former des cerveaux. Il n'y a pas tellement encore, on parlait de la fuite des cerveaux d'Europe vers les Etats-Unis. Donc les plus grands savants Européens partaient pour les USA, parce que là ils disposaient de moyens techniques et financiers beaucoup plus élevés qu'ici en Europe. Ils pouvaient y déployer toutes leurs connaissances, les génies de leur cerveau.

L'expression était typique : fuite des cerveaux. Quand on analyse un peu ces expressions, on comprend que le sommet de l' éducation aujourd'hui, c'est de faire d'un homme un cerveau. Mais ça, c'est terrible parce que alors, cette hypertrophie de l'intellect  crée des monstres. Il y a tout le côté affectif, il y a tout le côté intuitif de l'homme qui aujourd'hui est laissé de côté. Ils ne se développent pas, ils s'atrophient. Vous aurez alors des êtres sans cœur.

Il faut dire alors que les régimes totalitaires, les régimes les plus durs aujourd'hui, mais les mieux organisés, sont les systèmes collectivistes type fourmilière, donc où l'homme est une fourmi dans un ensemble et il doit travailler jusqu'au moment où il meurt. C'est ce qui était installé au Cambodge. Mais il vient d'y avoir une révolution et ce régime vient d'être balayé après deux ans. Mais ça a été terrible. Sur les six millions d'habitants du Cambodge, en deux ou trois ans deux millions sont morts, avec ce système là !

Il était organisé par des universitaires Sorbonnards, qui ont fait des études en Sorbonne, des types d'une intelligence supérieure pour organiser cela. Vous voyez, des cerveaux purs, ce ne sont plus des hommes. Maintenant ils prennent la fuite, et ils iront peut être recommencer ailleurs ? C'est cela le danger, et c'est la mort de l'homme. Disons que c'est la mort de l'humanisme.

 

Un moine, c'est un homme complet, c'est un homme achevé. Il ne privilégiera pas le côté affectif, le côté intuitif, le côté sentimental, le côté émotionnel. Non. Il cultive aussi son intellect car la foi est raisonnée, la foi est approfondie par l'intellect. La foi est greffée sur le coeur et c'est l'âme qui rencontre Dieu par l'intermédiaire de la foi. Le moine en soi, ce doit d’être l'homme le mieux équilibré.

Mais le danger, c'est qu'aujourd'hui, du fait de notre éducation nous sommes déforcés, parce que on nous a trop faits travailler du côté intellectuel et pas du côté affectif et du côté intuitif. On parle des humanités, Humanités Anciennes, Humanités Modernes, c'est très bien. Je pense que les anciens ici, encore jusqu'à mon niveau certainement, c'était encore plus ou moins en équilibre. Mais maintenant, l'équilibre est franchement rompu surtout depuis la guerre, franchement rompu dans le sens de l'intellectualisme.

Dans ces conditions-là, on ne sait pas s'approcher de la Lectio. L'intellectuel, c'est le type d'homme de ce genre : c'est celui qui s’avance avec son cerveau, mais il ne s'engage  pas. C'est des intellectuels, donc des cerveaux. Mais attention, je parle intellectuel dans le sens péjoratif du terme, et ce n'est pas dans ce sens là qu'en parle le Père Abbé Général.

 

Donc des cerveaux, les cerveaux ne s'engagent pas. Il y a une discordance entre ce qu'ils savent et leur façon de vivre. Il y n une rupture, une sorte de schizophrénie entre eux. Les pharisiens, qui étaient aussi un peu des hyper intellectuels, disaient mais ne faisaient pas. Ils liaient des fardeaux énormes sur le dos des gens, mais eux ne voulaient pas les toucher du doigt. Ils travaillaient uniquement avec leur cerveau, leur coeur n'y était pas.  Ils honoraient Dieu du bout des lèvres mais leur coeur était très loin. C'est ça le danger !

Tandis que l'intuitif, l'affectif, c'est autre chose. Il va cultiver des valeurs de gratuité et ne sera pas utilitariste ; pour lui ce sera l'art, ce sera la poésie, ce sera la beauté. Ce seront donc des valeurs éminemment comtemp1atives. Il aura donc une sorte de sympathie avec le monde de Dieu, qui est un monde de beauté, qui est un monde d'harmonie, qui est un monde de musique, qui est un monde d'art et de poésie. Tout cela étant auréolé, comme je l'ai expliqué il y a quelques mois, du vrai, de la splendeur de la vérité.

 

Mais pour en arriver là, il faut cultiver cela en soi. Et le risque pour le moine de la génération nouvelle, c'est que n'étant pas suffisamment cultivé dès le départ, dès le jeune âge, au moment où alors il entre dans la vie monastique, il y a une atrophie de certaines facultés au profit d'autres, il Y a un déséquilibre, et il entre plus difficilement dans la Lectio Divina.

On trouvera alors des réflexions du genre que signale ici le Père Abbé Général : on la ridiculisera, on dira que c’est du sentimentalisme pieux, bon seulement pour les faibles, pour les tempéraments plus ou moins féminins, tandis que l’étude solide est l’élément des forts.  

Voilà où on peut on arriver, où on peut glisser ! Et à la suite, donc un tendance à avoir une vision mal équilibrée de l'homme et de la vie, et à considérer l' aspect affectif comme inférieur et même dangereux.

 

Donc, mes frères, nous voici prévenus. Je pense que nous pouvons faire un petit examen de conscience chacun pour notre part. Notre façon de lire :

Est-ce que nous essayons de dévorer le plus de livres et de revues possibles en quatrième vitesse parce qu'il en arrive sans arrêt des nouvelles, toujours des nouveautés, de la nouveauté toujours ?

Et alors, est-ce que nous sommes en train de devenir des cerveaux froids ou bien est-ce que nous préférons aussi avoir chaud au cœur ? Est-ce que nous savons aimer ? Est-ce que nous savons nous oublier ?

 

Voilà toutes dispositions qui sont en danger aujourd'hui à cause toujours de ce contexte de civilisation moderne qui est cette société de consommation hautement technicisée, utilitariste, à laquelle nous sommes livré,  et dont nous pouvons devenir l' esclave si nous n'avons pas une personnalité suffisamment forte. Voila, pensons un peu à tout cela !

Nous allons continuer à voir d'autres obstacles encore, que présente le Père Abbé Général. Vous voyez qu'il y en a pas mal à renverser si nous voulons faire une Lectio Divina sérieuse. Mais cela ne fait rien, nous avons du courage et je suis certain que nous sommes capables de les abattre les uns après les autres.

 

Chapitre : La Lectio Divina.                       11.01.79

      4. Le travail manuel antidote de l’hyper intellect.

         Quatrième difficulté : le système d’examens.

 

Mes frères,

 

Donc, le Père Abbé Général disait qu'un obstacle à côté de la société de consommation était la prolifération des livres et des revues, si bien qu'on a sans cesse la tentation de papillonner d'un livre à l'autre, d'une revue à l'autre pour être au courant des dernières nouveautés. Alors là, danger de superficialité, défaut d'approfondissement, exactement le contraire de la Lectio Divina.

Un autre danger, plus sérieux peut être, est l’hypertrophie cérébrale d'aujourd'hui. On travaille a faire des cerveaux, à cultiver l'intellect au détriment des valeurs affectives et émotionnelles qui sont essentielles dans une vie contemplative.

 

Et ici je voudrais encore ajouter quelque chose qui m'avait échappé hier. Il y a tout de même un remède dans notre vie contre cet hyper intellectualisme. Naturellement il faut toujours travailler avec sa tête, nous ne sommes pas des étourneaux. Non, nous devons toujours réfléchir. Nous savons bien ce que nous faisons, notre intelligence doit travailler, c'est essentiel.  

Mais n'oublions pas qu'un grand Sage a dit : Le coeur a des raisons que la raison ne connaît pas. Il faut donc à l'intérieur de l'homme un sage équilibre. Mais il y a dans notre vie un élément qui contrebalance le danger, qui neutralise, qui corrige le danger d'un hyper intellectualisme, et c'est le travail manuel.

J'insiste bien sur l'adjectif manuel. Il ne suffit pas que ce soit un travail, mais il faut que ce soit un travail manuel. Un travail intellectuel va alors apporter de l'eau au moulin de l'hyper intellectualité. Donc un vrai travail manuel, qui nous met en rapport avec le réel, le réel dans son sens étymologique, il nous fait toucher la res, la chose, le concret. Nous devons le palper, nous devons le modeler, nous devons le travailler et, il agit sur nous. Nous sommes vraiment incérés, greffés sur la vie telle qu'elle est. Car on ne vit pas avec des belles idées, il faut manger, il faut s'habiller, il faut se chauffer, il faut dormir, il faut se soigner.

 

C'est cela la vie ! Donc c'est un travail manuel qui oblige l'homme a gagner sa croûte. Nous ne devons donc pas voir le travail manuel comme un passe-temps entre deux autres occupations, entre deux Offices, entre deux lectures. Nous ne devons pas le voir non plus comme une corvée : il faut bien ! Parce que voilà, c'est dans la Règle ! Il faut du travail manuel, c'est dans la tradition ! Non, on travaille pour gagner de l'argent pour vivre. Il faut avoir les pieds sur terre.

Il ne faut pas non plus naturellement que le travail manuel, comme disait le Père Abbé Général au début, prenne tellement de place dans une vie qu'il n'y ait plus de place alors pour autre chose et qu'on dise : Ah oui, un travail manuel bien fait, ça remplace la Lectio Divina ! NON, NON, ce n’est pas ça ! Le travail manuel fait correctement corrige, rétablit l'équilibre dans l'homme. C'est donc un des trois piliers de la vie monastique et ce n'est pas le moindre.

 A mon sens, moi, si je veux parler un peu de mon expérience personnelle, avant que la Lectio Divina ne devienne un point faible, il faut d'abord que cède le pilier du travail manuel. C'est la première chose qui cède. Puis en deuxième lieu va céder la Lectio Divina, et finalement ce sera l’Office.

 

Mais attention maintenant ! Ce travail manuel non seulement doit être bien compris, mais doit aussi être bien exécuté ; ça veut dire qu'on doit y entrer à plein dans ce travail manuel. On doit le faire avec autant de cœur qu’on fait l’Office ou bien la Lectio Divina.  Donc, on doit y être tout à fait.  

Il ne faut pas faire ceci par exemple : il ne faut pas avoir l’outil dans une main et le livre dans l’autre car alors il n’y a rien qui se fait. On dit : naturellement un livre ça ne va pas. Peut-être bien quand on tourne une sauce ? Peut-être qu’à la cuisine, on peut très bien imaginer ? Je ne pense pas moi-même qu’on pourrait faire cela ? Mais on voit très bien de ces braves ménagères, elles ont reçu leur petite revue hebdomadaire. Il y a un roman et il faut absolument le lire. Et pendant qu’on tourne, on lit le feuilleton, vous voyez ! Et tant pis s’il y a une petite erreur dans la nourriture ce jour-là ; voilà, ça n’arrive qu’une fois par semaine.

Mais aujourd’hui, il y a une tentation, peut-être un moyen plus subtil. Il y a quelque chose de beaucoup plus pratique maintenant. C’est ceci : je peux très bien travailler avec mes deux mains. Il y a des outils actuellement, ce n’est plus une lecture, mais j’ai mon enregistreur à côté. Et mon enregistreur tourne, tourne, tourne. Il y en a un qui a lu pour moi, puis qui l’a enregistré. Et maintenant, je n’ai plus qu’à écouter la lecture qu’un autre fait pour moi. Je travaille, je travaille et en même temps j’ai mon enregistreur qui tourne et qui me débite une belle conférence.

 

            Alors, un travail manuel exécuté dans des conditions pareilles, c’est un poison, c’est un empoisonnement parce que ce n’est pas du travail manuel. C’est un pis aller, parce qu’il faut bien, et ainsi je ne perds pas ! C’est de l’hyper consommation, consommer des livres, ou consommer des bandes, ou consommer des paroles et consommer de la connaissance, tout ça c’est la société de consommation. Le travail manuel à ce moment-là ne me désintoxique pas, il n’établit pas l’équilibre en moi. Au contraire, il aggrave le déséquilibre.

 

Donc le travail manuel c'est du travail manuel. On ne pense à rien d'autre. Il peut être uniquement l'occasion, et ça doit l'être surtout si ce n’est pas un travail manuel qui n'est pas trop absorbant, l'occasion d'une ruminatio de la Lectio Divina. On pense à ce qu'on a lu, on peut ruminer cela, on le fait revenir, ça soutient le travail, ça le porte. Et en même temps, cela évite l'hyper intellectualisme. Mais attention au piège de vouloir faire les deux en même temps, parce que alors on va insensiblement vers la catastrophe.

Et je puis dire, si je puis encore une fois me permettre de me référer à mon expérience personnelle, que je pense que je sais ce que c'est que le travail manuel dans une vie monastique. Je ne serai jamais assez reconnaissant à Dom Félicien de l'époque qui lorsque j'étais tout jeune, pendant des années, deux, trois ans, tous les jours j'allais avec le frère Julien au dessus de la cuve à fromage pendant je ne sais plus combien de temps. Il fallait travailler la dedans, il fallait mettre sous presse. C'est cela le travail manuel !

Et puis après à la porcherie avec le frère François, et puis la brasserie. Vous voyez ! Et ça, il n'y a rien à. faire, ça vous protège contre tout danger d’exagération du côté intellectuel surtout si on n'a, je ne dirais pas de goût, mais pas des facilités de ce côté là.

 

Donc, mes frères, ne l'oublions pas, ce fameux équilibre des trois éléments doit toujours être respecté. Et voila ce que je voulais vous dire et je pense que c'était une bonne occasion.

Maintenant le Père Abbé Général continue :

 

            Une quatrième source de difficultés est notre système d’examens. Notre monde moderne accorde beaucoup d’importance aux certificats et diplômes, considérés comme preuve d’éducation. Pour obtenir ces titres, il faut passer des examens. Ainsi, une part importante du temps à l’école ou à l’université est-elle passée à leur préparation. En pratique, cela signifie l’accumulation grâce à des lectures rapides, de grandes quantités d’information, ce qui tend à former des habitudes qu’il sera difficile de changer plus tard.

 

          Voilà, vous le savez bien, c’est ainsi ! Aujourd’hui il faut passer une quantité d’examens car il faut des certificats et des diplômes. Si on est bardé de diplômes et de certificats, c’est la preuve qu’on a été un excellent papivore et alors, on est un homme bien éduqué. Comme le Père Abbé général dit, c’est considéré aujourd’hui comme une preuve d’éducation. Peut-être bien ! C’est Montaigne je pense qui disait : je préfère une tête bien faite à une tête bien remplie. Je pense que c’est ça ?

            Eh bien aujourd’hui, c’est peut-être l’inverse. Accumulation, accumulation, une tête bien remplie ; et la preuve qu’elle est bien remplie, j’ai un papier et grâce à ce papier, toutes les portes vont s’ouvrir.

            Oui,le savoir aujourd’hui, ce n’est donc plus tant un savoir culturel. On dira un homme cultivé, un homme éduqué, c'est-à-dire un homme hors duquel on a fait sortir avec beaucoup de patience tout le meilleur qu’il avait en lui. C’est cela éduquer !

 

            Lorsqu’au début, l’enfant est un petit animal, toutes les potentialités de l’homme sont en lui. On va les faire sortir, lentement, jusqu’à l’âge presque adulte. Et lorsque elles sont bien sorties, alors il est éduqué. Eduquer, c’est faire sortir dehors, oui !

            Mais ici, non, on va remplir plutôt, on va accumuler un savoir qui sera du genre encyclopédie. Plus on sait, mieux cela vaut. C’est effrayant aujourd’hui ce que les jeunes doivent se mettre en tête. Il y a pourtant des réactions aujourd’hui dans les systèmes d’éducation. Je ne vais pas entrer là dedans, je ne suis pas compétent. Et ça devient terrible, les enfants doivent passer d’une chose à l’autre. On essaye d’en sortir, mais ce n’est pas facile de sortir de cette ornière, de ce trou, car des habitudes ont été prises.

            Mais il est temps. Si vous voulez, nous continuerons demain cette quatrième difficulté puis nous achèverons la série, donc la cinquième et la sixième.

 

Chapitre : La lectio Divina.                        12.01.79

      5. Quatrième difficulté : le système d’examens. (suite)

         Cinquième difficulté : TV, journaux, etc.

 

Mes frères,

 

Nous. allons reprendre notre réflexion au sujet de la quatrième difficulté que le Père Abbé Général découvre sur la route de ceux qui veulent se livrer à la Lectio Divina. C'est notre système d'examens.

 

Notre monde moderne accorde beaucoup d'importance aux certificats et diplômes, considérés comme preuves d'éducation. Pour obtenir ces titres, il faut passer des examens. Aussi une part importante du temps, à l'école où à l'université, est-elle passée à leur préparation. En pratique, cela signifie l'accumulation, grâce à des lectures rapides, d'une grande quantité d'informations, ce qui tend à former des habitudes qu'il sera difficile de  changer plus tard.

 

Le Père Général ne critique pas les examens. Il serait malvenu d'ailleurs puisque, paraît-il, c'est un Pape cistercien de la toute première époque, Eugène III, qui a instauré les grades académiques, donc en fait les diplômes, pour, disait-il, rendre les âmes des jeunes plus ardentes, plus spitantes dans les études, pour leurs donner un peu da nerf.

C'est vrai, il faut aussi tester le savoir des élèves, des étudiants. Je pense que s'il n'y avait pas d'examens, il y en a beaucoup qui n'étudierait pas du tout. Mais c'est la façon, et c'est l'esprit qui s'est introduit derrière ces examens. Ils occupent une place exorbitante, si bien qu'une grande quantité, qu'une grande part, qu’une grande portion du temps des études se passe à la préparation do ces examens. Les études sont faites en vue des examens. Il y a là un déplacement du centre d'intérêt. Elles perdent de leur gratuité, de leur désintéressement, de leur pureté.

 

Non, nous retombons alors aujourd'hui plus que jamais dans ce complexe créé par la société de consommation et qui est le rendement. Il faut accumuler le plus de savoir possible pour réussir des examens, qui seront la preuve que je suis un élément convenable dans la société. Je pourrais donc remplir mon rôle ; je décrocherais une bonne place, je gagnerais beaucoup d'argent. Vous voyez,'c'est le cycle de la société de consommation !

Et cette quantité énorme d'informations que l'on doit stocker pour réussir ces examens fait penser que le modèle parfait de l'homme érudit aujourd'hui, c'est l'ordinateur ; cette machine qui peut classer un nombre extraordinaire d'informations, et qui, en un clin d'oeil, sait les combiner et les restituer.

Il n'y a rien à faire, c'est notre contexte de civilisation aujourd’hui. Mais il ne faut pas en prendre son parti, surtout dans un monastère, parce qu'il se crée alors un certain conditionnement qui est à l'opposé de la Lectio Divina.

 

La Lectio Divina, c'est recueillir une tradition, une tradition qui est un savoir, mais un savoir qui est imprégné, qui est gonflé de sagesse, une sagesse qui est un suc, qui est succulente. Sagesse vient de sapere, sapor ; ça a du goût. Et cette sagesse, on la recueille, on l'assimile et éventuellement on peut la transmettre à d'autres. C'est une tradition ! On devient un chaînon dans une tradition, mais on l'a enrichit de sa propre personnalité, de sa propre expérience.

C'est tout autre chose que le savoir stocké dans la mémoire d'un ordinateur. Et les deux sont incompatibles. Et c'est pour cela que le Père Abbé Général voit un obstacle dans cette accumulation d'une grande quantité d'informations qui crée des habitudes. Vous voyez, ça tend à former des habitudes qu'il est difficile de changer plus tard.

 

Lorsqu'il se présente un candidat, j'ai déjà eu le cas, pas maintenant, un peu plus tôt, qui est bardé de diplômes et de certificats de ce genre, il y a toujours une difficulté au départ, une difficulté parce que le garçon sait déjà. Qu'est-ce qu'il a encore à apprendre ? Il situe sa recherche de Dieu à un niveau qui n'est pas le vrai. Il ne verra pas que c'est la rencontra d'une personne, la rencontre amoureuse d'une personne suite à un accueil, un appel, une attirance. Non, il verra au niveau d'un savoir, des choses à apprendre, des choses à classer, des choses qui vont l'enrichir. C'est très difficile à changer cette mentalité là, c'est difficile.

Et d'ailleurs on peut dire que souvent, souvent il faut écarter, dire non, non, non, non, c'est pas ça dans un monastère de contemplatif, ce n'est pas ça. On voit à l'autopsie de quoi il s’agit. Est-ce qu'il y à l'intérieur de l’humilité ? Est-ce qu'il y a de l'accueil ? Est-ce qu'il y a une ouverture à quelque chose à apprendre de neuf ? Est-ce qu'on est capable de renoncer à cette science purement profane au profit d'une autre ? Si oui, alors d'accord, c'est très bien. Si on dit non ce n'est pas possible, je veux ceci, je veux cela, alors il faut aller chercher ailleurs. Ce sont les fruits de la civilisation d'aujourd'hui.

Le Père Abbé Général note un nouvel obstacle, le dernier :

 

On pourrait signaler d'autres éléments qui rendent la Lectio difficile : l'usage trop fréquent ou habituel de la télévision, les cours de lecture rapide, le goût de la lecture des journaux, etc.

 

Ici on peut franchement en parler puisqu'il n'y a pas de télévision, on n'y pense même pas, et ce ne sont pas les quatre coupures de journaux qui sont affichées là-bas qui peuvent donner le goût de la lecture des journaux. La télévision et la lecture habituelle des journaux crée un état d'esprit qui à nouveau est incompatible avec la Lectio Divina. C'est aussi une quantité d'informations qui se présente. Mais ici, ce sont des informations qui sont toutes préparées. Un tri a été opéré. Ces informations sont présentées avec déjà une interprétation.

Elles ont été moulues, elles ont été coulées dans une certaine forme qui traduit, qui exprime la façon dont elles ont été perçues, interprétées et rendues, par une personne ou une équipe de personnes C'est donc du prédigéré, c'est la civilisation du Raeder Digest. C'est digéré avant, c'est un aliment pour des gens qui n'ont pas de dents. C'est l'aliment des bébés, or les bébés n'ont pas de jugement, les bébés ne savent pas choisir. C'est très dangereux cela dans un monastère, cela atrophie le sens de l'effort.

 

Or pour s'adonner à la Lectio Divina, il faut de l'énergie, ,il faut de la persévérance, il faut savoir tenir, il faut de la patience, il faut du nerf et aussi du muscle. Il faut avoir le sens de l'effort. Or lorsqu'on voue livre comme cela par l'image, sur un écran, ou bien dans les journaux, des choses toutes faites, eh bien, c'est digéré avant, il suffit que je les avale. Je ne vais plus produire un effort de recherche personnelle pour arriver à savoir, à connaître, à assimiler. Je m'atrophie.

Et par cette passivité on perd aussi le sens critique. Surtout, surtout devant l'écran de télévision, où là on est absolument passif, mais déjà aussi quand on lit les journaux. C'est le sens critique qui s'émousse on ne sait plus choisir, on prend tout ce qui est présenté, on ne choisit plus, on ne critique plus.

Or le sens critique, dans une vie monastique, est capital. Cela ne veut pas dire que les moines doivent se livrer à la critique dans le sens où on l'entendait il y a vingt ou trente ans. Il ne faut pas critiquer, c'est vrai, et c'est une plaie de critiquer dans le mauvais sens du mot.

 Mais je pense à l'esprit critique dans cette faculté de discernement, qui me fait choisir ce qui me convient, et qui me fait écarter ce qui ne me convient pas, ce discernement des esprits : ce qui est bon et ce qui est mauvais. Mais non, je suis passif devant tout ce qui se présente, et finalement mon sens critique ne travaille plus, il s'émousse, et je suis livré à toutes les impressions.

 

Or dans la Lectio Divina, je dois pouvoir prendre, assimiler ce qui me convient, ce qui me nourrit et laisser de côté ce qui ne correspond pas à mon type de vie spirituelle. La Parole de Dieu, ou le commentaire de la Parole chez un Père ou chez un écrivain quelconque ne s'adresse pas à moi dans sa globalité. Non, certaines choses doivent entrer en moi, et d'autres doivent être éjectées à ce moment-ci, après ce sera autre chose. Vous voyez, je dois donc pouvoir exercer mon sens de la critique.

Mais la télévision et les journaux, cela vous détruit ce sens critique. En plus il se produit une intoxication, comme une intoxication alcoolique. Si je n'ai pas ma ration de  nouvelles, si je n'ai pas ma ration d'images tous les jours, il me manque quelque chose. Je ne suis pas bien dans ma peau et je suis frustré. Donc je suis intoxiqué, il me faut ma ration, je deviens un esclave de l'information, un esclave de l'image, un esclave des sensations. Je dois toujours avoir des sensations nouvelles pour me tenir en éveil.

Or dans la Lectio Divina, il n'y a pas ces sensations nouvelles. La Lectio Divina est quelque chose de très savoureux, mais c'est comme la manne dans le désert, finalement les Hébreux en avaient jusqu'au dessus de la bouche et du nez, ils la vomissaient. Ils n'en voulaient plus, et pourtant la manne prenait dans la bouche le goût qu'on désirait. Mais à un moment donné, ils en avaient assez, il leurs fallait autre chose.

 

La Lectio Divina peut produire aussi cette réaction : c'est toujours la même chose ! Alors, c'est à ce moment là qu'il faut le sens de l’effort, de la persévérance, de la patience, pour continuer malgré tout à déguster cette sève qui peut paraître parfois sans goût, mais qui est la propre vie de Dieu en nous. Et quand au lieu de cela, on est sous une avalanche d'images et d’informations - on en a besoin - la Lectio Divina finalement n'intéresse plus !

C'est donc ça que veut insinuer le Père Abbé Général. Mais grâce à Dieu ça n'est pas ici, parce que je vous assure que c'est une fameuse plaie. Je dois tous les jours, par devoir d'état, parcourir le journal, qui s'amène tout de même ici. Il faut savoir un peu les grandes lignes de ce qui se passe au plan politique, économique, social, financier, voir un peu.

Mais ça va très vite et j'imagine très bien que je pourrais facilement passer tous les jours deux heures à tout lire. Il y a tellement de choses, même le roman, le feuilleton, tout, tout, tout. Il y a tant de choses à voir, si on veut. Non, attention tout de même !

 

De toute manière, dit le Père Général, le point important à comprendre clairement est celui-ci : avant même de commencer la Lectio, il y a quelques obstacles à surmonter. Pour être honnête, d'ailleurs, il faut reconnaître que certains textes montrent nettement que les moines des anciens âges ne trouvaient pas toujours la Lectio facile.

 

La Lectio est une entreprise en soi qui est difficile pour tous les hommes de tous les temps. Nos ancêtres ne la trouvaient pas facile non plus, mais ils vivaient dans un contexte social et spirituel qui était totalement différent du nôtre, et dans ce sens là, ils avaient moins de difficultés qu'aujourd'hui. Ils en rencontraient peut être d'autres qui nous échappent maintenant ? Peut être, je n'en sais rien ?

Mais en tout cas, le Père Abbé Général nous en a défini cinq. Je les rappelle brièvement :

 

1.  La société de consommation qui veut des résultats immédiats, et qui est exclusivement                utilitaire.

2.   L'abondance des choses à lire.

3.   L'insistance placée sur les activités intellectuelles qui déséquilibrent l'homme.

4. Le système d'examens qui fait qu'on est porté a accumuler une quantité énorme informations.

5.   La télévision et les journaux.

 

Voila mes frères, nous allons la prochaine fois commencer le chapitre suivant, qui est le plus important, où le Père Abbé Général va nous dire ce qu'il entend par la Lectio Divina.

 

 

 

 

Chapitre : La Lectio Divina.                       13.01.79

6. La Lectio est une lecture sans hâte.

 

Mes frères,

 

Le Père Abbé Général nous dit :

 

Mais ceci m'amène au point principal de cette lettre : qu'est-ce que la Lectio ? Ainsi qu'il a été insinué précédemment, si noua prenons la Lectio dans son sens originel, elle n'est pas une simple lecture spirituelle, bien qu'actuellement beaucoup de gens identifient  les deux choses. Telle que je la comprends, la Lectio est un type spécial de lecture spirituelle. C'est une sorte de lecture sans hâte, méditative, engageant la totalité de la personne et l'aidant à entrer en communion avec Dieu.

C'est une lecture sans hâte, en ce sens qu'on ne désire pas arriver au bout d'un nombre déterminé de pages, ni même au bas de la première page. Nous n'y sommes pas en quête d'informations, nous n'essayons pas d'en tirer des concepts comme tels. La valeur de la Lectio n'est pas dans les idées nouvelles qu'elle pourrait nous donner, mais dans l'être qu'elle nous aide à devenir. Il y a en elle un certain désintéressement. Nous n'avons pas à y chercher matière pour un sermon, ni lumière pour le confessionnal, ni arguments pour un débat, ni rien d'autre que la lecture elle-même.

 

 

Pas de commentaires, panne à l’enregistrement !!!!!

 

 

Chapitre : La Lectio Divina.                       16.01.79

      7. La Lectio Divina est une lecture méditative.

 

Mes frères,

 

Le Père Abbé Général nous a dit que la Lectio Divina était une activité qui s'apparentait à la lecture, une sorte de lecture dit-il, une sorte de lecture sans hâte. Donc l'intention n'est pas d'accumuler des informations et de les stocker parce qu'elles pourraient nous servir un jour ou l'autre ; l'intention n'est pas d'acquérir des connaissances, de se perfectionner dans une spécialisation ou l'autre. Non, elle est désintéressée et c'est la raison pour laquelle on ne se presse pas, on ne se fixe pas un nombre déterminé de chapitres ou de pages à lire en une fois. On n'est même pas pressé d'arriver au bas de la première page.

Et voici maintenant la seconde note :

 

C'est une lecture méditative. C’est à dire qu'elle est pratiquée dans une atmosphère de prière, de recueillement, qu'elle est tissée de prière. Dans son livre L'Amour des lettres et le désir de Dieu, Dom Jean Leclercq a montré le lien étroit entre Lectio et meditatio, et la richesse de ces deux mots. Nous ne devons pas interpréter la formule maintenant classique Lectio, meditatio, oratio, contemplatio  comme de quatre compartiments étanches auxquels il faudrait s'attaquer en ordre ascendant, mais comme de quatre éléments qui alternent entre eux selon un ordre toujours changeant.

 

Donc, dit-il, c'est une lecture méditative. A mon sens, c'est ici ce que j'appellerais l'âme de la Lectio Divina, l'âme dans le sens étymologique de ce qui donne vie, de ce qui anime, de ce qui structure une Lectio Divina. Mais ne pensons pas à la méditation dans le sens moderne du mot. C’est autre chose ! C'est plus facile à connaître par l'expérience, qu'à définir à l'aide de mots. Le Père Abbé Général dit : elle est méditative parce qu'elle est pratiquée dans une atmosphère de prière, qu'elle est tissée de prière.

C'est ça ! C'est une activité, la Lectio qui baigne dans la prière, qui est immergée dans la prière. Mais ne pensons pas encore à des mots. On lirait donc une phrase, et puis à partir de cette phrase là, on commencerait des élévations spirituelles, une prière. Non, c'est autre chose. C'est ceci : l'intention de la Lectio Divina est d'ouvrir avec Dieu un dialogue, une conversatio, une conversation, un état qui nous met dans un rapport de bienveillance, d'amitié, de respect toujours, d'adoration, avec Dieu.

Il ne faut pas penser à un échange de paroles. Le mot dialogue signifie, comme je le vois ici, un rapport avec Dieu, une ouverture. Et il y a cette ouverture à Dieu parce qu’on attend de Dieu quelque chose dans la Lectio. Et ce qu'on attend, ce n'est rien d'autre que Lui. Lui, c'est à dire son être.

 

Mais la Lectio, ce n'est pas une tentative d'effraction, de cambriolage des secrets qui entourent Dieu, ce n'est pas une façon qui serait respectueuse d'apprendre quelque chose au sujet de Dieu. Non, c'est autre chose. C'est une ouverture à un cadeau que Dieu veut nous faire. Il veut nous faire le cadeau de sa propre Personne, de sa propre Vie. Et pour cela, nous nous ouvrons à Lui, nous le recevons donc dans la Lectio comme notre nourriture.

N'oublions pas que la Lectio Divina tourne toujours autour de la Parole de Dieu, qui est Dieu Lui-même se mettant à notre portée sous une Parole, qui pour l'instant, dans le stade actuel, est fixée par écrit, dans un écrit. C'est donc une nourriture que nous attendons de la Lectio Divina, une nourriture qui va nous donner Dieu, qui va nous faire grandir dans sa Vie. C'est cette nourriture que nous demandons en priorité lorsque nous disons : Donne-nous aujourd'hui notre pain de ce jour.  

Comme nous sommes très matérialistes et des animaux toujours, des animaux raisonnables naturellement mais d'abord des animaux, nous allons penser à la nourriture matérielle notre pain quotidien, que nous ne mourions pas de faim.

 

Oui, ça est là aussi certainement. Mais cette nourriture là n'est jamais que le symbole d'une autre nourriture que Dieu veut nous donner, qui est celle de sa propre Vie. L'homme ne vit pas seulement de pain, mais aussi de toute Parole qui sort de la bouche de Dieu, c'est à dire de Dieu Lui-même.

Et on pourrait peut être imaginer que le texte du Pater soit traduit autrement. Lorsqu'on le voit dans l'original, tel qu'il nous est parvenu maintenant, il y a là un petit mot qu'on n'est jamais parvenu à traduire. La Vulgate l'a traduit à sa façon. En Français on l'a traduit  de ce jour, maintenant, car avant on disait quotidien. Mais enfin, si on veut le voir maintenant en remontant au substrat, au delà du Grec, cela veut tout simplement dire : Donne-nous le pain du monde qui vient !

Donc ce monde, ce Royaume de Dieu qui est Lui, c'est cela que nous cherchons dans la Lectio Divina. Et c'est pour cela que notre lecture est imprégnée, immergée dans la prière. Il ne faut pas y chercher autre chose. C'est très important, parce que si nous cherchons autre chose, ce n'est plus de la Lectio Divina, c'est de la lecture spirituelle ou c'est de l'étude. C'est là que se trouve la distinction entre Lectio proprement dite et ce qui n'est pas Lectio.

 

C'est pour cela que je disais que nous sommes maintenant à l'âme même de la Lectio, à ce qui la définit dans son essence. Cela veut dire que cette attitude de prière va exiger en nous toute une ambiance, toute une sphère de silence, un silence intérieur. Cela veut dire qu'on est attentif à Dieu, on est comme on dirait vulgairement : tous yeux et toutes oreilles.

Dieu, voyez-vous, pour nous, du moins jusqu'à un certain niveau de vie spirituelle, c'est une abstraction, c'est une idée, c'est un objet de réflexion, d'étude, de méditation, de contemplation même. Or en réalité, c'est une personne bien vivante. Et cette Personne vivante exige, lorsqu'on désire converser, s'entretenir avec elle, elle exige l'attention.

Cela veut dire, que si je parle à quelqu'un, un homme, un frère qui vient me trouver, et si au même moment pendant qu'il me parle je suis en train de lire un texte quelconque, une lettre que j'ai reçue, ou un livre, ou n'importe quoi, que va penser ce frère ? Il va penser : il se fiche de moi, il n’écoute pas, il attend que je sois parti, je le gêne.

 

Eh bien, c'est cela que nous ne devons pas faire avec Dieu. Donc, à ce moment, nous devons avoir notre intérieur vide de tout ce qui n'est pas Lui. C'est ce silence intérieur : ne pas avoir d'autres préoccupations, ne pas nous occuper d'autre chose, ni d'autres personnes. Dans la Lectio tissée de prière, on est tout entier à lui et le reste est écarté. Je vous assure que c'est plus contraignant que l'Oraison.

Dans l'Oraison dit-on, on a encore le droit plus ou moins d'être distrait, mais dans la Lectio ça ne peut pas être. Il y a d'ailleurs dans la Lectio un support matériel qui pourrait faire défaut dans l'Oraison ; dans la Lectio nous avons un texte sous nos yeux. Et comme nous le verrons dans la troisième note que dégage le Père Abbé Général, la façon de lire est aussi importante pour créer ce silence intérieur.

On ne pratique pas la Lectio Divina, on ne lit pas dans la Lectio Divina comme on lit dans un autre livre. Comme on disait dernièrement, on l'a lu je pense au réfectoire, on ne proclame pas la Parole de Dieu dans une liturgie comme on lit un texte de Kant. C'est autre chose ! Et alors, ce silence intérieur imprégné de prière, va créer en nous la relaxation, une décrispation. Pourquoi ?

 

Mais parce que il va se passer ceci : habituellement je vais rechercher mon propre bonheur, c'est à dire le bonheur tel que je me le représente pour moi, tel que je me l'imagine pour moi, tel que j'essaye de le créer pour moi à ma petite mesure, d'après mes petites idées. Or dans la Lectio que se passe-t-il ? Je pratique en moi le vide intérieur, le silence intérieur et je reconnais alors par toute mon attitude que Dieu est toujours le meilleur. Ce n'est pas mon petit bonheur qui est le meilleur pour moi, ce qui est le meilleur pour moi, c'est Dieu.  

Et Dieu veut toujours me donner ce qui est le meilleur. Mais il désire me le donner on son temps à Lui, lorsqu’il m'a mis dans les meilleures dispositions pour que je puisse le recevoir ; et ça crée donc en moi une décrispation, je pense que c'est le meilleur mot. Donc, au lieu d'être crispé sur mon petit bonheur, mon petit égoïsme, mes petites vues mesquines de petit homme, de petite créature, je me laisse aller, je me relaxe, je me décrispe pour m'ouvrir à ce meilleur que Dieu veut me donner et qui est Lui.

Je renonce à mon propre petit bonheur pour m'ouvrir à l'immense bonheur qu'il veut me donner. Et c'est ainsi que la Lectio Divina place l'homme dans des dispositions que les partisans des techniques Orientales de relaxation essayent d'acquérir par des moyens humains.

Cette attitude de repos, de tranquillité, de maîtrise de soi, de bien-être, elle est le fruit de la Lectio lorsqu'elle est bien pratiquée dans cette atmosphère méditative.

Elle eut donc conditionnée, cette Lectio, par une ouverture, une confiance, un abandon à ce Dieu qui est encore une fois le meilleur de tout, et qui se donne à moi dans cette Parole sur laquelle je m' arrête et dont je m'imprègne, et que je laisse pénétrer en moi, que je laisse travailler en moi, et que je laisse me transformer à son image à elle.

 

Cette Lectio sera donc toujours extatique, dans le sens étymologique du mot. Cela ne veut pas dire qu'elle va nous faire envoler dans les extases. Non, elle est extatique dans ce sens qu'elle m'oblige à sortir de moi, elle me fait m'oublier, elle me livre à un autre qui est, lui, Dieu. Et elle me livre à Lui. Il vient à moi, il me nourrit ; et en me nourrissant il me rend semblable à Lui, il me fait devenir de plus en plus le fils dans lequel il veut reconnaître son propre visage.

Voila ce que signifie un peu cette lecture méditative pratiquée dans une atmosphère de prière. Mais comme le Père Abbé Général nous a dit que la Lectio était une lecture sans hâte, nous ne nous hâtons pas. Ceci est un peu un exercice de Lectio à la façon du Père Abbé Général, et demain, nous allons voir encore la suite de ce qu'il entend par cette Lectio méditative, où il commence à nous parler des quatre de la formule classique : Lectio,  Meditatio, Oratio et Contemplatio. 

 

Chapitre : La Lectio Divina.                       17.01.79

      8. La Lectio est pacifiante, questionnante, exaltante.

 

Mes frères,

 

Comme je le disais hier soir en terminant, du fait que la Lectio Divina est pratiquée dans une atmosphère de prière, qu'elle baigne dans la prière, elle est par le fait même une ouverture sur Dieu dans sa personnalité une et trine, et une ouverture sur les créatures, sur les créatures qui sortent des mains de Dieu, instant par instant, dans un jaillissement toujours neuf. Et du fait donc qu'elle est ouverture à Dieu dans sa personnalité et dans son agir, elle est une sortie hors de nous. Elle détourne notre regard de notre petite personne pour le diriger vers l'extérieur. Et en sens, c'est le mot que j'ai employé, elle est extatique, donc elle nous fait sortir de nous-mêmes.

Elle est exactement le contraire de ce que vont produire ces techniques d'Extrême-Orient, Yoga, Zen, qui sont enstatiques, c'est à dire qu'elles nous coupent, qu'elles nous isolent du monde extérieur, soit en nous fondant en lui, en nous faisant disparaître en lui - mais alors on n'existe plus - soit en nous en séparant, en nous repliant sur nous.

Du fait qu'elle nous ouvre sur Dieu et son univers, la Lectio sera donc pacifiante. Pacifiante parce que dès l'instant où elle crée en moi cette disposition qui me fait voir et regarder Dieu et son agir, aussitôt elle crée en mon intérieur un espace, un espace qui est de suite rempli par l'Esprit de Dieu. Car ne l'oublions pas, la Lectio Divina  est un dialogue, elle une conversation, elle est un commerce avec cette Personne qui me dépasse absolument et qui est Dieu. Ce Dieu alors entre en moi et il y rétablit l'ordre.

 

C'est je pense le fruit le plus spectaculaire chez un moine qui pratique la Lectio Divina. Mais il doit bien la pratiquer naturellement, et ne pas la pratiquer une semaine. Il doit la pratiquer sans arrêt, tous les jours de sa vie. Cette Lectio établit le moine dans la vérité de son être. Pourquoi ? Mais parce qu'elle va le situer tel qu'il est, vie à vis de Dieu. Elle le situe vis à vis de Dieu dans son être de créature d'abord.

Il faut bien se dire, qu'à l'expérience, un moine qui pratique la Lectio Divina se sent et se voit créé par Dieu, tous les jours. C'est peut être la première expérience de vie contemplative qu'il fait, se sentir modelé par Dieu, et modelé par Dieu dans son être éternel, tel que Dieu le veut, tel que Dieu le voit, tel que Dieu le conçoit dans un projet d'amour.

 

Il est donc établi dans sa vérité, et tout en lui entre dans l'ordre, et c'est un ordre supérieur à l'ordre humain, car non seulement il se découvre dans sa vérité de créature, mais aussi dans sa vérité de fils de Dieu qu'il est en train de devenir. Imaginez un peu ce que cela représente : avoir l'expérience de participer à la Vie Divine ! Mais alors, cet homme goûte la paix, parce qu'il est dans l'ordre voulu par Dieu ultimement et dans la vérité de son être.

Et c'est tout autre chose qu'une paix, une concentration, un recueillement, qui pourrait être le fruit de techniques purement naturelles. C'est autre chose, c'est une autre nature. Et le résultat tout en étant, disons humainement à un certain niveau le même, le transcende infiniment, car cette paix n'est pas la paix que peut donner l'homme, que peut donner la créature, que peut donner la nature livrée à elle-même.

 

Et ce qui arrive encore à ce moment-là, c'est ce que les premiers moines appelaient l' apatheia, donc l'impassibilité. Ce n'est pas une absence de mouvements, c'est autre chose. C'est une remise en ordre complète de l'être. Nous avons en nous des énergies énormes, et ces énergies sont dévoyées du fait de notre maladie originelle. Maintenant elles s'appelleront : gourmandise, impureté, colère, orgueil. Mais ça, ce sont des déviations, des malformations car  à l'origine tout ça est sain, tout ça est extrêmement puissant.

Eh bien, tout ça est remis en ordre. Au lieu de se disperser dans toutes sortes de directions, ces énergies maintenant sont uniquement mises au service d'une ouverture à Dieu et de l'accueil des autres. Donc elles sont mises au service de l'Amour. Mais alors, voyez un peu ce quo cela représente dans la conscience et le psychisme même d'un homme qui vit des expériences pareilles ! Eh bien tout cela, Vous pouvez en être certains, c'est à l'origine la Lectio Divina qui le donne.

 

Et la valeur d'un moine, son degré de réussite ou ses chances de réussir dans la vie monastique, elles sont comme cela à la mesure de sa Lectio Divina. Ce n'est pas pour rien qu'on l'appellera divine, c'est parce qu’elle est divinisante aussi. Et si elle est si pacifiante, elle va nous mettre vis-à-vis de Dieu et de nos frères dans une attitude, que je dirais encore une  fois, d'ordre et de vérité qui fait que l'on est contant de ce qu'on reçoit. Il n'y a pas de place pour de l'amertume, ni de l'aigreur, ni de l'impatience, ni de la jalousie, aigreur, amertume vis-à-vis de Dieu qui n'accorde pas ce qu'on désirerait.

J'ai dit hier, c'est renoncer à son petit bonheur personnel, à ses vues personnelles sur le bonheur, pour accueillir un autre bonheur que nous ne soupçonnons pas, qui n'est pas à notre mesure. Et aussi défaut de jalousie vis-à-vis des autres parce qu'il n'y a plus de compétition. Il n'y a plus de regards mauvais portés sur les autres parce qu'on est contant de ce qu'on reçoit et on est contant aussi de ce que Dieu donne aux autres.

C'est l'ordre qui est rétabli : l'ordre avec nous, l'ordre avec Dieu, et l'ordre avec les autres. Je l'ai expliqué il y a tout un temps, et c'est cela la paix. Et vous pouvez m'en croire, c'est ce commerce continu avec Dieu dans la Lectio Divina imprégnée de prière qui va nous donner cette paix. Dans ce sens elle est pacifiante.

 

Mais là aussi, une autre qualité, c'est qu'elle est questionnante en ce sens qu'elle nous remet, nous personnellement en question, sans arrêt. Et si elle nous remet en question, c'est que nous ne sommes jamais satisfaits de l'état dans lequel nous nous trouvons. On ne dit jamais : ça suffit !

Elle ouvre sans cesse devant nos yeux de nouvelles perspectives, de nouveaux horizons, de nouveaux océans à franchir. Et alors elle nous invite à cesse déployer et ouvrir les voiles de notre être pour que le vent de l’Esprit puisse y souffler et nous propulser alors toujours en avant. C'est la raison pourquoi encore, comme le Père Abbé Général le dit, on n'est pas pressé, on n'est pas pressé d'avancer dans la lecture.

Non, le seul, je dirais le seul intérêt qui se présente, c'est d'ouvrir les voiles du côté où souffle le vent de l'Esprit. Mais une fois que le vent souffle dans la voile, ça suffit, il ne faut pas en ouvrir d'avantage, on se laisse emporter.  

 

La Lectio est aussi questionnante du côté de Dieu, car elle met Dieu en question. Cela veut dire qu'elle met Dieu, si je puis employer un mot ainsi, qu'elle met Dieu au pied du mur, qu'elle oblige Dieu à agir car, si j'ouvre mes voiles, Dieu est moralement obligé de souffler dedans. Il y a donc là un commerce, encore une fois ce commercium en latin, un échange constant entre ce que Dieu offre, ce que l'homme demande, ce que l'homme désire, ce que l'homme accepte. Et ça provoque chez Dieu un nouveau besoin de donner, et c'est comme ça un voyage à deux.

Et ce voyage va s'inscrire dans une perspective un peu platonicienne de la vie monastique. On pourrait penser : on pourrait laisser de côté, cela va s'inscrire dans la temporalité. Le temps devient le réceptacle dans lequel Dieu se donne à l'homme. Il est notre façon à nous de vivre ln vie éternelle dans la mesure où dans le temps je reçois comme un cadeau splendide la volonté de Dieu et son vouloir amoureux sur moi. Et ce cadeau, il me sera donne dans la Lectio Divina. Et c'est la une entreprise exaltante !

 

Elle est exaltante parce que elle nous place ainsi toujours dans une position de rencontre. On rencontre une personne aimée, cette personne se découvre, elle se fait toujours mieux connaître, elle se fait toujours mieux aimer parce qu'on sait très bien qu'on reçoit de Dieu autant qu'on en espère, autant qu'on en demande. Et ça provoque à l'intérieur de l'homme

non pas une exaltation dans le genre nerveux, non, mais une exaltation qui est cette sobria ebrietas spiritus dont parle l'hymne, une ébriété, mais qui est sobre.

C'est quelque chose qui n'est pas un coup de fouet, mais c'est un tonus, dirait-on aujourd'hui, un tonus qui porte en avant et qui fait toujours avancer parce que on est en compagnie d'une personne qu'on aime. Et c'est aussi extrêmement apaisant parce que cette intimité croissante avec la personne de Dieu met le moine dans un repos, qui est déjà comme un acompte de ce que nous demandons pour les défunts, ce repos éternel. Pour nous, nous  voyons le repos éternel d'une façon un peu matérialiste, qu'il n'y aurait plus rien à faire ?

Non, c'est un repos qui est le repos même de Dieu. Dieu, lui, disons, il travaille tous les jours, même le Sabbat, parce que c'est lui qui fait avancer sa création. Et alors le moine qui rencontre Dieu dans cette Lectio, il a bien conscience de participer à ce travail de Dieu sur la création.

 

N'oublions pas encore une fois, que le coeur de cette Lectio, c’est toujours la Parole de Dieu, Parole de Dieu qui, elle, est créatrice des mondes ; et Parole de Dieu qui s'est incarnée dans un homme, dans un homme qui, nous l'avons encore entendu aujourd'hui dans la lecture de l’Evangile, qui disait : Mais est-ce que un jour de Sabbat on peut faire le bien ou est-ce qu'on peut faire le mal ? Personne ne répond et il jette un regard de colère, navré de la dureté de leur coeur. Il dit alors au paralysé : Etends la main ! et sa main paralysée redevient normale. C'est cela le travail de Dieu !

Mais ça ne veut pas dire que le moine qui s'applique à la Lectio va opérer des miracles, ce n'est pas ça que je veux dire. Mais ce que je dirais, c'est que c'est exaltant de vivre avec une Parole de Dieu, avec un Christ, avec un Créateur qui, on sait, opère toujours dans le monde des choses merveilleuses, admirables, des miracula, que nous ne voyons plus parce qu'ils sont devenus trop, je dirais, trop naturels pour nous ; mais que l'homme alors habitué à vivre ainsi dans la compagnie de Dieu, observe et voit.

Comme je le disais il y a quelques jours, cela crée à l'intérieur du moine une âme d'artiste, de poète qui voit les choses autrement que les hommes ordinaires. Et tout cela crée chez l'homme un état de paix, un état de bonheur profond.

 

Mais vous allez peut être me dire : Oui, mais l'Oraison, l'Opus Dei, tout cela, tout ce qu'est notre vie monastique ? C'est vrai, mais tout cela, c'est un peu l'orchestration qui permet au moine de soutenir sa recherche à travers cette Lectio, car c'est là qu'il est en contact immédiat, direct avec la Parole de Dieu à condition toujours, que ce soit la vraie Lectio ; donc imprégnée, baignant dans cette prière qui alors le transporte et diffuse les fruits de cette Lectio à travers toute la journée, à travers l'Oraison, à travers le travail, à travers les repas, à travers tout ce qu'il rencontre. Mais je dirais, la source ou le robinet qui ouvre, c'est là !

 

___________________________________________________________________________

 

Chapitre : La Lectio Divina.                       18.01.79

      9. La Lectio est dégustation, rumination, désir, repos.

 

Mes frères,

 

A propos de la note que signale le Père Abbé Général sur la lecture méditative, il dit ceci :

 

Nous ne devons pas interpréter la formule maintenant classique : Lectio, Meditatio, Oratio, Contemplatio comme de quatre compartiments étanches auxquels il faudrait s'attaquer en ordre ascendant, mais comme de quatre éléments qui alternent entre eux selon un ordre toujours changeant.

 

Remarquez que le Père Abbé Général utilise les termes latins. Il n'y a pas de correspondant exact en français, ni dans les langues modernes. Qu'est-ce quo cela veut dire alors ? Je vais essayer de vous présenter les choses de façon imagée, en empruntant les comparaisons au monde Biblique et d'ailleurs aussi au monde des Pères. Car ceci est une c1assificaltion qu'on ne trouve plus comme telle, ou très rarement, dans les Ecrits Patristiques. Ils vont utiliser d'autres mots. Ils vivaient la chose, ils ne réfléchissaient pas sur ce qu’ils vivaient, ou rarement du moins.

Ce n'était pas des introspectifs. Comme je l'ai dit, la Lectio Divina est extatique, elle ouvre l'homme sur l'univers de Dieu, elle crée dans l'âme un vide, un espace intérieur que Dieu remplit, et ils ne se souciaient pas tellement d'analyser leurs expériences comme nous aurions plutôt tendance à le faire, nous, aujourd'hui.

 

La Lectio Divina est d'abord une dégustation. La Parole de Dieu est là. C'est un mets et c'est une boisson. C'est une boisson enivrante. C'est un mets auquel on ne peut pas résister. Et cette nourriture spirituelle qui est porteuse de la nature même de Dieu, elle se découvre au palais de l'âme dans une multitude de goûts et de saveurs.

Dieu est en lui-même une manne cachée, secrète, aux saveurs et aux sucs infinis. Cette nourriture dévoile ses richesses au palais du coeur, d’autant plus, d'autant mieux que le coeur est délicat, que le coeur est pur, que le coeur est sensible, que le coeur peut percevoir tactilement tous ces goûts, toutes ces beautés qui se trouvent dans la Parole de Dieu, encore une fois, porteuse de l'être même de Dieu.

Et cette manne secrète s'adapte aux goûts de chacun. Cela veut dire aux besoins spirituels de chacun, suivant la constitution même physique de chacun, et aussi suivant les circonstances dans lesquelles on se trouve et suivant les états par lesquels on doit passer pour s'avancer vers Dieu.

 

Et cette nourriture alors est dégustée. Cela veut dire qu'elle n'est pas avalée tout rond. Non, elle est broyée de façon à en extraire tout ce qui s'y trouve. Il y a un plaisir à déguster cette Parole de Dieu pour la saveur qu'on y trouve. Mais attention ici, je le dis tout de suite, il n'y a pas de danger de ce qu'on appelle gourmandise spirituelle, de chercher Dieu pour le plaisir qu'on trouve à le chercher.

Non, parce que c'est un travail difficile, ce n'est pas une panade qu'il suffit de mettre dans la bouche, qui dégagerait tous ses goûts et qu'on avalerait. Non, c'est une amande très dure et il faut en briser l'écorce pour découvrir à l'intérieur le raffinement de tous ces goûts. Cela demande donc un effort, ça demande une discipline, une longue discipline, une maîtrise de soi, et ça exclu la gourmandise spirituelle. Disons que le goût ici, qui est Dieu lui-même dans sa nature, ce n'est même pas une récompense, ça devient un besoin. Mais ça, nous le verrons après.

 

Que se passe-t-il donc par après ? Il va arriver alors une rumination. Cela veut dire que le bol alimentaire qui a été ingurgité, qui est là dans le coeur, il va revenir dans la bouche comme chez un ruminant. Vous savez qu'un ruminant mange deux fois. D'abord une fois, puis le bol revient dans la bouche, et il est mastiqué une seconde fois, puis seulement alors avalé et assimilé.

Nous aurons cette ruminatio, cette rumination, également dans la Lectio Divina, mais pas au moment même. Ce sera par après, dans le courant de la journée. Cela viendra spontanément, ce ne sera pas cherché, ce ne sera pas voulu, ce sera attendu. Et au moment, je dirais propice, au moment où la fermentation intérieure est arrivée à son stade d'équilibre, alors la rumination peut commencer.

 

Et viennent s'extraire alors les derniers parfums de la Lectio Divina, parfums qui tapissent alors non seulement le palais, mais aussi tout l'organisme spirituel. Il y a ici toute une mystique de l'odorat, du parfum. Ces Pères qui commentaient le Cantique des Cantiques vous disaient : Oui, mais nous courons à l'odeur de tes parfums ! Nous avons perdu, nous, toute cette sensibilité spirituelle qui nous fait découvrir le parfum que dégage Dieu.

Mais enfin nous sommes de notre temps. Et je me demande aussi si ce ne sont pas nos sens spirituels qui sont dégénérés ? Et ce n'est pas irréversible, il est possible de ressusciter, de rendre vigueur à ces sens qui sont endormis. Ils sont endormis parce qu'on ne les utilise pas. Mais vous voyez, dans cette rumination, ce sont les parfums alors qui se dégagent. Dans la dégustation c'est plutôt le goût, dans la rumination ce sera le parfum.

 

Alors qu'arrive-t-il par après ? Mais par après, il y a un besoin qui se crée dans l'organisme. Non seulement dans l'organisme spirituel, mais aussi dans l'organisme physique, dans la chair, un besoin de cette nourriture. S'éveille alors le désir de cette nourriture et on fait tout pour la retrouver, on fait tout, cela veut dire qu'on consent alors à tous les sacrifices, à tous les efforts, à toutes les disciplines, à toutes les ascèses pour retrouver cette nourriture, car sans elle on ne sait plus vivre. C'est donc le besoin et alors aussi la joie des retrouvailles.

Car cette nourriture, ne le perdons jamais de vue, est une Personne. Cela ne doit pas nous étonner vu que dans l'Eucharistie nous nous nourrissons d'une Personne. Nous mangeons la chair, nous buvons le sang d'une Personne qui est bien vivante aujourd'hui. Ce n'est pas un geste symbolique comme dans un banquet où on va trinquer à la santé des nouveaux mariés ou à la santé d'un jubilaire. Non, là voyez c'est un geste symbolique, on s'unit à lui. Ici c'est réellement la Personne qu'on mange, dans sa chair et dans son sang.

Alors il n'y a rien d'étonnant que cette dégustation et cette rumination de la Parole de Dieu, qui elle est déjà comme une pré incarnation du Verbe de Dieu, qui est déjà, comme je le disait au début, porteur de la Vie de la Personne même de Dieu, que cela crée dans l'âme un besoin tel qu'elle ne sait plus s'en passer. On comprend alors la Parole du Christ qui disait :  Oui c'est sûr, vous m'avez apportez de la nourriture, là-bas de cette ville de Samarie ; mais j'ai autre chose à manger, c'est de faire la volonté de mon Dieu et d'accomplir la mission qui est la sienne. C'est la volonté de Dieu qui devient la nourriture essentielle, on ne sait plus s'en passer. L'obéissance alors n'est plus un fardeau. Elle est devenue, ce n'est même plus l'obéissance, n'en parlons plus ; il y a une fusion entre les deux volontés, c'est la liberté totale. Eh bien, ce désir, ce besoin de retrouvailles et de nouvelles dégustations et ruminations, c'est ce que nous pouvons appeler, nous, dans notre langage courant, l'Oraison.

 

Voici donc notre Lectio qui perdure toute la journée sous une autre forme. Il est dit de la Sagesse : Celui qui me mange aura encore faim, celui qui me boit aura encore soif ! Et n'oublions pas que Sapientia, Sagesse, veut dire justement dégustation. C'est Sapientia, disait Saint Bernard, sapere boni, c'est le goût, c'est la saveur de ce qui est bon, de ce qui est vrai, de ce qui est beau, c'est la saveur de l'Amour. Or c'est cela l'Oraison, c'est vivre dans cette saveur de l'Amour et être bien avec la personne qu'on aime. Cette Personne étant le Verbe de Dieu.

Et nous arrivons donc à un stade autre. Ce ne sont pas des étapes, encore une fois, ni des étages qu'on doit gravir. Non, ce sont des stades et ils se compénètrent tous. Il est difficile d'établir une distinction. Et finalement c'est une harmonie, une symphonie où tous les instruments jouent en même temps. Mais l'oeil et l'oreille les distinguent tous et en saisissent l'ensemble.

 

Nous aurons alors encore un stade, ou une partition plutôt puisque nous sommes à l'image de la musique, une partition qui sera leur repos. Le repos, parce qu'on est rassasié. Saint Bernard et d'autres encore assimilaient cela au sommeil de l'épouse dans le Cantique des Cantiques. Oui, c'est un repos, le moine est comblé spirituellement, il est comblé même physiquement et il aspire à simplement poser sur le Verbe de Dieu qu'il a rencontré, qu'il a savouré, auquel il s'est uni, de poser un regard d'admiration, d'admiration qui rassasie. Il boit et il mange des yeux, comme on dit. C'est cela !

C'est ce qu'on appellera alors la Contemplatio. Et c'est autre chose que ce que nous mettons, nous, sous le nom de contemplation. C'est beaucoup plus, c'est autre chose. Cela a des petite analogies peut être d'un côté ou l'autre, mais c'est différent. Et on est bien alors. Je ne peux pas dire que c'est le sommet de la Lectio. Non, parce que si c'était le sommet de la Lectio, la Lectio deviendrait à un certain moment inutile, on aurait atteint un sommet.

Non, disons que c'est une partition dans l'ensemble, car le désir est de nouveau avivé, excité. C'est sans fin. Ce désir va demander une nouvelle dégustation de nourriture. C'est la rumination qui va s'en suivre et qui va à nouveau provoquer un sommet d'admiration. Et vous voyez, c’est sans arrêt !

 

Eh bien, la vie du moine alors est vraiment portée par cette Lectio. Elle est portée, enrobée par elle, nourrie par elle. Et c'est ainsi que, je pense l'avoir déjà dit hier, que pour moi la Lectio, c’est ce qui fait le moine. Saint Benoît dira : rien ne doit être préféré à l'Opus Dei. Il a raison, mais ici il se place au plan communautaire, la communauté, les moines aussi naturellement, parce que c'est eux qui forment la communauté. Vous ne le verrez nul part parler de l'Oraison privée. Oui, il dira bien que celui qui veut prier, qu'il entre simplement et puis qu'il prie, mais pas en criant trop fort pour ne pas gêner les autres.

C'est bien. Mais pour lui, cette oraison que nous nous appellerons Oraison privée, ce sera cette atmosphère de Lectio. Il en parle tellement souvent et on sent qu'il y tient, qu'il en parle avec amour. Naturellement c'est tout, tout à ses débuts, ce n'est pas élaboré comme ce le sera des siècles et des siècles plus tard. Chez lui il ne pense pas à tout ceci, mais c'est un état qui pour lui est normal. C'est cela qui porte tout et qui permet au moine de s'acquitter convenablement de l'Opus Dei, de s'acquitter aussi de son travail.

C'est, je dirais, sa nourriture, ce qui lui donne sa vie ; c'est ce qui le porte et ce qui le fait aller plus loin. Je le disais hier aussi, ce sont les voiles qui sont larguées et dans lesquelles le vent de l'Esprit peut souffler et emporter toujours et toujours plus loin, là où Dieu veut conduire quelqu'un.

 

Mais vous comprenez encore une fois que là dedans il n'y a pas de place pour la gourmandise spirituelle. Pourquoi? Parce que ça demande un effort, ça demande une discipline, ça demande une ascèse, ça demande trop, trop de choses. C'est aussi ce qu'il y a chez le moine de plus personnel, c'est ce qu'il y a de plus personnel chez lui. On peut donner des conseils à quelqu'un pour pratiquer la Lectio Divina, mais on ne sait pas la faire à sa place.

C'est l'intime du rapport entre Dieu et un homme. C'est là qu'il se noue dans le secret le plus intime de quelqu'un et c'est là que Dieu donne à un moine son nom nouveau, que personne ne connaît, sinon Dieu et le moine. C'est à travers cette Lectio !

 

Vous voyez mes frères, quelle richesse. Et, comprenez un peu l'anxiété du Père Abbé Général lorsqu'il dit : Aujourd'hui à mon expérience, qui est tout de même très riche, la plus riche de tout l'Ordre, je m'aperçois que le point faible de l'Ordre aujourd'hui, c'est la Lectio Divina.

C'est grave, quand il dit cela. C'est pourquoi nous devons le prendre très au sérieux et essayer de mieux la vivre encore. Mieux la vivre, mieux la comprendre, mieux l'aimer. Mais ce n'est pas facile. Dans la note suivante il va en parler. Et si vous le permettez, je continuerai ça demain.

 

Chapitre : La Lectio Divina.                       19.01.79

      10. La Lectio Divina engage la totalité de la personne.

 

Mes frères,

 

Le Père Abbé Général nous a dit que la Lectio Divina était une lecture sans hâte, ensuite une lecture méditative, maintenant il nous dit ceci :

 

C'est une lecture qui engage la totalité de la personne, pas seulement l'intelligence, mais aussi l'imagination, et le cœur, et le corps. Aux temps anciens, la lecture était généralement perceptible à l'oreille, c'est à dire faite des lèvres aussi bien que des yeux. Ce n'est pas la pratique normale actuellement, main ce peut être une aide quelquefois si les circonstances le permettent.

 

Il est utile, et me semble-t-il nécessaire de savoir pourquoi la Lectio Divina engage la totalité de la personne. Actuellement nous lisons des yeux, nous parcourons le texte des yeux, nous faisons de la lecture mentale, nous faisons de l'oraison mentale. Pourquoi donc ici, pour la Lectio Divina, engager la totalité de la personne ? C'est parce que la Lectio Divina se situe dans l'implacable logique de l'Incarnation. N'oublions pas que l'objet principal de cette lecture

c'est de scruter la Parole de Dieu, c'est se laisser pénétrer par cette Parole.

Or, la Parole de Dieu ne s'est pas présentée à nos yeux sous la forme d'un Esprit, ni sous l'apparence d'un fantôme, mais bel et bien comme un homme, depuis le stade de l'embryon jusqu'au plein développement de l'homme adulte. C'est un homme. C'est une chair divinisée. C'est un homme qui allait, qui venait, qui grandissait, enfin qui était comme n'importe qui. C'était Dieu, mais c'était aussi un homme. C'était un Dieu-homme ou un homme-Dieu, comme vous voulez, deux natures, une personne.

Or, lorsque maintenant la Parole de Dieu veut pénétrer en nous, c'est pour diviniser tout notre être, pas seulement notre intellect mais aussi notre chair, que nous puissions aussi devenir chair divinisée, chair de Dieu , des Dieux par adoption jusque dans notre chair. Nous sommes les fils de la résurrection. Si nous ne ressuscitons pas alors, dit Saint Paul, nous sommes les plus malheureux de tous les hommes, et le Christ non plus n'est pas ressuscité.  Tout s'écroule ! Alors, comment va procéder la Parole de Dieu ?

 

Il faut le savoir aussi pour bien entrer dans le mécanisme de cette Lectio Divina, et pour la pratiquer avec beaucoup plus d'efficacité et moins de fatigue. Le Verbe de Dieu ne va pas s'occuper immédiatement de notre intelligence. Ce serait trop facile, et d'ailleurs notre intelligence, elle, est à la surface de notre être. Il va investir la citadelle de notre être, l'endroit le plus intime, le plus secret de nous, là où nous sommes seul avec lui. Il n'y a que deux êtres en présence : Lui et moi.

C'est là où je prends mes décision, c'est là où s'engage ma responsabilité. C'est ce qui fait que je suis moi. Et en terme Biblique c'est ce qu'on appellera le coeur. Il va donc investir le coeur, la citadelle de notre coeur. Et, cette citadelle de notre coeur, il va essayer de la rendre pure. Dès que le coeur est pur, alors tout le reste se met en ordre car à partir du coeur, la Parole de Dieu que nous puisons, dont nous noue nourrissons dans la Lectio Divina, va commencer à commander toutes nos pensées d'abord.

Nos pensées, donc notre intellect, le mouvement et le travail de notre intellect avec corrélativement celui de notre volonté mais à travers leur support matériel, car nous ne sommes pas, encore une fois, des esprits désincarnés. Non, nous sommes des hommes.

 

C'est donc toujours à travers un support matériel que je peux penser, que je peux vouloir, à travers un monde d'images, un concept c'est une image. Il va donc commander les démarches de notre imagination et de notre mémoire. Il va y mettre de l'ordre. Il va les nettoyer. Ce sont parfois des écuries d'Augias, vous savez, ces écuries qui n'avaient plus été nettoyées depuis trente ans, et il a fallu que Hercule fasse dériver un fleuve entier pour les nettoyer.

Et ici, ce fleuve c'est l'eau qui porte la Vie et qui est la Parole de Dieu, qui va venir à nous à travers la Lectio, et qui va purifier les écuries de notre imagination et de notre mémoire. A ce moment-là, nos pensées deviendront des pensées humaines d'abord, parfaitement humaines, des pensées de fils de la résurrection, des pensées ouvertes à Dieu et informées par l'Esprit de Dieu.

Mais il va aussi, à partir de notre coeur devenu pur, commander nos démarches. Nos démarches, ça veut dire ce qui est plus charnel chez nous, ce qui est corporel, notre regard, notre ouie, nos gestes c'est à dire nos mains et nos pieds. Pensez à ce que Saint Benoît dit dans le premier degré de l'humilité où l'homme qui vit comme cela dans la présence de Dieu. On pourrait dire : l'homme qui va comme ça s'appliquer à la Lectio Divina avec coeur, là où il va être en rapport direct avec la Parole de Dieu.  

Mais celui-la, il va se garder de suite des péchés, dit Saint Benoît, des péchés de la langue, des mains et des pieds. Vous voyez, c’est tout l'être à ce moment là qui commence à être mis en cause et à être mis en ordre. Et le regard alors, les yeux, les oreilles, les mains, les pieds, la 1angue aussi, ils vont trouver leur plaisir, leur jouissance, leur délectation mais là où ils doivent la trouver normalement : dans le bien, dans le beau, dans le vrai. Tout le reste n'attirera plus.

 

Vous voyez, il y a une purification de tout qui s'opère : la mémoire, l'imagination, les sens. Pourquoi encore une fois ? Mais c'est parce que la Lectio Divina qui nous fait toucher le Verbe de Dieu, elle nous le fait voir partout. Pensez à ce que nous venons d'entendre à la lecture des Vêpres : Thérèse de Lisieux, cette petite fille qui n'avait pas fait de hautes études, ça c'est un exemple parfait de Lectio Divina mise par écrit. Elle, elle trouvait dans les roses, les lys, les pâquerettes, les violettes, dans toutes ces petites fleurs, elle trouvait quoi ? Elle y découvrait un langage qui lui faisait comprendre quel était le plan de Dieu sur elle, et non seulement sur elle mais sur tous les hommes.

Voyez le Verbe de Dieu qui est le Créateur, il est passé en laissant partout des traces de sa beauté, comme dit Saint Jean de la Croix. Même les tous premiers moines, et Saint Antoine lui-même, et Saint Bernard aussi à la suite de Saint Antoine disait : Le livre de la nature, mais il m’apprend, c’est énorme ! J’en ai presque assez, j’apprends plus là qu’à bouquiner. Mais pourquoi ?

Mais parce que le Verbe de Dieu rencontré dans la Lectio Divina, c'est le même qui a semé toute cette beauté, cette vérité partout. Ils ne sont pas deux ! Et le découvrir dans la Lectio, c'est aussi le découvrir partout où il agit. Donc, voila mes frères, ce qu'il désire opérer en nous.

 

Et nous avons un bel exemple de cela, un bel exemple de réussite, une réussite alors parfaite. J'en ai parlé le deux ou le trois janvier et je l'ai dit en guise d'introduction à cette circulaire. C'est Marie dans sa maternité Divine. Elle est, je l'ai dit à ce moment-là, elle est, mais on n'y pense pas et ce serait peut être une nouvelle fête, elle est la patronne de ceux qui veulent se livrer vraiment à la Lectio Divina. C'est elle qui l'a pratiquée à la perfection, toutes ces Paroles de Dieu qu'elle puisait.

Il faut dire qu'elle lisait sa propre histoire. Elle la lisait, et tout à coup, au choc d'un événement, telle ou telle Parole de Dieu se cristallisait devant elle et, elle éclatait alors d'un coup. C'était un Magnificat ! Elle en a chanté un, on nous en a rapporté un. Mais combien n'en

sont pas sortis ? I1 en jaillissait sans arrêt. Elle ne les chantait pas, mais elle les articulait de ses lèvres. Il n'y avait peut être qu'elle et l'Esprit de Dieu qui l'entendaient. Cela suffisait !

Alors, nous comprenons un peu mieux, que pour nous livrer à la Lectio Divina, nous devons alors engager, comme le dit le Père Abbé Général, tout notre être. Cela veut dire que nous devons préparer cette Lectio Divina de loin. Ce n'est pas au moment où j'ouvre mon livre que je vais dire : Tiens, maintenant je me mets dans les dispositions requises pour pratiquer la Lectio Divina ! Non, il y a une préparation éloignée.

Et cette préparation éloignée, ce sera justement de réserver, de réserver nos sens intérieurs, donc imagination et mémoire, et nos sens extérieurs : les yeux, oreilles, langue, pieds, mains, etc, les réserver toujours pour la Lectio Divina. Ce sera donc de pratiquer ce qu'on appelle en termes plus ordinaires, de pratiquer la garde des sens. C’est une discipline !

Je terminais justement hier en disant que la Lectio Divina c'est dur, que ça demande un effort parce que ça doit être pratiqué de loin. Donc une discipline, une ascèse, un renoncement, qui doivent me mettre dans une disposition constante d'accueil. Donc je dois pour bien faire réserver mon être tout entier, mon être disons psychique, psychologique et spirituel, et mon être charnel. Je dois le réserver pour l'accueil de cette Parole de Dieu dans la Lectio Divina.

Et c'est cela, ne l'oublions pas et sachez le bien, c'est cela la véritable chasteté. C'est ça la chasteté être ouvert uniquement pour la Parole de Dieu, être disponible uniquement à elle, se réserver à elle uniquement. C'est cela la chasteté ! Alors on comprend un peu mieux que le modèle du moine qui doit se livrer à la Lectio, ce ne peut être que Marie, qui elle a été la chaste par excellence. C'est parce qu'elle était tellement ouverte à la Parole de Dieu que la Parole de Dieu s'est incarnée mais charnellement en elle.

 

Maintenant en pratique, je pense que nous devons essayer de retrouver, quand nous pratiquons la Lectio, l'importance du geste. Le Père Abbé Général l'a dit aussi auparavant : Ce n'est pas une affaire de cerveau. La Lectio Divina, c'est une affaire de tout notre être. Donc le geste doit intervenir. Et le geste le moins dispendieux d'énergie, c’est la parole. Et c’est pour cela qu'il rappelle ici que les anciens, eux, pratiquaient la lecture d'une façon perceptible à l'oreille, mais pas à l'oreille de tout le monde, il ne faut pas gêner nos voisins, mais perceptible à l'oreille de Dieu.

Pour bien comprendre, on comprendra mieux ceci : lorsqu'on doit célébrer la messe en privé, on doit pour que ce soit valide, articuler les paroles de la prière eucharistique et du Canon. Il faut qu'il y ait une prolatic verborum. Je ne peux pas célébrer la messe mentalement, je dois prononcer les paroles même si je suis tout seul à les entendre. Il n'est pas nécessaire que le servant de messe les entende, mais que moi je les entende, et que Dieu les entende.

Eh bien, pour bien faire, la Lectio Divina doit être pratiquée ainsi parce que le langage, le premier langage, le tout premier langage, c’est le geste. Alors ces gestes se sont, je dirais miniaturisés, ils sont devenus des microgestes. C’est le geste laryngobucal qui est la voix. Mais c'est un geste. Et la voix, quand nous parlons, engage toute notre musculature, tout notre être passe dans notre voix. C'est la raison pour laquelle noua avons chacun une voix bien distincte, et au téléphone c'est infaillible : c'est un tel ! Il a à peine dit deux mots que je sais déjà qui me parle. L'homme se reconnaît à sa voix parce que sa voix c'est tout son être.  Voila ce que dit le Père Abbé Général.

 

Mais il y a encore autre chose. Si comme il le dit ici, je prononce les mots en lisant, à ce moment-là je ravive en moi le sentiment de la présence de quelqu'un. Il se produit le phénomène auquel j'ai fait allusion deux ou trois fois : c'est que la Lectio Divina est extatique. Donc elle me fait sortir de moi pour me mettre devant un autre et m'ouvrir à un autre.

Mais si je lis mentalement je reste centré sur moi. Si j'articule ce que je lis, à ce moment-là, il n'y a rien à faire, je vais me trouver dans la situation de quelqu'un qui parle à quelqu'un d'autre. C'est ça aussi la Lectio. Oui, c'est ça aussi la Lectio, je ne suis pas seul, il y a le Verbe de Dieu qui est là. Nous sommes deux !

 

Mais en plus, pour aller plus loin, la Lectio Divina exige autre chose dont ne parle pas explicitement ici le Père Abbé Général. Il y fait allusion discrètement lorsqu'il dit que ça engage aussi le corps. C'est qu'il faut une posture convenable et une tenue décente pour pratiquer la Lectio Divina. Pendant la Lectio Divina je suis reçu en audience par quelqu'un qui n'est rien d'autre que la Parole de Dieu.

Il ne faut donc pas que je prenne une attitude indécente. Si je suis reçu quelque part chez quelqu'un, et il n'est pas nécessaire que ce soit chez le roi ou chez un ministre, donc chez une personne qui me reçoit, eh bien, je me tiens convenablement. Si je vais m'affaler dans un fauteuil, ou prendre certaines postures, on va se dire : mais qu'est-ce que c'est pour un malotru celui-la ?

 

Mais c'est la même chose avec Dieu. Pour la Lectio Divina je dois être dans une tenue convenable. Auparavant, mais cela peut encore se faire maintenant, il était requis qu'avant de commencer la Lectio on se mette à genoux et qu'on récite un peu ; et les premiers mots de la Bible qu'on lisait, on les lisait à genoux. Cela crée de suite une ambiance, cette ambiance de prière dont doit être imprégnée la Lectio. Mais disons maintenant, si cela ne se pratique plus de façon aussi spectaculaire, cela peut tout de même se pratiquer en ce sens que je dois être dans une posture convenable.

 

Et voila, mes frères, je pense que nous avons ainsi bien compris ce que le Père Abbé Général voulait dire lorsqu'il écrivait que la Lectio Divina est une lecture qui engage la totalité de la personne.

 

Chapitre : La Lectio Divina.                       20.01.79

11. La Lectio Divina oriente à la communion à Dieu.

 

Mes frères,

 

Je vais terminer ce soir la présentation de la définition que le Père Abbé Général donne de la Lectio Divina. Il y découvre quatre notes. Nous en avons vu trois. C'est une lecture sans hâte, dit-il, une lecture méditative, une lecture qui engage la totalité de la personne. Voici maintenant la quatrième. La quatrième, c'est la note principale car elle définit le but vers lequel tend la Lectio Divina. C'est ce qui en fait sa spécificité par rapport à la 1ecture spirituelle ordinaire.

 

La Lectio Divina est une lecture orientée à la communion avec Dieu. Quand nous sommes en quête de connaissance, noua avons tendance, à cause de notre éducation, à rechercher des conceptions claires que nous puissions saisir, dominer et ensuite analyser. Mais il y a un autre type de connaissance qui est une sorte de communion, un " être-avec ". Ici, il ne s’agit pas de réfléchi (du moins pas sur le moment) mais de consentir. C'est plus une interpénétration qu'une saisie de quelque chose. Nous pourrions qualifier cette connaissance d’existentielle ou expérimentale. C'est le genre de fruit que recherche la Lectio, spécialement dans le cas où nous lisons la Bible, Parole inspirée de Dieu.

 

Qu'est-ce que cela veut dire ? La Lectio, nous dit-il, est orientée à la communion avec Dieu. Je vais essayer de présenter cela sous une forme plus imagée, peut être plus accessible, je n'en sais rien ? La Parole de Dieu, elle pénètre en nous grâce à la Lectio, un peu comme la neige ou la pluie pénètre dans la terre. Elle pénètre en nous et elle nous assimile à elle. Comme je le disais hier, elle investit la citadelle de notre être qui est notre coeur, et à partir de là elle se diffuse à travers tout notre organisme, même notre organisme charnel.

Elle va donc nous pénétrer. Elle va, c'est son intention, mais n’oublions pas que la Parole de Dieu c'est Dieu lui-même agissant. Cette Parole de Dieu qui nous pénètre va donc essayer, et elle y parviendra, car elle est infiniment patiente, et elle est aussi infiniment puissante et infiniment aimante. Elle va insensiblement nous rendre semblable à elle, faire de nous des Paroles de Dieu, des Paroles de Dieu dans une chair d'homme.

Notre nature d'homme demeure, elle arrive même à un sommet de perfection humaine, mais cette nature d'homme est aussi en même temps Parole de Dieu (mot hébreux !) et nous la connaissons alors dans la mesure où nous sommes assimilés à elle. C'est une connaissance, comme il le dit, qui est une communion, une connaissance qui est un " être-avec ". C'est une connaissance par interpénétration. Elle a pénétré en moi, mais du fait qu'elle a pénétré en moi, qu'elle m'a assimilé à elle, je suis à l'intérieur d'elle et nous nous connaissons. Je connais la Parole de Dieu, je n'oserais pas dire comme elle me connais, mais c'est une connaissance du même type, du même genre.

 

Lorsque dans la Bible il est question de connaître, que ce soit dans l'Ancien Testament, sur la bouche de Jésus ou chez Saint Paul, c'est toujours une connaissance qui est en rapport avec ce type de connaissance-là. Cela n'exclu pas l'activité de l'intelligence, au contraire, mais c’est une intelligence qui alors est surélevée dans son agir par ce que nous appellerons la Foi. La Foi, qui est une participation à la connaissance que Dieu a de lui-même, connaissance qui s'exprime dans sa Parole.

Donc, notre intellect alors est surélevé, il peut comprendre et voir des choses qui échapperaient à un intellect livré à ses propres forces. Mais, et c'est ici le difficile de la chose pour nous ici dans notre genre de civilisation occidentale, très technicisée, devenue Cartésienne, c'est une connaissance qui n'est pas conceptualisable, ou difficilement conceptualisable.

Il est impossible d'ailleurs de la circonscrire, la Parole de Dieu, de la saisir, de la dominer, de l'expliciter. C'est elle qui se saisit de nous, c'est elle qui nous domine, c'est elle qui nous transforme. Le type de connaissance n'est donc pas clair, net, précis, comme nous le voudrions. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle la théologie n'a jamais fini d'évoluer. Si c'était si clair et si simple, en une fois, il y aurait un système et on n'en parlerait plus depuis longtemps, comme la table de multiplication, et puis c'est tout.

 

Mais non, il y a toujours de nouveaux systèmes théologique. Ecoutez ce que nous lisons au réfectoire : Voila, quand Bart à commencé avec sa théologie, ça a été une petite révolution, on ne comprenait pas, et pourtant d'autres théologiens aussi forts que lui. Eh bien, c'est toujours, toujours en train d'évoluer, cette Parole de Dieu qu'on essaye de toujours mieux saisir. Mais ce sera impossible de la saisir, et ce sera ainsi toute l'éternité.

Nous ne parviendrons jamais a connaître Dieu tel qu'il est en lui-même, et ce sera aussi notre bonheur, cette perpétuelle découverte, ce perpétuel élargissement de notre champ de connaissance. Mais comment cela se passe-t-il dans la pratique ?

Je vais essayer de le décrire avec des mots à moi, encore une fois qui sont à moi mais enfin on les trouve aussi ailleurs ; je veux dire chez les auteurs Cisterciens. Mais ils se trouvent là en latin, et moi, j'ai essayé de transcrire cela en une langue accessible à tout le monde.

 

Donc, la Parole de Dieu dans la Lectio, elle nous pénètre. Il se produit donc une imprégnation, une imprégnation de tout notre être. C'est à dire que notre organisme, notre organisme spirituel, et psychique, et charnel est comme imbibé ; il est gorgé, gorgé de spermes, de germes, de semences. Les stoïciens parlaient du logos spermatikos, de la Parole qui est un sperme, qui est un germe. Et ils n'avaient pas tort. Certainement si on regarde la Parole de Dieu c'est ainsi.

Elle est à l'intérieur de nous. C'est une terre gorgée de semences. Et puis voila que cette terre est abondamment et copieusement irriguée par une eau, une eau qui est une eau qui donne la vie. Et cette eau, c'est l'eau de l'Esprit toujours, et on dirait qu'elle est à l'intérieur de nous. Celui qui reçoit la Parole de Dieu, ça devient en lui une source jaillissante en Vie Eternelle, et ça irrigue tout.

 

Puis ça ne suffit pas, il faut aussi une chaleur, un soleil, des rayons pour réchauffer ces semences qui sont déjà gonflées par l'eau qui donne Vie. Cette chaleur, c'est aussi l'Esprit de Dieu qui est Amour et qui fait germer alors, qui fait germer l'ensemble. Et pensez à ces paraboles du Christ, qui va nous présenter le Royaume de Dieu comme un champ, comme une semence, comme un levain. Vous voyez, c'est tout ça, ce sont toujours des images pour dire la même chose. Mais c'est ça, c'est cette prise de possession d'un homme par cette Parole qui est en lui, qui l'imprègne, qui est une imprégnation de tout son être.

Et après cela, lorsque tout est bien, je dirais, mûr il y a une période que nous pouvons appeler d'incubation. Incubation, cela veut dire que dans le secret il y a des courants de vie qui commencent à circuler. Notre sang devient comme un sang spirituel qui commence à porter la Vie partout, ses semences se dispersent, il y,a des racines qui s'étendent et la vie circule, des courants de vie.

Et ces courants de Vie portent avec eux la force. Il y a quelque chose qui se soulève. Voyez cette parabole de la pâte qui se soulève, de la petite graine de moutarde qui devient insensiblement un légume, puis un arbre. Il y a de la puissance là en dessous, et aussi de la lumière.

 

Des lumières, je me place alors plutôt au plan intellectuel pour ne pas dire des illuminations. On voit des choses, on comprend des choses qui auparavant nous étaient fermées, qui demeuraient dans l'obscurité. C'est la Vie, c'est la Vie de la Parole qui se répand en nous, qui incube encore. Il se passe quelque chose, mais c'est toujours dans le secret.  Et ça peut, chez la personne qui vit cela, provoquer des difficultés, parce qu'il faut tenir compte ici du facteur temps.

Nous autres, nous sommes des gens pressés. A notre époque, surtout maintenant, cela doit aller tout de suite. C'est à la vitesse de la lumière, à la vitesse de l'électricité, c'est tout de suite. Mais non, ici c'est de la Vie et cette incubation prend du temps, et on ne sait pas accélérer ce temps. Il ne faut pas d'ailleurs car c'est le temps de Dieu. Ce temps est adapté à chacun : chez certains ce sera plus rapide, chez d'autres plus lent, mais au regard de Dieu, c'est quasi uniforme. Il faut le laisser faire, il y a ici comme un abandon de la terre au créateur qui est en train de la faire germer.

Après cette période d'incubation, vient ce qu'on pourrait appeler le temps de la parturition : c'est la naissance de l'homme à sa nouvelle vie. Il a été assimilé à la Parole de Dieu et il commence à le savoir. Il aura donc la joie d'assister à sa propre naissance au monde de Dieu, à son entrée dans le Royaume de Dieu.

 

Et tout cela encore une fois, c'est le fruit de la Lectio Divina. J'exprime autrement ce que le Père Abbé Général dit. Cette communion avec Dieu qui est le fruit ultime de la Lectio, c'est vers cela qu'elle tend. Mais ça s'opèrera à travers la souffrance, car une naissance est toujours pénible. Heureusement qu'au moment où nous venons au monde biologiquement, nous n'avons conscience de rien du tout, sinon je pense que ce serait quelque chose de terrible, plus terrible que de mourir parce que la mort, ce doit être - je n'ai pas l'expérience, mais enfin je l'aurais un jour, j'espère bien que ce sera ainsi - mais la mort ce doit être une sorte d'endormissement. Et ainsi il s'endormit dans le Seigneur, dit-on de Saint Etienne.

Tandis que la naissance c'est autre chose, c'est quelque chose de très dur. Et la naissance au monde de Dieu, elle est aussi très pénible, mais elle est aussi accompagnée de grandes joies. C'est la découverte de choses qui auparavant étaient inconnues, tout à fait inconnues, c'était dans l'obscurité.

 

Eh bien, voila cette communion avec Dieu qui est en train de se réaliser grâce à la Lectio. C'est donc cela que le Père Abbé Général veut dire ici : donc orientée à la communion avec Dieu. C'est un autre type de connaissance qui n'est pas parfaitement conceptualisable, donc pas de conception claire qu'on puisse saisir, dominer et ensuite analyser ; ça n'est pas possible avec la Lectio. Cela ne veut pas dire, encore une fois, qu'il faille négliger la réflexion ou l'étude. Il le dit, ici il ne s’agit pas de réfléchir, du moins pour le moment, à l'instant même. Mais dans un chapitre ultérieur il va mettre cette chose bien au point. Ici, il définit ce que c'est que la Lectio. Et il emploie un mot : ici i1 s’agit, dit-il, non pas de réfléchir mais de consentir.

 

Consentir, ici c'est un mot qui est bien choisi, mais pour le comprendre il faut revenir au sens étymologique. C'est assentire. Il y a deux mouvements. D'abord assensus et puis consensus ; assentire et consentire, un assentiment et un consentement.

Un assentiment, cela veut dire que le sentiment est ouvert, on va vers la Parole de Dieu qui se présente. Il y a donc, ce que je disais hier, le désir, le besoin de rencontrer cette Parole. Il y a donc un adsentire, on va vers parce qu'on en a besoin, on l'aime, on la recherche.

Puis alors il y a le consentire, le consentement. Le sentiment alors rencontre la Parole de Dieu et y adhère. On la laisse entrer, on la laisse pénétrer, on lui donne la préférence, on consent, on sent avec. Le Père Abbé Général dira que c'est une connaissance qui est un être-avec. On peut dire aussi que c'est un sentir-avec, c'est un consentement. Voila le type de connaissance.

 

Mais ce consentement est donc une forme, appliquée ici à la Lectio, de ce que nous appellerons l'obéissance. C'est donc une disposition à être toujours à l'écoute de la Parole de Dieu, telle qu'elle est, telle qu'elle arrive à moi, par l'intermédiaire de n'importe qui : de la Règle, de l'Abbé, des frères, de la Communauté, d'ailleurs, des événements. Donc, cette Lectio Divina, je suis toujours à son écoute, je consens à elle à priori.

Donc, ce consentir qui est requis ici pour la Lectio, est celui-ci : c'est de toujours donner la préférence à la Parole de Dieu sur la nôtre. Si on a le choix entre notre propre parole à nous et celle de Dieu, on donne la préférence à la Parole de Dieu. C'est donc cette disposition qui est là, la réflexion alors, elle vient après.

Si elle vient après, ce n'est pas pour critiquer la Parole de Dieu, mais c'est pour mieux la saisir alors d'une certaine façon, dans la mesure du possible pour mieux s'y adapter. C'est donc une réflexion d'ordre pratique et non pas d'ordre critique. Quoique pour la pratiquer il faut tout de même une certaine critique, mais alors qui est un discernement, une  discretio. Ce n'est donc pas, je dirais, pour la mettre en question parce que avant, on a déjà capitulé.

 

Eh bien voila ce que la Lectio Divina est, et nous apercevons que c’est elle, si on la prend dans ce sens-ci pour aujourd'hui, c'est elle qui va donner à notre vie sa dimension transcendante ou transcendantale, comme vous voulez. C'est elle qui ouvre nos horizons, c'est elle qui nous fait quitter la platitude de la vie purement terrestre pour noua élever à l'Univers de Dieu, qui n'est pas le nôtre, mais où nous nommes invités, pour lequel nous sommes faits et auquel nous sommes appelés. Cela est la spécificité et la justification de la Lectio Divina.

Le Père Abbé Général disait au début qu'on avait perdu cela de vue. Nous devons essayer de le retrouver, car dans une vie contemplative, c'est essentiel. La Lectio Divina est un peu comme la clef qui permet d'entrer dans cette zone mystérieuse qu'est le Royaume de Dieu, la propre Vie de Dieu. Car la Lectio est ouverture à la Parole, la Parole vient chez nous, elle nous prend et elle nous emporte chez elle ; ça, c'est le mouvement de la Lectio. Et à ce mouvement nous devons nous abandonner sans aucune crainte.

 

La Lectio Divina déborde infiniment tout ce que nous pouvons en dire. C'est elle qui va donner la teinte à notre vie. Oui, elle la déborde en tout sens. L'acte de lire comme tel est un acte tout simple, mais la Lectio Divina, elle, déborde l'acte de lire. C'est une lecture, il faut toujours une lecture, et c'est autre chose que de lire. Il y a ici un engagement de tout l'être, un abandon de tout l'être, une remise de tout son être à cette Parole.

Et alors, cette Parole nous conduit où elle nous attend, et là où je vous souhaite de vous rendre tous, et là où j'espère qu'un jour nous nous retrouverons tous ensemble, parce que entre autre, noua aurons fidèlement bien pratiqué notre Lectio Divina.

 

Chapitre : Semaine de l’unité.                     21.01.79

 

Mes frères,

 

Nous avançons dans la semaine consacrée à la prière pour l'Unité des Chrétiens. Je voudrais à cette occasion vous citer deux anecdotes : l'une que j'ai traduite hier de la vie des Pères du désert, l'autre qui m'est arrivée à moi personnellement. Alors à partir de là, réfléchir un peu et puis tirer quelques conclusions pour notre vie pratique.

Voila la première : Comme le bienheureux Antoine était en prière dans sa cellule, une voix lui dit : « Antoine, tu n'es pas encore parvenu à la taille de tel corroyeur qui demeure à Alexandrie. » Aussitôt le vieillard se leva, prit son bâton et se rendit en hâte à la ville. Arrivé chez l'homme en question il entra. Le corroyeur en le voyant fut stupéfait. Antoine lui dit : « Explique-moi un peu ta façon de vivre, c'est à cause de toi que j'ai quitté le désert et que je suis venu jusqu'ici. »

L'autre répondit : « Je n'ai pas souvenance d'avoir fait ne fut-ce qu'une seule fois quelque chose de bien. Alors dès que je me lève au matin et avant de me mettre au travail, je me dis que toute cette ville, du plus petit au plus grand, entrera dans le Royaume de Dieu à cause de ses bonnes actions, et que moi seul à cause de mes péchés irai au châtiment éternel. Ce que je dis le matin, je le répète le soir avant de me coucher et je sens dans mon coeur que c'est la vérité. »

A ces mots le bienheureux Antoine répondit : « En vérité mon fils, habitant dans ta maison comme un bon ouvrier tu as acquis en paix le Royaume de Dieu, et moi, après avoir passé toute ma vie comme sans discernement dans la solitude, je ne suis pas encore arrivé au niveau de ta parole. »

 

Des anecdotes de ce genre, il y en a quelques unes, pas tellement, dans la vie des Pères. Une autre remarquable est attribuée aussi a Macaire l'Egyptien. Je vais simplement en citer la conclusion. Lui, il avait à faire à deux femmes mariées. Et voici ce qu'il dit pour finir. « En vérité, il n'est ni moniale, ni femme mariée, ni moine, ni homme du monde. Dieu recherche simplement l'intention du coeur et il donne à tous l'Esprit de vie.

Et voici maintenant ce qui m'est arrivé à moi. L'année dernière j'ai reçu de façon impromptue la visite d'une dame, qui est haut fonctionnaire à Bruxelles, attaché aux relations avec les pays en voie de développement, donc toujours envoyée en mission aux quatre coins du monde. J'avais déjà entendu, une fois ou deux, incidemment, parler de cette dame comme d'une personne peu ordinaire, mais je ne l'avais jamais vu, et je ne la verrais peut être jamais plus. Et voila qu'elle était devant moi. Elle n'avait rien d'une petite religieuse manquée. Non, c'était une femme du monde, très bien mise, au volant d'une grosse voiture. Elle se rendait en Autriche et elle avait fait halte ici quelques instants.

Cette dame, et c'est ici un peu le noeud de l'affaire, était de confession protestante. Et voila, nous commençons à parler, et au fur et à mesure je vais d'étonnement en étonnement, de surprise en surprise, jusqu'à en être stupéfait. Cette dame du monde, haut fonctionnaire, en voyage à travers le monde, protestante par dessus le marché, avait une vie intérieure, une vie spirituelle d'une profondeur telle que je ne l'ai jamais rencontré. Elle était possédée par un amour de Dieu et un amour des hommes qui étaient vraiment le moteur de sa vie. Et d'ailleurs cela lui attirait des avatars dans son travail, car les personnes qui sont au travail alors dans les pays en voie de développement pour le compte des gouvernements ne sont pas nécessairement des petits anges, ils ne vont pas là pour faire des oeuvres de bienfaisance, mais bien souvent pour y faire fortune.

 

Or elle, haut fonctionnaire, ne l'entendait pas ainsi. Et avec cela, une humilité semblable à celle de notre corroyeur, je n'ai jamais rencontré cela. Et ce n'était pas une illuminée, attention, car on pourrait se dire : oui, c'est une bonne femme ! Non, non, non, voyez la fonctionnaire habituée à discuter des questions économiques, sociales, politiques, parfaitement équilibrée. Et puis je remarque ceci encore : c'est une protestante donc, elle recevait de Dieu des faveurs spirituelles, ce que nous autres nous appellerions des grâces d'oraison, d'une hauteur telle que je me demande même si on saurait en trouver de pareilles dans les monastères contemplatifs. Oui, ce devrait être !

Et elle faisait des réflexions comme ça, elle ne le savait même pas, elle ne le comprenait pas. Si bien qu'à un moment donné je lui ai dit, mais voila écoutez, vous me dites là quelque chose, mais en réalité je lui explique théologiquement un peu, sans faire allusion à rien, ni à l'oraison, ni à rien, mais lui expliquant théologiquement les choses en me mettant un peu à son niveau. Mais elle comprenait bien de suite.

Et voila, elle est restée une bonne heure et puis elle est partie continuant sa route vers l'Autriche. En partant elle m'a dit ceci : « oui, Dieu c'est vraiment bon. Il vous met toujours sur votre route, au moment où vous en avez besoin, la personne que vous devez rencontrer. » Puis elle est partie.

 

Eh bien mes frères, par après et encore maintenant, je suis très heureux d'avoir fait une expérience pareille ; mais aussi je suis couvert de confusion, n'est-ce pas, de confusion. Je me dis mais voila, me voici, un catholique, possédant en principe la plénitude de la Foi, ayant à ma disposition tous les trésors de l'Eglise, j'ai passé tant et tant d'années déjà dans la vie monastique, et alors, est-ce que je suis arrivé à la taille de cette femme ? Je me trouve dans la situation de Saint Antoine et de Macaire l'Egyptien, sans être naturellement semblable ni à Antoine, ni à Macaire.

Et je me posais cette question, et je me la pose encore maintenant, et elle est en rapport avec cette semaine de l'Unité. Dans le fond, si nous voulons bien être sincère et lucide, qui réellement se trouve au coeur de l'Eglise ? Et cette parole de Saint Paul me revenait et elle me revient encore. Ne vous faites pas d'illusions, disait-il, pour Dieu il n'y a ni Juifs ni Païens, la seule chose qui compte pour Dieu c'est la créature nouvelle dans le Christ, le reste ne compte pas. Et aussi qu'est-ce que le Christ n'a pas dit !

N’a-t-il pas dit : « Oui mais ce n'est pas tellement important que vous soyez tel arbre, de telle essence, planté dans tel jardin, l'essentiel c'est que vous portiez de bons fruits. Si vous portez de mauvais fruits, eh bien vous n'êtes pas à votre place, on va vous couper et on va vous brûler. Mais si vous portez de bons fruits, qui que vous soyez comme arbre, alors moi Dieu je m'en vais vous tailler pour que vous en portiez encore d'avantage. » Et puis n'a-t-il pas dit aussi : « Oui, il en viendra de tous les coins de l'horizon, de tous les coins, pour entrer dans le Royaume de Dieu et festoyer avec Abraham, Isaac et Jacob, et vous, qui étiez destinés à devenir des fils du Royaume, eh bien vous serez tout bonnement jetés dehors. »

 

Voila mes frères des paroles que nous devons prendre au sérieux, à tout moment de notre vie, mais peut être avec plus d'intensité maintenant que nous prions pour que l'Eglise retrouve son Unité. Et nous aurions un peu tendance à faire de l'annexionnisme. Venez, venez, vous serez chez nous, nous voulons bien vous accueillir.

Non, mes frères, il me semble d'après l'expérience que j'ai faite, d'après l'expérience aussi disons de Saint Antoine et de Macaire, que sous les divergences qui nous séparent réellement il existe une unité fondamentale, une unité qui est me semble-t-il enracinée et fondée dans le service d'un même Dieu.

Un des pionnier du Mouvement Oecuménique, le Pasteur Visser't Hooft, nous l'a rappelé au début de ses mémoires. Il disait : La doctrine divise mais le service unit. Mais qu'est-ce donc le véritable service maintenant de Dieu ? Ne pensons pas à des prestations d'ordre social. Non, c'est un service d'un autre genre. C'est servir réellement Dieu, c'est à dire devenir avec le Christ un seul Esprit. Voila le véritable service de Dieu.

 

Mais alors, lorsque des hommes, quelque soit leur appartenance ecclésiale, lorsque des hommes ou des femmes deviennent ainsi avec le Christ un seul Esprit, eh bien, ils se reconnaissent, ils sont les enfants d'un même Dieu, ils se reconnaissent de suite et alors les tensions superficielles qui existent entre eux, mais elles se débandent, elles se dissipent, elles s'évanouissent. Et voila que se dégage un accord sur l'essentiel. C'est cela travailler à l'oeuvre de Dieu, c'est cela servir Dieu vraiment, c'est devenir ainsi tous, chacun et tous un seul Esprit dans le Christ. Et ce qu'il nous faut donc maintenant, ce qu'il nous faudrait pour travailler efficacement à cette Unité de l'Eglise, ce sont des Saints.

 

Et voici quelques petites conclusions maintenant pour ce qui nous regarde, nous personnellement. Pour nous, comment pouvons-nous travailler concrètement à l'Unité de l'Eglise ? Ce n'est pas en récitant une prière de temps en temps, non, c'est en pratiquant la vérité, c'est à dire en étant vrai. Si nous sommes vrais, c'est à dire si nous sommes ce que Dieu veut faire de nous, des images de son Christ, des réceptacles de sa Parole, des porteurs de l'Esprit, alors nous sommes dans la vérité. Et étant alors dans la vérité, nous pouvons dire à n'importe qui ce que le Christ a dit à ses premiers apôtres : Vous voulez savoir ? Eh bien venez et vous verrez !

Attention, mes frères, ce ne sont pas là des paroles en l'air, nous ne devons pas nous payer de mot, c'est un programme extrêmement exigent de pouvoir dire : Venez et vous verrez. Notre rayonnement dans l'invisible d'abord, et surtout si Dieu le veut aussi dans le visible, mais uniquement s'il le veut, ce rayonnement sera toujours et exclusivement à la mesure de notre humilité, c'est à dire de notre disparition dans le Christ. Si je meurs à moi-même pour laisser le Christ grandir en moi et vivre réellement en moi, alors je vais rayonner sa présence. Il est impossible qu'il n'en soit pas ainsi.

Je vais le rayonner et le rayonnant je serai devenu ce que je dois être, je serai installé, fondé et construit dans la vérité. J'aurai retrouvé mon Unité Substantielle. Je serai véritablement un  monacos, un moine, un homme dans lequel il n'y a plus de dispersion, un homme qui n'est plus déjeté à tous vents d'idées, de sentiments, de passions, un  homme dans lequel vit le Christ, un homme qui a retrouvé son unité. Voila notre premier devoir.

 

Et puis à côté de cela il y a le second devoir qui est lié au premier. C'est faire croître, faire se développer cette unité entre nous, unité de communauté alors, mais unité de communauté comme dans l'Eglise, autour du Christ, c'est à dire autour de l'homme qui dans le monastère tient la place du Christ, autour de ma pauvre personne n'est-ce pas. Et alors, avancer tous ensemble sur la même ligne, dans une même direction, mais chacun sur sa piste, en respectant toutes nos diversités qui constituent une gerbe de richesses que nous ne mesurons pas, que nous n'estimons pas suffisamment.

Alors vous voyez, mes frères, voila notre façon à nous la plus efficace et d'ailleurs la seule logique dans notre état de vie contemplative et solitaire de travailler à l'Unité de l'Eglise, de reconstituer ou plutôt d'aider Dieu a constituer en nous, a construire en nous notre Unité personnelle en nous assimilant totalement au Verbe de Dieu, à faire de nous quasiment de nouveaux Christ.

Et puis alors l'Unité de notre communauté autour du Christ, dans la personne de celui qui le représente, et ainsi constituer une Eglise miniature, mais une véritable, parce que le centre de cette Eglise et le coeur de cette Eglise c'est le Christ, et l'âme de cette Eglise c'est l'Esprit. Et cette Eglise grandit pour que le Père, Dieu le Père soit connu, estimé, glorifié par tous dans l'invisible et si le Père le veut dans le visible aussi.

 

Et alors, mes frères, nous allons nous découvrir frères de tous ces chrétiens d'autres confessions qui sont dispersés à travers le monde. J'en ai fait l'expérience, il en existe et c'est pour cela que j'ai voulu vous la citer. Ils sont d'un niveau supérieur au nôtre, enfin, je ne sais pas à quel niveau vous êtes ? Disons donc égal au nôtre au moins et cela partout dans le monde. Nous nous retrouvons alors dans cette grande famille que Dieu est en train d'édifier, de faire vivre, de construire, d’animer.

Et nous aurons rempli notre rôle, non seulement pour notre salut personnel - il faut y penser aussi - mais cela se fera surtout si nous vivons tous dans l'unité d'un service du même Dieu, qui veut que tous les hommes soient sauvés, que tous les hommes parviennent à la connaissance de la vérité.

Et la vérité, ne l'oublions pas, c'est la possession de la Vie, c'est d'être devenu des Dieu par participation. Et encore une fois Dieu n'est pas avare de ses dons, il donne à n’importe qui, autant qu'on en a besoin, autant qu'on le désire.

 

Mes frères, pensons un peu à cela, si vous le voulez, pendant le restant de cette semaine de l'Unité, mais aussi pendant tous les jours de l'année. Ce sera un encouragement pour nous, dans notre vie qui peut paraître si obscure parfais, si terne, peut être même si humainement inutile ; mais en réalité il circule entre nos communautés et des personnes isolées, et d'autres communautés, même d'autres confessions chrétiennes, ou même des païens, il circule des courants souterrains invisibles qui animent tout le Corps, qui le font croître jusqu'à ce que le Christ soit vraiment tout en tous.

 

Chapitre : La Lectio Divina.                       23.01.79

      12. Source de la Lectio Divina dans le judaïsme.

 

Mes frères,

 

Le Père Abbé Général terminait le troisième paragraphe de son exposé en disant que la communion avec Dieu est le genre de fruit que recherche la Lectio, spécialement dans le cas où nous lisons la Bible, Parole inspirée de Dieu. Maintenant il commence une autre section :

 

Ce que je viens de dire soulève deux problèmes qui méritent d'être signalés : la Lectio doit-elle avoir toujours pour objet la Bible ? - et : y a-t-il une distinction entre Lectio et étude?

La Lectio doit-elle toujours avoir pour objet la Bible ? Il faut reconnaître que dans les premiers temps la Lectio avait pour objet presque exclusif l'Ecriture et ses commentaires patris­tiques. C'est par là qu'elle vint à être appelée Divina, et c'est peut-être pourquoi elle prit la forme particulière qui est la sienne. Car la Bible n'est pas un livre ordinaire. C'est la Parole de Dieu. Il y a en elle quelque chose de sacramentel.

Lue comme elle doit l'être elle peut être un lieu de rencontre avec le Christ. Il nous faut voir les Livres Saints comme l'his­toire de l'amour de Dieu pour son peuple. C'est parce que les pre­miers moines virent la Bible à cette lumière qu'ils inventèrent leur forme propre de lecture. Mais pour  nous aujourd'hui, la Bible doit-elle être toujours l'objet de la Lectio ? Ma réponse person­nelle est à la fois oui et non. A nos yeux, l'Ecriture doit avoir la primauté comme matière de la Lectio, mais il ne faut pas exclure d'autres livres pourvu qu'ils nous aident de quelque manière (même indirecte) à comprendre la Parole de Dieu. Faut-il ajouter cependant que tous les livres ne se prêtent pas à la méthode de lecture lente, méditative, qui a été recommandée plus haut.       

Voici donc le Père Abbé Général qui nous dit que, soit directement, soit indirectement, la Lectio Divina doit avoir comme objet principal la Bible, l'Ecriture donc. Il donne quelques motifs d'ordre spirituel, d'ordre mystique. Mais est-ce que ça ne pourrait pas être pour nous 1'oc­casion de creuser un peu cette question : pourquoi la matière première de la Lectio doit-elle être la Bible ?

Ici je pense que nous devons être franc, c'est à dire voir les choses avec lucidité et humilité. Qu'est-ce que nous sommes, nous ? Eh bien, reconnaissons-le, nous sommes des païens, donc des païens convertis. Nos lointains ancêtres d'où venaient-ils ? Oui, ils venaient du cen­tre de l'Asie, quelque part par là. Ils ont envahi l'Europe. Ils ont chassé les autochtones dans des petits coins, dans des îles à l'extérieur encore. Les voila installés. Ils n'ont rien à faire avec le Peuple de Dieu.

Nous avons été introduits dans le peuple de Dieu par grâce, par cadeau, mais nous ne sommes pas chez nous, nous sommes des descendants des païens. Eh bien, notre atavisme de païen continue à jouer, et cela avec une force renouvelée depuis ce qu'on appelle la Renaissance, qui est en fait la renaissance du paganisme. Et aujourd'hui les anciens dieux triomphent. Nous sommes en plein dans le néo-paganisme : ce qu'on appelle sécularisation, désacralisation, etc. En fait, c'est le triomphe du paganisme à nouveau aujourd'hui dans nos régions et aussi sur nous, dans notre mentalité. Je pense qu'il faut avoir ça devant les yeux pour essayer de mieux comprendre ce que c'est que la Lectio Divina.

 

Je vais vous donner un exemple de neo-paganisme, c'est ceci : Lorsque nous devons chercher les sources de nos actions liturgiques par exemple, notre première pensée sera d'aller les chercher dans le monde païen. Voila, prenons par exemple la fête de Noël. On va dire : comment la fête de Noël est-elle venue ?

Mais la fête de Noël, c'est tout simplement ceci : il existait aux tous premiers siècles une fête du sol invictus, du soleil invaincu, qui à l'époque du solstice d'hiver reprenait sa course pour triompher à nouveau en plein été, invaincu ! Alors pour baptiser cette fête, on y a mis la fête de la naissance du véritable Soleil du monde, du Christ. Et ainsi cette fête a été baptisée et la voici devenue maintenant la fête de Noël. Voila, ça c'est l'explication courante, vous la trouverez autant de fois que vous voudrez.

Mais personne ne pense à ceci : c'est que à l'époque maintenant de

Noël, dans le Judaïsme à l'époque du Christ et encore aujourd'hui, c’est la fête de la Hanukka, de la dédicace du temple, qu'on appelle aussi fête des lumières. Cela veut dire que la maîtresse de maison, tous les jours pendant sept jours, les sept jours de la fête, doit allumer chaque jour une nouvelle lumière, pour arriver au chandelier à sept branches. Et cela, ça signifie que la lumière de la Loi, ou la lumière de la Divini­té va entrer dans le monde et l'éclaire à partir de ce temple.

 

Maintenant voyez : le véritable temple, qui est-ce ? et la véritable dédicace du véritable temple ? Eh bien, c'est le jour, ou la nuit plutôt où le Christ, où la Divinité, où le Verbe de Dieu est entré dans le temple qui doit devenir le sien pour l'éternité et qui est l'humanité, en cette personne du Christ d'abord, et puis à partir de là dans tous les hommes. ­

Et qui est ce Verbe de Dieu qui est venu dans l'humanité son véritable temple ? C'est la Lumière du monde ! Voila le véritable sens de la fate de Noë1, ce n'est pas le sol invictus. Mais nous, païens, nous allons d'abord penser à la fête de nos ancêtres. C'est inscrit dans nos cellules.

Eh bien, c’est un peu peut-être la même chose avec la Lectio Divina. Si nous voulons savoir ce qu'est la Lectio Divina, allons chercher là où elle se pratiquait au début, pour le Christ, pour les autres, dans le Judaïsme. C'est là que se trouve la Lectio Divina, comme les deux autres piliers de la vie monastique, l'Opus Dei et le travail manuel.       

 

Dans le Judaïsme, l'Opus Dei n'est rien d'autre que la sacralisation du temps, le temps qui est la durée, qui est la traduction dans notre sphère à nous du travail que Dieu opère, lentement mais sûrement, pour façonner le monde et le conduire à sa plénitude. Le temps a un sens posi­tif. La mort elle-même n'est pas une chute dans le néant. Non, la mort c'est d'être recueilli par Dieu qui un jour va ressusciter les hommes de la mort Cela doit toujours, même à travers une apocalypse finale, aboutir sur une réussite.

Dans le paganisme c'est différent, le temps est vu comme défaisant, le temps est anthropique, le temps est cyclique, on va donc essayer d'y échapper. Tandis que le Juif, lui, va sacraliser le temps, il va y entrer pour l'imbiber de la présence de Dieu. C'est tout notre cycle liturgique qui est scandé par le chant des Psaumes, exactement comme le Judaïsme. Mais nous, faisons attention, nous, dans notre mentalité encore de païen, nous avons peur du temps. Je l'ai expliqué le dernier jour de l'an­née. Nous avons peur du temps parce que nous avons peur de la mort. Vous voyez  tout cela ! Les Juifs n'ont pas peur de la mort, du moins à cette époque là car maintenant ils sont aussi occidentalisés.

           

Si nous prenons le travail manuel, qui est le second pilier de notre trépied monastique :

pour les païens à l'époque du Christ, le travail manuel était inconce­vable pour un homme libre. C'était le fait des esclaves, il fallait qu'il y ait des esclaves. La cité ne savait pas vivre autrement. Elle était édifiée sur une masse énorme d'esclaves qui permettaient à quelques hommes libres de pouvoir alors réfléchir, philosopher, réfléchir sur la sagesse, le sens de la vie, etc. Mais ils ne se seraient jamais mouillés à tra­vailler de leurs mains. Il y avait des esclaves pour cela, des prisonnier de guerre, tout, n'importe quoi. C'était pour eux !

Mais dans le Judaïsme, c'est exactement le contraire. Le travai1 manuel là-bas, c'est un titre de noblesse. Chaque père de famille était obligé d'apprendre en tout premier lieu à ses fils, deux choses : un métier ma­nuel et à lire. Apprendre à lire, parce que tout juif doit être, et nous arrivons à la Lectio Divina, un homme du Livre. C'est sa mission.

Et alors un travail manuel, parce que le travail manuel c'est la coopéra­tion encore une fois à ce travail de modelage, de façonnage de l'univers qui est le propre du Créateur. L'homme créé à l'image de Dieu est fait pour aider Dieu à achever son oeuvre de création. Tous les grands rabbis avaient tous un travail manuel ; et le plus grand parmi eux qui est Jésus en avait un lui aussi.

 

Maintenant si nous arrivons à la Lectio Divina. La Lectio, le mot naturellement n'existe pas à l’époque du Christ, mais la chose et la pratique existe. C'est d'ailleurs l'occupation principale du Juif, c'est sa toute première occupation, il doit être occupé à cela tout le temps. Et ça ne veut pas dire qu'il est tout le temps assis à lire des livres ? Non, le Livre des Ecritures est entreposé dans le tabernacle de la synagogue, mais il a chez lui quelques petits morceaux de parchemin avec des écrits, ou alors il a surtout ceci : il a son coeur mémoire.

Nous sommes maintenant des papivores, nous ne savons rien faire que de lire, nous ne savons plus retenir. Or ces hommes connaissaient par coeur toute leur Bible dans sa traduction Targumique, donc dans l'Araméen qui était leur langue courante. Et alors ils devaient tout le temps revoir, retravailler cette Parole avec ses commentaires des grands Rabbis, et cela dans leur coeur qui est le siège de la mémoire. Et dans leur vocabulaire, il y a une richesse de mots, telle, qu'on pourrait consacrer des soirées pour éplucher chacun, chacun.

 

Il y a daraq, chercher, fouiller, scruter, explorer, marcher, voyager, écouter, entendre, regarder, garder, conserver, broyer, manger, assimiler. Et tout ça, tout ça, autant de mots qui sont des scènes vi­vantes et qui sont utilisés pour parler de ce travail que doit effectuer chaque Juif à propos de cette Parole de Dieu, mais alors avec tout son être...

Donc il doit les réciter. Mais ce n'est pas comme nous autres, nous, nous réciterions par coeur. Non, il doit, ça doit s'entendre, au moins lui doit l'entendre. II doit aussi remuer. Alors il aura son travail, ou bien s'il a un moment de repos alors tout son être vit. Il ne va pas s'agiter mais se balancer pour vivre cette Parole exactement comme le Père Général l'a expliqué dans son exposé.

Et alors, cette forme de Lectio est tout à fait différente de ce que nous connaissons maintenant. Mais c'est la même. Et comme je l'ai dit, l'exemple parfait de cette personne qui pratiquait la Lectio, c'est cette Juive, parce que les femmes faisaient ça aussi, qui était Marie. Combien de fois n'est-il pas dit qu'elle entreposait ça dans son cœur, elle le méditait, ce qui veut dire : elle le marmonnait, elle le répétait, elle le ruminait.

 

Maintenant, si nous voyons ce qu'est l'Evangile, plutôt l'enseignement de Jésus qui nous est livré, transmis, traduit (tradition) dans les Evangiles, ce n'est rien d'autre que la Lectio que Jésus faisait des Ecritures. Il ne faut pas penser que le jour où pour la première fois il a commencé à enseigner, ça lui est tombé comme ça tout d'une fois !

Non n'est-ce pas, pendant je ne dis pas trente ans parce qu'il avait tout de même un temps où il ne savait rien du tout, mais disons pendant 25 ans, depuis l'âge de raison, certainement depuis l'âge de 12 ans, puisqu'à l'âge de 12 ans on dit déjà qu'il interrogeait, qu'il posait des questions. Donc il s'intéressait.

Alors depuis ce moment là, il a ruminé ces Ecritures, il a pratiqué cette Lectio. Or ici voyez ce qui est extraordinaire : nous avons donc là la Parole de Dieu qui est lue et qui est interprétée, qui est relue dans le sens d'une relecture, qui est midrachisée, donc une relecture, une Lectio de la Parole qui est faite par la Parole de Dieu elle-même. Alors cela produit une explosion, n'est-ce pas, donc le véritable sens de la Parole de Dieu est découvert.

 

Naturellement, le sens de cette Parole qui était déjà jusqu'alors à la portée de tout le monde était vrai aussi. Il n'est pas venu pour détruire tout ça, mais il est venu pour le faire éclater, le faire éclater et découvrir ce qu'il y a en dessous, les fondements, les racines, toutes choses secrètes, cachées, que personne ne pouvait voir parce que le re­gard n'était pas suffisamment perçant. Mais Lui étant la Parole, il se commentait Lui-même. Il pouvait se découvrir lui-même.

Quand il pratiquait cette Lectio c'était une sorte de, j'emploie ce terme parce que je n'en n'ai pas d'autres, cette Lectio donc, c'était un peu une sorte d'introspection qu'il faisait ou d'exploration de sa pro­pre personne. Et puis alors il nous le découvre dans son enseignement. Il est vraiment celui qui tire de son propre fond, sans cesse, et de l'ancien et du nouveau. C'est de l'Ancien, mais en réalité c'est du Neuf.

 

Voila mes frères, je suis arrivé à peine à la moitié. Enfin, vous avez tout de même compris un peu ce que je voulais dire. Je pense que j'ai dit le principal. Et de suite alors, ça projette sur notre Lectio une lumière qui est vraiment, je dirais, exaltante parce que cette mission qui était celle du Verbe de Dieu incarné, de la Parole de Dieu incarnée, elle est un peu re­mise maintenant à son Eglise.

Quand vous voyez les premiers Pères de l'Eglise, prenons le plus grand et le plus prestigieux d'entre eux, celui qu'on a comparé au feu, Origène. Mais lui alors, tous les jours, tous les jours il enseignait. Mais son enseignement, quand vous le lisez, ce n'est rien d'autre qu'une Lectio Divina qu'il faisait pour son compte propre, puis alors qu'il transmettait tout haut. C'était le charisme de ces Pères de l'Eglise.

Et je pense que c'est un peu notre charisme aussi dans la vie monastique. Non pas pour que ce soit répandu dans le monde entier, mais pour nous personnellement, afin que nous retrouvions cette veine de Vie qui est la Parole de Dieu alors totalement explicitée par le Christ.        

Et nous avons l'Esprit à notre disposition. Le Christ a dit : quand je serai parti, Lui, l'Esprit qui est le mien, que je vous enverrai, il vous conduira, il vous introduira dans toute la vérité, dans la vérité toute entière.

Donc voila, mes frères, encore un peu ce que c'est que la Lectio Divina.

 

Chapitre : La Lectio Divina.                       27.01.79

      13. La Bible objet de la Lectio.

 

Mes frères,

 

A la question de savoir si la Lectio doit toujours avoir pour objet la Bible, le Père Abbé Général a répondu :

 

Ma réponse personnelle est à la fois oui et non. A nos yeux l'Ecriture doit avoir la primauté comme matière de la Lectio, mais il ne faut pas exclure d'autres livres pourvu qu'ils nous aident de quelque manière (même indirecte) à comprendre la Parole de Dieu.

 

Pourquoi cette primauté, cette priorité et cette exclusivité donnée à la Parole de Dieu dans la Lectio Divina ? Mais, dit-il, c'est parce qu'il y a en elle quelque chose de sacramentel. Qu'est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire que la Parole de Dieu que nous fréquentons dans la Lec­tio Divina agit un peu sur nous à la manière d'un sacrement. C'est à dire pour reprendre la terminologie technique reçue ex opere operato, cela veut dire qu'il suffit d'être en contact avec elle pour qu'il se produise un effet qui est lié à elle. C'est quelque chose de sacramentel.

Ce n'est pas un sacrement, mais l'effet qu'elle produit est analogue à celui d'un sacrement. C'est un peu comme lorsque je me trouve dans le soleil, je sens sur moi le bienfait de la chaleur qui me vient du soleil. C'est un peu cela l'effet que produit l'Ecriture, si je suis dans son rayonnement, que je le sache ou non, que je le sente ou non, à l'instant même il se pro­duit quelque chose. C'est elle qui rayonne sur moi et qui agit dans le secret. Naturellement il faut que je fasse ma Lectio Divina de façon cor­recte, c'est certain. Ce ne doit pas être pour moi une étude. Mais nous avons vu toutes ces choses là, je ne vais pas y revenir, car alors on n'avancerai t pas.         

 

Ce qu'elle a aussi, la Lectio, la Parole de Dieu, l'Ecriture, elle n'est pas seulement le Verbe de Dieu, elle l'est, mais aussi elle est lourde, elle est pesante d'un poids qui est le poids d'une histoire. Et cela, nous devons bien le savoir. La Parole de Dieu, elle s'est incar­née avant le Christ, une sorte de pré incarnation dans l'histoire d'un peuple qui est lié par un contrat, une sorte de contrat de mariage avec Dieu.

Dieu appelle souvent Israël son épouse. Israël arrivé à sa maturité nubile, parfaite, deviendra l'Eglise, qui sera alors l'Epouse du Christ. Eh bien, la Parole de Dieu dans l'Ecriture, elle nous révèle, elle nous dévoile le secret profond de cette histoire, de cette histoire d'amour entre toute une collectivité d'hommes, chaque homme en particulier dans cette collectivité et puis Dieu. Et alors, c'est très important pour nous qui sommes engagés aussi, et personnellement et communautairement, dans une aventure d'amour avec Dieu, car nous y voyons transcrit notre propre histoire.

Si nous faisons convenablement notre Lectio Divina, nous découvrons la grille qui nous permet d'interpréter notre histoire personnelle. Donc nous trouvons là un guide pour notre politeia, pour notre façon de vivre notre vie monastique, notre vie de rapports de plus en plus intime avec Dieu.      

 

Et c'est ainsi que Saint Benoît voit cette lecture de l'Ecriture, cette Lectio Divina. Il nous dit : Quelle page de l'Ancien ou du Nouveau Testament, divinement inspirée n'est pas rectissima norma vitae humanae, 73,11, n'est pas la norme la plus droite, la plus parfaite pour une vie d'homme. Mais alors, il a eu soin de dire auparavant que la vie de l'homme dans un monastère c'était de conduire, c'était d'arriver à la celsitudo perfectionis, 73,2, arriver au sommet de la perfection humaine, qui est ne l'oublions pas une transformation de notre être en celui de Dieu. Cela ne veut pas dire que nous devenons Dieu directement, mais nous participons à sa nature. Notre nature divinisée arrive alors à la perfection de l'intention que Dieu avait sur elle.

 

Alors Saint Benoît nous dira aussi, que si nous consultons maintenant les hommes qui ont pratiqué cette Lectio Divina, qui ont donc scruté, qui ont contemplé cette Parole de Dieu, qui l'ont reflété dans leur propre vie parce qu'ils voyaient en elle le miroir de la leur, eh bien ces hommes  qui sont les Pères de l'Eglise, eux, dit-il, ils vont nous conduire si nous les suivons recto cursu ad creatorem nostrum,73,14, par une course directe jusqu'à notre Créateur.                    

Et vous voyez, Saint Benoît emploie chaque fois le même mot lorsqu'il parle de l'Ecriture, de la Parole de Dieu, il dit rectissima norma, 73,11. Lorsqu'il parle de ses commentaires par les Pères il dira recto, donc le même mot rectus chaque fois. C'est donc quelque chose de direct. C'est un guide sûr qui fait qu'on ne dévie ni à gauche, ni à droite. Il est impossible de se tromper quand on le suit.

C'est la raison pour laquelle elle doit être toujours pour un moine son aliment principal, parce que c'est le guide le plus sûr. Et c'est en cela qu'elle a quelque chose en elle de sacramentelle. Elle ne peut pas nous tromper, comme Dieu lui-même ne peut pas nous tromper. Et si nous l'écoutons, si nous la suivons, cette Parole qui est l'expression de l'Amour de Dieu pour nous, il nous est impossible de ne pas arriver au but. Et en plus de cela, nous y arrivons par une route directe et très rapide. C'est une course !

 

Maintenant, pourquoi faut-il aussi d'autres livres que l'Ecriture ? Mais toujours comme le dit le Père Abbé Général, des livres qui de quelque manière, même indirecte, nous aident à mieux comprendre cette Parole de Dieu. Mais c'est aussi parce que la réponse que doit nous donner la Parole nous sera peut-être donnée dans un langage qui aujourd'hui n'est pas suffisamment clair pour notre entendement. Il est donc utile d'aller chercher une interprétation.

Mais je prends interprétation dans le sens très tech­nique du terme, comme ne comprenant pas une langue étrangère, je vais faire appel à un interprète. Cela va me permettre de comprendre certaines choses et ainsi de laisser agir la Parole de Dieu sur moi avec plus de vigueur et avec plus de vérité.

Donc ne l'oublions pas ! Parce que le Père Abbé Général le dit ? Ce n'est pas parce qu'il le dit, il ne fait que de rappeler une vérité. Ne l'oublions pas, la Lectio Divina a pour exclusivité la Parole de Dieu, soit directement, soit de façon indirecte, mais toujours.

 

            Il y a encore un petit aspect sur lequel je voudrais attirer votre at­tention. Mais c'est avec un peu de retard, avec deux jours de retard seu­lement. Enfin ça ne fait rien ! C'est que la, Lectio, si elle est faite dans cet esprit, elle nous fait retrouver nos racines Juives. Nous l'avons encore entendu à la lecture des Vêpres. Saint John Fischer nous l'a bien rappelé, et il a employé le mot : nous sommes des païens, a-t-il dit. Et nous, païens, nous avons été coupés de l'olivier sauvage et nous  avons été greffés contre notre nature sur l'olivier franc, et nous recevons maintenant notre nourriture par ses racines.

Cet olivier franc, dit-il, c'est Israël. Nous autres, nous sommes des étrangers. Et lorsque nous pratiquons la Lectio ainsi, ne l'oublions pas, Jésus Christ, lui qui est la Parole de Dieu dans de la viande, dans une chair d'homme, il a lu l'Ancien Testament, et il est donc la Lectio Divina faite par la Parole elle-même. C'est quelque chose que nous ne pourrons jamais, mais jamais comprendre  ce qu'il a fait à ce moment là et la richesse dont nous disposons alors dans son enseignement. Mais en même temps que cela il s'est incarné dans ce peuple d'Israël et nous retrouvons par lui nos racines Juives. Et nous pratiquons alors de façon secrète, invisible, mais bien réelle, un véritable oecuménisme spirituel avec le peuple Juif d'aujourd’hui. 

N'oublions pas que ces hommes, nous l'avons vu lorsque ce Monsieur Français est venu présenter le film sur la Terre Sainte (exploration du monde). Nous avons vu avec quelle piété, ces Juifs à Jérusalem scrutaient l'Ecri­ture, ensemble, en privé, devant le mur des Lamentations, ailleurs encore. Ils sont toujours en train de faire leur Lectio Divina, exactement comme nous. Seulement nous, nous sommes plus avancés qu’eux par privilège de Dieu, par cadeau, parce que nous sommes ici. voila, o'est une grâce que nous avons reçue. Nous avons des meilleures lumières qu'eux, des meilleu­res possibilités qu'eux, mais malgré tout ça, c'est la même Parole de Dieu que nous scrutons.   

 

Et alors nous pratiquons avec eux un oecuménisme qui est bien réel, bien spirituel, car nous sommes greffés sur eux. C'est un peu la même sève qui circule, mais la sève Evangélique qui est en nous et qui nous permet de participer toujours plus à cette Vie de Dieu. C'est comme si la sève refluait.

Voyez la sève dans une plante, dans un arbre, elle monte et elle des­cend tout le temps, elle ne s'évapore pas en l'air. Donc notre sève à nous retourne dans les racines qui sont eux et ainsi, insensiblement ils avancent dans leur histoire.

Et nous pouvons être certains qu'un jour nous nous retrouverons tous, avec surprise, avec bonheur et avec joie, tous ensemble dans la pleine Lumière. Eux seront arrivés aussi à la pleine vérité sur le Christ, mais petit à petit, au dernier jour, aux derniers temps. Et nous nous retrou­verons vraiment frères en Lui dans la joie et la lumière du Royaume de Dieu qui nous réunira tous.

 

Chapitre : Nos Fondateurs de Cîteaux.           28.01.79

      Projet primitif de nos Fondateurs.

 

Mes frères,

 

Avant hier nous avons célébré la solennité de nos Saints Fondateurs, Robert, Albéric et Etienne. Or, depuis tout un temps déjà, nous essayons de scruter les origines de Cîteaux à travers les écrits que ces Fondateurs nous ont laissés, afin de retrouver leur projet primitif et quelles étaient leurs intentions lorsqu'ils ont quitté Molesmes pour entrer dans cette forêt de Cîteaux. Nous avons parcouru ainsi tout le Petit Exorde, nous l'avons achevé.

Et c'est peut être le moment aujourd'hui, en connexion avec la fête de ces Fondateurs, de dégager une synthèse de ce que nous avons rencontré. Essayer comme ça de dessiner le tableau de leur projet, de leur intention.

D'abord, ce qu'ils ont voulu faire, c'est vivre la Règle de Saint Benoît illustrée par la vie de Saint Benoît telle qu'ils la trouvaient rap­portée dans Les dialogues de Saint Grégoire. Donc la Règle de Saint Benoît est leur maîtresse de vie. Regula magistra, comme dit Saint Benoît, et que personne à la légère n'en dévie, et nemo temere devietur a quoquam, 3,17. En rien il ne faut en dévier.      

 

Mes frères, c'est là tout autre chose qu'un vague idéal de communauté fraternelle comme on rencontre trop souvent aujourd'hui, même dans les mo­nastères qui dépendent de la Règle de Saint Benoît. Il ne s’agit pas de cela. Ce qu'ils ont voulu, c'est retrouver l'élégance de la trajectoire qui con­duit un homme vers Dieu. Je dis élégance parce que c'est bien cela. Il y a une façon de se dégager des choses terrestres, des choses transitoires et caduques pour partir vers Dieu.

La Règle leur a servi comme d'une poussée, une poussée énorme qui les a arrachés à l'attraction de la terre, des choses terrestres pour les lancer dans les espaces infinis du Royaume de Dieu. Et je reviens encore sur le mot élégance, sur l'élégance de cette trajectoire, car ça c'est retrouvé. Cela s'est retrouvé dans leur vie d'abord, et aussi dans leurs réalisations concrètes, dans leur architecture qui était extraordinairement belle, dans leurs écrits qui étaient des chefs-d'oeuvre, dans leurs discours, dans leur façon de s'exprimer de parler.

Mes frères, encore une fois vous voyez, c'est autre chose que de se dire : on vit bien en communauté de frères, dans la chaleur, oui, il ne manque alors plus qu'une guitare, vous voyez, pour animer une célébration commune. Alors on est bien, vous voyez, voila ! Non, c'est tout autre chose, c'est s'arracher à ça pour partir vers Dieu.

           

Ils ont donc lu la Règle dans l'éclairage qui est projeté sur toute la Règle par l'épilogue de cette Règle, par le dernier chapitre de la Règle de Saint Benoît. Et comme Saint Benoît nous le dit, sa Règle à lui, ce n'est qu'un début pour des gens qui veulent commencer à faire bien les choses, 73,22. Mais alors au delà, il faut aller jusqu'au sommet de la perfection.

Vous voyez, c'est cette poussée qui doit dégager l'homme pour l'envoyer ailleurs. Et pensons à cette hymne que nous avons encore chantée en la fête des Saints Fondateurs, aux Vêpres et aux Laudes. Cette hymne qui naturellement est assez tardive, rend bien quel a été leur projet.

Vous allez dire : Oui, mais c'est idéalisé ! Peut être pas tant que cela ? Et c'est pourquoi nous devons essayer de cerner, de définir qu'elle était la caractéristique de ce projet cistercien. Donc ce qui dans la grande famille Bénédictine lui donne sa spécificité, sa note originale, unique, qu'on ne retrouve pas ailleurs.

 

Eh bien, ce qui fait l'originalité du Cîteaux, c'est que c'est une spiritualité du désert vécue dans le cadre de la Règle de Saint Benoît. Comment appelaient-ils l'endroit où ils se trouvaient ? Ils l'appelaient le désert de Cîteaux. Ce mot revient je ne sais combien de fois dans leurs écrits. Même dans les documents officiels, que nous n'avons pas encore vu, que nous allons essayer un jour de parcourir rapidement, c'est toujours eremus cistercii, herme, le désert de Cîteaux.

Mais ce n’était pas un désert utopique, comme ça. Non, c'était bien con­cret pour eux. C'était comme ils le disent un locus horroris, un lieu d'horreur, un endroit qui était d'autant plus désirable qu'il était mépri­sé des hommes. Et alors dans ce désert, qui est un désert bien concret, ils se sont enfoncés. Et alors ils ont livré cette lutte du désert, cette lutte qu'on ne peut livrer que dans le désert. Ils ont affronté la mort, ils ont vécu la mort de façon à pouvoir entrer dans la vie véritable.

Vous voyez les paroles du Christ, lorsqu'il dit : Si vous voulez entrer dans le Royaume de Dieu il vous faut d'abord mourir. Il faut prendre ces paroles à la lettre, ce n'est pas seulement au plan mystique, mais ça doit se traduire dans le réel quotidien de notre vie. Cette mort, il faut la vivre. Donc il faut se placer dans une situation telle qu'on doit mourir. Et alors ils doivent affronter, ils doivent lutter, ils doivent lutter dans ce désert. Ils doivent lutter contre la nature d'abord, cardans le désert on ne sait pas vivre. Le désert est un endroit où on meurt, c'est un endroit où on ne sait pas subsister.

 

Eh bien, il faut tout de même y vivre. Alors ils vont lutter contre la nature, la nature qui est hostile, la nature qui ne veut pas d'eux, la nature qui va essayer de les rejeter. Pensons un peu à l'hiver que nous vivons maintenant ; voila, c'est ça 'la nature hostile. La nature, on dirait, ne veut plus des hommes, les met dans des conditions telles qu'ils ne sauraient pas survivre. Et malgré tout il faut survivre, il faut lutter contre la nature dans le désert.

Il faut lutter aussi contre soi-même. Pourquoi ? Mais parce que on aura toujours la tentation de prendre la fuite, de renoncer. Or c'est ce qui est arrivé chez les premiers cisterciens. Ceux qui étaient à l'extérieur prenaient la fuite, ils ne voulaient même pas commencer. Non, c'est impossible une chose pareille, et ils s'en écar­taient.

Alors ceux qui étaient dedans ? Mais une bonne partie a renoncé, il faut bien le savoir ça, ils sont retournés d'où ils étaient venus. Ils ne savaient pas tenir. Il faut un courage très dur pour vivre la vie du désert.

 

Et alors ils ont dû lutter aussi contre le démon. Prenons cela aussi au sérieux. Dans l'hymne que nous avons encore chantée avant hier on par­lait de et teterrima. Ce sont les pièges diaboliques qui sont de cou­leur noire et qui sont effrayants. N'allons pas encore une fois ici dire : Oui, mais ça c'est de la mythologie, c'était bon à leur époque. Celui qui n’a jamais été dans le désert ne peut pas savoir que c’est vrai ! Et celui qui y a été sait très bien que c'est vrai, n'est-ce pas.

Et ils l'affrontaient, ce démon, à l'endroit où le démon se trouve. Car le démon est le prince de la mort, qui est opposé au Prince de la Vie qui est le Christ. Et comme le Christ est entré dans le désert pour y af­fronter le prince de la mort, et le détruire, Et bien, le moine cistercien aussi entre dans le désert avec la même intention. I1 y avait donc un affrontement continuel entre la chair et l’esprit, entre l'égoïsme et l'Amour, entre le trafic et la gratuité.

 

Ils étaient donc de véritables soldats, des milites Christi comme le voulait Saint Benoît. Ce n'était pas de bons bourgeois installés dans une vie sans problème. Non, c'étaient des,hommes qui étaient nus et qui affron­taient le démon, qui affrontaient leur propre nature, qui affrontaient toute l'hostilité du milieu pour à partir de là se dégager de la chair, se déga­ger de l'égoïsme, se dégager de toute mode de trafic, pour entrer alors dans ce Royaume de Dieu où il n'y a plus que le souffle de l'Esprit, où il n'y a plus que de l'Amour, où il n'y a plus que spontanéité gratuite. Et c'était cela le désert !

Le désert, c'était abandonné absolument tout pour ne plus vouloir pos­séder que le Christ, c'est à dire faire le vide total en soi pour y laisser entrer la vie du Christ et devenir soi-même alors d'autres Christ qui con­tinuent sa mission et sa lutte dans ce monde ci, pour eux-mêmes d'abord mais aussi pour l'humanité toute entière. Il y a dans la Règle de Saint Benoît deux petits mots, deux petits mots qui définissent bien cette spiritualité du désert. Et ces hommes qui étaient habités par l'Esprit, ne l'oublions pas, et qui avaient le charisme des fondateurs, ces hommes ont été saisis certainement par ces deux petits mots.

Et ces petits mots c'est omnino nihil. C'est un des derniers mots de la Règle au chapitre 72°, 14, Christo omnino nihil praeponant. Ce omnino nihil, c'est absolument rien ! Eh bien, c'est cela le désert. Le désert est l'endroit où il n’y a absolument rien. Or pour pouvoir vivre cet absolument rien au plan spirituel au point de n'avoir plus rien d'autre devant les yeux que le Christ, il faut se placer soi-même physiquement et matériellement dans une position telle qu'il n'y ait plus que cet absolument rien. Le désert spirituel exi­ge donc un désert matériel. Et c'est cela qu'ils ont réalisé, vous pouvez m'en croire. C'est cela la caractéristique de Cîteaux !          

Il Y a quelqu'un qui m'a demandé, il n'y a pas tellement longtemps, quelle était la caractéristique de Cîteaux. Je dis que je vais un peu voir. On est pris parfois ainsi par la question. Eh bien c'est ceci, vous pouvez en être certain. Et aussi longtemps que les cisterciens, que les abbayes­ n'ont pas retrouvé ceci, elles vont continuer à patauger dans toutes sortes de problèmes dont elles ne sortiront pas. Et ce sera une confusion de plus en plus grande. Le statut sur L'Unité et le Pluralisme essaye de retrouver cela. Mais nous devons bien nous en convaincre et alors le vivre.

            Alors, dans la logique de ce désert, qu'ont-ils fait ? Ils ont rejeté tout ce qui était inutile et encombrant. C'est vrai n'est-ce pas, dans le désert on ne s'embarrasse pas de choses inutiles, d'ailleurs on ne les trouve pas. Aussi longtemps qu'il y a de l'inutile et de l'encombrant, ce n'est pas un désert. Alors ils l'ont rejeté, même ce qu'ils avaient amené avec eux de Molesmes, certaines choses. Ils ne sa­vaient pas ce qu'il fallait prendre, c'était un projet voyez-vous. Ils ont découvert aussi leur projet au fur et à mesure qu'ils le vivaient.

Eh bien, ils ont rejeté ce qui est inutile et encombrant. Un soldat, comme le dit Saint Paul, ne s'encombre pas de quantités de choses. Non, il a simplement son armure. Plus il s'encombre et plus il est défavorisé par rapport à l'adversaire. Pourquoi alors se désencombrer à ce point ? C'est parce qu'il fallait combattre, le combat du Christ et le combat de Dieu, non pas avec les armes du monde mais avec les armes de l'Esprit.

Et ces armes de l'Esprit, nous les connaissons, Saint Paul nous a bien décrit toute cette armure du combattant spirituel. Il y a la lance de la Foi, le casque de l'Espérance, il y a le bouclier de la Charité. Il y a pour nous encore toute cette armure de ce que en théologie on appellera les dons du Saint Esprit, enfin tout ce qui relève du Royaume de Dieu. Et alors il faut laisser tomber toutes les armes du monde, les armes du monde qui sont inutiles dans le combat de Dieu.    

           

Comment leurs étaient-ils possible de réaliser cela ?           Mais encore une fois parce qu'ils étaient entrés dans le désert et comme le dit encore bien cette hymne erebat inter sidera, leur esprit déga­gé de toutes ces choses inutiles était accroché entre les étoiles ; divo iuncta coetui  comme disait encore l'hymne, ils étaient déjà unis à l'assemblée Divine de tous ces êtres qui forment la cour du Grand Roi qu'est le Christ, ils vivaient déjà là.

Vous voyez encore une fois cette trajectoire belle, élégante, bien tracée, qui doit conduire un homme de la condition charnelle à la condition Divine. C'était cela leur intention !

 

            Et alors dans leur désert, ils avaient une occupation, un travail. Et ce travail, comme ils le disent encore en toute lettre, c'était extrêmement simple et c'était tout. C'était servirae Deo,

c'était servir Dieu, jour et nuit in claustro, dans le cloître, dans ce désert. Servir Dieu, cela parait peut être un truisme, une expression usée ? Non, pour comprendre ce que signifie servir Dieu il faut faire un peu de Lectio Divina, il faut retrouver la condition de l'Adam primitif qui a été créé par Dieu et installé dans un jardin dont il est le majordome. Et là, son unique occupation, c'est de servir Dieu dans son jardin.

Le mot cultivé, le mot culture, le mot culte, tout cela c'est la même raci­ne, c'est son service. Et alors à Cîteaux, ils ont voulu retrouver cette occupation et servir Dieu jour et nuit. C'était la seule chose qu'ils avaient à faire.

Et ce service de Dieu, naturellement nous le connaissons, inutile de revenir là-dessus, c'était le labeur de la Louange Divine, c'était le la­beur de la recherche de Dieu dans les Ecritures, c'était aussi le labeur des mains pour subsister dans ce désert. Et aussi, et aussi hein, ne pas l'ou­blier, pour aider ceux qui voudraient partager un peu cet élan qui les con­duisait vers Dieu : les hôtes, pas n'importe quels hôtes, mais ceux là.

 

Alors leur office était de se tenir ainsi face à Dieu. Ils remplissaient alors la fonction qui serait la leur plus tard, la fonc­tion des ressuscités dont le rôle unique est de servir Dieu. La fonction aussi des lutteurs qui, en attendant d'être couronnés par Dieu, sont là dans le désert, devant Lui, sous ses yeux, en train de lutter.

N’oublions pas cette parole que nous retrouvons dans la vie de Saint Antoine, où Antoine luttant à mort contre le démon, contre les tentations, contre l'acédie, contre la solitude, à bout finalement voit arriver le Christ qui le soulage. Et Antoine de lui dire : Mais enfin où étais-Tu ? Tu me laissais seul, j'étais presque écrasé ! Et le Christ de lui répondre : Non, j'étais là, et je t'admirais et je te regardais.

Voyez, être des lutteurs devant Dieu avant d'être des hommes qui  seront couronnés par Lui, et qui alors le serviront dans la parfaite liber­té de l'Esprit des hommes ressuscités.

           

Mes frères, voila les grandes lignes du projet de Cîteaux tel qu'ont voulu le vivre ses fondateurs. Et ici, je me permets d'ajouter quelque chose. C'est que nous commen­çons à être sollicités ! Vous savez que l'année prochaine c'est la célé­bration du quinzième centenaire de la naissance de Saint Benoît. Et alors on est sollicité. Mais que peut-on bien faire ? Que va-t-on faire ? Qu'allez-vous faire chez vous ? Cela vient de très haut, ça vient de plus bas au niveau disons plus régional. Et alors mes frères, que répon­dre à des questions pareilles ?

Nous pourrions répondre ceci par exemple : Oh pour nous, c'est très sim­ple, nous avons un projet extraordinaire, nous allons brasser la bière du centenaire, une bière de 15° n'est-ce pas, 1° par centaine d'année. Oui mes frères, ce sera unique, mais une année seu1ement. On pourrait dire cela ? Mais pourquoi pas mes frères puisque certains vont même eux lancer des bandes dessinées, ou des posters, ou des montages audio-visuels. Pourquoi pas une bière ? Vous voyez, voila ce qu'on pourrait très bien répondre, mais c'est farfelu !

 

Ecoutez mes frères, soyons sérieux. Ce qui à mon sens, et ce serait quelque chose de formidable si on pou­vait dire : Eh bien nous, pour fêter le quinzième centenaire de Saint Benoît, nous allons reprendre à la lettre le projet de nos tous premiers Pères Cisterciens. Et comme ce serait aussi le 750° anniversaire, justement la moi­tié de la fondation de Saint-Rémy, on pourrait dire : Nous commençons une nouvelle fondation, pas ailleurs mais ici.

On recommence comme les premier cisterciens et voila, on se lance dans cette spiritualité qui était extra­ordinaire, on essaye, de la retrouver, de la vivre mais alors nous en pre­nons les moyens matériels et, nous le concrétisons dans le réel. Et puis quand ce sera réalisé et bien lancé on pourra dire mais alors comme le Christ : Venez et vous verrez si ça vous intéresse ! Et si ça ne vous inté­resse pas, eh bien, ne venez pas voir !

 

Mes frères, je pense que si pour nous ce quinzième centenaire ne débouche pas sur une entreprise pareille, ce sera un peu folklorique, un peu foire. Alors voila, je vous dis cela. C'est une idée qui m'est passée par la tête en pensant un peu à cette synthèse du projet des Fondateurs de Cî­teaux et en recevant dernièrement tout un dossier au sujet du quinzième centenaire. Il s'est produit comme un circuit électrique, une connexion. Je me suis demandé si ce ne serait pas une idée à creuser : essayer ici de revivre cette aventure extraordinaire, originale, de cette spiritualité du désert vécue dans le cadre de la Règle de Saint Benoît, dans le désencom­brement, en rejetant l'inutile.

Et alors, servir Dieu debout devant Lui, en luttant contre nous-mêmes, contre le démon, et devenir vraiment ce qu'Il attend : de véritables moines, des hommes qui sont déjà pour le monde entier des témoins du Christ, des témoins du Christ ressuscité dans l'Amour. Vous voyez, plus d'égoïsme, dans la gratuité, dans la beauté.         

Vous allez dire : Mais c'est utopique ! Non, ce n'est pas utopique puisque les premiers Fondateurs l'ont bien réalisé. Alors pourquoi pas nous, n'est-ce pas ? Mais voila mes frères, nous allons en rester là pour aujourd'hui. Je pense que c'est suffisant. Et nous leurs demanderons à ces Fondateurs, de nous aider, de nous inspirer et de nous soutenir.

 

Chapitre : La Lectio Divina.                       30.01.79

      14. Danger : réserver la vie spirituelle à une élite intellect.

 

Mes frères,

 

Le Père Abbé Général avait soulevé deux problèmes. Le premier, la Lectio doit-elle avoir toujours pour objet la Bible ? Nous avons déjà réfléchi ensemble à ce problème. Il donnait la réponse, que oui et non, toujours la primauté, mais aussi de ne pas exclure d’autres livres pourvus qu'ils nous aident de quelque manière même indirecte à comprendre la Parole de Dieu. Il poursuivait :

 

Ceci m'amène à la deuxième question : Y a-t-il une distinction entre Lectio et étude ? Je répondrai que si nous prenons Lectio dans son sens strict, il faut la distinguer de l'étude.       

Il y a quelques années, un membre de l'Ordre a écrit un exposé sur cette question. Il argumentait vigoureusement, non seulement pour nier la différence entre étude et Lectio, mais pour affirmer qu'à insister sur leur distinction on provoquait le divorce entre théologie et spiritualité. Pour autant que je puisse juger, les seule conclusions à tirer des arguments présentés étaient : 1° que nor­malement l'étude est nécessaire à une vie spirituelle profonde, et 2° qu'il y a une manière d'étudier la théologie qui aide à la vie de prière. L'une et l'autre de ces conclusions rencontrent ma pleine approbation, mais elles ne prouvent pas qu'étude et Lectio soient identiques. La Lectio Divina s’applique à un certain type de connaissance, l'étude à une connaissance plus conceptuelle. Evidemment, il ne faut pas réagir exagérément contre l'insistance actuelle sur l'intellect, en Occident, en devenant anti-intellec­tuel. Non, les deux connaissances vont la main dans la main. Elle sont complémentaires et non pas mutuellement exclusives. On doit être capable, quand on a reçu peu d'instruction, de faire la Lectio telle que je l'ai décrite, et Dieu donne alors les clartés dont on a besoin. Mais si une personne est pourvue de l’éducation nécessaire, Dieu attend pour l'éclairer qu'elle s'applique à l'étude.

 

Il y a me semble-t-il d'abord un danger à l'endroit duquel nous devons être averti. C'est le danger de présenter la vie spirituelle comme étant réservée à une élite intellectuelle. Voyez ce que disait ce brave Père qu argumentait : normalement pour lui, l'étude est nécessaire à une vie spirituelle profonde. Or l'étude, comme il est dit un peu plus haut, c'est l'étude de la théologie, ce qui veut dire les prémices de la philosophie et tout le reste. Donc, en rigueur de raisonnement, une vie spirituelle profonde serait normalement réservée à une élite capable de faire des études poussées de philosophie, de théologie.

Il y a un danger à cela, vous le sentez tout de suite. Le danger c'est de réserver la réussite d'une vie spirituelle, il s’agit d'une vie spiri­tuelle profonde, la réussite d'une vie monastique donc, à un certain ni­veau d'intelligence, et alors de négliger les frères qui sont moins favorisés au plan intellectuel. Ce n'est pas là quelque chose d'utopique, ce n'est pas quelque chose qui ne se présente pas. Nous devons bien faire attention !  

L'effet d'une telle façon de voir, c'est d'abord d’emprisonner l’Esprit de Dieu, de l'asservir à, disons des gens, appelons-les des gens biens. Et cet Esprit de Dieu étant le captif de ces hommes, alors les autres (seraient) moins favorisés ? Mais c'est le menu fretin qui tait nombre et qui fait la besogne, et qui permet alors aux autres de mener une vie spirituelle profonde. C'est une régression, une régression de l'état chrétien à l'état païen. C'est ainsi que la société païenne était construite.

Et la Lectio, comme j'ai essayé de le montrer la dernière fois que nous nous sommes entretenus de cela, la Lectio est la pratique de ce que l’Ancien Testament, c'est à dire les Juifs à l'époque du Christ, le Christ lui-même, la Vierge Marie, les Apôtres, enfin de ce que tout ce monde con­naissait. Nous sommes les héritiers du Judaïsme, non pas du paganisme. Mais nos vieilles racines païennes qui sont en nous, elles peuvent bien reprendre,  toujours.

N'oublions pas que le monde païen était édifié sur une masse de manuels réduits plus ou moins en état de servitude. Et alors au dessus, une élite qui perçait par la vigueur de son intelligence le ciel des idées, et qui là, à partir de là dirigeait toute la cité.

            Que se passe-t-il dans un monastère alors, si des choses, si une situation pareille se présente ? Eh bien, vous aurez chez les uns alors de la suffisance, de la vanité, de l'orgueil. Ce n'est plus de la vie spirituelle, c'est son contraire. Et chez les autres alors, vous aurez un complexe d'infériorité qui va s'installer, de frustration, de découragement. Et ce que je dis là, ça répond à une réalité.

 

Je vais vous raconter une histoire. C'est toujours intéressant comme ça, quand on est un bon gamin comme je le suis dans le métier, d'aller une fois par exemple à une Confé­rence régionale. Là, on rencontre des gens, des Abbés et d'autres que des Abbés. Voila, j’ai entendu raconter ceci  de deux côtés. Il ne faut pas ­mettre l'Abbé en cause, il est tout à fait en dehors de ça, d'ailleurs je ne dis pas de quel endroit il s’agit. Et là, le critère d'appréciation par la communauté, pas par l'Abbé, d'appréciation de la valeur d'un frère, c'est la vigueur de son intelligence, de son degré de développement intellectuel.

Mais alors, ça produit chez ceux qui sont plutôt des manuels, l'un ou l'autre, pas tous, mais chez les jeunes qui sont plus manuels, qui ne savent pas se maintenir à ce niveau, à cette hauteur, alors vous avez la maladie qui s'installe, le déséquilibre. Pourquoi ? par frustration, découragement. Et alors finalement ils laissent tout tomber. On n'est pas dans son milieu, on part ou alors on essaye des expériments pour en sortir.

 

Mes frères, je vous le dis, ce n'est pas un danger qui est irréel ; il existe, et il était bon ici que le Père Abbé Général le regarde en face. Naturellement il n'a pas été aussi brutal que moi, il ne peut pas l'être dans une lettre circulaire. Mais il a certainement dans son expérience qui est beaucoup plus vaste que ma toute petite expérience, bien des cas de ce genre qui sont des catastrophes.

Ainsi réserver la vie spirituelle à une élite intellectuelle, au fond, c'est pratiquer du racisme, un racisme au plan intellectuel. Vous savez ce qu'était la doctrine Nationale Socialiste ; il y avait une race de maître, race privilégiée, les Aryens. Et parmi les aryens encore certains, il fallait les cultiver, vraiment une culture, construire une race. Et alors cette race deviendrait maîtresse du monde et exterminerait les autres. Voilà où va le racisme !        

Eh bien, au plan intellectuel ça peut être ainsi. Et ça, c'est le pa­ganisme ! Mais vous le sentez de suite, c'est exactement le contraire de ce que nous devons vivre dans notre christianisme.

 

Il y a aussi un autre danger. Ce danger, le Père Abbé Général l'aborde, c'est le danger exactement contraire, c'est de devenir radicalement anti­-intellectuel. Et ce n'est pas nécessairement le fait ici, par une sorte d'instinct de protection ou de vengeance, de frères qui seraient plus ma­nuels. Non, ça peut venir aussi du sein même de, je dirais, de frères plus doués au plan intellectuel. Mais ça, nous le verrons la fois prochaine.

Je voudrais bien, avant de nous quitter, vous donner lecture de deux apophtegmes que j'ai par hasard découvert, fruit de la Lectio du moment. Ils sont attribués à l'Abbé Arsène. Cet Arsène était donc ce qu'on appelle une vocation tardive. Il est en­tré dans la vie monastique à l'age de 40 ans, mais il est mort à l'âge de 95 ans dans le désert de Scété. C'est un des plus grand Père avec Antoine, Macaire, enfin vous en connaissez quelques uns. Il était le précepteur, donc le professeur des Empereurs Arcadios et Honorios, donc les enfants de Théodose, l'Empereur Théodose le Grand. Il était donc là un des personnages le plus haut de la cour de l'Empereur, puisque il était l'éducateur des enfants de l'Empereur.

Mais voilà : Quelqu'un dit au bienheureux Arsène : « Comment se fait-il que nous, avec notre éducation et notre science si développée nous n'obtenions rien, tandis que les rustres et les Egyptiens acquièrent tant de vertus ? » Abba Arsène lui dit : « Nous, nous ne retirons rien de notre éducation mondaine et ces rustres Egyptiens acquièrent ces vertus par leur propre peine. »

Il s’agit donc ici d'une science et d'une sagesse qui sont d'une autre nature. Lorsqu'il parle d'éducation mondaine, c'est de l'éducation qui fait la gloire d'un homme dans le monde. Cet homme est éduqué dans le mon­de, mais dans la vie monastique on reçoit une autre éducation qui est orientée vers une autre science, vers une autre sagesse. Et on l'acquiert par ses propres peines, on ne la reçoit pas d'un autre.

 

Et voici ce qu'il disait encore : Abba Arsène interrogeait un jour, sur ses propres pensées, un vieillard Egyptien. On a lu ça je pense aujourd'hui au réfectoire. Lorsqu'une pensée qui n'est pas tout à fait juste arrive, il faut la briser incontinent contre le Christ et la révéler à un Père Spirituel. Voila ce que faisait Arsène, il interrogeait un vieillard Egyptien sur ses propres pensées.

Un autre qui le voyait lui dit : Abba Arsène, comment toi, qui a reçu une si belle éducation Romaine et Grecque, interroges-tu ce paysan sur tes propres pensées ? Il répondit : J'ai bien reçu une éducation Romaine et Grecque, mais je ne connaît même pas l'alphabet de ce paysan.

Donc, j'ai fait mes Humanités Anciennes, j'ai décroché le prix d'excel­lence, c'est vrai, mais je ne connaît même pas l'alphabet de ce paysan et je vais l'interroger. Vous voyez, ce sont deux sciences, deux sagesses de nature différente.  

 

Maintenant attention ! Il ne faut pas en se basant là-dessus dire : Oh mais c'est bon alors, on envoie tout promener. Et alors je deviens anti-intellectuel, contre ceci et contre cela. Non, nous allons voir la fois prochaine la voie de sagesse que nous a ouvert le Père Abbé Général, et y réfléchir un petit peu, de façon à trou­ver pour nous, et pour nos frères, et pour notre communauté, et pour tout le monde, un sage équilibre.

 

Chapitre : La Lectio Divina.                       31.01.79

      15. Le danger de l’anti-intellectualisme : la solution.

 

Mes  frères,

 

Le danger de privilégier dans une communauté monastique les intellectuels en leurs réservant le monopole d'une réussite parfaite dans la vie monastique et dans la Lectio Divina, n'est pas illusoire, il est toujours latent. Il se manifeste malgré tout assez rarement. C'est exceptionnel.

Par contre, le danger inverse, un parti pris contre l'intellectuel, être anti-intellectuel, est beaucoup plus fréquent, même dans les communautés les mieux équilibrées. Je pense qu'il est intéressant, utile pour nous de réfléchir un peu à ce phénomène.  

           

Vous savez qu'on peut distinguer en tout gros, en tout gros, deux types d'intelligence : une intelligence de type plutôt spéculatif, portée vers la réflexion. Ce sont ces hommes qui pourront avec facilité et brio faire des études de philosophie, de théologie. Vous avez alors des intelligences de type plus pratique. Avec ces types d'hommes on va faire des techniciens, des ingénieurs.

Or dans la communau­té monastique, ces frères en général sont respectés et considérés même si dans le fond du coeur on les tient d'un niveau plus bas que les autres. Pourquoi ? Parce que sans eux on ne saurait pas vivre. C'est eux qui font marcher la communauté. Dans une communauté, il faut des techniciens, il faut des brasseurs, il faut des cuisiniers, il faut des électriciens, enfin tous ceux qui font marcher l'économique. Ce n 'est pas avec des hautes spéculations théologiques qu'on sait vivre.

 

Le problème n'est pas là, vous voyez.  Le parti pris intellectuel sera contre l'autre type d'intelligence, contre les études, pas les études techniques, professionnelles, mais les études qui ont pour objet ce qu'on appelle les sciences sacrées. Que quelques uns se consacrent à des études prolongées de Philosophie, de Théologie, de Liturgie, d’Ecriture Sainte, que ça traîne même après une ordination sacerdotale, que ça dure toute la vie, ça, chez certains dans la communauté, ça peut les faire grincer.

Pourquoi, pourquoi, pourquoi ? D'autres choses à faire dans la vie ? Oui, peut-être bien. Et c'est ça alors le danger de devenir anti-intellectuel, un parti pris finalement qui s'installe contre. Mais pourquoi alors, mais pourquoi ce phénomène ? Car ce qui est étrange, c'est ceci, c'est que cette disposition anti-­intellectuelle, on ne la trouve pas seulement chez des personnes qui ne se­raient pas disposées à de telles études, mais aussi chez de véritables intellectuels.

Vous en trouverez, des personnes, des universitaires qui entrant dans un monastère ne veulent absolument plus entendre parler études. Ils veulent vivre une vie de simplicité, de travail manuel, mais ne plus ouvrir un livre. Ils se contentent de lire, allez, 5 à 6 lignes par jour dans un livre de piété, parce qu'il le faut bien. Un parti pris con­tre, mais pourquoi ?

 

J'y ai déjà pensé parce que je connais l'un ou l'autre cas, pas dans notre communauté, soyez rassurés, mais j'en connais l’un ou l’autre comme çà qui sont ainsi. Et je trouve ça très regrettable, car vous avez ainsi des personnes qui…en fin nous verrons cela après.

Mais pourquoi d'abord, pourquoi ce phénomène ? Je me demande, enfin on peut trouver toutes sortes de raisons, chez les uns et chez les autres, dans un sens ou dans l'autre. Mais pourquoi ? Je pense alors que dans le fond de tout c'est un réflexe de peur

Chez les uns, qui n'ont pas les dispositions requises pour ces études purement spéculatives, la peur de l'inconnu. On ne sait pas ce qu'il y a derrière. On ne sait pas ce qu'il y a derrière ces gens-là, derrière ces frères-là, derrière ces études-là. Elles me sont fermées, donc je me trouve devant un mur, devant un bâtiment dont l'entrée m'est interdite. Elle ne m'est pas permise, et alors il y a là derrière quelque chose qui m'inquiète et je suis contre.

Alors chez les autres, qui eux ont des facilités pour cela, mais qui n'en veulent pas, qui sont aussi anti-intellectuel, ils ont le réflexe de peur en présence du trop connu alors. Le trop connu, c'est avoir peur de l'ivresse, du vertige que peut don­ner ces études, la séduction qu'elles peuvent exercer, et alors, la peur d'être sucé comme par un tourbillon qui entraîne vers le bas. C'est alors la peur de prendre un risque, le risque de trouver l’équilibre entre l'étude spéculative et une véritable Lectio Divina par exemple.

 

Mais ce parti pris anti-intellectuel pour une communauté est extrêmement dangereux, et aussi pour les personnes. Car une communauté ne peut s'épa­nouir que si elle réfléchit, et si elle réfléchit dans l'orthodoxie, dans la sécurité doctrinale. Sinon, que se passe-t-il ?

Eh bien, elle est privée de nourriture solide et elle va s'anémier. Elle n'aura pas ses oligo-éléments, ni ses sels minéraux, ni ses vitamines ni ses protéines, nous dirons intellectuelles, non, doctrinales. Elle ne les recevra pas et alors elle va s'anémier. Elle ne se développera pas. Elle va souffrir d'une sorte de nanisme, elle va rester naine. Et nous aurons alors une vague spiritualité plus ou moins sentimentale, pieuse.

 

Et alors quand ça commence ainsi, ça peut devenir irréversible, car vous le savez, dans certains organismes, quand l’anémie s'installe c'est incu­rable, on ne sait plus récupérer après. Et alors en plus de cela, le grand danger, le danger des déviations doctrinales, des erreurs, je dirais presque des hérésies. On peut être un très pieux frère, une très pieuse soeur, et vivre dans les plus grandes aberrations doctrinales, sans le savoir. Or ça voyez, ça ne devrait pas être, ça ne doit pas être, et si ça arrive c'est infiniment regrettable.

            Ce qui arrive aussi dans un cas pareil, c'est une fermeture. Une telle communauté, ou une telle personne se ferme à toute nouveauté. Alors, elle s'installe dans ce complexe de peur. Elle a peur de tout ce qui peut arriver. Elle n'a pas en elle cette sécurité, cette force, cet appui, ce fondement, cette base sur laquelle on peut construire quelque chose. Donc je dirais, sa vie, elle n'est pas construite sur ce roc qu'est le Christ, mais elle est construite sur une sorte de sable mouvant, sur lequel on ne peut pas monter très haut, sinon ça s’écroule.

Alors plutôt que de construire, alors on ne change pas. Ce sera donc alors une sorte de vieillissement prématuré qui est lié à l'anémie et au nanisme. Voila, mes frères, le danger de cette option anti-intellectuelle. Et c'est pour cela que le Père Abbé Général dit qu'il ne faut pas réagir en anti-intellectuel, ça ne peut pas être, c'est trop dangereux.

 

Et si je puis dire ceci encore. Il est indispensable que dans une com­munauté monastique l'Abbé veille à ce qu'il y ait toujours des hommes ca­pables de maintenir la pureté doctrinale chez leurs frères. Donc, s'il voit dans la communauté des hommes qui sont capables, comme on dit aujourd’hui, de taire des études, eh bien, il doit les faire faire.

A propos du frère Joseph, pour prendre un exemple bien concret, j'ai posé la question pour être en toute sécurité au Père Abbé d'Achel. Lui m'a dit : « Oui, c'est un devoir pour vous. » C'est quelque chose qui va tellement de soi. Et c'est un tout premier devoir de maintenir cette pureté doctrinale dans le chef de l'Abbé.

N'oublions pas que pour Saint Benoît Abbas proeest doctrina, donc il préside, il est le premier dans les rangs, il est le premier en tête de la communauté, il ouvre la marche de la communauté par son enseignement, doctrina, enseignement oral, mais alors enseignement par sa vie, fai­sant, montrant par son comportement, illustrant par son comportement ce qu'il dit de sa bouche pour qu'alors tout le monde comprenne.

Donc, les plus spéculatifs peuvent comprendre directement lorsqu'il le dit. Les moins spéculatifs, alors eux, peuvent le voir de leurs yeux et le comprendre alors par,un contact plus existentiel. Je dirais, faire sur la personne de leur Abbe une sorte de Lectio Divina à leur portée - si je puis dire cela - ce qui n'est pas ici une hérésie, vu que dans le monastère l'Abbé tient la place du Christ, et que le Christ est toujours, toujours l'objet premier de la Lectio Divina, le Verbe avant son incarnation et le Verbe après son incarnation.

 

Alors, pour ce qui regarde maintenant la Lectio Divina, il me semble que ces questions intellectuelles, anti-intellectuelles dans le fond, si on veut les regarder bien en face, ce sont des faux problèmes. Faux problèmes, pourquoi ? Mais parce que en fait, l'Esprit qui travaille en nous par le biais de cette Lectio Divina, cet Esprit qui nous illumine, qui nous purifie, qui nous transforme au plan spirituel, et puis qui nous divinise, mais il s'adapte à chacun de nous. Il est à l'origine de notre création.

Donc, Dieu nous crée chacun suivant ce qu'il veut faire de nous, et l'Esprit préside à cette création de notre être. Il sait donc très bien comment il nous façonne et il sait très bien ce qu'il veut faire de nous. Il suffit donc en toute simplicité de nous adapter à lui. Et le reste, ce sont des faux problèmes, je dirais presque pour rentiers. Un problème qu'on se poserait si on était déjà arrivé, si on était des saints, si on n'avait pas de travail à faire. C'est ça que je veux dire. Mais non, on est au pied du mur, il faut travailler avec l'Esprit de Dieu.

Eh bien, travaillons avec ce qu'il nous met en main et après on verra lorsque ce sera fini. Or, lorsque nous commençons à ne pas être bien dans notre peau pour des questions intellectuelles, anti-intellectuelles, eh bien, pendant ce temps là nous ne faisons rien, nous ne travaillons pas, nous perdons notre temps. Travaillons d'abord, et puis, quand la besogne sera faite, nous serons en bonne posture pour juger, parce que nous serons devenus ce que Dieu veut faire de nous. Alors, oui on verra, tien mais il n'y avait pas de problème.

 

Et nous devons donc, comme le Père Abbé Général nous le dit ici, nous devons faire notre Lectio Divina avec les moyens dont nous disposons. Nous ne devons pas contrister l'Esprit de Dieu, comme dit Saint Benoît. Le contrister, comme si on lui faisait de la peine ?

Mais oui, il veut faire quelque chose de bien avec nous et voila que nous lui mettons des bâtons dans les roues. Nous le contristons, nous ne sommes pas contant de ce qu'il fait, nous ne sommes pas contant de ce qu'il nous a fait, nous préférerions être notre voisin. Mais non n'est-ce pas, le voisin préfère peut-être être nous. Si on pouvait changer une fois ?

Mais non, voyez tout cela ça devient de l'enfantillage, de l’enfantillage pour grande personne. Faire la Lectio avec les moyens dont on dispose est la seule solution, et tout le reste n'est qu'illusion. Et il faut bien se dire que personne n'est défavorisé, personne, personne, personne.

 

Celui, dit le Père Abbé Général, qui a reçu peu d'instruction, qu'il fasse la Lectio telle que je l'ai décrite, avec les moyens dont il a reçu de Dieu l'usage. Mais, dit-il aussi, si quelqu'un est pourvu de l'instruc­tion nécessaire, de l'éducation nécessaire, eh bien, Dieu attend pour l'éclairer qu'il s'applique à l'étude.        

Cela veut dire ceci : que si j'ai les dispositions requises pour faire des études d’ordre spéculatif, eh bien, l'instrument qui me servira à la Lectio correcte ce sera entre autre ces études, et je suis obligé de les faire sinon je n’ai pas l'instrument en main pour faire la Lectio.

Et si je n'ai pas fait d'études, si je ne suis pas capable d'en faire, eh bien, Dieu me donne un autre instrument et c'est avec cet instrument là que je fais ma Lectio. Mais nous faisons chacun notre Lectio Divina avec les instruments dont nous disposons. Et un instrument n'est pas préférable à un autre. Non, ils sont d'égales valeurs, c'est très subjectif, chacun pour la personne et c'est l'Esprit de Dieu qui travaille en eux.

Vous voyez, c'est très logique et c'est très simple, mais ça nous fait comprendre que la disposition fondamentale pour cette Lectio, c'est l'humi­lité. C'est encore une fois de nous prendre tels que nous sommes, plutôt tels que Dieu nous a créés.  

 

Et j'ai ce matin, tout à fait par hasard, fait une découverte. Au cours de la Lectio Divina, je vois un petit verset dans le Livre de l'Ecclésiaste. Et pour faire une Lectio Divina, il faut la faire sans hâte comme il l'est bien demandé. Et je ne suis pas allé plus loin. Voila ce que disait ce verset : Considère les œuvres de Dieu, qui pourra jamais rendre droit ce que Lui a jugé bon de créer courbe.

Eh bien voila, s'il m'a créé courbé, moi, eh bien j'ai beau faire tous mes efforts, ce n'est pas moi qui vais pouvoir me remettre droit, il m'a créé courbe. Et ce n'est pas les autres non plus. Je ne vais pas main­tenant me rendre malade parce qu'il m'a créé courbe. Mais non, s'il m'a créé courbe, c'est qu'il veut faire de moi une courbe très belle. Une ligne droite est magnifique, mais aussi une belle courbe. Mon voisin, lui, il a été créé droit, il est la droite.

Eh bien, chacun de notre côté faisons notre Lectio Divina, moi dans ma nature de courbe, vous dans votre nature de droite. Et alors chacun sera en paix, chacun sera épanoui. L'Esprit de Dieu peut alors travailler à son aise, et puis alors il ne perd pas son temps. Au plus vite que nous sommes sanctifiés, au plus vite que nous sommes divinisés, au mieux pour lui, au mieux pour chacun de nos frères, au mieux pour l'Eglise, au mieux pour le monde et pour la plus grande joie de Dieu et pour notre plus grande paix.

 

Et alors cela nous amène doucement au chapitre suivant de la lettre du Père Abbé Général, où il va traiter des dispositions nécessaires pour la Lectio.

 

Homélie : Fête de la Présentation.               02.02.79

      La triple muraille à franchir.

 

Mes frères,

 

Aujourd'hui, avec la fête de la Présentation de Jésus enfant au temple, se clôture la solennité de l'Incarnation. Quarante jours se sont écoulés depuis la fête de Noël. Cette quarantaine évoque une perfection atteinte, un accomplissement terminé, et c'est bien ainsi.

 

Tout a été dit au sujet de cet enfant qui est le Messie de Dieu. Il est la lumière des nations et la gloire d'Israël, un joyau serti dans un écrin qui est ce peuple aimé parmi tous les peuples : Israël l'éternel. Et il est la lu­mière des nations, la lumière des païens. Il est notre lumière, à nous qui de­vons, qui espérons devenir beaux de sa beauté à Lui. Et cette lumière, elle pénètre dans notre coeur comme un glaive à deux tranchants et elle sépare la moelle des jointures.

Elle dévoile, elle fait venir au jour les pensées les plus secrètes, celles que nous n'osons même pas nous avouer à nous-mêmes. Mais s'il les dévoile ce n'est pas pour nous condamner. Non, il est venu pour les malades, il est venu pour les pécheurs. S'il les dévoile c'est pour purifier notre coeur, c'est pour le rendre d'une transparence semblable à son coeur à lui, une transparence qui permet­tra à Lui qui est la lumière d'y scintiller et de réjouir à jamais les yeux de Dieu.

Mais cet enfant deviendra aussi un signal dressé au dessus de tous les peuples. Pour lui on mourra et à cause de lui on donnera la mort. Et lui-même devra courir une aventure mortelle, il devra s'enfoncer dans une nuit qui paraîtra l'engloutir ; mais une nuit qu'il parviendra à anéantir, une nuit qui devra le rendre, une nuit qui sera pour toujours et pour tous les hommes le canal à travers lequel on ira vers la lumière qu'il est.

 

Cette année mes frères, pour nous, nous pourrions retenir une chose. La victoire, notre victoire sur le monde avec ses illusions, ses séductions, sur les puissances démoniaques qui habitent notre coeur et qui le rongent, notre victoire définitive nous l'obtiendrons, si nous avons le courage de suivre le Christ à travers cette nuit jusque dans sa mort. C'est cela le pro­jet de la vie monastique.

Si nos Pères de Cîteaux à la suite des tous premiers moines se sont en­foncés dans le désert, c'est pour y affronter la mort, pour la regarder en face. Ils savaient mieux que quiconque qu'ils étaient prisonniers de cette mort. Mais, ils savaient aussi qu'en allant la traquer dans son repaire du dé­sert, ils allaient réussir à s'évader de la mort.

Mes frères, la vie monastique c'est l'espoir insensé de s'évader hors de la prison de la mort. A notre tour, pourquoi n'essayerions-nous pas de fran­chir le mur de la mort ? Ne sommes nous pas les descendants de ces aventu­riers de Cîteaux ? La mort, c'est une forteresse protégée par une triple mu­raille d'enceinte. Pour nous en évader, nous devons percer chaque muraille, l'une après l'autre.

           

Le premier mur à percer est le mur de la peur, peur de la mort elle-même, peur de la souffrance que nous allons rencontrer, peur de la dégradation dans laquelle nous sommes malgré nous entraînés, peur de tout ce qui nous entoure et qui nous oppresse, et qui nous écrase, et qui nous domine, et qui nous asservit à tant et tant de choses auxquelles nous essayerons d'échapper, des poisons qui nous apportent toujours ce goût de la mort.

La peur de la mort, la peur de la souffrance, Jésus lui-même a dû l'af­fronter. Jésus a transpiré le sang. Il a dû lui aussi d'abord percer le mur de la peur. Mais lorsqu'avec lui et à sa suite nous avons traversé cette muraille, nous nous trouvons devant une autre.

C'est la muraille de la frustration. Ne plus rien avoir à soi, ne plus rien être soi-même, ni à ses propres yeux, ni aux yeux des autres, ni même aux yeux de Dieu. Ne plus rien posséder, ne plus avoir la possibilité de suivre ses goûts, ne plus pouvoir satisfaire ses besoins. Il y a tant de choses belles, tant de choses bonnes, tant de choses exaltantes à réaliser dans une vie d'homme. Et dans le désert, il n'y a plus rien, frustration physique, frustration psychique. Se sentir englouti par un monstre qui vous digère et puis dégoûté alors, qui vous rejette.            Mes frères, percer le mur de la frustration, ce fut le sort de Jonas.

 

Et lorsque nous l'avons franchi, nous nous trouvons devant un troisième mur. C'est le plus haut, le plus épais. Celui-là il est infranchissable. Et pourtant nous devons nous y attaquer à lui aussi. Seul cela ne sera pas possible, seul cela ne sera pas possible ! Mais ne l'oublions pas, ne l'ou­blions jamais, la lumière brille dans notre coeur.

Et ce troisième mur, c'est le mur de la lassitude : en avoir assez, être découragé, sentir le dégoût qui envahit votre être et qui vous noie, et qui vous asphyxie. Avoir envie de tout laisser là. Sombrer dans le désespoir et préférer mourir, préférer rester à jamais esclave de cette mort. Non, qu'elle me détruise et puis qu'on ne parle plus de rien.

Mes frères, ce fut le sort d'Elie. Mais cette muraille aussi la plus dure, nous devons la percer aussi. Et comme je l'ai dit, avec le secours de la lumière  malgré tout c'est possible.

 

Mais alors, une fois qu'on se trouve de l'autre côté de cette muraille, quel spectacle ! Avec hésitation - on n'ose presque pas y croire - on avan­ce lentement des pas hésitants, on regarde de tout côté, on écoute : c'est la lumière, c'est le chant, c'est la beauté, c'est la liberté, c'est la rencon­tre avec Dieu lui-même maintenant qui se laisse voir tel qu'il est. Ce Dieu qui déjà au coeur de notre prison nous attirait avec une puissance irrésisti­ble.

C'est Lui, c'est cet attrait qui nous a permis de traverser les murs et de nous évader. C'est la vie, la sienne dans sa beauté et dans sa paix possédée en plénitude            C'est s'abreuver de lui, c'est se nourrir de lui, c'est devenir un avec lui. C'est la vie éternelle, c'est le Royaume de Dieu dans lequel on peut librement s'avancer.

 

Mes frères, pour courir cette formidable aventure, nous avons une sécu­rité, une garantie, c'est de nous coller au Christ. Lui, il a tenu jusqu’au bout dans l'épreuve et il est en mesure de nous porter secours, un secours efficace et définitif. Oh ce n'est pas nous qui allons remporter la victoire sur la mort, c'est lui qui vainc à nouveau en nous et par nous.

Les solennités de l'Incarnation se terminent aujourd'hui, mais l'Incarna­tion elle-même continue. L'Eucharistie que nous allons recevoir dans un ins­tant est le gage, les prémices, le germe de cette Incarnation qui se poursuit en nous et qui arrivera à son plein achèvement. Les cierges que nous avons portés et que nous allons déposer devant l'au­tel, qui vont se consumer, sont le signe de notre confiance, de notre espoir, de notre certitude. Non, la mort ne l'emportera pas sur nous. Nous vivrons, nous entrerons dans la lumière, nous deviendrons nous-mêmes lumière dans le Christ pour le salut de tous nos frères les hommes.

 

Récollection du mois de février.                   03.02.79

      Frappé d’un petit grain de folie !

 

Mes frères,

 

Le mois dernier nous nous étions promis de pratiquer la patience, si vous vous en souvenez ? Nous étions alors à l'issue des fêtes de Noël. Mais nous savons que la naissance du Christ continue à s'opérer en nous, comme toute naissance dans l'invisible, dans l'obscurité, imperceptible­ment ; une croissance qui échappe à nos prises, que nous ne pouvons pas maîtriser, une croissance extrêmement lente. Et nous devons avec le Christ pratiquer la croissance.

Nous nous étions promis aussi entre nous de nous aider à prendre patience. Et par un hasard vraiment providentiel nous y avons été aidés par des conditions climatiques extrêmement rigoureuses qui nous ont as­saillis. Nous avons dû vivre au ralenti, et les petites et grandes indis­positions qui nous ont tous plus ou moins touchés nous ont mis dans la situation de devoir nous supporter nous-mêmes et de devoir rendre autour de nous de petits et grands services.

Mais je pense que si nous regardons au fond de notre coeur, là où l' Esprit de Dieu est seul juge, eh bien je pense qu'en toute sincérité de­vant lui, nous pouvons marquer un bon point. J'en ai reçu de nombreux témoignages et nous pouvons tous en être heureux.

 

Mais ce n'est pas terminé pour autant. Nous ne devons pas maintenant revenir en arrière, mais à partir du point que nous avons acquis nous de­vons continuer à avancer, notre croissance n'est pas achevée. Nous som­mes soumis pour l'instant à un nouvel exercice de patience qu'est ce pas­sage d'un mode de psalmodie à un autre. Nous devons là aussi prendre pa­tience, nous entraider, et avec la grâce de Dieu nous réussirons là aussi dans ce domaine. Et d'ici, je ne dis pas quelques jours, ni quelques se­maines, mais dans quelques mois, nous pourrons aussi nous décerner un bon point.

 

Pendant tout le courant du mois de Janvier aussi, nous avons réflé­chi à notre Lectio Divina. Le Père Abbé Général nous y invitait. Nous nous sommes trouvés replacés devant l'exigence essentielle de notre voca­tion monastique, qui est la communion avec Lui. Tout dans notre vie est ordonné à cette rencontre d'union à Dieu, et tout lui est subordonné.

Sans cette recherche assidue, patiente encore, de la communion avec Dieu en lui-même dans son ineffable bonté, Dieu qui se révèle à nous aussi dans la personne de nos frères, Dieu qui nous parle à travers les événe­ments favorables ou contraires, cette communion d'amour avec Dieu jusqu' à le voir un jour que nous espérons proche, que nous attendons.

Hors de cette nostalgie notre vie n'a aucun sens. Tout ce que nous fai­sons d'autre ici, nous pourrions le faire ailleurs et peut être beaucoup mieux.

 

Et sur notre route vers la fin du mois de janvier, nous avons rencontré un poteau de signalisation, la fête de nos trois Fondateurs qui nous l'ont là vraiment rappelés à leur manière à eux, qui est une manière incisive. C'étaient des hommes du Moyen Age. Nous sommes parfois si durs, peut être brutal dans notre comportement ; eux l'étaient d'avantage. Mais ils l'étaient surtout envers eux. Nous, nous le sommes peut être un peu plus volontiers à l'endroit des autres ; eux ils l'étaient à l'en­droit d'eux-mêmes.

Ils n'ont pas hésité pour rencontrer ce Christ qui les fascinait de  courir la formidable aventure du désert, ce désert où ils trouvaient les circonstances les plus propices à ce qu'ils cherchaient : vivre jusque dans la lettre la Règle de Saint Benoît, mais pas seulement dans ses pres­criptions pour enfants mais dans sa visée, dans cette trajectoire qui devait les conduire jusqu'au Royaume de Dieu, à où les attendait Saint Benoît lui-même et ceux dont Saint Benoît était le disciple et au delà les Apôtres et le Christ, et les Prophètes. Vous voyez, cette immense continuité de Saints dans laquelle ils espéraient entrer.

 

Mes frères, si nous sommes leurs fils spirituels nous devons être comme eux, et comme tout vrai moine contemplatif, frappé d'un petit grain de folie. Et cette folie c'est d'abord de croire tout bonnement, une certaine naïveté, ingénuité qui fait à Dieu confiance sans détour, et qui se lais­se conduire par Dieu la main dans la main de Dieu, à travers la nuit, dans l'obscurité, sans savoir où on va, cette fameuse Foi d'Abraham qui s'en allait sans savoir où, mais qui suivait ce Dieu qui le guidait.

Nous n'avons aucun repère, aucun, sauf sa main à Lui qui nous guide, et alors au coeur cette certitude que Lui sait où il nous conduit. Et Il nous conduit chez Lui, tout bonnement. Et un jour peut être très proche encore une fois, nos yeux vont s'ouvrir et voir pointer cette Lumière qui envahira alors tout notre champ de vision, cette fameuse Lumière de Dieu qui est Dieu Lui-même se manifestant à un homme.

 

Et ce petit grain de folie aussi, c'est d'espérer cet impossible. Humainement, c'est impossible ! Mais l'impossible de l'impossible, encore à puissance double, c'est de croire que au terme de cette route, il est dans le pouvoir de Dieu d'accorder à un homme de déjà vivre comme le Res­suscité avant même la résurrection des morts, avant même d'avoir goûté la mort.

 Et c'est vrai, lorsqu'on est entré dans ce Royaume de Dieu où il n'y a que lumière et beauté, mais la mort est transcendée. Comme je l'ai dit hier, les parois de la mort ont éclaté, les trois murailles infran­chissables sont percées et de l'autre côté c'est enfin la vie.

Et ce petit grain de folie alors est finalement d'aimer envers et contre tout. Aimer c'est ne plus penser à soi, c'est penser d'abord à l'autre, tel qu'il soit cet autre, et qu'il me soit vraiment sympathi­que ou antipathique, dans un monastère ça n'a pas d'importance. Oui, ça peut faire grincer peut être les articulations une fois ou l'autre, mais ça doit faire grincer les articulations d'un préressuscité et, ça installe alors le moine dans un état d'apesanteur qui l'arrache à l'attraction de la terre et qui le fait planer tout bonnement vers ce Dieu qui l'appelle, vers ce Dieu qui l'attire et auquel on ne peut pas échapper.

 

Mes frères, voila ce à quoi nous avons réfléchi un peu au cours du mois de janvier. Et maintenant nous avançons au delà du mois de février vers un autre événement. Hier nous avons clôturé la quarantaine des solennités de l'Incarnation. Et fin Février nous allons nous engager dans une autre quarantaine, celle qui va nous conduire à la mort et à la résur­rection.

 Et nous l'inaugurerons, cette quarantaine, par notre retraite annuelle. Et d'ici là nous allons nous y préparer, tout doucement, à notre mesure personnelle, chacun pour son compte, en pratiquant cet oubli de soi qui nous est si nécessaire chaque jour. Nous oublier encore une fois, pour essayer d'entrer dans la peau d'un autre, dans la peau d'un frère pour voir comment il agit, comment il pense. Ce frère n'a pas notre tempérament, il n'a pas notre système, il n'a pas nos idées. Il est lui, quoi, il m'est pas moi. Eh bien, c'est sortir de moi pour entrer chez lui et le comprendre par l'intérieur de lui-même.

Lorsque le Verbe de Dieu s'est incarné et qu'il a pris notre nature, mais c'était un peu aussi pour nous comprendre par l'intérieur lui-même. Naturellement il est notre créateur et il a une connaissance disons parfaite au plan Divin de nous. Mais il a voulu aussi nous connaître charnellement, savoir ce que c'était d'être homme.

Eh bien, mes frères, savoir ce que c'est d'être mon frère, c'est cela l'aimer tel qu'il est. Essayons de faire cette gymnastique, et ce n'est pas tellement difficile si nous avons au coeur ce petit grain de folie qui est l’Amour.

 

Chapitre : La Lectio Divina.                       05.02.79

      16. Disposition fondamentale : esprit de foi.

 

Mes frères,

 

Le Père Abbé Général dans un cinquième chapitre noua parle des dispositions requises pour une Lectio fructueuse. Il nous dit :

 

De tout ce qui a été dit jusqu'ici, ressortent clairement les dispositions nécessaires pour la Lectio. Un esprit de foi et de prière est fondamental. La Lectio vise à la communion avec Dieu, et c'est Dieu lui-même qui nous offre sa Parole et nous appelle à. son intimité. Mais en cette vie un tel contact avec Dieu ne peut s'opérer que dans la foi, et il réclamé que nous ayons pris une attitude d'humble désir, une attitude de prière.

 

Ici, je pense qu'il serait utile de préciser un peu ce qu'on entend par la foi. Il dit : un esprit de foi et de prière est fondamental. Il n'y a pas de prière naturellement s'il n'y a pas de foi. Donc, qu'est-ce que cet esprit de foi ? Et pour comprendre ce qu'est l'esprit de foi, qu'est­ ce que la Foi ? Nous savons que la foi est une vertu théologale. Je ne vais pas recommencer avec ça mais avec l'objet de la foi.

L'objet de la foi, c'est Dieu-Personne. C'est être attiré par Dieu-Per­sonne et se donner alors à Dieu vu comme une Personne. Ce n'est donc pas Dieu-idée. Toute la différence entre foi et non foi se trouve là. Nous pensons parfois peut-être nous laisser guider, nous laisser conduire par un esprit de foi, et en réalité il n'y a peut-être rien du tout ? C'est pour cela qu'il faut avoir les yeux ouverts sur soi-même.

Dieu-idée n'est rien d'autre qu'une idéalisation de mon propre moi, c'est à dire que je veux naturellement devenir quelqu'un de bien au plan spirituel, au plan humain. Et toutes les qualités que je désire acquérir ou recevoir, je les projette en dehors de moi, sur une personne qui me dépasse à l'infini et qui est Dieu, et que je revêts de toutes ces qualités. Mais dans le fond c'est moi, c'est ce que je désire pour moi que je donne à cet être idéal qui est pour moi Dieu.     

 

Mais au fond, ça c'est très commode, car j'ai alors saisie sur Dieu. C'est un Dieu qui même s'il est pour moi un idéal est encore à ma mesure. C'est un Dieu qui ne sort pas du monde des hommes, même s'il est au dessus des hommes. C'est un Dieu qui étant à ma mesure est aussi à mon service et c'est extrêmement commode. Mais comment savoir si mon Dieu à moi est ce Dieu-idée ?

Il faut dire que quand nous commençons une vie spirituelle, nous sommes toujours plus ou moins les serviteurs de ce Dieu-idée, notre foi n'est pas pure. Notre foi est comme on dirait trop naturelle. Or la foi étant la participation à l'être même de Dieu, elle est surnaturelle ou bien elle n'est pas.     Tout ce qui vient s'ajouter à elle l'encombre, la déforme, la rend lourde, ne lui permet pas ,de se développer. Elle est donc prise comme dans un carcan qui l'empêche de respirer, de vivre, de s'épanouir.

Eh bien, nous sommes tous plus ou moins atteints de cette maladie de la foi, et si on veut aller gratter tout au fond des choses, cette maladie de la foi c'est de l'athéisme. Donc, ce n'est pas Dieu que nous servons mais une certaine idée de Dieu. Et c'est ça l'athéisme.

 

Pour bien comprendre, il suffit parfois, j'ai déjà eu l'expérience quelques fois, pas ici au monastère parce que au monastère on ne parle pas de cela, mais il suffit parfois de rencontrer des personnes du monde qui sont engagées comme on dirait, enfin qui ont une grande admiration pour le Christ, un grand dévouement pour servir Dieu, tout cela.

Alors, lorsque vous les entendez parler de Dieu ou du Christ, et que vous connaissez la personne, vous vous rendez compte que cette personne dans le fond elle dessine son propre portrait, toutes ses aspirations, tout ce qu'elle voudrait faire. C'est très beau, c'est très bien, il y a énormé­ment de générosité là en dessous, énormément de générosité, mais ce n'est pas ça la foi. Il y a en dessous de la foi peut-être ? Certainement en­ dessous, mais il foisonne la dessus tout un maquis et une jungle d'impu­reté qui fait que cette foi est noyée.           

Alors de cette maladie là, nous sommes tous plus ou moins atteints et Dieu doit nous guérir de cette maladie de l'athéisme. Et c'est une des raisons entre autres de notre présence dans le monastère.

 

Saint Benoît voit le monastère comme un hôpital où on vient soigner toutes sortes de maladies. Mais la maladie qui est en dessous de toutes ces mani­festations, c'est celle-ci : c'est toujours un défaut de pureté de notre foi. Et donc celui que nous servons, celui que nous aimons c'est Dieu-idée, ce n'est pas le Dieu-Personne.

Et dans le monastère on va nous guérir de tout ça à la manière forte, parce que quand je dois obéir, à ce moment là mon Dieu-idée s'évanouit et cela se voit tout de suite à ma réaction. Si je rouspète, si je ne suis pas contant, je ne le ferai peut-être pas ouvertement mais à l'intérieur de moi je ne suis pas à l'aise. Eh bien, ça c'est le symptôme que le Dieu que je sers c'est encore un petit Dieu-idée. Je ne m'attendais pas à cela car le Dieu-Personne, lui, c'est tout autre chose.

 

Le Dieu-Personne, lui, il est tout autre que moi. C'est lui qui me fa­çonne, c'est lui qui désire faire de moi telle ou telle chose dans son grand plan de création et de rédemption. J'ai à faire à quelqu'un d'autre, ses idées ne sont pas nécessairement les miennes, pas souvent les miennes. Et puis la façon dont il me voit, moi, l'idéal qu'il a de moi, mais ce n'est pas précisément l'idéal que moi j'ai de moi-même.

Alors je m'en vais devoir sauter hors de mes rails, car la petite route que je m'étais bien aménagée pour aller vers lui, oui, mais c'est pas celle-là qu'il veut pour moi. Il me fait sauter dehors, il me place sur d'autres rails, et me voici parti dans une direction que je n'aurais ja­mais choisie moi-même. Alors c'est cela qui me met mal à l'aise. Alors je dois vraiment croire.

 

Alors j'entre en contact avec une Personne qui me domine, qui me saisit, sur laquelle je n'est pas prise, et à laquelle ma fois, ou bien je dois refuser ou bien je dois me laisser faire. Mais je suis placé devant un choix. C'est extrêmement mortifiant, dans le sens vraiment étymologique du terme parce que ça me fait continuellement sortir de moi-même. Cela m'oblige à m'oublier, à m'oublier pour lui et aussi à m'oublier pour les autres. Car si Dieu se manifeste à moi tel qu'il est, c'est toujours, mais toujours dans son plan au stade actuel de la rédemption, donc du sauve­tage général de l'humanité, mais concrètement à travers les hommes avec lesquels je vis.

Donc mes frères, lorsque le Père Abbé Général parle de l'esprit da foi qui est nécessaire, qui est fondamental pour la Lectio Divina, pensons bien que c'est ça.

 

Je dois alors, dans cette Lectio Divina, me livrer comme je suis exté­rieurement dans mon être physique, dans mon être spirituel, psychologique, à quelqu'un d'autre, à ce Dieu. Or nous savons bien, et l'auteur de l' Epître aux Hébreux nous le dit, qu'il n'est pas du tout intéressant de tomber entre les mains de Dieu. C'est même horrendum est, c'est hor­rible, c'est effrayant de tomber entre les mains de Dieu. Il est préférable de tomber entre les mains de l'idée que moi j'ai de Dieu. Alors là dans le fond, je me suis mis dans mes mains qui sont bien couvertes de gants bien ouatés, bien chaud. Non, mais entre les mains du Dieu Vivant, et alors ça c'est autre chose !

Nous avons aussi dans cette distinction entre Dieu-Personne et Dieu-­idée, la ligne de clivage qui va séparer la Lectio Divina de l'étude pro­prement dite. Naturellement si je veux étudier, faire de la théologie par exemple, je dois toujours réfléchir sur Dieu, c'est un discours sur Dieu. Mais Dieu en lui-même, Dieu en son être, il est absolument inobjectivable. Donc il est le JE absolu. Lorsque je commence à parler de Dieu sur le mode du IL, alors ce n'est déjà plus de Dieu que je parle, c'est d'une certaine conception que j'ai de Dieu,          comme je le fais maintenant.

On va dire : alors toute étude est impossible ! Oui, en soi l’étude est une entreprise désespérée. D'ailleurs, si c'était, si elle était si facile, si on avait pu une fois s'approcher de Dieu et le cerner, mais voila, ce serait fini. Il n'y aurait plus d'études de théologie, ce serait clos. Mais non, ce sera jusqu'à la fin du monde et au delà pour l'éternité, cette rencontre de Dieu que nous devrons toujours essayer d'exprimer dans notre intellect. Oui, c'est cela l'étude.

 

Mais alors, il y a toujours le danger de maquiller Dieu ? Tandis que dans la Lectio, là ce danger, disons si elle est très, très bien faite, n'existe pas. Car là, j'entre directement en rapport avec Dieu. C'est une connaissance de mode existentiel qu'on ne sait pas traduire dans des con­cepts clairs. Nous sommes dans le domaine de la foi qui comme voue le sa­vez est toujours obscure. C'est une lumière qu'on ne sait pas dessiner comme un magnifique petit tableau, c'est toujours obscur. Mais c'est très suffisant pour me nourrir et pour me faire savoir ce que je peux connaître, ce que j'ai le droit de savoir de Dieu, même dans la personne du Christ. Mais voila mes frères, nous continuerons demain.

 

Chapitre : La Lectio Divina.                       06.02.79

      17. Désirer la communion avec Dieu.

 

Mes frères,

 

Le Père Abbé Général nous a donc dit qu'une des premières dispositions pour une pratique fructueuse de la Lectio Divina c'était un esprit de foi et de prière, car la Lectio vise à la communion avec Dieu. Et cette communion réclame que nous ayons pris une attitude d'humble désir, une attitude de prière.         

Il y a une chose, me semble-t-il, qui est indispensable. Le Père Abbé Général dit : la Lectio vise à la communion avec Dieu. Donc, pour bien pra­tiquer la Lectio, il faut que cette communion avec Dieu m'intéresse. Si Dieu ne m'intéresse pas, alors pas question pour moi de faire la Lectio dans le sens où les moines l'entendent. Cela pourra être n'importe quoi, sauf de la Lectio.

 

Mais cette communion avec Dieu, il faut bien savoir ce que c'est pour bien pratiquer cette Lectio. Il ne faut pas avoir peur de regarder les cho­ses en face. La communion avec Dieu, ça veut dire qu'une assimilation progressive, lente, imperceptible peut-être mais bien réelle, de mon être à la Personne même du Christ qui prend possession de moi et qui va poursuivre en moi son oeuvre de création. Il est la Parole créatrice et de rédemption, il est le Messie Sauveur.    

Je vais donc fatalement être entraîné dans son cycle de souffrance, donc dans sa passion, non pas dans le sens encore idéalisé du terme, mais bien concrètement. Je vais être associé à tout ce que lui a vécu, à ma petite mesure, mais petite mesure qui va peut-être me remplir tout à fait et qui sera difficile parfois et souvent à porter.

J'y ai fait allusion le 2 février lorsque j'ai dit que pour échapper à la prison de la mort dans laquelle nous sommes enfermés, nous devons avoir le courage et la force de traverser des murailles, la muraille de la peur, la muraille de la frus­tration et la muraille de la lassitude, pour enfin déboucher dans le Royaume de Dieu. Tout ce que le Christ a du vivre, nous devons le vivre. Et la communion, c'est cela la communion avec Dieu, d'abord c'est cela !

 

Le Christ, naturellement, était empli de paix, de bonheur, de joie, mais à travers ça n'empêchait pas toutes ces souffrances qui étaient là, pré­sentes et qui le travaillaient, et qui l'ont conduit à la mort d'ailleurs.

Il faut donc être prêt à tout pour faire la Lectio Divina, il faut être prêt à tout sacrifier pour lui, avec lui. Si on veut toujours cette commu­nion, il n'y a pas de quartier, il n'y a pas de compromission possible. Il l'a dit lui-même : Celui qui ne veut pas renoncer à ça, et à ça, et à ça jusqu'à sa propre vie, eh bien, il n'est pas digne de moi. Qu'il fasse autre chose alors, mais qu'il ne me suive pas !

 

Vous voyez, c'est ça la communion avec Dieu ! Et nous ne devons pas seu­lement, je dirais, subir cette chose, nous devons la désirer. Comme le Père Abbé Général le dit : elle comporte une attitude d'humble désir, humble désir de cette communion.

C'est un désir humble parce que c'est une grâce extraordinaire. C'est un cadeau que Dieu ne fait pas à tout le monde. Nous devons le désirer, mais humblement, à notre place, nous ne pouvons pas nous en emparer. Mais nous n'aurons garde de nous en emparer, nous n'aurons garde de sauter nous-mêmes sur la croix pour y rester. On a plutôt tendance à la repousser. Mais non, c'est la désirer.

Ce n'est pas ici morbide, ce n'est pas du masochisme, une sorte de plaisir maladif à souffrir. Non, c'est autre chose, c'est quelque chose de très réaliste de pouvoir s'engager à suivre le Christ jusqu'au bout, et à devenir semblable à lui jusque dans notre chair et dans notre coeur d'homme.

 

Vous voyez, la Lectio Divina n'est pas une partie de délassement. Comme si on dirait : voila, j'ai bien travaillé dans ma journée, j'ai bien célébré l'Office, je puis maintenant à titre de loisirs me consacrer un peu à la Lectio. Non ! La Lectio c'est ce qui fait l'atmosphère de tout le res­te. Et elle-même, cette Lectio, est portée par l'humble désir de cette rencontre avec Dieu, de cette union, de cette communion, de cette assimila­tion à la Personne du Christ. Alors il faut attendre, savoir attendre, savoir rechercher et puis sa­voir demander, demander.

Tout cela fait partie de cette ambiance de la Lectio. C'est le moment le plus intime. A ce moment-là, voyez-vous, on fait cela tout seul. Lorsqu'on est dans un Office à l'église, mais on est en communauté, on est avec les autres, parfois on ne s'entend pas. On est pris, on est porté par un ensemble, on est fondu dans une Eglise tout en gardant bien sa per­sonnalité. Mais dans la Lectio, c'est un tête à tête, je suis tout seul avec Dieu. Et là, personne ne vient interférer. 

 

Ensuite le Père Abbé Général demande une seconde disposition :

 

En second lieu, il faut un certain détachement qui nous libère du désir avide des résultats. En ceci, la Lectio ressemble à la prière.....

 

Vous voyez, ça revient encore, toujours cette prière.

 

                                                                                                                 …..Nous ne devons pas être en quête de sensationnel, d'expériences, d'idées brillantes à communiquer aux autres. Non. La Lectio est une oeuvre à long terme, qui comporte un approfondissement continu mais souvent imperceptible, de notre intimité avec Dieu.

 

Elle demande donc un certain détachement. Un détachement, ça veut dire ceci : c'est que dans la Lectio, puisqu'il s’agit d'entrer en communion toujours plus intime avec Dieu, l'initiative vient de Dieu, elle ne vient pas de nous. C'est Dieu lui-même qui s'offre à nous, qui nous fait des pro­positions. C'est lui qui vient à nous dans sa Parole. Ce n'est pas nous qui allons nous emparer de lui. C'est la différence qu'il y a par exemple entre le sacrifice et l'obéis­sance. Pour le sacrifice, Dieu dit : Ce n'est pas le sacrifice que je demande, c'est l'obéissance. Le sacrifice, c'est quelque chose qui vient de moi. L'obéissance, dans l'obéissance, c'est quelque chose qui vient de Dieu et à laquelle je dois m'adapter, dans laquelle je dois entrer.

Eh bien, la Lectio est un peu cela, c'est quelque chose qui vient de Dieu et une chose dans laquelle je dois entrer. C'est pour cela que je dois le faire avec un certain détachement des résultats, résultats que je pourrais escompter si l'affaire venait de moi. Mais non, comme elle vient de Dieu, je recevrais de Dieu ce que je dois recevoir, ce qu'il veut me donner, à l'heure où Dieu veut me le donner et de la manière dont il veut me le donner.

Je suis donc dans un état de réceptivité pure. Je collabore naturelle­ment, mais ma collaboration consiste justement à recevoir humblement ce que Dieu veut me donner et au moment où il me le donne. Et c'est cela qui exige le détachement. Je dois donc toujours avoir une attitude d'accueil, mais un accueil paisible et reconnaissant. Ce n'est pas un accueil d'avidité comme si Dieu devait me le donner, comme s'il m'était redevable à moi. Non, il me fait un cadeau, et ce cadeau je l'ac­cueille avec une grande reconnaissance et avec beaucoup de paix.

 

Le Père Abbé Général dit que nous ne devons pas Atre en quête de sensa­tionnel, ou d'expériences, ou d'idées brillantes à communiquer aux autres. Nous ne devons pas les chercher. Mais pourtant dans la Lectio il y a des expériences, il y a des idées qui se présentent, il y a du sensationnel qui arrive. Nous le savons tous par nos découvertes personnelles. Nous l'apprenons aussi d'autres.

Mais ce sont des expériences, des idées, des lumières comme on dirait, ou des grâces qui nous sont données à nous pour justement notre croissance spirituelle, qui ne nous sont pas données pour être jetées dans le public. Car alors ce ne serait plus de la Lectio, ce serait abuser d'un cadeau que Dieu me fait. 

Naturellement on peut très bien recevoir, appelons cela une lumière. Si quelqu'un vient parler, demander conseil, on peut très bien user de cette grâce, de cette lumière, de cette idée qu'on a reçue pour répondre à celui qui vient demander conseil. Il n'y a pas d'abus alors. Mais il y aurait abus si ça devenait public.

 

C'est un peu dans le genre de ce qu'on trouve dans une certaine litté­rature de révélation, révélation de Soeur une telle, révélation d'un Père un tel. On publie cela dans des...choses... C'est peut-être des lumières qu'il a reçues dans la Lectio Divina, mais vous pouvez être certain que si c'est bien ainsi, à partir de ce moment-là pour Dieu c'est fini. A moins que naturellement il y ait eu mission, mais alors cela doit être sanctionné par l'Eglise.

Mais c'est vrai ! Lorsque nous recevons ainsi quelque chose, nous sommes parfois tellement heureux que nous voudrions que tout le monde le sache, non pas que nous l'ayons reçu, mais cela nous éblouit tellement que noua pensons que cela ferait du bien à tout le monde. Mais non, pas nécessairement. Mon voisin est déjà peut-être beaucoup plus loin que moi, ou bien il est peut-être encore ? Pour lui, ça ne cor­respond pas à ce que Dieu veut de lui, donc ça passerait à côté. Non, c'est quelque chose de très personnel.

Et en plus de cela il est toujours bon de le faire contrôler, parce qu'il y a toujours malgré tout un risque d'illusion. Et c'est un des bienfaits d'avoir toujours, appelons ça comme on l'appelle aujourd'hui, un Père Spi­rituel. C'est dans un langage que je n'aime pas beaucoup, mais enfin c'est celui d'aujourd'hui. Dans le langage de Saint Benoît on, l'appellerait un  senior spiritualis, un ancien spirituel. Et auprès de lui on peut aller pour dire : tiens voila, dans la Lectio, il me semble avoir découvert ceci ou cela, qu'est-ce que vous en pensez ?

Alors vous avez là le contrôle d'un homme sûr, d'un homme à la doctrine sûre, d'un homme aussi spirituellement sûr, et à travers lui le contrôle de l'Eglise. Alors on peut se dire: tiens, je ne suis pas dans l'erreur, c'est tout de même vrai, c'est tout de même une grâce que j'ai reçu de Dieu. Et alors la reconnaissance devient encore plus grande et l'ardeur pour la Lectio grandit.

 

Donc voyez, un certain détachement ça veut dire se faire contrôler soi-même, ne pas jeter dans le public ce qu'on reçoit, puis savoir attendre. Ne pas être pressé, se dire que c'est une sorte de cadeau que Dieu fait, une sorte de rosée qu'il envoie sur nous et qui fait croître en nous tous les germes de la vie Divine qu'il a déjà bien voulu y répandre.

 

Chapitre : La Lectio Divina.                       09.02.79

      18. S’exposer à la Parole qui est glaive et marteau.

 

Mes frères,

 

Le Père Abbé Général continue de nous parler des disposi­tions requises pour pratiquer la Lectio Divina :   

 

Il faut encore un don de soi-même en sorte qu'on ne demeure pas un pur auditeur de la Parole. La Lectio est une réelle ascèse. Elle ne reste pas au niveau théorique, mais comme la Parole de Dieu elle-même, elle est un glaive à deux tranchants atteignant aux profondeurs les plus secrètes et exigeant une réponse personnelle.  

           

Qu'est-ce que cela veut bien dire ? Un don de soi-même ? Et il est question d'un glaive à deux tranchants ? C'est un peu se trouver devant le peloton d'exécution. Oui, c’est un peu cela. Cela veut dire que nous ne devons pas avoir peur de la Parole. La Parole, c'est Dieu qui veut agir sur nous, et en nous, suivant ses in­tentions à lui, non pas selon nos caprices à nous. Et ses intentions ne sont pas toujours très agréables pour nous. C'est là la déformation, la malformation qui est une conséquence du péché. Le péché a toujours une certaine complicité en nous. Et le péché ce n'est rien d'autre, comme nous l'avons déjà vu, que de vouloir échapper aux intentions de Dieu.

Mais le don de soi, c'est exposer, c'est s'exposer à cette Parole de Dieu qui est là devant nous sous la forme d'un écrit, et nous laisser tra­vailler par elle. Or c'est faire exactement le contraire de ce qu'a fait le premier homme. Il a échappé à la Parole de Dieu, il a tenté d'échapper, il s'est caché dans les arbres du jardin. Nous, nous devons nous livrer sans défense, sans protection, tout nu, à cette Parole. Lui, mais il est parti, il s'est caché, il ne voulait pas entendre cette Parole de Dieu. Illusion naturellement !

Eh bien, pour s'exposer à cette Parole il faut du courage, un courage qui a pour non vérité et humilité.

 

Humilité d'abord, humilité de sa condition de créature. Nous sommes dans les mains de Dieu et Dieu veut faire de nous ce que bon lui semble. Il n'est pas un tyran, il est Amour. Mais nous, il ne nous plaît pas de nous laisser faire, même par l'Amour. Nous voulons nous faire nous-mêmes. Ah, nous chantons bien que ce n'est pas nous qui nous sommes faits, que c'est lui qui nous a faits. Oui, nous le répétons tous les quinze jours. Mais une fois que nous nous trouvons là, exposés devant ce Dieu qui veut nous façonner, alors il faut du courage pour y rester. Humilité et vérité nous installent dans la condition qui est la nôtre.

Et du courage, parce que comme dit le Père Abbé Général, cette Parole de Dieu, elle est un glaive à deux tranchants. Mais elle est encore plus qu'un glaive, elle est un glaive, elle est un marteau et elle est aussi un feu. Mais d'abord, elle est un glaive. Vous savez ce qu'en dit l'auteur de l'Epître aux Hébreux : Elle est un glaive plus effilé qu'un poignard aiguisé des deux côtés, à deux tranchants. Elle pénètre jusqu'à la divi­sion de l'âme et de l'esprit, jusqu'à la jonction de la moelle et des jointures et elle fait sortir tout ce qu'il y a de plus secret dans notre coeur et dans nos pensées.  Voila la Parole de Dieu !

 

Elle va donc pratiquer sur nous une autopsie. Mais une autopsie d'un genre spécial, parce que cette autopsie est pratiquée in vivo. L'autopsie, habituellement, est pratiquée sur un cadavre. Nous, elle va être pratiquée à vif. Et elle est pratiquée non pas pour Dieu, qui lui sonde absolument nos reins et nos coeurs, tout est nu devant lui, tout est dévoilé, tout est ouvert. Cette autopsie est pratiquée pour nous.

Nous sommes à la fois et les objets de l'autopsie et les scrutateurs, les yeux qui regardent. Nous re­gardons nous-mêmes, c'est ça que veut dire autopsie, de nos propres yeux. Mais nous sommes aussi  autos, dans le sens que c'est nous-mêmes que la Parole nous fait voir. C'est un peu comme sur un écran vidéo, on voit tout ce qu'il y a dans le ventre de la machine. Ici on voit tout ce qu'il y a dans le ventre de l'homme, dans son intérieur.

Voila cette Parole, voila ce qu'elle opère. Et il faut du courage en­core pour se laisser ainsi autopsier et se voir soi-même, sans se maquil­ler, sans fard, sans rien, tel qu'on est.

 

Et cette Parole, ce glaive donc va aller plus loin, avec notre consen­tement naturellement. Il ne le fera jamais sans nous demander notre ac­cord. C'est comme un bon médecin ou un bon chirurgien, il vous demande d'abord votre accord avant de vous coucher sur la table d'opération. C'est de la déontologie médicale, il est obligé. Dieu, lui, fait la même chose, la Parole de Dieu agit de même à notre endroit. Elle ne fait rien sans notre consentement, car elle va opérer. Non seulement elle autopsie, mais elle opère.

Elle va donc amputer à l'aide de ce glaive, elle va amputer ce qui en nous doit disparaître, donc toutes ces racines qui produisent de mauvais fruits, ces fruits de la chair qui nous ont été énumérés au' cours de l'Office de nuit, par Saint Paul dans l'Epître aux Galates. Et les fruits de la chair dans un monastère ne sont pas nécessaire­ment les fruits de la chair dans le monde. Si nous voulons les connaître, en repérer une bonne partie, allons un peu voir au Chapitre IV de la Règle de Saint Benoît, qui nous dira tout ce qu'il ne faut pas faire.

 

Et lorsqu'il dit qu'il ne faut pas tuer,­ qu'il ne faut pas commettre d'adultère, que nous ne devons pas faire tout ceci et tout ça, il ne faut pas dire que cela n'arrive jamais dans un monastère. Si, si, ça arrive souvent, encore une fois dans le secret de notre coeur. Si je regarde mon frère de travers parce que...enfin je ne sais pas pourquoi ? Hein ! Souvent sans raison, parce que je suis mal luné ou bien que ? Eh bien, je commence déjà à commettre un homicide dans mon coeur. C'est ça qu'il veut dire.

Et cette autopsie pour enlever tout ça, amputer tout ça, et puis alors après pratiquer des greffes. Mais il va greffer sur nous, quoi ? Mais elle va se greffer sur nous. Ce n'est plus moi qui vais agir, c'est elle qui va agir à travers moi. Je suis quelqu'un qui doit devenir pour le monde, pour Dieu d'abord et pour le monde ensuite, Parole de Dieu de nouveau ; un nouveau  logos incarné. Voyez, c'est cela !

N'oublions pas que c'est la Parole de Dieu qui s'est incarnée, c'est elle qui veut encore s'incarner en nous. Elle va donc essayer d'amputer ce qui la gêne et puis se greffer sur nous. Voila le travail de ce glaive dans la Lectio Divina, et voyez un peu quelle entreprise et quelle délicatesse chez Dieu, quelle finesse dans le travail artistique qu'il doit effectuer

 

Mais la Parole de Dieu est aussi - le Père Abbé Général n'en parle pas, il n'y a peut-être pas pensé, et puis il ne doit pas non plus allonger sa lettre de trop - elle est donc aussi un marteau, un marteau et un feu comme dit le pro­phète Jérémie. Un marteau qui fait sauté, il va brisé le roc. Il frappe sur notre coeur, cette Parole de Dieu dans la Lectio, et elle en fait sau­ter les morceaux. Nous avons un coeur de pierre, ne l'oublions pas !

Elle tape sur ce coeur de pierre, elle le fendille, elle le disloque, elle le broie, elle veut le réduire en poussière, cette poussière dont le coeur a été tiré. C'est une sorte de calcification ou de cristallisation qui s'est produite, mais au départ ce n'est que de la poussière. Et quand il est redevenu poussière, il n'est pas loin alors de la pure­té, car c'est ça l'humilité, c'est savoir qu'on vient de la poussière, et qu'on n'est jamais que poussière. Une poussière que Dieu a façonné et dont il veut faire un analogue de ce qu'il est.

            Elle est aussi un feu cette Parole, et un feu qui travaille le métal de notre être, comme la Parole le dit elle-même. Nous avons une nuque qui est dure comme une barre de fer, des membres qui sont intraitables comme du bronze. Eh bien, la Parole va jeter tout cela dans son feu et elle va le fondre. Le fondre, faire bouillir ça, faire monter à la surface toutes les scories, et puis alors les écumer. Puis, laisser lentement retrouver une sorte de pâte, laisser refroidir ; et puis, le marteau intervient à nouveau pour commencer à façonner une statue, une vrai statue.

 

Vous savez, dans le Livre de l'Exode il est dit ceci : Aaron, à la demande des enfants d'Israël, a façonné un veau d'or. Voila Israël, dit-il, voila les dieux qui t'ont fait sortir du pays d'Egypte. Et alors, lorsque Moïse lui demande : Mais enfin qu'as-tu fait là ? Il ré­pond : Je leur ai demandé tout leur or, je l'ai jeté dans le feu, et voila ce veau est sorti, ce veau est sorti tout seul ! Si on voit le texte dans la Bible, c'est vraiment comme ça. D'ailleurs c'est traduit ainsi. Mais qu'est-ce que cela veut dire ?

Mais ça veut dire que si je jette de l'or, c'est à dire ce qui au plan de l' homme est ce qu'il y a de plus précieux - n'oublions pas que dans la Haute Antiquité, surtout dans ces pays d'Egypte et Israël, donc maintenant le Moyen-Orient, l'or était considéré comme l'attribut de l'éternité, de l' immortalité. Si on plaçait sur la tête du roi une couronne d'or fin, comme il est dit dans le Psaume 20, cela veut dire qu'il confère au roi l'immortalité, longueur de jours encore et à jamais. ­

Voila, donc cet or qui est la vie même d'Israël est jeté au feu et il en sort un veau. Il ne peut en sortir qu'un veau de cela, de ce qui est humain il ne peut sortir que l'humain, l'image de ce qu'est l'homme. Et l'homme n'est qu'un veau, c'est comme ça n'est-ce pas ! Mais la Parole, elle, que fait-elle, elle qui est un feu ?

 

La Parole s'empare de nous, elle nous jette dans le bain de feu, dans le brasier qu'elle est. Elle nous jette, nous, le paquet de chair que nous sommes. Vous savez la chair, tout ce qui aime l'auto exaltation, enfin je ne vais pas revenir la dessus. On jette tout ça, et il en sort quoi ? Il en sort alors un Dieu.

C'est exactement la contrepartie de ce qui c'est passé au désert où là, du feu il est sorti un veau parce qu'on y mettait de l'or. Ils ont voulu... il faut revoir ça dans le cadre du péché originel. L'or encore une fois, c'est l'attribut de la divinité, on en jette un Dieu dans le feu et il en sort un veau. Donc, dès que l'homme veut jouer au Dieu, il fait le veau...

Je pense qu'il y en a un qui a dit : L'homme n'est ni ange, ni bête ; et celui qui veut faire l'ange il finit toujours par faire la bête ! C'est un peu cela !

 

Mais lorsque dans le feu de la Parole on jette maintenant l'homme char­nel, l'homme tel qu'il est dans son humilité, dans sa vérité, sans édul­corer, sans rien, à ce moment là, il se laisse fondre par la Parole et il en surgit un Dieu alors, un fils de Dieu.

Mais voila, mes frères, ce que c'est que de s'exposer à cette Parole. Et nous comprenons alors que le Père Abbé Général nous dise : Elle exige, la Parole, une réelle ascèse, qui exige aussi une réponse personnelle. Nous, nous devons nous engager, nous ne pouvons pas rester indifférent. Si nous restons au niveau théorique, alors ce n'est plus de la Lectio, ce sera de l'étude, ce sera du cérébralisme.

 

 

Chapitre : La Lectio Divina.                       10.02.79

      19. La Lectio lieu d’une rencontre amoureuse.

 

Mes frères,

 

Le Père Abbé Général disait que la Parole de Dieu qui est scrutée dans la Lectio Divina, exige une réponse personnelle. Ce qui in­troduit la quatrième disposition pour la pratique de cette Lectio, disposition qui est la principale.

 

Par dessus tout il faut l'amour, sans lequel notre foi demeure froide et le don de nous-mêmes hésitant. L'amour est déjà une espèce de connaissance et il croit en vigueur dans le contact avec la Parole.

 

Par dessus tout il faut l'amour, qu'est-ce que cela veut dire ? Je pense que nous ne devons pas avoir peur de regarder les choses telles quelles sont, ni d'utiliser le vocabulaire requis, vocabulaire qui peut paraître un peu osé. Il y a certaines nuances qui ne peuvent pas plaire à tout le monde. Mais enfin nous sommes en 1979 et au Moyen Age on utili­sait les mots pour exprimer les choses telles qu'elles étaient. N'ayons donc pas peur de les suivre.

 

Lorsque le Père Abbé Général dit que par dessus tout il faut l’amour, c'est parce que la Lectio Divina est une rencontre amoureuse. Pourquoi ?

Mais parce que le sommet de la vie monastique est atteint lorsque le moine dans son âme - c'est à dire dans ce qui en lui est destiné à revenir à la vie dans la résurrection générale, ce qui en lui est destiné à con­naître et à aimer Dieu - donc, disons lorsque son âme est devenue l'épouse du Verbe de Dieu, lorsqu'elle a contracté avec le Verbe de Dieu d'authen­tiques épousailles qui vont jusqu'à un échange de non seulement, nous dirons de serment, mais aussi presque matériel.

Nous verrons Saint Bernard parler de cette anima sponsa Verbi et le Verbe de Dieu l'ornant de toutes sortes de cadeaux que cette âme est seule à voir. Ses yeux, qui sont devenus des yeux dioratiques - donc ce ne sont pas les yeux de la chair, ce sont les yeux de son coeur, mais aussi à travers ses yeux de chair - ses yeux donc sont seuls à voir les cadeaux que Dieu lui fait. Les autres ne le remarquent pas, ils ne sauraient pas.

Il est donc alors facile à comprendre, qu'un moine arrivé là, en cet état d'époux du Verbe de Dieu va rechercher à rencontrer le Verbe de Dieu, mais aussi dans le Verbum scriptum, donc dans le Verbe écrit. D'ailleurs, c'est le seul critère d'authenticité subjectif, donc objectif aussi pour ceux de l'extérieur.

 

Mais pour le moine, lorsqu'il se sent attiré par son propre poids, par une sorte de passion, car il y a un caractère passionnel dans cette démarche à toujours scruter davantage cette Parole de Dieu dans laquelle il trouve Celui qui est devenu son Epoux, alors on peut dire qu'il est certain de ne pas être dans l'illusion, qu'au lieu d'être sponsa Verbi, il serait sponsa diaboli. Mais disons, ça c'est tout à fait le sommet. Mais le sommet aide à com­prendre ce qu'il y avait au départ. Il faut toujours voir les choses pour bien les saisir dans le but qu'il faut atteindre. C'est là alors que toute leur beauté se déploie à nos regards.

Mais déjà dès le tout début il y a une, Saint Bernard en parle aussi, il y a une quaedam libatio, déjà une sorte de dégustation anticipée de ce qui sera plus tard. Qu'est-ce que cela veut dire ?

 

Cela veut dire que d'instinct, disons le novice, le débutant donc d'ins­tinct ira là où il est possible sans erreur de rencontrer le Verbe de Dieu. Il ira dans la Parole. Il va spontanément se tourner, se plonger dans la Lectio Divina. Même s'il ne sait pas la pratiquer convenablement, c'est là qu'il se rendra et c'est à ce sujet qu'il demandera des renseignements et des explications. C'est un instinct, instinct qui vient de l'Esprit de Dieu qui le guide là où il est possible de rencontrer Dieu.

C'est très important ceci, et cela permet de mieux comprendre ce que le Père Abbé Général dit, lorsque avant tout, pour pratiquer la Lectio, il faut être mordu par l'Amour, possédé par cette passion qui fait que on ne peut plus rien faire d'autre que d'aimer. Aimer, naturellement, c'est être d'abord aimé soi-même, être attiré.

 

Il y a donc là une nuance qu'on essaye de retrouver aujourd'hui un peu, une certaine nuance que j'appellerais érotique, qui est distincte un peu de ce que nous appellerions, nous, la caritas, la charité, qui fait toujours un peu froid. Il faut aimer ses ennemis, il faut faire les choses parce que c'est la volonté de Dieu, même quand ça ne plait pas. Vous voyez, ça fait un peu une gêne. Non, en dessous de cela et avant ça, il y a un besoin, un besoin de rencontre amoureuse avec Dieu. Et le lieu de cette rencontre, c'est dans la Parole.

C'est une des raisons pour laquelle ce qu'on appelle la Liturgie de la Parole est tellement importante. Car avant de communier au Verbum Eucharisticum, au Verbe de Dieu sous les espèces Eucharistiques, il faut d'abord communier au Verbe proclamé avant. C'est le même ! Celui qui n'a pas envie de communier au Verbe proclamé, mais je me deman­de bien ce que vaudra sa participation à la communion Eucharistique ?

 

Vous savez qu'auparavant, je ne sais pas si c'est encore ainsi mainte­nant, enfin disons dans mon jeune temps, les hommes, un homme digne de ce nom entrait à l'ég1ise après le sermon, le reste ça n'avait pas d'impor­tance. Autrement on n'était pas un homme. C'était bon pour les femmes et les enfants qui devaient encore aller au catéchisme. Un signe de l'état adulte c'était quand on entrait après, après la collecte même.

Voyez-vous, il y a quelque chose là, ça va pas ! Vous sentez bien que dans cette façon de faire, l'amour n'y est pas. On accomplit un devoir. Il suffit, ad minus sufficit, de faire ça, au moins de faire ça pour être en règle et puis c'est tout.

            Non vous voyez, pour entrer vraiment dans la Lectio il faut aimer et aimer l'Amour. C'est, je me reporte un peu à ce que le Père Abbé Général nous a dit hier, où il dit : il faut un don de soi-même, oui, un don de soi-même. L'amour, c'est renoncer toujours à son autonomie.

 

Et autonomie, ça veut dire : je me conduis selon mes propres lois. Mais mon autonomie personnelle, privée plutôt que personnelle, mon autonomie privée c'est une fausse autonomie. C'est une autonomie qui est une illu­sion parce que la loi qui est inscrite dans mes désirs, dans mes convoi­tises, ce n'est pas véritablement ma véritable loi. Ma véritable loi, elle se trouve entreposée chez celui qui est mon créateur, qui étant mon créa­teur me connaît vraiment. Lui sait quelles sont les règles qui doivent me conduire, puisque c'est lui qui me crée. Alors, je vais trouver mon nomos, ma loi authentique où ? Mais dans cette Parole qui me crée, dans cette Parole qui me modèle. Et en sortant, en laissant de côté ma fausse autonomie, je trouve ma véritable autonomie.

Et c'est cela l'Amour. C'est renoncer à une illusion pour trouver la Vérité, à une illusion de liberté, d'indépendance, pour trouver ma vérita­ble liberté. C'est renoncer à l'étroitesse pour entrer dans l'espace.

 

J'ai fait allusion il y a quelques jours, à ce phénomène que peut expé­rimenter celui qui a le courage de renoncer à ses fantoches, à ses bêtises d'autonomie. C'est un phénomène que la petite Thérèse de Lisieux expéri­mentait en songe. Elle en a parlé quelques fois. C'est le phénomène d’un état d'apesanteur, c'est l'impression que ressent celui qui est libre : il parcourt et le ciel et la terre. C'est la liberté de l'Amour, et cette liberté, encore une fois, trouve sa source dans la Parole de Dieu, et on l'acquiert soi-même lorsqu'on se nourrit et qu'on s'abreuve de cette Parole. C'est cela l'Amour, ce n’est rien d'autre !

L'Amour, ne l'oublions pas, o'est un besoin de notre être. Mais, je dirais, il y a un faux amour qui est un amour de soi. Aujourd'hui on nous a encore lu cette histoire de péché originel. Ce serait à scru­ter et à analyser. Voila un matériau pour la Lectio Divina, et à partir de là, voyez un peu, se promener à travers toute l'Ecriture pour entendre Dieu qui va nous dire ce que c'est que l'Amour vrai, ce que c'est que le faux amour, ce que c'est que la vraie liberté, ce que c'est que la fausse liberté.

 

Et le Père Abbé Général nous dit encore : Cet amour que nous avons en nous, lorsque nous pratiquons la Lectio Divina, est déjà une espèce de con­naissance. Il croît en vigueur dans le contact avec la Parole.

 

Ici, les distinctions plus ou moins cartésiennes entre connaissance et amour, elles disparaissent. L'amour est une connaissance, et une véritable connaissance ne peut être qu'amoureuse. Qu'est-ce que c'est alors connaître ?

Connaître, dans le sens de la Lectio Divina, c'est regarder avec les yeux de l'amour, et se laisser regarder soi-même avec amour. Il y a donc ici au niveau du regard - c'est surtout les yeux, la vision qui joue ici - ­il y a un échange interpersonnel, une réciprocité, un pénètre dans l'autre. Moi je suis toi et toi tu es moi. Tellement nous nous connaissons, telle­ment nous nous aimons, nous ne formons plus qu'un. Ils seront un dans une chair.

Maintenant, voyez ça dans la Lectio. Ils seront un dans une Parole, une Parole proférée d'un côté, une Parole reçue de l'autre, une Parole resti­tuée par la vie, et Parole reçue à nouveau avec reconnaissance par Celui qui l'a donnée. Il y a ainsi un mutuel enrichissement. Car ne l'oubli­ons pas non plus, c'est encourageant pour nous, nous apportons aussi quel­que chose à Dieu.

 

Nous imaginons toujours Dieu, nous, comme une sorte de monstre, qui n'a besoin d'absolument rien du tout, pas même de nous. S'il n'avait pas eu besoin de nous, il ne se serait pas incarné ! Non, nous apportons quelque chose à Dieu et il attend.

Et si j'osais avancer ici une idée...je dis les mots, mais les mots ne rendent pas la réalité, c'est que nous le faisons devenir toujours plus Dieu...si je puis utiliser ce langage qui est très défectueux, mais vous comprenez ce que je veux dire. L'amour que nous apportons à Dieu le fait devenir plus lui-même, ça lui apporte quelque chose. Ce n'est pas un être impassible.

Voila ce que c'est que connaître dans le sens de la Lectio Divina. Et on comprend alors que le Père Abbé Général dise que le terme de cette Lectio, c'est la communion avec Dieu, c'est d'arriver à cet état.

 

Et alors pour terminer, je pense qu'on peut dire que la pratique de la Lectio dans l'amour exige qu'il n'est pas question de transiger avec la Parole de Dieu. La Parole de Dieu est à prendre telle qu'elle est. Nous l'avons vu hier, elle est un glaive, elle est un marteau, elle est un feu. C'est ça qu'elle est !  

Il ne faut pas essayer de, comme le disait Saint Pau,  adulterari Verbum Dei. Si on voit maintenant le terme dans le texte original, cela veut dire ceci, c'est très expressif : on ne peut traiter la Parole de Dieu comme la traiterait un cabaretier ! Voyez un peu une scène de cabaret. Ce sont toujours les mêmes qu'on rencon­tre dans les cafés, et ils discutent toujours de tout et de rien, de la religion, de l'Eglise, des curés, des trappistes, de tout ce que vous voulez.

 Voila, c'est cela traiter la Parole de Dieu comme on la traite dans les cafés, et cela il ne faut pas le faire. II ne faut pas jouer avec elle, il ne faut pas transiger avec elle, il ne faut pas la falsifier. Il faut la prendre telle qu'elle est et se laisser agresser par elle, car c'est une agression qui doit nous sauver, une agression qui doit nous transfigurer.

 

Il ne faut pas avoir peur non plus de ceci, d'une - comment dire ici ? - de se laisser contaminer par la Parole de Dieu, une certaine contamination comme si elle allait nous donner une maladie. Et c'est vrai, elle nous donne une maladie, elle est contagieuse. Elle nous donne une maladie qui est une maladie divine et cette maladie c'est d'aimer, c'est de nous oublier.

 N'oublions pas que le Verbe de Dieu s'est fait homme pour le salut des autres hommes. Si nous entrons en rap­port avec lui, dans sa Parole, il n'y a rien à faire, nous allons être con­taminé par ce qu'il a fait, lui, et nous serons portés aussi à nous oublier pour les autres, à donner notre vie pour les autres au jour le jour. C'est cela le contraire de adulterari, le contraire de falsifier la Parole. Non, c'est de nous laisser contaminer par elle. Et cela, même au risque de paraître fou aux yeux des hommes.

Lorsque vous entendez, je l'ai encore lu à l'Office de nuit, et c'est encore plus impressionnant lorsqu'on le lit soi-même, cette Epître de Saint Paul aux Galates, où justement certains ont eu l'audace de falsifier la Parole de Dieu. Alors avec quelle vigueur, avec quelle passion Saint Paul réagit. Il ne mâche pas ses mots, il devient presque méchant pour ceux qui ont l'audace de torturer Dieu, la Parole de Dieu.

C'est cela, c'est un homme ça, il n'a pas peur de paraître fou aux yeux de tout le monde parce qu'il sait trop bien ce qu'est cette Parole de Dieu qu'il a rencontrée et qu'il a vu dans la Lumière un jour, et qu'il voit encore sans arrêt. Vous voyez, mes frères, c'est cela se laisser contaminer. Et cette contamination là, nous devons nous y exposer dans la Lectio qui nous met rapport direct, étroit, avec cette Parole.

 

Et on pourrait alors conclure cet exposé du Père Abbé sur les dispositions qu'il faut avoir pour une Lectio fructueuse en reprenant cette parole de Saint Jean de la Croix qui disait : Eh bien pour son amour, j'ai tout perdu, tout, tout perdu ! Mais il ajoutait ceci : Je me suis fait perdant, mais j'ai tout gagné, tout gagné !

Perdre tout, absolument tout pour la Parole de Dieu, mais à ce moment là on est perdu en elle et on est devenu soi-même une Parole de Dieu, non pas par son langage, mais par toute sa vie, toute sa démarche. Et c'est cela, encore une fois, le terme final de la vie monastique, qui en terme disons mystique s'appellera : Epousailles avec le Verbe de Dieu.

Eh bien mes frères, à la fin de cette semaine, je vous souhaite tous d'y arriver le plus vite possible. Ne perdons pas de temps, au plus vite nous y sommes et au plus vite nous serons parfaitement heureux. Mais pour cela, encore une fois, il ne faut pas avoir peur, il faut du courage. Mais dans la vie monastique, le courage est toujours payant.

 

Homélie : Le lépreux.                              11.02.79

      Mc 1, 40-45.

 

Mes frères,

 

Comme nous le donne à entendre l'Apôtre Paul, qui est fier d'avoir le Christ comme modèle, le Christ n'a jamais cherché ce qui lui était avan­tageux, mais bien plutôt ce qui était utile aux autres, aux hommes, à nous.

Pour comprendre cette position du Christ par rapport à lui-même et par rapport aux hommes, nous ne devons jamais oublier qu'il était un homme comme nous, soumis aux multiples besoins, aux multiples sollicitations de la nature humaine.

La tentation a mordu sur son coeur exactement comme elle mord sur le nôtre. Seulement, lui n'a jamais consenti tandis que nous, nous emboî­tons si facilement le pas. Le séducteur, le tentateur ne trouvait aucune complicité en lui ; en nous, par contre, il perçoit déjà comme une attente une invitation, un appel.

 

Aujourd'hui, nous rencontrons un lépreux. Il est couvert de plaies, ses vêtements sont en lambeaux, son visage est voilé. Il pousse des cris, il est répugnant, il provoque le dégoût. Il habite dans des lieux déserts en compagnie du démon dont il est devenu la sombre image. De lui ne sort que l'impur, le souillé. Il est exactement le contre-pied de ce que Saint Paul attend du chrétien : faire tout pour la gloire de Dieu, rayonner cette gloire de Dieu et aux regards des hommes être lumière.

Tout ce que touche le chrétien, devrait devenir lumineux, beau, attray­ant. Il ne pourrait en être autrement puisque c'est à travers lui que le Christ fait briller sa lumière, cette lumière qui nimbe l'être de Dieu. Mes frères, nous sommes des chrétiens, en est-il ainsi de nous ?

 

Il est extraordinaire ce Jésus qui croise la route du lépreux. Il peut tout se permettre car il n'est que pureté parfaite, pureté telle qu'elle consume sur le champ tout ce qu'elle approche : toute lèpre, tout péché, toute laideur. Il ne peut en être autrement, mes frères, encore une fois, et il est bien regrettable qu'il n'en soit pas de même pour nous. La lumière lorsqu' elle parait, elle troue, elle annule les ténèbres. Ainsi en va-t-il du Christ, ainsi devrait-il en aller des chrétiens.

Dans le texte original, nous voyons un détail qui ne parait pas dans la traduction qui nous est présentée. L'Evangéliste reprend mot pour mot, à propos de Jésus, la prescription qui établit le sort du lépreux : habiter hors du camp, hors de la ville, à l'écart dans un endroit désert. Nous voyons donc Jésus fixer son habitat dans un lieu réservé aux im­purs, aux souillés, aux excommuniés, à ceux que la société rejette. Il le fixe dans un endroit qu'habitent les démons.

 

Nous verrons plus tard que les foules qui se précipitent maintenant pour aller chercher Jésus jusque dans ces endroits maudits, nous verrons cette même foule qui plus tard va se précipiter aussi dans les déserts afin d'y rencontrer le Christ et là aussi y affronter l'impureté et le démon. Et les foules les suivent, ce sera le début de la vie monastique.

C'est aussi dans cet épisode de Jésus et du lépreux. Si Jésus n'avait pas fixé sa demeure là où habitait le lépreux, sa route n'aurait pas croisé celle du lépreux. Si Jésus n'avait pas choisi de devenir péché, sa route ne croiserait jamais la nôtre. C'est le prélude de ce qui arrivera un jour : la Vie, qu'il est se laisse engloutir par la mort afin de détruire cette mort par l'intérieur, en la faisant éclater. C'est cette merveille que le lépreux guéri va déjà diffuser partout. C'est cela la Bonne Nouvelle !

 

Mes frères, lorsqu'au contact de Jésus notre coeur souillé sera à son tour guéri de sa lèpre, nous aussi, nous ne pourrons plus nous contenir. Et si vous le permettez, je vais terminer sur un appel, cet appel qui se trouvait sans cesse sur les lèvres des premiers chrétiens, appel qui devrait toujours retentir au fond de notre cœur : Viens Seigneur Jésus, et fait vite !

 

                                                                                                          Amen.

 

Chapitre : La Lectio Divina.                       12.02.79

          20. La Lectio Divina exige une réelle conversion.

 

Mes frères,

 

Dans un dernier chapitre le Père Abbé Général tire ses conclusions :

 

En guise de conclusion, il est peut-être utile de dire quelque chose de la formation à la Lectio Divina, du fait surtout que j'ai signalé précédemment les nombreuses difficultés qu'elle rencontre de nos jours. On peut remarquer en passant l'étroit parallèle entre ces difficultés de la Lectio et celles que nous rencontrons dans la prière : l'une et l’autre exigent une réelle conversion.

Que veut-il dire lorsqu'il parle de conversion ? Je pense qu'il serait utile de tirer cette chose au clair. La conversion, vous le savez, c'est un terme qui revient souvent dans la littérature monastique. Nous nous engageons même dans un voeu qu'on appelle la con­version des moeurs. Suivant l'interprétation traditionnelle, nous nous engageons par là à travailler sans relâche à progresser vers un mieux.

Ce n'est pas le voeu de perfection, mais c'est l'engagement que nous pre­nons de toujours redresser notre route, pour la diriger sans cesse vers le but ultime qui est notre rencontre avec Dieu, puisque nous venons dans le monastère pour chercher Dieu. Mais cette conversion, qu'est-elle exactement ?

 

Pour la comprendre, il faut aller la retrouver dans sa source qui est na­turellement comme toujours, la Parole de Dieu. C'est un peu ce soir un exercice de Lectio Divina que nous allons faire, ou d'étude ? Etude, non. C'est tout de même un peu d'étude, mais orientée vers la Lectio Divina, auréolée de Lectio Divina, si bien que c'est une vrai Lectio Divina. Vous allez voir !

Nous pouvons prendre d'abord le terme tel qu'il se présente à nous dans la langue Latine. C'est ainsi que les mots différents utilisés par le texte original de l'Ancien et du Nouveau Testament sont rendus conversio, et cela veut dire : se tourner d'une pièce dans une direction, ici, se tourner vers Dieu. Il ne s’agit donc pas de tourner simplement la tête, ou de tourner les bras ? Non, c'est le corps entier qui bouge et qui se tourne vers Dieu. Retenons bien cette image, c'est cela que signifie convertere, c'est l'ensemble con, l'ensemble du corps qui se tourne.

Dans l'original grec on trouve un autre mot qui est passé tel quel dans la langue Française, dans les livres de spiritualité. On ne le traduit même pas, car il est difficilement traduisible, on ne sait même pas le traduire par conversion. Il s’agit de  métanoia. Cela veut dire, ici, changer de mentalité. C'est se remettre en ques­tion. C'est revoir ses jugements. C'est réviser sa façon de faire. C'est voir les choses suivant une nouvelle optique.

 

Nous sommes donc ici devant une démarche d'ordre intellectuel. Mais c’est plus qu’intellectuel, c'est une démarche de réflexion qui engage alors, et qui entraîne plutôt dans son mouvement la volonté. C'est notre esprit, notre cœur - il faut voir l'ensemble - non seulement notre vie intellectuelle, rationnelle, mais aussi notre vie affective. Tout cela est englobé dans ce que en latin on appellera le mens, ou le nous en grec, donc notre coeur, notre esprit, je dirais notre âme dans le langage plus moderne, toute notre âme est ici remise en question dans son orientation habituelle. Et alors elle réfléchit et elle décide da changer. C'est cela la conversion !

Il y a encore maintenant dans l'Ancien Testament. Là, la conversion se pré­sente autrement. C'est un véritable scénarios il faut voir l'Israélite qui s'avance sur une route. Cette route là est une route qu'il ne doit pas prendre, c'est une route qui l'écarte de l'alliance, du contrat qui l’a lié à Dieu. A un moment donné il s'arrête, il fait demi-tour – vraiment un volte-face - et revient sur ses pas jusqu'à l'endroit où il a quitté le bon chemin. Là, il trouve un poteau indicateur qui est la Loi, qui lui in­dique la bonne direction. Alors il bifurque et s'en va dans cette direc­tion là. Il a retrouvé la route qui le conduit à Dieu.

C'est très sémite, c'est ainsi qu'eux le voyaient. Il y a ici, encore une fois, une gymnastique de tout l'être. Mais ce qu'il faut bien compren­dre ici, c'est qu'il s’agit vraiment d'un tête-à-queue. Dans le mot conversion, le tête-à-queue n'est pas requis, on peut opé­rer simplement un quart de tour. Mais pour un Hébreu pas ; un Hébreu fait carrément demi-tour. Le Grec, lui, il va faire passer tout ça dans sa tête. On trouve alors un peu les différentes sortes de psychologies : la psychologie Sémite, la psychologie Grecque qui est plus Platonicienne déjà, puis la psychologie Romaine qui est déjà un peu militaire.         

 

            Maintenant dans la pratique, pour nous, comment cela se passe-t-il ?  Dans la pratique d'un mouvement de conversion, nous verrons après comment l'appliquer à la Lectio Divina, nous trouverons les trois mouvements :

D'abord le premier mouvement sera la réflexion. Ce sera la métanoia. Je réfléchis sur moi, je réfléchis sur mon comportement, je réfléchis sur le but que je me suis assigné, je réfléchis sur l'appel que j'ai reçu. Le fruit de cette réflexion alors, c'est une meilleure intellection de ce qui m'est demandé, de ce qui peut me faire mon véritable bonheur.

Et alors je prends une décision. Et cette décision me fait revoir mes positions, je change de vie. Donc je change mes façons de voir, mes façons de juger, mes façons de vouloir.

 

Alors le second mouvement, ce sera le mouvement plutôt sémite. Je vais changer du cap au cap, donc j'opère un tête-à-queue. Pour reprendre l'ex­pression de Saint Remy avec Clovis, je brûle ce que j'ai adoré et je me mets à adorer ce que jusqu'à présent j'ai détruit. Je fais demi-tour, je reviens en arrière jusqu'au point, encore une fois, où j'ai commencé à fauter. Je reprends de nouveau la ligne suivant laquelle Dieu m'invite. A cet endroit là, je perçois de nouveau clairement l'appel de Dieu et je me laisse diriger par cet appel.

Il y aura en moi alors deux choses. Il y aura la conscience de m'être trompé, d'avoir commis une erreur, donc d'avoir péché et le regret d'avoir commis cette faute, mais aussi un autre regret, le regret du temps perdu. J'ai perdu mon temps à vagabonder hors de la bonne route et un temps perdu on ne sait pas le récupérer.

 

Vient alors le troisième mouvement, qui est le mouvement plutôt romain alors. Je ne dis pas latin, parce que c'est plutôt ici, comme je le disais tantôt, militaire romain. C'est celui que nous entendons, nous, par con­version, la conversio. C’est que mon être entier alors s'engage. Je suis un miles, je suis un soldat au service du Christ.

J'ai signé un engagement, donc un contrat, une alliance. Et alors maintenant, ce contrat, je m'en vais le tenir jusqu' au bout, quoi qu'il arrive. Il n'y a plus de déviation, il n'y a plus de tergiversation, il n'y a plus d'hésitation, je reste fidèle à mon engage­ment. Je marche maintenant sans regarder ni à gauche, ni à droite, dans la direction que Dieu m'a imprimée.

Voila le mouvement de conversion, depuis la prise de conscience d'une erreur, le volte-face que j'opère, et puis alors l'engagement de tout mon être maintenant à rester sur la voie droite.

 

Maintenant, voyons un peu cela à propos de la Lectio Divina, car c'est ça qui est important. La Lectio Divina exige, comme dit le Père Abbé Général, une réelle con­version. Cela suppose que, avant, il y avait chez moi un défaut. Non pas que je pratiquais mal la Lectio Divina, mais lorsque j'entre dans le monas­tère je viens, comme dit Saint Benoît, ad convertendum, pour me convertir.

Je vais donc affermir en moi cette décision. Je me détourne des idoles pour me tourner maintenant carrément vers le Christ. Je me détourne des fausses images de la divinité pour me tourner vers la véritable image de la divinité qu'est le Christ Jésus. Mais n'oublions pas que ce Christ, c'est la Parole de Dieu incarnée. Je vais donc dans une véritable conver­sion monastique me tourner vers l'image parfaite que Dieu me présente de lui dans sa Parole.

C’est dans ce sens qu'il faut donc à la base une réelle conversion. Je dois me détourner de ce qui peut me séduire en dehors de la Parole de Dieu qui est la véritable image et la plus authentique image que Dieu puisse me donner de lui. Le Père Abbé Général nous détaillait une série de difficultés. Et c'est là, en écartant ces difficultés, que ma conversion va prendre corps et se concrétiser, qu'elle va devenir pratique. Je vais la faire entrer dans ma vie de tous les jours.

 

La première difficulté, c'était les résultats immédiats. Je vais donc renoncer aux résultats immédiats. Cela veut dire que je vais m'atteler à une entreprise de longue haleine qui coïncide avec la recherche de Dieu. Je sais bien que je ne trouverai pas Dieu du jour au lendemain, je le trouverai lorsque ma conversion sera parfaitement achevée. Je vais donc devoir pratiquer cette vertu monastique par excellence qui est de savoir attendre, savoir attendre l'instant où Dieu va me donner sa Lumière.

Et je vais vous raconter ici une petite chose qui m'est arrivée aujourd’hui, aujourd’hui même. Pendant que le lecteur nous présentait à l'Eucha­ristie l'épisode de la Genèse qui nous racontait le meurtre d’Abel par son frère Caïn - vous vous en souvenez certainement - à ce moment-là, pour la toute première fois j'ai compris une chose qui m'avait toujours, toujours échappée jusqu'ici. Et en un instant, avec la vitesse d'un réseau électro­nique et au delà, toutes sortes de choses se sont mises en place en moi, et j'ai compris. J'ai compris, mais quantité de choses que Dieu nous dit dans la Bible, tout le comportement de Dieu qui me paraissait un peu mys­térieux, depuis Caïn jusqu'à moi et vous aujourd’hui ici. 

J’ai été à ,une traction de seconde de faire une homélie, comme ça, après l'Evangile, l’Evangile où le Christ dit : Comment, ces gens là attendent de moi un signe, ha, ha, eh bien ils attendront longtemps parce que de signes, ils n'en recevront pas. C'était extraordinaire. On appellera ça ? C'est ce qu'on appellera une lumière. Appelons ça ainsi.

 

Mais ça ne vient pas tout seul. C'est le fruit qui mûrit pendant des années, et des années, et des années de Lectio Divina, à travers toute la Bible, à travers aussi certains Ecrits des Pères, et puis tout à coup tout se met en place, le fruit est là, il est dans la main, il suffit de le déguster et éventuellement alors, si Dieu le permet, de le faire par­tager à d'autres. Mais enfin aujourd'hui, providentiellement il ne le per­mettait pas, puisque nous avons un invalide devant nous. Le frère Jacques souffrait de trop dans sa stalle. Il fallait en avoir pitié, c'était un signe de Dieu que le moment n'était pas venu. Ce sera peut-être pour plus tard.

Mais c'est ça que je veux dire, dans la Lectio Divina pas de résultats immédiats, savoir attendre 10 ans, 20 ans peut-être, mais en son heure ça vient. Il y a quelque chose qui s'opère en nous, qui travaille en nous, et puis à un moment donné elle nous ouvre les yeux ou les oreilles et c'est là.

 

Alors il faut renoncer aussi, dit le Père Abbé Général, à lire beaucoup. Il ne faut pas lire beaucoup, pourquoi ?

Eh bien ce qu'il faut faire, il faut creuser sur place. Lire beaucoup cela veut dire beaucoup courir, beaucoup voyager. Or, pierre qui roule n'amasse pas mousse, vous connaissez le proverbe. C'est la même chose dans la Lectio Divina, si je cours beaucoup et bien je n'amasse rien du tout. Non, il faut creuser sur place. Et ici nous retrouvons une des motivations de notre voeu de stabilité. Un moine qui court aussi beaucoup, il recueil­le peut-être beaucoup d'informations, mais c'est tout.

Non, il faut creuser sur place, patiemment, patiemment, le plus profon­dément possible. Comme le Père Prieur de Chevetogne nous l'a rappelé, ce que disent ces moines Egyptiens là-bas : Le désert il n'y a rien, non, il n'y a rien. Mais dans les profondeurs il y a de l'eau, partout, partout dans le désert. Il suffit de creuser patiemment, creuser, creuser le puits jusqu'à ce qu'on trouve l'eau. A ce moment-là l'eau peut remonter, elle fertilise le désert. C'est cela la Lectio Divina, creuser sur place, ne pas lire beaucoup.

 

Alors attention, disait-il aussi, à la cérébralité ! Voila, faire marcher son cerveau. Non, je suis toujours dans la conver­sion ici. Non, non, il faut plutôt se convertir de la cérébralité. Nous en sommes tous plus ou moins marqués ici en Occident. Il faut se convertir vers une autre intellection qui est comprendre avec le coeur. On retrouve alors la métanoia de tantôt. Comprendre avec notre cœur !

Donc ici, ce sera une connaissance qui est fertilisée, qui est fécondée par l'Amour. Je connaîtrai si j'aime celui que je cherche, si c'est vraiment Dieu, la Personne du Christ que je veux rencontrer pour m'unir à elle. N'oublions pas que le terme de la Lectio Divina c'est la communion avec Dieu. A ce moment là, je ne serai pas un cerveau, c'est mon coeur qui va fonctionner. Mon cerveau aussi naturellement, mais c'est le coeur qui tient le volant, le cerveau n'est qu'un moteur, c'est le coeur qui est le maître.

Et alors, cette intellection fécondée par l'Amour me permet d'entrer dans les plans de Dieu, et nous rencontrons alors notre voeu d'obéissance qui nous fait amoureusement adhérer à la volonté de Dieu. Et nous avons alors ce que j'expliquais hier, de l'intention des premiers Cisterciens, telle qu'elle avait été comprise par l’Eglise : adhérer à la Règle de Saint Benoît, s’imbriquer, s’emboîter en elle.

 

Et alors la dernière difficulté à laquelle faisait allusion le Père Abbé Général, et dont nous devons nous convertir, c'est l'accumulation des informations : savoir, savoir, savoir, devenir une sorte d'ordinateur où on accumule de plus en plus de connaissances. Non, ce n'est pas cela la Lectio Divina. Nous devons aussi nous con­vertir de cette tendance moderne de société de consommation, où plus on a de produits et mieux ça vaut.

Non, non, ce qu'il nous faut, nous, c'est la sobriété. Ce n'est pas le moins possible, mais c'est quelque chose de solide ; et au fond c'est quelque chose d'unique, car la seule chose qui intéresse le moine c'est la connaissance de Jésus Christ, et de Jésus mort et ressuscité. C'est le seul objet de ses recherches et de son amour. Donc ce n'est pas recueillir quantités d'informations.

 

Alors nous retrouvons là cette pratique monastique qui est essentielle et qui fait entrer dans notre chair cette sobriété spirituelle et intellectuelle. C'est le jeûne, le jeûne. Je n'accumule pas beaucoup de nourriture, ni des nourritures diverses. Non, ma nourriture est simple, elle est frugale. C’est toujours la même chose, c’est toujours des haricots, c'est toujours de la salade, c’est toujours des betteraves rouges, c’est toujours des carottes râpées, c’est toujours de la soupe de telle sorte, c'est toujours... Voyez, c’est ça, il n’y a pas de fantaisie, je n’accumule pas, c’est le jeûne.

Eh bien, c’est la même chose dans la Lectio Divina. Dans notre vie mo­nastique, ne l'oublions pas, tout se tient, il n'y a rien qui est aberrant et plus notre vie est ainsi équilibrée, et plus la Lectio est facile. Mais pour tout cela, vous voyez, on est entraîné dans un mouvement per­pétuel de conversion, parce que si nous suivons nos impulsions purement humaines nous irons dans des directions toutes autres.

Voila mes frères, demain et les jours suivants nous verrons un peu dans la pratique quelles conclusions le Père Abbé Général va tirer, pour nous permettre ainsi de travailler à cette conversion.

 

Chapitre : La Lectio Divina.                       13.02.79

          21. Nécessité d’un horaire équilibré.

 

Mes frères,

 

Le Père Abbé Général nous a dit que la formation à la Lectio Divina exigeait d'abord une réelle conversion. Nous avons réfléchi un peu hier à la nature de cette conversion. Il nous dit maintenant :

 

Au plan de la communauté, la formation à la Lectio sera très dif­ficile si l'horaire ne laisse pas un temps suffisant aussi bien à la Lectio qu'à l'étude. De plus, même si l'horaire est équilibré , il sera utile de vérifier si on peut l'observer en pratique ! Finalement, la formation en ce domaine sera vaine s'il y a dans le monastère une attitude erronée à l'égard de la Lectio.

 

Donc ceci, c'est au plan de la communauté. Dans la seconde partie il va parler de la formation au plan individuel. Comme vous le voyez, pour lui d’abord la formation à la Lectio est une question d'horaire. Et je pense qu'il n’a pas tort. L'horaire, dans un monastère, doit être parfaitement équilibré. Quand on voit avec quel soin Saint Benoît parle de cet horaire, différent suivant les périodes de l’an­née, pas tellement par le temps liturgique mais plutôt le cycle du soleil, la longueur des jours et des nuits.            :

            Mais d'abord un détail : le Père Abbé Général dit un temps suffisant aussi bien à la Lectio qu'à l'étude. On aurait donc tendance à accorder le temps nécessaire à l'étude sans penser à la Lectio. Auparavant, lorsqu'on voyait la description de l'horaire dans les US, il était question des différents offices, puis travail, puis intervalles était-il dit ; des intervalles, des sortes de temps libres qu'on devait boucher je ne sais comment, des sortes de fourre-tout : lecture, étude, repos, délassement peut-être, je ne sais pas, oraison privée. Tout ça c'était bien, mais intervalles et il n'était pas question de Lectio ?

Et quand on voit Saint Benoît, lui, il parle toujours de trois choses : Office - Travail manuel - Lectio. Donc ces trois piliers qui soutiennent la vie monastique. Mais le Père Abbé Général fait donc, encore une fois, la distinction entre Lectio et étude. Et je pense qu'il n'a pas tort dans la pratique, quand on voit comment les choses se passent.

 

Lorsqu'il parle d'étude, ici il a certainement en vue les études théologiques et ça se comprend. Un prêtre, aujourd'hui, doit se tenir à jour. Il y a mettons, je ne sais pas, une cinquantaine d'années peut-être la théologie était tellement figée qu'elle ne bougeait pas. C’était tou­jours les mêmes manuels qui revenaient, la même scolastique, les mêmes schèmes, les mêmes questions développées toujours suivant le même proces­sus, le même schéma.

Mais maintenant il y a un Concile qui est passé et alors ce sont des nouvelles générations qui se lèvent. La théologie en soi ne change pas, mais le mode d’expression de la théologie change. Je viens de le lire en­core, vous voyez qu’il est bon de faire un peu de Lectio avant de venir ici, le problème se posait déjà chez les tous premiers moines, les tous premiers, les apophtegmes en parlent. Mais c’est encore bien plus aigu aujourd'hui.

Cela veut dire que lorsqu'un moine se fixe dans la façon de penser qu'il avait lorsqu’il était jeune, il sacrifie au monde et non pas à Dieu. Car dès l’instant où il n'avance pas avec la création continue que Dieu est en train de produire dans son amour, s’il reste figé, immobile, à un stade de son passé, alors il ne marche pas avec Dieu. Il sacrifie aux idoles du monde, l’idole principale étant sa façon de penser à lui.

 

C’est très bien, c’est très juste cela, et on comprend alors qu’un moine surtout si c'est un prêtre, doive régulièrement je ne dirais pas se recy­cler, non, mais s'il veut être témoin de Dieu dans son temps pour les hom­mes d’aujourd'hui, il doit pouvoir comprendre la façon de parler des hom­mes et pouvoir s’exprimer dans un langage qui leur soit accessible. Il doit donc toujours continuer à étudier, reprendre ses études de théolo­gie et les revoir, et les revoir toujours. Cela ne veut pas dire reprendre les anciens manuels.

Mais voila, il y a toutes ces revues qui sont là en face, elles sont là uniquement pour cette raison, pour pouvoir dire : voila aujourd’hui on doit parler dans la stricte toujours doctrine catholique orthodoxe sans erreurs, c’est de cette façon que l’on doit s’exprimer aujourd'hui pour être compris. Mais il y a encore d’autres études auxquelles le Père Abbé Général ne fait pas allusion. Il n’y pense peut-être pas, je n’en sais rien.

C'est que nous vivons dans un type de civilisation qui n'est plus agricole, mais qui est industriel. Et si on veut continuer à survivre et à produire des choses de qualité, il faut se tenir au courant au plan technique. Il y a donc un recyclage professionnel et technique continu. Il faut donc que les chefs d'emploi lisent des revues, des journaux industriels, sociaux, pour se tenir au courant, pour ne pas être dépassés.

 

Voila, j’ai reçu aujourd'hui encore, juste après l'Office de Tierce, la visite d'un inspecteur des allocations familiales dans le cadre de la loi sur la pension des indépendants qui était en vigueur jusqu'au 31 décembre 1975. Après, ça a été modifié du tout au tout. Il fallait donc que je sa­che quelle était la loi à ce moment là, dans quelle mesure la loi a été mo­difiée, lui fournir tous les documents, répondre à ses questions. Il faut être au courant quand on est chef d'emploi.

Et c’est la même chose en brasserie, nous le savons bien ; et c’est la même chose en élec­tricité ; et c’est la même chose maintenant en agriculture où il faut ré­gulièrement se tenir au courant de la législation agricole, rurale, le droit rural. Regardez, si on n'avait pas été au courant du droit rural, on aurait eu des difficultés pour acheter le " pachis des chevaux ".

C'est tout cela aussi une étude indispensable aujourd'hui. Ce n’est pas au niveau théologique, mais c'est au niveau professionnel, technique, au niveau purement humain.

 

Eh bien, dit le Père Abbé Général, il faut prévoir un temps aussi pour cette étude. On pourrait dire : mais on peut le faire pendant le temps de travail ? Oui, peut-être bien que oui, mais peut-être bien que non aussi ! Pendant le temps du travail, on a autre chose à faire, on ne peut pas s'installer et lire une revue pendant une heure. Non !

Mais lorsque le Père Abbé Général dit lorsqu’il y a du temps disponi­ble, ce ne doit pas être pour des études de ce genre, mais vraiment du temps libre pour la Lectio. Il faut donc un horaire équilibré qui fait une place à la Lectio proprement dite et aussi à ces études théologiques et techniques.

 

Maintenant qu’en est-il ici, ici dans notre monastère ? C’est le moment, puisqu’il a d'abord été question de conversion réelle, voila, nous nommes mis le dos au mur, nous devons bien y passer. Que pouvons nous penser de l’horaire, ici à Saint Remy, est-il bien équilibré ?

Naturellement la perfection n’est jamais atteinte. On m’a déjà fait des suggestions de part et d'autre pour une amélioration de notre horaire, compte tenu surtout des exigences du travail, aussi des disponibilités de la communauté au plan de l’âge, du vieillissement de la communauté, aussi des exigences de l’étude, de la formation, de la Lectio aujourd'hui. Je pense qu'il serait possible d’améliorer d’un côté ou de l'autre. Mais il y a une chose qui est certaine, certaine, ça ne peut jamais être qu’une adaptation.

La recherche d'un meilleur équilibre, ça ne doit pas aboutir par exem­ple à supprimer l’un ou l’autre office, comme ça se fait dans certains mo­nastères. On vous fait sauter l’Office de None par exemple, ou on fait sauter l’Office de Sexte et on dit : oh oui, on les récitera en privé ! Ou bien, une chose qui est très courante aujourd'hui : on a supprimé ou on supprime les oraisons en commun, donc la 1/2 heure que nous avons avant les Vigiles, et le 1/4 d'heure après les Vêpres. Eh bien, ça on sup­prime, on dit qu'on est adulte maintenant et que chacun est suffisamment adulte que pour faire ses 3/4 d'heure d'oraison en privé au moment qu’il lui convient. Pourquoi faire cela en commun ? C’est un peu collège ! On prie tous ensemble, oui !

 

Cela ne peut jamais être, disons, des adaptations de ce genre là parce que la pratique prouve que dès l'instant où on a fait sauter une petite heure, oui, cela va bien un petit temps, mais finalement plus personne ne la prie, même en privé. Et les périodes d'oraison en commun, quand elles sont disparues, elles sont disparues en privé aussi, c’est fini ! Sauf un ou l’autre qui vrai­ment serait peut-être capable d'entrer dans la vie solitaire, tout seul dans une forêt, où là, étant tout seul il devrait bien le faire.

Mais di­sons que pour la grande majorité, ça s’en va tout doucement, ça s’effrite et ça disparaît, et il n'y a plus rien. Je pense bien que l’Abbé Poulman y a fait une petite allusion une fois, oui, il parlait de l’Afrique, chez des missionnaires, ça me revient main­tenant. Mais je sais que dans certaines de nos Abbayes, c’est la même chose.

Donc si un jour noua devons équilibrer un peu mieux notre horaire, ça ne peut jamais être dans le sens d'une suppression ou d'une réduction de nos obligations actuelles. Ce serait peut-être une meilleure répartition, mais rien de plus.

 

Maintenant pour la Lectio nous avons des temps qui sont privilégiés depuis les origines du monachisme. A voir si c’est réalisable, comme le Père Abbé Général le dit. C'est très bien un horaire parfaitement équili­bré, mais peut-on l’observer en pratique ? Sur le papier, c'est parfois très beau, mais dans la pratique c’est parfois impossible.

Nous avons ici, disons en général, car il y en a toujours qui doivent travailler à ce moment-là, c’est certain, mais je parle pour l'ensemble de la communauté, nous avons donc le temps après l'Office de nuit jusqu'à l’Office de Laudes, ce qui représente près de mettons 1 heure 1/4 au moins. Donc quand on a fini l’Office, il y a la toilette, certains vont déjeuner, je n'en sais rien, mais enfin c’est toujours ça.

Il y a le temps ici encore après le dîner. Tout ça c’est très monastique, on le trouve déjà chez Saint Benoît, le temps après le dîner jusqu'à None. Et puis alors le temps après le souper du soir. Et ça, physiologique­ment parlant, ce sont des moments vraiment choisis pour s’adonner à la Lectio, mais surtout, surtout après l’Office de nuit.

 

Alors, dans l'esprit des moines depuis toujours, depuis le début de l’Office de nuit, donc depuis le lever nocturne jusqu'à la fin de l'Office de Laudes - laissons la messe qui ici est accolée à l’Office de Laudes, mais elle pourrait bien ne pas l’être, elle ne l'est pas le dimanche, ­donc toute cette période est un seul Office qui se dit d'abord en communau­té, puis qui est approfondi en privé, puis qui est repris en communauté au moment où le soleil se lève. C’est pour cela qu’ils avaient instauré ce qu'on appelait le Grand Silence, entre le moment du lever jusqu'après l’Office de Laudes.

Ce Grand Silence, où on baigne vraiment dans une ambiance qui n'est pas presque de ce monde. C’est le moment où le moine s’élève des choses terrestres dans l’obscurité ou dans la pénombre, pour essayer de pénétrer dans le Royaume de Dieu qui lui est inconnu, mais au fond duquel il voit déjà se lever la lumière. C’est le meilleur moment pour faire la Lectio Divina, mais alors le meilleur moment aussi pour se reposer un peu pour certains. Vous voyez alors comment vient la difficulté.

Est-ce que c’est observable en pratique ? Peut-être pas pour tous ? A mon avis, n’est-ce pas, même si pour certains ce n’est pas possible, ce n’est pas une raison pour dire que c’est impossible en soi. A ce moment-là, il y en a d'autres qui travaillent : à ce moment-là on est au brassage, à ce moment-là on est encore à l’étable pour une chose ou l’autre, on est peut-être aussi à la cuisine ? Je ne sais pas, il y a certains emplois, mais ça c'est le concret de la vie. Alors, ceux qui sont dans des situations pareilles, eh bien, l'Abbé doit s’arranger pour leur donner un temps disponible à un autre moment de la journée.   

 

Vous avez aussi le temps après le dîner. On va dire : oui mais on a l’estomac bien rempli, on est fatigué, et c’est le moment de se reposer. Peut-être bien si certains en ont besoin. Mais je sais qu'il y en a d’autres qui n’ont pas besoin de se reposer après le dîner ! Et nous arrivons encore au soir aussi, où on entre à nouveau, où on se prépare à entrer de nouveau dans ce Grand Silence de la nuit.

Vous voyez, c’est cela. Il faudrait essayer de trouver ainsi un horaire parfaitement adapté à tous ces besoins communautaires et personnels. C'est très difficile. Mais je pense que comme c'est maintenant pour l'instant, à mon expérience personnelle, et aussi un peu ce que je vois un peu par­tout et je pense que je suis tout de même un peu au courant n'est-ce pas, eh bien je pense que ce n'est pas mal réussi jusqu'à présent. Mais c'est encore possible d’être amélioré, et peut-être qu'un jour ou l'autre je vous proposerais quelque chose. Je n'en sais rien encore. Mais je pense que nous pouvons déjà être satisfait comme ceci.

 

Maintenant cet horaire idéal du Père Abbé Général, il faut qu'il soit, comme il le dit, observé en pratique. Mais alors là, ça dépend tellement de facteurs : ça dépend du travail de chacun. Nous le savons, ça dépend aussi du tempérament personnel, ça dépend de l'état de santé de chacun. Mais je pense, malgré tout, qu’il est indispensable d’avoir un cadre bien fixe, quitte à avoir des aménagements personnels.

Mais ces aménagements, alors, devraient être pris avec, je ne dis pas nécessairement l'Abbé, mais avec un conseiller sérieux pour être certain qu'on est toujours dans la volonté de Dieu et dans ce que Dieu attend de nous.

Car Il ne peut pas demander à tous la même chose, ça dépend de beaucoup de choses, du travail encore une fois, de la santé et du tempérament de chacun. Il y en a qui sont plus éveillés la nuit, il y en a qui le sont moins. Il y en a qui sont plus chargés l’après-midi, il y en a qui sont plus libres avant-midi. Je vous le dis : tout ça ce sont des adaptations à retenir, mais ce n'est pas une raison pour faire sauter le cadre lui-même.

Nous pouvons en rester là pour aujourd'hui. Nous continuerons demain en espérant que le petit effort de conversion que nous entreprenons, eh bien, que nous aurons le courage de le poursuivre jusqu'à, comme on le disait avant au moment de la profession, jusqu'à la fin.

 

Chapitre : La Lectio Divina.                       14.02.79

          22. La nécessité d’une vie spirituelle équilibrée.

 

Mes frères,

 

Le Père Abbé Général nous a dit qu’il était utile de parler de la for­mation à la Lectio, et que cette formation à la Lectio exigeait une réelle conversion, et que cette formation réclamait, au plan de la communauté, un horaire qui laisse un temps suffisant à cette Lectio. De plus, il faut voir si cet horaire bien équilibré peut être encore observé en pratique. C’est là que nous étions arrivés hier.

Le Père Abbé Général fait maintenant cette remarque :

 

La formation dans ce domaine sera vaine s’il y a dans le monas­tère une attitude erronée à l'égard de la Lectio.

 

Cela se comprend, n’est-ce pas ! Il fait allusion, ici, à ce qu’il a déjà dit précédemment. Il a rencontré, dit-il, un monastère où on lui a dit que le travail était l’élément le plus important de la vie cisterçien­ne et que son exécution dans la paix et le calme rendait la Lectio plus ou moins superflue. Donc, dans ces conditions, inutile d’entreprendre une formation à la Lectio dans cette communauté-là, puisque on juge qu’elle est inutile.

Il y a aussi d'autres mentalités qui se glissent. Par exemple celle-ci, il y fait allusion aussi, la Lectio, eh bien c'est justement bon pour les faibles qui ont besoin, eux, d’un certain sentimentalisme pieux pour ali­menter leur vie spirituelle. Tandis que l’étude solide est l’élément des forts.

Si une telle mentalité règne dans une communauté, eh bien, je pense qu’il est préférable de ne pas se fatiguer à former. Je me demande bien ce qu’ils vont penser quand ils vont recevoir cette lettre ? Dieu, qui peut tout de même transformer des cailloux en fils d'Abraham, est capable de transformer ces moines-là en fervents de la Lectio.     

 

Mais il y a encore ceci, je pense, à quoi nous devons réfléchir. C'est qu’il ne suffit pas encore que l’horaire d’une communauté soit bien équi­libré, et que cet horaire puisse en pratique être observé par la majorité des membres de cette communauté, il faut encore que notre vie spirituelle elle-même soit équilibrée.

Je veux dire ceci : pour mener vraiment une vie spirituelle digne de ce nom dans une vie pneumatique, une vie qui permet d'aspirer en soi l’Esprit de Dieu qui est l'atmosphère du Royaume de Dieu - ce souffle qui vient de la bouche du Christ et puis qui circule à travers tout son Royau­me, qui arrive jusqu’à nous, que nous aspirons, qui alors nous vivifie de la propre Vie du Christ, et puis que nous restituons alors - pour cela, il faut que notre organisme ici de respiration soit en bon état.

Or, pour respirer spirituellement nous avons deux poumons. Un de ces poumons, c’est l'Opus Dei, et l’autre poumon, c'est la Lectio Divina. Si donc notre poumon Opus Dei n’est pas en ordre, notre poumon Lectio Divina va lui aussi souffrir. Si à l’Opus Dei je ne respire pas convenablement, donc si l’Opus Dei pour moi c’est quelque chose sur lequel je passe facilement, quelque chose de plus ou moins accessoire, mais alors mon autre poumon va forcer, lui, et finalement tout mon être va s’anémier et insensiblement dégénérer.

 

Saint Benoît dit qu'un novice doit être testé à partir de sa solici­tudo, de son zèle, de son ardeur pour l'Office Divin. Et ceci vaut pour les non choristes aussi bien que pour les choristes, parce que nous le sa­vons bien, les non choristes sont aussi astreints à l’Office Divin.

Ils ont un Office à eux, structuré autrement, de forme différente, mais il est tout de même là. Ils y sont tenus comme les choristes, mais pas en choeur alors. C'est ça, choristes et non choristes, ça se dit en choeur ou en privé, mais ça est toujours là.

Et il peut bien se glisser alors un peu cette mentalité : oui mais c'est vrai, cette ardeur pour l'Office Divin qu'on exige des novices, on ne l’exige que des novices ; après, quand je ne suis plus au noviciat, je n’ai plus besoin de cela, j’ai d'autres choses. J’ai le travail, les études, j’ai toutes sortes d'obligations, je peux avoir l’apostolat. Enfin quantités de prétextes plus ou moins canonico liturgico théologico philoso­phiques, je ne sais pas quoi, pour dire que l’Office Divin, eh bien, c'est quelque chose qu'on peut encore passer facilement à côté une fois qu'on est installé dans la profession solennelle.

Oui, mais attention à tous ces faux prétextes ! Auparavant, il était requis pour ceux qui n’assistaient pas à l'Office, de le dire en privé, de suppléer comme on disait. Ce n’est pas une obligation qui remonte au droit canonique, nous voyons déjà cela chez Saint Benoît. Il dit : voila, ceux qui pour une raison quelconque ne peuvent pas vite venir à l'Office, mais ils doivent le dire là où ils sont, sur place, flectentes genua cum tremore Divino, 50,7, saisis de crainte devant la présence de Dieu. Et ceux qui sont en voyage ? Eh bien, ils doivent le faire aussi, dit-il, qu’ils ne laissent pas passer les Heures canoniques et qu’ils ne négligent pas de rendre à Dieu le pensum servitutis. 50,10.

 

Donc un pensum, il faut savoir ce que c’est qu'un pensum. Cela fait un peu collège, c’est la punition qu'un collégien un peu turbulent a reçue. Oui, le pensum étymologiquement vient de pensare, pendere. C'est pendu au crochet de la balance pour voir le poids. Alors de là vient le sens suivant : c’est le poids qu’on donne à chacun, donc la ration, la portion qui est répartie à chacun. Ce sera donc la somme, la quantité de travail de service que je dois prester.     Donc, le pensum servitutis, c'est le travail que je dois fournir en vertu du service que j'ai promis de rendre à Dieu. Je ne dois pas négliger cela. Non, je ne dois pas le négliger, dit Saint Benoît, puisque je suis un homme qui appartient à Dieu. N'oublions pas que les premiers cister­ciens entrant dans leur désert voulaient Deo servire die ac nocturno, de jour et de nuit, selon la Règle de Saint Benoît.

 

Or, aujourd'hui se glisse de plus en plus partout dans les monastères, la mentalité de se dire : oh pas d’Office, eh bien c'est bon, la communau­té supplée pour moi. On fait mémoire des absents, eh bien alors je suis dedans. Je n’ai pas besoin de réciter l'Office, moi, quand je n’y suis pas, ou bien quand je suis en voyage.

Mais alors vous voyez, c’est le poumon Opus Dei qui commence à ne plus travailler normalement. Alors aussitôt, en vertu du bilatéralisme, l'autre aussi commence à travailler moins. Alors je ne respire plus, mon orga­nisme diminue, le tonus diminue, et ma Lectio Divina, alors elle, diminue en proportion de valeur. Pour tester ma Lectio Divina, je dois toujours la mesurer à l'échelle de l’Opus Dei. C’est très facile : mon zèle pour l’Opus Dei va toujours me donner la mesure de mon zèle pour la Lectio Divina.

 

Mais il y a encore autre chose. Il n’y a pas seulement l’Opus Dei, je dirais la récitation du Psautier, mais il y a aussi l’Eucharistie dans cet Opus Dei. Et là, il y a des phénomènes étranges qui se passent, n'est-ce pas ! On m’a parlé, il n’y a pas tellement longtemps, c’est dans le courant de l'année dernière, d’une communauté religieuse qui ne suit pas la Règle de Saint Benoît, donc une communauté étrangère à la Règle Bénédictine.

Eh bien, non seulement on a supprimé la messe conventuelle quotidienne, fini, mais les prêtres eux-mêmes ne disent plus la messe. C’est fini tout ça, pour des raisons encore une fois je ne sais pas lesquelles, mais on peut toujours en trouver. On dit la messe seulement quand il y a un groupe de retraitants qui vient sans prêtre et qui demande une messe. Alors il y a un Père qui se dévoue et qui va dire la messe pour ce groupe de retraitants. Un autre va se dévouer aussi pour dire la messe le dimanche, car tout de même il faut la messe pour le dimanche pour la communauté.

 

Mais il y a ceci, c’est que cette mentalité-là, elle commence à s'introduire dans nos monastères aussi. Je connais comme ça l'une ou l'autre petite situation où on commence alors à voir des prêtres alors qui, eh bien non, ils ne disent plus la messe. C’est fini pour toutes sortes de raisons : on s’est levé un peu trop tard, eh bien c'est bon pour aujourd’hui, on la laisse comme ça ; ou bien, froidement alors, pour jouer au frère convers, je veux être à leur niveau ; toutes sortes de prétextes ainsi : voila les frères ne disent pas la messe, eh bien par solidarité avec eux je ne la dirai pas non plus, et d'autres motifs encore, toutes sortes, toutes sortes de choses. Or ça s’introduit, c’est certain, je connais des situations. Cela s’in­troduit, on commence à en parler et ça commence à se trouver.

Eh bien, dans ces conditions-là, comment voulez-vous chez des hommes pareils qu’il y ait une Lectio Divina qui soit vraiment fructueuse ? C’est impossible. Il y a là un déséquilibre qui s’introduit dans la rela­tion à Dieu. Donc, la relation à Dieu n’est plus basée sur des critères qui viennent de l’Esprit de Dieu, mais sur des jugements purement humains. Et une fois qu’on porte des jugements humains dans le domaine de Dieu, alors on n'en sort plus. On ne les limite pas seulement à cette relation, mettons Eucharistique ou Office Divin, mais alors c’est partout et en tout premier lieu sur la Lectio Divina.

 

Donc, mes frères, le Père Abbé Général nous invite à un examen de cons­cience. Même si des abus de ce genre ne se présentent pas dans notre com­munauté, nous devons tout de même être avertis et savoir que ça existe, et que c’est comme pour la grippe, les virus circulent partout et ils peuvent très bien un beau jour commencer à nous faire éternuer. Donc, secouons-nous et ayons bien soin de toujours nous placer au point de vue qui est le vrai, qui est le point de vue de l'Esprit de Dieu, du Verbe de Dieu, et non pas au point de vue d'un homme ou d'une collection d'homme, je dirais aussi important ou imposant soit-il.

Eh bien, nous allons en rester là pour aujourd'hui.

 

Chapitre : La Lectio Divina.                       16.02.79

          23. Formation individuelle des novices, graines pour tous.

 

Mes frères,

 

Le Père Abbé Général nous a dit que au plan de la communauté il fallait prévoir un horaire équilibré, qui donne un temps suffisant à la Lectio. Et que cet horaire doit être observé en pratique. Au plan individuel maintenant, il continue :

 

Au plan individuel, le Maître des novices doit expliquer claire­ment, non seulement la vraie nature de la Lectio, mais aussi ses principales difficultés. Il serait bon qu'il discute avec les no­vices des manières ou des moyens de surmonter ces difficultés. La bataille est à moitié gagnée quand on les distingue clairement.

 

C'est pour ça qu’il y a des services d’espionnage ! Pas dans les monastères, mais en temps de guerre. Vous entendez le Pas­teur Visser t'Hoof qui était à la tête d'un service de renseignements. Quand on sait ce qui se passe, la bataille est déjà à moitié gagnée. C’est la même chose pour la Lectio Divina, on a bien cerné les diffi­cultés, elles sont déjà à moitié vaincues.

 

Ensuite, il devra veiller à ce que les novices prennent progres­sivement l'habitude de la Lectio Divina, en consacrant chaque jour une demi-heure ou une heure à cet exercice. Les novices auront probablement besoin d'être guidés dans le choix des livres, au moins pour commencer. 

 

Vous remarquez que le Père Abbé Général s'adresse aux novices. Naturel­lement ça se comprend, les novices en ont besoin. Ce sont des rudes, des non encore dégrossis. Ils ont beaucoup de choses à apprendre, et entre autres les arcanes de la Lectio Divina. Mais n’allons pas dire maintenant : bon, bon, tout ceci ça s’adresse aux novices, donc nous, les anciens, cela ne nous regarde pas.

Oui, je pense moi, enfin je pense d’abord à moi, peut-être bien que pour vous c’est tout à fait différent. Mais je pense qu’au moins pour moi, je peux en prendre de la graine de ce qu’il dit ici, et de ce qu’il va encore dire après. Et extrapolant au-delà de ma personne, je me dis que nous pouvons tous en prendre de la graine. Pourquoi ?

Mais parce que peut-être bien qu’au temps de notre noviciat, jadis, nous n’avons peut-être, nous, reçu aucune formation à la Lectio Divina, peut-être bien ? Ou bien, si nous en avons reçu une, aussi rudimentaire soit-elle, il est utile me semble-t-il de régulièrement nous recycler. Et c’est l’occasion cette fois-ci. Le recyclage est indispensable dans notre monde moderne.

 

Vous savez qu’un homme aujourd'hui, mettons un garçon d’une vingtaine d'année, ou 25 ans pour avoir plus facile, qui va prendre sa pension à 65 ans, il aura donc 40 ans d’activité devant lui. On prévoit, et on le forme dès maintenant à ce qu’il devra se recycler, peut-être même bien changer d’orientation et de profession cinq fois au cours de sa carrière professionnelle. Tous les huit ans il faut recommencer. Et alors, je pense que dans la vie monastique, c’est un peu ainsi. De  temps en temps revoir les choses et repartir. Ce n’est pas se reprendre en main à l’occasion d’une retraite, d'une récollection. Non, c’est revoir sa façon de procéder dans la Lectio Divina. La Lectio Divina ne change pas en elle-même, mais nous autres nous évoluons, et les matériaux qui sont à notre disposition évoluent aussi. Il y a donc toujours une mise à jour à effectuer et c’est cela le recyclage.

Quand je vois mon propre frère, par exemple, qui est là dans le métier depuis l’âge de 25 ans, donc cela fait déjà tout un terme, eh bien, chaque année il est obligé de se recycler. Donc chaque année, il doit suivre pen­dant plusieurs jours des cours, aller de nouveau à l’école et recommencer à étudier toutes sortes de nouvelles techniques, toutes sortes de nouvelles choses qui sont à leur disposition. Et c’est ainsi dans le domaine des ingénieurs aussi, et des techniciens dans les différents domaines. Les usines même organisent maintenant des cours réguliers de recyc1age pour leur personnel hautement qualifié naturellement.

 

Alors dans les monastères ? Eh bien, nous avons la lettre du Père Abbé Général et ce qu'il dit pour les novices. Car il y a quelque chose qui m’étonne toujours un peu : c'est qu’on s’imagine que le métier de moine, et la Lectio Divina en est une part essentielle - donc un des trois pieds de ce trépied qui porte la vie monastique ( Lectio - Opus Dei et Travail des mains) - eh bien, que ça peut s’apprendre tout seul, que ça vient tout seul, qu’il suffit de vivre dans le milieu, de se laisser porter par les frères, par la tradition, par un peu ce qu'on entend, et alors voila, ça vient !

Mais c'est le métier le plus difficile, c'est ce fameux art spirituel qui est le plus difficile de tous. Et je vous assure que cela m’étonne toujours un peu qu’on puisse s’imaginer que l'autodidactisme soit possible dans la vie monastique. Donc, spécialement à propos de la Lectio Divina, qu’on puisse l’apprendre tout seul, sans la relation à un maître, à un maître qui enseigne, à un maître qui lui possède la science et puis, qui alors patiemment peut la transmettre à un disciple.

Le moine n’est jamais un autodidacte. Le moine est toujours un théodi­dacte, c’est à dire un qui est enseigné par Dieu lui-même, enseigné par l'Esprit de Dieu. Mais l'Esprit de Dieu parlant d'abord par la bouche d'un maître, et puis alors aussi parlant à travers toute la vie communautaire, à travers tout ce que nous partageons ici au niveau de notre recherche en commun. Mais d’abord, d’abord par la bouche d'un maître qui peut alors donner l’interprétation de tout ce qui arrive, interprétation qui doit être per­sonnalisée chaque fois. Ce n’est pas une interprétation valable pour tous, pas des consignes passe-partout, mais un mot, une parole de vie adressée à tel frère dans telle situation. Et c’est ainsi qu'on est initié à la Lectio Divina.

 

C’est ce que le Père Abbé Général dit ici lorsqu’il insiste sur le rôle du Maître des novices. Car comme il le dit bien, c’est au plan individuel ici, ce n’est pas le Maître des novices qui donnera un cours de Lectio Divina au noviciat, comme on dit, à tous les novices réunis. Non, c’est à chacun en par­ticulier, il va essayer de former chacun en particulier à cette science de la Lectio Divina.

Il faut pour cela, naturellement, qu’il y ait des dispositions de part et d'autre. Il faut d’abord qu’il y ait chez le disciple le désir, le désir de goûter Dieu, le désir de le rencontrer, d’entrer dans son inti­mité, le désir de le voir. Il faut qu’il y ait chez le Maître alors, la science d’abord, et puis la patience, et surtout l’amour pour ce néophyte-là qu’il faut insensiblement faire naître à un univers qui n'est pas le sien.

 

Eh bien, mes frères, je pense qu’il est temps d’aller à l’église main­tenant. Noua allons y penser, si vous le voulez bien. C’est une tâche qui est très difficile. C’est peut-être la raison pour laquelle le Père Abbé Géné­ral la tient pour la fin.

Pensons donc à nous aussi, je vous le dis, c’est l'occasion de revoir un peu notre façon de procéder et au plan individuel, peut-être de reprendre conseil, de nous faire aider, d’aller chercher de l’aide auprès de quelqu’un qui, si nous rencontrons des difficultés, peut efficacement nous guider.

 

Chapitre : La Lectio Divina.                       17.02.79

      24. Relation Maître-disciple dans la formation à la Lectio.

 

Mes frères,

 

            Le Père Abbé Général disait donc qu'au plan individuel le Maître des novices devait expliquer clairement aux novices la vrai nature de la Lectio et ses principales difficultés. Donc, pour l'initiation à la Lectio, cela ne se fait pas en groupe. C’est une formation qui est personnalisée. Chaque personne doit être prise à elle seule et le Maître des novices doit l’introduire avec beaucoup de patience dans l’art de la Lectio.

Il aura bien soin de ne pas imposer, disons au novice, sa façon à lui de pratiquer la Lectio, cet art de la Lectio qui est, pas la plus belle, mais du moins une des plus belle façon d’exprimer l’art spirituel. C'est quelque chose d'extrêmement intime à chacun, presque de secret. Dans la Lectio, l'homme se montre tel qu’il est sous le regard de Dieu, pas sous le regard du public.

Comme le Père Abbé Général l’a bien dit, la Lectio n'est pas une mine de thèmes pour des sermons, pour des homélies. Non, c’est le dialogue qui s'engage entre la Parole de Dieu et ma pauvre petite parole à moi. Je le reçois à l'intérieur de ma parole et je la lui restitue dans la prière, jusqu'au moment où nous nous fondons l’un dans l’autre, où je deviens moi-même Parole de Dieu à mon niveau humain. C’est le terme de la Lectio qui est cette communion avec la Parole de Dieu, communion qui devient comme une fusion sponsale.

 

Donc, le Maître des novices doit être extrêmement discret et prudent, mais cela ne l’empêche pas de devoir dire la vérité. Donc, il y a toujours à cette relation qui préside à la formation une exigence fondamentale de vérité de la part du Maître des novices et de la part de celui qui reçoit l’enseignement. Il faut donc que s’établisse entre eux une relation de totale confiance, confiance tout autant du Maître dans le disciple que du disciple dans le Maître.

Car si le Maître n’a pas confiance dans le disciple, pour toutes sortes de motifs, qui peuvent être de sympathie ou de jugement, d’a priori ou de je ne sais quoi, le disciple de suite va réagir, le sentir comme un courant qui le repousse, qui l’empêche alors de devenir lui-même. Il va se fermer et il n'y a pas alors de formation possible.

C’est plutôt ici une éducation qu’une formation. Il faut faire sortir quelque chose qui est déjà là, que le disciple attend, mais dont il doit prendre conscience, et qui doit se développer. Car, si quelqu'un est vrai­ment appelé par Dieu à la vie monastique, Dieu a déposé en lui cette semence qui devra germer en Lectio Divina.    

 

Mais maintenant, cette exigence de vérité va obliger au plan, appelons le brutalement ou simplement technique. Cela veut dire que le Maître et le disciple devrons ensemble dresser un inventaire pour voir d’où l’on part, et alors aussi bien définir le but que l’on doit atteindre. Donc dresser une sorte de planning de travail, qui devra s’étendre naturellement sur des mois ou des années, avant que le jeune qui peut déjà avoir un certain âge naturellement et même un grand âge, avant que le jeune donc soit capable de voler de ses propres ailes.

Car, un art comme l’art de la Lectio, comme je l’ai dit hier, ne s’ap­prend pas de soi-même, on n’est jamais autodidacte dans ce domaine. On est enseigné par l’Esprit de Dieu qui parle par la bouche de quelqu'un d’autre. Donc il faudra, sans laisser de côté, en prenant garde de l’à-peu-près, car il faut que ce soit bien net, il faudra définir les lois de la Lectio et en établir toutes les difficultés. Les lois, le Père Abbé Général nous les a rappelées, je ne vais pas encore recommencer : une lecture sans hâte, une lecture méditative, le désintéressement, la prière qui doit toujours être sous-jacente, et puis toutes les difficultés.           

Les difficultés alors qui seront vraiment personnelles au disciple, suivant la formation qu’il a reçue antérieurement, suivant son caractère. Enfin tout ça doit être mis au clair. C'est pour cela qu'il faut qu’il y ait une très grande ouverture de coeur de la part du disciple. Lorsque ça est bien établi, que c’est bien clair, que la relation est établie, alors on peut commencer à travailler et à construire quelque chose qui va durer.

 

Le Père Abbé Général a ici, comme je le disais hier, une petite indication précieuse, lorsqu’il dit qu'il faut consacrer chaque jour une demi-heure ou une heure à la Lectio, lorsqu'on commence. 1Qu’est-ce que cela veut dire ? On pourrait dire : si c'est mettons une heure pour un début, est-ce que par après lorsqu'on sera bien dans la Lectio cela devra se ramener à 5 minutes, ou bien est-ce que cela devra passer à 2 ou à 3 heures, suivant les disponibilités naturellement ?

Quand on voit le temps que Saint Benoît concédait aux moines pour la Lectio, surtout pendant la période estivale, où les heures de la journée, comme on nous l’a encore expliqué il y a deux jours, étaient très longues par rapport à nous ! Oui, je pense qu’il faut encore laisser cela à la discrétion de chacun et voir si l’horaire prévu peut être observé en pratique ? Mais enfin di­sons que, si on veut pratiquer la Lectio sérieusement, une demi-heure est vite passée et une heure aussi. Car la Lectio, ne l’oublions pas, c’est une forme de la recherche de Dieu. Et cette recherche de Dieu, c’est une exploration, c’est une investigation, c’est creuser, c’est fouiller, c’est dégager des pistes, c’est explorer tout un terrain, c’est faire des découvertes.

Et ces découvertes, c’est les comparer à d’autres faites antérieurement, c’est enrichir toujours ce qu’on a déjà reçu, c’est entendre des nouvelles, non pas des nouvelles Paroles, car c'est la même Parole, mais disons de nouvelles harmoniques, des nouvelles tonalités qui vont alors en éveiller d’autres par résonance. Mais alors, on entre un peu déjà dans la vie, appelons là contemplative, qui fait que le temps passe extrêmement vite même si on ne s’attarde pas à lire beaucoup. Il suffit parfois d’un rien.

 

Je viens, je vous dis cela tout simplement, ce n’est pas pour me mettre en valeur, mais j’ai fait ( pas aujourd’hui car j'ai été pris par l'accident du Père Damien ce soir) mais avant hier, j’ouvre le Nouveau Testament à l’endroit où j’étais arrivé et je lis un verset. Je me dis lire ! Mais qu’est-ce que je vois là, quelque chose dans ce verset que je n’avais jamais remarqué auparavant.

Et à partir de là, un peu comme on verrait sur un écran de cinéma, vous avez un petit point qui est projeté, puis vous voyez ce petit point qui s’élargit, c’est une technique. Et à l’intérieur de ce petit point, il y a toutes sortes d’images qui vien­nent et qui se présentent. Et le champ s’élargit de plus en plus loin à partir d’un seul verset. Et puis je suis resté là, tout le reste s’est élargi et, voila c’était fini.

Hier, je l’ouvre de nouveau. Je me dis : tiens, je vais prendre le ver­set à l’endroit où j’étais arrivé pour continuer. Je revois le même verset et, qu’est-ce que c’est ? Quelque chose que je n'avais jamais remarqué, pas même la veille. Encore tout, tout, tout nouveau, mais absolument nou­veau. Et de nouveau le même phénomène que la veille se produit.

 

Voua voyez, c'est cela la Lectio Divina. Donc, en deux jours de temps ! Et je ne sais en combien de temps, car je ne mesure pas cela à la montre. Vous savez, on est souvent dérangé ; mais enfin, j'ai lu un verset. Si je l’avais repris encore aujourd’hui, je ne sais pas ce qui serait arrivé ? Vous voyez, mais c’est cela la Lectio Divina ! C’est pour dire qu’une demi-heure est si vite passée, parce que si partir de là on veut encore aller un peu plus loin, et c’est sans fin !

C’est un peu l’expérience, mais au niveau très grossièrement humain encore, et pauvrement humain, très pauvrement humain, l’expérience que nous ferons lorsque nous serons arrivés dans ce qu’on appelle les champs éternels. Les Grecs appelaient cela les champs Elysée. Là où, c’est dans ce Royaume de Dieu, la ville, la Jérusalem nouvelle, dans ce domaine là où toute notre vie se passera à explorer et à regarder, à écouter et à  contempler, Dieu étant l’atmosphère qu’on respire, et la lumière étant l’Agneau, le Christ, mort et ressuscité maintenant dans sa gloire.

Oui, c’est cela, dans la Lectio on fait encore un peu cette expérience là. Et c’est pour cela que le Père Abbé Général dit : attention, apprenez aux novices, dès le début à y consacrer du temps ! C’est une habitude à prendre et ça doit être progressif. Mais il faut assez rapidement arriver à au moins mettons une demi-heure et si possible une heure par jour. En plus naturellement, en dehors plutôt de tout ce qui serait consacré à l'étude proprement dite.                    

Et ainsi on prend le pli de perdre son temps avec Dieu. Et ce n’est pas une perte de temps. Disons au plan du rendement en versets Bibliques lus, ou en pages d'auteurs spirituels lues ça n’a pas de rendement ; mais au plan de la croissance de la Vie Divine en nous, çà c'est le rendement, et un rendement qui demeure.

 

Chapitre : La Lectio Divina.                       19.02.79

      25. Discussion et exemple pratique.

 

Mes frères,

Le Père Abbé Général continue et nous dit s’adressant toujours ici au Maître des novices et aux novices :

 

De temps en temps, une discussion sur la Lectio serait utile, de façon que les expériences puissent être partagées. Peut-être même le Père-Maître pourra-t-il donner un exemple pratique sur la manière de faire la Lectio. Il pourra être utile aussi d’organiser d'une manière ou d’une autre un partage d'Evangile.      

Evidemment, tout ce qui aide les novices à développer les dis­positions nécessaires réagira sur leur Lectio. Par dessus tout, comme en ce qui concerne la prière personnelle, il est important que le Père-Maître prodigue les encouragements et s'entretienne avec les novices des difficultés qu'ils expérimentent, en sorte que des solutions puissent être trouvées à ces difficultés person­nelles.

 

Le Père Abbé Général s’adresse donc aux novices. Mais comme je l’ai dis, nous pouvons tout de même prendre de la graine de ce qu'il leur dit. C’est peut-être aussi une ruse du Père Abbé Général parlant aux profès par novices interposés.

Il dit donc que de temps en temps une discussion sur la Lectio serait utile, de façon que les expériences soient partagées. Donc, un partage des expériences de Lectio. Cela demande un doigté et une discrétion peu commune, parce que la Lec­tio c'est ce qu’il y a avec la prière de plus intime dans un homme. Il est difficile de tracer une frontière entre Lectio et Prière ; c’est presque la même chose.

La Lectio baigne dans la prière comme un poisson dans l’eau, ou comme nous baignons, nous, dans l’atmosphère. On ne peut pas imaginer une Lectio sans prière. On ne peut pas non plus imaginer une prière con­templative solide sans cet approfondissement de la Parole de Dieu par la Lectio. Alors, partager ses expériences de Lectio, ça demande une très grande discrétion et un bel équilibre, un équilibre chez les novices et chez le Maître des novices un très bon jugement aussi.

 

C'est, me semble-t-il quelque chose d'extrêmement utile. Je ne vois pas cela réalisé au niveau de toute une communauté, mais chez les novices ce serait sans doute plus aisé parce qu’ils ont été élevés autrement que nous les anciens. Auparavant, on était dans le monde déjà, je ne parle pas dans le monastère, je parle du monde, on était élevé de façon beaucoup plus individualiste. Maintenant on est élevé en groupe.

Dans une école par exemple, comme moi j’ai connu et vous aussi certainement, voila, on était chacun sur son banc et on étudiait chacun de son côté, on avait chacun ses devoirs, on prépa­rait ses examens, on était bien départagé. Or la formation maintenant dans les écoles de genre rénové, le nouveau système est beaucoup plus une formation, une éducation en groupe. On partage. Les élèves entre eux, déjà tout petit, mettent tout en com­mun et ils sont donc habitués à échanger leurs impressions, à échanger leurs expériences.

Quand ils arrivent dans un monastère il n’y a pas de problèmes, ça peut même continuer au niveau de la Lectio, à condition toujours qu’ils soient équilibrés, qu’ils aient un bon jugement. Mais ça, c’est supposé d’un novice qui est digne d'être novice dans un monastère.

 

Cela suppose donc entre les participants d’un tel échange un profond climat fraternel, un climat fraternel de confiance. On ose parler devant les autres, on ose s’ouvrir, ouvrir une portion de son coeur, de son âme, de ses soucis, de ses difficultés devant tous les autres. Non pour les épater, mais en toute simplicité pour que eux puissent profiter de cette expérience, et pour que soi-même on puisse retirer un fruit de l’expérien­ce des autres.

Donc, il faut un grand climat fraternel, un climat fraternel qui sera même de l’amitié. Non pas ces fameuses amitiés particulières contre les­quelles on mettait en garde, et dont Saint Benoît non plus ne veut pas entendre parler, mais de l’amour qui est de l’amitié. On peut donner sa confiance à un autre et on reçoit de la confiance en retour.

Aussi cela exige une communion dans un même idéal de vie, dans un même idéal de re­cherche de Dieu, un même idéal d'approfondissement de la vie en Dieu au niveau communautaire. Car ces échanges bien dirigés, bien conduits, s’ils sont faits dans une bonne atmosphère, soudent les hommes entre eux et fondent une communauté.

 

Cela suppose aussi une large ouverture d'esprit, et appelons ça une pauvreté, une pauvreté en esprit, pouvoir donner. Si je donne, je me dépouille de quelque chose et ainsi je pratique une espèce de pauvreté ; je ne le garde pas pour moi, je le donne, je le parta­ge, donc je suis pauvre. Et aussi je sais accepter, le pauvre sait accep­ter parce qu’il est dans un état de besoin. Et pour cela il faut une ou­verture d’esprit très large. Voyez que c’est beaucoup de qualités déjà, humaines et spirituelles, exigées d'un novice.  

On devrait dire : oui, mais ça doit se trouver alors chez des profès ? Est-ce que cela doit exister au noviciat puis se perdre alors par après ? Non, ça doit continuer à grandir. Et c'est dans ce sens, voyez, qu’il faut éduquer les jeunes aujourd’hui, pour que plus tard, quand ils vont continuer à se développer, qu’ils vont prendre de l’âge, qu’ils forment alors une communauté bien soudée et non pas comme des chiens de faïence les uns à côté des autres. Non, mais la même vie qui est en eux tous, et il faut l'apprendre dès le début.

 

Après, s’il y a des difficultés comme ça dans les communautés, entre des personnes, c’est peut-être parce que nous avons reçu une forma­tion qui était, comme je l’ai dit, trop individualiste. Peut-être que le silence, tel qu’il était compris autrefois et qu’il était aussi peut-être mal pratiqué, a été dans ce sens aussi de séparer les hommes les uns des autres. Il y avait toujours naturellement au fond une communion surnaturelle, mais quand on est des hommes cela doit se ma­nifester aussi un peu à l’extérieur.

Il faut une certaine chaleur dans les rapports humains qui font que ces hommes se sentent entouré, se sentent en sécurité, se sentent porté les uns les autres. Et c’est cela que peut procurer, entre autre, un partage d’expérience au sujet de la Lectio Divina. C’est pour cela que le Père Abbé Général dit que ce serait utile. Cela ne doit pas être fréquent, mais de temps en temps, dit-il, ça devrait pouvoir se faire.  

           

Il dit aussi, que peut-être, ici c’est donc une éventualité, peut-être un exemple pratique sur la manière de faire la Lectio Divina. Un exemple pratique ? Ici, je pense que cela pourrait se faire même devant toute une communauté, pas nécessairement devant des novices. Il y en a même, quand ? C’est hier je pense, oui, hier, pas plus tard que hier, un parmi vous qui est venu me dire exactement la même chose. Et il n’avait pas lu la lettre, il ne l’avait pas vue ! Et il m’a dit. Est-ce que vous ne pensez pas qu’il serait utile une fois de donner un ex­emple pratique de Lectio Divina.

Mais il allait peut-être un peu loin ? L’un et l’autre ne pourrait-il une fois dire : voila moi comment je vois la Lectio Divina et comment je m’efforce de la pratiquer. Il disait : ce serait tellement riche pour la communauté. Et c’est ce que le Père Abbé Général dit ici. Mais il dit, lui, peut-­être ? C'est une éventualité, car c’est encore extrêmement délicat, tou­jours, parce que c’est soi-même qu’on livre. Pourtant, ce serait avantageux car pour les plus avancés dans la Lectio, ce serait un contrôle de ce que l’on fait soi-même et un stimulant pour un progrès, et pour les moins avan­cés ça pourrait être un encouragement.

 

Tout ça dépend comment ça est fait. Car celui qui donnerait un exemple pratique de Lectio Divina ne devrait pas être là comme un professeur qui étale sa science et puis qui écrase tout le monde. Cela devrait être fait en toute simplicité, en toute humi­lité. C’est ça qu’il faut, une profonde humilité. Et ainsi les moines avancés y trouveraient un encouragement, ils pourraient se dire : voila, il est tout de même possible de faire ça, ça et ça.      

Mais cela exige, je le disais à l’instant, de l’humilité, l’humilité et l’oubli de soi. Se dire que si on sait, que si on trouve ça et ça dans la Lectio parce que on est tel homme, ben, ce n’est pas qu’on l’a trouvé soi-même, on le reçoit d’un autre. Vous l’avez reçu gratuitement, dit Saint Paul, eh bien, donnez-le gratuitement !

Le domaine de la Lectio, ce n'est pas un domaine naturel, même si les moyens utilisés sont naturels. C'est l’Esprit de Dieu qui travaille et c’est le Christ, Parole de Dieu, qui s’incarne dans un écrit, dans des commentaires de ces écrits, et puis dans la parole d'un homme aussi. Mais là dedans, il n’y a de naturel que ce qui est incarné, que la struc­ture.

 

Et ça demande de l’oubli de soi parce que c’est un peu et c’est beaucoup livré de sa substance spirituelle. C'est pratiquer au plan, appelons-le mystique, ici ce n'est pas de la mystique ou du mysticisme, mais à un plan mystérieux, donc ce que le Christ dit : Ceci est mon corps, ceci est mon sang. C’est livrer de ce sang spirituel dont j’ai parlé voici quel­ques temps, sang spirituel qui circule dans nos veines, si nous devenons   de véritables fils de Dieu. Eh bien, c’est le donner.

Et ça peut être aussi très grave, parce que si un Abbé, je parle maintenant de l’Abbé ; un Abbé, donc, lorsqu’il parle à la communauté, doit toujours livrer le fruit de sa Lectio Divina, toujours ! Cela veut dire que tout ce qu’il dit, ce doit être le fruit de sa Lectio Divina. Il est Abbé parce que il est praeest doctrina, il est le premier, il est en avant, il montre la route par sa doctrine, par ce qu’il dit.

Or, il ne peut jamais dire que des Paroles de Dieu, et les Paroles de Dieu, il ne les puisera jamais que dans la Parole de Dieu. Tout ce qu’il dit doit être donc le fruit de sa Lectio.

Ce qu’il dit à côté, il en rendra compte après, cela aura été une parole inutile, il n’a pas le droit de la dire, pas dans son enseignement.

 

Mais alors, c’est grave pour ceux qui écoutent, parce que cette parole de l’Abbé, si elle est Parole de Dieu, elle départage les consciences. Ceux qui sont de Dieu l’écoutent, même si ils ne comprennent pas tout. Ils auront alors la réponse spontanée de Pierre à Jésus : Mais où irions­-nous, tu as les Paroles de la Vie Eternelle. Et pourtant ils ne compre­naient pas plus que les autres lorsque le Christ disait : Moi, je vais donner ma chair à manger, et vous aurez alors la Vie Eternelle en vous ! C’était ça !

Mais celui qui n’est pas de Dieu, lui, il n’écoute pas les paroles que dira l’Abbé. Il ne les écoute pas et il ne sait pas les écouter parce qu’il n’est pas de Dieu. Un qui n’est pas de Dieu ne sait pas écouter une Parole de Dieu, elle passe au dessus de sa tête. Il entend bien quelque chose, mais ça n’entre pas. Il va, je ne dirai pas s’en moquer, mais il va dire : Oh ce n’est pas pour moi, je suis trop érudit, je suis trop sa­vant, trop sage déjà ; Oh, ce n’est pas pour moi, et ça passe à côté, ce n’est pas de son bord. Cet homme-là ne sait écouter que des paroles d’hom­mes. La Parole de Dieu fait ricochet sur lui, elle n’entre pas en lui parce qu’il n’est pas de Dieu.

C’est terrible ça, parce que un tel homme est condamné. Il se condamne lui-même. C’est ce que Jésus a dit aussi de ses auditeurs qui ne voulaient pas l’écouter : Vous vous condamnez. C’est fini ! C’est pour ça vous voyez que la Lectio ouvre des domaines qui sont extrêmement beaux, mais qui sont toujours aussi dangereux. Comme je l’ai dis voici quelques jours, la Parole de Dieu est un glaive à deux tranchants, elle est un marteau, elle est un feu, et on doit s'y exposer !

           

Le Père Abbé Général dit aussi qu’on pourrait organiser, ce serait utile, d’une manière ou d’une autre, un Partage d’Evangile. Oui, on parle beaucoup aujourd’hui de ces Partages d’Evangile. Il le met entre guillemets d’ailleurs, dans le texte. Cela peut être utile, oui. Vous savez ce que c’est ?

            Donc on lit en commun l'Evangile, une Péricope Evangélique, et puis chacun donne un peu son avis sur ce qu’il a entendu. On fait même ça aujourd’hui à la place d’homélie dans des célébrations Eucharistiques. Ce n’est guère orthodoxe je pense, mais enfin ça se fait. Et bien ce doit être, ça c'est très délicat, parce que ça ne peut pas se faire sur commande, vous comprenez.

Si on va faire un partage d’Evangile sur commande, alors ce ne sera plus Parole de Dieu, ça va être un exercice de cérébralisme. Oui, on va réfléchir là-dessus et ce ne sera pas réception et intussusception de la Parole de Dieu, ou transmission de l’un à l’autre de cette Parole de Dieu. Ce sera un exercice cérébral pur, et ça, ça ne peut pas être. Ce sera donc artificiel. Alors c’est gaspiller la Parole de Dieu, c’est presque la profaner.

 

Donc, je verrais moi plutôt les choses, si ça devait se faire, comme ceci : qu’il y ait un homme qui présente sa vision personnelle, et la dessus on peut commencer à échanger. Cela rejoindrait ce que le Père Abbé Général disait un peu plus haut : un exemple pratique à partir duquel on peu alors chacun commencer à poser des questions de façon à approfondir

De toute façon, le Père Abbé Général termine en disant qu’il faut toujours encourager à la Lectio Divina. Le Maître des novices, dit-il, doit voir comment ses disciples réagissent, les encourager dans leurs difficul­tés de façon à les guider et a leur permettre de devenir de véritables, j’oserais presque dire, dégustateurs de la Parole de Dieu, sentir cette Parole dans la bouche, et en extraire tout le suc, qui est un suc ne l’ou­blions jamais, de Vie Eternelle.

 

Chapitre : La Lectio Divina.                       21.02.79

      26. Ruminer dans la prière.

 

Mes frères,

 

Nous arrivons à la conclusion de la lettre circulaire du Père Abbé Géné­ral. Dans cette conclusion, comme vous allez le voir, il reprend très très brièvement ce qu'il a dit. Et puis il la termine comme il convient sur une invocation.

 

Cet exercice, où il s’agit de ruminer dans la prière la Parole de Dieu, n’est pas facile. Il exige réellement effort et sacrifice. Mais si nous réussissons à en faire progresser la pratique, il pro­duira des effets à longue portée sur la qualité de notre vie monas­tique, et la dimension contemplative de nos monastères s'en trouve­    ra enrichie.     

Que Marie, qui sut conserver précieusement la Parole de Dieu et la méditer dans son coeur, nous assiste dans nos efforts, spécia­lement en cette saison où nous célébrons la naissance de son Fils.

 

Il nous dit, le Père Abbé Général, que la Lectio consiste à ruminer dans la prière la Parole de Dieu. C’est donc là comme une petite définition. Il ramasse en une formule tout ce qu’il nous a expliqué. Il s’agit donc de ruminer dans la prière. Et il dit que ce n’est pas facile. Pourquoi n'est-ce pas facile ? Parce qu’il faut d’abord mastiquer la Parole de Dieu. Il faut la broyer, la triturer, il faut l’imprégner de salive, puis il faut l’avaler.

Et alors après, ce n’est pas fini. Il faut la faire revenir, il faut la mastiquer une seconde fois, puis alors l’avaler définitivement. Il faut encore la digérer, elle ne doit pas rester comme un poids sur l’estomac et provoquer la nausée et un vomissement. Il faut la digérer, elle doit s’assimiler à nous, à notre substance spirituelle et même charnelle. Elle doit donc prendre corps en nous. Et tout cela n’est pas facile.

Ce n’est pas facile parce que ça exige beaucoup de choses. Pour bien mas­tiquer, il faut d’abord des bonnes dents : il faut des incisives qui dé­chirent, il faut des canines qui déchiquettent, il faut des molaires qui broient, qui triturent, qui meulent, qui réduisent en bouillie. Il faut alors pour avoir une salive convenable, il faut de bonnes glandes salivaires, des glandes bien gonflées de diastases riches qui peu­vent alors imbiber tout le bol alimentaire.   

Vous savez, comme on dit, que la digestion commence dans la bouche. Il faut alors aussi un bon estomac, un estomac qui a aussi toutes ses fonctions glandulaires qui sont parfaitement au point. Il faut donc dans l’ensemble un excellent tube digestif. Ceux qui sont affligés de défauts de digestion comprendront un peu ce que cela veut dire. Ceux qui n’ont pas

de problèmes le comprendront tout aussi bien.

            Mais on peut dire : C'est vrai, mais les dents ? Voila, qu’est-ce qui nous permet de déchirer la Parole de Dieu, de la décortiquer, de la broyer ? Dans notre organisme spirituel, notre denture o'est notre Foi. C'est la foi qui va jusqu’à la substance de la Parole, et puis qui peut alors l’écraser pour en extraire tout ce qui s'y trouve.

            Mais notre foi, elle doit donc être en bon état. Notre foi, elle a son siège dans notre intelligence. Cela ne veut pas dire que nous devons être des génies intellectuels. Nous ne devons pas être Einstein pour faire la Lectio Divina. Non, il suffit que notre intelligence soit pure, pas plus que cela, quelque soit sa qualité, je dirais son niveau. Cela n’a pas d'importance pour la Parole de Dieu, du moment qu’elle est pure et qu’elle soit pour la foi un réceptacle qui permette alors à cette foi de travailler et de se développer, d’être donc à l’endroit de la Parole de Dieu une denture en bon état.

 

Les glandes, les glandes qui vont distiller la salive, c’est notre Es­pérance. Pourquoi ? Mais vous le savez, enfin vous connaissez l’expression : j’ai l’eau à la bouche. Rien que d’y penser ça fait jaillir l’eau à la bouche. C’est notre Espérance qui fait cela. Je vais le recevoir et rien que d’y penser ça jaillit dans ma bouche.

Car j’ai déjà fait des expériences antérieures. C’est emmagasiné quel­que part dans ma mémoire, dans ma mémoire spirituelle. Et le souvenir m’enrichit, le souvenir déclenche en moi des réflexes de désir, des réflexes d’enthousiasme. C’est l’espérance qui se met en route, c’est la salive qui permet à mon bol alimentaire de devenir sang pour moi.

 

Et maintenant, tout ce que dans la Parole de Dieu j’ai pu extraire par la foi, que j’ai pu enrichir, gonfler par mon espérance, descend alors dans mon estomac qui est ma charité. C’est à dire ma charité qui est, elle, greffée sur mon vouloir, sur ma volonté. Cette Parole de Dieu va mettre en branle en moi un mouvement qui va me porter vers celui qui profère cette Parole de Dieu, qui est mon Père, mon Père qui est Dieu, qui me crée et qui m’aime, qui veut faire de

moi son enfant. Et ça met tout mon être en branle. C’est la Charité !

Et à ce moment-là vous voyez, la Parole, je l’ai digérée. Elle arrive au stade où elle voulait me conduire, elle me met en branle, elle me fait devenir écho de ce qu’elle est, elle me fait devenir moi-même Parole de Dieu. Et l’ensemble maintenant de cet organisme de digestion, de cet organe de digestion, de ce tube digestif, on peut le ramasser dans un mot qui est comme l’ensemble je dirais le - comment expliquer cela ? - ce qui donne vie, l’organe qui donne vie à l’ensemble, ce sera le coeur.

Le coeur, le coeur, oui, qui doit être pur, le coeur qui attend, le coeur qui croit, le coeur qui espère, le coeur qui veut ; le coeur qui est la partie en moi la plus belle et la plus noble, ce coeur que Dieu veut purifier et rendre semblable au sien.

 

Et cette salive qui imbibe alors la Parole que je reçois en moi et que j’essaye de m’assimiler, cette salive sans laquelle aucune digestion, aucune assimilation n’est possible, vous sentez déjà que c’est la prière. C’est ce besoin qui est en moi de rencontrer Dieu, cette prière qui est la présence en moi de l’Esprit Saint ; c'est l’Esprit qui prie en moi avec des gémissements qui sont indicibles, qu’il n’est pas possible d'exprimer en mots humains.

Et ces gémissements, c’est ça la prière qui est la salive qui imbibe la Parole de Dieu et qui me permet alors de l’assimiler, de la faire mienne et de permettre à moi de devenir Parole de Dieu. Mais alors, vous comprenez qu’il est nécessaire que tous ces organes : les dents, les glandes, l’estomac, tout ça doit être en bon état. Ce doit être vide de tout ce qui peut polluer, de ce qui peut provoquer des caries dentaires, ou bien un certain assèchement des glandes, ou bien un ulcère d'estomac, ou plus grave encore un cancer, un cancer qui petit à petit ronge mes organes et les détruits. je dois donc être vide.        

 

Mais qu’est-ce que ces matières polluantes qui peuvent polluer ainsi mon organisme ? Vous comprenez qu’elles sont nombreuses, ces matières polluantes. Il est impossible de les détailler toutes, nous les connaissons par expérience. En gros, disons en gros, ce sont les aliments nocifs. Nous savons bien que - on le dit au petits enfants mais ils ne le croient pas, ils ne croient jamais des choses pareilles, c’est à ne pas croire cela - on leur dira donc : pas de sucreries, pas de bonbons, pas de tout ça, c'est mauvais pour les dents ! Tu le payeras plus tard, tu passeras chez le dentiste. Oui, on ne croit pas à ces choses-là, voila !

Et alors d’autres encore, enfin pour toutes nos fonctions de digestion. Il y a des aliments qui sont excellents en eux-mêmes, ils ont un bon goût, mais enfin ils nous font du tort. Ils polluent notre organisme et provo­quent en lui des dégâts qui peuvent être irrémédiables. C'est à dire qu’on y remédie alors par des moyens artificiels, des prothèses dentaires par ex, ou même maintenant des tubes digestifs en plastique.

Mais enfin, c’est tout de même des malheurs qu’on peut plus ou moins répa­rer dans le domaine physique, mais lorsqu’il s’agit du domaine spirituel et que c’est la Foi, l’Espérance ou la Charité qui reçoivent des blessures, les remèdes à apporter sont beaucoup plus délicats et la guérison est beaucoup plus difficile. Il n'y a pas d’artifices lorsqu’il s’agit du domai­ne de Dieu.

 

Veillée pour le Père Damien.                       24.02.79

            Vu les conditions techniques difficiles de cet enregistrement, certains passages n’ont pu être déchiffrés. Merci.

 

Mes frères,

 

            Nous ne devons pas nous imaginer qu’en ce moment notre Père Damien est absent. Le Christ n’a-t-il pas dit : Là où est votre trésor, là aussi se trouve votre cœur ! Votre cœur, ce qui en vous est le plus intime. Or, le trésor du Père Damien c’était Saint Remy : les frères, le lieu, mais aussi les briques, les terres, les bois, les champs, les bêtes. Alors vous comprenez, le Père Damien est ici où est son coeur.

Il faut donc prendre garde à ce que je vais dire, car il m’entend, il m'écoute. Je ne peux pas heurter son esprit, je ne peux pas prononcer des paroles qu’il jugerait trop flatteuses. Comme vous le connaissez, il serait bien capable d’intervenir. Pourquoi ? Mais parce que c’est un homme qui aime la vérité. Il était passionné de vérité. Il savait très bien lorsqu’il faisait bien, ou lorsqu’il fai­sait mal, du moins lorsqu’on le lui disait, il acquiesçait.

C’était pour lui une torture quand il savait qu’il avait fait du tort à quelqu'un. Il ne trouvait aucun repos jusqu’au moment où il avait humblement demandé pardon, fut-ce à un novice, ils le savent bien. Car on peut bien le dire, je ne mens pas et il m’approuverait certaine­ment, il se laissait vite emporter par son impulsivité, mais ses intentions étaient toujours droites, très droites.

 

Pourquoi ? Mais parce qu’il avait été formé à une rude école, à la dure école de Saint Benoît. Dans sa famille d’abord et puis ici à Saint Remy. C’était l’époque où régnait encore la spiritualité de la Trappe, dure, austère, centrée sur la communauté. Si bien que pour le Père Damien se donner corps et âme à la communauté était devenu chez lui quelque chose de quasi naturel. Pour lui cela ne faisait pas de problème, ça devait être ainsi.

Il était intelligent, il était habile, il était travailleur et il avait un sens extrêmement aigu de sa communauté. Je l’ai remarqué moi même combien de fois, et surtout ces derniers mois où il était si sou­vent marqué par des malaises. Pour lui, là où mes frères sont réunis, là se trouve ma communauté et pas ailleurs. C’était devenu un tourment, c’était plus qu’une pénitence, c’était presque un châtiment lorsqu’il était séparé de sa communauté ne fut-ce que quelques jours ou quelques heures, à cause d’un de ses malaises.

Nous allons peut être trouver que c’était exagéré ? Eh bien je ne le pense pas. Encore une fois il était victime de son tempérament, il ne pouvait pas faire autrement. Mais son intuition était juste et son juge­ment ne le trompait pas : là où se trouve la communauté, là je dois être. Je pense, que s’il avait vécu à l’époque de Saint Benoît, et s’il avait été soumis pour un écart quelconque à la peine de l’excommunication, je pense qu’il n’aurais pas pu le supporter, qu’il en serait mort, telle­ment il avait le sens de ses frères.

            ……………………………………………………………….j'ai pu l'observer moi-même de nombreuses fois. Il avait deux grandes qualités. D’abord un profond esprit de foi qui se concrétisait, qui se manifestait, qui s’exprimait dans une sorte de culte pour la personne de l’Abbé, et les besoins de l’Abbé, même s’il n'était pas d'accord avec lui. Cela a toujours été, et je l’ai expérimenté sur ma propre personne aussi. Il n'aurait jamais fait quelque chose sans demander l'autorisation, sans demander conseil.­

            Mais s’il lui arrivait quelque fois de cacher, de dissimuler quelque chose à son Abbé, alors pour lui c'était, je vais employer un terme un peu fort, mais c’était presque mortel. Tellement il en était miné sa santé en était marquée jusqu'au jour où il pouvait s’ouvrir, se libérer, et aussitôt il retrouvait la paix, la sérénité et on voyait alors son physi­que revenir dans son état normal, son état naturel.

 

Et ce qu’il avait aussi c’était un bon coeur. C’est un homme qui avait le coeur sur la main. Demandez-lui un service, eh bien, ce service était rendu de suite, sans faire attendre. Il n'était pas nécessaire de lui demander deux fois, même un service difficile ; même dans son ancien emploi qu’il avait abandonné depuis tout un temps, qui était dur pour lui, qui dépassait la limite de ses forces. Eh bien non, il le faisait de suite sans aucunes remarques, il acceptait, il ne pouvait rien refuser.

Mais aussi ce bon coeur lui donnait une âme très sensible. Une toute petite attention le rendait follement heureux, mais une petite indélica­tesse le blessait aussi profondément.

 

Et maintenant, le voici arrivé là où il était attendu. Il en parlait depuis tout un temps, il en parlait depuis des mois. Et il faut dire qu’au moment crucial lorsque c’est devenu pour lui vraiment sérieux, où il a vu la mort sous ses yeux, il la voyait, il la sentait cachée en lui et à ce moment-là, il avait une certaine peur en face de cette mort. Il l’a dit à plusieurs reprises, ceux qui étaient là, peut-être ont entendu ?

Mais cette fois, il n’éprouvait aucune angoisse, aucune anxiété, aucune peur, e’était pour lui comme un événement qui arrivait, presque un événe­ment attendu, presque espéré. C’est là, me semble-t-il, une des grâces que le Christ sait faire lors­que le Christ appelle auprès de lui quelqu’un qui l’a longtemps, fidèle­ment, pendant plus de 50 ans qui l’a aimé.

Et maintenant le Père Damien est là. Il est ici, parmi nous, bien que sans le voir. N’imaginons pas le ciel comme une projection imaginaire bien loin. Non, le ciel est ici. Là où est le Christ, là est le ciel. Or, le Christ est ici. ………………………………….il est ici devant nous en train de ……………………………….La différence est que lui, il voit des choses que nous ne voyons pas. Il ne les voit pas encore tout à fait parfaitement, il doit encore être puri­fié un peu, beaucoup, nous n’en savons rien ? Et ce n’est pas à moi de juger. Mais malgré tout il voit. Il vit des réalités que nous autres nous voyons par la foi, mais lui …………………

 

Et alors, je suis certain, comme il a tant aimé sa communauté et cha­cun, je suis certain que son désir le plus profond maintenant c’est de nous aider à arriver là où il est. S’il pouvait nous parler, mais croyez bien que pour l’instant il s’exprime par ma bouche, c’est comme s’il me disait à l’oreille les mots pour que je les répète. Il nous dirais ceci : Si vous voulez venir là où je suis, si vous voulez y accéder sans tarder, déjà même avant d'avoir goûté la mort physique, faites ce que je vous con­seille : Perdez-vous dans la volonté de Dieu, laissez-vous envahir par elle, laissez-vous dissoudre en elle que vous ne fassiez plus qu’un avec elle !

Car cette volonté, c’est l'Amour. Et l’Amour, ce qu’il fait pour nous, ce qu’il veut pour nous l’Amour, c’est de nous transformer en Amour jusqu’à nous faire disparaître en lui. Mais cette disparition, c’est justement son apparition, la vision de la lumière, et c’est déjà le ciel ! Voila certainement ce que le Père Damien nous dirait aujourd’hui.

 

Et alors je voudrais terminer en exprimant le souhait, qui est certai­nement aussi le sien, et qu’il me suffira de dire : Je voudrais qu’à l’heure de notre mort, ou même après, on puisse dire de chacun d'entre nous ce que j’ai dit un jour devant toute la communauté : Il lui aura été beaucoup pardonné parce qu’il aura beaucoup aimé. Oui, mes frères, si nous pouvions à ce moment-là. nous entendre dire ceci : Voila, tout t'es pardonné, tout, parce que tu as aimé parfaitement.

Mes frères, je pense que c’est un souvenir que nous devons conserver du Père Damien :  au fond de lui, sous des dehors qui paraissaient parfois violents, sous des dehors …….. il y avait tout au fond de lui ce coeur qui était rempli d’un amour sincère. Puisse cet amour nous envahir, nous remplir, déborder de lui, nous transformer et nous obtenir de Dieu le pardon immédiat, total, de tout ce que nous aurions fait de contraire à cette gloire qu’Il est, Lui, dans son Amour.

 

Homélie aux funérailles du Père Damien.         26.02.79

 

Mes frères,

 

A cette heure où nous sommes réunis pour célébrer l'Eucharistie avant de confier à la terre de Saint Remy la dépouille mortelle de notre Père Damien, vous attendez sans doute de moi une Parole de Vie ?

Extraire de mon propre fond une telle Parole n’est pas possible. Ces Paro­les sont le monopole de Celui qui seul peut dire : Les Paroles que je dis sont Esprit et elles sont Vie. Je vais donc lui demander de poser sur mes lèvres ce que vous attendez de celui qui parmi vous tient la place du Christ.

 

Avant hier, samedi, au cours de l’Office des Vigiles, alors que j’avais encore dans les yeux l’image de notre Père Damien étendu sur son lit funèbre en clinique, cette Parole de Qohélet est tombée dans mon oreille : Au jour de ta vigueur juvénile, souviens-toi de ton Créateur. Et de suite, je l’ai mise en rapport avec cette recommandation de Saint Benoît : Le moine doit avoir la mort suspendue devant les yeux chaque jour de sa vie. 4,55.

Or, si Saint Benoît dit cela, ce n’est pas pour nous terroriser. J’y vois plutôt une glose de cette parole de Qohélet. Les deux nous tracent le chemin sur lequel nous invite à marcher celui qui est notre Créateur, celui dont le nom est Amour.

Dès notre naissance, il y a en nous tout une efflorescence, puis à un moment donné, quand nous ne le savons pas, voici que s’installe dans notre corps un processus imperceptible mais irréversible de dégrada­tion, qui nous conduit jusqu’à ce terme, cette issue que nous appelons la mort. Mais en même temps, à mesure que notre être extérieur ainsi se dété­riore, à l’intérieur de nous naît un nouvel être, notre être éternel, qui se renforce de jour en jour, celui-là auquel est promise la vie perdurable, cette vie qu’il goûtera dans un corps ressuscité et spiritualisé, un corps semblable au corps du Fils de Dieu.

 

Mes frères, tout cela c’est l’oeuvre de notre Créateur dont le nom est Amour. Et c’est de cela que nous devons nous souvenir dès notre jeunesse, et c’est cela que nous devons avoir sous les yeux à chaque ins­tant de notre vie. Oui, Dieu est amour ! Et le cri de l’Amour, ne l’en­tendez-vous pas ? C’est un cri d'une force terrible, il ébranle le ciel et la terre. Et ce cri de l’Amour c’est : Tu ne mourras pas ! Et celui qui lance ce cri, c’est l’Amour, c’est Dieu lui-même.

Dès l’instant où il nous a posé dans l’existence, il ne peut pas admettre que nous disparaissions de devant sa face. Ce cri est telle­ment puissant qu’il a forcé Dieu à descendre en personne parmi les hommes. Il a voulu être l’un de nous ; il a voulu partager tous les aléas, toutes les souffrances de notre vie, il a même voulu goûter la mort et une mort atroce. Mais pour Lui ce n’était pas un terme.

Il a voulu en devenant homme, récapituler toute l’humanité en sa personne, en la délivrant de cet esclavage du péché qui nous traîne à sa suite pendant toute notre vie. Il a voulu nous délivrer pour ce donner à nous, pour nous rendre semblable à lui et nous faire goûter enfin son bonheur, et cela en ressuscitant d’entre les morts.

 

Mes frères, cette espérance, que nous le sachions ou non, elle est enracinée au plus profond de notre être. J'irais même jusqu’à dire qu’il n'est pas nécessaire d’y croire, tellement c’est quelque chose qui est en nous. C’est en nous l’Amour de Dieu qui nous crée, qui nous sauve quasiment malgré nous. Car encore une fois, le cri de l’Amour c’est : Tu ne mourras pas ! Mais prenons garde tout de même !

N’allons pas maintenant nous laisser emporter par notre imagination. Chassons loin de nous tous ces essais de réduction mythologique. La mort est un mystère. Même si elle débouche sur cette résurrection, elle est un mystère devant lequel nous devons tenir, garder un silence de profond respect. Et puis, la mort nous le savons, elle est un drame. Elle est un drame parce que elle est habitée par le péché, ce péché qui est dans nos coeurs et qui nous ronge presque malgré nous.

Dans cette Eucharistie, dans toute Eucharistie, nous vivons mystérieu­sement ce passage continu en nous de la mort à la Vie. Le Christ, nous l’avons entendu, a détruit la mort. Il l’a détruite en chacun de nous. Mais il l’a détruite en déposant en nous son corps et son sang. Et lorsque nous recevons le corps et le sang du Christ, nous ne le recevons pas seulement pour nous-mêmes, nous le recevons aussi pour tous les hommes, même pour ceux qui n’ont jamais, qui ne connaîtrons jamais le Christ. Notre solidarité va jusque là, mes frères, ne l’oublions jamais.

 

Et alors maintenant, nous allons avec notre Père Damien, manifester, chanter notre reconnaissance à notre créateur et à notre sauveur. Comme je l’ai déjà dit à plusieurs reprises, maintenant le Père Damien, lui, il est de l’autre côté de ce voile ténu qui nous sépare du Royaume de Dieu. Mais lui, maintenant, il voit et il sait ce que nous autres nous croyons et nous espérons encore. Et je l’entends nous dire ce que le Christ a dit par la bouche d’Abraham :

Ecoutez les prophètes, écoutez les apôtres, écoutez-moi, faites-moi confiance, et là où je suis, je vous le promets, vous aussi vous serez un jour, car je vous aime. Et si vous êtes aimés, jamais vous ne verrez la mort, même si vous devez passer par ce tunnel effrayant que vous appelez, vous, la mort.

 

Mes frères, le Christ ressuscité qui dans quelques instants va se fon­dre en nous, va s’assimiler à notre propre chair, il est notre force et aussi notre victoire définitive sur la mort. Et un jour, nous le savons, nous nous retrouverons tous dans le Royaume. Le Père Damien y est déjà entré, nous l’y suivrons et à ce moment là, tous ensemble, nous serons dans la joie, la joie de voir Dieu, la joie de le remercier et la joie alors de nous aimer parfaitement tous, en lui qui est l’Amour.

 

Chapitre : La Lectio Divina.                       27.02.79

      27. Faire le vide par le silence et le jeûne exige effort.

 

Mes frères,

 

Préservatif et purgatif, c’est d’abord le silence. Le silence doit créer en nous le vide qui est requis pour entendre, pour accueillir et pour assimiler la Parole de Dieu. Mais ce silence, il faut le prendre dans son sens large, mais aussi dans son sens bien précis, bien concret, bien terre à terre pour les hommes : c’est le silence des bavardages, le silen­ce de la curiosité, le silence des lectures inutiles ou dangereuses.

Et quand je dis inutiles, je ne pense pas à certaines lectures de délas­sement qui sont parfois utiles, nécessaires dans une vie monastique ; et lorsque je parle de lectures dangereuses, je ne pense pas à des lectures indécentes, mais à des lectures encombrantes, des lectures qui en nous vont provoquer des malaises. Elles vont éveiller des inquiétudes, elles peuvent créer des affolements et des paniques. Ce sera plus rare ici dans notre communauté, mais enfin ça pourrait se présenter sous une forme ou sous une autre.        

 

Voici un exemple de lectures qui créent l’inquiétude, le malaise ou une certaine panique : la lecture des journaux lorsqu’on n’a pas suffisam­ment l’esprit critique que pour savoir qu'un journal c’est une affaire com­merciale. Et lorsque cela ne marche plus, un journal est en faillite comme n’importe quelle autre entreprise ; et il y a à l’extrémité du journal des personnes d’une société se partageant les bénéfices. Donc il faut remplir les colonnes des journaux.

Si vous prenez le train le matin, ici à Jemelle, si vous avez un com­partiment de dix personnes, eh bien, sur dix personnes il y en a certaine­ment six qui vont lire un journal qui s'appelle  La Meuse, avec des titres en première page de la hauteur de ma main, des titres qui vous donnent le frisson. On y prédit des catastrophes, des guerres, enfin tou­tes sortes de choses pour ... voila !

Il peut être trouve des lectures qui s’introduisent ainsi dans les mo­nastères, pas nécessairement La Meuse, quoique parfois on la voit ici où là ! Mais c’est des lectures qui en soi ne sont pas spirituelles - vous comprenez ce que je veux dire - des lectures qui empoisonnent et qui encombrent, et qui jettent l’inquiétude dans l’âme de quelqu’un parce que ça encombre l’imagination, ça obstrue la mémoire, et ça entrave la volonté.

Et lorsque la mémoire est encombrée, que l’imagination est remplie de toutes sortes de choses, à ce moment là, ma volonté devient ligotée, elle devient infirme, elle commence à boiter elle aussi. Toutes ces choses inutiles deviennent des scandales, dans le sens que j’ai rappelé dimanche, des choses qui font mal, qui provoquent des foulures ou des lésions, ou des fêlures, ou des fractures, et qui empêchent quelqu’un de travailler normalement. Cela le fait boiter, il ne sait plus courir sur la voie des commandements de Dieu. Non, il clopine, il claudique.

 

C’est cela le silence et Saint Benoît le savait, il le savait. Dans sa Règle, il dit ceci à propos de la Lectio Divina, et c’est pour vous montrer que ce que je vous dis maintenant, je ne le tire pas de moi­-même. Si je le dis en d’autres termes que Saint Benoît, c’est parce que nous ne sommes plus à son époque. La Meuse n’existait pas à son époque, le fleuve mais pas le journal. Saint Benoît disait donc : Au début du carême il faut avant tout, ante omnia, il faut avant tout nommer un ou deux anciens qui circuleront dans le monastère aux heures où les frères doivent s’adonner à la lecture. 48,41.

A l'époque ancienne je me sou­viens qu'au début du carême on nommait deux circateurs. C’était peut-­être une fonction purement honorifique pour récompenser le bon zèle de l’un ou l’autre ancien. Mais enfin, à l’époque de Saint Benoît ce n’était pas ainsi. Il devait, dit-il, bien observer s’ils ne trouvaient pas un frère qui au lieu d’être adonné à la lecture, que faisait-il ? C’est un frère qui était malade, acediosus, dit Saint Benoît, 48,43, il était victi­me de l’acédie, il avait le cafard. Alors ayant le cafard et s’ennuyant, il cherche des occasions de se distraire. Alors il circule dans le monas­tère.

Et alors vacat, il est vide, il y a une vacuitas en lui, une vacuité. Il est vide, mais il est vide de Dieu, il est vide de la Parole de Dieu, et alors il va se remplir avec autre chose. Il opère le processus inverse de ce que Saint Benoît demande. Saint Benoît demande que nous nous vidions de tout ce qui peut être contraire à la Parole de Dieu. Eh bien, cet homme-là, il est vide de la Parole de Dieu et se remplit de tout ce qui peut lui donner une certaine satisfaction, pour lui faire tuer le temps.

 

Alors, il vacat otio, 48,44, donc à la paresse, aut fabulis, dit-il, à des bavardages, mais c’est autre chose que des bavardages aussi, à des bêtises dirait-on aujourd’hui. C’est ça, il va essayer de tuer le temps comme il peut et il va alors accrocher le premier qu’il rencontre pour commencer à discuter le coup avec lui, le mettre au courant des dernières nouvelles et, enfin peut-être même parler de choses spirituelles à lui, ses difficultés, ses problèmes, ce qu’il a fait avant, ce qu’il a fait après. Voila, c’est toute une histoire, des fabulis, 48,44.

Et alors, dit Saint Benoît, il n’est pas attentif à la lecture, à sa Lectio Divina. Non, pour lui il y a autre chose de plus intéressant à faire. Et alors, c’est ceci qui est très grave : non seulement, dit Saint Benoît, il est inutile à lui-même, donc aucun profit pour lui, mais aussi dit-il, alios distollit, 48,46. Et ça veut dire qu’il prend les autres de la route bonne sur laquelle ils se trouvent et les jettent sur le côté, dans le fossé ou sur une route qui n’est pas la bonne. Donc, non seulement il se fait du tort à lui-m8me, mais il détruit les autres.

Vous voyez, c’est cela le silence. Et on peut dire que s’il se trouve un ou l’autre comme ça dans un monastère, c’est un véritable fléau public ! Alors que dit Saint Benoît ? Il faut le ramasser, dit-il, et s’il y en a un, un dit-il, quod absit, que Dieu nous en préserve d’un tel fléau, 48,46. Mais à ce moment-là, si malgré tout on en repère un, il faut le remettre au pas. Il faut le corriger une fois, et deux fois. Et s’il ne veut pas alors il faut commencer vraiment à taper sur lui avec la discipline régu­lière, et à tel point qu'il faut que les autres en soient effrayés, 48,49.

Vous voyez quel est la gravité de la chose, et ce que les bavardages peuvent produire de catastrophique dans un monastère pour ceux qui alors vraiment essayent de se livrer à la lecture. C’est un suicide pour celui qui se livre à cela, et c’est un meurtrier vis à vis des autres.

Et voila, c’est ce vide alors du silence dont nous comprenons mieux maintenant l’importance, au plan personnel et aussi au plan social, com­munautaire. Et remarquez que Saint Benoît dit cela au moment du carême. Donc ça peut être pour nous très intéressant vu que notre carême commence demain.

 

Et la seconde thérapeutique qui va nous rendre vide de toute matière toxique et polluante, ce sera le jeûne. Le jeûne ! Mais remarquez ceci, c’est extraordinaire, l’Abbé Poulmans nous a bien expliqué la vertu du jeûne lorsqu’il est venu dernièrement. Je ne vais pas recommencer maintenant.           Le jeûne crée en nous ce désencombrement qui nous permet d’accueillir la Parole de Dieu.

Mais j’attire simplement votre attention sur le fait que Saint Benoît met la Lectio Divina en rapport avec le jeûne, avec le carême. C’est au début du carême, dit-il, que chacun doit recevoir son codex, donc son livre. Alors ce livre-là, dit-il, il faudra le lire per ordinem, donc page par page, ligne par ligne, et ex integro, jusqu’au bout, 48, 39.

Naturellement, à l’époque de Saint Benoît tous les livres étaient transcrits à la main, ils étaient extrêmement précieux, ils étaient rares. On les recevait comme un cadeau venant de Dieu, on les lisait avec ferveur, c’était la Parole de Dieu. On comprend alors beaucoup mieux là, presque l’énervement et la fureur de Saint Benoît quand il remarque quelqu’un qui au lieu de faire ça, empêche les autres de le faire, et se dé­truit lui-même.

 

Et alors cette Lectio Divina, il la met en rapport avec le jeûne du carême. Pourquoi ? Mais parce que ce jeûne crée en nous ce vide. Il y a un vide physique qui se crée par le jeûne. Il y a aussi alors un vide, une disponibilité spirituelle. Les gens du monde le savent aussi, les médecins en parlent, les psychologues le conseillent. Si on veut guérir quelqu’un on lui impose d'abord une cure de jeûne. C’est la première chose quand vous entrez on clinique, on vous met à la diète comme on dit, pour ne pas dire le jeûne, parce que le jeûne c’est toujours un peu effrayant. La diète, les gens l’acceptent... .

Alors tout ça exige, comme le dit le Père Abbé Général, effort et sacri­fice. Un effort, et on le comprend, il faut un effort de patience, il faut un effort de persévérance. Il ne s’agit pas de bien commencer, il faut continuer jour après jour. Il faut se renoncer à tout ce qui peut nous flatter, à tout ce qui peut sembler nous nourrir et nous distraire de façon artificielle et dangereuse. Mais la tentation est toujours là ! Il faut donc un effort de persévérance dans la fidélité. Et aussi, il faut un effort de patience, car nous devons porter le joug de la Parole de Dieu. La Parole de Dieu, elle nous rend léger, mais pen­dant tout un temps, elle nous paraît très lourde.

Je rappelle qu’elle est un marteau, elle est un feu, elle est quelque chose qui nous broie, quelque chose qui nous brûle. Elle est un glaive qui pénètre en nous. Mais c’est le scalpel du chirurgien, c’est le feu du fondeur, c’est le marteau du sculpteur ou du forgeron qui va façonner quelque chose de très beau. Mais ce n’est pas toujours intéressant de recevoir les coups, ni les brûlures, ni les piqûres. Il faut donc de la patience pour porter cette Parole de Dieu qui veut nous rendre semblable à elle.

Et alors ça demande sacrifice, on le comprend. Il faut renoncer à beaucoup de choses. Mais je pense qu’on peut voir ici sacrifice, il faut le voir dans son sens étymologique, c’est que nous devons nous rendre sacré, devenir sacré pour Dieu, être pour Dieu un objet sacré. Donc, pour donner un exemple, je vais rendre mes yeux sacrés. C’est à dire que mes yeux sont pour lui tout seul, je ne les pose pas sur quelque chose d’inutile, sur quelque chose de nuisible, sur quelque chose de dan­gereux. On retrouve alors cette ascèse qui fait combattre la curiosité.

 

Alors, mes yeux, je les garde pour lui seul et je ne regarde que lui. En toutes choses, je le vois, lui. Mes yeux s’attardent sur la beauté, mais la beauté, c’est la sienne. Alors nous sommes tout de suite nu niveau de la foi et nous entrons petit à petit dans le domaine de la contempla­tion. C’est ça rendre tout son organisme sacré pour Dieu. Et ce sera en terme plus Biblique ce qu'on appellera : se perdre pour gagner sa vie, perdre sa vie pour la gagner. Et voila ce que demande la Lectio, vous voyez. Ce n’est pas une entreprise facile, le Père Abbé Gé­néral le disait au début de sa lettre, et il le répète à la fin.

Mais disons que c’est pour nous notre respiration. C’est elle qui nous permettra de devenir ce que Dieu attend de nous, des Christs vivants pour les autres hommes, à un tel point que par tout notre être absolument, sans prononcer une parole, rien que par ce que nous sommes, comme lui l’était, que les hommes puissent dire et puissent sentir qu’il y a quelque chose là qui les dépasse, quelque chose qui les intrigue, quelque chose qui peut les fasciner et qui doit être comme un reflet de la présence du Christ qui prend possession de nous, et qui vient à travers nous ainsi rayonner sur le monde et le sauver.

 

Chapitre : La Lectio Divina.                       28.02.79

      28. Effets à longue portée dans l’espace de notre vie.

 

Mes frères,

 

Nous approchons de la fin de la lettre du Père Abbé Général. Nous devons tout de même terminer avant le début de la retraite, c’est à dire que demain c’est le dernier jour. Nous sommes à la conclusion et c’est une conclusion très importante parce qu’elle ramasse, comme je l’ai dit, ce que le Père Abbé Général a présenté d’essentiel au sujet de la Lectio Divina, sa nature et puis ses effets. Il dit :

 

Si nous réussissons à en faire progresser la pratique ( de cet exercice ), il produira des effets à longue portée sur la qualité de notre vie monastique, et la dimension contemplative de nos monastères s'en trouvera enrichie.

 

            Donc des effets à longue portée sur la qualité de notre vie monastique. Que signifie : des effets à longue portée ? Cela veut dire qu’elle produira, si elle est faite convenablement et avec persévérance, des effets qui agiront dans l’espace de notre vie per­sonnelle d’abord, et puis qui vont s’étendre aussi dans le temps.

Pour notre vie personnelle, la Lectio Divina agit sur nous, je vais employer une image, à la façon d'un virus, d’un virus qui injecte une ma­ladie dans notre organisme. Vous savez ce que c’est qu'un virus ? C’est un être infiniment petit qui est porteurs de germes qui peuvent être extrêmement nocifs pour les hommes.

Un des plus connu, c’est le virus de la grip­pe. On vaccine contre les virus : le virus de la rage, le virus du téta­nos par exemple. Il y a des virus qui sont tellement petits qu'on ne parvient pas à les retenir au travers du filtre le plus serré ; ils parviennent encore à passer. Les virus filtrants passent à travers tout, ils sont vivants et extrêmement puissants.

 

Eh bien, la Parole de Dieu, elle, elle est comme un virus. Elle est infiniment petite, mais elle passe à travers toutes les porosités de notre organisme, à travers la chair de notre esprit, la chair de notre coeur, la chair de notre corps ; elle passe à travers tout, elle s’insinue en nous et elle injecte en nous une maladie, une maladie qui conduit à la mort, mais la mort de notre égoïsme, la mort de tout ce qui nous attire dans une sorte d’auto exaltation, d’autosatisfaction. Elle nous fait mourir à tout ce qui n’est pas Dieu.

Elle met en nous une folie, elle nous rend fou. C’est cela, c’est une sorte de virus de la folie ! Elle nous rend fou d’amour pour le Christ et pour Dieu. C’est de ce virus qu’était atteint l’Apôtre Paul quand il disait : cupio dissolvi et esse cum Christo, je convoite d’être dissout, totalement dissout pour être enfin avec le Christ.

Mes frères, c’est bien ainsi que les choses se passent. Tous ceux qui se sont laissés pénétrer par cette Parole infiniment petite qu’est la Parole de Dieu, ils sont sortis hors d’eux-mêmes. Ils font des choses que livré à leur propre force ils n’auraient jamais su réaliser, ils n’y au­raient jamais pensé. Les grands saints sont des fous géniaux. Ils sont tellement imprégnés par cette maladie, qu’ils sont eux-mêmes devenus comme des virus géants, qui infectent alors toute l'humanité. Ah ! Imaginez un peu, si chaque moine devenait ainsi ! Je pense qu’on ne reconnaîtrait plus le monde.

 

Elle agit aussi, la Parole, à la façon d’une semence qui est déposée en nous. Cette Parole de la Lectio Divina est une toute petite semence, elle grandit lentement et elle devient un arbre, mais un arbre gigantesque. De même que le virus imperceptiblement infecte tout notre organisme, ainsi cette semence prend possession de tout notre être, et nous devenons un arbre. On l’a encore chanté ce matin à la conclusion de l’Eucharistie : Heureux l’homme, il devient semblable à un arbre et il produit des fruits mais des fruits de justesse. Je ne dis pas de justice mais de justesse. Cela veut dire que l’homme est parfaitement adapté à ce que Dieu désire de lui.

Il peut dire alors : Ce n’est plus moi qui vit, c’est un autre qui vit en moi. C’est la sève de cet arbre qui me meut, et cette sève vient d’ailleurs. Parce que les racines de l’arbre que je suis devenu, eh bien, elles plongent toujours dans cette Parole de Dieu qui me féconde sans cesse, qui me fait toujours produire des fruits de l’Esprit dont l’homme a tellement besoin et sans lequel il ne sait plus vivre. Quand je dis l’homme, c’est l’humanité. S’il n’y avait plus dans l’humanité des hommes de cette taille, des arbres avec de tels fruits, l’humanité serait perdue. Mais Dieu s’arrange toujours pour qu’il y en ait quelques uns au moins.

Lorsque les cisterciens voyaient dans leur monastère un paradisus claustralis, un paradis - un paradis c’est un jardin, vous le savez bien, dans lequel poussent des arbres magnifiques - ces cisterciens voyaient chacun de leurs moines comme étant un arbre avec chacun son fruit, ou chacun plusieurs espèces de fruits. Et voila ce que nous devrions être.

 

Mais cette transformation de notre être en une folie d’amour pour le Christ, et puis ce don continuel de fruits de perfection, de fruits de justesse, crée dans l'homme, au plan psychologique maintenant, un parfait équilibre. Cela veut dire que le moine trouve alors, grâce à la Parole de la Lectio Divina, la force pour le temps présent et la confiance pour l'avenir.

La force pour le temps présent : elle lui permet de tout faire et de tout supporter. Saint Paul le savait, qui disait : Je puis tout en Celui qui me rend fort. Et Celui qui le rendait fort, c’était ne l’oublions jamais la Parole de Dieu qui s’était incarnée et qui lui avait dévoilé tout à fait le sens de toute Parole écrite venant de Dieu.

Et aussi la confiance pour l’avenir : rien ne peut agir contre celui qui est possédé par la Parole de Dieu. Il faut bien le comprendre et c’est très facile à comprendre : cette Parole de Dieu, c’est elle qui soutient l’univers, c’est elle qui le crée, c’est elle qui le dirige. Et un homme qui est devenu lui-même Parole de Dieu, mais il participe à la régence du monde.

 

Je l’ai dit ce matin, je pense, dans l’homélie. Et bien, même si cet homme devait mourir écrasé par l'univers entier, il en serait encore vainqueur parce que ce serait encore grâce à son accord, grâce à sa per­mission que le monde l'écraserait. C’est ainsi que le Christ est mort d'ailleurs. Il a dit : ils ne peu­vent rien contre moi, mais je me laisse conduire, je me laisse mettre à mort parce que telle est la volonté de mon Père, qui va agir même par moi, parce que le Père ne fait rien sans moi.

Eh bien, le moine devient tel. Et il ne faut pas penser que ce sont des utopies, ou des paroles en l’air. C’est réellement comme ça. Alors, ça met naturellement au coeur du moine la joie et la chaleur. Tout ça ce sont des fruits de la Lectio Divina, ces fruits à longue portée pas tout de suite, naturellement, mais lorsque tout est mûr ! Il aura aussi, ce moine, le sentiment, un immense sentiment en lui de liberté, mais une liberté totale. Pourquoi ?

Mais parce que la Parole de Dieu, la Parole que Dieu prononce, elle ar­rive à nous portée par l’Esprit, donc par un vent. Si ma parole arrive maintenant à vos oreilles c’est parce qu’elle est por­tée par des ondes, des vibrations que vous transmet l’air, l’atmosphère qui est ici. C’est la même chose pour la Parole de Dieu, mais l’atmosphère qui porte la Parole jusqu’à nous c’est l’Esprit, l’Esprit Saint.

 

Or là où est l’Esprit, là est la liberté, car l’Esprit, ce souffle. il ventile là où il veut, là où il lui plait et personne ne peut capter, ne peut emprisonner, ne peut diriger le souffle de Dieu. Et celui alors qui est pris par cette Parole, eh bien, il est porté aussi par ce souffle et personne ne peut en rien gêner sa liberté. Au point qu’il peut être dans un monastère un modèle d’obéissance.

Eh bien, il arrivera ceci et vous pouvez m'en croire : lorsque le supérieur, l’Abbé lui demande quelque chose, eh bien, c’est plutôt l’Abbé qui obéit que le moine devenu tel, parce que Dieu inspirera à l’Abbé quelque chose à lui commander qui rendra encore le moine plus libre. C’est ainsi et ça c’est passé ainsi exactement pour le Christ.

On ne pouvait rien faire contre lui, encore une fois, qui n’était inspiré par le Père. Et le Christ était parfaitement libre, libre disait-il de donner ma vie et de la reprendre. Mais c’est de cette liberté-là, ne l’oublions pas, que nous jouissons lorsque nous sommes christifiés. Et voila encore un fruit à long terme de la Lectio Divina bien conduite.

 

Il y a aussi naturellement l’ouverture totale aux autres. Pourquoi ? Mais parce que les autres, eux, sont aussi des hommes en train d’être formés par la Parole, d’être façonnés par l’Esprit de Dieu. Et alors, l’homme qui est devenu Parole de Dieu, qui lui est tout à fait sous l’emprise de l’Esprit, mais il est ouvert à l’action de l’Esprit chez les autres. Il n’y a donc plus de jugements contre celui-ci ni contre celui­-là, ni rien. C’est l’ouverture quel que soit l’autre.

Regardez encore, lorsque le Christ qui était dans cette situation, voit arriver Judas chez lui, près de lui, et il savait que Judas le trahissait. Eh bien, il ne va pas prendre la fuite, il ne va pas non plus le repousser ? Non, il l’appelle du beau titre : mon ami. Il était son ami jusqu’à ce point-là ! Le Christ ne l’a pas renié. C’est ça l’ouverture aux autres jusqu’à en mourir ! Il n'a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime, même si on doit mourir de leur main.

C’est ça les fruits de la Lectio Divina. Et alors ça, ce sont des fruits à longue portée dans l’espace de notre vie personnelle, mais aussi à longue portée dans le temps. Mais l’heure passe, nous irons à l’église et j’achèverais demain.

 

Homélie : Mercredi des Cendres.                 28.02.79

 

Mes frères,

 

Le rite, que la liturgie nous propose aujourd'hui, pousse ses raci­nes dans la nuit des temps. Aujourd’hui il est réduit à sa plus simple expression, l’imposition d’une petite croix de cendres sur la tête. Et c’est tout ! Mais que signifie-t-il ?

 

L’homme se juge indigne de vivre. L’homme est un malfaiteur, un pé­cheur. Il se condamne lui-même et il se condamne à mort. Il se laisse don­ner la mort, il se la donne lui-même. Il s’enfonce dans la terre comme un cadavre, il se couvre de poussière, il s’assimile à cette poussière dont il a été tiré et dans laquelle il doit retourner.

Il se couvre de cendres, ces cendres qui sont le résidu final de que chose qui a été détruit par le feu. Mais cette mort qu’il signifie par ce geste, il veut aussi de quelque façon la rendre effective, et alors il se prive de nourriture. La privation de nourriture conduit un homme à la mort, et un mort ne se nourrit plus.

            Il va encore plus loin, il distribue ses biens. Dès qu’un homme est mort, on partage ses dépouilles, les héritiers sont là pour s'en emparer. Mes frères, tout cela c'est le fait d’hommes pécheurs, d’hommes mal­faiteurs, qui se jugent digne de mort.

           

Il en est tout autrement dès que l’homme est parvenu à la sainteté, c’est à dire dès que au-delà de la mort il vit avec l’Epoux qu’il a tou­jours ardemment cherché, avec l’Epoux qui l’a pris auprès de lui.

Alors, au lieu de cendres ou de poussières, c’est l’éclatante parure de la lumière. Au lieu des affres du jeûne, c’est la nourriture, une nour­riture extraordinaire : l’homme se nourrit de la beauté de Dieu. Au lieu d’un dépouillement, d’une dénudation, d’un anéantissement, c’est une participation à la régence de l’univers avec le Christ qui en est le Seigneur.

 

Mes frères, ça nous permet de comprendre que jeûnes, aumônes, cen­dres, poussières, si c’est le fait d’hommes pécheurs, c’est le fait de pécheurs qui sont en voie de métamorphose, c’est le fait de pécheurs qui sont habités par un Esprit qui les travaille à l'intérieur, un Esprit qui est caché sous une enveloppe qui un jour va se briser pour le laisser apparaître dans toute sa splendeur. Et nous devons, nous, aider l’Esprit à travailler et à nous transformer.

Et cela se fait dans le secret, dans le caché. Le mot qui est utili­sé par l’Evangéliste, que nous traduisons par le secret, on pourrait le traduire en le décalquant dans la crypte, donc dans une espèce de tombeau. Ce que nous faisons, c'est dans la tombe de notre coeur, c’est dans la tombe aussi de notre corps. Et ainsi, un jour, comme le Christ est jailli du tombeau, nous jaillirons vers la résurrection, et nous se­rons ainsi pour l’éternité.

 

Le carême, comme le demande Saint Benoît, doit être un carême perpé­tuel. Et il doit l’être encore une fois dans le caché, dans l’invisible, dans le secret. Il nous initie à une façon d’être de Dieu, à certaines moeurs divines. Dieu, lui, est extrêmement humble, il ne s’impose pas, il ne se manifeste pas aux yeux des hommes. Non, il demeure caché.

Il accep­te même qu’on ne reconnaisse pas son existence, ou qu’on s’attaque à son existence. Il ne réagit pas. Il est l’humble par excellence et il nous invite aussi à aller le chercher là où il se trouve, dans cette humilité, dans la forêt comme nos Pères de Cîteaux, dans le désert comme nos tous premiers Pères du monachisme, et alors maintenant dans le secret de notre coeur, là où il habite invisible. Et là, dans l’invisible, nous le rencon­trons.

 

Mes frères, ce carême perpétuel qu’est la vie monastique, ainsi que nous le dit Saint Benoît, il nous le rappelle plutôt car ce n’est pas lui qui l’a dit le premier, ce carême perpétuel doit s’intensifier en ce temps liturgique de notre carême actuel. C’est le moment de nous secouer une bonne fois, de nous reprendre en main, de nous regarder, d’enlever un peu de nous toutes les souillures qui se sont accumulées, et qui gênent ce travail de mort en nous.

Nous devons nous replonger dans notre réalité d’hommes qui ont choisi de tout abandonner, d’entrer dans le secret, dans l’invisible afin d’y rencontrer Dieu. Et à partir de là, de cet endroit, de se laisser trans­former de manière à élever avec eux toute l’humanité un peu plus près de Dieu.

 

Mes frères, nous allons ainsi commencer notre carême dans la force, dans la confiance et aussi dans la joie, car nous savons que nous nous acheminons à travers lui vers la gloire de notre complète et parfaite transfiguration.

 

 

Chapitre : La Lectio Divina.                       01.03.79

      29. Effets dans le temps sur la vie monastique.

 

Mes frères

 

            Nous finissons aujourd’hui l’étude de la lettre du Père Abbé Général. Il disait dans sa conclusion que la pratique de la Lectio produira des effets à longue portée sur la qualité de notre vie monastique.

 

Donc à longue portée, dans l'espace de notre vie personnelle, ai-je dit hier, mais aussi dans le temps. Et il m’est venu à l’esprit cette pensée de Qohélet de l’Ecclésiaste. Il dit : Jette ton pain à la surface des eaux et après bien des jours tu le retrouveras. Cela s’applique parfaitement à la Lectio Divina. Jette ton pain, ton pain, c’est à dire ce qui construit ta substance, ce qui te fait devenir ce que tu es. Nous sommes ce que nous mangeons. Donc ta substance, toi, jette-le à la surface des eaux. De quelles eaux ?

Mais de ces eaux que la Parole de Dieu puisée dans la Lectio Divina fait jaillir dans ton cœur, ces eaux de l’Esprit qui deviennent en toi source qui bondit vers la Vie Eternelle, ces eaux qui coulaient comme un mince filet depuis le temple - voyez ce qu’Ezéchiel voyait - et puis ces eaux qui s’élargissent, qui deviennent de plus en plus profonde jusqu’à être un fleuve infranchissable ; ces eaux de l’Esprit qui donnent la vie, et une vie qui alors est perdurable, une vie qui ne s’use pas.

Si donc je jette ma substance dans la Parole de Dieu puisée à la Lectio, si je me laisse porter par elle, par l’Esprit que Dieu me donne, alors je vais retrouver ma vie longtemps après, quoi qu’à ce moment là j’aie l’impression de me noyer. C’est une façon imagée de traduire cette parole du Christ : Celui qui veut trouver sa vie finalement, eh bien, il doit la perdre tout de suite !

 

Et c’est ce qui se passe dans la Lectio. On a l’impression de perdre son temps, que cela ne sert à rien, on ne voit pas que ça bouge, on se perd. Il est beaucoup plus rentable de se livrer à l’étude parce qu’on voit qu’on accumule de la matière, on peut chiffrer ce qu'on fait. Tandis que dans la Lectio ? Non, on se jette à l’eau, on se laisse flotter et emporter, mais un jour on se retrouve, mais autre, transformé. Voila un effet à longue échéance dans le temps.

Et la fréquentation de la Parole de Dieu dans la Lectio ? Car ne l'oublions pas, l’objet premier, principal, pas exclusif mais tou­jours en rapport avec cet objet principal, c’est la Parole de Dieu. Alors la fréquenter tout le temps ? A la fréquenter on s’accoutume à elle, on l’affectionne. N'oublions pas que cette Parole de Dieu est vivante, c’est un vivant, c’est Dieu lui-même, c’est la seconde personne de la Trinité.

Alors on s’accoutume à elle. Il y a des échanges qui s’instaurent, on se fréquente comme on dirait dans le monde ; finalement on s’accorde et on devient ce que les premiers cisterciens appelaient, surtout Saint Ber­nard, l’épouse de cette Parole. L’âme devient épouse de la Parole de Dieu. Mais c’est aussi au terme d'une longue durée de fréquentation dans le temps, car le Verbe de Dieu ne se donne pas en épousailles de suite. Il faut qu’il mette à l’épreuve la fidélité de l’âme qu’il s’est choisie.

 

Or cette fidélité, elle va s’exprimer, se refléter dans la fidélité à la Lectio Divina, qui est la fidélité à la Parole de Dieu. Et on arrive sans le savoir jusqu’au jour des épousailles. On comprend mieux alors que si pour chacun des moines les choses se passent ainsi, voyons maintenant pour la communauté. Le Père Abbé Général dira : la dimension contemplative de nos monastères s’en trouvera enrichie.

Et cela se comprend. Car la dimension contemplati­ve, ça veut dire que le moine, les moines alors, toute une communauté qui est plongée dans l’océan de la Parole de Dieu, mais elle fini par voir, par contempler, par découvrir, par regarder, par écouter à tous moments la Parole de Dieu. Et non seulement la Parole écrite, proclamée dans la liturgie mais aussi la Parole événementielle, comme on dit, ces Paroles qui sont les événements par lesquels Dieu est en train amoureusement de créer et de faire avancer et évoluer l’univers vers sa pleine maturité. Le moine voit cela, il n’est donc jamais pris au dépourvu.

Et si c’est toute une communauté qui réagit ainsi, eh bien, voyez un peu ce qui se passe, la dimension contemplative de la communauté se trouve considérable­ment enrichie. Ici je prends le terme, le terme de la perfection. Mais voyons l'espace entre-deux. On voit cette progression de la découverte de la Parole de Dieu dans tout ce qui arrive, une sorte de lecture des événements et on a alors la dimension prophétique de la vie monastique.

 

Le moine est prophète en se sens qu’il sait lire la Parole de Dieu au moment où elle agit. Au moment où elle suscite l’événement, il sait la déchiffrer, il sait la traduire comme faisait le prophète. Mais un qui est habitué à fréquenter la Parole de Dieu dans la Lectio, pour lui je ne dis pas que c’est un jeu - ce n’est pas un jeu parce que c’est infiniment sérieux - mais pour lui ça se fait de soi. Il sait lire l’événement qui est une Parole adressée à lui, à l’humanité en général, à la communauté, à telle personne. Il peut la déchiffrer, la traduire en mots humains, ou alors par sa propre réaction à lui, il sait s’y adapter tout de suite.

C’est cela, ce n’est rien de plus. C’est tout simple, ça permet à quelqu’un de vivre, mais de vivre harmonieusement, de vivre de façon équilibrée avec disons l’univers, avec tout ce qui arrive. Que ce soit faste ou que ce soit néfaste, que ce soit heureux ou malheureux, que ce soit bien ou que ce soit mal, il sait toujours le comprendre et le tra­duire. C’est ce que faisait le Christ, qui lui était la Parole de Dieu et en même temps il la créait.

Eh bien, voila cette dimension contemplative d’une vie personnelle et aussi d’une vie communautaire. C’est pourquoi primitivement les moines, les communautés alors pas les moines entre eux, mais la communauté des moines étaient un phare pour l’Eglise. Et on allait chercher dans les communautés ceux qui devaient devenir les successeurs des Apôtres. Les premiers évêques étaient tous - pas les tous premiers, mais à partir du moment où l’Eglise a pu commencer à respirer, à être libre, les pre­miers évêques étaient des moines.

 

Et on comprend alors : voyez un peu la dimension prophétique de l’Eglise réalisée dans le monachisme, puis rejaillissant alors dans les représentants officiels du Christ que sont les Evêques. Voyez un peu quelle respiration alors au niveau non seulement ecclésial et humain, mais même cosmique ; parce que Dieu crée non seulement ici sur terre, mais il crée l’univers entier ; Dieu, c’est à dire toujours dans sa Parole.

Et voila, il est possible alors de se confondre vraiment avec cette Parole qui crée, qui rédime le monde. C’est ce qui est arrivé avec Marie, le Père Abbé Général le dit pour finir :

 

Que Marie, qui sut conserver précieusement la Parole de Dieu et la méditer dans son coeur, nous assiste dans nos efforts, spécia­lement en cette saison où nous célébrons la naissance de son Fils.

 

Elle a réalisé, elle, cela à la perfection et il est possible je pense pour nous d’arriver, non pas au même niveau, mais tout de même de la sui­vre au talon. Car ceci, j’exprime ici une opinion personnelle, et intuitivement il me semble qu’elle est juste, ce qui en nous pratique la Lectio, c’est la partie féminine de notre être, ce n’est pas la partie masculine. La partie masculine, elle, va se livrer à l’étude. La partie féminine de notre être va se livrer à la Lectio Divina, qui est de recevoir, attendre, chercher, et puis assimiler, enfanter, donner corps et donner chair de manière à ce que nous devenions nous-mêmes Parole de Dieu.

Laisser la Parole de Dieu s’incarner, prendre corps en nous, c’est la fonction de la partie féminine de notre être. Et c’est extrêmement riche parce que encore une fois au plan humain, mais rien que humain ici, ça nous équilibre.

 

Et en conclusion je pense qu’on pourrait dire que la Lectio Divina bien pratiquée, fidèlement pratiquée, elle donne à l’homme, au moine, la qua­lité de son regard. On doit pouvoir lire dans le regard d’un moine s’il pratique ou non sa Lectio Divina. Elle donne une qualité unique de regard. C’est un regard qui est le regard de la Parole qui est en lui, un re­gard qui voit, un regard qui admire, un regard qui ne voit que le beau dans ce qui arrive, parce que Dieu même derrière une apparence de laid, crée toujours du beau.

Donc, lorsque le regard d’un tel homme se pose sur un frère, aussi con­traire que soient les apparences du frère, il ne s’arrêtera pas à cela. Son regard pur, devenu pur par la Lectio, découvrira en dessous de cotte écorce toute la beauté que la Parole de Dieu est en train de créer et qui un jour fera éclater l’écorce pour qu’il n’y ait plus que lumière chez ce frère.

Et si nous étions tous comme ça, il règnerait entre nous une charité fraternelle parfaite. C’est ce qu’il y a au ciel où là naturellement toutes les gangues ont éclaté ; mais elles ont éclaté grâce à l’Amour qui était en elles et qui les a lentement réchauffées. ­

 

Voila, mes frères, nous voici au terme de notre étude de la Lectio Divi­na. Mais comme disait aussi je ne sais plus qui, finis, fin, c’est la fin de lire, mais ce n’est pas encore la finis querendi, ce n’est pas encore la fin de la recherche. Nous devons maintenant poursuivre notre recherche personnelle, pour­suivre cette Lectio Divina jusqu’au jour où elle aura réalisé en nous ce qu’elle cherche à réaliser : nous rendre des véritables Parole de Dieu pour les hommes et aussi pour la joie de la Trinité.

Car si le Verbe de Dieu s’est fait homme, c’est pour que, grâce à une patiente recherche dans sa Parole écrite, dans sa Parole proclamée, dans sa Parole dans les événements, nous devenions nous aussi de véritables images de ce qu’il est.

 

Chapitre : L’Opus Dei.                             10.03.79

      1. Que rien ne soit préféré à l’Oeuvre de Dieu.

 

Mes frères,

 

On m'a dit qu'il serait intéressant et utile de parler aussi des deux autres piliers de la vie monastique, à savoir : de l'Opus Dei et du Tra­vail des mains. On m'a dit cela avant la retraite. Je n'y avais pas pensé et me suis demandé : d'où vient cette parole qui ne me vient pas seulement d'un seul côté ? Serait-ce une parole, une invitation qui m'est adressée par Dieu, ou bien est-ce quelque chose comme ça, une idée qui passe ?

La retraite a commencé, j'ai réfléchi, et finalement je suis arrivé à la conclusion que vraiment c'est une parole qui m'est adressée et qu'il serait bien et bon de compléter les conseils qui nous ont été donnés par le Père Abbé Général à propos de la Lectio par une recherche en commun sur la nature et sur l'exercice de l'Oeuvre de Dieu, et aussi, ne l'oublions pas, du Travail des mains.

 

Mais c'est une entreprise, surtout en ce qui concerne l'Office Divin, qui me semble démesurée. Car pour bien en parler dignement il faudrait être un pneumatophore, c'est à dire un homme vraiment habité par l'Esprit, un homme qui est déjà tellement dans le Royaume de Dieu que par tout son être il est devenu louange de Dieu. Tout ce qu'il dit, tout ce qu'il fait, même tout ce qu'il ne fait pas est pure louange de Dieu.

Il faudrait être aussi un homme qui serait tellement assimilé au péché de ses frères les hommes, que toute sa vie, que tout son être serait un cri poignant lancé vers Dieu, un cri d'appel de la détresse des hommes qu'il vivrait dans son coeur et dans sa chair.

Alors vous voyez, un homme qui serait habité par l'Esprit de Dieu, un homme qui entendrait toujours cet Esprit clamer en lui dans des gémis­sements indicibles. Voila ce qu'il faudrait être pour parler dignement de ce travail divin auquel nous sommes astreints par notre vocation.

 

Et pourtant, je pense que je n'ai pas le droit de reculer, parce que si je crois en la mission qui m'a été confiée, alors je dois me dire que l'Esprit de Dieu mettra sur mes lèvres, même si je n'en suis pas digne, les paroles que je dois prononcer ; mais à condition qu'il y ait chez vous une avidité, donc une faim et une soif, non pas d'entendre moi qui parle, mais d'entendre des paroles, des paroles que non pas vous désirez en­tendre, mais les paroles que vous devez entendre, donc des paroles qui viennent de plus loin, d'infiniment loin, des paroles qui viennent de Dieu.

Et ces paroles vous devez les entendre pour devenir d'avantage ce que vous désirez et devez être : des chercheurs de Dieu, des hommes qui au terme de leur vie, peut-être même avant la mort physique au moment de cette pré-résurrection vers laquelle nous tendons tous, des hommes qui attendent ce cadeau que Dieu peut leur faire et qui le désirent, mais qui doivent pour cela devoir faire certaines choses.

Je me trouve un peu alors dans la situation de Pierre qui marche sur les eaux, ce  pelagus comme disaient les Pères. Un océan aux profon­deurs insondables et sur lequel il faut marcher sans appuis, et une défaillance dans la foi peut vous faire enfoncer. Je m'en vais tout de même l'entreprendre.

 

Pour entrée en matière, comme une porte, ou plutôt comme un pied pru­dent posé sur l'eau pour voir si vraiment ça va tenir ferme ou bien si ça va enfoncer, je pourrais prendre la fameuse sentence de Saint Benoît que tout le monde connaît : Nihil operi Dei praeponatur, 43,7. Que rien ne soit préféré à l'œuvre de Dieu. Que rien ne soit préféré, que rien ne soit posé, que rien ne soit placé avant l'Oeuvre de Dieu, avant l'Opus Dei. '

Et si nous voyons maintenant dans le contexte, nous remarquons une ­chose qui est déjà un premier appel, une première invitation, une première Parole qui nous est adressée. Saint Benoît dit : A l'heure de l'Office Divin, aussitôt le signal entendu, on quittera tout ce qu'on a dans les mains et on se hâtera d'accourir avec gravité néanmoins afin de ne pas donner aliment à la dissipation, et que rien ne soit préféré à l'Oeuvre de Dieu.43,3.­

Ici, Saint Benoît reprend presque mot pour mot, mais certainement ex­pression pour expression, ce qu'il a dit ailleurs à propos de l'obéissance, où il dit : Ceux qui sont dans ces dispositions donc du parfait obéissant, renonçant aussitôt à leurs propres intérêts et à leur propre volonté, et voila, ils quittent ce qu'ils tenaient à la main, et ils laissent ina­chevé ce qu'ils faisaient, et ils suivent d'un pied si prompt l'ordre donné dans l'empressement qu'inspire la crainte de Dieu, qu'il n'y a p,as d'intervalle entre la parole du Supérieur et l'action du disciple, toutes deux s'accomplissant au même moment. 5,12.

 

Vous voyez, dans les deux cas nous avons la même chose. Ex occupatis manibus, dit-il. Les mains, on avait quelque chose en main, on entend l'ordre du Supérieur, occupatis, c'est fini, on lâche. On tenait les mains ainsi avec quelque chose, ça tombe, c'est fini ! Et alors, aussitôt, avec empressement, c'est tellement rapide que la hâte est summa, elle atteint un sommet, il n'est pas possible d'aller plus haut, puisque entre l'ordre du Supérieur et l'exécution il n'y a pas de différence. C'est au même moment que cela arrive.

Et alors, pour l'Opus Dei Saint Benoît dit la même chose. Il dit : relictis omnibus quaelibet in manibus, 43,4, abandonnant n'importe quoi qui se trouve dans les mains, alors, summa cum festinatione curratur, 43,5, on court, dit-il, avec une hâte, summa, suprême, le sommet de la hâte, on ne saurait pas aller plus vite. Mais il ajoute de suite une petite virgule : attention, dit-il, avec gravitas, une course gravis pour ne pas donner un aliment à la scurrilitas, à la bouffonnerie. 43,7.

 

Vous voyez ici maintenant, si l'on fait le rapprochement des deux, c'est que pour Saint Benoît, l'expression privilégiée de l'obéissance, ce sera à propos de l'Opus Dei. C'est vraiment lorsqu'il parle ici de cet Opus Dei comme s'il voulait donner un exemple de ce qu'est la véritable obéissance par un exemple pratique, un exercice pratique, qui va se représenter combien de fois par jours ? Sept fois le jour et une fois la nuit. Pourquoi cela ?

Parce que le moine, je dirais dans une expression un peu moderne, Saint Benoît ne saurait pas y penser, on ne pouvait pas encore y penser il y a quelques années, mais enfin le moine est équipé d'un moteur à réac­tion. Vous savez, le moteur à réaction ce n'est pas comme une hélice qui vrille l'air et qui fait avancer comme une vrille dans du bois. On vrille l'air et on avance. Non, on est ici poussé par l'arrière. Une réaction se produit à l'intérieur qui produit un déplacement qui vous pousse en avant.

 

C'est un peu ainsi que Saint Benoît verra l'obéissance à propos de l'Opus Dei. Et ce moteur à réaction qui nous propulse en avant comme une fusée (une fusée est toujours à réaction), c'est l'amour. C'est l'amour qui nous oblige à avancer et à courir de plus en plus vite, summa, au maximum de notre vitesse. Pourquoi ? Mais parce qu'on va se rendre à un travail ; c'est aussi un travail, mais un travail qui est spécial.

Et c'est à la nature de ce travail que nous devons bien réfléchir pour voir en quoi il est à l'intérieur de notre vie une expression, l'expres­sion privilégiée de l'amour et alors dans la pratique, de l'obéissance ; ce qui nous fait sortir de nous-même pour nous jeter en même temps chez Dieu et nous permettre d'accueillir en nous tous les hommes pour que étant en nous, précipiter alors en Dieu tous les hommes et alors naturellement nous autres avec. Il ne s’agit pas ici de gagner l'univers en perdant sa propre vie, mais de sauver sa propre vie en sauvant celle des autres.

 

Il y a dans ce petit texte de Saint Benoît, remarquez, une accumula­tion de superlatifs. Mox dit-il, ce petit mot que Saint Benoît a tellement souvent, disons dans le coeur, avant de l'avoir eu sur les lè­vres, et avant de l'avoir couché sur un parchemin. relictis omnibus quaelibet, dit-il, 43,4, abandonnant absolument n'importe quoi qui se trouve dans les mains. Mais tout et n'importe quoi, il y a une surenchère.         

Summa cum festinatione, 43,5, ce n'est pas une hâte tranquille ? Non, c'est une hâte, on ne saurait pas aller plus vite. Et il dit curratur, qu'on coure, qu'on ait un peu le feu au derrière pour vite aller l'étein­dre là où se trouve l'eau de l'Esprit. Mais oui, n'est-ce pas, il ne faut pas rire, c'est ainsi ! L'amour est un feu.

Et ce qui peut éteindre l’amour, non pas l'éteindre mais l'apaiser, c'est un amour plus grand encore qui l'apaise, qui le comble et qui au même .moment le relance. Cette eau qui jaillit en nous, l’eau de l'Esprit qui apaise notre soif - nous n'aurons plus jamais soif' - mais elle devient en nous une source qui jaillit de nouveau et qui excite une nouvelle soif plus grande encore et qui à nouveau est remplie. C'est ça l'Amour, c'est ça la vie de l'Esprit !

Et c'est un peu à cette vie que nous fait participer l'Opus Dei. Et vous voyez, nous allons essayer de réfléchir à tout cela, lentement, en nous laissant inspirer par celui-la même qui l'a inauguré, il y a long­temps, bien longtemps, au début de l'humanité, et qui nous demande aujourd'hui de la continuer avant de la transmettre encore à d'autres.

 

Chapitre : L’Opus Dei.                             14.03.79

      2. Ne pas absolutiser !

 

Mes frères,

 

Nous allons maintenant continuer notre réflexion sur l'Opus Dei. L'expression de Saint Benoît : Que rien ne peut être placé avant l'Opus Dei, éveille deux interrogations. Saint Benoît dit aussi qu'au moment où on entend le signal de l'heure de l'Office Divin, il faut abandonner, laisser tomber absolument tout ce qu'on a en main, omnibus quaelibet fuerint in manibus, 43,4, tout ! Et alors il continue, donc ergo, rien ne peut être placé avant l'Opus Dei. 43,7.

Oui, ça fait problème tout de même. Comment faut-il entendre cette expression ? D'abord, tout ce qu'on a en main on doit le lâcher. Donc, qu'est-ce qu'on a en main ? On a un outil en main, on a un livre en main. Un outil, si c'est le moment, si on est occupé à un travail manuel, et un livre, si à ce moment là on est occupé à la Lectio Divina. On doit abandonner tout cela pour l'Office de Dieu.

Eh bien, il faut se rendre à cet Office les mains vides. Mais nous devons prendre garde à une chose, et on a peut-être eu tendance à faire cela auparavant. Nous ne devons pas maintenant établir une hiérarchie de valeur entre les trois grandes observances monastiques : Opus Dei, Lectio Divina et Travail des mains. C'est une tentation, Nous ne devons pas abso1utiser l'Opus Dei.

L'échelle de valeur que nous devons utiliser pour prendre la mesure exacte de l'Opus Dei, c'est le vouloir de Dieu. L'Opus Dei occupe la pre­mière place, si c'est l'heure de l'Opus Dei. Saint Benoît le dit bien par un tout petit détail. A l'heure de l'Office Divin, dit-il, aussitôt qu'on a entendu le signal, il faut laisser tomber tout ce qu'on avait en main. C'est à ce moment là qu'il ne faut rien préférer à l'Opus Dei.

 

On pourrait dire : oui, mais en soi, en soi, quel est la valeur de l'Opus Dei ? Est-elle plus élevée que la Lectio Divina, que le Travail manuel ? Non, attention là ! Notre vie monastique, comme je l'ai déjà expliqué à propos de la Lectio, se présente sous l'image d'un trépied. Elle a trois pieds. Ces trois pieds ne sont pas indépendants l'un de l'autre. Pour que ce soit un véritable trépied, ils doivent être liés ensemble au sommet. Et cette ligature qui les lie ensemble, c'est la volonté de Dieu. Et le fait qu'ils sont liés là, par le vouloir de Dieu, fait qu'ils ont tous la même dimension, tous la même hauteur. Cette ligature voulue par Dieu, c'est ce qui leurs donne à chacun leur cohésion, leur fermeté, leur solidité, leur équilibre.

Si on en privilégie un par rapport aux autres, si on le rend plus haut que les autres, ce n'est plus un trépied, les autres vont être en désé­quilibres, ils vont porter à faux. Et surtout si on en enlève un des trois dans la vie communautaire et même dans la vie personnelle, à ce moment là il n'y a plus aucun équilibre. Cela va peut-être tenir debout un certain temps sur une seule tige, mais au moindre souffle ça va tomber, et il ne restera plus rien.

Donc, prenons bien garde de ce côté-là ! Les trois observances, les trois piliers de la vie monastique se fécondent réciproquement à condition qu'une harmonie et qu'un équilibre soient maintenus entre les trois. Et ce qui maintient cette harmonie et cet équilibre, encore une fois, c'est la volonté de Dieu à l'intérieur du monastère, à l'intérieur de la vie de chacun. Donc l'expression de Saint Benoît doit être entendue dans un sens relatif, ne pas absolutiser.

           

Alors, une deuxième question qui peut surgir, c'est celle de l'intérêt que peut représenter une réflexion sur l'Opus Dei pour ceux qui en vertu de la législation actuelle de l'Ordre ne sont pas, comme il est dit, astreints à l'Opus Dei, à l'Office choral. Donc, c'est des choro non addicti, ce sont des moines non astreints à l'Office choral. Disons que c'est la terminologie d'aujourd'hui, que c'est une très belle expression pour désigner ceux qui auparavant on a­ppelait plus simplement : frères convers. Mais quel intérêt cela peut-il représenter pour eux ?

Pour répondre à cette question, il faut la situer à son véritable niveau, sinon on soulève un faux problème, et on s'enfonce dans des considérations et des discussions sans issues. Je veux dire ceci : C'est que la vie monastique, et surtout la vie monastique dans l'expression qui est la sienne dans l'Opus Dei, elle se déploie dans un univers qui est, vous le savez, le Royaume de Dieu. On ne peut pas lui appliquer des règles qui sont empruntées à la vie sociale courante des hommes, même si ce sont des hommes qui traduisent, qui essayent d'expri­mer dans leur existence quotidienne cet idéal de rencontre de Dieu, qu'est la vie monastique.

La mesure, l'échelle de mesure que, nous devons utiliser, ce ne peut être jamais que la foi. Or la foi nous dit qu'un monastère, une communauté monastique, c'est un Corps. Or, nous savons très bien que l'Eglise comme telle est un Corps, dont le Christ est la Tête, dont nous sommes les mem­bres. Mais ça, pour nous, c'est un concept qui est encore très abstrait, c'est de la théologie, c'est beaucoup trop vaste pour nous et ça nous dépasse parce que ce n'est pas à l'échelle de notre captus  mental.

 

Maintenant, ramenons ça au niveau d'une communauté monastique, qui est un petit Corps, un petit Corps qui a aussi une Tête, le Christ qui dans le monastère est représenté par l'Abbé. Nous constituons un Corps. Mais alors, ça devient quelque chose de beaucoup plus réel pour nous, parce que nous savons comment ce corps vit, et nous en connaissons les membres. Dans ce corps, il y a différentes fonctions. Tout le monde ne peut pas exercer la même fonction, sinon ce n'est plus un corps alors.

Eh bien, dans ce corps, tout ce qui vit dans ce corps est animé par un seul organe qui est un coeur. Ce coeur, cette âme, c'est l'Esprit même de Dieu, c'est l'Esprit du Christ qui donne vitalité à l'ensemble. Cet ensemble, lui, subsiste parce que les organes ont différentes fonctions. Donc, les lèvres qui doivent exprimer certaines choses qui se passent à l'intérieur de ce corps, elles ne peuvent travailler que si elles sont alimentées, que si elles sont rendues vivantes par d'autres organes, les mains par exemple, qui elles doivent travailler pour donner la subsistance au corps, au corps qui peut alors parler.

Donc dans ce corps, même les mains qui ne participent pas directement à l'Opus Dei, ces mains là, elles y participent de façon mystique. Elles sont présentes au choeur mystiquement, même si corporellement elles sont ailleurs. Il ne faut donc pas établir de distinction raide, cartésienne, entre ceux qui sont présents à l’église à l'heure de l'Office et ceux qui en sont absents, retenus ailleurs par leur travail.

 

Non, ceux qui sont à l'église sont présents à l'intérieur de ceux qui travaillent. Ceux qui travaillent sont présents à l'église à l'intérieur de ceux qui chantent la louange. Les uns la chante, la louange de Dieu, par leurs mains et d'autres la chantent par leurs lèvres mais c'est le

même corps. Il y a une interaction, il y a une intercommunion, une circu­lation de vie à l'intérieur de ce corps.

C'est ainsi qu'il faut voir les choses pour être dans la vérité. Il est donc souverainement important que même ceux qui ne participent pas, ou plus rarement à l'Office choral sachent ce qu'il s'y passe, qu'ils en comprennent la valeur, la beauté parce que c'est grâce à eux que certains organes de ce corps vont pouvoir s'acquitter de cette fonction.

 

Et en plus de cela il y a, comme les choses se présentent maintenant, il y a malgré tout une participation disons corporelle, physique, qui est beaucoup plus fréquente qu'auparavant. Il faut même remercier l'un ou l'autre. Je ne veux pas citer des noms pour ne pas avoir l'impression de flatter. Voyant que les effectifs, disons de choristes, appelons les ainsi, diminuent par suite de décès, etc, il y en a qui reviennent étoffer l'Office. C'est ça, il y a comme une compensation qui s'opère.

C'est ça l'Esprit de Dieu qui travaille à l'intérieur des membres de la communauté pour suppléer à certaines défaillances. Comme on peut sup­pléer à des défaillances au plan du travail en faisant appel à de la main d'oeuvre venant de personnes qui ne sont pas tellement destinées par leurs aptitudes à faire tel travail, mais on fait appel à eux ; eh bien ici, l'Esprit inspire à quelques-uns de venir suppléer au manque, de venir étoffer un peu certaines parties de 1 'Office.

Et ça, c'est extrêmement beau. Vous pouvez être certains qu'au plan de Dieu c'est quelque chose de remarquable. Donc une raison encore pour essayer de comprendre la valeur de l'acte qu'on pose à ce moment-là.

 

Maintenant, pour ce qui est des jeunes, des nouveaux, qui doivent recevoir, eux, toute une autre formation parce que - mais ça, je pense que j'en ai déjà parlé avec la Lectio Divina - parce que maintenant on est encore dans une période de transition pour les anciens. Mais pour les jeunes, pour les nouveaux qui entrent mainte­nant, c'est tout différent. Il n'y a plus cette distinction entre les deux, ce n'est plus qu'un seul type. Mais alors eux, ils doivent être éduqués à la liberté d'esprit, à la disponibilité.

Donc encore une fois, ne pas absolutiser l'Office Divin, mais savoir qu'il a uniquement de la valeur dans la mesure où il répond au vouloir de Dieu sur un homme ; et ainsi les jeunes doivent devenir de plus en plus disponibles, de plus en plus ouverts à ce qu'on leur demande.

            Mais si une fois ou l'autre pour une raison quelconque - ça arrive, c'est déjà arrivé déjà pour les jeunes maintenant - ils ne savent pas se rendre à l'Office, et le supérieur a bien jugé qu'il en est ainsi, d'ailleurs la décision peut même dépendre de lui. Et bien, à ce moment là, en toute liberté d'esprit, sans la moindre arrière pensée, sans regret, sans rien du tout, ils se livrent soit au travail, soit à autre chose en toute liberté.

 

Voyez, c'est une autre formation ! Mais ils savent alors très bien le prix de ce à quoi pour un certain temps ils doivent renoncer. Mais ils connaîtront aussi le prix, la valeur de l'acte qu'ils vont poser, parce que le travail alors qu'ils effectuent, permet à leurs frères de continu­er leur mission. Eh bien voilà, je pense que nous pouvons en rester là pour aujourd'hui.

 Une petite chose encore qui me vient en tête : c'est que lorsque Saint Benoît dit qu'il faut abandonner tout ce qu'on a en main, il faut aller un peu plus loin que le geste physique de fermer son livre et de dire que je le reprendrai après, de laisser son outil, je reviendrai tantôt.  Il ne faut pas que les soucis du travail soient emportés à l'Office, il ne faut pas que la réflexion suscitée par la Lectio soit poursuivie à l'Office. Non, les mains vides, ce sont aussi les mains vides de l'esprit, les mains vides du coeur.

Il faut être dans un état de vacuité totale lorsqu'on va trouver Dieu pour être tout entier à ce travail qui est un travail divin et sur lequel nous allons encore essayer de réfléchir.

 

Chapitre : L’Opus Dei.                             15.03.79

      3. Pas de fanatisme ! Analyse sémantique des expressions.

 

Mes frères,

 

Cet après-midi j'ai passé des moments pénibles. Oui, j'ai été tirail­lé par une multitude de problèmes, de questions, de discussions, de dia­logues traitant d'une multitude de sujets, sauf de l'Opus Dei. Et entre les coups je devais bien voir un peu pour préparer ce que j'allais dire ce soir. Imaginez quelle gymnastique intellectuelle et spirituelle. Mais, mais c'était aussi une excellente préparation pour mieux me faire comprendre et faire vivre ce que je vous ai expliqué hier.

C'est que nous ne devons, jamais devenir des fanatiques de l'Opus Dei. Lorsqu'on se trouve en présence de problèmes concrets, qui sont lourds et importants dans une communauté, qu'on vit ces problèmes, on se rend compte alors du caractère relatif de l'Opus Dei dans notre vie communautaire.

 

Le fanatisme c'est, vous le savez sans doute, un zèle exagéré, outran­cier, hystérique, pour Dieu et pour les choses de Dieu comme si Dieu n'était pas capable lui-même de savoir ce qu'il avait à faire, et comme s'il était incapable de diriger lui-même sa propre barque. Par contre, l'abandon très souple aux dispositions de la Providence va nous donner un sentiment d'épanouissement, de libération, à l'inverse du fanatisme qui lui est aliénant et destructeur.

Je dis cela parce qu'il arrive encore que dans un monastère on rencon­tre l'une ou l'autre personne qui serait atteinte un peu par ce virus du fanatisme, à l'endroit de l'Office Divin. Nous devons être sur nos gardes. Je ne veux pas dire qu'il y en a ici savez-vous, ce n'est pas une insi­nuation plus ou moins serpentine pour... Non, s'il y en avait, je me tairais. Mais enfin, malgré tout ça pourrait surgir en nous à propos de tout ce que nous allons dire de l'Opus Dei. Il ne faut pas que ça naisse en nous.

Retenons bien ceci : c'est que tout ce qui regarde Dieu, sa Personne, et la façon de se tenir avec lui, et la façon dont il conduit le monde, et la façon dont il veut être servi, ça trouve sa source en Dieu lui-même et non pas dans le jugement des hommes.

 

Mais dans une communauté maintenant ? Il faut donc malgré tout que ce Dieu a chez lui, ça transparaisse au niveau communautaire. Il faut donc que la communauté s'adapte, que la communauté se développe, qu'elle vive et qu'elle avance dans la ligne que Dieu trace pour elle dans l'ensemble de son oeuvre, de son plan. Alors, il faut toujours qu'il y ait un interprète, disons de ce re­gard que Dieu porte sur lui et sur les hommes.

Dans une communauté, ce sera donc l'Abbé, qui tient la place de la Parole de Dieu incarnée qu'est le Christ. C'est donc lui qui sera l'interprète de la Tora, de la Loi, de la Règle comme on dit. Mais, il y a encore toujours un mais. Il ne faut pas qu'il tire cela des rêveries de son coeur. Il faut que vraiment il reçoive quelque chose de la bouche de Dieu pour le transmettre Voyez donc comme c'est difficile et délicat. II faut donc un très grand détachement.

 

Pour ce qui regarde l'Opus Dei, c'est lui seul qui peut dire au plan communautaire, pour une raison ou pour une autre, et au plan surtout des personnes, où c'est beaucoup plus fréquents, où c'est journalier, qui peut donc dire : oui voilà, dans ce cas ci il faut donner la préférence au travail plutôt qu'à l'Opus Dei, ou bien à l'Opus Dei plutôt qu'au travail. C'est à lui de le dire !

Saint Benoît le remarque déjà lorsqu'il dit : Lorsque l'Abbé aura hoc perpendet quia ita est, 50,5, lorsqu'il aura bien vu et qu'il aura pesé que vraiment les choses sont comme ça, alors il dira au moine, au frère : c'est bien, restez où vous êtes, récitez l'Office comme vous le pouvez sur place. Vous voyez ! Il y a là une question de discrétion et d'équilibre, toujours, toujours.

 

Nous devons donc avoir un très grand amour, un amour passionné pour l'Opus Dei. Mais en même temps un parfait détachement, car nous ne savons jamais ce que Dieu peut nous demander. C'est peut-être la maladie ? C'est peut-être un travail ? On peut imaginer des circonstances qui nous retien­nent à l'extérieur de l'Opus Dei. Nous ne devons pas pour cela en devenir malade d'avantage. Non voyez-vous, c'est cela, Dieu sait très bien ce qu'il a à faire. Et ici, si je puis me permettre de dire quelque chose. Je pense que j'ai le droit d'en parler car comme ,vous le savez, du moins les plus anciens, pendant des années j'ai été écarté à la suite de maladie de l'Opus Dei. Ce n'est pas pour cela que cet Opus a perdu mon estime, loin de là, loin de là ! Et maintenant je suis toujours là à l'Office. Mais si demain, pour une raison quelconque j'étais de nouveau...eh bien voila, c'est ça qu'il faut être.

Donc, nous devons nous exercer à cette souplesse, et c'est pour ça que je disais au début, le fait de devoir passer tout une après-midi à toutes sortes de choses, eh bien, ça vous replonge dans le réel de la volonté de Dieu qui est première. Et l'Opus Dei doit nous aider à devenir toujours plus souple à l'endroit de Dieu...et non pas nous pousser à nous incruster  à quelque chose qui nous plairait.

 

Maintenant nous allons poser un pas un peu plus loin, et nous allons remarquer que lorsque Saint Benoît parle de l'Opus Dei, il utilise diverses expressions. La plus connue, celle qui s'est imposée finalement, c'est Opus Dei, traduite habituellement par Oeuvre de Dieu. Mais il y en a d'autres aussi. Il serait utile de les clarifier un peu, toutes ces expressions, pour essayer de retrouver ce qu'elles signifient. Il faut donc faire un peu de philologie, ou un peu de sémantique, analyser les mots. Pourquoi ?

Mais un mot, qu'est-ce que c'est ? Un mot n'a pas été……du moins dans ces langues latines, les langues de l'époque, aujourd'hui, peut-être va-t-on réunir une académie, qui à la suite de quelque chose de neuf, je ne sais pas moi, va devoir trouver un nom pour qualifier cette chose. Il y a des sciences nouvelles aujourd'hui, il faut trouver un vocabulaire, et ce vocabulaire on le forge. C'est un vocabulaire très abstrait, cela devient un vocabulaire qui relève de la mathématique dans les techniques. Mais au début, ce n'était pas ainsi.­

 

Le mot est toujours l'expression verbale d'un geste. C'est donc en face d’un événement vécu, l'homme réagit et produit un son, qui pour lui est l'image, est la reviviscence, la résurrection presque, de l'événement qui l'a tellement frappé et du geste qu'à ce moment là il a pos6 en face de l'événement.

Ce mot est donc toujours un décalque de quelque chose de réel. C'est ce que dans le langage Hébraïque, on appellera le nom. On pourrait dévelop­per ici toute une théologie du nom. Mais enfin, on en parle de temps en temps. Je ne sais même pas si le prédicateur n'y a pas fait allusion une fois ou l'autre ?

 

Mais ce mot, lorsque l'homme alors le répète, mais il revit tout l'événement dans tout son être, jusque dans sa chair, dans sa peau, dans son coeur, dans son imagination, sa mémoire ; tout son être vibre de nouveau en face de l'événement. Le mot est donc pour lui un être vivant, qui est la réaction de lui-même en face de quelqu'un ou de quelque chose. C'est donc toujours un mot choc.

Mais avec le temps - et le temps ça peut s'étendre sur des décades ou sur des siècles, ou sur des millénaires - avec le temps et l'usage, ce mot petit à petit se détache de son origine, il se banalise et il devient un passe-partout, un moyen de communication pour essayer de se comprendre. Etant un peu comme ça détaché de ses racines, il peut même évoluer, et prendre un autre sens. Il devient algébrosé comme on dit, il devient un signe sémantique, comme un signe mathématique qui permet simplement aux hommes de converser et d'échanger entre eux.

 

Eh bien, nous devons à propos de l'Opus Dei essayer de retrouver un peu la flamme du mot, une flamme qui doit alors nous brûler, nous brûler pour créer en nous une blessure ; mais aussi pour cicatriser, pour cauté­riser une purulence qui serait en nous. Retrouver aussi le mot qui sera des griffes, des griffes qui pourront lacérer notre chair, qui ne nous laisseront plus de tranquillité ni de paix, qui vont nous blesser sur tout notre corps ou un mot qui sera comme des crocs qui vont mordre  sur notre coeur.

C'est tout cela essayer de pénétrer un peu, mais un peu vous savez, parce que aller à fond ça nous prendrait beaucoup trop de temps. Mais à partir de cette perception des mots, retrouver un peu la chose qui est derrière ces mots et qui est pour nous une partie de notre mission ici : ce rapport que nous essayons de nouer avec Dieu ou que lorsque nous sommes ensemble et que pour lui parler nous utilisons ses propres mots.

 

Eh bien mes frères, nous allons essayer de nous lancer dans cette entreprise. Ce n'est pas difficile, comme vous le verrez tout de suite et c'est même intéressant. Parce que encore une fois ce doit être très concret, toujours partir de situations qui sont vécues, essayer de les reproduire en nous, de les faire revivre ; et à partir de là, essayer de comprendre ce que ces premiers moines entendaient par ces choses qu'ils nous ont transmises dans un vocabulaire qui est aujourd'hui à notre portée. Une des premières expressions qu'utilise Saint Benoît, c'est pensum servitutis, 50,10.

Mais écoutez, nous allons en rester là pour ce soir et la fois pro­chaine nous essayerons de réfléchir un peu à ce que c'est pour Saint Benoît, et pour nous alors ce pensum servitutis, que je ne traduis pas en français pour l'instant, parce que quand on voit les traductions ! Cela se trouve deux fois chez Saint Benoît, et chaque fois on le traduit d'une façon différente. Je pense qu'il y aurait autant de traductions que de traducteurs.

            C'est pour cela que nous allons essayer de retrouver la racine et comme c'est quelque chose, un geste vécu, posé, je pense qu'au niveau du geste tout le monde se comprend toujours.

 

Chapitre : L’Opus Dei.                             17.03.79

      4. Pensum servitutis.

 

Mes  frères,

 

Le mot qui jaillit soudainement de la gorge d'un homme ou bien d'un groupe d'hommes, en présence d'un événement soudain qui saisit ces hommes dans leurs entrailles -  voyez ces hommes primitifs en face de quelque chose qu'ils ne connaissent pas - ce mot demeure pour toujours chargé d'émotion. Il y a une charge explosive, qui va donc se reproduire chaque fois que ces hommes vont revivre un événement analogue. Mais n'oublions pas que pour les hommes primitifs, l'événement' est toujours' vu comme un langage, comme un message que Dieu leur adresse, comme une Parole de Dieu.

 

            Il y a donc toujours dans les mots - même encore ceux que nous uti­lisons aujourd'hui, mais qui sont tellement algébrosés, qui sont devenus tellement abstraits - lorsqu'on les retrouve à leur origine, à leur naissance, il y a toujours une relation avec la Parole de Dieu qui s'est exprimée dans l'événement. Et c'est la raison pour laquelle, lorsque Dieu dans son Verbe incarné va dire qui il est - incarné d'abord, dans une tradition orale, puis dans un Ecrit, puis dans un homme - il va tout naturellement se servir de mots humains.        

S'il n'y avait pas eu au départ cette corrélation entre le mot humain, sa charge émotive et l'événement Parole de Dieu qui a donné naissance à ce mot, nos mots ne parviendraient pas à exprimer, ou à traduire maladroi­tement toujours c'est certain, mais tout de même de façon adéquate, le message que Dieu nous adresse.

Et c'est pourquoi nous devons être tellement attentif aux mots que les auteurs spirituels utilisent à l'origine du monachisme pour exprimer leurs découverte, car c'est une découverte : leur exploration, la carte du pays qu'ils sont en train de sonder, qu'ils sont en train de parcourir, dans lequel ils tracent des routes que nous allons devoir emprunter.

 

Nous avons vu que lorsqu'il parlait de l'Opus Dei, Saint Benoît utili­sait ainsi un mot, une expression qui est  pensum servitutis. Je commence par celle-là tout à fait par hasard. Je vais terminer par l'Opus Dei, naturellement.        Le pensum servitutis, qu'est-ce que ça veut bien dire ? Si nous essayions de retourner au début ? S'il fallait le traduire littéralement, ça voudrait dire ceci : c'est la besogne qui est inhérente à ma condition d'esclave.

Mais qu'est-ce qu'un esclave ? Aujourd'hui nous ne savons plus ce que c'est. Nous ne le savons pas, nous l'ignorons, nous devons faire un effort d'imagination et de réflexion pour essayer de comprendre un peu ce que c'est qu'un esclave.

 

Saint Benoît, pour lui, c'est encore courant, ce n'est pas si rare. Il y a une centaine d'année, pas plus, l'Afrique centrale était un réser­voir d'esclaves. Des arabes ou même d'autres Noirs Arabisés descendaient régulièrement dans ces régions. Ils capturaient tout ce qu'ils pouvaient prendre, puis les conduisaient à pied depuis le Congo jusqu'à Dakar, à travers toute l'Afrique. Et chaque esclave, tous liés les uns aux autres, chaque esclave devait porter sur sa tête 30 Kg d'ivoire. Tous ceux qui mouraient en route,eh bien on les jetait là et ils étaient mangés par les bêtes féroces.

Alors là-bas, ils étaient chargés sur des négriers. Puis ils étaient vendus, achetés comme on achète du bétail, exactement. J'ai encore connu quand j'étais petit, enfin déjà grand aussi, les marchands de bétail dans les Ardennes. Je vois encore toutes ces scènes là : les marchands de vaches, toutes les bêtes alignées une derrière l'autre ; et on vendait tout ça, et on discutait. Et c'est ainsi qu'on vendait les hommes, les femmes, les enfants, tous dispersés. Et en avant, embarqués pour les Amériques, ou ailleurs pour les régions Arabes. C'est ça l'esclavage !

 

Un homme libre: nous sommes maintenant des hommes libres, nous dispo­sons de notre personne. Je fais pratiquement ce que je veux, du moment que je ne gêne pas, que je ne dérange pas l'ordre public. Je suis libre. C'est un des droits fondamentaux de l'homme. Le Pape va encore y insister dans sa toute nouvelle encyclique, sa première d'ailleurs. Le droit de l'homme d'être libre, le premier.

            Saint Benoît le dit : L'Abbé doit bien prendre garde, il ne doit faire acception de personne. Il ne doit pas aimer un plus que l'autre, si ce n'est celui qu'il trouvera plus avancé dans les bonnes oeuvres et l'obéis­sance, 2,45. Pourquoi ? Mais parce que Dieu aime d'avantage celui qui conforme sa volonté à celle de son Créateur.             

Alors Saint Benoît dit ceci : L'homme libre ne sera pas préféré à celui qui est venu de la servitude, à moins qu'il n'y ait à cela une autre cause raisonnable, 2,47. La cause raisonnable c'est que, voila, l'homme libre serait plus obéissant que l'esclave, sinon tous  sur le même pied. Imaginez un peu quelle révolution ! Nous autres, pour nous, ce sont des mots qui ne veulent plus rien dire.     

 

Et Saint Benoît continue : Mais si l'Abbé juge pouvoir faire cette distinction, etc,etc, et il continue : Car libre ou esclave,nous sommes tous un dans le Christ. Pour désigner l'homme libre, il emploie le terme de ingenuus, 2,48. Ingenuus, c'est celui qui est de bonne naissance, celui qui est de race, celui qui est noble. Mais attention, n'allons pas penser à celui qui aujourd'hui aurait un blason. Non, c'est celui qui a du génie, celui qui est alors né de bonne famille libre. Et alors il a tout ce qui vient après, ça veut dire qu'il a une bonne éducation, il a de la distinction dans les manières, enfin tout ce qu'on dit de quelqu'un de bien élevé.

Et à côté de cela vous aurez celui qui vient de la condition d'esclave. Et celui-là, il n’a rien de tout cela. Il n'a pas reçu d'éducation, c'est un esclave. On naît esclave. On élève les esclaves comme on élève le bétail maintenant. C'est intéressant d'avoir du rendement d'esclave. Pourquoi ? Mais parce qu'on peut les vendre alors et faire de l'argent.

C'est ça l'esclave, exactement comme le bétail aujourd'hui.

            On est possesseur d'esclaves, on trafique avec et puis, quand ils deviennent trop vieux, eh bien, ou bien on les laisse mourir de faim, ou bien on les tue, ou bien on les vend comme ça à quelqu'un qui en aurait encore besoin pour des petites choses. C'est ça l'esclave.

 

Lorsque nous entrons dans le monastère, Saint Benoît dit : nous avons une besogne, un pensum qui est inhérent à notre condition d'esclave. Nous sommes devenus des esclaves. Mais nous sommes maintenant les esclaves de Dieu, nous sommes les esclaves du Christ. Lorsque nous sommes en face du Christ, il n'y a plus d'hommes libres, il n'y a plus d'esclaves, nous sommes tous esclaves. Cela veut dire que nous sommes vendus au Christ.

Il ne faut pas ou­blier qu'un homme libre pouvait très bien se vendre comme esclave, ou bien il était carrément vendu comme esclave, si par exemple ses affaires avaient mal tourné, qu'ils ne pouvaient plus payer ses dettes. Aujourd'hui, on vous déclare en faillite. Si vous avez été plus ou moins malhonnête, vous allez en prison un petit peu, puis c'est tout. Voua allez recommencer une nouvelle affaire, ou vous vous tenez tranquille ! Mais ça ne va pas plus loin.

Mais alors jadis, on vendait les meubles, tout le bazar, mais l'homme aussi, et la femme, et les gosses. Tout, vendu comme esclave, on était devenu esclave. Alors on avait sa besogne d'esclave, n'importe quoi, sans discuter. La seule possibilité était de travailler et de faire du rendement.

Eh bien, lorsque pour Saint Benoît nous entrons au service du Christ, c'est pour cela. On voit alors un peu mieux ce que représente; l'obéis­sance pour Saint Benoît. Aujourd'hui, on ne peut plus obéir à la façon de Saint Benoît, il dit des choses là qui sont étonnantes ; aujourd'hui, celui qui ferait ça, ce serait presque un phénomène. Oui, mais à l'époque c'était normal, normal au plan social, et ça devait devenir normal au plan spirituel.

            Vous voyez, il s'opérait dans l'homme une véritable transmutation, une métamorphose. II passait d'un état de fausse liberté - mais ça nous y reviendrons plus tard - à un état de véritable liberté. Vous devenez libres dans le Christ même si vous êtes esclaves. Et si vous êtes un homme libre, eh bien, vous devenez esclave du Christ. Il y a des premiers qui seront der­niers et il y a des derniers qui seront premiers.

Tout le monde était sur le même pied, plus personne ne s'appartenait. On devenait membre d'un corps dont la tête était le Christ. Et alors on devait vivre suivant les lois de ce corps. Et accomplir les lois de ce corps, c'est entre autre ce fameux pensum de notre servitutis. C'est la besogne, la tâche qui nous est assignée jour après jour.

 

Le pensum, ce n'est rien d'autre que, il faut voir une balance, une balance à laquelle on suspend une charge pour en déterminer le poids. Pensum vient du mot peser. On l'a tenu en français d'ailleurs, ça exis­te encore en français le mot pensum, il n'est pas nécessaire de le tra­duire. Mais il a pris une note péjorative : c'est la punition qui est at­tachée à tel délit. Dans les écoles, on a tel pensum. Vous voyez, il y en, a qui s'en souvienne encore.

Mais ici, il faut le laisser en dehors de son contexte de punition, de châtiment. Voyons plutôt la charge, le poids, la ration, la tâche, la besogne, la corvée qui m'est assignée chaque jour, ce que je dois faire chaque jour, chaque jour en vertu de ma condition d'esclave.

Donc essayons de retenir ça aujourd'hui. Nous allons ainsi petit à petit aller plus loin, ceci n'est qu'une entrée en matière. Nous allons essayer de creuser un peu cette condition d'esclave qui est la nôtre main­tenant du fait que nous nous sommes vendus au Christ, corps et âme. Et nous devons être alors logique avec notre nouvelle condition. Nous avons maintenant des devoirs qui sont liés à notre état.

 

L'ensemble de ces devoirs, c'est ce fameux pensum. Mais parmi tout ce pensum, il y en a surtout un qui sera ce que ailleurs on appellera l'Opus Dei. Car Saint Benoît dit encore ceci :

il emploie deux fois ce mot pensum servitutis, en 50,10 et une fois aussi à propos du carême, lorsqu'il dit que pendant les jours de carême nous devons ajouter quelque chose au solito penso servitutis nostrae, 49,13, justement à cette besogne habituelle de notre servitude. Mais dans ce pensum de notre état monastique, il y en a surtout un que Saint Benoît met en évidence, et qui sera l'OPUS DEI.     

 

Chapitre : L’Opus Dei.                             22.03.79

      5. Devotionis servitium.

 

Mes frères,

 

            Si nous voulons entreprendre et conduire une réflexion à propos de l'Opus Dei, il faut conjointement conduire, faire et poursuivre la même démarche à propos de la vie monastique comme telle, mais certains aspects de la vie monastique qui permettent de mieux comprendre la nature de l'Opus Dei. Certains aspects, en effet, de notre vie sont plus en rapport avec la Lectio Divina, et certains autres plus en rapport avec l'Opus Dei.

Saint Benoît utilise par exemple le terme de pensum servitutis - nous l'avons vu la dernière fois - donc la tâche qui est assignée à mon état de servitude. Nous devons continuer à parler et à bien méditer cette notion de servitude, d'esclavage ou de service, comme on veut, dans la Règle de Saint Benoît et, au delà de la Règle de Saint Benoît, dans l'état monastique comme tel.

 

La Règle utilise encore une autre expression. C'est devotionis servitium, 18,68. Ce n'est pas facile à traduire. Ce n'est pas le service de notre dévotion. J'ai de la dévotion pour l'Opus Dei comme pour le chapelet, ou bien pour telle image sainte. Non, ce n'est pas ça ! La devotio, c'est l'acte par lequel je promets quelque chose, ici à Dieu. C'est donc la servitude à laquelle je me suis liée par une promesse, par un vœu.

Dans le pensum servitutis, on était encore assez bien dans l'ab­strait. Lorsque j’introduis la not ion de service que j'ai voué, j' introduis un élément d'ordre subjectif déjà. Maintenant, c'est moi qui m'engage. Et le mot que Saint Benoît utilise cette fois est servitium, hier c'était servitudo. En français, il n'y a qu'un seul mot pour les tra­duire, et pour Saint Benoît c'est deux mots. Et le second mot servitium, est beaucoup plus concret, il évoque le contenu de cette servitude.

Mais vous voyez, ce sont toutes nuances qu'il faut essayer de saisir. Je m'engage donc à quelque chose qui va me saisir moi-même et qui va comporter toute une série d'obligations. Et à cela, je me lie par un contrat. Et à ce moment-ci, nous mettons le doigt déjà dans quelque chose de mystérieux car cet état de servitude, c'est moi qui le choisi librement. Et je le choisi en réponse à une invitation.

 

Dans le Prologue, Saint Benoît dira : Dieu cherche dans la multitude quelqu'un qui voudra bien le suivre, entrer à son service, lier son sort au sien. Pr.35. Et j'ai répondu : moi. Alors il me donne toute une série de Paroles puisque nous sommes dans le contexte liturgique de l'Exode - les dix Paroles de Dieu à son peuple sur la montagne du Sinaï - une série de prescriptions, de Paroles, auxquelles je vais souscrire.

Je vais donc y souscrire à l'aide d'une petitio. Une petitio, c'est un document écrit, toujours. C'est ce que nous autres nous appelle­rons la Charte de Profession. Et c'est justement ça qui est mystérieux et qui est étrange dans notre vie. Pour bien comprendre l'Opus Dei, il faut saisir cela. Et ce qu'il y a de mystérieux, c'est que je vais me lier à Dieu, je vais le demander expressément, je vais le demander par écrit, mais en réalité, je réponds à un appel !

Je serais donc d'une certaine façon l'obligé de Dieu, puisque je vais lui demander par écrit la faveur de vivre dans son monastère. Mais quand en réalité, c'est plutôt Dieu qui devrait être mon obligé puisque c’est moi qui ait répondu oui à son appel.

 

Voyez donc sur quel plan se situe nos rapports : je suis libre et je ne le suis pas ! Je suis libre parce que j'aurai longuement réfléchi avant de signer cette pétition. Saint Benoît dira : Mais il faut lui lire tous les termes de la Règle, 58, donc du contrat qu'il devra signer. Et puis alors, il faudra le renvoyer encore une fois, le mettre à l'épreuve pendant autant de mois et, finalement, finalement après un an, il ne lui sera plus permis de retirer son cou de dessous le joug de la Règle, 58,35. Pourquoi ? Parce que il a eu assez longtemps pour délibérer avec lui-même pour savoir s'il allait l'accepter ou non.

Il a placé sa nuque, son cou sous un joug qui est la Règ1e, et il s'est réduit à l'état de servitude. Le joug, vous voyez ce que c'est ? C'est ce qu'on passe sur la nuque des boeufs pour les faire travailler, c'est ce qu'on plaçait sur la nuque des esclaves pour les faire travailler parfois. Vous avez peut-être vu l'une ou l'autre gravure ancienne, anti­que où on les voit ?

En pratique, il est arrivé ceci : je suis vendu. Je me suis vendu à Dieu, et je me suis vendu plus précisément au Christ. Et en faisant cela, j'ai épousé la condition du Christ lui-même. Le Christ aussi lui-même s'est vendu. Il s'est vendu aux hommes et ils ont fait de lui tout ce             qu'ils ont voulu, jusqu'à le faire mourir.       

 

Il existait une coutume à l'époque de Saint Benoît, avant lui encore, mais encore longtemps après, encore à l'époque moderne. C'est que des hom­mes, par dévouement, par esprit d'abnégation poussé à l'extrême, se ven­daient pour libérer des esclaves. Lorsqu'à l'époque moderne vous aviez cette lutte entre la Chrétienté et les Turcs, les Turcs qui écumaient la Méditerranée, qui faisaient même des razzias sur le continent Européen, donc à partir de l'Afrique. Et ils emportaient des prisonniers qu'ils réduisaient en esclavage.

Alors on avait fondé en Chrétienté des Ordres Religieux, entre autre l'Ordre de la Merci, dont le but était le rachat des esclaves aux Turcs. Et que faisaient ces religieux ? Ils se rendaient dans les pays Islamiques qui formaient l'empire Ottoman, qui s'étendait jusqu'au Maghreb, au Maroc actuel. Ils se rendaient là, se mettaient en rapport avec les autorités, et ils s'offraient pour remplacer un esclave qui devenait libre, lui.

Le religieux prenait sa place jusqu'à ce que son Ordre ait pu réunir une rançon, de l'argent pour racheter le religieux qui s'était mis à la place de l'esclave. Il y avait là une substitution, on se substituait à un autre.

 

Eh bien, dans ce mot servitudo, dans ce mot de servitium qui revient fréquemment ici chez Saint Benoît - servitudo ne se trouve que deux fois ; servitium plus souvent - donc dans ce mot, voyez toujours à l'arrière plan non pas cette notion, mais cette réalité, ce fait de la substitution. Donc, un homme libre se réduit en servitude pour en libérer un autre.

Donc, voyez les hommes qui sont asservis au péché, qui sont asservis à satan ; et vous en voyez certains qui eux vont s'asservir à Dieu, au Christ pour se laisser réduire à rien par le péché et par satan, de        façon à libérer les hommes.

 

            C'est ce que le Christ a fait. Il s'est donc livré à satan. Il l'a dit à son dernier moment : C'est l'heure de la puissance des ténèbres, donc le maître du monde, le maître de l'obscurité, le maître des ténèbres, le maître du péché, le maître du crime, le maître du mensonge. Il ne peut rien contre moi, dit-il, mais pour répondre, pour entrer dans le projet, le plan de mon Père, je vais me livrer à lui et il fera de moi ce qu'il voudra, il me conduira à la mort. Mais dans cette apparente défaite, le troisième jour, je resurgirai, car je suis maître et propriétaire de ma vie. Ma vie, je la donne et ma vie, je la reprends. Je suis venu de Dieu et je retourne à Dieu avec cette mission. Mais en me livrant alors, moi, à satan, à la mort, je délivre par le fait même tous les autres hommes. Je les rachète.

Vous avez là la Rédemption qui veut dire rachat. Je me donne à la servitude pour que eux deviennent libres. Mais comme je suis Dieu, cette servitude ne durera pas, car dès l'instant que j'aurai été asservi, à l'intérieur, de par l'intérieur je vais briser tous les liens, tous les jougs, et je vais définitivement libérer toute la création maintenant ; non seulement les hommes mais toute la création. N'oublions pas cela !

 

Lorsque les moines et leur héritier Saint Benoît parlent de ce servitium, de cette servitudo, il y a à l’arr­ière plan toute cette réalité qui est une réalité théologique. Non pas dans le sens d'une réflexion, mais une réalité théologique en ce sens que c'est une Parole par laquelle Dieu s'exprime - c'est ce que veut dire théologie - une Parole de Dieu et une Parole sur Dieu. Donc, c'est ce que nous, nous sommes appelés à faire.

Donc, vous avez l'Opus Dei qui sera le service que j'ai voué, auquel je me suis vendu, auquel je me  suis promis. Ce sera ce service de substitution, ce sera ce service de rédemption, de rachat et notre Opus Dei qui va être la part principale de ce service, de cette servitude. Il est de suite situé dans son immensité qui ne regarde pas seulement ma petite personne. Il me regarde aussi et d'abord, mais aussi l'humanité entière. Je ne suis pas encore un pion sur un échiquier, mais je suis greffé sur le Christ, et cette mission de substitution et de rédemption du Christ va s'opérer par moi et grâce à moi.

 

Voila une petite, une toute petite vue, toute petite encore. Mais il est temps d'arrêter, et j'avais encore des choses à dire. Cela ne fait rien, nous laisserons ça pour la fois prochaine. C'est par exemple cette petite parole de Saint Benoît qui dit à propos de l'obéissance : L'obéissance est le propre de ceux qui se sont voués à Dieu, à cause du servitium sanctum quod professi sunt, 5,5, à cause de cette sainte servitude à laquelle ils se sont voués.

 

Chapitre : L’Opus Dei.                             24.03.79

      6. Servitium sanctum quod professi sunt.

 

Mes frères,

 

Parlant de l'Opus Dei, Saint Benoît use de l'expression devotionis servitium, la servitude à laquelle on s'est lié par voeux, par engagement écrit, par promesse solennelle. Il situe donc cette activité de l'Opus Dei à l'intérieur d'une rela­tion qui se crée entre Dieu et le moine, une relation de dépendance.

Ailleurs, il va élargir sa vision. Il va prendre l'Opus Dei et en faire une pièce à l'intérieur d'une construction, d'une construction qui est animée, qui est un corps en croissance ou encore en mouvement, en voie de déplacement car ce corps va courir vers la patrie céleste. Il va courir vers le Dieu qui l'appelle et Dieu qu'il cherche.

 

Il va parler à nouveau du servitium, de cette servitude, lorsqu'il va démonter le moteur de la vie monastique, moteur qui est l'obéissance. Il dira que l'obéissance, elle convient à ceux qui estiment n'avoir rien de plus précieux que le Christ, et cela à cause du servitium sanctum quod professi sunt, 5,5. A cause, comment traduire ?

Ici dans la Règle on traduit : mus par le service sacré dont ils ont fait profession. L'édition du centenaire, je me demande comment elle le traduit ? Mais en tout cas, c'est extrêmement difficile. Peut-être le traduit-elle de la même façon ? Car s'il fallait le traduire littéralement on devrait dire : à cause de la sainte servitude qu'ils ont solennellement promis. Et la profession, il est question de protessi sunt, c'est ceci. Mais voyons d'abord plutôt , avant de parler de l'acte, voyons un peu la matière de cette servitude qui est appelée ici, qui est qualifiée de sainte.

Sainte, cela veut dire qu'elle prend le moine et qu'elle le place dans un endroit séparé des autres hommes. Elle le prend et elle le place chez Dieu. Si je suis devenu le serviteur de Dieu, l'esclave de Dieu, je fais partie de sa domesticité, je fais partie de sa maison, je fais partie de sa famille dans le sens large du terme. Je suis donc introduit chez lui. Je vis dans son temple, car Dieu, lui, habite dans un temple même si ce temple c'est d'abord sa propre personnalité.

C'est donc là un endroit où les autres hommes, qui ne font pas partie de la maison de Dieu, n'ont pas accès. Ceux-là vivent dans le profane. Le profane, c'est ce qui se trouve devant le temple. Profane veut dire : ce qui est devant la maison, ce qui est sur la place publique devant le temple. Le moine, à cause de cet engagement qu'il prend vis à vis du Christ, est soustrait au profane et le voici chez Dieu.

 

Nous comprenons alors l'expression que nous trouvons déjà dans le Livre de la Tora, dans le Lévitique, où Dieu dit à ses premiers serviteurs : vous serez saints parce que moi je suis saint. Maintenant vous êtes entrés dans ma famille, comme moi je suis saint, vous le serez aussi. Mais attention, ne pensons pas à une sainteté morale, ni à tout cela. Non vous allez vivre de mon univers à moi, qui n'est pas l'univers des hommes.

            Donc ici, une première note. Saint Benoît - et naturellement je dis Saint Benoît parce que je me réfère à son texte, mais bien avant lui ses prédécesseurs aussi, lui ne fait que de continuer une tradition qui est en route depuis longtemps - donc Saint Benoît mettant l'Opus Dei à l'inté­rieur de cette servitude promise au Christ, fait que l'Opus Dei va se déployer toujours, mais toujours à l'intérieur de l'univers de Dieu, jamais dans le monde profane...Ce n'est pas une activité profane, c'est une activité sainte, et sainte encore une fois dans le sens qu'elle est chez Dieu.    

On comprendra, je le dis déjà tout de suite, ce que pourra signifier Opus Dei, Oeuvre de Dieu. C'est quelque chose qui se fait dans l'univers de Dieu, dans le Royaume de Dieu, qui se fait dans le temple, dans le temple qui est ce Royaume, mais temple qui lui alors est -puisque nous sommes des hommes, nous sommes des incarnés, nous vivons dans une chair, nous avons des sens, nous sommes localisé - mais ce temple qui lui alors est Dieu lui-même, il est symbolisé, il est matérialisé pour nous, concré­tiser dans une maison. Et cette maison ce sera le temple de pierre, c'est à dire l'église ou l'oratoire.

 

L'Opus Dei sera donc une activité qui devra normalement s'exécuter dans le temple, dans l'église et pas n'importe où. Naturellement, Saint Benoît prévoit, lui, que le moine peut se trouver hors du temple à la suite de toutes sortes de circonstances. Au travail assez loin du monastère, il ne sait pas revenir ! Eh bien il est encore sur le domaine, dans le domaine du monastère ; donc le temple par extension, ce temple de pierre va s'étendre à tout le monastère.

Voyez un peu alors l'intention des premiers cisterciens qui avaient voulu dans leur forêt de Cîteaux installer ainsi un endroit saint, sacré, qui serait le domaine de Dieu, totalement consacré à Dieu.

 

Mais le moine peut se trouver ailleurs, il peut partir en voyage, et le voila alors bien en dehors du domaine du monastère. Mais il y a encore entre le monastère et lui un lien d'ordre mystique, car à tout moment, au moment de l'Opus Dei, on va chaque fois faire mémoire du frère qui est au loin et qui au même moment ou à peu près va aussi s'acquitter de l'Opus Dei. Le temple alors, c'est la personne même du moine. Il est le temple de l'Esprit Saint, Esprit Saint qui crie en lui, qui prie en lui le Père, Esprit Saint qui fait de ce moine un autre Christ.

Voyez un peu dans quelle aura mystique et sacrée, et sainte, se situe le déploiement de l'Opus Dei. Tout cela à cause de cette servitude à laquelle nous nous sommes voués par amour pour le Christ. Et Saint Benoît le dit : professi sunt, 5,5, ça veut dire le mot profession, profession de foi naturellement, oui, ici profession monastique, profession religieuse. Il est usé, hein ! Essayons un peu de nouveau d'en aiguiser le tranchant.

 

Cela veut dire : proclamer à haute voix devant un public, accompagnant même sa proclamation d'un geste pour que ce qui est dit soit parfaitement é1oquent, geste et parole, mais devant un public. Voila, on s'est engagé devant témoins. Saint Benoît le dira : le novice, celui qui a demandé de s'engager dans cette sainte servitude, va devoir promettre - vous le savez - stabili­té, etc, dans l'oratoire, donc à l'endroit où on va toujours, où ce fait à tout moment de la journée, moments déterminés de la journée cet Opus Dei.

Devant tous il va promettre, et aussi, dit-il, devant Dieu et devant tous les saints, 58,38. C'est cela la profession : devant Dieu Trinité, devant toute la cour céleste, les saints - ailleurs Saint Benoît parlera aussi des anges, 19,10 - puis les familiers de Dieu qui sont là réunis, c'est à dire l'Abbé et tous les frères.

Voici donc le moine qui est lancé dans une aventure qui trouve son précédent dans celui qui a été certainement, pas peut-être, mais certai­nement le plus prestigieux des serviteurs et des esclaves du Christ, qui est Saint Paul. Il disait : Nous, nous sommes jeter en spectacle à Dieu, aux anges et aux hommes. Voila donc le sort de celui qui se vend totale­ment au Christ : il va être jeter en spectacle.

 

Et encore ici quelque chose d'important pour saisir ce mystère de l'Opus Dei. C'est que le moine n'exécute pas, ne vit pas son état de façon dissimulée, cachée. C’est dans le secret, dans le secret loin des hommes, puisqu'il est devenu un serviteur du Christ. Il est dans la famille de. Dieu, il est dans le Royaume de Dieu, il est soustrait au profane, mais, ce sera toujours, mais toujours en pub1ic, i1 aura toujours un public. Donc, pour l'écouter au cours de son Opus Dei, il aura le public devant lequel il s'est engagé au moment de sa promesse.       

Entre l'Opus Dei exécuté et le moment de sa remise inconditionnelle au Christ, il y a toujours un lien existentiel et essentiel qui demeure. Et ce lien, c'est le caractère public de son acte. L'Opus Dei devient un des actes principaux de ce servitium auquel il s'est donné devant toute une assemblée, assemblée céleste et assemblée terrestre. Et bien, son Opus Dei sera toujours exécuté ainsi.     

L'assemblée de la cour céleste : voyez maintenant mystiquement dans le secret, dans l'invisible, l'assemblée des enfants de Dieu, des fils de Dieu, des serviteurs de Dieu, qui a nom l'Eglise, et puis naturellement ceux qui sont là présents, l'assemblée des frères.

 

Voyez quelle ampleur prend notre réflexion lorsque nous voulons un peu l'approfondir. Et Saint Benoît le sait, car il dira lorsqu'il parle de la façon d'exécuter l'Opus Dei : il faut, nous devons bien faire attention, bien penser, ne pas oublier comment nous devons nous tenir, parce que nous sommes en présence de la Divinité et des anges. ln conspectu, 19,10, dira-t-il, ça veut dire sous le regard de Dieu et des anges. Mais n'oubli­ons pas que derrière Dieu et les anges, il y a toute la famille de Dieu, donc tous les hommes qui sont en train de devenir ou qui sont déjà devenus les serviteurs et les enfants de Dieu.

 

Donc vous voyez mes frères, nous allons maintenant retourner à l'égli­se pour réciter l'Office de Complies. Nous aurons certainement encore dans notre chair et dans notre coeur, ce que je viens d'essayer d'expliquer maintenant. Nous ne sommes encore qu'au début, et vous verrez qu'au fur et à mesure que nous progresserons, nous nous rendrons toujours mieux compte et de la beauté de notre vie, et de la splendeur, de la grandeur des services que Dieu attend de nous.

 

Chapitre : L’Opus Dei.                             27.03.79

7.­ Le moine Servus Dei ne s'appartient plus.

 

Mes frères,

 

Afin de mieux pénétrer et la nature, et la valeur, et la richesse de l'Opus Dei, nous allons poursuivre notre réflexion sur le servitium sanctum, cette servitude sainte, sacrée, à laquelle nous nous sommes voués.

Nous savons qu'elle nous soustrait au profane pour nous transporter dans ce halo sacral qui entoure l'Etre de Dieu. Si bien que le moine devient un servus Dei, expression des Pères du monachisme, de Saint Benoît lui-même et aussi des Pères de Cîteaux. Le moine devient donc un serviteur de Dieu, plus proprement un esclave de Dieu, un familier ou un collègue presque, dans le sens qu'il fait partie d'un collegium, du serviteur de YHWH dont parle souvent l'Ecriture, l'ebed  de YHWH.

Et ici je me permets d'introduire une petite notation : c'est que ce terme on l'utilise aussi en français, parfois on ne le traduit pas l'ebed de YHWH, le serviteur ; et servir, servus, ser­viteur, c'est la même racine verbale. C'est une racine qui trouve son ori­gine extrêmement loin, à l'origine même de l'humanité. Elle est une asso­nance et elle marque l'essoufflement consécutif à un travail dur, à une fatigue, ou bien le halètement rauque d'un effort.

Et ça nous montre de suite que l'Opus Dei, ce n'est pas un délassement. L'Opus Dei, c'est un travail, et un travail dur, et un travail qui épuise ! A propos de l'adaptation que nous allons faire de l'heure de l'été, il y a un confrère qui me faisait remarquer ceci. Il me disait : oui, on ne s'en rend pas compte, mais si on veut pendant tout un Office de nuit, quarante, quarante-cinq minutes, mais vraiment alors chanter de toute sa voix, si on veut bien faire attention à ce qu'on dit, si on veut bien respecter toutes les postures et tous les rites, eh bien, quand c'est terminé on est fatigué. C'est autre chose que d'être assis et écouter.

 

Donc, l'Opus Dei comme nous l'avons dit, ce sera un travail, et un travail qui exige une dépense d'énergie, et une dépense d'énergie qui est peut-être plus contraignante que la dépense d'un travail physique car elle va fatiguer l'homme dans son centre vital qui est le système nerveux. Et il faudra alors pour rétablir l'équilibre ce que les moines demandent, c'est une certaine dépense musculaire d'un travail des mains. Et c'est ce qui nous manque aujourd'hui.

Auparavant, nous avions pen­dant de longues périodes d'année de véritables travaux physiques durs, musculaires durs, qui corrigeaient un peu cette fatigue nerveuse constante de l'Office Choral. Enfin voila, c'est entre parenthèse, mais retenons tout de même ceci : c'est que ce servitium sanctum qui va trouver son expression belle dans l'Opus Dei, c’est quelque chose de fatigant et d'épuisant, si on veut le faire convenablement naturellement...

 

Le moine, qui est donc devenu un esclave de Dieu, première conséquen­ce, il ne s'appartient plus, c'est fini ! Qu'est-ce que cela veut dire qu'il ne s'appartient plus ? Saint Benoît est très clair à ce sujet : il appartient à celui auquel il s'est donné. Il est vraiment le moine alors, son propre corps ne lui appartient même plus.

Saint Benoît insiste là-dessus et il dira : il doit bien le savoir qu'à partir de ce jour là, du jour où il s'est donné à Dieu solennellement dans l'oratoire, à partir de ce jour là il doit savoir qu'il n'a même plus la potestas, donc la possibilité d'user de son propre corps. 58,60. Il y a ici une redondance. Il ne dit pas de son corps, mais de son propre corps. Donc, il est dépossédé jusqu'à de l'usage normal, humain, de son corps.

Et qui va en user alors ? Mais c'est celui auquel il s'est donné. Ce sera donc le Christ. Au delà du Christ, ce sera Dieu. Mais alors en deçà du Christ, ce sera l'Abbé, ce sera le chef d'emplois, ce sera le senior, ce sera la communauté.

 

Et que fait alors la communauté qui reçoit cet homme, cet homme qui se donne à Dieu ? Elle va lui conférer un signe, un caractère comme dit l'Ecriture. On en parle aussi dans la théologie des sacrements. On dit que le baptême imprime un caractère, ça veut dire un signe, une marque indélébile, et cette marque de notre servitude, de notre état d'esclave, ce sera notre habit.

Aussitôt dit Saint Benoît, mais aussitôt, mox, aussitôt, on n’attend pas, dans l'oratoire même on enlève ce qu'il avait du monde et on lui donne la livrée du monastère, 58,62. Et ne l'oublions pas cela, parce que c'est vraiment comme cela. L'habit est le signe qui nous désigne aux regards des autres hommes, aux regards de Dieu, aux regards de notre pro­pre conscience comme étant dorénavant livré totalement au pouvoir d'un autre qui est le Christ.

C'est un peu osé de dire ça aujourd'hui ! Dans les monastères cister­ciens mêmes on commence par porter l'habit civil partout, même au choeur. Voua voyez, ça va arriver, ça peut arriver ici demain, un ou l'autre qui aurait envie de faire ça !

 

Une chose que je ne peux pas contrôler, mais enfin on me l'a rapporté aussi : le signe de la couronne monastique. On a toujours dit que c'était le signe d'une couronne, une couronne princière, une couronne roya1e. Mais non, la couronne, c'était dans l'empire Romain, la taille de cheveux des esclaves. Quand ils couraient sur la rue, on pouvait devoir reconnaître un homme libre d'un esclave à la taille de ses cheveux. On leur coupait les cheveux en forme de couronne et on reconnaissait bien là que c'était un esclave. Ils ne savaient pas échapper, ils n'avaient pas le droit de les couper autrement. Et les moines ont repris cela. La tonsura, et puis même la tonsura en forme de couronne parce que le moine est devenu un esclave du Christ.

Et si maintenant on voit comment au début de notre ère, au moment où on rédigeait, où on mettait par écrit la tradition apostolique, nous voyons dans le Livre de l'Apocalypse que les hommes sont marqués tous d'un signe, d'un caractère, d’une marque, d'une griffe. Ou bien ils ont la griffe de la bête, le signe de la bête, ou bien ils portent le signe du Christ, un des deux. Le signe de la bête, vous le savez, cette marque c'était le chiffre 666. Et le signe du Christ, ça, nous le connaissons tous, c'était le nom du Christ qui était gravé sur le front, sur la main de ses esclaves.

Car l'esclave portait la marque de son patron, de son propriétaire plutôt pas de son patron. Il était marqué comme on marque maintenant parfois dans les grands troupeaux où tout est en commun. Il faut voir d'immenses troupeaux, où les bêtes sont toutes ensembles sous la garde d'un berger pendant toute une saison. Chaque bétail porte la marque de son proprié­taire. C'est la même chose pour les esclaves. Dans les camps de concen­tration les Allemands faisaient la même chose, chaque prisonnier était marqué, recevait une marque tatouée. Il était réduit en esclavage.

 

Et le chiffre 666 ? Savez vous ce que ça veut dire ? C'est la valeur numérique d'un nom. Le nom est écrit de gauche à droite et la valeur numérique des lettres est lue de droite à gauche. Si bien que 666 o'est le total des noms de NERON EMPEREUR, NERON CESAR. Donc, ceux qui portaient le chiffre de la bête, c'était le nom de Néron. I1 faut se replacer dans cette ambiance de persécution à ce moment là. Et on ne pouvait pas, on ne pouvait pas dire : Néron c'est la bête, mais on disait 666 et les initiés, eux, comprenaient.      

Enfin, de toute façon pour nous, le signe de notre appartenance au Christ en tant que serviteur et esclave, c'est notre habit. On a enlevé la couronne, on enlève même la tonsure, et alors on est peut-être un homme libre, surtout si on enlève l'habit ; peut-être bien !

Mais écoutez ce que dit Saint Benoît : mox dit-il, aussitôt dans l'oratoire, on lui enlève ses rebus propriis dont il est vêtu. Le proprium toujours ! Et on va, dit-il, le revêtir des choses du monastère, les rebus du monastère. 58,62. Et ça se fait où ? Dans l'oratoire. Pourquoi dans l'oratoire ? Mais c'est parce que comme nous avons vu, l'oratoire est l'endroit de la sainteté. Le service, l'esclavage, la servi­tude que nous vouons, elle est sainte, elle nous soustrait au profane, elle nous introduit dans l'univers de Dieu, donc dans le Royaume de Dieu, dans le temple de Dieu. Et le temple de Dieu, c'est le monastère. Et au coeur du monastère, c'est l'oratoire. C'est là que Dieu habite et c'est donc là qu'on doit recevoir la marque de son appartenance au Christ.

 

Alors voyez un peu ! On comprend un petit peu maintenant mieux la férocité de Saint Benoît lorsqu'il parle du vice de la propriété, du proprium. Le proprium donc, c'est vouloir posséder quelque chose à soi. A ce moment là, c'est une tentative de me soustraire à mon état, car l'esclave ne possédant absolument mais rien du tout, pas même son propre corps, à plus forte raison il ne peut posséder rien.

Eh bien, lorsque j'essaye de récupérer quelque chose, je tente d'échapper à mon véritable état d'esclave. Je ne suis plus alors un véritable serviteur du Christ, j'essaye d'y échapper. Et c'est pourquoi Saint Benoît est si ter­rible à ce sujet là. Praecipue dit-il, 33,l, premièrement, d'abord, avant tout il faut arracher ce vice du monastère, parce que alors le monastère n'a plus sa raison d'être comme un lieu d'une servitude sainte et sacrée d'hommes qui ne s'appartiennent plus, mais qui appartiennent totalement à un autre qui est le Christ, dont ils sont devenus la propriété.

Quand on réfléchit bien à tout ça, ça fait un peu drôle, ça fait un peu ridicule les prétentions qu'on pourrait entendre parfois dans la bouche de certains moines, sur la valeur de leur propre personne, la valeur du travail qu'ils exécutent, la valeur de ce qu'ils ont apporté au monastère, la valeur de, je dirais presque oui au plan financier, de ce qu'ils peuvent faire rentrer dans la caisse du monastère. Mais ils ne font rien rentrer du tout, rien.

 

Il faut bien savoir que, mais c'est des choses très difficiles à com­prendre maintenant dans notre mentalité, parce que vous voyez pour entrer dans cet univers de la vie monastique à l'état pur, sur lequel va se dé­ployer toute la richesse de l'Opus Dei, nous devons opérer une véritable conversion psychologique. Nous sommes maintenant des hommes libres, nous vivons en pays de liberté, mais nous devons retrouver une mentalité qui fait de nous la chose d'un autre.

            Alors toujours reviennent ces petites tentations de nous récupérer, de nous sauver. Nous allons un peu voir par après, parce que Saint Benoît est très attentif à cela et dans sa Règle il y a des petites notations partout. Ce n'était pas plus facile à son époque qu'à la nôtre, et pour qu'il y insiste avec tellement de précision dans les détails concrets, je pense que nous devons y prendre garde. Et si c'était déjà difficile de son temps où l'esclavage était courant, qu'est-ce que cela ne doit pas être du nôtre où l'esclavage n'existe plus !

 

On parle des droits de l'homme. Le Pape y a beaucoup insisté dans son Encyclique. Ces droits de l'homme sont bien vrais, bien réels. Mais n'oublions pas que les droits de l'homme qui s'est donné à Dieu sont d'une autre nature. Pour bien les comprendre, nous devons nous élever dans cette obscurité de la Foi, et là, recueillir, accepter tout ce que l'Esprit de Dieu nous dit par l'Evangile, par notre Règle, par notre tradition.

Et ainsi, j'anticipe naturellement maintenant là où j'arriverais finale­ment, c'est que cette servitude que nous vouons au Christ, elle nous fait entrer dans la véritable liberté. Car nous faisant partager l'état même du Christ, qui est créateur et régent du cosmos entier, à ce moment là elle nous fait ses ministres et ses lieutenants et nous participons à sa propre domination sur le monde.

Donc, on n'y perd rien et, plus on se donne avec un esprit de foi complet et sous le souffle de l'Esprit à cette servitude que nous promet­tons, avec plus d'aisance, et plus de paix, et plus de dilatation de cœur, nous pouvons attendre cette liberté dont le Christ est le garant par sa mort et sa résurrection.

 

Chapitre : L’Opus Dei.                             29.03.79

      8. Aliénation - Liberté * Au pouvoir d’un Autre.

 

Mes frères,

 

Nous sommes des serviteurs. Oui, parce que nous avons ce service saint, cette servitude sainte à l'endroit de notre Dieu. Le moine est donc un servus Dei, il est un serviteur de Dieu, un servant de Dieu. Pour aller jusqu'au fond du mot dans toute sa vigueur, il est un esclave de Dieu. Il ne s'appartient plus, il est livré au pouvoir d'un autre. Il sera vis à vis de cet autre toujours dans un rapport de dépendance, dépendance à laquelle il lui est maintenant impossible d'échap­per. Même s'il le désire, il ne sait plus y échapper. Il a d'ailleurs reçu l'insigne de cette dépendance.           

Et cet insigne, c'est comme un caractère analogue, analogue. pas sem­blable, analogue au caractère sacramentel. Il appartient à Dieu, il est la propriété, la chose de Dieu, qui peut faire de l'homme, du moine, ce que bon lui semble. Le moine ne possède même plus son corps en propriété ! 58,60. Nous voila donc livrés au pouvoir d'un autre. Cet autre, c'est Dieu. Cet autre plus proche de nous, c'est Dieu incarné, c'est le Christ.

Mais attention ici !!! Dieu, vous savez, c'est extrêmement loin, ça peut être identifié instinctivement à une idée, un absolu, un idéal ; c'est insaisissable. Mais nous avons le Christ, qui lui est Dieu incarné, Dieu. à notre portée. Mais là aussi attention, le Christ, ce n'est pas un per­sonnage mythique, et ça risque souvent d'être un personnage mythique.

 

Vous voyez, c'est le grand idéal duquel on doit se rapprocher. Comme moi dans mes aspirations je peux vouloir me rapprocher le plus possib1e de mon idéal, qui est Napoléon, grand gouverneur d'empire. Mais oui, c'est vrai, il y a des hommes comme ça qui veulent, qui ont un idéal et c'est Napoléon. Je prends Napoléon, mais c'est vrai qu'il y en a qui ont cet idéal : c'est Napoléon leur mythe. Et dans leur tout petit cercle ce sont de tout petit Napoléon, et à leurs propres yeux de grand Napoléon. Eh bien le Christ peut être ça pour nous.

Mais non, il s’agit du Christ, et du Christ ressuscité et vivant ; c'est à dire vivant, et présent et agissant. Nous sommes donc maintenant vraiment dans la vie contemplative : voir le Christ, être lié à lui, mais pas à l'idée, ni à l'idéal encore une fois, ni au personnage, mais au ressuscité bien vivant qui est là, auquel je me suis donné.

Et à ce moment, je puis faire un pas encore et voir un peu qui est ce Christ, qui est ce Dieu. Car dans le Christ, c'est Dieu que j'atteins. Donc dans le Christ ressuscité, vivant et présent, c'est Dieu surtout que je vais atteindre. C'est à lui surtout que je me suis donné, de lui dont je suis l'esclave, le servus Dei. Mais ce Dieu et ce Christ Verbe incarné porte un Nom qui définit son être le plus profond, sa définition, ce qu'il est dans son être et dans son agir. Et nous savons qu'il est Amour et Lumière.

Me voici donc devenu l'esclave de l'Amour et de la Lumière. Je suis livré au pouvoir de l'Amour et au pouvoir de la Lumière. A ce moment là, tout prend un aspect encourageant pour moi, sécurisant, pacifiant. Je ne suis pas au pouvoir d'un tyran, je suis au pouvoir de l'Amour. Et étant livré au pouvoir de l'Amour, cet Amour va vouloir faire de moi quelque chose qui va manifesté cet Amour. L'Amour ne peut confectionner que des oeuvres d'art qui sont des oeuvres d'Amour et de Lumière.

 

Maintenant l'Opus Dei, qui va devenir une des tâches principales de cette servitude sainte de mon être à l'endroit de l'Amour, eh bien, l'Opus Dei sera toujours, mais toujours d'une façon ou d'une autre, un chant, une louange de l'Amour et de la Lumière, toujours ! Nous verrons cela plus tard en détail avec plus de précisions. Je ne vais pas commencer à fouiller ce terrain là aujourd’hui, parce que c'est prématuré donc. Mais je veux déjà attirer l'attention maintenant, c'est que ça doit toujours, que ça est toujours une hymne à l'Amour.            Et c'est une raison pour laquelle l'Opus Dei doit être chanté, l'Opus Dei doit être joué, l'Opus Dei doit être dansé d'une certaine façon. Il doit être beau, dansé, je veux dire surtout pratiquement bien rythmé, bien mélodié. On doit sentir dans son système vraiment corporel quelque chose qui bouge, quelque chose d'harmonieux, quelque chose qui se balance.  Pourquoi ? Toujours parce que c'est un chant à l'amour.

 

Mais allons maintenant encore un tout petit peu plus loin. D'abord re­venir un peu en arrière et avancer. Nous voici donc livrés au pouvoir de Dieu, du Christ, au pouvoir de l'Amour, au pouvoir de la Lumière. Et ça veut dire que je ne vais plus me conduire, comme dit Saint Benoît pour reprendre sa terminologie, je ne vais plus me conduire meo arbitrio - non suo arbitrio viventes, 5,23. Je ne vais plus vivre selon -           comment traduire arbitrio ? Ici, c’est traduit à mon gré, ils ne vivent plus à leur gré.

Oui, c'est cela, mais c'est encore beaucoup plus. L'arbitrio, c'est le geste par lequel un homme va dans une direction. C'est la combinaison de deux racines, le préfixe qui marque la direction et le verbe qui marque le mouvement. J'ai donc vu ; je définis un objectif, un but et je me dirige vers ce but. C'est donc un jugement que je porte. Là vous aurez alors le mot arbitre en français : un arbitre va décider entre deux parties.

Voyez un arbitre dans un match de football : il surveille si les règles du jeu sont respec­tées et il prend les décisions pour les pénalités qu'il faut infliger aux joueurs en cours de jeu. Mais vous connaissez les règles mieux que moi, ou au moins autant que moi. C'est déjà si loin. Donc, il y a là un élément de jugement, de décision, de liberté encore une fois. On parlera du libre arbitre dont nous sommes dotés.

 

Entre les mains de mon maître, qui maintenant est Dieu, j'ai aliéné ma li­berté. Mieux plutôt, avec plus de précision, j'ai aliéné l'usage de ma li­berté. Car libre, je le suis de nature, et je le reste toujours. J'aliène l'usage de ma liberté, je la remets à un autre qui va arbitrer, décider, juger, ordonner, prendre les dispositions, imprimer une direction, un mou­vement à ma place. C'est cela !

Et alors je vais ambulare, donc vous avez le mouvement. Je disais arbitrium, c'est aller dans une direction. Vous aurez ambulare, je vais marcher, avancer alieno judicio et imperio, 5,25, au jugement d’un autre. Un autre a vu à ma place, a décidé à ma place et il donne un ordre. Et c'est un étranger, alieno, un autre. Me voici vraiment aliéné. Je suis au pouvoir d'un autre qui prend ma vie en charge, et puis qui la fait marcher dans la direction qu'il juge la meilleure. Mais n'oublions pas que celui qui juge, celui qui décide, encore une fois son Nom c'est l'Amour et la Lumière. Je suis donc en parfaite sécurité.

 

Mais ce n'est pas si simple que ça ! Ce serait trop beau, hein, si c'était aussi simple. C'est comme ça naturellement, ce serait trop beau si nous pouvions entrer... Allons, si nous avions Dieu devant nous ? Mais nous ne l'avons pas, nous n'avons même pas le Christ devant nous. Nous avons devant nous un hom­me, et cet homme, c'est celui qui vous parle, c'est donc l'Abbé. Et c'est lui qui doit être l'arbitre, et c'est lui qui doit juger, et c'est lui qui doit donner l'ordre de marche et imprimer la direction à la marche. Et alors, lorsqu'on est en présence d'un homme, ce n'est pas si simple.

Alors, vous avez ici une exigence qui est vraiment terrible lorsqu'on y pense bien. C'est que il est indispensable, nécessaire d'abord et puis aussi indispensable que cet homme, c'est à dire l'Abbé, soit vraiment, mais vraiment dans son être et dans son agir le représentant authentique, pas seulement canonique, ni juridique, mais le représentant authentique de ce Dieu auquel on a remis sa liberté, de ce Christ duquel on est devenu la chose, la propriété. Donc il doit être lui-même expression du nom de Dieu et du nom du Christ, donc il doit être Amour et il doit être Lumière.

 

Mais ce n'est pas parce que du jour au lendemain, à la suite de cir­constances qu'on ne peut pas expliquer, le voici investi de cette mission, qu'il est métamorphosé. Mais non, il est aujourd'hui comme il était hier ; mais en fait, il ne peut plus être aujourd'hui comme il était hier. Il est donc, lui, le premier acculé à se prendre au sérieux, non pas à se prendre au sérieux dans le mauvais sens du terme, mais à prendre sa situation au sérieux. Si bien qu'il est obligé d'être, à travers ses défauts et à travers ses faiblesses, d'être toujours Amour et d'être Lumière.

Pourquoi ? Parce que s'il ne l'est pas, s'il ne l'est pas, les frères auront alors une excuse, ils seront excusables. parce qu'ils n'auront pas eu devant eux celui auquel ils se sont remis, auquel ils ont remis leur liberté. Ils ont remis leur liberté à Dieu, mais s'ils n'ont pas devant eux l'image de Dieu, la représentation de Dieu, du Christ, alors ils sont excusables s'ils ne savent pas abandonner leur liberté dans la réalité con­crète de tous les jours.

Et c'est une des raisons pour laquelle Saint Benoît dit que l'Abbé devra rendre compte de l'obéissance de ses disciples, 2,16 - 2,96 - 2,103. Il sera le premier responsable parce qu'il n'aura pas été pour eux celui auquel ils se sont vraiment remis, en aliénant l'usage de leur liberté. Donc, voyez comme les choses sont extrêmement difficile à vivre pour l'homme qui doit être pour ses frères celui auquel il sont obligés de se référer pour reprendre conscience qu'ils sont devenus les esclaves de Dieu, à travers cet homme.

 

Et alors, pour en revenir à l'Opus Dei, c'est l'Abbé qui doit le pre­mier et le mieux de tous être présent à l’Opus Dei. Car l'Opus Dei est vraiment pour lui l'endroit et le moment où il reçoit de Dieu son être, qui doit le faire Amour et où il répond à Dieu avec toute sa faiblesse en implorant et en lui demandant de lui accorder ce qui lui fait défaut pour remplir sa mission.

Pour qu'un Abbé s'absente de l'Office, il faut non seulement une raison grave comme dit Saint Benoît, mais très grave parce qu'il est alors parmi les chantres qui sont là - je ne prends pas les chantres au plan techni­que, mais les chantres, les frères qui chantent là – parmi eux, c’est lui qui est le premier intéressé, non pas à ce que l'Opus Dei soit bien, mais à ce que l'Opus Dei soit vrai parce que c'est lui qui est la principale bouche.

 

Donc mes frères, si vous voulez penser à tout ça un peu. Je pourrais aller un tout petit peu plus loin encore, et je termine la dessus : C'est que Saint Benoît dira que les frères se doivent mutuellement et réci­proquement aussi obéissance. Cela veut dire que nous remettons aussi d'une certaine manière notre liberté à nos frères. Il faut donc que chacun soit d'une certaine façon, mais toujours mieux aussi, le reflet de Dieu et du Christ ; donc que chacun soit habité aussi par l'Amour et par la Lumière.

Alors voyez un peu quel ensemble forme toute une communauté ainsi ! Et voyez un peu ce que représente l'Opus Dei. C'est l'endroit où chacun implore de Dieu la miséricorde. Voyez, Saint Benoît le dit : L'Abbé doit toujours superexaltet misericordiam judicio, 64,26, il doit toujours placé la miséricorde et l'amour au dessus du regard qui juge et qui condam­ne, parce que l'Abbé doit être de par sa nature Amour. Et les uns pour les autres nous devons être aussi Amour, mais toujours, toujours en dérivation je dirais, en rayonnement et en prolongement de ce que doit être l'Abbé.

 

Donc mes frères, prions toujours bien les uns pour les autres, et si je me le permets, enfin excusez-moi et pardonnez-moi, pensez à moi aussi n’est-­ce pas, parce que je vous le dis, c'est quelque chose qui est très lourd. Lorsqu'on est en dehors, on dit : Mais enfin, qu'est-ce qu'il a à faire ? Il n'a qu'à parler ! Mais lorsqu'on est dedans, on est vraiment étranglé par cette... - non pas responsabilité - mais par cette mission, et par ce de­voir qui est extrêmement beau. Mais comme je le répète, qui est très diffi­cile parce que c'est la dessus, comme dit Saint Benoît, qu'un jour je serai jugé.

 

 

Récollection du mois d’avril.                       01.04.79

 

Mes frères,

 

Depuis notre dernière récollection mensuelle un laps de temps assez important s'est écou1é. Deux mois, c'est long dans une année. Et au cours de ces deux mois nous avons rencontré notre retraite annuelle, nous som­mes entrés dans le temps du Carême et nous avons vécu deux événements inhabituels : un décès et deux accidents, dont l'un passablement grave. Et tout cela nous a profondément atteints et marqués.

Il est certain que ces expériences faites en commun : l'expérience de la retraite, l'expérience du Carême, l'expérience de cette mort subite, de cet accident, tout cela a renforcé entre nous les liens de solidarité dans le service : service de la communauté, service de Dieu.

Et maintenant, me semble-t-il, il nous appartient de poursuivre, de creuser, d'approfondir notre réflexion et aussi notre effort de conversion dans ce domaine du service. C'est, me semble-t-il, un objectif prioritaire pour les deux semaines qui nous restent à courir avant d'atteindre la fête de Pâques.

 

Une communauté monastique, en effet, est une communauté de service. J'en ai parlé déjà depuis quelques jours à propos de l'Opus Dei, et il en est bien ainsi. Nos premiers Pères dans le monachisme, Saint Benoît, les Pères de Cîteaux voyaient le moine comme un serviteur, comme un esclave vendu au Christ, comme un  homme qui s'est totalement remis entre les mains du Christ comme étant une chose, un objet mais un objet intelli­gent, un objet libre, un objet volontaire, un objet dont le Christ doit pouvoir se servir pour réaliser un plan au niveau des frères, mais aussi au niveau de l'humanité, de l'humanité dans le passé, de l'humanité dans l'avenir car pour Dieu tout est éternellement présent.

 

Mes frères, plus on est élevé dans l'échelle des responsabilités à l'intérieur d'un monastère, plus on doit avoir conscience de cette respon­sabilité de service, plus on doit soi-même s'oublier, s'anéantir, se perdre. Nous devons voir Dieu dans la personne de l'Abbé, dans la personne des frères, dans la personne des étrangers que nous rencontrons et nous mettre alors humblement à leur service.

Car ne l'oublions jamais, dans le frère, c'est toujours le Christ que nous servons. Et si un jour le frère nous heurte, si le frère par inadvertance nous fait du mal, le frère, ne l'oublions pas non plus, est toujours habité par un autre qui le domine, et cet autre n'est pas le Christ.

           

Dans la position que j'occupe ici au monastère, il m'est donné de connaître chacun beaucoup mieux que vous ne le pensez, et puis aussi des personnes du monde que le Seigneur au hasard place sur ma route. Et je sais ainsi, par expérience, que chacun porte en soi un drame, un drame qui l'habite, un drame qu'il doit porter, qu'il doit traîner, un drame qu'il ne peut se débarrasser, un drame qui fait partie de son être d'homme. Et avec ce drame, le frère ou l'étranger doit composer. Il essaye peut-­être de le rejeter loin de lui ? Mais non, il est toujours là !

Mes frères, il arrive souvent que ce drame nous conditionne dans notre agir, dans nos pensées, dans tout notre être. Et alors vous voyez, à ce moment là, nous pouvons dire ou faire des choses que nous ne ferions pas si nous étions réellement libérés. Alors ne soyons pas étonnés, ne soyons pas scandalisés. Non, nous devons respecter, aimer nos frères tels qu'ils sont et nous devons jusqu'à aller respecter leur drame en eux. C'est ainsi que le Christ nous aime, c'est ainsi qu'il a voulu nous aimer, nous assumer et mourir pour nous. Et si nous parvenons à faire cela, car vous voyez, c'est un programme austère, un programme difficile mais combien exaltant car il nous fait entrer dans la réalité de Pâques.

Pâques, c'est n'être pour les autres que la mise en oeuvre, de la part de Dieu d'abord, et puis aussi de notre part à nous, la mise en oeuvre de cette chose, de cette réalité si belle au delà de laquelle il n'y a absolument rien de plus grand et de plus beau et qui est tout simplement d'aimer. Aimer jusqu'à tout supporter, et jusqu'à si c'est nécessaire, si Dieu le demande, il nous ne le demandera peut-être jamais - mais il peut très bien me le demander -aimer jusqu'à donner ma vie pour l'autre.

 

Nous pouvons à l'occasion de cette récollection y penser un peu. Nous venons de chanter :  Partager son pain avec l'affamé, voila le jeûne qui plait à Dieu. Eh bien, nous qui chacun portons notre drame, nous sommes des affamés d'amour, de compréhension, d'accueil. Eh bien, essayons d'être cela. Nous y parviendrons, si par une obéissance de tous les instants, nous nous soudons littéralement à la personne du Christ, qui lui a vécu cet amour, qui a vécu ce don de lui jusqu'au delà de toute limite ; et ne l'oublions pas, il était Dieu.

On va dire : oui mais alors, Dieu, il avait facile puisqu'il était Dieu. Mais non, il n'avait pas facile, il n'avait pas plus facile que nous car il était pleinement homme, avec toutes ses faiblesses et aussi certainement avec son drame personnel.

Mes frères, nous devons ainsi collaborer avec le Christ au salut du monde, au salut de tous les hommes mais en commençant, soyons réalistes, par le salut de nos frères ici entre nous. C'est très facile de nous sa­crifier en imagination pour des êtres lointains que nous ne verrons jamais. Mais sacrifions nous d'abord, jour après jour, entre nous. Et c'est cela cette solidarité dans le service.

 

C'est à cela, vous voyez, que nous de­vons encore réfléchir dans les jours qui vont venir, longtemps encore après Pâques, car la Pâque du Seigneur, elle se renouvelle chaque jour pour nous dans l'Eucharistie. Et ainsi nous redeviendrons, ou plutôt nous deviendrons ce que nous devons être : des enfants, c'est à dire des adultes, mais des adultes lucides, des adultes dont le coeur est devenu beau, dont le coeur est devenu clair, brillant, lumineux, transparent, des coeurs purs qui savent accueillir, qui savent faire confiance, des coeurs dans lesquels le prochain peut se regarder comme dans un miroir, sans courir le risque d'être déformé ; non, mais de se voir, et de se voir dans ce qu'il a de beau, dans ce qui est en train en lui de se transfigu­rer pour devenir l'image de ce fils de Dieu que chacun porte en soi depuis l'instant de sa conception.

 

Mes frères, voila un programme que nous pouvons essayer de mettre en oeuvre dans les jours qui vont venir, à l'occasion de la Pâques et aussi dans les jours qui suivront jusqu'à notre prochaine récollection. Essayons de le vivre sincèrement, je le répète, c'est un programme austère, mais très beau et exaltant. Et comme dit Saint Benoît : " Si cela dépasse, si ça semble dépasser parfois la mesure de nos forces, eh bien par une humble prière appelons Dieu à notre secours. Appelons le à l'aide et certainement alors que sa force nous habitera.

 

Nous allons maintenant recevoir l'eau, dans laquelle nous avons été plongés à l'occasion de notre baptême. Cette eau va purifier notre être de toutes les rouillures que nous avons contractés depuis notre dernière récollection ; et peut-être des souillures qui nous ont encore un peu enlaidis aujourd'hui. Un éclat, une explosion est si vite arrivée. Quelqu’un me faisait remarquer il y a deux ou trois jours, je ne sais plus exactement : Oh disait-il, une toute petite poussée d'adrénaline dans le sang et voila que la colère explose et on ne sait parfois pas la maîtriser. Vous voyez, ça tient à rien du tout, un tout petit phénomène biologique à la suite d'une émotion quelconque, et nous voila parti.

 

Mes frères, malgré tout ça fait du mal à soi-même, aux autres. Eh bien, dans cette eau que nous allons recevoir, nous allons demander à Dieu de nous prendre en pitié, de nous rapprocher toujours plus les uns des autres de façon à former une véritable communauté de service dans laquelle il peut continuer son oeuvre de rédemption du monde.

 

 

 

 

 

Chapitre : L’Opus Dei.                             02.04.79

      9. L’esclave appartient à son maître et doit le servir.

 

Mes frères,

 

En avançant dans notre réflexion au sujet de notre état de servus Dei, de serviteur ou mieux encore d'esclave de Dieu, nous allons petit à petit voir se préciser la physionomie de la tâche principale de ce ser­viteur, tâche que Saint Benoît définit comme un Opus, comme un travail, une action qui relève de la Divinité car elle s'adresse à Dieu et elle vient de Dieu.

Mais nous devons avancer avec patience car, j'en suis certain, nous commençons à jeter le regard vers des horizons sur lesquels nos yeux ne s'étaient pas encore portés. Nous n'avons pas conscience d'être les escla­ves de quelqu'un - c'est ça que je veux dire - et nous devons le sentir de plus en plus.

 

L'esclave appartient à un maître dont il est la propriété, dont il est le bien, dont il est la chose. Le terme technique utilisé dans l'antiquité pour désigner ce maître c'était ……., en français c'est le mot maître. Mais le mot maître est ambigu car ça signifie aussi le magister, donc celui qui enseigne. C'était le kyrios ou le dominus, c'est à dire celui qui a les pleins pouvoirs : le pouvoir de décider, le pouvoir d'ordonner, le pouvoir d'organiser. Il en a le pouvoir parce qu'il en a le droit. C'est quelque chose qui est attaché à sa personne, à sa condition, à son être. Il est le kyrios dans le domaine profane.

Alors voyez un peu lorsque ce titre est accordé au Christ, mais alors au niveau de l'univers entier. Il est le Kyrios, c'est à dire celui auquel tout appartient, celui que tout et tous doivent servir ; à tel point que finalement lui, qui est le Fils de Dieu, sera tout en tout tellement il en sera le maître.

Eh bien, le kyrios de l'esclave participe de façon analogique, et quand nous sommes au niveau profane disons de façon dégradée et peut-être abusive à ce pouvoir. Ce que je viens de dire nous permettrait peut-être de comprendre un épisode de l'Ancien Testament qui nous parait toujours un peu énigmatique. Je vais essayer de l'analyser en quelques mots, cela nous permettra encore de mieux saisir ce que c'est ce maître et ses escla­ves.

 

Vous savez que David à la fin de son règne procède à un recensement

de son peuple d’Israël et de Juda. Et lorsque le recensement est terminé, il a des angoisses de conscience : qu'est-ce que j'ai fait ? Et le prophète se présente à lui et lui dit : tu as commis une grave, grave erreur impar­donnable. D'ailleurs je suis envoyé par Dieu pour te proposer trois types de châtiment. Tu choisiras celui que tu préfères, mais il n'y a rien à faire, tu dois être puni et non seulement toi mais aussi tout ton peuple. Et voila, David dit : écoute, je suis dans une grande angoisse, mais mieux vaut tomber dans les mains de Dieu plutôt que dans celles des hommes. Et puis le fléau de Dieu s'abat sur son peuple et vous connaissez la suite. Et tout cela pour une question de recensement ?

Mais enfin, est-ce que recenser une population ce n'est pas nécessaire si on veut administrer convenablement le pays ? Qu'y avait-il de mal à cela ? Maintenant on fait des recensements constamment. Ceux qui s'en occu­pent ici savent très bien que chaque mois ils sont astreints à remplir des formulaires pour l’Office National des Statistiques. Et pour l'instant mon Père Roland est pris de vertige devant tous les chiffres qu'il doit accumuler, et rechercher, et présenter pour la statistique annuelle. Maintenant donc pour nous, nous ne voyons pas trop bien dans cette histoire de recensement, de statistique, ce qu'il y avait de peccamineux ?

Eh bien c'est ceci : c'est que tous les fils d'Israël appartiennent en propre au Seigneur, qui en est le propriétaire. Ils sont son bien. Ils sont tous ses esclaves et le premier d'entre tous c'est David lui-même. Il est leur roi, c'est certain, mais son rôle est uniquement de servir disons de canal entre le Kyrios, le Seigneur Dieu et puis cette bande d'esclaves qui est là. Mais lui est un esclave pris parmi les autres.

 

Or qu'est-ce que David fait ? Quand il commence à compter et à recenser il se pose en propriétaire. C'est justement le propriétaire qui a le droit de compter et de recenser. Il usurpe ici les droits de propriété qui appar­tiennent en propre à Dieu. Il secoue le joug qui pèse sur lui et il se comporte en Dieu, en maître, en propriétaire. Et ça, c'est totalement inad­missible. Il a volé quelque chose qui ne lui appartenait pas.

Mais lorsqu'il a eu fait son coup, alors il s'est aperçu qu'il avait commis une erreur. Il était de bonne intention, de bonne volonté. Et c'est ça le péché, pour un Israélite pieux ! Le péché, c'est une erreur. On vise à côté du but, on s'est trompé. Et c'est pourquoi le péché est si facilement remis, après avoir payé son dû, une certaine satisfaction.

C'est autre chose que la révolte. Il serait intéressant une fois - mais il y a tellement des choses intéressantes à faire et à dire - d'étu­dier un peu tout le vocabulaire Biblique à propos du péché. Ce serait extrêmement révélateur. Mais enfin, c'est pour un avenir extrêmement lointain.

 

La raison d'être, maintenant, de l'esclave vis à vis de son maître, il n'y en a qu'une seule, une seule et unique, il n'y en a pas plusieurs : c'est de le servir. C'est à ça qu'il sert, à servir. Cela fait partie de son être, c'est son essence, c'est sa constitution. Nous verrons un peu plus tard que les anciens distinguaient des caté­gories dans les hommes. L'esclave, c'était même pas un homme, c'était même pas un sous-homme. Enfin, ce sera pour plus tard, c'est très intéressant pour nous cela.    

Tiens, une réflexion qui me vient de suite à l'esprit, et je vous la communique : Un Abbé, dans une communauté monastique, il se trouve un peu dans la même position que David. Je veux dire que parmi les serviteurs que sont les moines, il en est le premier, praeesse comme dit Saint Benoît, 2,2, il en est le premier. Mais il n'est jamais qu'un serviteur, et il n'a jamais le droit de prétendre à la propriété, disons au libre usage, à l'usage discrétionnaire, d'un pouvoir discrétionnaire sur les autres, sur les autres serviteurs. Oh non, au contraire, c'est lui qui doit être le serviteur modèle et de Dieu et des autres. Car ce service n'est pas seu­lement dans le sens maître-esclave, mais aussi dans le sens esclave-maître. C'est à dire que chacun doit rendre compte du service qui lui est demandé, et de la façon dont il s'en est acquitté.

 

Rappelez vous toutes les paraboles du Christ, où le Christ met en jeu un roi et ses serviteurs, et ses esclaves, et un maître, etc. Vous avez toujours cette dialectique entre le bon serviteur et le mauvais. Voyez un peu ceci, et je pense toujours ici à la fonction Abbatiale, vous avez cette parabole où il dit : Ah oui, le serviteur, il doit veiller parce que le maître peut très bien revenir ! Donc, le premier serviteur, il doit veiller car le Maître peut très bien revenir et lui dire : Tiens, comment a-t-on organisé le tra­vail pendant mon absence ?

Oui, mais le Maître, il tarde à venir, et le mauvais serviteur, que fait-il ? Eh bien, il commence à jouer à son petit maître, il commence à battre les autres esclaves, et les servantes, et tout le monde jusqu'à ce que le Maître arrive à l'improviste et lui demande : Hé, que se passe-t-i1 ? Et bien ça va, il va recevoir à lui tout seul autant de coups, et le double, et encore le triple peut-être, de tout ce qu'il a distribué à tout le monde. I1 n'est jamais qu'un esclave comme les autres. Eh bien, c'est cela un peu l'Abbé dans un monastère. Je dis ça pour que vous ne regardiez pas trop mon dos pour les coups.

 

Le terme alors technique pour désigner la situation de l'esclave, du dou1os vis à vis de son Kyrios, ou du servus vis à vis de son Dominus, de l'esclave vis à vis de son Maître, c'est comme ils disent : il est sous le joug. Il est sub iugo. Et à partir de là, nous pouvons encore découvrir pas mal de choses.

Mais il est déjà 20 heures 25 et nous laisserons la suite pour demain. Donc voir un peu ce que signifie : être sous le joug. Et n'oublions pas que pour Saint Benoît, le moine se trouve sub iugo regulae 58,35, sous le joug de la Règle. Et il ne s’agit pas, dit-il, qu'il essaye de secouer son cou d'en dessous du joug. Nous verrons un peu cela demain.

 

Chapitre : L’Opus Dei.                             03.04.79

      10. Le joug du Christ * Le joug de la Règle.

 

Mes frères,

 

Hier je terminais en rappelant que le terme technique usité pour défi­nir la relation de soumission de l'esclave par rapport à son maître était sub iugo. Il se trouve sous le joug de son maître, de son propriétaire. Nous retrouvons cette image et cette réalité d'ailleurs dans la Bible. Car la condition d'esclave ne se signifie pas uniquement à propos des indi­vidus, mais aussi à propos d'une collectivité, d'un peuple, d'une race entière. Les Israélites sont tous les esclaves du Seigneur ; les Chrétiens sont tous les esclaves du Christ.

Les Israélites, esclaves du Seigneur, doivent, eux, porter le joug de la Tora, le joug de la Loi. Et ce joug de la Loi, c'est un joug de fer. Pourquoi ? Mais parce que les Israélites sont un peuple au coeur de pierre, à la nuque raide. Il leur faut un joug pesant qui les empêche de ruer, de se débattre, qui les oblige à se tenir soumis, inclinés, ne sachant pas se permettre trop de fantaisies sur la route qu'ils doivent suivre d'après le contrat de servitude qui les lie à Dieu. Et ce joug, ce sont les paroles de la Tora. Donc, ce sont les vouloirs de Dieu qui ont été exposés à Moïse sur le Sinaï, et que Moïse a transmis fidèlement à tous les enfants d'Israël. Ce joug de la Tora est très dur.

 

Le Christ arrive. Il dit : Oh moi, mon joug, il est tout différent, mon joug est léger, mon joug est doux, mon joug est souple. Mais pourquoi ? Mais parce que le chrétien, lui, il n'a plus un coeur de pierre, il reçoit un coeur de chair. Sa nuque n'est plus raide, sa nuque est devenue souple sous l'onction de l'Esprit. Et le joug du Christ, ce n'est pas une suite de prescriptions charnel­les.

Non, ils définissent aussi les vouloirs de Dieu. Mais le vouloir de Dieu, que nous transmet le Christ, c'est sa propre personne : il est la Parole de Dieu, il est la Vérité, il est la Lumière et il est la Vie. Et pour porter la Vie, pour porter la Lumière, pour porter la Vérité, pour porter la Parole de Dieu et bien il faut un être nouveau. Cet être nouveau, c'est un être régénéré par l'Esprit, c'est un coeur qui devient pur.

On est alors libéré du joug de fer que faisait peser la loi. Rappelez-­vous ici toujours ces conflits de Paul avec les Juifs. Paul connaissait les deux situations. Il s'était trouvé aussi sous le joug de la Loi. Maintenant qu'il a pris sur lui le joug du Christ, il se trouve libéré, il éprouve un sentiment de liberté et le clame. Et il en est heureux. Mais malgré tout, c'est toujours un joug, ne l'oublions jamais !

 

La liberté que peut nous donner le Christ, ce n'est pas fantaisie, ce n'est pas licence, ce n'est pas débridement de nos instincts ? Non, c'est autre chose, c'est un joug, mais un joug d'une autre nature. Et ce joug nous devons le porter. Et il prend pour nous une forme un peu étrange, une forme qu'il faut interpréter : c'est la forme de la croix.

C'est pour ça que Paul dit si souvent : Moi, je ne me glorifie de rien sinon de la croix du Christ, et je suis heureux de la porter. Je porte dans ma chair, disait-il, les marques du Christ. Donc le joug du Christ s'est imprimé dans sa chair sous forme même de blessures. Il avait reçu des coups de la part des Juifs, il était arqué, il était martyrisé. Donc, c'est toujours un joug, mais d'une autre nature.

 

Et maintenant le moine, lui ? Le moine, dira Saint Benoît, il doit porter le joug de la Règle. Donc, toujours cet insigne de l'esclave, il le porte. Mais qu'est ce que c'est que le joug de la Règle ? Qu'est-ce que c'est que la Règle d'abord ? La Règle, c'est un petit précis, donc un petit livre, qui renferme quelques normes à l'usage de ceux qui désirent porter le joug du Christ de façon plus parfaite, de manière à entrer plus aisément alors dans cette liberté que peut donner le Christ sous le joug que l'on porte.

Ici, il faudra y revenir parce que c'est extrêmement beau. Je ne vais pas commencer à en parler maintenant, ni même à dire de quoi il s’agit, parce que je pense qu'il vaut mieux réserver cela en une fois. Il ne faut pas tout mélanger. Mais je dirais que la fonction de la Règle de Saint Benoît, c'est d'amener le moine mais insensiblement          , mais le moine alors docile qui se laisse faire, et le moine qui comprend, le moine intelligent - je ne parle pas ici d'intelligent au sens cérébral mais de l'intelligence de la foi - c'est donc de l'amener à placer son cou avec toujours plus de souplesse et toujours plus de vérité en dessous du joug du Christ.            Et à ce moment là, lorsqu'il est bien articulé dans le joug du Christ, à ce moment là, le moine commence seulement à trouver la liberté et la vie.

C'est cela le but de la Règle, Saint Benoît l'explique très bien. On voit cela avancer petit à petit dans sa Règle jusqu'au moment où il dit : Maintenant ça y est, l'homme ne fait plus qu'un avec le joug du Christ. Et n'oublions pas que le joug du Christ, c'est le Christ lui-même. C'est ça, je dirais, la clef qui permet de comprendre.

 

Dans l'Ancien Testament, le joug de la Tora, ce n'était pas Dieu lui­-même. C'était toute une liste de prescriptions qui avait. été remise à Moise pour qu'il la transmette aux enfants d'Israël. Moise était le premier des esclaves. Il était l'esclave intermédiaire, le majordome. Dans l'Epître aux hébreux, il est placé sur toute sa maison, tandis que le Christ, lui, il est placé dans la maison. Le Christ est de la maison de Dieu, tandis que Moise ne l'est pas. Le joug de la Loi nous maintient en dehors du Royaume de Dieu. Il nous amène à la porte du Royaume, mais il ne nous y fait pas entrer, tandis que le joug du Christ, le Christ étant à l'intérieur du Royaume, à l'intérieur de la maison, ce joug nous y intro­duit.

 

            Maintenant le joug de la Règle pour le moine ? Cela nous permettra de voir encore un peu mieux ce qu'est l'Opus Dei. L'Opus Dei, c'est donc un travail, c'est une action, c'est une oeuvre, c'est une tâche, c'est un ouvrage à accomplir. Et cet ouvrage, qui est le servitium de notre devotionis, la servitude, le service que nous devons rendre en vertu de notre état, mais de notre état d'homme qui se trouve sous un joug. Donc, ce sera toujours quelque chose qui fait partie de notre être de moine. Il est inconcevable de trouver un moine qui ne ferait pas corps avec son Opus Dei.

Naturellement encore une fois, sous Opus Dei on peut mettre beaucoup de choses, ça peut prendre une quantité de formes. D'ailleurs dans l'histoire il y a une quantité de façons de s'acquitter de cette tâche divine qu'est l'Opus Dei. Mais elle fait partie intégrante de notre joug. Certaines autres choses pourraient disparaître dans une vie monastique, mais pas celle-là. Disons dans une vie monastique pour quelqu'un qui est en bonne santé. N'allons pas commencer à entrer dans toutes sortes de distinctions, de cas canoniques et juridiques. Il n'est pas question de morale. Voyons les choses comme elles se présentent normalement.

Donc, n'oublions pas que cet Opus Dei sera toujours, pour nous placé à l'intérieur de ce joug et il pèsera sur nous ; et nous n'avons pas le droit de secouer notre cou d'en dessous de l'Opus Dei. Il ne doit pas peser sur nous comme un poids. Ce n'est pas un joug de fer, mais c'est un joug extrêmement souple, doux, léger, facile à porter, et c'est un joug qui nous allège, c'est un joug qui nous rend plus souple encore. C'est un joug qui nous donne un tonus vital supplémentaire parce que à travers lui s'infiltre; se distille dans notre être la personne même du Christ qui est constitutive de ce joug, et qui encore une fois je le rappelle est Vérité, est Vie et Lumière.

 

Nous en resterons là pour aujourd'hui. La fois prochaine nous verrons un peu quel est la condition de cet homme qui se trouve en dessous du joug. Et ça nous permettra de faire déjà un petit pas dans la direction que j'es­sayais déjà de préciser tantôt, selon laquelle la Règle de Saint Benoît ne fait rien d'autre que de nous apprendre à porter convenablement le joug du Christ ; non seulement convenablement, mais de façon utile pour nous, et utile pour tous nos frères, et pour l'Eglise, et pour la gloire de Dieu.

 

Semaine Sainte 1979.               Du 08.04 au 15.04.79

      Voir les deux fardes de la Semaine Sainte.

 

 

Chapitre : L’Opus Dei.                             23.04.79

      11. L’esclave est le dernier des hommes.

 

Mes frères,

 

Nous sommes partis à la découverte de l'Opus Dei. Nous avons parfois l'impression peut-être de nous éloigner, de nous égarer loin de notre but. Nous avons réfléchi à cet état d'esclave, servitium, servitudo, dont il est question précisément à propos de l'Opus Dei. Je pense que nous devons continuer à nous avancer dans cette direction, car en fait, nous sommes en train d'ouvrir des galeries qui nous permettent d'atteindre aux sources qui alimentent et qui fécondent l'Opus Dei.

Comme nous allons le voir un jour ou l'autre, d'abord spéculativement et peut-être déjà. existentiellement, nous allons voir que l'Opus Dei ne peut être que l'activité d'un homme qui a accepté sa condition d'esclave. Mais qu'est-ce donc qu'un esclave ? Nous allons encore aller un peu plus loin.

L'esclave, c'est le dernier des hommes, celui qui est inférieur à tous les hommes, et ça veut dire ceci : en dessous de lui il n'y a plus rien que le sol, la terre et au dessus de lui il y a tous les autres hommes. Il est donc quelqu'un sur lequel on peut marcher sans aucun scrupule ! C'est sa condition d'être dans cette posture.

 

Voyez un peu ces expressions qui reviennent de temps en temps dans la Bible, où on dira que : notre ventre est collé à la terre ; ou : notre bouche aspire la poussière. Voyez la posture de l'homme ! On dira alors, lorsqu'on parle des grandes puissances, de ces superpuissan­ces de l'époque qui envahissent ce petit pays, on dira : Couche-toi que je marche sur toi, car je t'ai réduit en servitude. Et ça, c'est la posture de l'esclave ! On peut marcher sur lui, on peut le fouler au pied, c'est à ça qu'il sert. Et c'est cela que signifie le mot humilité.

Nous devons essayer, comme je l'ai dit déjà en parlant de la Lectio Divina, essayer de retrouver un peu le suc, la sève qui se trouve à l'intérieur des mots que nous utilisons. Ce n'est pas seulement des instruments de trans­mission, de communication, des mots raides, des mots morts comme un objet. Non, ces mots doivent devenir pour nous des fruits dont nous extrayons la saveur, le suc vitalisant, la sève vivifiante. Ils doivent prendre posses­sion de notre être, et lorsqu'ils sortent de notre bouche, lorsque nous les lisons, lorsqu'ils traversent notre esprit, ils doivent retrouver leur sens originel. Car à ce moment là, et seulement alors, ils deviennent pour nous un ressort qui peut nous soulever, et qui peut nous permettre de mieux comprendre l'état qui est le nôtre. Et entre autre, c'est celui d'humilité.

Eh bien, humilité veut dire ça : c'est la position...C'est une attitude spirituelle naturellement pour nous. Mais avant d'être une attitude spi­rituelle, c'est d'abord une attitude corporelle. Auparavant existait - mais ça existe encore le vendredi Saint par exemple où on se prosterne de tout son long - auparavant on se proster­nait beaucoup plus souvent, beaucoup plus souvent. Même à l'Office pour une petite satisfaction quelconque on était tout de suite soit avec les mains par terre, soit sur les articles comme on disait, soit même à plat ventre. C’est la position, disons, à plat ventre qui est la position de l'homme humble.

Naturellement on peut jouer cela, ça peut être un jeu, ça peut ne ré­pondre à rien du tout. Peut-être ? D'accord, mais ça n'empêche que c'est cela l'humilité. Il faudrait alors pour voir si c'est vrai ou si c'est pas vrai que la communauté passe sur le dos de celui qui' est par terre. A voir ses réac­tions alors on verrait si son humilité est vrai ou non. Mais c'est cela que ça veut dire : je me couche par terre, tout le monde peut me passer dessus. C'est peut-être un peu cruel de tenter l'expérience, mais le mot humilité veut dire cela.

 

Si nous prenons maintenant le même mot en grec. En grec tapeinosis est composé de deux racines. La première veut dire terre, la seconde veut dire pied. C'est donc encore une fois le pied qui se pose à terre, c'est donc celui qui peut être foulé aux pieds. C'est cela l'humble !

Si je prends maintenant le vocable hébreux : pour désigner l'humble dans la Bible, il faut faire attention ici. En français le mot humilité peut avoir des acceptions un peu différentes, en hébreux il y aura plusieurs mots pour traduire le même mot français humble.

 Mais enfin, celui qui est strictement pour dire l'humilité dans le sens du latin et du grec, c'est un bruit. C'est le bruit d'une noisette qu'on écrase, ou d'une noix. Quand on marche sur un pavement et qu'on marche sur une noisette ou sur une noix, vous entendez un bruit. C'est cela, c'est ce bruit là ! Donc ici, ça va même plus loin, ce sera écrasé, ce sera broyé. Donc on ne marche pas dessus comme sur un tapis, on marche dessus pour écraser quelqu'un.

 

Voila ce que signifie le concept pour nous d'humilité. C'est quelque chose d'assez inquiétant lorsqu'on retourne ainsi à la racine des mots. Mais n'oublions pas que l'humilité, c'est l'état de celui qui a le ventre par terre, c'est l'état de l'esclave. Il n'a rien d'autre en dessous de lui que la terre, et tout le reste est au dessus de lui et l'écrase.

Nous trouvons un peu cette image encore, ou plutôt cette situation dans le quatrième degré d'humilité de Saint Benoît, 7,93. Naturellement il faudrait le relire en détail et l'analyser, mais ça nous conduirait beau­coup, beaucoup trop loin. Vous le connaissez aussi bien que moi, ce quatri­ème degré d'humilité, certainement mieux que moi, parce que vous y êtes déjà certainement passés. Oui n'est-ce pas, parce que en principe, l'Abbé est celui qui écrase, c'est celui qui fait subir le quatrième degré d'hu­milité. Alors vous, ma foi, vous comprenez beaucoup mieux que moi ce que ça signifie. Enfin, je n'ai pas toujours été Abbé non plus.

 

Et lorsqu'on parle de cette situation d'esclave, de cette situation d'humilité, il ne faut pas restreindre. C'est encore un danger pour nous de restreindre cela à l'enceinte du monastère comme si c'était un exerci­ce auquel on se livre entre confrères. Donc on est humble dans le monastère mais une fois qu'on est dehors, c'est fini. On est en dessous de tout le monde à l'intérieur du monastère, mais vis à vis des gens du monde : ah mais on est au dessus !

Ah non hein, attention ! Cela vaut toujours et partout ! On est toujours dans cette position là vis à vis de tout le monde, même des gens du monde. Ce n'est pas un jeu ici, ce n'est pas un simulacre d'humilité à usage interne. Non, c'est un état, et cet état il est permanent.

 

Maintenant nous sortons de la semaine Pascale. Nous avons commémoré la mort et la résurrection du Fils de Dieu. Eh bien, la situation ultime de l'humilité, le degré le plus bas de l'humilité, c'est la mort n'est-ce pas. A ce moment là, non seulement je suis au sol, mais je suis même en dessous du niveau du sol. Je suis enterré. Et alors vraiment on me passe dessus.

            Voyons les choses telles qu'elles sont. Là c'est vraiment cela ! Allez un peu là bas au cimetière : je peux très bien me promener sur les tombes, il n'y en a pas un seul qui va se lever et me dire : que fais-tu là ? Tu ne sais pas à qui tu as à faire ? Non, c'est cela !

 

Et l'humilité maintenant spirituelle, rejoindra ce que Saint Benoît dit : Que le moine doit toujours avoir devant les yeux sa mort, sa propre mort, 4,55. Et ça veut dira qu'il doit se considérer comme en état de mort. Et s'il est déjà mort, c'est alors qu'il est vraiment humble, parce qu'il est en dessous de la terre et on peut impunément marcher sur lui. Et non seulement marcher sur lui, mais alors cultiver sur lui, faire tout sur lui, tout ! Eh bien, c'est cela l'état de l'esclave, c'est cela l'état du servus, l'état de ce servitium que nous avons voué dans le monastère.

 

Eh bien je pense que nous pouvons en rester là pour aujourd'hui. Demain ou après, je ne sais pas, nous allons essayer de creuser encore un petit peu notre galerie, pour essayer d'arriver un peu plus loin.

Je dois vous dire que quand je commence à ouvrir cette galerie, je ne sais pas du tout moi-même ce que je vais y trouver, et ça veut dire que le premier surpris, c'est moi. Et en toute - je ne dirais pas humilité car ce n'est pas de l'humilité ça - mais en toute simplicité et bonhomie je vous fais part de mes découvertes.

Mais il y a des choses auxquelles moi­-même je n'ai pas pensé et elles sont là, je les trouve et elles sont vraies. Dans le fond de votre coeur vous sentez bien qu'il y a quelque chose, là, un bruit qui répond : c'est bien comme ça. Même si nous ne sommes pas encore en état de réaliser cet idéal, eh bien, nous nous y essayons, et nous avons bon espoir qu'avant d'être sous terre, nous serons déjà arrivés à être à terre.

 

Chapitre : L’Opus Dei.                             25.04.79

      12. L’humilité est une situation de violence.

 

Mes frères,

 

Si parfois nous avons la tentation d'oublier notre état de servitude, la maladie nous a vite rappelé à l'ordre, ou bien le grand âge qui arrive, ou la fatigue, ou les dépressions de la jeunesse ; enfin ça nous rappelle qu'il y a en nous quelque chose qui appelle à l'aide.

Cet état de servitude se rencontre chez l'homme humble. L'humilité n'est rien d'autre que non seulement la prise de conscience de cet état mais aussi cette vie de servitude. L'humble, en dessous de lui, il n'a rien d'autre que le sol, la terre à laquelle il colle, la terre avec laquelle il finit par s'identifier et dans laquelle il s'enfonce, et dans laquelle il disparaîtra un jour.

Et au dessus de lui, il a tous les autres hommes qui marchent sur lui, qui le piétinent, qui le foulent aux pieds. Ses confrères d'abord dans le monastère, ce qui est normal, c'est pour ça qu'on est venu dans le monas­tère, il faut bien le savoir. Saint Benoît le dit : Quand il se présente un novice, un postulant plutôt, il faut bien le lui dire pour qu'il ne soit pas trop secoué par après, 58,17, parce que ça arrivera...c'est pour ça qu'il vient. Mais pas seulement les hommes du monastère, mais aussi ceux qui sont à l'extérieur du monastère. Il est le serviteur, il est l'esclave du monde entier, de tout le monde.

Lorsque Pacôme fut appelé par Dieu, un ange est venu lui dire : Ecoute Pacôme, je t'appelle pour être ainsi l'esclave de tous les hommes. Et en devenant leur esclave, tu travailleras efficacement à leur salut. Et alors Pacôme a dit : D'accord ! Il était un peu au courant parce que c'était un militaire.

 

Il est donc facile à comprendre que l'humilité, ce n'est pas un état de tout repos. C'est une situation de violence, nous devons bien nous le dire. Violence qu'on subit de la part des hommes et violence qu'on se fait à soi-même également. Et il me semble que pour mieux contempler notre état nous devons regarder celui qui est l'image de l'homme, l'image parfai­te de l'homme, et c'est le Christ.

Aujourd'hui à l'Office de Sexte, si j'ai bon souvenir, notre lecteur de semaine nous a rappelé le magnifique texte de Saint Paul aux Philippiens lorsqu'il dit : Allez, devenez les imitateurs du Christ. Lui qui était de condition Divine s'est vidé de lui-même et s'est abaissé jusqu'à devenir un esclave, c'est le terme qu'emploie Paul. Et il est même descendu au plus bas, vous voyez, il s'est enfoncé jusqu'à mourir sur une croix. C'est cela l'humilité.

Et le Christ a du subir aussi la violence. Il l'a subie dans une sen­sibilité d'homme comme nous, mais une sensibilité d'une résonance, d'une finesse infinie parce qu'il était une Personne Divine.

 

Vous savez que plus un animal, dans le règne animal, est grossier et moins il souffre quand on tape dessus. Plus un animal, dans le règne des animaux est fin, est perfectionné, et plus il souffre. Or le Christ, lui qui avait cette personnalité du Verbe de Dieu, il souffrait, il subissait cette violence d'une façon absolument inimaginable pour nous. Lorsque nous la subissons, nous crions si vite.

Mais alors, il a du aussi se faire violence pour accepter cela. C'était aussi un homme, un homme comme nous. N'allons pas penser que le Christ a dit Amen à tout ce que demandait son Père, à tout ce que deman­daient les hommes ? Non ! Il l'a dit, c'est vrai, mais ce n'est pas sorti tout seul. Il a transpiré du sang, vous le savez. C'est ça se faire violence, jusque là !

Nous ne sommes pas encore arrivés là, pas moi en tout cas, vous peut-­être ? Je m'imagine toujours que vous ne valez pas mieux que moi. Il faut m'en excuser. Oui, j'ai encore une bonne route à parcourir sur le chemin de l'humilité. Enfin, voila tel était le Christ. Et alors comme un autre écrivain dit : On a fait de lui ce qu'on a voulu. Vous voyez, c'est cela l'humble !

 

Mais cette situation de violence, elle est tout de même une énigme, du moins pour moi. C'est un mystère, car il n'est pas possible que Dieu ait voulu cela au départ. Il y a quelque chose la en dessous qui n'est pas normal. C'est à la fois normal et pas normal.

C'est normal certainement dans une certaine position qui est la nôtre, mais du point de vue de Dieu, ce n'est tout de même pas normal. Il aurait certainement voulu autre chose. D'ailleurs, ça ne doit pas toujours durer. Et si le Christ s'est présenté à nous, si le Verbe s'est incarné, c'est pour que ça cesse, certainement pour que ça cesse. Il a voulu le goûter pour nous encourager et nous dire : Cela cessera ! Mais pour que ça cesse, faites comme moi ! Car ne l'oublions pas, il est la porte, il est la vérité, il est la vie, il est le berger. Personne ne peut aller à Dieu son Père que par lui.

Donc, soyons confiant et essayons de nous abandonner à lui, même si nous devons à notre petite mesure subir la violence ou nous l'imposer. C'est la route qu'il nous a tracée et en marchand sur ses traces, nous arriverons à un moment où ça cessera. Mais n'anticipons pas les choses.

 

Voyons un peu maintenant le côté anormal de l'affaire ! Cette situation de violence, elle est liée à un refus, un refus qui est en nous. Et ce refus, appelons le par son terme propre : c'est le péché. Mais quand on dit péché, c'est devenu une abstraction, c'est devenu un con­cept théologique, c'est quelque chose de très vague.

Le péché, c'est ce qu'on dit quand on se confesse, des petites choses qui ont échappé là et là, ou des grandes, parfois ? Non, voyons le péché dans ce qu'il est : c'est un refus. Et alors on comprend mieux que cette situation de violence, étant liée à un refus, dès le jour où le refus aura cessé, alors l'équilibre sera retrouvé.

Mais je n'ai pas le temps de commencer cela maintenant parce que ça prendrait encore quelques minutes. Si vous le voulez, nous en parlerons demain : voir un peu en quoi consiste ce refus, qui fait que notre rapport vis à vis de Dieu, vis à vis de nos frères, vis à vis de nous-mêmes, pren­ne cette coloration qui nous le rend pénible, et vraiment très pénible, parce que ça nous fait ramper à terre, ça nous fait souffrir. C'est une sorte de mauvais quart d'heure par lequel nous devons passer par notre faute.

 

Nous allons essayer de voir ça demain et je pense que ça nous permettra de mieux comprendre notre vie, et peut-être de mieux l'assumer, et de mieux la faire évoluer et fructifier. Le Christ a encore dit ceci : Le Royaume des cieux, il souffre violence et ce sont les violents qui s'en emparent. La vie monastique, ce n'est pas un état de tout repos, c'est une lutte, c'est un combat. Et pour reprendre tout et préparer ce que je dirais demain c'est un combat contre un refus qui est en nous. Il est en nous, il est diffus tout autour de nous, et dès l'instant ou on ne pactise plus avec lui tout commence à s'éclairer et notre état d'esclave se mue insensiblement en. un autre qui est celui de fils.

 

Chapitre : L’Opus Dei.                             26.04.79

13. L'attitude de refus - Fin de la situation de violence.

 

 

 

Regrets, panne d’enregistrement !!!!!!

 

 

 

Chapitre : L’Opus Dei.                             26.04.79

14. L'esclave est aprosôpos * Le serviteur souffrant.

 

Mes frères,

 

Nous allons continuer à explorer les soubassements de l'Opus Dei. C'est nécessaire, avant de visiter l'immeuble qui est construit sur ces fon­dations. Un immeuble qui est très beau. C'est nécessaire avant de visiter chaque étage, avant d'arriver au dessus et de là, de contempler le panorama avant d'admirer aussi tout le mobilier et les occupants de cet immeuble.

Non, il faut d'abord aller dans l'obscurité des caves, et là, procéder à des sondages qui vont nous faire découvrir la raison d'être de cet Opus Dei. Nous devons aller chercher le plan de notre bâtiment dans les profon­deurs et les substructures, pas dans les superstructures. Creuser ainsi des galeries dans l'obscurité, c'est un travail de sapeur, de mineur. Ce n'est pas toujours intéressant car dans l'obscurité on découvre parfois des objets enfouis ; je veux dire enfouis dans le fond de notre conscience, et on les voit apparaître, et on les voit venir au jour.

Ce n'est pas toujours très agréable à regarder. Entre autre, nous avons mis au jour notre condition d'esclave, esclave de Dieu, esclave des hommes. Nous avons vu que tout cela c'était l'humi­lité, humilité qui est une situation de violence parce que elle est pour nous concrètement un refus, refus de notre situation réelle, refus de dépendre de Dieu, refus d'admettre que les autres soient différents de nous. Mais nous ne sommes pas encore au bout de nos surprises. Notre forage, nos entreprises de forage ne sont pas encore terminées et nous allons essayer d'avancer un peu.

 

L'esclave, nous l'avons vu, qui est un homme humble, il est en dessous de tous les autres hommes. Il est plaqué au sol, il s'y enfonce, et tous les autres peuvent librement marcher sur lui. Voila en principe comment ça devrait être...

            Vous vous souvenez de ceci……. Ah mais voila, c'est perdu tout cela, et au moment où ça se faisait on n'y pensait pas. Il fallait parfois que l'un ou l'autre, plus ou moins récalcitrant ou mal édifiant à l'occasion, doive se prosterner à l'entrée du réfectoire. Il y en a peut-être un ou l'autre ici qui a fait cette expérience ? Alors on l'enjambait, on passait au  dessus. On aurait du, pour bien faire, marcher dessus, mais on risquait alors peut-être de leur cassé la colonne vertébrale ou je ne sais pas quoi.

On ferait ça aujourd'hui, n'est-ce pas, chez un jeune ? Imaginons ça, imposer cette pénitence à un jeune d'aujourd'hui. Pour lui, ce serait quelque chose vraiment de bien. Vous voyez, c'est vrai, les moeurs ont changé. Mais la réalité de ces gestes d'humilité est toujours là, à l'intérieur de nous. C'est là que nous sommes des êtres sur lesquels on peut marcher.

           

Mais il y a encore pire que cela : C'est que l'esclave, c'est même pas un homme, c'est une brute, c'est un animal. Chez les anciens, c'était reconnu comme tel. Il a une apparence d'homme, mais en réalité ce n'est pas un homme. Il est, pour reprendre l'expression d'Aristote, et n'oublions pas qu'Aristote est le grand maître à penser de Saint Thomas, de la scolastique, et vous savez ça certainement mieux que moi parce que vous êtes de meilleurs philosophes.

 Mais pour Aristote, suivant son expression, l'esclave il est aprosôpos. Et ça veut dire que c'est un être sans visage, il n'a pas de visage. Il n'a donc pas de personnalité. Il n'a pas d'âme, entre autre. Lorsqu'il meurt, c'est fini, comme un animal. Un homme libre, lui, a une âme qui va pouvoir s'envoler dans le séjour des dieux. Lui, il est sans visage.

Lorsque j'ai découvert cela, ,parce que c'est une découverte pour moi aussi, je vous fais part un peu ici du développement de ma Lectio Divina, si je peux employer ce terme la, un peu prétentieux pour des sujets comme ceci. Lorsque donc j'ai découvert cela, immédiatement s'est dessinée devant moi la figure du serviteur souffrant, de l'ebed Adonaï, donc de l'esclave, du serviteur de YHWH.

 

Il est dit de lui : c'est devenu un homme sans visage. Il n'y avait plus d'endroit pour regarder sa face. Il n'avait plus aucun aspect humain. Il n'avait plus de beauté, il n'avait plus d'éclat. Il n'était plus digne d'être regardé. Il était sans visage. Et cela est dit du plus beau des enfants des hommes...

            Voyez donc ce qui arrive. Et j'ai l'impression que maintenant nous allons toucher aujourd'hui - je commence aujourd'hui, mais il nous faudra continuer encore un jour ou deux -nous allons toucher ce qui pour moi constitue dans cet édifice de l'Opus Dei, ce que j'appellerai en langage technique de construction aujourd'hui : le pieu Franki. Vous savez ce que c'est que les pieux Franki ? La salle de soutirage actuelle, elle est construite sur des pieux Franki. Cela veut dire que ce sont - ben vous les avez vu construire, je ne vais pas expliquer cela. Voila, c'est un pieu qui est enfoncé à grande profondeur sur du solide.

Et sur ce simple pieu s'élève tout l'édifice. Il peut y avoir quelques pieux. Vous avez peut-être déjà vu ça, par exemple à Bruxelles ça se voit, dans les grandes villes, où vous avez des buildings d'une trentaine d'étages peut-être, qui reposent presque dans le vide... C'est à dire qu'en dessous du premier étage, c'est vide, il y a quelques pieux Franki. Ce sont ces pieux Franki qu'on a élevé au dessus du sol, là-dessus on a construit une dalle et sur cette dalle alors, on élève tout le bâtiment à une très grande hauteur.

 

Eh bien ce que nous allons voir maintenant, ce défaut de visage dans le chef du Verbe de Dieu, c'est cela qui constitue le pivot sur lequel est construit tout l'Opus Dei. Ou bien dans une autre image, c'est un peu la colonne vertébrale qui soutient tout le corps et à partir de laquelle tout le système nerveux se répartit dans l'organisme entier et lui permet de se mouvoir.

Car ce serviteur de YHWH, c'est donc pour nous le Christ. Le Christ, c'est le Verbe de Dieu, c'est la splendeur de la beauté divine. Il est l'image de ce qu'est Dieu. Celui qui regarde le Christ, il voit immédia­tement sans intermédiaire, il voit Dieu le Père, il voit la source de la Divinité. Mais ça ne veut pas dire, maintenant, que le Christ Jésus était un jeune premier de cinéma, vous voyez, quelque chose de sophistiqué, un peu anormal là dans sa beauté.

Non, c'est autre chose, c'était un bon Juif. Il n'était peut-être pas extraordinairement physiquement beau, mais il avait certainement sur son visage et dans son regard quelque chose qui était divin, quelque chose qui enchantait, quelque chose qui rassurait ; et puis aussi quelque chose qui effrayait ceux qui avaient peur de Dieu. Il était, ne l'oublions pas, il était le regard de Dieu, il était la ressemblance de Dieu, il était l'image de Dieu même. Donc son visage était le visage de Dieu, un visage de Dieu pour des hommes. Et voila que maintenant il n'a plus de visage. Il perd donc son visage de Dieu et il en prend un - je ne dirais plus un visage ici, réservons cela à Dieu - il prend le faciès du péché.

Il y a donc ici une transmutation qui s'est opérée. Il a été fait péché pour nous. Il a pris ce faciès du péché au moment où il a été anéanti, au moment où il a été réduit à rien, au moment où il n'était plus un homme mais où il était devenu une brute. On faisait de lui ce qu'on voulait, il n'avait plus de réaction d'homme. Il n'avait plus qu'uns seule chose : c'était que livré au pouvoir des autres hommes par la volonté de son Père, et cela pour nous, ça lui faisait perdre tout son visage de Dieu. Il ne lui restait plus que le faciès, le rictus ou le museau presque du péché.

Et ça c'est quelque chose de terrible. Nous devons bien y réfléchir, parce que c'est ainsi que c'est arrivé !

 

Mais nous allons voir maintenant, c'est à dire la fois prochaine, que c'est cela l'humilité à son degré disons le plus haut, si on la voit dans ce sens là ; ou à son degré le plus bas, si on la voit dans son sens éty­mologique : c'est de perdre son visage de Fils de Dieu, son visage d'homme pour revêtir un faciès qui n'est plus celui d'un homme.

Et nous allons voir, nous verrons que c'est bien ainsi que Saint Benoît voyait l'humilité chez le moine. Cela ne veut pas dire maintenant qu’un homme, hum, doive avoir un visage à mettre tout le monde en fuite, c'est pas ça que je veux dire. Mais disons que nous portons un visage intérieur et c'est ce visage intérieur qui ne sera plus le visage d'un homme, ce sera le visage du péché, et ça va se traduire, s'exprimer dans le compor­tement de l'homme. Ce sera alors vraiment l'humilité.

 

Mais nous allons laisser cela pour la semaine prochaine. Aujourd'hui nous allons nous rendre à l'église en portant malgré tout en nous un peu derrière nous, pas dans notre subconscient, dans notre conscience qui n'est pas nécessairement notre conscience vigile, notre conscience nette, mais portant toujours cette image de ce Fils de Dieu qui a voulu pour nous perdre sa beauté afin que un jour nous puissions participer à la sienne.

C'est tout le mystère de Pâques, c'est tout le mystère de la liturgie, c'est tout le mystère de l'Opus Dei. Nous allons essayer de nous en pé­nétrer davantage et déjà un peu maintenant en nous rendant à l'église.

 

Chapitre : L’Opus Dei.                             01.05.79

15. Sommet de l'humilité : une bête de somme.

 

Mes frères,

 

Nous ne devons pas avoir peur de laisser courir nos regards sur les côtés ombreux de notre vie. Nous ne sommes pas destinés à passer toute notre existence dans les caveaux obscurs que nous sommes en train d'explo­rer.

Nous avons vu que la condition de serviteur, d'esclave qui est la nôtre nous assimilait à un être sans visage, une brute. Le Christ a voulu vivre cette situation, lui qui était le plus beau des enfants des hommes. Il a voulu être réduit à rien, il a voulu perdre son visage de Fils naturel de Dieu - nous nous sommes des fils par adoption - pour adopter le museau du péché et périr misérablement sur une croix. Nous nous proclamons ses dis­ciples, et nous devons bien le suivre jusque dans cette obscurité, dans ces ténèbres. Mais nous ne sommes pas destinés à y rester. Nous devons comme lui, émerger dans une plage de lumière.

Et notre tentation, c'est justement d'essayer d'y arriver en sautant par dessus les caveaux de l'humilité. Mais ce n'est pas possible, Dieu qui nous aime ne le permettra pas, ce serait notre perte. Ce fut le péché originel : ne pas vouloir être servi­teur de Dieu, être Dieu soi-même et avoir les autres à son service.

 

Notre vie contemplative, elle, ressemble à cette colonne qui a guidé les Hébreux à peine sortis d'Egypte, dans le désert, à travers le gouffre de la mer. Et cette colonne, dans laquelle vivait l'Ange du Seigneur, elle était pendant la nuit feu et lumière. Et cette même colonne, elle était pendant la journée ombre et obscurité. Lorsqu'elle était lumière, elle réchauffait, elle donnait possibilité de marcher, d'avancer toujours. Lorsqu'elle était en plein jour, alors qu'on est visible à tous les dan­gers, à tous les ennemis, elle était protection.

C'est un peu ce que notre vie devient lorsqu'elle est habitée par l'ange de l'humilité. Elle a un côté obscur, qui nous protège contre les dangers venant des tentations, venant du démon, venant de la chair, venant du monde. Et elle a un côté de lumière qui nous permet d'avancer avec sécurité vers cet univers qui n'est que lumière, parce que c'est la propre Vie de Dieu. Donc n'ayons pas peur d'examiner encore un petit peu ces endroits caverneux dans lesquels nous devons forcément voyager si nous voulons accéder chez Dieu.

 

            Et nous voyons que Saint Benoît nous y introduit, et qu'il ne mâche pas ses mots. Il nous dit au 6°d'humilité :  ut iumentum factus sum. 7,136. Je suis de­venu, pas une jument, iumentum, je suis devenu une bête de somme. Dans le texte original, on pourrait traduire : je suis devenu un ruminant. Ma nourriture ce n'est même plus le pain des hommes, c'est la verdure qui est donnée aux animaux.

Alors, Saint Benoît dit également: ad nihilum redactus sum et nescivi, 7,135. Je suis réduit à rien, je ne sais plus rien. J'ai perdu toute intelligence, je ne sais plus raisonner, je ne sais plus réfléchir, je suis réduit à n'être plus rien. Dans le texte original, ce n'est pas réduit à rien, mais: je suis réduit à être un mugisseur. Je suis tellement peu humain que je ne sais plus parler, je ne sais plus que mugir. C'est, je dirais, le côté auditif de mon état de ruminant. Je ne sais plus que faire cela.

Et alors, je ne suis plus bon qu'a faire ce qu'on me demande. Mais je me trouve alors content, satisfait, je ne demande rien d'autre que d'être  contentus de tout, omni vilitate vel extremitate, 7,131, con­tent de tout ce qu'il y a de plus vil et de plus bas. C'est donc : je suis content de toute extrémité à laquelle on me réduit, mais extrémité dans le sens du bas, pas extrémité dans le sens du haut. Et de cela, je suis contentus, je suis rempli, je suis satisfait, je ne demande rien d'autre.

 

Voyez un peu ! Cela nous paraît exagéré ! On dit : oui, mais ce n'est pas pour moi ça, c'est peut-être bien pour mon voisin, qui l'a bien méri­té parce qu'il est ceci, et ça, et encore ça...mais ce n'est certainement pas pour moi, je suis tout de même un type bien. Oui, c'est vrai, c'est dégradant ! mais n'oublions pas encore une fois que nous sommes les disciples de ce Christ, qui a voulu passer par là.

Et le Christ, qui est Dieu, il est très honnête. Ce n'est pas un beau parleur. Il parle bien, naturellement, mais ce n'est pas comme on dit un beau parleur, un homme qui se paye de mots. Il a d'ailleurs dit : Faites bien attention à ces gens là qui vous disent de belles choses ! Ah, ils vous conseillent de faire ceci et ça, mais eux, ce n'est pas pour eux, ils ne le toucheront même pas du doigt. Non, Moi dit-il, je fais d'abord. Puis quand j'ai fait, je vous dis : Voila comment il faut faire, faites comme moi maintenant !

Et nous avons dit : d'accord ! Et nous avons pris comme devise, et nous avons pris comme insigne, nous le traçons sur nous combien de fois par jour, le signe de la croix. Et à ce moment là nous disons : d'accord pour ce que Saint Benoît nous dit ici, je ne suis plus rien, je suis réduit à être un ruminant.

 

Mais alors, Saint Benoît va encore plus loin. Il nous conduit à un 7° degré d'humilité. Dans le 6° degré d'humilité, il pouvait encore y avoir une certaine, pas résistance, mais non pas mécontentement car il est bien dit que c'est contentus, satisfait, mais peut-être une cer­taine façade. On risquait encore de faire cela parce que malgré tout ça fait bien ; revêtir cela comme un manteau, comme quelque chose d'extérieur, pas de la comédie mais enfin ça pourrait peut-être ne pas encore être de la véritable humilité ?

Pour que ce soit de la vraie humilité, ça doit venir de l'intérieur. Il faut que intimo cordis affectu, 7,140, que dans le sentiment le plus intime de mon coeur, je trouve que c'est vraiment comme ça que ça doit être. Voyez un peu jusqu'où ça nous conduit !

 

Il n'est pas possible maintenant d'aller plus bas que cela, nous tou­chons vraiment maintenant le fond du caveau. Et alors dit-il, il se pro­nonce non seulement de la langue, mais aussi donc de coeur comme le plus vil et le plus en dessous de tout, inferior, 7,139. Donc, il a reconnu son état d'esclave, il est inférieur à tous. Tous les, hommes, absolument tous, tous, tous ceux qui existent, qui ont existé et qui existeront, ils sont au dessus de lui.

Lui, il est au ras du sol, et même il s'enfonce car, dit-il, je suis un ver. Or le propre du ver, ce n'est pas de voler dans les hauteurs. Non, c'est de ramper sur le sol et puis même de descendre dans des trous et de disparaître dans la terre. Voila ce que je suis devenu, et vraiment, vraiment pour moi, c'est mon état, c'est devenu mon état. Je ne m'imagine plus maintenant que cela puisse être autrement que cela.

 

Et alors, ceci qui est le comble, il dira : je suis un ver et non un homme. On traduit : et non un homme. A mon sens, ce n'est pas bien traduit parce que cela édulcore l'expression. Quand on revoit le texte, c'est le Psaume 21, lorsqu'on voit le texte, il dit ceci : je suis un ver et un non-homme, un non-homme. Il y a ici une véritable quasi confession de foi : Je suis un non-homme !

Lorsque je dis: je suis une bête de somme, une brute, une iumentum, on pourrait encore le prendre dans un sens allégorique. Ici il dit : je suis un non-homme. Et ça c'est le comble de tout. Etant un non-homme, je suis un rebut pour les hommes et je deviens un dégoût, une abiectio, 7,143, un objet de répulsion pour les autres.

 

Voyez un peu mes frères, ce que Saint Benoît demande du moine qui est humble. Et encore une fois, ça nous paraît impossible. Disons : oui, ça ne nous arrivera peut-être jamais d'être réduit à une si­tuation pareille, mais je pense que dans le fond de notre coeur il doit en être ainsi. Et il doit en être ainsi parce que encore une fois nous som­mes les disciples, et les frères, et les amis du Christ, qui nous a dit : Je vous ai donné un exemple pour que vous le suiviez. Et c'est alors que vous serez vraiment mes disciples, et mes frères et mes amis. Et c'est à ce moment là que je pourrais vous faire partager la face lumineuse de mon existence.

Mes frères, nous ne devons pas avoir peur de regarder ces choses en face, parce que à notre petite mesure d'homme faible, nous nous trouverons parfois dans des situations telles, que pour en sortir, pour les assumer vraiment, et pour en tirer tout le profit spirituel et surnaturel, et divin qui s'y trouve, nous devrons mettre des sentiments tels que ceux-là dans notre coeur. Sinon, en nous c'est la révolte ! Et si c'est la ré­volte, disons que c'est raté !

Et si nous parvenons, lorsque l'occasion s'en présente - mais je dis, on s'y introduit lentement, petit à petit, Dieu ne peut pas du jour au lendemain nous imposer des situations pareilles - mais si un jour il nous le demande, le mieux à faire, c'est de nous y donner de tout coeur tout de suite, pour pouvoir en sortir le plus vite possible. Car, il ne faut pas l'oublier, nous sommes arrivés maintenant au plus bas de cette échelle de l'humilité. Et Saint Benoît nous dit que : grâce à cette échelle qui descend, on parvient à monter !

 

Demain, si vous le voulez, nous allons voir un peu le paradoxe de cette échelle. Car je l'ai dit hier je pense, avant hier plutôt en commen­çant, ou plutôt samedi - regardez comme le temps passe vite, nous sommes déjà mardi - j'ai dit que nous nous trouvons maintenant en présence de la colonne, du pivot qui supporte tout notre Opus Dei. C'est pour ça que je me permets d'insister assez bien. Il est impossible de dire ça en une fois ça devrait durer une heure. Mais maintenant que nous avons vu le soubas­sement le plus bas de tout, il n'est pas possible maintenant de descendre plus bas.

Nous allons voir s'élever cette colonne demain, et puis par après nous verrons sur cette colonne s'élever l'Opus Dei que nous chantons tous les jours. Et je pense que cela nous réjouira, et que cela nous don­nera encore plus de coeur et plus de confiance, et plus d'ardeur et d'amour pour le prier.

 

Chapitre : L’Opus Dei.                             02.05.79

16. L’Opus Dei repose sur la colonne de l’humilité.

 

Mes frères,

 

Pourquoi l'humilité, telle que nous l'avons analysée, est-elle la colonne sur laquelle repose l'Opus Dei? C'est ce que nous allons essayer de voir ce soir. Il faut d'abord remarquer que l'humilité n'est pas une vertu que l'on pratique. L'obéissance est une vertu, la pauvreté est une vertu, le déta­chement est une vertu ; l'humilité, c'est un état, un état qui prend insensiblement possession de l'homme, dans lequel le Christ peut librement revivre son mystère de mort et de résurrection.

L'humilité s'apparente donc à un mystère. Elle est une réalité mysté­rieuse car elle est l'expression vécue dans un homme du mystère Pascal. L'homme la revit, cette expérience, il la fait dans les profondeurs de son esprit, à un endroit qui est l'origine de son être, là où se noue sa res­ponsabilité, là où il est vraiment lui, là où il se trouve dans l'existen­ce, sans trop savoir comment car il ne l'a pas demandé. Mais étant malgré tout habité par une destinée qui le dépasse et qui l'attire, et à laquelle il se donne.

Donc dans ses profondeurs spirituelles, mais aussi dans sa conscience psychologique d'homme qui pense, d'homme qui aime, d'homme qui réfléchit, d'homme qui sent, d'homme qui souffre, d'homme qui se réjouit, donc d'homme habitant une chair d'homme et alors vivant aussi naturelle­ment dans les réflexes de sa chair. Cet état qui s'installe en lui va s'exprimer à l'extérieur, et ça deviendra visible à d'autres. Cela s'installera dans ses gestes, dans sa façon de marcher, de s'asseoir, de regarder, d'écouter ; ça va s'inscrire dans sa chair. Pourquoi ?

 

Parce que le corps spirituel de cet homme est en train de se consti­tuer. Il a déjà des yeux spirituels, des oreilles spirituelles, un coeur spirituel qui sont déjà, comment dirais-je ? incrustés, imprimés dans sa chair. Il est déjà en état de ressuscité, il participe. Le Christ revit en lui son mystère de mort et de résurrection. Il va par tout ce qu'il est être conforme au Christ dans sa mort pour avoir un jour part à sa résurrection comme on nous l'a encore lu, c'est hier ou avant-hier je pense, à l'Office. Cela veut dire que cet homme va faire une expérience que Saint Benoît nous décrit très bien, expérience qui nous amène là où humainement nous ne saurions jamais aller.

Donc l'image du petit dieu que j'imagine être, cette image idéale, idéa­lisée que j'ai de moi - et à laquelle tous, à commencer par moi-même doivent rendre un culte - voila que petit à petit cette image va s'éva­nouir, elle va s'estomper comme une brume, mais très lentement ; et je vais découvrir ma véritable nature, mon véritable état qui est d'être un paquet de poussières et un être dont le rôle premier est de lécher la poussière. Je deviendrais au sommet de l'échelle de l'humilité non plus un homme, mais un ver.

C'est tout autre chose que d'être un dieu, c'est exactement l'inverse. Le dieu est au dessus de tout, le ver est en dessous de tout, et même il est à l'intérieur' de la terre. On peut librement marcher sur lui sans l'écraser, sans le tuer, parce qu'il est sous terre. Voila mon véritable état, c'est ce mystère de mort !

 

Mais ça n'en reste pas là, car comme vous le savez, Saint Benoît le dit très bien, au fur et à mesure que l'on descend dans cet état d'humiliation et d'abaissement, dans la même mesure il y a un autre être qui grandit dans l'homme et qui devient le véritable fils que Dieu veut faire de ce moine. Et c'est là le paradoxe étrange de l'humilité ! Et c'est là qu'il s'apparente à un mystère, qui est le reflet dans un homme du mystère Pascal.

Voici donc un moine qui petit à petit perd son visage, son visage d'homme, pour devenir un visage de brute. Au lieu d'être le maître, le voici devenu esclave. II l'était esclave, mais il ne le savait pas ou bien il ne voulait pas l'admettre. Mais il l'est devenu. II n'a plus de nom, plus rien, il disparaît, il meurt.

Mais alors en même temps - ça ne se fait pas comme si on fai­sait place à l'autre ? Non, ça se fait conjointement, il y a comme un équi­libre qui se rétablit, l'équilibre vrai - alors en même temps, ce moine reçoit un nom nouveau, un nom qui a un dénominateur commun avec tous les noms que peuvent recevoir tous les hommes, ce sera le nom de fils de Dieu qui sera un nom christophore, un nom qui porte toujours de quelque façon le Christ.

 

Et recevant ce nom nouveau, il prend alors un autre visage, il prend un visage d'éternité. C'est son être spirituel, son corps spirituel, son corps ressuscité qui naît et qui apparaît sur son visage. C'est le visage du Christ. Ce n'est plus un visage de brute, c'est le visage du Christ. Mais, il faut d'abord avoir dépouillé son visage d'homme pécheur, prendre le visage de brute, et puis seulement alors avoir le visage de Christ.

C’est ça, ce plongeon dans la mort pour ressusciter dans le Royaume de Dieu. Il reçoit alors un nom nouveau, un visage nouveau, il renaît et il devient lumière. Voila donc tout le cheminement de l'humilité. Naturellement on pourrait s'attarder encore longuement là dessus, mais je pense que ça suffit pour faire comprendre qu'il s’agit vraiment dans l'humilité, d'un état par lequel un homme permet au Christ de vivre en sa personne son mystère.

 

Mais alors, l'Opus Dei, qu'est-ce que c'est ? Eh bien, l'Opus Dei, c'est le cri de cet homme, rien d'autre. C'est le cri de l'homme qui vit cela dans son esprit, dans sa conscience et dans sa chair. Et cet homme ne peut rien faire d'autre que de crier, n'est-ce pas. Et il crie en employant des mots qui ne sont pas des mots, qui tout en étant un vocabulaire d'homme, ne sont tout de même pas une parole d' homme. C'est une parole Divine, c'est la propre Parole de Dieu. Et voila qu'il crie. Et il crie quoi ?

Mais il crie son agonie d'abord, cette lutte qu'il doit mener contre lui même, lui-même d'abord car il ne veut pas descendre dans la dégradation. Il veut rester ce qu'il est, il veut être considéré par ses supérieurs, il veut être considéré par ses frères, il veut avoir de la valeur à ses propres yeux. Il faut le valoriser, c'est tellement humain, c'est indispensable ! Pour abandonner cela il faut une force qui nous habite, qui n'est pas la nôtre, qui est la force du Christ. Et alors, l'homme crie cette peur qu'il a. C'est tout le combat qu'a du mener Job contre lui-même, avant d'accepter son état.

Il devra alors lutter et c'est le cri qu'il va encore lancer contre démon, contre toutes ces forces mauvaises, maléfiques qui l'habitent, lui, et qui l'assaillent du dehors. C'est toutes ses passions, qui sont attelées au char de l'égoïsme, ses passions qui le conduisent là où il ne voudrait pas aller, mais elles sont plus fortes que lui. Et alors, il crie encore dans cette lutte contre ces forces démoni­aques.

 

Et alors, il crie aussi dans sa lutte contre Dieu lui-même. Car on dirait que Dieu s'acharne parfois sur lui. Et c'est vrai, ça se comprend. Il y a cet Esprit de Dieu, cet Esprit du Christ qui prend possession de cet homme, qui le met littéralement à la porte de lui-même. Mais l'homme ne se laisse pas faire, il se cram­ponne à ce qu'il est, il lutte contre Dieu.

Pensez un peu à cette lutte qu'a du mener Jacob contre l'ange. Il a du abandonner son nom de Jacob, il s'est appelé Israël, ce qui signifie : celui qui a pu lutter avec Dieu, et que Dieu n'a pas pu vaincre. Si, Dieu l'a vaincu, parce que Dieu a pris possession de lui. Mais quand Dieu a  pris possession de lui, il l'a aussi revêtu de toute sa force. La lutte aussi que Moïse a du mener contre Dieu, lorsque Dieu sur la route l'a attendu pour le faire mourir. La lutte qu'un homme comme Jérémie a du mener toute sa vie contre Dieu.

Voyez cette lutte alors d'un homme contre un Dieu qui est l'Amour, un amour qui est plus fort que la mort, qui est plus fort que tout, qui est une flamme. Et cet homme se défend contre ça parce qu'il est trop faible. Il veut rester ce qu'il est, car mieux vaut rester ce qu'il est que de se jeter dans ce, dans cette gueule béante telle que lui apparaît Dieu alors qui le dévore et qui le digère. Vous voyez ! Voila, tous ces cris, c'est ça l'Opus Dei.

Mais alors, ce ne sont pas seulement des cris de lutte et d'agonie (agoni veut dire lutte, vous le savez), mais c'est aussi un cri de triomphe, un cri de victoire car il sait déjà cet homme, que le Christ vit en lui. Il devient un être spirituel. De plus en plus il aperçoit devant lui des espaces infinis. L'Amour de Dieu qui le remplit, il le sait, il le sent. Il y a toujours cette tension, cet écartèlement entre les deux. Et son cri devient alors un cri de triomphe, un cri de louange, un cri de grati­tude.

Nous avons tout cela dans l’Opus Dei. Mais encore une fois, toujours dans le contexte de cet homme qui se sent mourir et qui en même temps se sent possédé par une autre vie.         C'est ça l'humilité ! Et alors, il n'y a pas seulement son cri à lui, mais le cri de tous les autres hommes qui viennent comme confluer en lui, des hommes qui eux ne savent pas, qui ne comprennent pas, qui ne croient pas, qui n'aiment plus, qui n'espèrent plus, qui sont bons à tout ; ça vient confluer chez lui. Mais aussi des hommes qui commencent à revivre, des hommes qui com­mencent à ressusciter aussi.

Il devient alors, lui, dans son être un peu la bouche et le coeur de toute la multitude des hommes. Pourquoi ? C'est tout à fait normal, puisque le Christ vit en lui, le Christ qui a condensé dans son être toute l'humanité. Or ça, c'est le résultat final de l'humilité, où ce n'est plus moi qui vit, c'est le Christ qui vit en moi. Je suis mort à tout, et le Christ vit en moi. Voila le mouvement de l'humilité, et c'est tout le balancement et tout l'équilibre de notre Opus Dei, qui repose donc tout entier sur cette colonne, de cet état que je vis, état par lequel je permets au Christ de revivre en moi tout son mystère, mystère de mort et mystère de vie...

 

Voila mes frères un peu de ce à quoi nous devrons encore réfléchir plus tard, nous devrons approfondir cela. Ce que je viens de dire mainte­nant, c'est une petite esquisse. Mais vous voyez déjà un peu une des directions dans laquelle nous allons nous engager.

Dans les jours qui vont venir, nous allons voir un peu comment cette humilité va s'exprimer, et nous verrons encore par là que elle nous nourrit. Non seulement elle est une colonne de métal ou de pierre, quelque chose d'inerte, non, c'est comme une colonne vivante, une colonne dans laquelle circulerait une sève et un mouvement, une vie.

Et cette colonne vivante alors, qu'est l'Humilité, elle donne vie à notre Opus Dei. Et nous aurons l'occasion dans une des prochaines fois d'admirer encore cette merveille que Dieu veut opérer en nous.

 

Chapitre : L’Opus Dei.                             08.05.79

17. Qualité de l'esclave: obéissance inconditionnelle.

 

Pas d'enregistrement. !!!!!

 

Chapitre : L’Opus Dei.                             10.05.79

18. L'obéissance se situe à l'intérieur d'un schème spatial.

 

Mes frères,

 

Lorsque nous observons le serviteur ou l'esclave dans l'exercice de sa fonction naturelle qui est d'obéir, nous remarquons quelque chose de curieux, de curieux et aussi d'intéressant pour notre vie spirituelle et pour une meilleure intelligence de l'Opus Dei. L'obéissance, naturellement, ne prend pas toujours la forme que nous trouverons chez l'esclave surtout pas aujourd'hui : ce serait inconvenant, ce serait impossible, ce serait déshonorant, dégradant.

Mais si nous voulons découvrir l'exemple type de l'obéissance, nous devons tout de même aller voir jusque là et ne jamais oublier que le Christ a voulu devenir esclave pour nous donner un exemple d'obéissance parfaite.

 

Eh bien, l'obéissance se situe dans un schème spatial. Je veux dire ceci : celui qui obéit, l'esclave, se trouve en dessous dans la basseur. Celui qui commande se trouve au dessus dans la hauteur. Et cela s'exprime dans le vocabulaire technique pour parler de l'exercice de l'obéissance chez le serviteur. On le trouve parfaitement encore dans le grec, dans le latin aussi. Dans nos langues modernes on en trouve encore des traces, elles sont perceptibles quand on fait attention.

L'esclave se trouve donc dans la basseur, je ne dis pas dans la bassesse, mais dans la basseur, il est dans le bas. Il est subditus, dira-t-on en latin, il est submissus. Il est typo en grec. Il est sous en français, il est soumis, il est en dessous dans une posi­tion basse. Et alors son attitude est de tendre l'oreille vers le haut, où se trouve celui qui lui parle et qui a le droit de lui parler. Celui qui est en dessous, il n'a pas le droit à la parole, il a simplement le droit et le devoir à l'audition, il écoute.

Il va donc obéir. Obéir, étymologiquement signifie donc écouter en tendant l'oreille vers le haut, vers celui qui parle d'en haut, et qui d'en haut donne ses ordres et ses instructions qui tombent dans l'oreille de celui qui est en bas et qui commence à se mouvoir pour une oeuvre, un travail à accomplir. C'est donc dans un schème vraiment spatial : bas-haut.

 

Et alors nous allons retrouver ça dans notre psychologie religieuse de tous les hommes. On va instinctivement situer l'homme ici sur la terre, d'ailleurs il y est. Et on va situer Dieu dans la hauteur, dans le ciel qui est conçu comme très haut, infiniment haut. Dieu est là-bas.

Et c'est déjà un progrès, un beau petit progrès dans la vie contem­plative lorsqu'on peut faire descendre Dieu de la hauteur dans la basseur. C’est à dire non plus imaginer Dieu quelque part dans l'empiré, dans l'olympe, dans le ciel quelque part au loin. Mais non, qu'il est avec nous ici, là ici sur la terre, partout.

Ce sera en terme de spiri­tualité ce qu'on appellera l'exercice de la présence de Dieu, un exercice ! Finalement ce n'est plus un état d'exercice, c'est une situation constante, Dieu est ici. Alors, qu'arrive-t-il ?

 

Pour que Dieu puisse se faire entendre des hommes ses esclaves, ses serviteurs qui sont ici dans la basseur, lui qui est situé dans la hauteur il devra crié fort, autrement nous ne l'enten­drons pas. Il va donc parler dans le tonnerre, et il signalera le début de son discours par un, oui, un signal optique qui sera l'éclair : Attention, je vais parler un peu, sa voix tonne, c'est lui qui délivre un message. Ou bien alors, lorsqu'il ne veut pas parler dans le tonnerre, il va envoyer du ciel un délégué, un messager, un ange qui va venir sur la terre pour délivrer le message.

Voila notre représentation spatiale de l'obéissance, et nous voyons qu'elle est inscrite non seulement dans notre vocabulaire, mais aussi dans notre être. Car nous allons alors épouser, mais ici c'est tout à fait instinctif, des attitudes qui vont très bien nous prouver à nous que Dieu est dans la hauteur. Cela va se traduire dans le geste, et ça dans un Opus Dei, c'est très fréquent vous le savez. Ce sera la génuflexion, ce sera le prosternement, ce sera l'inclination; on se mettra à genoux, on va se prosterner, on va s'incliner. Pourquoi ?

Pour marquer ainsi que celui qui nous parle, ou celui auquel nous nous adressons. Puisque nous ne sommes pas tout à fait des esclaves puisque nous sommes en train de devenir des enfants et des fils, nous avons donc le droit de parler à Dieu. L'esclave n'a pas le droit à la parole. Il n'a droit, lui, qu’à écouter et obéir.

            Alors nous allons prendre chaque fois une attitude qui va marquer que devant Dieu nous sommes très bas. Si ça ne s'exprime pas dans le geste corporel, ça va s'exprimer au moins dans le geste spirituel. Alors nous allons entrer dans l'attitude spirituelle, l'état qui est l'humilité.

 

Mais on peut encor aller un tout petit peu plus loin : Cette relation spatiale entre donc hauteur et basseur va se retrouver dans la relation entre maître et disciple. Le disciple, lui, se trouve toujours au ras du sol, et le maître est toujours sur une estrade. Mais vous allez dire : c'est la situation de maintenant, quoique vous soyez un peu surélevé ! Mais normalement, primitivement, le disciple est assis aux pieds du maître, mais vraiment à ses pieds ; ça veut dire que les pieds du maître sont au niveau de la tête du disciple, et lui alors il regarde vers le haut, et les paroles du maître, il les boit, il les mange, il les déguste.

Alors vous voyez un peu, lorsque le Christ dit que sa nourriture c'est de faire la volonté de son Père - c'est à dire que ce qu'il entend de son Père, il le reçoit en lui pour le transformer dans un acte - il faut vraiment voir le Christ qui à ce moment là est dans l'attitude du disciple, qui boit les paroles, et qui les mange ces paroles ici de son Père, et il les fait sienne. Et elles le configurent, lui, à ce qui est son Père.

 

Et je pense que c'est quelque chose de très important. Nous le voyons exprimé, traduit dans la liturgie. Si un jour nous devons modifier un peu l'arrangement, la disposition, ou le mobilier de l'église, si ça doit se faire un jour, si ça se fait, i1 faut toujours veiller à ce que celui qui préside soit surélevé par rapport aux autres, comme ça est maintenant. Pour arriver à l'endroit où se trouve le Président de la concélébration il faut gravir trois marches, c'est un minimum. Il est là !

Cela ne veut pas dire qu'il domine de toute sa fatuité, ou de tout son orgueil, ou de toute sa prestance. Non, n'est-ce pas, il tient la place de Dieu qui est dans la hauteur. A ce moment là il est pour tous vraiment le représentant du Christ, il est le Christ personnifié, il est Dieu qui s'adresse à une communauté réunie, communauté de disciples qui doivent recevoir par lui la Parole de Dieu. Il doit donc présider, il doit être surélevé.

De même si quelqu'un doit parler pour une raison quelconque, enfin ce soir c'est moi mais ça peut être un autre à un autre moment, il doit aussi se trouver sur un petit podium. Et ça c'est quelque chose qui est physi­quement inscrit dans la nature de l'homme, dans cette relation entre celui qui donne et celui qui reçoit, entre celui qui écoute et celui qui parle, entre l'idée de hauteur et de basseur. La dedans il n'y a pas de supériorité, il n'y a pas d'orgueil, il n'y a rien du tout. Je suis persuadé que c'est inscrit dans les cellules de l'homme.

 

Et si jamais on modifie une chose pareille, alors on change beaucoup, et on bouleverse, et on révolutionne, et on peut détruire une communauté monastique, puisque nous sommes une communauté, à des détails pareils. Mais on dira : c'est insignifiant, on parle tout aussi bien quand on est au même niveau ! Ah non, ce n'est pas la même chose ! Imaginez ici, imaginons que nous ayons des tables ici au lieu d'être des petits bancs. C'est donc des tables et nous sommes tous assis à une table. Et me voici ici à une table. Non, alors c'est une séance de travail c'est la réunion d'un conseil d'administration, ou d'une assemblée générale on discute.

Si vous avez déjà été dans un tribunal, peut-être bien pour un délit quelconque ou bien comme témoin, ou bien comme curieux - n'importe comment puisque c'est public, on peut y aller - alors qu'est-ce que vous voyez ? Vous voyez les juges qui sont très haut, et puis vous voyez l'accusé et les témoins qui sont tout en bas. C'est toujours la même chose ! Mais ça, ce sont des détails d'agencement auxquels il ne faut absolument pas toucher.

Vous savez, lorsque l'homme veut exprimer quelque chose, lorsqu'il transmet un message, ce message se transmet peut-être à 20% par la parole et à 80% par le reste, par le geste, par la mimique, mais aussi par la position.

 

Et maintenant dans notre Opus Dei. Voyez un peu dans l'Opus Dei : nous sommes là, nous, dans la basseur. Et puis nous avons Dieu qui est dans la hauteur. Même si nous sommes arrivés à un degré de contemplation tel, tel, tel, tel que nous voyons le Christ avec nos yeux qui sont déjà en train de se spiritualiser, même si nous sommes déjà arrivés à ce niveau-là, il n'y a rien à faire, nous verrons toujours le Christ non pas à notre niveau mais un peu au dessus.

D'ailleurs pour vous dire des choses qu'on comprend encore mieux : voyez les apparitions de la Vierge. Vous ne la verrez jamais arrivé au niveau. Non, elle est toujours un peu plus haut, que ce soit à Beauraing, que ce soit à Lourdes, que ce soit à Banneux, elle est toujours un peu plus haut. C'est quelque chose là qui est inscrit dans la nature des rapports entre Dieu et entre les hommes, entre le maître par excellence et les serviteurs que nous sommes.

Donc, dans notre Opus Dei ayons au moins toujours            - c'est un au moins et je sais bien que ça se trouve - ayons au moins toujours cette posture à nous, que nous sommes là dans la basseur et que Dieu est là au dessus, et que nous nous adressons à quelqu'un qui nous domine, qui est notre Maître, qui est notre Seigneur, qui est notre Roi et qui est notre Dieu.

 

Donc voila un petit message pour ce soir. Ce n'est peut-être pas grand chose, mais ce sont des petits détails qu'il est toujours bon de rappeler parce qu'ils tiennent dans notre vie une énorme importance ; mais parfois nous n’en n'avons pas conscience. Mais dans la spiritualité, et surtout avec Dieu, il est parfois utile de les faire revenir à la surface.

 

Chapitre : L’Opus Dei.                             12.05.79

      19. L’apophtegme de Zacharie.

 

Mes frères,

 

Hier je suis tombé sur un apophtegme qui illustre parfaitement ce que nous avons vu ces derniers jours, en particulier le caractère spatial de l'obéissance et la condition du moine humble qui est un serviteur, un esclave, et qui est humble donc au niveau du sol. Cet apophtegme est un des plus beaux de toute la collection. Il met scène deux hommes : Abba Moïse, qui est un Ethiopien et un ancien chef de brigand. Il est d'ailleurs mort au cours d'une attaque de brigands contre le campement monastique - peut-être d'anciens collègues ? - et le frère Zacharie son disciple. Et voici cet apophtegme :

 

Abba Moise dit un jour au frère Zacharie : « Dis-moi ce que je dois faire ! » A ces mots, celui-ci se jeta par terre aux pieds du vieillard et dit : « C'est moi que tu interroges, Père ? » Le vieillard lui dit : « Crois-moi Zacharie mon fils, j'ai vu l'Esprit descendre sur toi et depuis lors je suis contraint à t'interroger. » Alors Zacharie retira son capuchon de sa tête, le mit sous ses pieds et le foula en disant : « L'homme qui ne se laisse pas traiter ainsi ne peut devenir moine. »

 

Vous avez donc deux hommes, Moise et Zacharie, qui sont là sur terre dans leur monastère, dans leur cellule, dans la basseur. Ces deux hommes sont animés d'une même intention, l'intention monastique par excellence : accéder dans le Royaume de Dieu, c'est à dire dans la hauteur. Mais c'est absolument impossible, l'homme ne saurait pas s'élever là où habite Dieu.

Et voila que Moise, l'Abba, voit l'Esprit Saint qui descend sur le disciple, sur le frère Zacharie. Voici donc la hauteur, cette fois-ci, qui descend vers la basseur ; ce n'est donc pas l'homme qui doit faire l'effort de monter vers Dieu. Non, c'est le ciel qui descend sur Zacharie.

On pourrait ici épiloguer, établir une comparaison entre cette descente de l'Esprit sur un frère et la descente de l'Esprit sur le Christ au moment où il est baptisé. Le résultat est le même.

Donc le Christ est possédé par l'Esprit, il est soulevé, il est projeté au désert, il commence son combat, il commence à opérer des guérisons, il commence à parler, il ira jusqu'au bout, il va se laisser anéantir, il va se laisser mettre à mort. Mais l'Esprit est toujours là qui le possède. L'Esprit va le relever, il va alors après l'élever tellement haut et le reconduire là d'où il est venu, dans la hauteur.

 

Nous avons la même chose ici mais en très court et de façon mystique. Zacharie, le voila lui arrivé là où il espère aller, le voici chez Dieu. Mais il ne soupçonne pas que son Abbé le sait. L'Abbé a vu. Et il ne faut pas oublier qu'un Abbé, lui, il y est déjà et il doit enseigner à son disciple pour y arriver.

Voila la situation telle qu'elle est à ce moment précis. Et les rapports alors s'inversent : nous avons l'Abba qui est dans le rôle du maître, qui est donc lui par rapport à son disciple à une certaine hauteur, voici qu'il s'anéantit, lui, il devient le disciple et il pose la question, la grande question que le disciple doit poser à son maître : Que dois-je faire ? Sous-entendu pour avoir la vie éternelle, pour être sauvé, pour entrer dans le Royaume de Dieu. Que dois-je faire ? Et vous avez alors le réflexe du disciple classique, toujours Zacharie disciple de Moïse.

 Aussitôt entendant cela - le disciple n'a pas le droit de parler, il a simplement le droit d'interroger comme le fait Moïse, et Zacharie ne peut pas répondre - entendant donc cela, alors il se jette par terre aux pieds de son maître, dans la position de celui qui doit recevoir une réponse, et il dit : « Mais c'est toi qui m'interroge ! Ce n'est pas possible ! »

 

Vous avez donc toujours cette dialectique entre la basseur et la hauteur, toujours ce mouvement de l'un à l'autre. Et vous voyez un peu l'illustration de cette Parole du Christ à Nathanaël lorsqu'il lui dit : « Ah ! Tu t'étonnes parce que je dis que je t'ai vu sous le figuier. Mais que diras-tu lorsque tu verras les anges monter et descendre au dessus de moi ? » Toujours ce mouvement, ce mouvement de monter, de descendre. Alors ce paradoxe de l'échelle de l'humilité : c'est une échelle que pour arriver au dessus, il faut la descendre. Il faut descendre dans l'humilité pour arriver au dessus de l'échelle.

C'est le paradoxe que nous vivons ici, toujours, toujours ce mouvement entre les deux.

Et finalement Zacharie lui donne la réponse. Parce que dès l'instant où Zacharie est transporté dans l'univers de Dieu, il voit et il entend des choses qu'il n'est pas permis à un homme de dire. Cela ne peut être dit qu'à un homme qui a le droit de les entendre et qui pourra les comprendre. Il les révèle donc ici à son maître et son maître en fait son profit.

Maintenant, que lui dit-il ? Il lui dit cette parole qui est devenue célèbre dans tout le monde monastique, probablement que vous la connaissez aussi bien que moi. Il enlève donc son capuchon, il le foule, il le met sous ses pieds et commence à le fouler aux pieds. Et naturellement le capuchon représente Zacharie. Le capuchon, c'est la mélote, c'est donc comme on dirait aujourd'hui la coule. C'était l'insigne du moine et c'est donc ici la personnification de notre frère Zacharie.

 

Et voila notre frère Zacharie qui est vraiment étendu par terre, et alors on marche dessus...Vous avez donc là exactement ce que c'est que l'humilité, ce que c'est que l'esclave. C'est celui qui est tellement bas qu'il n'a plus rien en dessous de lui, sauf la terre ; et tout le reste est au dessus de lui, et n'importe qui peut marcher sur lui. C'est ce qu'il mime ici, il le joue. Et il prononce la parole : l'homme qui ne se laisse pas traiter ainsi ne peut devenir moine. C'est ça !

Ce sera n'importe qui, ce sera peut-être un grand savant, ce sera peut-être un saint religieux, ce sera peut-être un homme recherché, un homme, voila, tout ce qu'on veut, mais ce ne sera pas un moine. Pourquoi ? Mais parce qu'il ne sera pas humble, il ne sera pas réduit au niveau du sol. Et alors, n'étant pas identifié à la basseur, il n'y a pas de danger, l'Esprit Saint ne descendra jamais sur lui, car l’Esprit ne descend que sur la basseur.

Vous avez ici encore une fois la trans­cription gestuelle de ce que la Vierge Marie dit : il a laissé tomber son regard sur la bassesse de sa servante, sur sa servante, sur son esclave,  sur son esclave qui est réduit au niveau du sol. Nous l'avons ici encore.

 

Maintenant il faut bien voir ce que signifie ce foulage aux pieds, il y a encore autre chose. Dieu ne foule pas quelqu'un aux pieds pour le plaisir de l'écraser. Non, il y a deux choses ici. D'abord une lessive : C'est le geste de la lessive. On a un linge, ce linge est plongé dans un détergent, dans de la soude à cette époque, et la ménagère est sur son linge et elle le bat des pieds pour en faire sortir toute la saleté, pour que le linge devienne pur. Et après un bon rinçage, on peut le mettre au soleil, il va devenir immaculé.

Il faut donc se laisser traiter ainsi par Dieu, lessiver par Dieu pour avoir un coeur pur. Et le sommet de la vie monastique dans la vie pratique c'est justement ce coeur pur. C'est le coeur pur qui fait le moine.

 

Il y a autre chose aussi dans cette imagea il faut se laisser fouler aux pieds. Vous avez alors ce qu'on faisait à l'époque. On le fait je pense encore maintenant, du moins certains jours de grande fête. Dans le pressoir, on va fouler aux pieds les grappes de raisin pour en extraire le jus, ce jus qui va devenir du vin. Et alors vous aurez ici une allusion à l'adage monastique aussi très connu : donne ton sang, le sang de tout ton être (il est pressé, tout son sang sort) et reçois l'Esprit.

Donc Dieu va écraser quelqu'un, fouler quelqu'un, d'abord pour le nettoyer, pour le rendre immaculé. Puis alors, pour faire sortir de lui tout son être, le vider de lui-même, pour qu'il donne son sang. Et alors, lorsque ces conditions sont remplies, il est devenu un moine et l'Esprit peut descendre sur lui, prendre possession de lui. Vous voyez !

 

Maintenant l'Opus Dei là dedans ? L'Opus Dei, je l'ai dis mais je le répète parce que l'occasion s'en présente encore, l'Opus Dei c'est le cri d'un homme, d'un homme qui est ainsi passé au feu de cette épreuve, qui est ainsi foulé pour être nettoyé et pour être vidé. Mais c'est aussi le cri de cet homme qui subit cette épreuve et qui appelle au secours, et qui parfois en a assez, ne sait plus la supporter d'avantage. Mais il la supportera quand même parce que Dieu va lui donner la force. Et alors l'homme qui fait confiance a l'Esprit qui travaille en lui.

Mais pour ça mes frères, pour vivre une chose pareille et alors pour l'exprimer dans l'Opus Dei, disons-le, il faut tout de même une petite dose de courage. II faut du courage, il faut de la foi, il faut de l'amour. C'est indispensable, ça ! Mais il faut avoir le courage de tout supporter pour entrer chez Dieu, sinon il n'y a rien à faire, on reste devant la porte. Et ça, ce n'est pas intéressant. Non, il vaut mieux avoir un petit peu mal pour être libre et heureux.

Je pense à l'instant même ce que le frère Bernardin va subir sans doute la semaine prochaine : beaucoup de désagréments, la clinique, des visites, des radios, des prises de sang, des tas de choses et finalement une opération. Pourquoi ? Pour après être libéré et pouvoir de nouveau norma­lement se déplacer. C'est la même chose ici. On peut dire que nous avons dans notre vie des épreuves d'ordre physique, celle-là par exemple, qui nous font mieux saisir la raison d'être du traitement que Dieu nous inflige et dont Zacharie, ici, nous donne une belle image.

 

Et alors mes frères,pour conclure je voudrais encore dire ceci : ayons un immense respect les uns pour les autres. Gardons-nous de porter le moindre jugement sur un confrère d'après ce que nous voyons à l'exté­rieur. Car nous ne savons jamais ce qui se passe dans le secret des coeurs et dans le secret des consciences, nous ne le savons jamais.

Nous ne le savons pas parce que notre regard n'est pas suffisamment clair. Nous ne savons pas si l'Esprit Saint ne descend pas sur quelqu'un pour prendre possession de lui. A l'extérieur rien ne sera changé, parce que Dieu garde, tient absolument à ce que le secret de cette confidence soit sauvegardé. C'est pour ça, soyons toujours extrêmement respectueux les uns des autres et ainsi je pense que nous nous aiderons, nous nous soutiendrons.

Et n'allons pas penser que maintenant nous devons commencer à nous fouler aux pieds les uns les autres ? Ce n'est pas cela. Il n'yen a qu'un seul qui a le droit de fouler aux pieds comme ça, c'est Dieu lui-même. Et si les événements ou même un confrère ou l'autre doit, à la suite d'une circonstance, ça arrive, çà arrive c'est certain, si nous devons être foulé aux pieds par un confrère une fois à l'occasion, disons-nous bien que ce n'est pas le confrère. Ce confrère n'est rien d'autre que la plante du pied de Dieu qui s'appuie sur nous et qui veut faire sortir quelque chose hors de nous, quelque chose de mauvais, pour que Lui puisse y mettre quelque chose de bien.

 

            Donc mes frères, soyons toujours très respectueux, même à l'endroit de ceux qui une fois ou l'autre en passant peuvent poser le pied sur nous. A ce moment là, comme le dit Zacharie, eh bien nous serons vraiment moine si nous sommes traités ainsi. Mais prenons garde que ça n'arrive pas tous les jours.

 

Chapitre : La fête des mères.                    13.05.79

 

Mes frères,

 

Le second dimanche de Mai est traditionnellement consacré à la fête des Mères. Aujourd'hui, nous aurons donc une pensée reconnaissante pour toutes les mères, pour la nôtre d'abord, qu'elle soit encore parmi nous ou bien qu'elle soit déjà partie là où un jour nous la rejoindrons. Nous aurons une pensée de gratitude, de reconnaissance, car un coeur de mère est un abîme insondable.

Il est un mystère, il est la révélation d'un mystère. Ce mystère nous apparaît déjà dans celle, qui est la mère par excellence, la mère du Christ et notre mère à nous puisque nous sommes un avec la personne du Christ, et à elle aussi ira notre reconnaissance.

Mais je voudrais aujourd'hui profiter de l'occasion pour éveiller votre attention à la profondeur de ce mystère.

 

Le Christ nous a enseigné à appeler Dieu notre Père. C'est lui qui nous a donné la vie en nous créant. Il est notre nourricier. Il est aussi notre sauveur, notre libérateur lorsque nous tombons dans des pièges, lorsque nous nous égarons loin de ce qui est la route de la vie. Il est notre guide, il veille sur nous avec une sollicitude dont nous n'avons aucune idée. Je pense que plus tard, ce sera pour nous un émerveillement continuel de voir à quel point il nous a protégé. Et c'est le rôle du Père. Le Père risque sa vie pour aider sa progéni­ture.

La mère, elle, elle accueille la vie. Et je me demande s'il n'y a pas chez Dieu aussi un amour materne1, à tel point que nous pourrions tout aussi bien appeler Dieu notre mère. Dieu a créé l'homme à son image et à sa ressemblance. Il l'a créé homme et femme. On doit pouvoir retrouver chez Dieu des aspects typique­ment féminins de l'amour. Et ils sont beaucoup plus nombreux qu'on ne le pense. Ils sont très beaux, ce sont les plus beaux, à mon sens.

 

D'abord Dieu est faible : Dieu ne sait pas supporter qu'un de ses enfants ait ma1. Cette faiblesse est tellement puissante chez lui, que c'est à cause d'elle qu'il a voulu s'incarner, et qu'il a voulu subir tout ce qu'il a subi dans la personne du Christ, pour nous reprendre, pour nous rattraper.

Et c'est cette faiblesse, cette compassion, cette souffrance qu'il y a en Dieu qui fait qu'il veut rester parmi nous corporellement présent dans l'Eucharistie et qu'il va s'assimiler à nous, se laisser manger par nous. Et c'est ce que fait l'enfant avec sa mère. Lorsque l'enfant se nourrit au sein de sa mère, il la mange et, c'est ce que Dieu permet que nous fassions avec lui.

 

Mais l'amour de Dieu est aussi très fort, fort dans le sens que c'est un amour qui sait endurer, c'est un amour qui sait patienter, un amour qui sait attendre, un amour qui sait tout supporter. Il est longanime, et la longanimité, c'est la vertu de la mère ; le père, lui, il est beaucoup plus radical, il met le fils rebelle à la porte, il n'a qu'a tiré son plan !

La mère pas, non. La mère, elle souffre en silence. Mais cette souf­france en silence, elle est une force terrible chez elle. Et voila ce qu'il y a chez Dieu aussi par rapport à nous. Et enfin, je dis enfin mais il y a beaucoup d'autres choses encore, mais il faut tout de même que je me limite, c'est que Dieu en tant qu'il est mère, il n'est pas jaloux.

 

Vous savez, on nous dit toujours que Dieu est jaloux ! Je ne donnerai pas ma gloire à un autre, il ne s’agit pas de me marcher sur les pieds. Oui, c'est vrai, Dieu est jaloux dans ce sens là. Mais il n'est pas jaloux lorsqu'il s’agit de ses enfants. Alors il est tellement généreux qu'il va jusqu'à vouloir que ses enfants prennent sa place. C'est ainsi le fait de la mère, pas si facilement le fait du père.

La mère se réjouit du succès de ses enfants, elle en est fière. Le père aussi, naturellement, mais surtout la mère dans le profond de son coeur, parce que l'enfant est toujours plus de la mère que du père.

Et voila ce que nous trouvons en Dieu. Dieu nous aide, il veut favo­riser notre réussite. Oh, pas nécessairement notre réussite temporelle, mais notre réussite spirituelle. Et voila mes frères je pense ce qui peut nous permettre de fêter aujourd'hui Dieu en tant que mère.

 

Et alors, est-ce que je puis me permettre de faire une toute petite et prudente autocritique. A mon avis, l'Abbé doit avoir un coeur de mère plutôt qu'un coeur de père. Abbé veut dire Père, mais je pense qu'il doit avoir un coeur de mère d'abord, sinon ce n'est pas un Abbé. Je vous laisse le soin de juger pour ce qui me concerne. Voyez, je fais une autocritique, je vous mets en main les armes que vous pourrez retourner contre moi, un jour peut-être ?

Un Abbé doit pouvoir tout entendre. Il doit pouvoir tout supporter, il doit pouvoir tout espérer et il doit avoir une patience, il doit savoir attendre. Ce n'est pas facile, car l'Abbé est d'abord un homme, il n'est pas une femme, et l'agressivité peut être très forte en lui. C'est bien, il est fidèle à sa nature, mais il doit aussi être mère. Et alors là, ça ne peut venir que d'ailleurs, ça ne peut lui être donné que d'en haut.

Et c’est pour ça qu'il faut toujours avoir grande pitié pour un Abbé, parce que disons, au naturel il sera plus porté à être père, plutôt rigide, mais alors être mère, c'est lorsqu'il est habité par l'Esprit de Dieu où il ne réagit plus en homme, mais il réagit en Dieu, mais en Dieu en tant qu'il est mère.

 

Et je voudrais aussi vous faire part d'une petite expérience que je fais depuis longtemps. C'est que il existe ici sur la terre des personnes, homme ou femme, c'est indifférent, pour ma part j'en connais deux, deux dans le monde, deux personnes du monde dont le rôle paraît d'être ici sur terre pour quelques personnes seulement, pour quelques uns, ce que Dieu est au ciel pour tous les hommes.

Et c'est un destin qui n'est pas facile, c'est un destin qu'on peut qualifier de tragique, quoiqu'il soit extrêmement beau. Ces personnes, elles sont comme un soleil vers lequel se tourne tout qui est blessé par la vie. Dans ces personnes se déversent les détresses, les problèmes, les souffrances, les questions, les peines, les angoisses, les désespoirs. Quand ça ne va pas, eh bien, on est comme attiré par cette personne, et on lui raconte. Et cette personne, elle est comme un soleil qui réchauffe, qui restitue vie.

 

Ces personnes dispensent de la chaleur, de la lumière, de l'amour, et même à leur insu. C'est ça qui est le plus beau, à leur insu ! Parce que pour ce qui s’agit d'elles, elles n'ont personne à qui à leur tour se raconter. Elles doivent être toujours pour les autres accueil et ouverture, et souvent elles meurent et personne ne s'en doute, car elles n'ont même pas le droit de se plaindre.

Elles n'ont même pas le droit de se plaindre d'une grippe ou d'un rhume. Si elles ouvrent la bouche pour dire : oui mais, moi aussi, alors aussitôt de l'autre côté vient un renchérissement encore : oui mais, moi c'est encore pire. Et voila, toujours ainsi ! C'est quelque chose qui est extrêmement lourd à porter. Je vous dis, j'en connais deux dans le monde. Ces personnes sont effroyablement seules. Et il ne leur est pas possible de tenir si elles ne sont pas habitées. Et c'est là que se trouve un mystère.

Et à mon sens, ce ne peut que le mystère de la communion des saints. Il faut qu'il y ait quelqu'un quelque part, inconnu, un saint alors, qui par ce mystère de l'intercommunication, de l'intercommunion, vient habiter mystiquement ces personnes et leur donne la force de vivre leur destinée et d'être alors soleil qui rayonne et qui réchauffe et qui rend le goût de vivre.

 

Mes frères, je pense que nous, nous devons être, peut-être pas ces soleils, quoique nous devrions être cela les uns pour les autres, accueil­lir toujours la misère des autres et ne pas déverser la nôtre ; mais dans l'inconnu, nous devons être ce foyer qui peut animer d'autres personnes qui sont dispersées dans le monde et que nous connaîtrons un jour. Nous verrons que nous avons été parents sans le savoir.

Et alors, ces personnes qui se donnent ainsi, ce sont des véritables mères, que ce soit des hommes ou des femmes, ça n'a pas d'importance. Ce sont des mères inconnues, mais de véritables mères parce qu'elles donnent la vie de leur propre substance, jour après jour, parfois même dans leur propre ménage ; et alors c'est extrêmement beau. Et elles sont pourvoyeuses de vie, et elles sont oubliées.

Alors aujourd'hui, si vous le voulez bien, nous ne les oublierons pas. Nous penserons à elles aussi, pour que Dieu puisse les soutenir, pour que Dieu puisse les porter, lui qui porte tout, et ainsi vivre en elles pour que grâce à elles, un peu de sa vie puisse rayonner sur quelques personnes.

 

Homélie : Fête des Mères.                       13.05.79*   

Celui qui demeure en moi, donne beaucoup de fruits. Jn. 15, 1-8.

 

Mes frères,

Le Christ vient de nous parler de lui et de nous comme d'une seule entité. Il est la vigne et nous sommes les sarments. Une vigne n'existe pas sans sarments. Aujourd'hui, le Christ ne peut exister sans nous.

Il est vrai que cette image de la vigne demande de notre part un grand effort de réflexion, car la vigne n'est pas un plant de nos régions. Il faut d'abord nous la représenter pour comprendre un peu. C'eut été plus facile si le christ nous eut parlé de pommiers, de cerisiers, ou de pru­niers.

Mais nous ne pouvons pas faire l'économie de la vigne. Le fruit de la vigne c'est le vin, et un certain vin c'est le sang du Christ. Et nous voici arrivé au seuil d'un mystère, d'un mystère tellement vaste que nous devons bien choisir un endroit où poser notre regard.

 

Nous allons choisir celui-ci : une autre parole du Christ. Le Christ a posé une exigence absolue. Si nous voulons vivre, nous devons boire son sang, nous devons devenir ses consanguins ; sinon, pour nous c'est la mort. Il n'y a pas le choix.

Dans un organisme humain, naturel, le sang est le grand pourvoyeur de vie. C'est lui qui transporte les matériaux qui constituent, qui régénè­rent nos tissus osseux, nerveux, musculaires. C'est lui aussi qui trans­porte l'énergie, ces précieuses calories qui nous permettent d'agir et tout simplement de vivre.

De même,dans le grand Corps qu'est le Christ, il y a un sang qui transporte la vie, et ce sang, nous devons le recevoir en nous. C'est lui qui construit notre corps spirituel, notre chair, cette chair mystérieuse mais pourtant bien réelle qui est destinée à la résurrection. C'est ce sang du Christ qui nous donne l'énergie spirituelle, nécessaire aux actes divins que nous devons poser.

 

Il y a des actes qui dépassent la capacité de notre nature humaine : donner notre vie pour notre frère, ce n'est pas possible humainement. Mais le sang du Christ qui est en nous nous donne la possibilité de le faire. Et ce sang qui circule en nous, reflue sans arrêt vers son centre, qui est le coeur du Christ. Et à partir de là, il est à nouveau chassé, pulsé en nous. Et ainsi, Lui et nous, nous formons un seul être vivant, lui en nous et nous en lui.

Et dans un organisme ainsi en train d'être divinisé, d'être christifié, il ne suffit pas que le sang divin circule dans ses veines, il faut encore que ce sang soit périodiquement, à des intervalles très rapprochées, revivifié, rechargé. Et il le sera si nous respirons un oxygène qui lui aussi est divin, qui est spirituel. Et cet oxygène, c'est l'amour.

C'est l'amour, c'est à dire c'est le souffle de Dieu, c'est le souffle qui donne vie à Dieu lui-même, cet Esprit de vie que nous pouvons res­pirer quand nous le voulons si nous posons des actes d'amour. Et nous devons aussi nous alimenter pour que ce sang divin ne dégénère pas. Nous sommes ce que nous mangeons, notre sang sera ce que nous pren­drons en nous.

 

Et cette nourriture que nous devons assimiler sans arrêt, c'est la volonté de notre Père qui est aux cieux, ce Père qui ne demande qu'une chose : façonner de nous d'autres Christ, d'autres enfants dans lesquels il puisse se reconnaître. Et ainsi, mes frères, grâce à ce sang, nous sommes vraiment entraînés dans le cycle de la vie Trinitaire : nous respirons l'Esprit, nous mangeons la volonté de notre Père et nous devenons un autre Christ.

Et ça se comprend alors qu'un tel homme, que de tels hommes peuvent porter un fruit abondant. Un tel organisme, dans lequel circule sans arrêt ce sang divin de plus en plus riche, il commence, lui, à voir avec des yeux nouveaux, des yeux qui sont éclairés par cette vie ; il commence à voir Dieu et à voir les choses de Dieu et à poser des actes qui ne sont plus des actes d'homme mais déjà des actes de Dieu.

 

Et puis, il va pouvoir aussi engendrer dans l'invisible, produire beaucoup de fruits, engendrer, enfanter pour le Verbe. C'est vraiment beau et c'est possible à condition, encore une fois, que nous soyons animés par ce sang et que nous parvenions à l'âge adulte grâce à une nourriture solide, consistante : les vouloirs divins.

Et enfin, ce n'est pas le moins beau, à un tel homme comme vient de nous le rappeler l'Apôtre, Dieu ne peut rien refuser. Il obtient de Dieu tout ce qu_i1 demande. Pourquoi ? Mais parce que sa volonté ne faisant plus qu'un avec celle de Dieu, Dieu lui met dans le coeur, dans la pensée, ce qu'il veut lui accorder. Il le demande et Dieu le lui donne.

 

Mes frères, nous allons penser : c'est vrai, tout ça c'est bien beau, mais nous sommes ce que nous sommes ; nous traînons le boulet de nos péchés, de nos fautes, de nos faiblesses. C'est vrai ! Mais si dans notre intention nous ne voulons rien refuser à Dieu, Dieu est infiniment plus grand que notre coeur. Tout ce qui peut en nous s'opposer à lui, il peut l'emporter, et il l'emporte d'ailleurs, car ce sang nous purifie sans arrêt.

Nous pouvons aussi nous perdre en lui, devenir avec lui une seule chose. Il est devenu homme pour que nous puissions devenir Dieu, nous ne le répéterons jamais assez. Nous formons avec lui une seule vigne, pour sa joie à lui, pour notre paix à nous. Et dans quelques instants, ce sang divin, nous allons l'absorber, physiquement il sera en nous.

Nous le laisserons travailler, mes frères, il ne faut pas penser qu'il va s'évaporer ? Non, une fois qu'il est assi­milé à notre substance, il n'en sort plus, et notre être spirituel devient encore un peu plus fort. Mes frères, approchons nous donc de cette Eucharistie, entrons en elle avec une foi vivante, avec une espérance absolue et avec une charité qui jamais ne se démentira.

 

                                                                                                    Amen.

 

Chapitre : L’Opus Dei.                             14.05.79

      20. Voie d’humilité * Imitation du Christ.

 

Mes frères,

 

Aujourd'hui j'ai été terriblement secoué par toutes sortes d’événements depuis les plus spirituels jusqu'aux plus matériels, à la dernière seconde encore, ici devant la porte du Chapitre. Alors je n'ai guère eu le loisir de réfléchir à ce que je devais vous dire ce soir. C'est peut-être une façon d'être foulé aux pieds comme le capuchon de Zacharie ?

Alors pardonnez-moi s'il ne sort pas grand chose ce soir de ma petite tête. Je ferai quand même mon possible en me référant à un détail que j'ai entendu ce midi au cours de la lecture du réfectoire, où il était dit que les degrés d'humilité tels qu'ils sont présentés par Saint Beno1t, s'ils ne sont pas un par un référé explicitement à la personne du Christ, ils ne sont que fadeurs et froideurs. Et c'est vrai !

Les degrés d'humilité doivent tous s'entendre en référence à cette fameuse hymne que Saint Paul entonne en l'honneur du Christ dans l'Epître aux Philippiens. Il s'est humilié. Si on le prend en latin : humiliavit saemetipsum, il s'est humilié jusqu'à prendre la forme d'un esclave...et puis alors vous connaissez la suite. L'humilité sera donc toujours une forme d'imitatio Christi, donc une façon d'imiter le Christ. Le Christ, qu'a-t-il fait ? C'est une imitation à l'envers, si je puis m'exprimer ainsi, le Christ étant le TYPE et nous l'anti-type. Enfin je vais m'expliquer.

Le Christ, lui, il a renoncé à ce qu'il était pour prendre ce qu'il n'était pas ; et nous, nous devons renoncer à ce que nous ne sommes pas pour retrouver ce que nous sommes. Le Christ était Dieu, il a renoncé à sa forme Divine pour prendre la forme d'un esclave ; et nous dans notre petite fatuité nous nous imaginerions être des dieux, de ne dépendre de personne que de nous ; et alors nous devons renoncer à cette auto divinisa­tion de toute notre personne pour retrouver la vérité de notre nature qui est celle d'être un bon petit serviteur, et encore plus bas un simple esclave.

 

Nous devons donc rentrer dans la vérité de notre être. Et c'est là un point de départ sur lequel Dieu ne transige pas. Dieu ne veut, lorsqu'il travaille avec nous, Dieu ne veut aucune ambiguïté, les choses doivent être claires et nettes. S'il veut faire de nous ses fils, nous faire participer à sa Vie, nous introduire dans son intimité et dans son Royaume, nous devons d'abord reconnaître que nous ne sommes pas Dieu, que nous ne sommes que des hommes, c'est à dire des êtres tirés de la terre, et dont le rôle premier est de servir ce Dieu qui les a tirés du néant. Adam avait été placé dans le Paradis pour y servir.

 

Et voila, l'Opus Dei, qu'est-ce que cela sera alors ? L'Opus Dei tel que nous le pratiquons, ou devons le pratiquer et nous nous efforçons de le pratiquer, c'est une attention plus aiguisée à ce moment-là et en même temps une réponse au travail que Dieu veut effectuer en nous et dans le monde. Donc l'Opus Dei est une sorte de transcription de l'Opus Dei que Dieu exécute à l'intérieur de nous et dans le monde.

Je l'ai déjà dit, mais on ne le répétera jamais assez, l'Opus Dei saisit tout notre être et il est la transcription vocale et gestuelle du travail que Dieu accomplit en nous. Opus Dei veut dire : travail de Dieu, travail qui nous fait collaborer avec Dieu, qui nous plonge en Dieu, qui fait de nous des collaborateurs de Dieu dans une oeuvre qu'il entend réaliser en chacune de nos personnes et dans le monde entier.

Voila la raison pour laquelle il faut au départ quelque chose de vrai, autrement Dieu ne sait rien faire. Il faut donc que nous retrouvions notre condition première.

 

Et nous voyons, si nous passons rapidement en revue les degrés d'humi­lité, en commençant par le deuxième, car le premier, 7,30, étant élémentaire. Le premier, c’est d'abord de savoir que Dieu est là. Une toute première chose, détourner un peu son regard de soi-même pour le tourner vers l'extérieur, vers Celui qui est là et qui est Dieu. C'est la première chose à faire. Pour servir Dieu, il faut d'abord croire qu'il existe.

Il n'y a pas tellement d'hommes qui croient en l'existence de Dieu. Attention, je ne pense pas à des athées ici, mais il y a tellement de malformations de Dieu dans la tête des gens que ça devient quelque chose d'effrayant. C'est pour ça que vous en voyez tellement, tellement qui ne pratiquent plus maintenant. Un jeune qui se respecte aujourd'hui, quand il a 17, 18 ans, ne pratique plus n'est-ce pas, ça va de soi. Mais pourquoi ? Il n'y a plus aucune raison. Dieu c'est une affaire de petits gosses.

Et puis alors après, c'est fini ! Et ils n'ont pas tort parce que le Dieu qui est dans leur imagination, mais pour eux, c'est rien du tout. Laissons passer le temps, l'expérience, tout, tout ne va peut-être venir que plus tard. Dieu va de nouveau entrer dans leur vie mais alors tel qu'Il est, comme Il entre dans la nôtre.

 

L'Opus Dei sera donc toujours lié au mystère de l'Incarnation de Dieu, toujours, toujours. Non pas de façon abstraite, théologique, oui, théologique certainement dans le sens très noble du terme, mais pas de façon cérébrale comme un objet d'étude. Non, mais lié au mystère le l'Incarnation du Verbe en tant qu'il nous saisit encore une fois, et qu'il nous fait participer au mystère de lui-même.

Je ne pense pas que le temps nous reste, ne fut-ce que pour commencer et achever le deuxième degré d'humilité. Si vous le voulez, nous en reste­rons là aujourd'hui. Comme je vous l'ai dit au départ, ma petite tête est tellement remplie de toutes sortes de bruits et de choses maintenant, qu'elle sera heureuse de pouvoir se reposer ne fut-ce qu'en gagnant deux ou trois minutes sur le repos de cette nuit.

 

Chapitre : Fête de Saint Pacôme.                 15.05.79

 

Mes frères,

 

Réfléchissons un peu sur Saint Pacôme, puisque c'est sa fête aujourd'hui. Saint Pacôme, nous le savons, c'est l'initiateur de la vie cénobiti­que. Mais c'est tellement loin dans l’espace, regardez un peu, en Haute­ Thébaïde, ça veut dire dans le Soudan actuel, à la frontière de l'Ethiopie. Il est certain qu'une grande quantité des moines de Saint Pacôme étaient des Noirs, des Ethiopiens, des Nubiens.

            Eloignés aussi de nous dans le temps, que peuvent-ils bien nous apporter ? Il y a des savants qui vont se pencher sur Saint Pacôme, sur ses vies en Copte, sur ses sermons, ses instructions à ses moines. C'est très in­téressant, mais est-ce utile pour nous ?

 

Je pense que nous pouvons tout de même retirer quelque chose, car nous trouvons chez Saint Pacôme, qui a été inspiré par Dieu pour lancer et organiser le mouvement cénobitique, je pense donc que nous pouvons retrou­ver l'intuition primordiale du cenobium, savoir chez lui ce que c'est qu'un cenobium.  

Et lorsque nous observons la façon dont Saint Pacôme a lancé son en­treprise sur un ordre de Dieu, nous y retrouvons exactement la construc­tion cénobitique de Saint Benoît, celle de Cîteaux et la nôtre, donc ce qui en constitue le point central, l'intuition primordiale et centrale. Et c'est celle-ci : Saint Pacôme a du tout simplement servir les hommes afin de présenter à Dieu un peuple pur. C'est tout. C'est ça son intention première. Mais qu’est-ce que cela veut dire ?

Il devrait donc préparer les hommes à devenir pur, à acquérir la pu­reté du coeur, cette pureté du coeur qui permet de voir Dieu. Et la pureté du coeur, c'est l'idéal des bénédictins, ce sera l'idéal des cisterciens. On nous le répète maintenant à satiété au cours de la lecture au réfec­toire (un livre : Saint Bernard et la Bible), sur un mode ou sur un autre. Mais c'est toujours ça qui revient.

 

Et la pureté du coeur, c'est un coeur liquide. Le curé a'Ars disait que les saints avaient un coeur liquide. C'est un coeur transparent, c'est un coeur dans lequel il n'y a que de la beauté, de la lumière, de l'amour. C'est un coeur dans lequel il n'y a plus la moindre ombre de méchanceté, ni de malice. On va dire : oui, c'est très beau, mais est-ce possible ? Oui c'est possible, mais c'est au prix d'un énorme effort, d'une ascèse soutenue pendant des années et ce n'est pas quelque chose de très commode.

Car, voyez un petit peu dans la pratique : un homme qui a un cœur pur, eh bien, il vit au milieu d'hommes qui eux n'ont pas nécessairement le coeur pur. Il va donc entendre des propos au sujet de lui ou qui sont adressés à lui, des propos méchants sur un tel, sur un autre, des calom­nies, des insinuations, des mises en demeure, des a priori, des sup­positions, des romans, toutes sortes de choses qui sont comme le foison­nement d'un broussaillement du coeur qui est encore sale, d'un marécage.

Et lui, devant tout cela, il doit conserver un coeur pur, un coeur beau, un coeur dans lequel il n'y a pas de malice. Il ne doit pas être contaminé par tout cela, mais au contraire, toujours projeter, rayonner de la lumière qui tombe tout aussi bien sur une fleur que sur un marais. Et c'est la même chose. Dieu dit : Je fais luire mon soleil sur les mé­chants comme sur les bons. C'est cela le coeur pur ! On a le coeur pur une fois pour toute. Ce n'est pas une vertu qu'on pratique lorsqu'on est bien levé, ou que tout va bien. Non, ce doit être ainsi tout le temps !

 

Eh bien ça, c'était l'idéal auquel Pacôme voulait conduire ses moines. Et alors pour pouvoir les conduire, il doit servir ces hommes là. Et voyez un peu comme c'est juste. Cela veut dire, revenons à ce que nous avons vu à propos de l'Opus Dei, qu'il doit se faire l'esclave de ces hommes là. Donc ces hommes doivent pouvoir marcher sur lui, le fouler au pied, l'exploiter, faire tout de lui. Il est comme le Christ qui est venu non pas pour être servi, lui qui pourtant était Dieu, mais pour servir et donner sa vie en rançon pour toute une multitude.

Voila tel que doit être celui qui se trouve à la tête du monastère Pacômien. Mais c'est ainsi que Saint Benoît voit aussi l'Abbé, c'est ainsi que l'Abbé doit être. Donc nous retrouvons déjà chez Saint Pacôme ce qui constituera le coeur de la vie cénobitique, et pour les moines, et pour l'Abbé et pour tout le groupement. Multorum servire moribus, dira Saint Benoît, 2,85, l'Abbé doit être au service d'une multitude de ca­ractères.

 

Et maintenant, si on va encore un tout petit peu plus loin, c'est que pour apprendre à entrer ainsi dans la volonté de Dieu - car c'est grâce à cette union à la volonté de Dieu qu'on peut insensiblement recevoir un coeur pur car on ne fait plus qu'un avec ce que Dieu veut et le coeur de l'homme devient un coeur de Dieu, les deux ne font plus qu'un - mais pour en arriver là, Saint Pacôme dit : il n'y a qu'un seul moyen, il faut vider son coeur pour permettre à Dieu d'en prendre possession. Il faut donc organiser le monastère de façon à ce qu'on puisse se renoncer, qu'on puisse s'oublier. Il va donc tout fonder sur l'obéissance.

Et c'est exactement encore ce que fait Saint Benoît. Et ici, il y a une chose que nous devons bien savoir, parce que nous sommes dans un mo­nastère où il y a toutes sortes d'esprits, toutes sortes de tempéraments, de caractères, d'âges. C'est un ramassis, une collection vraiment unique. Et pas seulement ici, mais partout dans un vrai monastère cénobitique. Et quelle est cette chose ? Nous devons faire attention au psychologisme ; c'est la grande tentation d'aujourd'hui.

Donc, dans un monastère, on se heurte à une multitude de différences. On est obligé de sortir de soi, parce que je dois petit à petit apprendre et accepter que l'autre est différent de moi. Etant différent de moi, je dois l'accepter tel qu'il est. Je dois m'accommoder d'abord à lui tel qu'il est. Puis je dois entrer en lui et cheminer avec lui, et faire que nous ne soyons plus qu'un coeur et qu'une âme.

 

Cela, c'est naturellement l'idéal, ça ne sera atteint qu'au ciel je suppose. Mais enfin, on est déjà en cheminement dans cette direction, aujourd'hui, dans un monastère. Mais pour ça, je ne puis le faire que si je sors de moi, donc que si je permets à Dieu d'y entrer, pour que mon coeur se purifie. Maintenant si je fais du psychologisme, c'est ceci :

Le psychologisme, eh bien, nous allons vivre dans une toute petite commu­nauté. Nous serons quatre ou cinq, ou la demi-douzaine. Mais nous aurons tous le même âge, nous aurons tous les mêmes idées, nous aurons tous les mêmes tempéraments. Nous serons bien ensemble, nous nous aimerons et nous aurons bien chaud un à côté de l'autre. Ce sera un vrai coude à coude fraternel. Oui, mais alors dans tout cela n'est-ce pas, ceux qui n'auront pas mon âge, ceux qui ne seront pas de mes idées, eh bien je vais les écarter. Ah non, ça ne va pas !

Il y aura donc au lieu d'une sortie de soi, il y aura un repli sur soi de ce petit groupe et des hommes qui le composent. Et alors finalement ce n'est pas animé par la charité. Il n'y a pas de possibilité d'avoir un coeur pur, c'est une illusion ! C'est une illusion entretenue en commun. Or ça, c'est le grand, grand, grand, danger d'aujourd'hui, de ces petites communautés qui. se constituent un peu partout, et qui marchent ; ça marche, oui, parce que on est bien entre soi. Mais prenons garde, ce n'est pas ça que voulait Saint Pac6me.

 

Le monastère de Saint Pacôme était très grand. Naturellement on ne peut plus imaginer ça aujourd'hui, mais cela allait bien à l'époque. Mais disons que toutes proportions gardées, si on ramène à notre temps, à notre époque, c'est un monastère disons comme aujourd'hui avec, comme dit la Bible, un ramassis de peuples, de gens de toutes sortes.

Eh bien, ça c'est le milieu idéal pour acquérir la pureté du coeur, si nous voulons faire les choses sérieusement. Car vous pouvez m'en croire, il n'y a rien a faire : si on veut s'aimer vraiment, s'accepter les uns les autres tel qu'on est, et entrer dans ce jeu Divin qui est le jeu du Christ, le jeu de l'Esprit Saint, de la Trinité, alors, on acquiert la pureté du coeur, et on réalise vraiment ce que Dieu veut de nous.

Donc mes frères, soyons très contents d'être - je ne dirais pas le plus différent possible les uns des autres - j'aurais presque envie de le dire très différent des autres, car ainsi nous avons l'occasion, je le répète, de nous reconnaître nous-mêmes, de faire sortir de nous tout de qui est mauvais, de laisser l'autre entrer parce que lorsque l'autre entre, c'est le Christ qui entre en moi. Et ainsi nous avons l'occasion de nous transformer, de laisser l'Esprit Saint et l'amour jouer en nous à plein ; et ainsi de réaliser cette merveille extraordinaire, si Dieu le veut ? Et Dieu le veut certainement, mais si nous collaborons jusqu'au bout.

 

Alors se réalisera cette merveille d'un coeur pur, d'un coeur où il n'y a plus que de la beauté, où il n'y a plus de noirceur, plus de méchan­ceté. Et alors mes frères, on peut dire que c'est pour cet homme là, le paradis déjà sur la terre, il est en train de ressusciter.

Et si toute une communauté pouvait être ainsi, pas au début car ce n'est pas possible, mais au moins chez les plus anciens, ça suffirait peut-être pour que la fin du monde arrive de suite, tellement ce serait beau. Espérons que nous y arriverons, on obtient de Dieu autant qu'on en espère.

 

Chapitre : Fête de Saint Augustin.               19.05.79

 

Mes frères,

 

Hier, on nous a parlé de Saint Augustin. Je voudrais à ce propos là, ajouter un petit quelque chose, pas grand chose, mais enfin ça pourrait préparer ce qui nous sera encore dit par après. C'est que Saint Augustin est l'exemple, un des exemples le plus frappant qui existe, de ce fait que la grâce ne détruit, ni n'abîme jamais la nature.

Au contraire, la grâce qui est fruit de l'Amour de Dieu, qui est communication à l'homme de la propre Vie de Dieu, cette grâce, elle respecte l'homme qu'elle touche, elle le respecte d'une manière infinie. Nous, nous ne respectons pas facilement celui sur lequel nous voulons agir pour le rendre meilleur. Nous voudrions tel­lement qu'il devint comme nous.

 Non, la grâce de Dieu, elle, a pris Saint Augustin comme il était, et elle a rectifié en lui ce qui devait l'être. Elle a enlevé d'Augustin la croûte, la lèpre qui empêchait ses pores de boire la lumière, cette lumière qui était la lumière de Dieu, que Dieu lui dispensait. Dieu l'a donc nettoyé, nettoyé la nature d'Augustin et il est devenu celui que nous connaissons maintenant.

 

Et alors, ce qui est intéressant chez Saint Augustin, c'est ceci : c'est un homme qui a un désir en tant que pasteur, et c'est très beau. Saint Augustin, vous le savez, est un converti. Il est venu de loin. Aujourd'hui on dirait que c'était un homme dans le monde qui n'était pas tellement à fréquenter. Et voila, la grâce l'a travaillé, l'a net­toyé, l'a purifié. Et voici notre Augustin maintenant devant une autre situation de vie. Il avance, il devient Evêque, il devient responsable d'une communauté d'hommes, même d'une communauté déjà organisée un peu de façon monastique.

Et alors, il a un souci qu'on retrouve épars partout dans tout ce qu'il dit : c'est qu'il veut éviter aux autres des pertes de temps. Il y a une phrase qui est extraordinaire, quand il s'adresse à Dieu, il dit : O Beauté que j'ai connue trop tard ! Eh bien, Augustin veut nous éviter ce trop tard, il veut nous épargner les détours, les pertes de temps. Il voudrait que nous ne fassions pas son expérience à lui ; ce que lui a connu sur le tard, que nous le connaissions tout de suite.

Et c'est la raison pour laquelle ses sermons, ses paroles, où il livre le meilleur de lui-même, nous touchent toujours. Pourquoi ? Mais parce que il nous parle avec une ardeur qui est celle, disons, toujours des convertis mais encore de quelqu'un qui veut que ses auditeurs arrivent tout de suite là où lui est arrivé.

 

Vous me comprenez, c'est un homme qui n'est pas jaloux. Vous en aurez certains, qui arrivés à un degré déjà avancé de vie spirituelle, sont jaloux de ce qu'ils ont reçu. Oui, ils l'ont reçu et ils ne l'ont pas trouvé. Et ils voudraient bien, oui, que les autres y arrivent, mais pas en même temps qu'eux. Il faut toujours qu'il y ait une distance entre eux et les autres. Ils doivent toujours être les premiers, toujours ouvrir la route. Augustin n'est pas ainsi !

Augustin était un homme qui voulait se mettre le dernier pour que les autres soient avant lui, lui est arrivé un des derniers. C'est un ouvrier de la dernière heure. Et il voudrait bien que les ouvriers de la première heure soient de suite, de suite assis à la table avec lui. Il ne veut pas que nous gaspillons nos forces, et ça lui fait de la peine quand il voit quelqu'un qui hésite, qui tergiverse, qui va s'égarer dans les broussailles du chemin quand le chemin est si beau, ce chemin qui arrive à cette Beauté suprême que lui a connue si tard, trop tard à son gré.

Eh bien, c'est pour cela que nous devons attentivement écouter ce qui nous sera dit d'Augustin. C'est lui,je pense, qu'on cite le plus souvent au cours de l'Office de nuit. Et il n'y a rien à faire, au cours de ses sermons, on ne saurait pas être distrait car il s'adresse toujours direc­tement à chacun de nous.  C'est une des plus belles figures, et il faut le dire, c'est un des grands inspirateurs de la spiritualité cistercienne.

 

Ces premiers cisterciens, c'étaient des Augustiniens inconscients, si pas conscients. Ils étaient en sympathie, en harmonie avec lui. Dans ces premiers cisterciens il y avait aussi des convertis. Celui dont on nous parle souvent, dernièrement au réfectoire, Guillaume de Saint Thierry. Il est arrivé tard aussi à la connaissance de Dieu, non pas que lui aussi se soit converti d'une vie dissipée à une vie rangée, et à une vie, disons de sainteté. Non, mais il a connu Cîteaux trop tard.

 

Eh bien mes frères, nous allons, nous, essayer, si vous le voulez bien, de ne pas perdre notre temps. Il ne faudrait pas que plus tard nous ayons à nous dire : O oui, Beauté que j'ai connue, mais j'ai perdu trop de temps avant de te rencontrer. Il faudrait que nous puissions de suite la voir, tout de suite la toucher, tout de suite nous en nourrir. Ce qui sera notre repas, notre réfection, notre joie pour l'éternité, qu'il puisse être nôtre dès maintenant.

Les moyens sont à notre portée. Saint Augustin va nous les rappeler, il nous le rappelle sans arrêt. On peut dire qu'à tous ses sermons, tous, tous, tous, tous se rapportent à une seule chose: à cette Beauté qui est séduisante et qu'il faut aimer tout de suite ; tous ses sermons gravitent autour de l'Amour, amour de Dieu et puis amour de tous les hommes, et amour vrai de soi-même qui est dans l'oubli de toutes les convoitises, qui est se détourner des idoles, des faussetés, de tout ce qui trompe pour être en face de Dieu, pour le recevoir, pour le boire, pour s'en nourrir. Et alors devenir semblable à lui pour la joie de Dieu, et pour aussi le bonheur et la joie de tous nos frères, et pour être comblé soi-même en plénitude.

 

Voila mes frères, si nous entendons parler de Saint Augustin, ayons toujours cela devant les yeux, ayons toujours cela à l'esprit, et alors nous goûterons mieux ses sermons et nous ferons plus attention alors aux exposés qui nous seront donnés ici.

 

Chapitre : Les Rogations.                          20.05.79

 

Mes frères,

 

Demain et les deux jours suivants nous allons prier les Rogations. Ces Rogations, on pourrait se demander se demander aujourd'hui : Mais enfin, à quoi cela peut-il servir ? D'ailleurs dans le monde, je pense qu'elles n'existent plus. Pour bien les comprendre, il faut les situer à leur véritable niveau, qui est le niveau de Dieu. Le Règne de Dieu n'est pas issu du monde. Je veux dire qu'il ne se présente pas au terme d'une évolution heureuse de l'humanité et du monde entier. Non, il vient d'ailleurs. Il nous est donné, il vient de chez Dieu. Il n'est pas possible qu'il vienne du monde, parce que monde et Règne de Dieu sont deux réalités hétérogènes ; quoique le Règne de Dieu se manifeste à l'intérieur du monde et que finalement Dieu devra reprendre le monde - qui est création de Dieu - et le transformer de façon que Dieu soit tout en tous.

Mais pour l'instant le monde est encore au pouvoir d'un autre roi, de ce séducteur primordial qui s'est emparé par ruse de la royauté du monde, et qui aujourd'hui la donne à qui il veut...Il la donne à son meilleur esclave, à celui qui reconnaîtra que c'est lui, dieu. Vous savez, ce fut la troisième tentation à laquelle le Christ fut exposé : Voila, tous les royaumes de la terre m'appartiennent, je les donne à qui je veux, et je les donnerais à toi si tu m'adores, si tu me reconnais comme ton dieu.

 

C'est là une réalité dont il faut tenir compte. On n'en parle plus guère aujourd'hui ; ça amène un peu le sourire aux lèvres, hein, de parler d'une réalité diabolique ou démoniaque qui dirigerait le monde ? Et pourtant ! C'est quelque chose d'hystérique vraiment, car on verra que pour main­tenir sa royauté sur le monde, et sur les hommes surtout, nous verrons le démon se détruire lui-même, procéder à une autodestruction.

C'est d'ail­leurs ce que les Juifs disaient au Christ : Oui mais, c'est parce qu'il est soumis au démon qu'il parvient à les chasser, c'est par Béelzèboul qu'il chasse les démons. Et c'est vraiment là encore le signe de cette autodes­truction qu'exercent partout où elles se trouvent l'autolâtrie, l'autosuf­fisance, l'égoïsme. Donc pour se maintenir on se détruit. C'est quelque chose vraiment d'étonnant. Et pourtant si nous voulons nous examiner, nous, nous verrons bien que c'est ainsi. C'est là une forme du péché, et ma foi, il faut en tenir compte sans nous laisser effrayer par elle.

 

Car le but des Rogations, il se résume en une phrase, une petite imploration qui est celle du Pater : Que ton Règne vienne, que ton Règne arrive ! C'est à dire, que toi, Dieu, tu puisse prendre possession du coeur de tous les hommes, que ton Esprit puisse les habiter, et que le corps de hommes au lieu d'être là le lieu de machination au service de ce satan primordial eh bien, qu'ils deviennent foyer d'amour et de lumière, qu'ils soient un rayonnement de chaleur et un rayonnement de beauté, com­me le disaient si bien les premiers Cisterciens.

A ce moment là, le règne de satan recule, le règne du Christ s'instal­le. C'est tout le processus de la Rédemption. Il est extrêmement lent. Mais ça dépend beaucoup des hommes, de certains hommes surtout qui sont appelés spécialement par Dieu à laisser entrer l'Esprit dans leur cœur pour que le Royaume de Dieu s'impose par sa présence.

Et c'est ça encore une fois le but premier et principal des Rogations, c'est que ce Règne de Dieu s'installe dans le coeur des hommes. Et alors, s'il s'installe, il va se passer des choses dans le comportement des hommes. Et nous pourrons y réfléchir chacun des jours des Rogations.

 

Le premier jour, nous penserons surtout à ce que les hommes se lais­sant habiter par l'Amour, assurent une meilleure répartition des ressour­ces de la terre. Vous savez qu'en beaucoup de régions il y a encore des famines, des famines endémiques. Et ça veut dire qu'elles sont là à l'état permanent. Une bonne partie, oserait-on dire la majeure partie des hommes souffrent encore tout le temps, tout le temps, tout le temps de la faim ; ça veut dire qu'ils ne mangent jamais à leur faim. Parfois ça prend des allures de fléau où ils en meurent. On pense à ces régions de l'Afrique, au nord de l'Equateur, dans les régions du Nigeria, là vous voyez, au bord du désert, le Sahel, on en a parlé souvent et ça recommence encore maintenant.

Le Ruanda, par exemple, l'Urundi aussi, maintenant, vous savez ce sont des petits pays, tous petits pays qui sont enclavés entre d'une part le Zaïre - qui lui commence à connaître une véritable famine - et l'Ouganda, où c'est la guerre. Alors de l'autre côté vous avez l'océan Indien, mais pour y arriver il faut encore traverser un pays. Si bien que lorsqu'on achemine les approvisionnements par voie de terre, avant qu'ils arrivent dans ces petits pays, ils sont déjà tout à fait piller, il n'y a plus rien !

Alors maintenant la Belgique et quelques pays essayent d'établir un pont aérien, de Bruxelles ici, ou de Paris, ou de Cologne pour les ravitailler par avion. Comme ça on est certain que le ravitaillement arrive. Alors là, on voit à peu près que la moitié des enfants meurent avant d'avoir atteint l'âge de deux ou trois ans. Ils meurent de malnutrition. Eh bien, voila des situations d'aujourd'hui !

 

Eh bien, que les coeurs des hommes changent un peu pour que cela ne se présente plus. Nous sommes en 1979, pendant l'année de l'enfant. Pensons un peu à tout ça aussi, à ces enfants pour qu'ils puissent recevoir comme tous les autres un droit à la croissance, à l'éducation, à l'instruction normale, qu'ils puissent devenir des hommes achevés.

Et il y a dans quelques pays privilégiés, dont nous sommes, il y a surabondance de biens, n'est-ce pas, surabondance. Il y a même gavage, on a trop. On meurt dans nos pays d'être trop bien nourri. La nourriture est trop riche, il y a un excès de calories qui fait que les hommes sont brûlés par cette nourriture trop riche, et on en meurt. Il y a là malgré tout quelque chose qui devrait nous donner un peu mauvaise conscience.

En tout cas pour moi, j'ai toujours un peu mauvaise conscience de vivre dans des conditions, pas de bien-être, mais d'excès. Donc, nous devons, nous, si l'Esprit de Dieu nous habite, essayer de - il ne faut pas nous laisser mourir de faim, ce n'est pas cela - mais essayer de limiter nos besoins dans toute la mesure du possible, de façon à ce que d'autres puissent en profiter. On va dire : Oui mais si moi je me prive, ce n'est pas pour ça que là bas au Sahel, ou au Ruanda, ou ailleurs ils auront plus ?

 

Mais SI, d'une façon ou d'une autre ils recevront plus. Car nous pouvons alors avec cet argent, nous ici, que nous ne dépensons pas dans des biens de consom­mation, disons qui ne seraient pas nécessaire, mais nous pouvons envoyer cet argent là bas. Nous recevons régulièrement des appels à l'aide, et nous pourrions peut-être faire davantage. C'est à dire que le carême de partage pourrait s'étendre pour nous sur toute l'année, au lieu de quarante jours.

Cette année, nous avons envoyé une très forte aumône pour le carême de partage. Parce qu'il faut tout de même remarquer, et ça c'est très beau, on remarque ici pendant le carême une diminution de dépenses de consom­mation. Alors ce que je voudrais proposer, peut-être y penser le premier jour des Rogations, et peut-être le faire passer en acte, c'est que ce partage s'étende non seulement pendant le carême, mais aussi petit à petit pendant toute l’année, de façon à ce que nous puissions faire un peu plus de bien à l'extérieur.

Et alors le second jour, nous pourrions demander à l'Esprit de Dieu aussi d'essayer de pénétrer dans le coeur des hommes pour que la paix règne partout dans le monde. Cette paix, vous le savez, c'est quelque chose de tellement difficile à installer quelque part. A la fin de cette semaine-ci, les conversations vont reprendre, Israéliens et Egyptiens, pour essayer de régler la ques­tion des Palestiniens de Cisjordanie et de Gaza. C'est là un problème qui conditionne la paix dans toutes ces régions du Proche-Orient. Et il faut que cette paix s'installe, sinon il y aura encore des misères et des misères, des attentats, des représailles, des morts. Cela devient un cycle hallucinant de plus en plus vraiment infernal.

Et aussi pensons à ce pays, aussi si proche de nous par la foi, le Liban. Le Liban compte 45% de chrétiens déchirés par une guerre larvée ou bien ouverte, qui n'en finit pas. Eh bien que là aussi l'Esprit Dieu travaille et permette que la paix s'installe.

 

Nous allons au début du mois de Juin, le 10 Juin exactement, procéder à des élections au niveau Européen. Eh bien, que ces Européens, ici, prennent conscience qu'ils sont de la même famille. Depuis des centaines d'années les Européens se déchirent, se font la guerre. Il y a eu des dizaines et des dizaines de millions de morts. Il ne faut pas remonter si loin, la plupart de nous ont encore connu cette dernière guerre.

Or, qu'est-ce que cela peut bien faire que sur une carte de géographie, une ligne tracée par quelques diplomates passe à tel endroit. Quand on est au Nord, et qu'on est au Sud, à l'Est ou à l'Ouest, on doit être ennemi, on doit s'affronter. Et si ce n'est pas au plan militaire, ce doit être au plan économique, au plan social.

Eh bien, que ces élections Européennes permettent petit à petit de changer toute notre mentalité ici, et à faire que maintenant on se recon­naisse de la même famille, avant d'être de telle région ou de telle langue. Voila des objectifs ! Mais ça ne peut arriver encore que si l'Esprit de Dieu travaille dans le coeur des hommes et leur fait voir les choses autrement.

 

Et alors pour que cette paix s'installe et s'affermisse, il faut qu'il règne dans le monde et partout un peu plus de justice. Ce doit être alors l'objet de notre réflexion pour le troisième jour des Rogations. La justice, ça veut dire que cesse d'abord toutes les discriminations qui sont basées sur des critères, voila, que les hommes ont trouvés : des critères de race, des critères de classe, des critères de sexe, des cri­tères de religion. Donc que tout cela cesse une fois, qu'on soit le sujet de mêmes droits, de mêmes devoirs, que les charges soient équitablement partagées et que les devoirs soient assumés par tous.

Je pense aux charges, par exemple en voici une : la charge de l'impôt. Il faut payer des, impôts pour que la machine publique vive, pour que nous ayons des routes, des transports, enfin pour que nous puissions vraiment vivre en commun. Il faut un budget auquel chacun doit apporter sa quote-part, c'est cela l'impôt.

Eh bien, que l'impôt soit équitablement réparti, qu'il n'y ait pas de fameuses évasions fiscales. Que les gens qui ont de l'argent, qui ont les moyens, qui ont des voitures, qui ont des avions, qui peuvent aller où ils veulent, n'aillent pas placer leur fortune ailleurs où ils échappent à l'impôt ; tandis que le petit, le petit commerçant, le petit employé, l'ouvrier, et bien eux, ils ne savent pas échapper à tout cela, ils sont taxés à la source.

 

On a estimé en Belgique que pour l'année 1978 - naturellement ce sont des chiffres comme ça mais étudiés tout de même par des professeurs de l'Université de Bruxelles, il y a une base sérieuse ; naturellement les journaux capitalistes crient au scandale. Mais enfin, on estime que la fraude fiscale s'élèverait à 200 milliards de francs pour une année. Je connais une petite chose ou l'autre comme ça, des personnes qui sont très, très, très riches, et je sais bien qu'une bonne partie, si pas toute leur fortune est placée hors d'impôt à l'extérieur du pays. Vous voyez, c'est ça !

Donc au moins mieux alors répartir l'impôt, non pas faire la chasse aux fraudeurs, mais tout de même que les gens sachent que si moi qui suis très, très riche, je ne paye pas l'impôt, eh bien c'est un autre moins             habile que moi qui devra le payer. Alors voila ! Je cite cet exemple de justice, mais il y en a bien d'autres encore.

Le droit au travail aujourd'hui, qu'on puisse travailler. Il y a pour l'instant 300.000 chômeurs rien qu'en Belgique. C'est la même chose dans tous les autres pays. Il y en a des millions pour l'Europe. Voyez dans quelles conditions ces élections vont avoir lieu. Donc, qu'il y ait au niveau Européen une législation sociale, un équilibre économique et social qui permette à chaque homme de pouvoir s'épanouir dans un tra­vail qui le rende heureux.

 

Voila des objectifs, mes frères, qui peuvent devenir les nôtres. Mais encore une fois tout cela - soyons lucides, ayons les pieds sur terre - tout cela n'est possible que si l'Esprit de Dieu intervient, s'il entre dans les coeurs et s'il les travaille. Et c'est cela que nous allons demander, que les hommes reconnaissent que finalement ils sont tous les mêmes, c'est à dire qu'ils sont tous frères.

Il y a des frères dans une famille, qui sont toujours plus malins que les autres, plus habiles. C'est vrai, on ne sait pas éviter cela, il y a des différences. Mais que celui qui est plus intelligent, plus habile mette son intelligence, son habileté au service de ses frères et non pas pour essayer les exploiter.

Nous sommes tous frères, et aussi Dieu veut nous réunir tous dans son Royaume qui n'est pas de ce monde, un Royaume où on peut vraiment s'aimer, s'entraider, s'épanouir. Et si vous le voulez.............

           

Fin inattendue de la bande d'enregistrement !!!

 

Chapitre : L’Opus Dei.                             23.05.79

      21. Deuxième degré d’humilité.

 

Mes frères,

 

            Revenons à l'Opus Dei. Je vais établir une petite transition avec ce que j'ai déjà dit. Nous nous sommes donc engagés par notre profession monastique. Et là tout à fait consciemment et explicitement - nous le sommes déjà en vertu de notre baptême naturellement - mais ici par notre profession monastique nous nous sommes engagés solennellement à l'endroit de Dieu, à l'endroit de l'Eglise, à l'endroit de l'humanité, pour notre communauté, à coopérer à la grande oeuvre que Dieu est en train d'accomplir dans le monde depuis qu'il a lancé son travail de création. Travail de création qu'il a repris lorsqu'il y a eu déviation à cause du péché ; et ce travail de création est devenu alors travail de Rédemption. Et nous nous sommes engagés à coopérer avec lui à cette oeuvre divine.

Et nous le faisons en se laissant dissoudre notre volonté dans celle de Dieu, qui lui sait très bien ce qu'il veut. Et nous l'aidons, nous, lorsque nous nous adaptons à son vouloir, lorsque nous entrons parfaitement dans son plan. Naturellement parlant, nous avons plutôt tendance à travailler en franc tireur, donc à travailler un peu suivant nos idées à nous, en marge du plan de Dieu. Parfois même lorsque nous trouvons que ce plan n'est pas comme il nous semblerait devoir être, contre le plan de Dieu.

Il y a donc en nous toujours cette tendance au péché qui est là, innée, et qui nous empêche d'être parfaitement collaborateur de Dieu. Et l'Opus Dei que nous exécutons chaque jour avec tant de persévérance et de fidélité, c'est la réverbération en nous, dans notre conscience, dans notre être conscient, de ce travail que Dieu continue et auquel nous nous efforçons de notre mieux de collaborer.

Donc, c'est facile à comprendre que l'attitude d'un bon collaborateur sera celle d'un serviteur de Dieu, d'un esclave de Dieu, d'un homme qui n'a plus de vouloir propre, un homme dont le vouloir est devenu celui de Dieu. Et c'est ce que Saint Benoît nous fait découvrir dans son échelle de l'humilité.

 

Le premier degré est très simple : c'est tout bonnement de savoir que Dieu est là et que nous avons des rapports de dépendance à son endroit, des rapports de créatures, des rapports d'hommes en train d'être sauvés, des rapports d'hommes qui ont signé un contrat d'alliance avec lui, un contrat de travail, la profession monastique.

            Et dans le second degré d'humilité, là, nous voyons très bien se dessiner notre position à son endroit, vous allez voir ! Saint Benoît nous dit que le second degré d'humilité consiste à ne pas aimer sa volonté propre, et à ne pas se complaire dans l'accomplissement de ses désirs, 7,83. Le texte latin est beaucoup plus percutant. Il dit : le second degré d'humilité, c'est si quelqu'un n'aimant pas sa volonté propre, ne trouve aucun plaisir, aucune délectation à assouvir ses désirs. Eh bien là, vous avez la réaction normale d'un véritable esclave.

C'est un homme qui n'est pas à l'aise lorsqu'il fait son vouloir propre. En effet, un esclave n'a pas de volonté. C'est un homme dont la fonction est précisément de ne pas avoir de volonté propre. Il porte en lui la volonté de son maître. Il la reçoit, il la fait sienne, il l'exécute. C'est sa fonction !

 

Alors lorsqu'il devrait faire son vouloir propre, eh bien, il ne sera pas tranquille, il ne sera pas à son aise. Il n'aime pas de faire sa propre volonté,  il ne trouve pas de plaisir à suivre l'accomplissement de ses désirs. Pourquoi? Parce qu'il aurait mauvaise conscience hein ! Faire, se complaire dans ses désirs personnels le met dans une situation qui ne correspond pas à son être. Il est donc en dehors de ce qu'il doit être, en dehors de ce qu'il est. C'est une sorte de schizophrénie qui s'établit en lui, donc comme une double personnalité : celle du serviteur et puis alors celle du maître. Or ça ne peut pas être, on ne peut pas jouer cela sans créer en soi un déséquilibre.

Et là, c'est très important pour nous, pour notre vie. Un moine qui est tiraillé ainsi entre son obéissance, entre sa conscience qui lui dit qu'il n'a plus de volonté propre, et qui est tiraillé par ses propres désirs, et qui est toujours en train de basculer de l'un à l'autre, eh bien, il installe en lui le déséquilibre. Et finalement ça va apparaître dans son comportement, et ça pourra même aller très loin, très loin jusqu'à devoir être soigné au plan médical.

Mais l'inverse se produit aussi, et c'est ça qui est étonnant. Lorsque vous avez quelqu'un, un homme - mais tous les hommes, absolument tous, nous portons tous en nous un certain déséquilibre, absolument personne n'y échappe, mais enfin chez certains ce serait plus prononcé - si cet homme alors s'efforce d'établir une harmonie, une identité entre son vouloir et le vouloir de Dieu, s'il n'y a plus en lui ce balancement constant entre volonté propre et volonté divine, il rétablit en lui l'équilibre au plan psychologique, au plan psychique, au plan physique.

 

Et c'est pourquoi un moine qui est parfaitement obéissant, ce sera toujours un homme équilibré au plan psychique. Pourquoi ? Parce qu'il retrouve un état qui était un peu celui avant la chute où l'homme était parfaitement sain au plan psychologique. Il le retrouve. Et c'est là pourquoi il faudrait que dans les monastères il n'y ait que des gens parfaitement sains au plan psychologique ; ça devrait être le résultat, ça devrait être ainsi.

Petit à petit on devrait voir les défauts, disons les déséquilibres de chacun se résorber et l'homme redevenir un, redevenir beau, redevenir parfait, devenir ce qu’il doit être. N'oublions pas que ce n'est pas de l'ordre des miracles. Dès l'instant où un homme collabore à ce que Dieu veut, eh bien, tout son être se met en place. C'est certain n'est-ce pas. Mais ça ne va pas sans difficultés, car on se trouve un peu au plan psychologique dans la situation du frère Ber­nardin maintenant.

Lorsque l'être a été tordu pendant des années et des années, depuis l'enfance, pour le redresser ça demande de grandes, grandes douleurs parce que on a pris une certaine posture, et dans cette posture là on est installé. Et lorsqu'il faut redressé, tout l'être crie. C'est pour ça que c'est toujours pénible. Mais il faut avoir le courage de durer parce que le résultat final est là, qui est la guérison.

 

Et alors va se réaliser ce que Saint Benoît demande du moine qui chante l'Opus Dei. Il n'y aura plus ce hiatus, ce fossé entre ce que nous disons et ce que nous sommes. Mens nostra concordet voci nostrae, 19,12, dit-il, que notre intérieur corresponde avec ce que notre voix émet. Lorsque Saint Benoît dit cela, il ne pense pas aux distractions, oh non, c'est inévitable des distractions pendant l'Office. On va penser, on a des soucis et ils vont revenir. On ne sait pas échapper à ça, personne ne sait y échapper. C'est autre chose : que notre disposition foncière corresponde à ce que nous disons. Et ça, c'est le fruit du second degré d'humilité.

Mais voila, il faut arrêter et je suis seulement arrivé à la moitié. Eh bien, nous continuerons à une autre occasion si, je ne dirais pas le temps le permet, nous voici de nouveau lancé dans la pluie, mais si la santé le permet.

 

Chapitre : L’Ascension du Seigneur.              24.05.79

 

Mes frères,

 

Nous allons ensemble essayer d'approcher quelque peu le mystère de l'Ascension. C'est une entreprise qui pourrait faire frémir, car vous le savez, celui qui s'approche trop près du mystère est écrasé par lui. Et pourtant nous ne pouvons pas y échapper, car le mystère de l'Ascension constitue le dynamisme de notre vie monastique. Mais, c'est un mystère !

C'est à dire qu'il exige d'être vécu. C'est une exigence absolue, ce n'est pas facultatif. Et nous ne pouvons nous en approcher qu'à tâtons comme des aveugles. Ce n'est pas un problème dont on pourrait faire le tour, un problème auquel on pourrait apporter une solution. Non, ce mystè­re nous enveloppe, c'est lui qui nous porte, et ce n'est pas nous qui pou­vons le choisir pour en parler. Et ce mystère, que signifie-t-il pour nous ? Quelle est sa place dans notre vie ?

 

L'Ascension, c'est le second volet de la Résurrection du Christ. Les deux sont inséparables, l'un appelle l'autre. Et la Résurrection du Christ, ce n'est pas une réanimation, c'est un événement qui est sans précédent, sans précédent dans l'histoire des hommes. Et il est unique. Il n'y a pas plusieurs résurrections, il n'yen a qu'une seule, celle du Christ, et la nôtre qui est déjà à l'oeuvre en nous maintenant.

Elle n'est que l'extension, le prolongement de cette unique Résurrection du Christ qui travaille en nous, et finalement, il n'y aura plus qu'un seul corps dont le Christ est la tête et dont nous sommes les membres. Et c'est ce corps qui est en train de ressuscité dans sa totalité. Mais la tête, elle, a déjà réalisé sa résurrection.

Il n’y en a donc qu'une seule ! C'est tout autre chose que la réanima­tion d'un homme, qui a été pendu sur une croix, qui a été mis au tombeau, et puis qu'on a revu. Non ! C'est un mystère aussi, ce n'est pas une question. C'est un état absolument, radicalement neuf.

 

Le Christ a été fait péché. Et ça veut dire ceci : voila un homme, véritable homme et qui est en même temps Dieu, et qui n'a jamais commis le moindre péché. Voici que mystiquement, mystérieusement il est devenu pécheur, c'est à dire qu'il commet mais toujours mystiquement et pas réellement, mais malgré tout d'une certaine façon très réelle, sinon il n'aurait pas pu être condamné et damné.

Et voici que le Saint par excel­lence commet les péchés de tous les hommes qui existeront jamais sur la terre, et qui se concentrent en lui. Et tous ces péchés, c'est tous d'une façon ou d'une autre le refus de la Vie. C'est le choix d'une illusion de vie en écartant la Vie véri­table. Et finalement, cette illusion de vie se dévoile pour ce qu'elle est, c'est à dire la mort.

Voici donc le Christ plongé dans la mort. La mort, donc maintenant toutes les morts, la nôtre aussi qui est à l'oeuvre aussi en nous. La mort, ce n'est donc plus un simple événement d'ordre biologique ; main­tenant elle est le signe et elle est la conséquence d'un péché. Elle est un état de violence. Et c'est pour ça qu'elle est tellement dure, qu'elle est tellement pénible pour tous les hommes. Et elle a été extrê­mement pénible pour le Christ, ça, nous le savons bien, c'est toute la face de la passion.

 

Eh bien voici donc le Christ réduit à cela, parce que son Père a voulu le faire péché. Mais ça ne pouvait pas en rester là car en réalité le Christ est le Saint. Et le Saint, celui dont la vie est justice parfaite, celui qui a assumé son destin par obéissance, donc ce destin ultra tragi­que, il l'a assumé par obéissance. Donc, lorsqu'il était péché, il l'était par obéissance.

C'est là que se trouve le mystère ! Pour nous, ce sont des réalités bien concrètes, mais incompatibles, contradictoires et, elles se sont unies dans la personne du Christ. Et lui a accepté ce sort jusqu'au bout par obéissance et alors, il a débouché sur la Vie. II était impossible que lui qui était la Vie soit définitivement absorbé par ces puissances de mort, par cette fausse vie.

Et voila que ça éclate, la vie est la plus forte, elle éclate et elle volatilise, elle réduit à rien tout ce qui est faux, tout ce qui est illusion, tout ce qui est mort ; et cela, dans la chair de cet homme qui est mort sur une croix et qui a été mis au tombeau.

 

Voila le mystère de la Résurrection ! Nous ne pouvons absolument pas, encore une fois, trouver une solution à ça ; nous devons, comme pour le mystère de l’Ascension, le vivre. Ce n'est pas facultatif. Nous devons le vivre pour essayer existentiellement de saisir un peu ce qu'il repré­sente. Et ça, c'est donc le premier volet !

Mais ce premier volet en exige un second. Il faut que ce passage d'une extrémité à l'autre, de la mort à la vie, se concrétise d'une façon ou d'une autre ; et c'est cela l'Ascension ! Voici donc le Christ qui est descendu dans les enfers - ça veut dire qu'il partage le sort des damnés. Nous devons bien nous mettre ça en tête. Ce n'est pas encore quelque chose là, une image, une allégorie. Non, le Christ est damné. Il descend donc au plus bas des enfers, dans la soubasseur, là où il y a absence absolue de Dieu.

Voici donc Dieu qui descend dans le néant de Dieu. C'est encore une fois là quelque chose d'absolument incompatible avec notre raison. Et de ce néant, il passe alors dans l'autre extrémité qui est le coeur de la Trinité. Il y est introduit, il est dans les hau­teurs, il entre dans le ciel. Vous avez là encore ce schème spatial dans lequel s'inscrit toute notre vie, notre vie chrétienne, notre vie de ressuscité en train de l'être.

 

Vous avez donc un diptyque : la Résurrection qui s'achève dans l'Ascension. Le Christ ayant accompli sa mission est emporté dans le sein même de la Trinité, au coeur de la Trinité, et là il continue à rayonner sur le monde. C'est donc l'achèvement de l'Opus Dei. C'est l'achèvement de l'Oeuvre de Dieu, de cette grande entreprise de Dieu. Et comme j'y ai encore fait allusion hier soir, notre Opus Dei que nous chantons tous les jours n'est rien d'autre que cela. Nous devons bien nous le mettre en tête. L'Opus Dei n'a aucune autre raison que la transcription au plan vocal et gestuel de ce mystère.

Mais ce mystère postule alors encore malgré tout une suite ; c'est à dire qu'il doit s'étendre, se répandre dans toute l'humanité. C'est l'humanité entière, qui est le Corps, qui doit être introduite aussi au coeur de la Trinité. Il y a donc un événement qui va permettre que ce mystère s'achève alors tout à fait et ce sera l'envoi, la Mission de l'Esprit du Christ sur l'humanité, ce sera la Pentecôte.

Alors ce mystère de Résurrection-Ascension va travailler toute l'huma­nité comme un levain, et la faire grandir jusqu'au moment où, ressuscitant dans sa totalité elle sera au coeur de la Trinité, et Dieu sera tout en tout. Voila donc le mystère de l'Ascension. Vous voyez que c'est quelque chose qu'il n'est pas possible de cerner, parce que c'est lui qui nous fait vivre.

 

Et maintenant, dans notre vie concrète de moine, que représente-t-il ?  Eh bien, le moine est un homme dont toutes les énergies sont dirigées sur l'accueil existentiel de ce mystère. Le moine est un homme qui est choisi par Dieu, qui est appelé par Dieu pour vivre au nom de l'humanité entière, et subsidiairement par rapport au Christ, ce mystère de l'Ascension.

C'est pourquoi le moine doit être pascal, c'est à dire un être de passage. Il n'a pas de demeure permanente ici bas : il passe, il ne fait que passer. Il ne se fixe pas, il ne jette pas une ancre qui le retiendrait. Non, il a coupé toutes les amarres et il passe sans cesse. Il va passer d'abord du refus à la collaboration - j'y ai encore fait allusion hier soir aussi - passer du refus du plan de Dieu à la collabo­ration à ce plan. Ce sera pour nous l'obéissance et cette obéissance devra devenir parfaite.

Ce sera le passage de l'oubli à la présence. Oblivionem omnio fugiat, dira Saint Benoît, 7,31, le moine aura soin de fuir absolument l'oubli. L'oubli de quoi ? Mais l'oubli de Dieu, l'oubli des frères, l'oubli du monde, toutes les formes d'oubli pour passer de cet oubli à la présence. Et à la présence de qui ? Mais à la présence de Dieu, à la présence des frères, à la présence de la création, à la présence de ce mystère. L'homme oublie, lorsqu'au lieu d'avoir les yeux ouverts sur ce qui se pas­se, il les retourne sur lui et s'enfonce dans sa propre obscurité. L'égoïsme, l'égocentrisme, l'autolâtrie, c'est cela l'obscurité ! Cet hom­me alors se perd. Ce sera encore passage justement de l'obscurité à la lumière.

 

A la lumière ? Mais laquelle ? Mais c'est la Lumière de la Trinité, cette lumière dans laquelle le moine peut voir, non seulement Dieu, mais aussi ses frères et toute la création. Il est remarquable que lorsque Dieu se manifeste concrètement à un homme, c'est toujours sous la forme d'une lumière. Les yeux spirituels du corps spirituel qui est en train de se former dans un homme, s'ouvrent et, tout à coup et pour toujours il voit une lumière qui est autre que la lumière du soleil, qui est la Lumière de Dieu. Eh bien, c'est le passage de l'obscurité à la lumière.

S'il est un être de passage, ce sera donc un être d'espérance. C'est à dire qu'il va se dépouiller de tout, mais aussi de lui-même, comme un papillon se dépouille de sa chrysalide pour ouvrir ses ailes et devenir papillon. Il va donc se dépouiller de tout pour entrer en possession de la source de tout. Et étant en possession de la source de tout, il récupère tout ce qu'il a laissé. Ce n'est pas une ruse naturellement, ce n'est pas une façon de reprendre d'une main ce qu'on avait laissé de l'autre.

Non, mais c'est un passage obligé s'il veut rencontrer Dieu, s'il veut remplir cette mission qui lui est confiée : être un nouveau Christ transporté au sein de la Trinité. Il abandonne tout comme le Christ a tout abandonné, et le voila ; mais au moment où il est au coeur de la Trinité, alors il est comme Dieu et il enveloppe l'univers. C'est, je l'ai déjà dit je pense, lorsqu'on parle des saints au temps de leur vie mortelle, et qui étaient présents ici, et encore là, et encore là en même temps, ce n'est rien d'autre que cela. Etant en Dieu, ils englobent l'univers.

 

Mais voila ce qui nous fait comprendre que notre vie monastique est animée d'un mouvement ascensionnel. Elle est la réponse à la prière du Christ. Et c'est plus qu'une prière, c'est un ordre, c'est une volonté expresse. Je veux, disait-il à son Père, je veux que là où je suis, eux aussi soient avec moi, et qu'ils voient ma gloire.

C'est donc cette chose là que le Christ a voulu qui se réalise. Mais elle ne se réalise pas en une fois. C'est un mouvement, un lent mouvement vers le haut, toujours cette inscription dans ce schème spatial basseur-­hauteur. Echelle d'humilité : on monte vers le ciel, vers Dieu, en des­cendant dans son propre néant. Et alors, c'est cela le ciel.

Le ciel, c'est d'être là où est le Christ et c'est de le voir, voir sa gloire, le voir présent, le voir agissant, le voir omniprésent. Car comme l'Epître aux Ephésiens nous l'a encore donné à entendre cette nuit : Il emplit l'univers.

 

Il est donc présent partout, et celui qui commence à avoir le coeur pur peut le contempler partout. A ce moment là, cet homme est entré au ciel et son mouvement ascensionnel est disons quasi terminé, il ne reste plus rien que son Père qui l'attire. Le Christ, qui l'appelle, tranche le tout petit fil qui le retient et alors, disons, c'est l'ascension ! C'est ce que nous autres nous appellerons la mort ; mais pour lui, ce sera l'entrée définitive dans la Vie Eternelle.

Voila mes frères, schématisé très maladroitement, notre vie monastique si belle. Il suffit, encore une fois, de nous laisser porter par la puis­sance de Dieu, par le souffle de l'Esprit, par l'Amour qui anime, qui a porté le Christ pour en arriver là. 

Et c'est cela que je vous souhaite à tous. Et je suis certain qu'au­jourd'hui, le Christ glorieux nous remercie tous, vous remercie tous de vous laisser faire par lui. Car lorsque nous sommes là, c'est pour lui je dirais quelque chose de réconfortant. Car sa mission, encore une fois, s'est réalisée dans un homme, et à partir de cet homme, elle a rayonné avec plus de puissance encore dans toute l'humanité, à travers toutes les cellules de ce grand Corps qui est le Sien.

 

Chapitre : L’Opus Dei.                             25.05.79

      22. Deuxième degré d’humilité * Application à l’Opus Dei.

 

Mes frères,

 

Nous allons en revenir à notre second degré d'humilité. Saint Benoît nous dit que le moine parvenu à ce degré imite son maître le Christ qui a dit : Je suis venu, non pour faire ma volonté, mais celle de celui qui m'a envoyé. 7,85. Un véritable serviteur de Dieu, un esclave du Seigneur Tout-Puissant n'aime pas de faire sa volonté propre. Il ne trouve pas son plaisir à répondre aux pulsions de ses désirs. Non, sa joie, son bonheur, c'est dans la volonté de son maître.

Et Saint Benoît a ici une toute petite, encore, note qui échappe à la traduction française. Et à ce propos on m'a parlé aujourd'hui d'un monas­tère de moniales où les novices sont astreintes à l'étude du latin. Oui, elles s'y livrent avec ardeur dans la joie de l'obéissance mais à une allure de tortue. Donc, ça veut dire que ça ne correspond guère à leur désir profond.

Eh bien, je trouve un peu regrettable cette perte du latin, pour ceux qui le connaissent du moins, dans la liturgie. Cela frise parfois la catastrophe. J'entendais encore la traduction de la lettre de Saint Pierre, un texte qui avait été traduit en français. Et je me dis : mais est-ce le latin ça ? En latin c'est d'une richesse immense, et une fois que c'est traduit, c'est fini, on a tout démoli. Ici aussi ! Cette traduction, ça fait l'effet d'une baudruche crevée. Elle est dégonflée, elle est devenue flasque, elle est vide, elle est morte. Ce n'est plus un beau ballon qui fait la joie des enfants et des grandes personnes.

 

Saint Benoît nous dit que ce moine vraiment donné à Dieu imite factis ! Allez un peu traduire ça ? Par sa conduite, dira la traduction. C'est vrai, dans sa conduite ; mais factis ?  Et ça veut dire que lorsque Dieu dit quelque chose, c'est immédiatement traduit dans les faits. Nous chantons dans un psaume : il dit et ce fut fait, à peine sorti de la bouche de Dieu, que c'est là­ ! Dieu crée par la simple émission de sa voix. Sa parole arrive à l'oreille du moine, la voix frappe les tympans du moine et déjà ce que Dieu a voulu est présent. C'est un factum, c'est un fait, c'est réalisé !

Allez un peu traduire tout ce tableau ! Eh bien, c'est un seul mot dans la Règle. Mais il y a là derrière toutes ces réminiscences Bibliques. Et quand on dit platement par sa conduite, allez un peu retrouver tout cet arrière fond de la Bible ? Non, c'est parti. Mais il y a encore plus. Il dit : la voix, cette voix du Seigneur qui dit. Il ne dit pas : il imite une parole du Seigneur. Non, une voix, vocem. Et alors aussitôt vous avez toute cette réminiscence des  voces, des voix dans la Bible. Nais surtout de la grande vox, voix, la voix de celui qui crie dans le désert.

Il y a donc ici, dans ce mot vox qu'utilise Saint Benoît, un ordre. C'est une voix qui crie à l'intérieur du monastère, qui crie aux oreilles du moine et qui crie dans son cœur. Et cette voix alors le secoue comme elle ébranle le désert ; et c'est cette voix qui intime un ordre. C'est plus que de proposer un exemple, c'est ici une norme de conduite qui est imposée lorsqu'il s’agit de vox.

 

On retrouve la même idée dans le Prologue, où on entend Dieu qui crie: vox – clamans, Pr.26, alors il utilise les deux mots et nous avons ça ici. Mais si je traduis : il se conforme dans sa conduite à cette parole du Seigneur, tout ça est parti. Car c'est plus qu'une parole, c'est une voix qui crie aux oreilles du moine et qui lui intime l'ordre puisqu'il est moine, puisqu'il est esclave, puisqu'il est serviteur, de ne pas faire sa volonté mais de faire la volonté de celui qui l'a appelé à l'imitation de son Maître, le Christ qui Lui était tel. Il était tel. Mais pourquoi ?

Parce que ça correspond à la fonction du Verbe de Dieu à l'intérieur de la Trinité. Le Verbe de Dieu, voyons-le dans la Trinité, il est l'expression - je traduis en mots humains naturellement - il est l'expression conceptuelle et l'expression verbale de ce que Dieu veut, de ce que Dieu désire, de ce que Dieu est aussi. Mais la volonté de Dieu, elle n'est pas distincte de son être. Dieu ne veut jamais rien d'autre que lui-même, ou une participation à lui-même, ou un reflet de lui-même, ou une image de lui-même. Dieu, dans tout ce qu'il dit, dans tout ce qu'il fait, il s'ex­prime, il se traduit toujours, toujours.

Et cela, c'est le Verbe de Dieu. Il n'y a donc pas de différence, il n'y a pas de fossé entre le Verbe de Dieu et le Père. Il y a beaucoup plus qu'une équivalence, il y a une identité, c'est le même. La seule diffé­rence, c'est qu'il y en a un qui énonce ce Verbe et il y en a un autre qui est ce Verbe. A l'intérieur de la Trinité, ils sont une seule et même nature.

 

Eh bien, Jésus le Christ qui est le Verbe, le Dieu Incarné, il est tel aussi dans sa nature d'homme. Et ça veut dire qu'il y a identité entre ce qu'il est et ce que son Père veut. Il est constitué dans son être par ce que son Père veut de lui, il est l'expression humaine de la volonté de son Père. C'est pour cela qu'il pourra dire : Moi, je me nourris de la volonté de mon Père. IL EST cette VOLONTE.

Eh bien Saint Benoît désire qu'il en soit ainsi pour le moine, et qu'il en soit ainsi pour nous, que nous soyons nous aussi rien d'autre dans tout notre être qu'image de la volonté de Dieu, de ce que Dieu veut, de ce que Dieu désire pour nous, pour nos frères, pour le monde, pour toute sa création.

Et c'est alors que nous sommes vraiment serviteurs, que nous sommes vraiment esclaves, que nous pouvons réellement collaborer, coopérer à son oeuvre, à son Opus, à l'Opus Dei.

 

Et c'est important pour l'Opus Dei que nous chantons à l'église. Nous devons avoir cette disposition avant de commencer. Je vais vous en donner un petit exemple concret. C'est que l'Opus Dei tel qu'il nous est présenté, il nous vient de l'extérieur. Ce n'est pas nous qui l'avons élaboré, ce n'est pas nous qui l'avons construit. Non, il nous est imposé de l'exté­rieur.  Par qui ? Par quoi ? Par l'Eglise, par la liturgie, nous n'avons pas le choix. Et nous devons donc entrer dans cet Office tel qu'il nous est offert.

Et alors nous désirons peut-être autre chose ? On entend de ces réflexions, par exemple : pourquoi ces foutues antiennes ? Pourquoi, mais enfin pourquoi ? Ce serait tout aussi bien sans ces antiennes qu'il faut apprendre maintenant ! Mais allez, pourquoi ces répons ? Ce serait tout aussi bien sans ces répons. On pourrait bien organiser les choses autrement, ce serait plus simple, plus priant, ce serait plus vivant, ça correspondrait mieux à ce que nous sommes. Voila, faire un Office, créer un Office pour nous.

Oui, ce serait peut-être dynamisant pour notre sens de la poésie, notre sens de la prière, enfin tout ce qui en nous trouve du plaisir à suivre ses petites volontés et ses désirs. Mais non, ça nous vient de l'extérieur, comme une pluie ou comme un orage, ou bien comme un coup de soleil ; ça est là et nous devons le pren­dre tel qu'il nous est présenté.

 

Eh bien, nous devons donc déjà avant de commencer à chanter notre Office, entrer dans cette disposition qu'il y a là une voix qui nous dit : voila comment les choses sont, qu'elles vous plaisent ou qu'elles ne vous plaisent pas, Moi Dieu, par l'entremise de mes délégués que sont les successeurs des Apôtres, qui sont eux les représentants de mon Fils, qui ne fait qu'un avec moi, eh bien, je vous dis de faire comme ça.

Alors dans les faits, nous, nous imitons cette voix du Seigneur qui nous arrive par ces structures institutionnelles de l'Eglise, qui sont les organes de transmission de la volonté de Dieu, via les Apôtres. Eh bien, nous entrons dedans. Je dis non, je préfère ne pas suivre ma volonté propre, ne pas suivre mes désirs et mes plaisirs, mais j'entre dans ce qu'il m'est demandé même si ça me parait un peu raide par rapport à moi, mais j'y entre.

Voyez un peu, on comprend un tout petit peu mieux qu'il faille, même avant de commencer notre office, mais alors encore après lorsque nous devrons l'exécuter, qu'il faille toujours cette disposition première, ne pas vouloir jouer au pirate. Vous savez, il y a des célébrations pirates aujourd'hui - c'est le terme qu'on emploie - des liturgies pirate, des eucharisties pirates, des offices pirate ; c'est à dire qu'on fait un peu comme ça, hein ! Voila, on arrange ça ainsi.

Non, il y a des normes fixées par l'Eglise et c'est la dedans que je trouve ma délectation. Je ne suis pas venu pour faire ma propre volonté mais celle de mon Père qui m'a appelé.

 

Vous voyez mes frères comme l'Opus Dei est quelque chose qui exige de nous un dépouillement qui peut nous paraître une perte au plan humain, même une perte au plan spirituel. Car nous prions toujours beaucoup plus facilement à notre idée lorsque c'est spontané que lorsqu'il nous faut entrer dans un cadre tout préparé.

Mais non, tout ça c'est je dirais de l'illusion encore. La place du Christ était à la fin de sa vie sur une croix, et là il ne remuait pas comme il voulait, là il était fixé pour toujours et il devait y mourir. C'était définitif !

Je ne veux pas dire qu'en chantant l'Office nous sommes cloués sur une croix, mais malgré tout nous sommes dans un certain cadre qui ne s'adapte peut-être pas tout à fait à nous. Mais il y a donc là une partie de nous qui doit mourir pour faire place à une autre qui va surgir, que nous ne connaissons pas, mais qui un jour apparaîtra et qui sera notre visage définitif, réplique parfaite, image parfaite alors du visage du Christ.

 

Chapitre : L’Opus Dei.                             26.05.79

      23. Troisième degré d’humilité : L’humilité est un mystère.

 

Mes frères,

 

Revenons à notre Opus Dei, à notre humilité. L'humilité, c'est un état qui participe de quelque façon à un mystère, Un état mystérieux, parce que cet état de l'humilité est créé dans l'homme par l'agir de l'Esprit Divin qui prend dans l'homme, petit à petit, tous les leviers de commande les uns après les autres.

Si bien que l'homme participe de plus en plus aux impulsions que lui donne Dieu directement ; non pas par l'intermédiaire encore d'agents extérieurs, mais Dieu agit directement à l'intérieur de lui, pour permettre à cet homme de s'adapter aux messages qui lui sont transmis de l'extérieur. Il participe aussi de plus en plus au mystère Trinitaire, et c'est la raison pour laquelle l'humilité est aussi de quelque façon un mystère.

Ainsi par exemple, vous savez que Saint Benoît nous décrit douze degrés d'humilité d'une échelle symbolique. Au lieu de degrés, d'échelons, on pourrait tout aussi bien dire comme le font certains anciens, avec plus d'exactitude me semble-t-il. Ils parlent d'indices, de signes, de symptômes qui permettent de juger de l'état de cet homme.

 

Et le mystère réside en ceci : c'est qu'en chacun des degrés, tous les autres degrés sont présents en même temps. Il est difficile de les distin­guer. C'est nous, pour la facilité de la réflexion, parce que nous sommes bornés et que là nous touchons le mystère, que nous devons distinguer pour pouvoir analyser, et ayant analysé, pouvoir mieux nous adapter à cet agir de Dieu. C'est un peu comme le bon chauffeur.

Le chauffeur idéal, ce serait celui qui connaîtrait à fond le moteur de sa voiture. Et alors il analyse toutes les pièces, il les démonte, il les remonte, il connaît tout. Ce moteur alors, dans les mains d'un tel chauffeur aura un temps de longé­vité beaucoup plus long parce que lui sait très bien que la moindre chose qu'il fait aura telle répercussion à travers tel organe sur le moteur. Mais ce qui compte, c'est que le moteur tourne et que la voiture avance.

Eh bien nous autres, nous procédons un peu ainsi pour l'humilité. C'est que nous devons réfléchir pour mieux connaître le fonctionnement de cet agir de Dieu en nous, qui crée en nous l'humilité.

 

Et c'est cette présence de tous les degrés dans chacun des degrés qui est remarquable à propos du troisième degré où Saint Benoît nous dit que le troisième degré d'humilité réclame la soumission au supérieur en toute obéissance, pour l'amour de Dieu, à l'imitation du Seigneur, dont l'Apôtre dit : Il s'est fait obéissant jusqu'à la mort. 7,89.

C'est encore une fois traduit, oui, plus ou moins bien. Voyez-vous, une traduction, c'est toujours une trahison, et il faut bien y passer tout de même. Enfin par exemple ceci : Saint Benoît nous dit que ce moine donc au troisième degré : c'est celui qui se soumet pour l'amour de Dieu à son maior, à celui qui est plus grand que lui. Et pas nécessairement le supérieur, celui qui est plus grand que lui en toute obéissance  omni oboedientia.

Et ça veut dire ceci : c'est que cet homme, il n'a plus d'autres actions, il n'a plus d'autres plaisirs, il n'a plus d'autres joies que d'avoir l'oreille tendue vers une voix qui lui parle. Et cette voix, il l'entend, il l'entend sans arrêt. Il ne l'entend pas à certains moments de la journée ? Non, il l'entend sans arrêt comme une musique qu'on écoute et dont on ne peut se détacher l'attention. Car obéir ne veut rien dire d'autre, au sens étymologique. Il faut toujours retourner à ce sens premier pour comprendre. Obéir veut donc dire : tendre l'oreille. C'est ça obéir ! Il tend l'oreille vers le haut, toujours ce schème spatial, vers un maior, un qui est plus haut que lui, qui est plus grand que lui ; et il tend l'oreille.

 

Et tout son plaisir est d'écouter. Et alors d'écouter, pour naturelle­ment recevoir en lui ces paroles, ce chant, cette musique qui agit en lui et qui va petit à petit prendre possession de lui et faire de lui aussi une musique, un chant, et un spectacle. Non pas un spectacle dans le sens laid du mot. On dira : oh quel fameux spectacle ! Non, non, mais quelque chose qui sera beau à voir parce que cet homme va devenir ainsi par son attention, par son oreille tendue toujours vers ce que Dieu lui dit, cet homme va devenir lui-même Parole de Dieu.

Cette Parole va s'incarner en lui jusque dans sa chair. Et il pourra alors comme le dit encore ici Saint Benoît : imitans Dominus, il va  devenir la figure, l'imitation ou l'image exacte et vivante de l'image de Dieu qu'est le Christ.

 

­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­Chapitre : L’Opus Dei.                             28.05.79

      24. Troisième degré : se placer sous l’autorité d’un autre.

 

Mes frères,

 

Nous savons et nous croyons, même si nous ne savons pas le réaliser parfaitement encore, que le moine, c'est à dire le serviteur de Dieu, celui qui s'est donné totalement au Christ, nous savons et nous croyons que cet homme trouve sa joie, sa délectation, son plaisir, sa paix, la complétude et la plénitude de son être à ouvrir son oreille à ce que lui demande son Seigneur et Maître le Christ ; çà nous le savons. Et c'est la raison pour laquelle il va se soumettre à celui-là qui l'a appelé, à celui-là qui l'invite à entrer dans une oeuvre qui est l'oeuvre de Dieu : le grand travail de Création, de Rédemption, de Divinisation du monde, de tous les hommes, et même de la création matérielle.

Il va se mettre en dessous de celui qui est plus grand que lui, se subdat maiori, dit Saint Benoît, 7,90. Le plus grand, ce sera natu­rellement toujours Dieu, ce sera Dieu à la portée de l'homme c'est à dire le Christ, le Christ découvert dans tout homme qui sera pour le moine toujours plus grand que lui. Mettons à l'intérieur du monastère : ce sera tout autre frère, que le moine trouvera comme lui étant supérieur, non pas par l'emploi mais pour toutes sortes de motifs. C'est pour cela que Saint Benoît dira que les moines dans un monastère doivent toujours être à l'écoute les uns des autres, ce qui veut dire obéir.

Obéir, ce n'est rien d'autre que d'être à l'écoute du prochain, à l'écoute de l'autre, de l'Autre avec un grand A, Dieu ; de l'autre avec un petit a, l'autre. On pourrait se dire : mais il y en a tout de même un dans le monastère qui est exempt de ça, c'est l'Abbé qui, lui, étant vraiment par rapport aux autres le plus grand, disons dans la hiérarchie. Mais lui, tout le monde doit tendre l'oreille vers lui, tandis que lui il n'a qu'à déverser ses ordres sur les frères.

 

Ce n'est pas tout à fait ainsi naturellement. Lui comme les autres doit être à l'écoute. C'est un écoutant, mais encore beaucoup plus que les autres frères. Car les frères, dans le monastère seront eux-mêmes écoutants si l'Abbé l'est ; écoutant vis à vis des frères dans lesquels ils voient une apparition du Christ ressuscité.

Même sous l'écorce un peu trop rude du frère, c'est le Christ qui vient vers lui pour lui demander quelque chose, un besoin spi­rituel, un besoin matériel, n'importe quoi ; le Christ exprime un désir. Et puis naturellement, toujours ça, écoutant le Christ lui-même. Donc ce serviteur de Dieu va se placer sous, se subdat. Il va se placer sous l'autorité d'un autre, sous le pouvoir d'un autre, sous les pieds d'un autre.

Sous l'autorité d'abord, sub auctoritate. Voyez, ici encore il faut essayer de remonter au sens étymologique. L'autorité c'est ceci : c'est celui qui peut et qui seul est capable de donner accroissement, de faire augmenter. C'est ça :  auctoritas - auctor, c'est celui qui peut  angere, ce1ui qui peut faire grossir, ce1ui qui peut apporter quelque chose, qui peut faire croître, qui peut donner croissance en taille, croissance en volume, croissance en sagesse, croissance en science, croissance en tous les domaines.

 

Or il n'y en a qu'UN. Et cet unique, c'est toujours Dieu, c'est toujours le Christ qui est encore une fois le Verbe de Dieu en train de créer et de faire évoluer tout, absolument tout. Et ça regarde ici très fort un qui dans le monastère pourrait s'imaginer que tout dépend de lui. Et j'ai ici en vue la personne de l'Abbé. Il pourrait se dire : Oui, c'est moi qui fait, qui organise tout, c'est grâce à moi que la brasserie va bien, que la communauté est exemplaire, que tel frère progresse, etc, etc.

Vous voyez, on pourrait très bien alors se griser de toutes sortes de choses et recevoir des compliments à la Visite Régulière. Vous voyez un peu tout ce qui pourrait arriver. Mais non, n'est-ce pas ! Voila, la vérité est tout autre. La vérité, Saint Paul la définit une fois pour toute. J’ai toujours les textes en latin parce que nous les avons tellement souvent entendus. Il dit : Ego plantavit, Apollos rigavit, Deus autem incrementum dedit.

Moi, disait-il, j'ai planté. Apollos lui a arrosé, mais c'est Dieu qui a tout fait pousser. Nous autres nous n'avons rien fait. Voyez, c'est ça être sous l'autorité, c'est être sous quelqu'un qui fait croître, sous quelqu'un qui donne croissance, sous quelqu'un qui donne vie. Et nous, nous ne sommes jamais rien d'autre que l'instrument dont Dieu se sert pour donner cette croissance.

 

Dans un monastère, je vous le dis, ça regarde très fort l'Abbé, parce que d'autres ont planté. Qui a planté ? Oui, on est ici depuis des années. Même avant de venir ici nous avons été plantés. Et pour l'instant qu'est-ce que je fais ? Eh bien, plus ou moins bien, j'essaye d'arroser, j'arrose, j'arrose. Mais qui maintenant va faire croître tout ce qui a été planté, tout ce qui a été arrosé ? Eh bien, c'est la grâce de Dieu, c'est l'Esprit qui est en chacun de vous, qui est en chacun de nous qui va faire pousser quelque chose.

Eh bien avoir conscience de cela, c'est être, c'est ça justement être sous autorité. Car ce qui vaut pour l'Abbé, vaut naturellement pour chacun de nous, même dans son emploi, dans l'emploi qu'on exerce. On réussit dans son emploi, c'est vrai ! Mais on est encore dans l'ensemble du monastère, et au delà du monastère dans l'ensemble de l'Eglise, on est encore un instrument. Et à travers l'emploi qu'on exerce, qu'on réussit, qu'on fait de son mieux, il y a quelque chose d'autre qui se passe, quelque chose qui grandit. Nous sommes des planteurs, nous sommes des arroseurs, mais il y a toujours un autre, cet Autre unique, qui lui donne vitalité à tout cela. C'est ça être sous autorité !

Donc il faut démythifier tout cet arrière fond un peu négatif d'autorité : quelqu'un qui commande et puis d'autres qui ­sont écrasés, qui doivent obéir. Ils n'ont qu'à se taire et à faire. Non, ce n'est pas ça l'autorité, c'est infiniment mieux, c'est beaucoup plus beau.

 

Et alors, c'est être aussi, c'est se placer sous le pouvoir d'un autre. Et le pouvoir aussi, c'est sub potestate, en latin. C'est donc que l'efficacité, le rendement de ce qu'on fait ne dépend pas de nous, cela dépend d'un autre qui seul est capable de donner efficacité à ce que nous faisons. Celui-là vous le connaissez, c'est celui-là qui dit, qui a osé dire parce qu'il était la vérité : Tout pouvoir m'a été donné au ciel et sur terre.

            Mais tout pouvoir c'est ça, c'est se placer sous le pouvoir de cet homme là, qui n'est rien d'autre que le Verbe Incarné mort et ressuscité. Mais quand on dit TOUT pouvoir, c'est TOUT, absolument tout, rien n'est exclu. Donc rien ne se passe dans l'univers qui ne soit sous son pouvoir à lui car il est seul à POUVOIR. Sans moi, a-t-il dit, vous ne pouvez rien faire, rien vous ne pouvez.

Donc, si vous voulez faire quelque chose, vous réussirez si vous vous placez sous mon pouvoir, parce que je suis seul à pouvoir. Tout ce que vous pourrez faire, ce ne sera jamais que de la gesticulation, ce ne ­sera jamais que de l'agitation, ce sera de la perte de temps, de la perte d'énergie, si toute votre activité vous ne la placez sous mon pouvoir. Voila ce que ça veut dire être sous le pouvoir d'un autre. Et ça vaut encore une fois en tout premier lieu pour l'Abbé, mais aussi encore une fois pour chacun de nous.

 

Maintenant c'est se placer encore, lorsque Saint Benoît dit : se subdat, c'est se placer sous les pieds d'un autre. Et la aussi c'est très beau, parce que ce n'est pas pour se laisser piétiner. Etre sous les pieds d'un autre, c'est savoir reprendre conscience, mais une conscience qui imprègne le coeur et la chair, qu'on est terre, qu'on est humus, qu'on est Adam.

Vous savez qu'Adam ne veut rien dire d'autre que terre. C'est reprendre conscience qu'on est une argile, une argile modelable. On dirait aujourd’hui, parce que on ne sait plus ce que c'est que l'argile, on dirait de la plasticine. Vous savez, on donne ça aux enfants pour la Saint Nicolas, une sorte de matière comme de l'argile. Et avec ça ils peuvent façonner toutes sortes de choses, des animaux, enfin tout ce qu'on veut, c'est infini. On peut en faire ce qu'on veut car c'est de l'argile qui ne salit pas. On peut faire son petit sculpteur. C'est très formatif pour les enfants.

 

Eh bien c'est ça, c'est reprendre conscience de ce que nous sommes et de ce que à quoi nous sommes appelés. C'est redevenir l'Adam primordial, l'Adam qui n'aurait pas dû fauté, l'Adam qui n'aurait pas dû vouloir essayer de se modeler lui-même comme si l'argile pouvait commencer à devenir vivante et à faire quelque chose. Non, l'argile doit être façonnée.

C'est ça, être sous les pieds d'un autre, et c'est extrêmement beau ! L'autre étant toujours le Christ, étant toujours Dieu. Ce n'est donc pas une position qui détruit ? Non, c'est redevenir ce qu'on aurait dû jamais cesser d'être, le tout premier Adam du paradis, émerveillé devant la création qui est à sa disposition, dont il peut devenir le maître. C'est ça, c'est se placer sous les pieds de Dieu et redevenir son oeuvre.

 

Eh bien, cette soumission, appelons-là ainsi, qui est le cœur de l'humilité, nous la vivons à tout instant lorsque nous chantons notre Opus Dei. Parce que l'Opus Dei, c'est la plainte, c'est le gémissement d'un homme qui voudrait bien redevenir cela sous un auteur, sous un pouvoir, sous un Dieu qui aime et qui veut façonner ; mais un homme qui est blessé, blessé par ce péché et qui ne parvient pas. Alors il gémit, il appelle au secours. Mais il émerge tout de même de ce péché qui l'oppresse. Et alors il est reconnaissant et malgré tout il s'élève.

Cette grande oeuvre de Dieu qu'il est lui-même et à laquelle il colla­bore avec tous ses frères, dans ses frères et dans la création, dans l'Opus Dei, l'oeuvre de Dieu que nous chantons, elle se matérialise presque sous nos yeux.

 

 

Récollection du mois : Fête de la Pentecôte.     03.06.79

 

Mes frères,

 

Tout au long de ce mois de mai, nous avons médité sur le mystère Pascal c'est à dire sur notre propre vie. Le chrétien en effet, et plus spécialement le moine, est un être Pascal, un homme toujours en voie de passage. Passage de l'égoïsme, du regard vers l'intérieur, du regard qui s'admi­re, du regard qui s'épuce au passage vers l'Amour qui est attention à la création de Dieu, attention aux frères, attention à Dieu lui-même. Passage d'un état qui s'apparente à la mort, à l'égo1sme à un état qui n'est rien d'autre que la véritable vie. Car tout ce qui n’est pas venant de cette source unique qu'est Dieu et son Esprit est condamné à mort.

 

Et ainsi nous avons compris que si nous voulions échapper à cet égoïs­me et vivre en plénitude, nous devions nous abaisser, vivre ce mystère de Pâques à tout instant de notre vie ; nous abaisser et nous mettre en dessous des hommes, de tous les hommes sans aucune exception. Etre en dessous de façon à pouvoir les porter sur nos épaules, les porter sur nos mains. Non pas nous laisser maltraiter par eux, ce n'est pas cela que signifie humilité. L'humilité signifie être en dessous pour porter, pour aider, pour sauver, ce que le Christ à fait. Notre place, c'est d'être à côté de lui.

 

C'est ainsi que le coeur des chrétiens, et puisque nous sommes dans un monastère plus spécialement le coeur des moines encore une fois, doit être un instrument, un récepteur d'une sensibilité extrême. Ce coeur doit capter, il doit filtrer, il doit amplifier et il doit purifier tout ce qui se passe dans le monde.

Il doit capter les appels des hommes, appels muets ou appels déchirants, tous ces appels qui montent des détresses, des malheurs, des souffrances méritées ou imméritées, des angoisses, des peurs, des échecs, de tout ce que les hommes rencontrent.

Et ce que les hommes doivent dans le monde supporter dépasse tout ce que nous autres nous pouvons imaginer. Certains mêmes ne savent pas le supporter et comme on dit vulgairement : ils mettent fin à leurs jours. Cela aussi nous devons le capter.

 

Et puis capter aussi les joies des hommes : les joies vraies, mais aussi les joies fausses et les joies illusoires, les joies tonifiantes et aussi les joies mauvaises qui tuent ; toutes ces fleurs que les hommes s'efforcent de cueillir sur le chemin de la vie, des fleurs vénéneuses mais aussi des fleurs salutaires qui donnent la santé. Tout cela, nous devons l'accueillir dans notre coeur.

Et puis aussi capter tous ces dévouements : ces dévouements cachés, ces dévouements aussi spectaculaires, mais aussi les lâchetés, les aban­dons qui jalonnent le morne quotidien de tous nos frères les hommes.

 

Partout, partout où il y a des hommes, c'est cela mes frères que nous devons accueillir en nous. Et l'ayant en nous, il doit sortir alors de notre coeur de qui est sorti du coeur du Christ, du sang et de l'eau, c'est à dire l'Amour et une Vie nouvelle qui doit dans l'invisible mysté­rieusement se répandre sur l'humanité entière.

Car nous ne devons rien, absolument rien laisser se perdre. L'humanité, elle est ce qu'elle est, nous le savons puisque nous sommes des hommes pas meilleurs que les autres. Saint Séraphin vient de nous le dire. Le Christ Jésus, lui, il croissait en âge, en taille, en sagesse, en vertu tandis que nous, nous croissons en malice jusqu'à devenir d'abominables pécheurs.

Oui, c'est la démarche de l'humilité, nous le savons, mais nous con­naissons par expérience aussi ce qu'est le péché, cette démarche de l'humanité qui avance, qui lutte, qui trébuche, qui tombe, qui se ramasse, qui se redresse, qui continue. Tout cela mes frères, c'est le Christ agonisant encore et ressuscitant, ne l'oublions pas.

 

Maintenant, le Christ est dans tous les hommes et rien, absolument rien ne peut se perdre. Et nous devons avoir le souci de tout recueillir en nous. Car, comme j'ai eu l'occasion d'en parler avec un frère quelques instants avant les Vêpres, toutes les morts aujourd'hui sont des morts rédemptrices, absolument toutes : la mort du pécheur ; la mort du condam­né à mort à bon droit, c'est un criminel ; la mort du juste ; toutes les morts sont assumées dans celle du Christ. Et nous devons aussi les pren­dre en nous de façon à les donner à Dieu, car les hommes ne sont pas cons­cients de la valeur de leur vie et de leur mort.

 

Le moine dans sa solitude, il doit vivre ce grand drame de la Rédemp­tion des hommes, de la Rédemption du monde. Il doit le vivre et il doit lui donner un sens. Toute cette souffrance, elle n'est pas gratuite, elle n'est pas pour rien. Il faut que par notre vie quotidienne, notre labeur de tous les jours nous donnions un sens à tout ce que nous recueillons en nous.    Vous voyez ce que je veux dire : il ne faut pas commencer à nous.... ma foi nous somme des hommes aussi, mais nous devrions surmonter cela, ce doit être notre ascèse, de ne pas nous lamenter intérieurement ou exté­rieurement aux moindres petits bobos, à la moindre contrariété. Non, mais tout ce qui nous arrive de contraire et de positif, les deux, nous devons lui donner un sens ; le sens qui est celui, encore une fois, de cette lutte de l'humanité qui souffre de façon à pouvoir naître à cette vie per­durable que personne ne pourra jamais lui enlever.

Et nous pouvons scander à travers notre labeur quotidien, scander cette démarche au rythme de notre Opus Dei. C'est cela aussi le sens de l'Office. Nous y avons bien pensé pendant tout ce mois de Mai. Et nous n'avons pas encore terminé, loin de là. Nous commençons seulement notre première réflexion.

 

Et demain c'est le jour de la Pentecôte. N'allons pas nous imaginer que si c'est la clôture du temps liturgique de Pâques, c'en est fini pour autant avec le mystère Pascal. Non, la Pentecôte c'est l'ouverture sur des possibilités infinies, des possibilités que nous ne parviendrons jamais à mesurer. Aujourd'hui, pour toujours, les hommes, tous les hom­mes encore, sont habités, ils sont habités par Dieu qui est Amour.

Encore une fois, la plupart l'ignore, mais nous qui le savons et qui l'ex­périmentons, nous devons le croire toujours mieux et en témoigner, en témoigner. Depuis que l'Esprit est descendu dans le monde il y a une saine pol­lution que règne partout, et tous les hommes, qu'ils le sachent ou non, respirent cet Esprit, ce souffle de Dieu et ils en deviennent sainement pollués. Certains encore une fois, la plupart même ne pensent pas à tout cela. Mais nous, nous devons en témoigner.

Et nous en témoignerons, nous en témoignerons surtout par notre con­fiance dans l'événement qui se présente jour après jour. Ne jamais nous laisser prendre au dépourvu mais recevoir tout comme un cadeau de cet Esprit, comme une beauté. Révéler cette beauté du plan de Dieu, de ce plan caché qui ne se dévoi­le qu'à certains regards et, à travers ce plan, découvrir à nos yeux, aux yeux des autres la beauté de Dieu.

Oui mais, on va dire : il y a tellement de laideurs dans le monde, il ­y a infiniment plus de laideur que de beauté. Disons : c'est vrai ! Mais tout cela aussi doit être recueilli en nous et avec beaucoup d'amour, beaucoup de patience, ouvrir les lèvres de ce qui est laid, pour en dessous voir la fleur qui se prépare, le bourgeon qui va s'ouvrir.

Vous connaissez certainement autant que moi des personnes qui apparem­ment ne valent pas grand chose, qui sont condamnées, qui sont rejetées. Mais quand on pénètre un peu dans leur intimité, on découvre des âmes d'une beauté parfois extraordinaire qui n'attendent rien qu'un peu de chaleur d'amour pour aussitôt s'ouvrir. Et en dessous de la boue, de dessous la boue on voit jaillir une plante magnifique. Et c'est cette plante là, celle-là seulement qui sera cueillie et que Dieu prendra chez lui.

 

Voila mes frères, ce que nous devons essayer de vivre pendant tout ce mois de Juin : être les témoins de la beauté de Dieu et de son Amour. Ce mois de Juin va être rythmé par une série de fêtes :

La Solennité de la Trinité, cette Trinité dans laquelle nous entrons, dans laquelle nous vivons déjà ; celle du Corps et du Sang du Christ dans le sacrement de l'Eucharistie, cette nourriture que nous prenons tous les jours et qui nous assimile à elle ; la Solennité du Coeur du Christ, là ce foyer qui projette sans arrêt des gerbes de feu et de lumière sur tous les hommes ; la fête de Jean le précurseur, celui-là qui a été le premier té­moin. Nous, nous ne ferons jamais que marcher à sa suite, lui qui a dit : le voila, c'est Lui Dieu venu parmi les hommes. Il faudrait mes frères, qu'en nous regardant les uns les autres nous puissions dire les uns des autres: regardez, voila encore un, une incarnation de Dieu parmi les hommes ; et nous avons la fête, pour terminer, des Apôtres Pierre et Paul, les deux colonnes de l'Eglise.

 

Mes frères, voila, entouré de cette nuée de témoins, porté par cette force de l'Esprit, nous allons entrer dans notre mois de juin et nous espérons avec la grâce de Dieu d'être fidèles, que Dieu puisse être fier de nous, que nous puissions aussi être fiers les uns des autres et ne pas avoir peur de nous regarder en face. Et j'aurais peut-être employé un grand mot, et de nous vénérer les uns les autres, c'est à dire d'adorer le Christ qui vit en chacun de nous et qui attend l'heure de pouvoir se manifester pleinement.

 

Chapitre : L’Opus Dei.                             05.06.79

      25. Nomen maioris factis implere.

 

Mes frères,

 

Revenons à notre Règle de Saint Benoît, à notre Opus Dei, à cette posture humble de l'homme, du serviteur de Dieu, de celui qui a comme unique bonheur, unique plaisir, unique satisfaction d'appartenir entière­ment à Dieu, d'être livré au pouvoir, à l'autorité, sous les pieds d'un autre, cet autre étant toujours naturellement Dieu. Il s’agit ici d'un serviteur de Dieu, d'un homme qui veut être parfait imitateur du Fils de Dieu qui était le Christ. Et cet autre, au pouvoir duquel il se livre sans condition, Saint Benoît l'appelle un maior. Se subdat maiori, 7,91, dit-il. Il se met en dessous d'un plus grand.

Un plus grand ! Nous devrions essayer de savoir un peu qui est ce plus grand. Et pour cela, nous pouvons aller chercher des informations auprès de Saint Benoît, et aussi auprès du Christ qui a parlé aussi du plus grand, de la nature et de l'état du plus grand. Mais voyons d'abord ce qu'en dit Saint Benoît.     

 

Pour Saint Benoît, il est certain que le plus grand est d'abord 1'Abbé. Lorsqu'il parle du plus grand, c'est maior, c'est donc le plus grand de taille. Il dit, lorsqu'il commence à parler de l'Abbé, c'est par là qu'il commence d'ailleurs.

On doit, dit-il, l'Abbé nomen maioris factis implere, 2,4. Il porte le nom de maior, de plus grand et il doit : factis implere. C'est très difficile à traduire. Il doit emplir ce nom avec des facta, c'est à dire des actes. Mais c'est encore beaucoup plus que des actes, ce sont des choses qu'on appellera des faits.

Je regardais au début de ce chapitre comment Maredsous avait traduit. Et voila comment il traduit cette phrase : il doit, dit-il, réaliser par ses actes le titre de chef de famille. Eh bien, quand on dit ça, tout l'arrière fond Biblique est évanoui, il est disparu. Il ne s’agit pas du père de famille, il s’agit du maior. Or dans la Bible, le maior, c'est quelque chose d'unique. Nous allons le voir demain ou après.

 

Et alors, ce n'est pas le titre, c'est le nom. Et qu'est-ce que c'est que le nom ? Le nom, c'est l'être, c'est l'essence, c'est la nature d'une personne, son nom. Prenons le nom d'homme. On va me gratifier du nom d'homme. Eh bien, si on dit que je suis un homme, si je porte le nom d'homme, je vais donc par toute ma vie, par tout ce que je vais faire, par ce que je vais réaliser, par ce que je vais penser, enfin par tout ce que je suis je vais accompli des actes d'homme.

Je ne vais pas accomplir des actes d'oiseau, ni des actes de mouche, ni des actes de limace, ni des actes d'ange, ni des actes de dieu. Non, je vais accomplir des actes d'homme. Le nom va exprimer à l'extérieur ce que je suis dans ma totalité, dans ma globalité. Et en me voyant, on dira : c'est un homme. C'est donc cela le nom. Le nom est révélateur de ce qu'on est. Il faut donc, dit-il, que l'Abbé emplisse avec des faits le nom d'Abbé. Il dit implere, emplir. Il faut voir l'image.

Le nom est assimilé à un récipient, un récipient qu'on remplit avec des facta, des faits. Et lorsque ce récipient est plein, alors le contenu de ce récipient correspond au nom de maior.

Donc ce nom, ce n'est pas une simple étiquette qui serait plaquée sur un récipient vide, ce n'est pas un trompe l'oeil, quelque chose qui induit en erreur ? Non, si on ouvre le récipient, on s'aperçoit qu'il est plein de facta, de certaines choses que nous appellerons des faits. Et alors on dit : tiens vraiment, alors c'est vraiment un maior.

 

Ces facta, nous allons devoir un peu nous interroger sur leur nature. Et pour comprendre ce qu'ils sont, nous devons aller voir dans la Bible. Ce mot est extrêmement important. Et je pense que Saint Benoît l'utilise dans ce sens aussi, parce que c'était un homme qui longtemps avant Saint Bernard parlait Biblique comme il parlait Latin.

Et nous devons pour comprendre ce qu'est un factum, donc des facta, nous devons surtout aller voir dans le Livre du Deutéronome. Le Livre du Deutéronome est le livre le plus religieux de l'Ancien Testament, religieux dans le sens moderne du terme. Je dirais presque le Livre le plus monastique de l'Ancien Testament. Et nous voyons régulière­ment dans ce Livre une séquence de trois mots qui sont trois verbes.

Il dira voila : Moïse parle au Peuple et lui dit : Voici toute une série d'ordonnances, de décrets, de conseils, d'ordres, d'exigences, de commandements, de jugements, de décisions que je t'enseigne à toi Israël. Et par ma bouche, le Tout-Puissant, le Seigneur vous dit : vous les écouterez, vous les garderez, et vous les ferez.

 

Et nous voyons alors Dieu comme un architecte, comme un constructeur. Il a donc un projet, il a un plan. Ce plan, pour le réaliser, pour le mener à bien, le mener à sa perfection, il le confie à des entrepreneurs. Ces entrepreneurs, ce sont les fils d'Israël. Et ce plan comporte, comme tout plan d'architecte, un cahier des charges. Ce cahier des charges, ce sera donc toutes ses ordonnances, ses décrets, ses ordres, ses jugements...etc. Tout ce que Israël doit accomplir en vertu du contrat d'entreprise qui le lie à l'artiste, à l'architecte qui est le Seigneur.

Il faut donc d'abord qu'Israël écoute attentivement les explications que va lui donner le Seigneur. Il les écoute. C'est la première attitude : écoute ! Vous écouterez. Puis après avoir bien écouté, vous allez garder. Garder, c'est à dire tout ce que je vous ai dit. Vous n'allez pas le laisser se perdre, vous n'allez pas l'oublier.

Non, vous allez le prendre, vous allez commencer à l'étudier, vous allez le retourner sous toutes ses faces, vous allez commencer à le creuser de façon à bien comprendre ce que je vous demande, à bien entrer dans mes idées, dans mes intentions, dans mon projet. Vous voyez, un bon entrepreneur qui étudie le cahier des charges, point par point, qui le compare, qui en discute avec ses collègues. Et puis alors qui essaye de saisir l'ensemble et le détail de l'oeuvre que Dieu veut réaliser. Nous voici revenu à notre Opus Dei.

 

C'est donc ça garder ! Ce n'est pas quelque chose de purement passif, non. Vous savez, on garde, on tient en poche, on s'efforce de ne pas le perdre. Ce n'est pas le geste de ce serviteur, de cet esclave mauvais qui avait pris l’argent reçu de son maître et l'avait mis dans une loque, un mouchoir, puis l'avait caché, pour bien le garder quelque part dans une cachette. Et puis lorsque le maître revient, eh bien il lui dit : Voila ton argent, je l'avais caché, je sais que tu es un homme difficile.

Oui, Dieu c'est un architecte, un constructeur difficile. Son cahier des charges n'est pas facile, mais enfin tout est bien défini. Et c'est pour ça que vous voyez ces Juifs, encore à l'époque du Christ, ils étudiaient à longueur de journée et à longueur de vie toutes les prescriptions de cette Loi que Dieu leur avait donnée, pour mieux entrer dans ce que Dieu voulait et l'aider ici sur terre à réaliser ce chef­ d'oeuvre que Dieu voulait construire. Donc, c'est ça garder !

 

Et alors, dit-il, la troisième : vous ferez. Il faut alors passer à l'exécution. Ce qu'on a bien compris, il faut maintenant le faire. On réunit les matériaux et on commence à travailler. On travaille et petit à petit ça se construit, ça s'édifie, ça prend forme, ça devient beau, ça devient un factum. Il y a plusieurs sections dans cette construction, plusieurs quartiers, ça devient des facta, des faits, des choses concrètes que Dieu a voulu réaliser et qui sont là grâce à la vigilance, grâce à la diligence des entrepreneurs et des ouvriers. C'est donc écouter, garder, faire !

Et lorsque Saint Benoît dit que l'Abbé doit remplir son nom, le réci­pient qu'il est avec des facta, c'est avec des choses ainsi, vous voyez. Dieu lui a fait connaître un projet, il l'a étudié, il le réalise. Et alors il emplit. Et à mesure qu'il réalise, il devient de plus en plus lui-même. Et lorsque son récipient est empli, alors il est un maior, un plus grand. A cette condition là, il l'est.

Et c'est à un tel homme que le moine va être heureux de se soumettre, d'être en dessous. Et c'est cela, voyez, l'obéissance, parce que à ce moment, ce qui est à l'intérieur du nom de maior, toutes ces choses faites vont devenir des modèles pour ceux qui se placent en dessous. Nous retrouvons alors la fonction du maior qui est toujours élevé en taille, ou bien élevé sur une tribune, enfin de celui qui doit enseigner et apprendre aux autres ce que lui-même a pu faire.

 

Mais nous allons en rester là pour aujourd'hui. Vous voyez, c'est extrêmement concret. Dès l'instant où on commence à entrer un peu dans cette Règle et à creuser les mots, on perçoit l'intention de Saint Benoît, on retrouve celle de Dieu, et à mon sens c'est extrêmement beau et encou­rageant. Car on s'aperçoit alors qu'on n'est pas ici dans un monastère pour travailler dans le vide et que les moindres choses, si nous les faisons avec soin, c'est chaque fois une pierre apportée à une construc­tion, un factum apporté à une grande entreprise qui finalement un jour fera notre admiration, lorsque nos yeux spirituels s'ouvrirons alors sur le Royaume.

 

Chapitre : L’Opus Dei.                             06.06.79

      26. Qui est le plus grand dans le Royaume ?

 

Mes frères,

 

Nous allons vite, il reste encore quelques minutes, parler un peu de notre maior, notre majeur, notre plus grand, celui-là qui pour Saint Benoît est d'abord en premier lieu l'Abbé, et ce plus grand auquel les frères sont heureux de se soumettre en toute obéissance. Mais pourquoi ? Pourquoi ?

Nous avons vu que l'Abbé doit vraiment être maior, que ce nom qui s'applique à lui doit être, non pas une étiquette sur un récipient vide, mais ça doit être le récipient avec tout son contenu d'ouvrages, d'actions, de constructions, de travaux qui font que le maior est d'abord le premier entrepreneur qui aide Dieu à réaliser son travail dans le monastère et à partir du monastère, dans l'Eglise et le monde.

 

Maintenant, il est intéressant de savoir un peu ce que le Christ pense, lui, du maior. Car, c'est très bien ce que Saint Benoît en dit, c'est exact ! Mais qu'il y a-t-il encore derrière le terme, et qu'est-ce que Saint Benoît lui-même alors vise ? Car je le répète, je l'ai dit hier, Saint Benoît parle Biblique comme il parle Latin.

Donc, lorsqu'il dit maior, il y a quelque chose derrière qui se réfère à une expérience du Christ, et c'est celle-là que nous devons essayer de retrouver maintenant. Qui est donc vraiment grand ? Il s’agit ici du Royaume de Dieu, non pas donc d'un royaume humain. Il y a donc là des lois, une hiérarchie qui n'est pas la hiérarchie des hommes. C'est la hiérarchie des fils de Dieu habitant un Royaume nouveau.

Or le Christ a dit : Celui qui parmi vous désire être le plus grand, le maior, eh bien celui-là, il doit se faire le serviteur, l’esclave de tous. Et il l'a d'abord fait lui-même. Le Jeudi Saint, au cours de l'Office, l'Abbé lave les pieds de ses frères. Et par ce geste il montre bien, il entend signifier qu'il est aux pieds, sous les pieds de chacun de ses frères.

Attention ! Non pas pour être au service de leurs caprices. Il doit être le plus grand. Il le sera parce qu'il doit être le serviteur, l'esclave de ses frères, mais pas l'esclave des caprices, ni des fantaisies de ses frères. Il est à leur service, au service de leur vie véritable, non pas de leur vie d'illusions. Il est au service de leur santé, de leur santé spirituelle d'abord, aussi de leur santé corporelle. Car comme le dit déjà le proverbe païen : un esprit sain se trouve bien à l'aise dans un corps sain.

 

Mais il est au service de leur progrès. Et que doit-il d'abord leur faire saisir, leur faire comprendre par le service qu'il leur rend? Il doit leur apprendre à devenir aussi, eux, des plus grands. C'est à dire à devenir eux-mêmes de plus en plus des serviteurs les uns des autres. Et c'est pour ça que le Jeudi Saint l'Abbé lave les pieds des frères, pour que par là les frères comprennent qu'ils doivent eux aussi se laver les pieds les uns aux autres.

Le Christ a dit : Voila, moi je vous lave les pieds maintenant. Mais je vous donne l'exemple pour que vous fassiez de même et que vous soyez vrai­ment les esclaves les uns des autres. C'est ce que Saint Benoît nous dit aussi. Il dit : Les moines doivent entre eux vraiment s'acharner à s'obéir les uns les autres, à se donner mutuellement, à échanger entre eux le bien de l'obéissance. Ils doivent se prévenir d'honneur les uns les autres. 71.

 

Mes frères, une vie monastique, elle est réussie ou bien elle échoue, hein, sur ce point précis d'être le serviteur des autres. Un moine qui sait être le serviteur des autres, celui-là, il est le plus grand dans la communauté. Vous voyez !

Saint Benoît dit d'ailleurs qu'il faut faire ceci et ça par rapport au plus grand. Il n'a plus alors dans son idée l'Abbé. Il voit un autre alors qui dans la ligne de l'Abbé, comme ça doit être normalement, devient aussi un plus grand. Et voyez alors si tous les moines sont ainsi au service les uns des autres, ils deviennent tous des plus grands.

Et les voici qu'ils réalisent entre eux cette autre belle Parole para­doxale du Christ : Il est des premiers qui seront les derniers et il est des derniers qui seront premiers. Celui qui s'élève, et bien celui- là il n'y a pas à faire, il va être de suite écrasé au niveau du sol. Mais celui qui se met au niveau du sol, qui s'humilie, eh bien celui-là il sera le plus grand au dessus de tous. Vous voyez, nous sommes dans un autre monde, nous sommes dans le monde de Dieu, nous sommes dans le Royaume de Dieu.

 

Et le Christ nous dit aussi comment il est possible de devenir ainsi le plus grand de son Royaume. A un autre moment, vous savez, les disciples sont en train de discuter entre eux pour savoir lequel est le plus grand dans le Royaume de Dieu. C'est important de savoir ça. Nous ne devons pas tellement voir la dedans une sorte de rivalité mutuelle pour savoir celui qui sera le premier ministre. Non, ce n'est pas ça, mais un souci. Dans le Royaume, qui est le plus grand ? Et dans ce Royaume alors, Jésus dit. Il appelle un enfant, un petit enfant, il le place au milieu et il dit : Voila, vous voulez, vous, d'abord savoir qui sera le plus grand dans le Royaume ? Mais il faut d'abord y être dans le Royaume avant de penser à y devenir le plus grand. Or, si vous ne devenez pas semblable à ce gosse, vous n'y entrerez même pas dans le Royaume. Alors pas question d'y devenir le plus grand.

Donc, d'abord devenir comme un enfant, pour y entrer, dans le Royaume. Et alors, quand on est dans le Royaume, on doit encore rester comme un enfant Et plus on devient petit, et plus alors on grandit.

 

Et dans ce Royaume, il n'est pas question d'infantilisme. Non, qui est ce petit ? Il le dit un instant après. Prenez garde, dit-il, de ne pas devenir un sujet de scandale pour un seul de ces petits qui croient en moi. Le petit, dans le Royaume, c'est celui qui a cru au Christ, celui qui y croit. C'est le niais, le naïf, l'ingénu, le candide, l'imbécile, le fou, le sot. Tous des vocables qu'on ne peut pas nous appliquer à nous, sinon ça nous fait hérisser le poil et les griffes sortent, et les dents se montrent.

Or, c'est ce qu'il faut être pour entrer et être le plus grand dans le Royaume de Dieu. C'est ça que signifie le petit ! Il faut toujours aller revoir ce qui se trouve derrière les mots. Je vous dis, tous ces mots, pour nous sont dénaturés, ils sont dévalués, ce n'est plus rien du tout. Mais voila ce que eux entendaient, les disciples de Jésus...

 

Et vous savez, il est arrivé une fois que des disciples ont dit, quand Jésus disait : Mais je vais vous donner mon corps à manger, des disciples disaient : impossible d'entendre des choses pareilles, ça suffit, on le quitte, on s'en va ailleurs. Et lorsqu'il disait ces choses sur petits, ce n'est pas raconté les dans l'Evangile naturellement, mais il est possible qu'il y en ait aussi qui ait sursauté et qui ait dit : non, pas possible des choses pareilles, nous ne pouvons pas nous laisser réduire à ce niveau là.

Pourtant c'est ça le petit ! C'est celui qui dans un monastère pourra se laisser exploiter, celui qui sera au service des autres. Pourquoi ? Parce qu'il a donné toute sa foi au Christ, toute sa foi. Il veut comme lui se partager, partager ce sort, et si c'est nécessaire pour les autres mourir sur une croix. Et il n'en n'a pas peur !

Oui, sa nature pourra se rebeller ; mais il est saisi par le Christ, le Christ entre en lui, le Christ revit en lui, le Christ travaille, cons­truit en lui et ainsi il peut vraiment disparaître. Mais à ce moment là, il est le plus grand parce que ce n'est plus lui qui vit mais le Christ qui vit en lui. Voyez mes frères, c'est ça le plus grand !

 

On comprend alors que l'Abbé, qui tient la place du Christ, doit par devoir, sinon c'est un postiche, il doit être cela. Et puis alors tous les frères aussi. Mais voyez un peu si la chose se réalise ! Elle est en train de se réaliser naturellement dans notre monastère. Mais si elle se réalisait parfaitement, mais quelle image du Royaume de Dieu et quel témoignage pour le monde.

Eh bien voila mes frères, je vous livre ça à vos réflexions en cette fin de journée. Nous irons à l'église et nous penserons encore une fois à ces petits que sont nos infirmes, nos malades.

 

 

 

Chapitre : Le Parlement Européen.                14.06.79

1.   Qu’est-ce que la politique ?

 

Mes frères,

 

Dimanche, du moins en Belgique et dans quelques pays d'Europe, on a procédé au choix des représentants pour le Parlement Européen. Vous con­naissez les résultats au niveau de l'Europe ? Non ! Pourtant j'ai affiché là les journaux, mais ils sont partis...un amateur sans doute les a étudiés, photocopiés, je ne sais.

Enfin voila, ce sont les Socialistes qui ont emporté la palme, je pense 110 sièges, suivis de près par les Démocrates Chrétiens, 106, puis les Conservateurs du côté Anglais, 103 ; les Communistes, surtout les Français et les Italiens, qui en ont 44 ; les Libéraux qui en ont 40 ; des Démocra­tes, plutôt du côté Allemands qui en ont une quarantaine aussi ; et alors des petites listes ça et là pour le reste.

Ils se sont déjà arrangés entre eux pour former une coalition Centre­-Droite, c'est à dire Démocrates Chrétiens, Conservateurs, Libéraux et Démocrates, si bien qu'ils ont une majorité très confortable. On pense bien que l'Assemblée sera présidée par une Dame, une Française, une certaine Madame Veil, qui était je pense Ministre de la Santé Publique ou quelque chose comme ça, en France. C'est une partisane convaincue de l'actuel Président, et donc du Général de Gaulle ; ça mettra peut-être un petit frein à la fièvre Européenne.

 

C'est tout de même un événement d'importance, l'enjeu en est très grand car c'est le premier pas vers une intégration politique de l'Europe. Le processus est irréversible. Il sera lent, très lent, mais on ne reviendra jamais plus en arrière, et il est à espérer que vers l'an 2000 on parlera couramment des Européens comme on dit les Américains. On dit Américains de l'Ouest, Américains de l'Est, Américains du centre ; on dira ici, Européens de l'Est, de l'Ouest, vous voyez ! On ne pensera plus à ces ­petits pays.

Il y a trois mois environ, un dixième pays s'est adjoint à la Communau­té Européenne : c'est la Grèce. Ils participeront aux élections à la pro­chaine occasion. Sous peu, est-ce un an ou deux ans je ne sais, ce sera le tour de l'Espagne et du Portugal. A ce moment là, la Communauté Euro­péenne comptera douze pays et elle constituera l'entité la Plus forte du monde, non seulement au plan économique mais aussi politique et aussi, ne l'oublions pas : culturel.

 

Voyons un peu des pays comme la Grèce, l'Italie, pensons à notre civi­lisation : la France, l'Espagne, l'Allemagne et ici les Pays-Bas. Voyez un peu quel patrimoine culturel ! C'est à partir d'ici que la civilisation, du moins la plus belle, s'est répandue dans le monde entier. Et alors, ce seront des nations chrétiennes.

Donc je le dis, l'enjeu est important et je pense que nous ne devons pas le jeter par dessus l'épaule, mais à l'occasion nous en souvenir lorsque il y a des petits et des grands événements, pour demander à Dieu qu'il envoie son Esprit pour guider, comme on le dit souvent dans les oraisons, les esprits et les coeurs dans le chemin de la concorde et de la paix.

On parle donc de politique. Et vous savez, politique, ça n'a peut-être pas trop bonne presse. Quand on parle de politique, on pense aux politiciens, politiciens véreux, corrompus, arrivistes, habiles, rusés, adroits. Quand on a un homme politique dans ses relations, ben on est à peu près certain de tout obtenir. Oui, voila l'idée que nous avons de la politique. Mais ce n'est pas toujours ainsi. La politique, c'est autre chose !

 

La politique, c'est l'art d'organiser la vie en commun, au niveau d'une cité, polis en Grec, d'un état ou d'un groupe d'état. On aura ainsi une politique communale, une politique nationale, une politique internationale. Et c'est un art, c'est à dire que ça ne s'improvise pas, on doit l'apprendre, il y a des écoles de Sciences Politiques.

Il faut tout de même une certaine vocation, car la politique, si elle est un art, elle doit être génératrice de beauté. Puisque c'est l'organi­sation d'une cité qui s'étend même à un ensemble d'états, il faut le sens de l'équilibre, de l'harmonie, de l'ordre, pour faire surgir un édifice communautaire qui sera beau et dans lequel chacun trouve sa place, et où chacun trouve justice, et où chacun aime vivre.

Le modèle, le type, je ne dis pas parfait mais enfin le plus réussi qui ait existé, du moins à notre connaissance et dans nos régions, c'est la politique de la cité Grecque. Aristote, donc une affaire de 300 ans avant notre ère, écrivait déjà un traité de la politique.

 

C'était donc des cités construites sur le modèle démocratique, de très belles cités. Et nous devons dire que nos cités actuelles sont les descen­dantes de ces cités Grecques. C'est la même organisation, la même politique qui s'est transmise ainsi à travers les âges en s'adaptant au temps, aux époques, aux lieux. De cette Grèce, ça a rayonné jusqu'ici, ça a rayonné dans le monde. Naturellement c'est encore loin d'être la perfection absolue, c'est certain. Une perfection au niveau humain est toujours très relative, mais le résultat est tout de même là.

Et ça est passé non seulement à l'état laïque, mais aussi à l'Eglise. L'Eglise a calqué ses structures, son administration, disons son organisa­tion politique institutionnelle sur cette cité Grecque, et nous connais­sons encore cela maintenant. C'est pour ça que dans nos pays chrétiens, encore ici, il y a harmonie entre organisation ecclésiastique et organisa­tion civile. Il n'y a pas de heurts. Pourquoi ? Parce que l'une est emboîtée dans l'autre, et tout ça vient de cette cité Grecque minuscule qui a servi de modèle.

 

Et pour pratiquer cet art de la politique, il faut tout de même un ensemble de qualités humaines. Et la toute première, c'est l'honnêteté, la probité, le sens de la justice, du droit, que chacun reçoive ce qui lui est du. Et pour cela, les hommes politique doivent être honnêtes, ils doivent être aussi désintéressés, donc rechercher le bien des autres, le bien de l'ensemble, de la communauté, de la collectivité, plutôt que le leur.

Et le désintéressement en politique ? Disons que dans nos régimes où les hommes politiques sont contrôlés par un parlement - le parlement con­trôle les hommes politiques qui sont au pouvoir - et il peut les censurer, il peut les rappeler à l'ordre et il peut les démettre de leur fonction. Donc un gouvernement est mis en minorité devant un parlement et alors il doit présenter sa démission. C'est que le parlement ne leur fait plus confiance - Donc. il y a toujours un contrôle.

Dans certains pays, où il n'y a qu'un parti unique, un seul parti, qui est le parti du Président, alors les hommes au pouvoir peuvent faire ce qu'ils veulent. Il n'y a plus de contrôle et le désintéressement devient difficile ; et on en arrive à des tas de corruptions inimaginables.

Par exemple, vous pouvez être un génie, un tout premier génie au plan intellectuel dans une école ; eh bien, vous ne passerez pas de classe si vous ne payez pas autant au maître ou au directeur de l'école. Tout ­s'achète ! Et ça, c'est la corruption du haut en bas de l'échelle. Alors, c'est la ruine du pays, la misère, la famine, enfin tout ce qu'on peut imaginer.

 

Donc le désintéressement est indispensable, mais il faut aussi du génie. Puisque c'est un art, il faut pouvoir créer, il faut pouvoir sentir, il faut pouvoir alors improviser même parfois des choses nouvelles. Et il faut aussi du courage, du courage pour pratiquer vis à vis de soi-même une autodiscipline : ne pas se laisser glisser vers la facilité et vers un profit qui ne serait peut-être pas malhonnête, mais qui serait facile puisqu'on est aux leviers de commande. Il faut du courage pour résister à soi, et pour résister aux pressions venant de l'extérieur, pour rester toujours honnête et probe.

Or, mes frères, à la naissance de l'Europe, nous avons vraiment reçu une grâce, qui est extraordinaire au plan providentiel et qui fait présager très bien de l'avenir et de l'issue de cette construction Européenne. Et c'est qu'elle a été portée, disons, sur les fonds baptismaux par des hommes qui sont presque des saints laïcs. Vous avez le Français Robert Schuman, on a lu sa vie il n'y a pas longtemps au réfectoire, un véritable saint laïc. Il y a eu l'Allemand Konrad Adenauer, bourgmestre de Cologne, qui pas une seconde n'a plié, n'a baissé pavillon devant Hitler. Il y a eu l'Italien De Gasperi. C'était les trois grands pères de l'Europe.

Eh bien, ça doit nous donner confiance, si l'Europe est née de la ren­contre et de l'inspiration de ces trois hommes, qui étaient trois excellents chrétiens - et je vous le dis, un Schuman, certainement un saint laïc. Voyez, il y a eu là certainement quelque chose qui ne vient pas des hommes, qui vient d'ailleurs. L'Esprit Saint a dû arranger là une rencontre et des circonstances telles, que devait surgir quelque chose qui une fois mis en route devait grandir et nous conduire alors vers une période de paix et de croissance, et de développement pour tout le monde.

 

Lorsqu'on parle de l'art politique, d'organisation de la vie en commun, mais on a de suite la pensée portée vers une vie commune telle qu'elle s'organise dans cette cité miniature qu'est le monastère. Peut-on parler de politique à propos d'un monastère ? Je vais arrêter sur cette question. Nous l'aborderons et nous essayerons d'apporter une réponse la fois prochaine.

 

Chapitre : Sainte Lutgarde.                       17.06.79

 

Mes frères,

 

Nous avons aujourd'hui célébré la mémoire de Sainte Lutgarde. Vous savez que l'hagiographie rapporte de Sainte Lutgarde des traits pittores­ques, légendaires. Vous savez qu'elle était une bonne Thioise du Dietsland, car on ne disait pas encore la Flandre alors, et elle était là dans un monastère du Brabant Wallon, car on disait déjà Wallon alors. Et elle n'a jamais su apprendre la langue de ses consoeurs Wallonnes. Voila une première chose.

            Ensuite, vous savez qu'elle a jeûner deux fois sept ans ; au pain, on le comprend, et à la bière car c'était une bonne Flamande, vous voyez ! Et enfin quelque chose de plus mystique, elle a eu ce fameux échange des coeurs. Le Christ qui lui donne son coeur, et qui prend le coeur de Lutgarde. Vous voyez, échange des cœurs !

            Que pouvons-nous retenir de cela ? Je pense que nous pouvons retenir beaucoup, car derrière cela nous devons voir quelque chose qui a encore une valeur pour aujourd'hui. Mais il faut essayer de bien le comprendre. Il faut déchiffrer, comme on déchiffre, on interprète un rêve, un songe. Il y a toujours un sens.

 

Le sens que nous pouvons découvrir ici d'abord en parlant de cet échange des coeurs, c'est qu'on devrait pouvoir dire de chaque moine et de chaque moniale ce que Saint Augustin, je pense, disait de Saint Paul : Cor Pauli, cor Christi - cor monachi, cor monialis, cor Christi. Le coeur du moine, le coeur de la moniale, mais c'est le coeur du Christ.

Et ça veut dire que nous devrions avoir un coeur dilaté aux dimensions du monde. Pas un coeur étriqué, racorni, rabougri, fermé, un tout petit coeur qui est tourné sur lui-même et qui est en train de mijoter dans ses petits problèmes personnels, qui prennent des proportions énormes. C'est tout l'univers les tous petits problèmes de ce tout petit coeur racorni.

 

Non, le Christ doit nous donner son coeur, et à ce moment là, si le nôtre peut se dilater, il se dilate aux dimensions de l'univers comme le coeur du Christ qui a pris sur lui l'univers entier, de tous les temps, de tous les moments. Voila ce que devrait être le coeur d'un moine consacré vraiment au service du Christ.

Mais pour que ça se réalise, il doit vraiment y avoir un échange : c'est le Christ qui prend notre coeur et puis qui met le sien à sa place. Voyez, c'est ce geste, ce geste qui est disons signifié par cet échange des coeurs qui tout de même exprime une réalité, qui fait que notre coeur ne peut plus être un tout petit coeur humain, fermé, pécheur, mais un cœur ouvert, qui ne se regarde plus, qui accueille tout.

 

Et vous avez alors le second trait qui est signifié par ce jeûne de Lutgarde. C'est que notre retraite dans le monastère, notre anachorèse, notre recul par rapport au monde ne peut jamais, mais au grand jamais être une rupture avec le monde.

Non, nous ne tournons pas le dos au monde, c'est exactement l'inverse. Si le moine se retire dans la solitude, c'est pour que cette solitude, ce désert devienne le lieu d'une rencontre, et d'une rencontre entre le monde et le Christ.

Vous voyez, ce coeur du moine qui est devenu un coeur Christifié ; et alors le monde qui est là aussi à l'intérieur du moine et qui se rencontre avec le coeur du Christ. C'est cela le sens de la retraite, de notre retraite dans le monastère.

 

Lutgarde a jeûné avec autant d'ardeur, pourquoi ? Mais à cause de cette hérésie des Albigeois qui ravageait le midi de la France, et qui provoquait des guerres et des malheurs sans fin. Vous voyez ! Or le sud de la France pour Aywières dans le Brabant, mais c'était le bout du monde. Aujourd'hui, c'est à une portée. Qu'est-ce que c'est : deux à trois heures d'avion, une journée d'automobile et on y est. Mais de son temps, non.

Elle savait cette hérésie et elle ne pouvait pas le supporter. Et alors elle prenait en elle toute cette misère, et cette misère du sud de la France,elle l'exprimait par la peine qu'elle se donnait en jeûnant. Elle avait faim, eh bien elle souffrait ; et en souffrant elle absorbait en elle toute cette misère.

Mais en elle, c'était déjà le coeur du Christ. Alors vous aviez cette rencontre entre le monde, le monde livré au malheur, à la misère, à l'­égoïsme, aux guerres, aux haines, au désespoir, mais ce monde qui aussi espère autre chose, qui a soif de paix, de concorde, d'harmonie. Tout cela, elle le portait en elle par son jeûne. Et aussi cela dans la séparation du monde signifiée par le fait qu'elle ne parlait pas la langue de la région où elle habitait pour bien montrer qu'elle était entrée dans le désert.

 

Tous ces traits légendaires, ce sont des signes qu'il faut savoir lire pour comprendre, déchiffrer la vocation de Lutgarde, qui est la nôtre, ne l'oublions pas ! Car au moment où Lutgarde mourait, le monastère était déjà occupé ici par des moniales. Donc, elles étaient contemporaines de la fondation, ici, de Saint Remy. Et nous sommes ici à Saint Remy maintenant, et nous vénérons Lutgarde.

           

Voila mes frères quelques petites idées, qui je pense sont correctes  dans le sens de notre vocation monastique et cistercienne.   On pourrait maintenant soulever le problème : mais pourquoi, pourquoi est-ce si rare ? Pourquoi n'y a-t-il pas plus de Lutgarde ?

Pourquoi est-ce si rare ? Naturellement c'est une question ça qui est très délicate à aborder ; ça exige de chacun de nous un bon examen de conscience. Pourquoi est-ce si rare ? C'est le mystère de la destinée de chacun.

 

Chapitre : Le Parlement Européen.[1]               18.06.79

2.   Peut-on parler de politique à propos d’un monastère ?

 

Mes frères,

 

En vous présentant les résultats des élections Européennes, je vous ai quelque peu entretenu de politique. J'ai rappelé que la politique était l'art d'organiser la vie en commun et qu'elle exigeait de très grandes qualités de la part des hommes qui s'adonnent à cet art de la politique. Et je terminais en posant cette question : mais alors dans un monastère ? Le monastère cénobitique est le lieu par excellence de la vie commune. Cette vie commune doit être organisée. Peut-on parler de politique ?

 

Les premiers grands législateurs connus de la vie monastique, Saint Pacôme, Saint Benoît pour nous, se sont inspirés dans l'organisation de leur monastère de la vie politique de leur époque ; le monastère est une cité en miniature. Et on peut dire, je pense, que l'Abbé doit être dans tout son être, dans son essence, un homo politicus, un homme politique, c'est à dire un homme qui est capable de jouer avec cet art d'organisation. Il doit veiller à ce que chacun des membres de cette communauté, et la communauté dans sa globalité, arrive petit à petit à la pleine stature de l'homme spirituel.

Saint Benoît, lui, n'use pas du terme de politique, il usera d'un autre terme, il appellera cela la discrétion. C'est le discernement, c'est l'art d'organiser, de savoir choisir, de savoir juger, de veiller à ce que chacun dans la mesure du possible soit à son aise, que les plus faibles ne soient pas découragés, que les plus forts désirent faire d'avantage, et qu'ainsi personne ne soit contristé ni perturbé dans la maison de Dieu. Et bien, cela c'est un peu l'idéal vers lequel doit tendre une organisation politi­que.

 

Et ainsi, me semble-t-il, l'Abbé doit être dans ce tout petit secteur de la création qu'est le monastère, ce que Dieu, lui, est pour le monde entier. Dieu qui dispose tout avec poids et mesure, comme dit le Livre de la Sa­gesse, Dieu qui jamais, dont la Providence jamais ne se trompe dans ses desseins, comme nous l'a encore rappelé l'oraison de la semaine dernière.

Voyez un peu quelles qualités sont exigées d'un homme. Car Dieu, lui, a remis tout cela au Christ, qui est un homme. Tout pouvoir lui a été remis au ciel et sur terre. Et voici que le Christ délègue son pouvoir à un autre homme qui est l'Abbé. Pourquoi ? Pour un petit groupement de chrétiens dont le Christ veut faire quelque chose de très beau.

 

Je me demande - et je ne me le demande pas - je suis persuadé que ça dépasse et de loin les capacités d'un homme. Il faut donc que cet homme se vide de lui-même pour laisser le Christ l'envahir, pour se laisser porter sans arrêt par l'Esprit de Dieu. Il faut que son coeur devienne celui dont j'ai parlé il y a deux, trois jours, à l'occasion de la fête de Sainte Lutgarde, ce coeur qui est tellement vaste qu'il est le lieu de rencontre et de Dieu et du coeur des frères ; que dans le coeur de l’Abbé la conjonction s'opère, et que se regardant dans le coeur de l'Abbé, ils puissent y rencontrer le coeur du Christ. Voyez un peu quel idéal !

Je serais très heureux si j'y étais parvenu ! Mais enfin, avec le secours de vos prières, il est possible qu'un jour j'y arrive. Mais soyez certain que c'est pour moi un idéal vers lequel je tends, même si je ne l'atteins pas encore. Mais c'est cela, vous voyez, l'homme politique au niveau d'une commu­nauté !

 

Mais ce n'est pas encore suffisant car cette plénitude de vie commu­nautaire doit être obtenue dans l'harmonie, dans la concorde, dans la paix, dans l'ordre. Et ici est requise la collaboration active et intelligente de chacun. Un Abbé est totalement démuni s'il se trouve en face d'hommes qui re­fusent ; exactement comme le Christ, exactement comme Dieu. Dieu ne violente jamais une liberté, le Christ ne violente pas les hommes. Et que fait-il, le Christ ?

Il les laisse aller, mais il va plus loin qu'eux, et il va plus bas qu'eux. Si bien que lorsque l'homme, dans son refus, est arrivé à sa dernière possibilité, lorsqu'il regarde en dessous de son refus, le Christ est encore plus bas que lui. Et alors l'homme est pris, vous voyez, à ce moment-là il est désarmé, à ce moment-là il doit capituler. C'est cela ce mystère de la kenose du Christ.

Et si l'homme s'éloigne, et qu'il s'écarte, et qu'il se sauve, aussi loin qu'il aille, au moment où il arrive, il dit : enfin, cette fois je suis débarrassé. Non, à ce moment là, lorsqu'il débarque sur cette île iso­lée où il pense être seul, qu'est-ce qu'il y trouve d'abord ? Le Christ est là. C'est cela, au-delà du refus et en dessous du refus, pour toujours porter. Mais enfin, ça c'est le cas extrême. Ce que Dieu attend de chacun de nous, c'est une collaboration réelle.

 

Et alors dans cette collaboration active et intelligente, nous trou­vons la véritable démocratie qui est le concours, le concursus, la collaboration vers un but que tout le monde poursuit en commun, l'Abbé en tête, et puis tous les moines avec lui. Et ce but, nous le connaissons, je ne vais pas y revenir, c'est d'ins­taller une petite cité de Dieu dans un certain périmètre. C'était le but que poursuivaient les premiers cisterciens. Mais ça ne se fait pas comme ça à l'aventure.

Dans toute politique, il y a toujours une norme, il y a toujours une ligne, il y a en terme officiel une constitution, une constitution à laquelle on prête serment. Lorsqu'un homme entre dans une administration quelconque, la première chose qu'on lui demande de faire, c'est de prêter serment de fidélité à la Cons­titution et aux Lois du Peuple Belge. C'est la même chose dans les autres pays. Il doit donc prêter serment de fidélité à la Constitution, donc obéir à ses règles.

 

Et c'est ce que nous faisons nous aussi. Nous prêtons serment à la Règle de Saint Benoît, nous jurons fidélité selon la Règle de Saint Benoît qui est notre charte, qui est notre Constitution. Donc notre politique commune est toujours la mise en valeur et la mise en exercice de cette Constitution première qu'est la Règle de Saint Benoît ; mais la Règle de Saint Benoît qui a été précisée pour nous par cette Charte de Charité dont nous devrons un jour reparler, il y a longtemps que nous n'en avons parlé.

Et puis plus près de nous encore, ce Statut sur l'Unité et le Pluralisme, qui précise d'avantage la façon dont nous devons respecter notre engage­ment de vivre ensemble, dans l'harmonie, selon des principes directeurs oui sont notre Règle. Vous voyez, la politique ce n'est rien d'autre que cela, c'est organiser une vie ensemble sur ces principes. Et l'Abbé qui, lui, doit veiller à ce que ça se fasse, est ainsi l'homo politicus.       

 

On dit aussi vulgairement que la politique est l'art du possible. L'art du possible, mais on entend ça dans un sens plutôt de minorisation. L'art du possible, eh bien, on fait son possible. Oui, donc c'est un pis­ aller, le résultat auquel on espère arriver.

            Il y a aussi l'art du possible dans le sens Bénédictin du terme, où alors c'est l'art de ce discernement et de cette discrétion. Ce qui est possible de demander à un, il n'est pas possible de le demander à l'autre. Mais voila, choisir et combiner de façon encore une fois, que tout le monde       progresse, avance et se dilate.

 

Mais si vous me le permettez, je proposerais une définition plus per­sonnelle de la politique; dans un monastère naturellement. Je dirais que la politique, c'est l'art de jongler avec l'impossible de façon à le faire surgir. Car en effet, il y a-t-il une chose plus impossible que de quelques paquets de viande - appelons les ainsi, hein - faire surgir un fils de Dieu.

 C'est vraiment là une pré-résurrection. Car la chair, elle est vouée à la corruption, à la mort ; la chair, c'est l'entropie, c'est à dire c'est la dégradation constante. Nous sommes à peine au monde, dès notre première minute, nous sommes déjà en train de nous détériorer. Nous allons vers la terre dont nous sommes sortis.

Et à partir de cela, il faut faire surgir un fils de Dieu. Donc cette chair doit devenir l'habitacle de la divinité, et tellement un habitacle propre et pur, que cette chair elle-même devienne divine, et qu'elle soit promise à ressusciter, non telle qu'elle est mais transfigurée. Eh bien ça, c'est l'impossible ; mais il faut jongler avec ça pour le faire surgir.

 

Voila mes frères une petite définition de notre vie monastique commune vue sous l'angle de la politique. Je pense que cela vaut la peine d'essayer ou plutôt de continuer. Car me semble-t-il, nous sommes tous sur la bonne route et la politique c'est aussi un jeu de patience. Ces jongleries demandent beaucoup d'adresse, et on n'arrive pas du premier coup à réaliser des miracles. Mais pourtant le miracle est au bout de la route.

Et ce miracle, est que nous devenions chacun des lumières, chacun des hommes qui ne savent plus rien faire d'autre que d'aimer. Aimer, ça veut dire ceci, n'est-ce pas : ça veut dire vivre dans la peau de l'autre plutôt que dans la sienne propre, tellement dans la peau de l'autre, qu'on épouse tout ce qu'il est, qu'on devient lui et qu'on le laisse ainsi s'incarner en chacun de nous. Vous voyez, toujours donc ce coeur qui devient de plus en plus vaste.

Eh bien, la politique : c'est l'art aussi de réunir dans son propre coeur le coeur de tous ses frères de façon à pouvoir tous ensemble vivre réellement de cette vie à laquelle nous sommes appelés et dans laquelle un jour, tous nous ressusciterons.

 

Chapitre : Fête du Cœur Immaculé de Marie.   23.06.79

 

Mes frères,

 

Permettez-moi un petit mot spirituel pour conclure la semaine. C'est aujourd'hui, non pas la solennité, mais la petite mémoire, disons la fête du Coeur Immaculé de Marie. Nous savons bien ce que c'est au plan théologique. Vous le savez aussi bien que moi. Auparavant on disait : le Coeur très pur de Marie. Donc un coeur dans lequel il n'y avait que de l'amour, dans lequel il n'y avait pas la moindre trace de péché. Oui, nous savons tous ça, au plan théolo­gique.

Seulement il y a un risque, c'est que nous réduisions alors Marie a être un objet pour un traité théologique. Et on réfléchit à cela, et on médite là-dessus. C'est très bien, on se lance dans de grandes considé­rations et alors en fait, petit à petit on détruit la Vierge Marie. On la réduit à être un objet de réflexion.

 

Au plan pratique, ce que signifiait au plan pratique ce Coeur Immaculé ? Je me demande si nous le comprenons bien. Et pour le comprendre, il faut essayer de se replacer dans la situation qui était la sienne, car elle vivait dans des temps qui étaient beaucoup plus durs que les nôtres.

Au plan matériel,  voyez un peu par quelques exemples : Pour de l'eau, rien que pour l'eau pas question de robinets. Non, il fallait aller chercher l'eau, la puiser dans un puits, ou bien aller la chercher à une fontaine, ou à une rivière, et combien de fois par jour ? Et il fallait porter ça dans un bac, ou sur sa tête, et par tous les temps, en hiver comme en été.

J'ai connu un peu ce temps-là à la campagne. Je l'ai connu un peu, il n'y avait pas l'eau courante non plus et ce n'était pas rien de devoir aller tourner au puits, ou d'aller à la fontaine pomper. C'était une corvée et, elle a connu cette corvée là toute sa vie.

 

Et alors prenez au plan de l'éclairage : pas question d'avoir de l' électricité. Non, un tout petit lumignon à l'huile. De l'huile extraite d'où ? Mais qu'ils cultivaient eux-mêmes, qu'ils pressaient eux-mêmes d'un petit olivier dans un jardin, ou bien qu'on allait acheter. Mais quelle petite lumière ! Les nuits en hivers sont aussi noires là-bas qu'ici, et rien, une toute petite flamme de rien du tout n'est-ce pas. Et passer des soirées et des soirées ainsi, à quoi faire ? A travailler encore, à parler. Vous voyez, c'est tout autre chose !

Il y avait là-bas, à la clinique Saint Luc à Bruxelles, dans ce salon (salle d'accueil), un écran de télévision plus grand que la table ici, presque un écran de cinéma, énorme ainsi. Et alors il y avait de ces fil­les, c'était pendant le temps où elles avaient leur moment de repos, ou des étudiantes qui venaient et demandaient : Est-ce que vous permettez, ça ne vous dérange pas qu'on ouvre la télévision. Bon, voila, télévision !

Et puis alors là-dessus vous avez sur cet écran des images. Et elles sont là qui regardent, qui regardent, même en étudiant, en travaillant, ça étudie et puis ça regarde, puis ça écrit et puis ça regarde encore. Toutes sortes de choses absolument sans aucun intérêt. Voila ! Mais malgré tout, disons que ça fait passer le temps. La Vierge n'avait pas tout ça, pas ces commodités-là.

 

Et au plan du chauffage aussi : pas de chauffage central, pas de chaudière au mazout, pas de charbon, rien ! Un combustible qu'il fallait aller chercher à la belle saison, ou tous les jours. Et ça toutes besognes de femmes, ceci toutes besognes pour les femmes. Et voila telle était sa vie.

Et parmi toute cette bande de femmes du village, de ce petit trou, elle était insignifiante, inconnue comme les autres n'est-ce pas. C'était pas une célébrité. Non, elle était de la masse, il y avait des dizaines de milliers de Marie en Palestine à cette époque-là. Mais elle était seule à être Marie l'Immaculée, mais personne ne le savait. Vous voyez ce que je veux dire ? C'est ça un peu le concret de la situation.

 

Et en dépit de tout cela, en dépit de tout ce qu'elle voyait, de tout ce qu'elle entendait, et de tout ce qu'elle endurait, car n'oublions pas non plus qu'à ce moment-là Israël était un pays occupé, les Romains étaient là. Et ces Romains étaient des gens plus durs que les nazis, au moins aussi durs et plus durs...Il y avait des émeutes, il y avait des révolutions, il y avait des guerres. C'était un état de guerre larvée ou ouverte. Il y avait des représailles, on tuait des gens. Elle vivait dans ce climat, et malgré tout ce qu'elle endurait, ce qu'elle apprenait, ce qu'elle voyait, eh bien, il n'y avait aucune méchanceté qui sortait de son coeur. Rien ! C'est ça qui était extraordinaire, vous voyez, c'est le concret, ça !

 

Voyez un peu nous, ici entre nous, nous voyons aussi des choses, rien qu'entre nous ; nous entendons, nous endurons les uns des autres. Est-ce que nous pouvons nous rendre le témoignage que quoique nous voyons, ou entendions, ou endurons ici parmi nous, que jamais de notre coeur ne sort la moindre trace de méchanceté ? Je pense que nous ne sommes pas encore arrivés à ce niveau là.

Eh bien Marie, elle, il ne sortait rien. Et pourtant il ne faut pas penser qu'elle était béatement idiote. Vous avez de ces sortes d'être à moitié, ils ne sont pas tout à fait des hommes, presque comme des ani­maux, des idiots. Il en existe malheureusement, mais ils ne se rendent compte de rien.

Mais non, elle était la plus fine de toutes les femmes au plan de la sensibilité. Son coeur était piqué de tous côtés, tout le temps piqué, tout le temps opprimé. Et son coeur saignait tout le temps. Et malgré tout cela, le mal qui essayait de pénétrer en elle, n'y parvenait pas. Vous voyez, il aurait fallu que le mal puisse entrer dans son coeur pour pouvoir après en sortir. Mais non, il pressait dessus, il le piquait, le faisait saigner mais il n'entrait pas. C'est ça le coeur immaculé !

 

Et voila qu'elle devient mère, et elle a un enfant. C'est d'abord un tout petit gosse, puis un enfant qui commence à poser des questions, et puis un adolescent, et puis un jeune homme. Et il a été éduqué par une telle mère. Et il a posé des questions à sa mère. Et sa mère lui a répondu. Il a demandé : mais voila, il se passe ceci, comment faut-il voir les cho­ses ? Que faut-il faire ? Que faut-il répliquer ? Comme nous autres nous l'avons tous fait. On a vu ceci, on vient le raconter à sa mère pour de­mander l'explication. Et sa mère donnait l'explication.

Car le Christ Jésus, faut pas penser qu'il avait ça, et hop là. N'idéalisons pas, c'est un enfant qui a été éduqué, éduqué par sa mère. Et alors lorsque vous entendez des choses qu'il explique, du genre de celle-ci : Voila, si on te frappe sur une joue, eh bien, tends l'autre encore. Voyez alors ce petit gosse Jésus qui a été brutalisé par un autre. Il vient pleurer près de sa mère. Voila, on m'a fait ceci. Eh bien notre mère, que disait-elle ? Elle aurait dit : eh bien t'avais qu'à lui rendre la pareille.

Eh bien Marie devait lui dire : Non, écoute, si on te frappe d'un côté, tends l'autre. Et tout ainsi. Ce que Jésus enseignait comme ça, d'un comportement social pur, il l'avait certainement appris à sa mère, oralement et par sa vie. Marie prêchait par sa parole et par sa vie. Eh bien, mes frères, nous, dans notre vie de tous les jours, si nous avons je dirais ce qu'on appelle de la dévotion mariale, c'est dans ce sens-là que nous devons la diriger. Elle est vivante aujourd'hui.

 

Voila, vous aviez Bernadette, cette Bernadette qui était une bête fille, vraiment bête, elle ne savait ni lire, ni écrire. Pas même la dernière de sa classe puisqu'elle n'allait pas à l'école. Eh bien, voila qu'elle voyait la Vierge. Et vous aviez à côté d'elle à la toucher, ses petites amies. Elles ne voyaient rien et pourtant la Vierge était là, et seule Bernadette la voyait. Puis à un moment, Bernadette ne la voyait plus non plus, mais la Vierge était toujours-là, et Bernadette l'avait vue.

Eh bien, ça doit être la même chose pour nous, nous ne la voyons pas, mais elle est là quand même. Et il faudrait, ayant cette conscience qu'elle est vivante, nous laisser éduquer par elle. Et quand nous avons notre premier mouvement, disons qui est un mouvement de malice, de méchanceté pour répondre à l'assaut du mal, essayons d'avoir un réflexe et l'entendre nous dire : Non, ne laisse pas le mal sortir de ton cœur ; et pour ne pas le laisser sortir ne le laisse pas entrer et réagit ainsi.

 

Voila mes frères, essayons de terminer notre semaine sur cette petite idée que je vous propose. Ensemble nous essayerons de la mettre en pratique et tous nous nous en porterons mieux, vous verrez !

 

Chapitre : Nativité de Saint Jean-Baptiste.     24.06.79

      Pourquoi est-il le plus grand parmi les fils des hommes ?

 

Mes frères,

 

Vous savez que le Christ a dit que parmi les hommes nés de la femme, il n'y en a pas de plus grand que Jean Baptiste. Nous autres, nous l'admettons car nous connaissons toute l'histoire de Jean Baptiste. Mais ça devait tout de même produire un drôle d'effet lorsque ça tombait là dans les oreilles des auditeurs de Jésus. Je suis certain que ça créait en eux un certain malaise.

Voyez un peu ! Pour ces Juifs, le plus grand des enfants des hommes, c'était Moïse. Au-delà de Moïse il y avait aussi Abraham. Et voici que pour ce Jean, Jésus annonçait : non, il est encore plus grand qu'eux. Mais Jean naturellement, c'était un personnage assez étrange. Lorsqu'on le voyait, on pensait de suite au prophète Elie.

Il vivait là dans le désert, il avait une nourriture extrêmement frugale. Il était vêtu comme un ascète, d'un vêtement fait d'une peau de chameau et il se nourrissait de presque rien. Et puis il avait son franc parlé avec tout le monde, il se­couait les gens. On pensait à Elie, mais quant à dire qu'il était le plus grand de tous les hommes qui aient jamais existé ! On connaissait ses parents, il était issu d'une petite famille sacerdotale, pas grand chose. Et le Christ, pourtant, savait ce qu'il disait.

 

Et nous pouvons peut-être nous demander aujourd'hui, nous : mais pourquoi était-il le plus grand parmi les enfants des hommes ? Pourquoi ? Une question que certainement aussi les Juifs attentifs aux paroles du Christ se posaient. Mais nous aujourd'hui, nous pouvons dans notre situa­tion actuelle nous demander : mais pourquoi pouvait-il être le plus grand ?

Vous savez que dans le monde les gens, surtout les marxistes, nous reprochent de vivre dans le passé. Les chrétiens sont des hommes qui ont peur de vivre, ils ont peur d'affronter le présent. Alors ils prennent la fuite en arrière dans le passé, et là ils contemplent des événements révolus et puis ils sont contents avec ça. Ils trouvent la sécurité dans ces choses d'un lointain passé, et puis avec ça ils se donnent un petit tonus vital. Mais pour ce qui est du présent, ils en ont peur. Je me demande si parfois il n'y a pas du vrai dans cette critique.

 

Alors, nous célébrons aujourd'hui Jean Baptiste. Voila 2000 ans environ qu'il vivait. Mais pour aujourd'hui, voila pour nous dans notre situation présente : pourquoi donc Jean Baptiste pouvait-il être le plus grand des enfants des hommes ? Il sera le plus grand pour toujours, et il n'y aura jamais de plus grand que lui.

Eh bien, je pense que nous pouvons trouver une réponse dans cette direction-ci : Jean a dû être le plus grand parce qu'il a été d'une fidélité sans la moindre bavure au projet de Dieu sur lui. C'est la seule chose qui puisse rendre un homme grand, c'est lorsqu'il coïncide au plan que Dieu a sur lui, et au plan que Dieu à travers lui essaye de réaliser dans le monde. C'est la seule chose qui puisse grandir quelqu'un ; le reste c'est de l'illusion !

C'est une grandeur, certes, mais c'est une grandeur à la mesure des hommes. Or la mesure des hommes, vous savez qu'elle est tellement petite. Mais lorsque Dieu lui-même peut dire de quelqu'un qu'il est le plus grand parmi les enfants des hommes, alors c'est selon les normes de Dieu.

 

Or, la seule chose qui puisse nous grandir aux yeux de Dieu, c'est lorsque nous, nous sommes semblables à lui, lorsque nous ne sommes plus hommes, mais lorsque nous sommes devenus Dieu, lorsqu'il reconnaît sa vie, son image, sa personnalité en nous. Et ça ne peut arriver que lorsque nous coïncidons parfaitement à ce que lui veut de nous, lorsque nous sommes d'une fidélité sans faille à son vouloir. Jean était tel. Et il était tellement bien un avec le plan de Dieu, qu'il vivait comme si il n'était pas marqué par le péché originel.

Il y a une femme, qui elle était hors du péché originel, c'était Marie. Mais lui était comme si il n'avait pas été infecté par le péché originel, tellement il était un avec Dieu. Et ça, c'est le sommet de la grandeur et de la perfection. Il vivait pour un autre, il vivait d'un autre. Il n'était qu'une voix. Il était la voix. Il était voix par ses paroles, il était voix par sa vie. Mais comme Saint Augustin l'a dit : il était voix, mais dans sa voix un autre parlait, qui était la Parole. Voyez un peu quel sommet atteignait Jean.

 

Mais on peut présenter de suite une objection, et elle est sérieuse. C'est une objection à laquelle les théologiens ont réfléchi, sur laquelle de très grands théologiens ont trébuché. Oui, dira-t-on, Dieu a un plan. Mais dans le plan de Dieu, il y avait donc le Verbe Incarné, le Christ. Il lui fallait un précurseur. Il lui fallait aussi quelqu'un qui allait le livrer. Il lui fallait un traître, il lui fallait un Iscariote, il lui fallait un Judas.

Eh bien, un était destiné à être Jean, donc cet homme sans bavure et l'autre était destiné à être Judas. Et alors, que faire devant une situa­tion pareille, puisqu'il fallait un homme de chaque sorte ? Eh bien, le malheur a voulu que se soit le pauvre type de Judas, c'était inscrit dans ses cellules, ce devait être ainsi.

 

Eh bien mes frères, voila ce grand, ce fameux problème de la prédes­tination. Si on le durcit, si on veut le mettre dans des cadres rigides, alors on n'en sort plus. Que devient alors la création ? Un immense jeu cruel dont le créateur est l'artisan. Il sait déjà que tout est arrangé à l'avance, mais voila, il s'amuse avec les uns et avec les autres. Les uns, il en fait des saints et des autres il en fait alors des damnés. Et il n'y a rien à faire, on ne sait pas en sortir. Dans son jeu à lui, c'est arrangé ainsi, nous sommes des pantins.

Voyez ! Alors nous sentons tout de suite que ça, ce n'est pas possible, ce n'est pas vrai. Or il y a des théologiens, des très grands théologiens qui ont trébuché la dessus, et qui ont entraîné des quantités d'hommes à leur suite. Alors mes frères, comment faire pour en sortir ? C'est un mystère, dira-t-on. C'est vrai, c'est un mystère. N'essayons donc pas trop de le pénétrer, car nous serons écrasés par son poids.

 

Mais nous pouvons tout de même nous dire ceci. Enfin, d'après mon expé­rience personnelle sur ma propre personne, et puis surtout sur celle des autres, sur la vôtre en particulier, mais aussi celle des personnes du monde - car on a l'oeil beaucoup plus ouvert sur ce qu'on voit chez les autres que sur ce qu'on vit soi-même naturellement - eh bien, je constate

que en fait dans la pratique notre marge de liberté est très étroite.

Nous sommes guidés, nous sommes commandés dans nos décisions, dans nos choix vers le bien aussi bien que dans nos choix vers le mal, par une quantité d'informations qui sont inscrites dans nos neurones, dans nos cellules, et qui viennent déjà de notre vie intra-utérine, avant notre naissance, notre petite enfance, notre éducation, notre hérédité, tout ce que nous avons acquis par malchance ou par chance. Et c'est tout ça qui dans nos décisions nous dirige dans un sens où dans l'autre. Où est notre liberté alors là-dedans ?

Et pourtant il y en a une. Il y en a une, mais enfin soyons objectif et n'ayons pas peur de le regarder en face. Elle est très petite, elle est très minime, elle est étroite, mais ça suffit. C'est dans cet étroit couloir de liberté que Dieu agit sur nous et que Dieu agit par nous. Et c'est dans cette minime marge de possibilité que Dieu nous sollicite et que Dieu nous attire : vers quoi ? Vers le bien, dira-t-on. Non pas nécessairement vers le bien, mais vers sa propre Personne.

 

Et il n'y a rien à faire, aussi pervertis que nous soyons - je parle ici en général, je vois l'homme, nous sommes tous pervertis - aussi perver­tis que nous soyons, eh bien nous sommes attirés vers lui. Il n'est pas possible qu'il en soit autrement. Et nous sommes attirés par ce tout petit trou de liberté qui nous reste, qui est nôtre. Et c'est ce que en terme Biblique on appelle le nom. Là Dieu nous connaît et c'est cette partie de nous qu'il aime.

Il aime aussi le reste, naturellement, il nous aime dans toute notre misère et notre faiblesse. Mais c'est à travers ce petit Nom que lui seul connaît, que nous-mêmes nous ne connaissons pas, c'est à travers lui qu'il nous aime, c'est à travers lui qu'il nous attire et qu'il nous donne la possibilité d'être vraiment, vraiment ce qu'il attend de nous.

Eh bien, vous voyez, Jean Baptiste a été un homme qui avait aussi son hérédité, qui avait aussi ses misères, qui avait son expérience mauvaise et bonne, qui avait tout cela. Eh bien, dans ce tout petit endroit Dieu était le Maître absolu. C'était cela !

 

Et pour Judas ? Eh bien pour Judas c'était la même chose, mais avec la seule différence, c'est que Judas, lui, à cet endroit-là, à un moment donné il a dit non, je veux bien aller jusque là, mais après je ne veux plus. Et puis voila, il l'a vendu. Il a été placé entre, je dirais, un idéal purement humain de réussite et un idéal divin de réussite aussi, mais à travers un oubli total de soi. Vous avez d'un côté Jean Baptiste qui a choisi, lui, de mourir plutôt que de renoncer à ce qu'il était ; Judas, lui, a préféré avoir de l'argent en main et de faire sa vie de ce côté là, plutôt que de renoncer à tout cela.

Maintenant, Judas n'a pas été abandonné par Dieu, nous le savons. Car, et c'est cela n'est-ce pas, Dieu est AMOUR, et ce n'est pas un Amour comme nous nous pouvons aimer. C'est un Amour qui jamais ne se lasse, c'est un Amour qui jamais ne renonce. Là où vont nos désirs, eh bien, cet Amour est déjà là, et c'est lui qui suscite nos désirs vers le bien naturellement.

Si nous avons un désir vers le mal, lorsque nous sommes arrivés au coeur du mal, eh bien, nous y trou­vons déjà l'Amour de Dieu qui nous y attend. Et lorsque nous sommes par terre, au plus bas, eh bien, lorsque nous regardons, nous voyons le Christ qui est encore plus bas que notre chute. Dieu ne nous abandonne jamais. Et Judas n’a pas été abandonné, nous devons bien nous le dire.

 

Voila, mes frères, ce que nous pouvons retenir aujourd'hui, pourquoi Jean Baptiste était le plus grand : c'est parce que dans la marge de liberté qui était la sienne, il a été d'une fidélité sans bavure.

Et nous, est-ce que aujourd'hui, puisque nous ne devons pas être des chrétiens qui ont peur de vivre, est-ce que nous ne devons pas regarder notre situation personnelle bien en face, avec lucidité, avec clarté, avec vérité, sans peur, sans inquiétude, la regarder et nous dire : Mais alors moi, est-ce que je ne suis pas capable d'être aussi un Jean Baptiste ?

Il y a en moi les deux : il y a en moi un Jean, il y a en moi un Judas. Je puis être les deux n'est-ce pas ! Mais est-ce que je ne puis pas être Jean ? Est-ce que ce n'est pas pour cela que Dieu m'a appelé ici aujourd'hui, pour que à son regard à lui, je sois aussi grand parmi les fils de la femme ?

 

Mais pour cela nous le savons, mes frères, et je pense que nous allons devoir un peu à nouveau y réfléchir, parce que depuis quelques jours nous avons laissé cela un peu de côté, mais c'est ça ce mystère de l'humilité.

Si tu veux être le plus grand dans le Royaume de Dieu, dans ce Royaume où Je t'attends, eh bien, n'ait pas peur d'être le plus petit ici sur la terre. N'ait aucune prétention, mais sois ouvert à ce que je te demande instant par instant. Et ainsi dans l'invisible, là où seul je regarde, et où là regardent les dioratiques, c'est à dire les hommes qui ont déjà la vigueur de mes yeux, alors là tu seras vraiment grand.

 

Voila mes frères la leçon que Jean nous lance aujourd'hui. Alors faisons là nôtre, nous devons nous dire que pour Dieu, rien n'est impossible. A l'homme, oui, rien n'est possible à l'homme, mais à Dieu tout est possible. Et s'il veut faire de nous des saints, eh bien, il est capable de le faire à condition que nous collaborions avec lui­ sincèrement, simplement, tel que nous sommes.

 

Chapitre : L’Opus Dei.                             25.06.79

      27. Pro Dei amore * Corde et animo.

 

Mes frères,

 

Il y a plus de quinze jours que je ne vous ai plus parlé de l'Opus Dei, et nous sommes toujours en train d'en sonder les fondements, les soubas­sements. Mais nous ne sommes pas pressés, ni vous, ni moi.

Non, non, un moine, c'est un homme qui vit au rythme de l'éternité. Il sait très bien qu'après ce que les hommes appellent la mort biologique, son activité ne cesse pas. Il est déjà chez Dieu, il vit avec Dieu et il donne l'impression d'avoir toujours du temps à perdre.

C'est un homme qui n'est pas pourchassé. Il vit dans le repos, la tranquillité, l'hésychia. Alors voila, nous avançons à notre petit pas, et si nous n'avons pas fini en cette vie, eh bien, nous continuerons en l'autre, n'est-ce pas.

 

Saint Benoît dit que le véritable serviteur de Dieu, celui qui s'est constitué librement esclave du Christ, il n'a pas de plus grande joie que de tendre sans cesse l'oreille vers celui-là qui est plus grand que lui et qui lui transmet le vouloir de Dieu. Et son bonheur, c'est de trans­crire son vouloir dans sa vie, immédiatement. C'est en terme plus clair, c'est obéir. Et Saint Benoît nous dit que en toute obéissance il se soumet à son maior, à son plus grand, et cela dit-il, pro Dei amore,  7,90, pour l'amour de Dieu.

Ici nous devons bien prendre garde ! Lorsque j'étais dans le monde, il m'est arrivé souvent, je ne dis pas des centaines de fois, mais certaine­ment des dizaines de fois, d'entendre l'expression : On voit bien que c'est fait pour l'amour de Dieu !!! Je vois à la réaction de certains, qu'ils l'ont entendus aussi.

Mais enfin, pour ceux qui pour la première fois l'entende maintenant de ma bouche, je vais expliquer ce que ça voulait dire : une résignation chagrine ; on est coincé, il n'y a pas moyen de faire autrement ; on obéit parce que on ne sait pas faire autrement, mais alors on fait le moins possible, et le plus mal possible. C'est fait pour l'amour de Dieu !

 

Quand c'est pour l'amour de l'argent, quand c'est pour décrocher une promotion, un avancement, une augmentation de traitement ou de salaire, quand c'est pour briller aux yeux des autres, alors on sait en donner. Mais pour l'amour de Dieu ! Voila ce que ça voulait dire. Je l'ai déjà entendu ici. Non pas dans la bouche de l'un ou l'autre, mais de personnes du monde qui disaient : On voit bien ici, que c'est fait pour l'amour de Dieu. S'il fallait travailler comme ça dans le monde, ce serait autrement. Oui, oui, c'est vrai !

Mais ici, on n'est tout de même pas expert en tout domaine. Et on peut très bien ici dans un monastère, faire quelque chose vraiment pour l'amour de Dieu, et le faire encore plus ou moins de travers. Ce n'est pas parce que un jour on a fait profession entre les mains d'un Abbé, et qu'un Abbé vous demande : écoutez, vous allez faire çà, que du jour au lendemain, on est expert, super expert en ce domaine.

Non, il faut péniblement s'initier et pendant tout un temps ; mais c'est fait, c'est réussi plus ou moins bien. Et alors, l'oeil critique de l'homme du monde qui voit tout, et qui a sa langue bien pendue dira : mais enfin !! Oui, mais patience, ça viendra.

 

Mais nous, nous travaillons donc pour l'amour de Dieu, mais dans le bons sens du terme. Mais qu'est-ce que cela veut bien dire ? Dans la pra­tique, qu'est-ce que ça veut dire ? Et ici, il me revient à la mémoire une expression que j'ai entendue il n'y a pas tellement longtemps, 15 jours ou 3 semaines, je ne saurais plus dire exactement. Et c'est celle-ci : c'est une devise qui a été découverte dans une annexe de monastère.

Est-ce la devise d'un Abbé ? Est-ce peut-être un graffiti, comme on dit, d'un moine qui avait écrit ça au mur pour dire : voila comment moi je travaille ? Et cette expression est corde er animo. Comment peut-on bien traduire cette expression qui est très belle ? Ce n'est pas facile. On pourrait le dire : de tout mon coeur et de tout mon élan. Corde, de tout mon coeur, et animo, de tout mon élan.

Mais, de tout mon cœur ? Dans mon coeur il y a quelqu'un qui habite. Ce quelqu'un est une source, une source, la source de l'Esprit qui jaillit sans cesse, qui est intarissable. Et cet Esprit il est à la fois vent, il est lumière, il est feu. Et un homme ne sait pas vivre sans vent, sans lumière, sans feu.

 

Un vent qui soulève et puis qui emporte, qui soulève quelqu'un qui est devenu tout léger. Pourquoi est-il devenu tout léger ? Mais parce qu'il s'est vidé de tout, et le souffle peut le soulever et l'emporter. Où ? Mais l'emporter là où il ne sait pas aller lui-même, là où il ne voudrait peut-être pas aller, là où il n'imagine pas aller. Et le voila emporté.

Et cet Esprit est aussi lumière. Une lumière qui réchauffe et une lu­mière qui éclaire. Un homme ne sait pas du tout vivre sans lumière, une plante non plus d'ailleurs. Essayez de mettre une plante dans une cave obscure ? Eh bien, l'homme est comme une plante, et il faut la lumière et la chaleur de l'Esprit pour lui donner la vie.

Et cet Esprit est aussi un feu. Et il est un feu qui consume. Mais qui consume en l'homme tout ce qui est paille, tout ce qui est matériaux com­bustibles, tout ce qui est scories, tout ce qui doit partir. Et un feu qui alors tout en consumant, donne vie. C'est peut-être le trait le plus caractéristique de la présence de l'Esprit dans quelqu'un, cette vitalité qui surgit d'un feu. Naturellement, on dira que c'est une image !

 

Mais on nous dit que Dieu est un feu qui consume, et il est consumant par cet amour qui brûle quelqu'un et qui fait - en employant une expres­sion triviale, mais enfin vous comprendrez bien ce que ça veut dire - ­et qui fait donc que dans l'exercice, dans cette ardeur à obéir, il lui met le feu au derrière, comme on dit, ça le fait aller en avant. Il ne sait pas résister à ce feu qui consume les obstacles et qui donne une vitalité qui porte en avant. C'est ça que veut dire corde, dans cet amour qu'on porte à Dieu.

Car cet amour provoque l'homme à un engagement, à un engagement mais total, qui dépasse les bornes du raisonnable. Cela fait produire chez l'homme des choses que, abandonné à sa froide raison, il ne ferait pas. Et entre autre celle-là : de se soumettre totalement à un autre, à un autre qui est l'organe d'un autre univers, de ce Roi, de ce Royaume dans lequel on est appelé. Et ça, ce n'est pas raisonnable, il faut être pour ça mordu par cet amour.

 

Et alors vous avez le second volet qui est animo. L'animus, ce sont toutes les dispositions qui se trouvent à l'inté­rieur d'un homme. C'est tout ce que l'homme sent, c'est tout ce que l'homme fait bouillonner, grandir, s'épanouir en lui.

Ce seront toutes ces énergies, les énergies qui sont le carburant qui fait marcher le moteur de sa vie ; ce seront les sentiments, ce sera son ingenium, ce sera sa façon de voir les choses, de les arranger. Et puis à partir de là de créer : ce sera son génie, ce sera son intelligence ce sera la force qui est en lui.

Et ces énergies, elles sont dirigées vers un but qui est de faire ce que Dieu demande. Vous voyez : obéir corde et animo, se donner à Dieu corde et animo,  c'est cela pro Dei amore.

 

Il est dit dans les récits Evangéliques à plusieurs reprises, que parfois très tôt le matin, le Christ sortait. Aujourd'hui dans le monde, c'est au soir que l'on sort : je suis de sortie ce soir. Le Christ, lui, qui est le Créateur et qui rétablit le monde dans ce qu'il est vraiment, c'est tôt le matin qu'il sortait. Et il ne sortait pas en fin de journée pour aller s'amuser ou se distraire ? non, il sor­tait et il allait dans un endroit désert. Et là, il était tout seul. Et, étant seul, il commençait à prier. Il y priait.

Mais qu'allait-il bien faire là ? Prier? Pourquoi prier? Eh bien, c'est tout simple à mon sens. Le Christ allait là, tôt le matin, tout seul, dans la tranquillité, pour y recharger ses batteries, pour être de nouveau au sommet de ce corde et animo. N'oublions pas que le Christ était un homme. Il était la personne du Verbe de Dieu, c'est certain, mais il était un homme exactement comme nous, il avait ses moments de lassitude. Je ne dirais pas de découragement, si, parfois peut-être, mais de lassitude. Il sentait le besoin de renouer le con­tact avec celui qui l'avait envoyé : son Père.

Et alors il renouvelait cet amour. Il le laissait de nouveau le sou­lever, l'éclairer, l'enflammer, le brûler. Il le laissait de nouveau animer toutes ses énergies pour recommencer une nouvelle journée où il allait être encore dévoré par les hommes. C'était ça que faisait le Christ, c'était ce  pro Dei amore !

 

Et voyez, nous, n'est-ce pas tous les jours, très tôt, que nous nous levons pour sortir aussi. Nous sortons, alors quoi ? Eh bien, nous sortons de notre cellule, nous allons dans un endroit désert qui est notre oratoire. Et dans cet endroit désert, nous commençons aussi à prier, à prier dans une solitude d'abord chacun pour nous, essayant de renouer, de retrouver le contact avec notre Dieu. Et puis alors tous ensemble nous commençons à faire monter une prière qui est notre Opus Dei.

Eh bien à ce moment-là, essayons bien de nous représenter encore, à notre place, dans ce grand organisme qu'est l'humanité, je vais même au-delà de l'Eglise, je prends l'humanité entière. Et cette humanité, qui doit aussi à ce moment là essayer de retrouver du coeur et de l'élan pour une nouvelle journée, une journée de besognes purement matérielles, aussi de recherches spirituelles. Nous ne sommes pas là seulement pour nous mais aussi pour d'autres.

Car, lorsque le Christ allait prier, comme ça, tout seul, son Père, il était ne l'oublions jamais la tête, lui, de ce grand Corps et il priait déjà pour tous les hommes qui allaient l'entendre, mais aussi pour tous les hommes qui viendraient longtemps après lui jusqu'à la fin du monde, et qui auraient besoin des ressources qu'à ce moment là il allait puiser.

 

Eh bien mes frères, voila encore une toute petite note de notre Opus Dei. Et ça va peut-être, je dis peut-être, non c'est plutôt certain, ça va nous donner plus d'élan. Et si nous sentons la lassitude, le « mais enfin à quoi est-ce que ça sert ? » disons : oui, c'est pro Dei amore, c'est pour l'amour de Dieu. Mais non pas l'amour de Dieu comme l'entendaient les gens du monde, mais comme le Christ lui-même l'entendait. Donc, de tout notre coeur et de tout notre élan, non seulement pour nous, mais pour tous.

 

Récollection mensuelle de juillet.                  30.06.79

      Devenir des saints !

 

Mes frères,

 

Par vocation et par état nous nous sommes consacrés à la recherche de Dieu. Et rechercher Dieu concrètement signifie rechercher son vouloir. Or le vouloir de Dieu est que nous devenions des saints. Vous connaissez l'expression de Saint Paul qui était si souvent répétée autrefois en latin : haec est voluntas Dei sanctificatio vestra, la volonté de Dieu, c'est que vous deveniez des saints.

Mais la sainteté à laquelle nous sommes appelés, ce n'est pas une cer­taine rectitude morale...Dieu demande que nous devenions saint de sa sainteté à Lui : ce n'est pas moins !

 

Or la sainteté de Dieu, elle se manifeste à nous dans la pratique de notre vie, principalement sous trois aspects : la pureté, la bonté et la patience. Ces trois attitudes de Dieu à notre endroit créent autour de l'être de Dieu un halo de lumière, une aura sacrée, qui fait que Dieu nous apparaît comme infiniment séduisant. Nous sommes irrésistiblement attirés vers Lui, mais il apparaît en même temps comme souverainement inquiétant.

Nous avons en même temps envie de reculer parce que nous sentons bien que si nous avançons vers Dieu, nous ne saurons plus nous arrêter et nous devrons tous laisser et finalement nous perdre nous-mêmes. Et c'est toujours cette tension, l'attirance et la crainte qui se disputent notre vie. Et reconnaissons-le pour notre confusion, c'est encore bien trop souvent la peur qui l'emporte.

Et c'est vrai, c'est normal, ça se comprend. Il nous faut entrer dans un univers qui n'est pas le nôtre, dans cet univers de Dieu où nous devrons être totalement changé. Or ça, c'est l'aventure et nous ne savons pas ce qui nous attend. Nous ne savons pas ce que nous serons après et nous préférons toujours tenir ce que nous possédons déjà. Nous avons peur d'ouvrir les mais pour le lâcher. Or, pour recevoir de Dieu, nous devons aller vers lui les mains vides.

Mes frères, nous devons devenir comme lui, bon et patient. Notre coeur doit être pur, c'est à dire qu'il doit laisser filtrer une lumière. Mais non pas une lumière crue qui fouille, qui pénètre, qui dissèque. Non, mais une lumière douce, reposante, pacifiante. Nous devons devenir bon comme lui, c'est à dire que toute notre con­duite doit être réglée par la bonté, mais la même bonté que la sienne, sa bonté à Lui.

Nous ne devons pas regarder aux personnes. Nous ne devons pas regarder si nous sommes aimés d'elles, ou si nous ne le sommes pas ; si elles sont méchantes, ou bien si elles sont gentilles ; si elles sont mauvaises, ou bien si elles sont bonnes elles-mêmes. Non, nous devons être comme Dieu, qui lui fait briller son soleil sur tout le monde, il donne sa pluie fécondante à tout le monde. Il ne la réserve pas seulement à ses amis, mais il en comble aussi ses ennemis. C'est comme ça mes frères, que nous devons être bons !

Et puis nous devons être patient comme Dieu est patient. Ce Dieu qui sait attendre, qui ne perd jamais, je dirais, la folle confiance qu'il met dans un homme. Et cette patience à notre endroit, eh bien, nous devons la faire rebondir sur les hommes : savoir tout porter et savoir tout supporter !

 

Mes frères, nous sommes aujourd'hui en ce soir du 30 Juin, nous sommes justement à la fin de la première moitié de l'année. C'est peut-être l'occasion de jeter un petit coup d'oeil en arrière et d'examiner la qualité de notre vie sous ces trois rapports, de la pureté, de la transparence, de la bonté et de la patience. Et nous demander alors, si lorsque nous exerçons disons une vertu, mettons la patience ou bien si nous sommes bons, est-ce pour des motifs qui sont vraiment détachés de toute considération humaine ?

Est-ce que ce ne serait peut-être pas pour nous donner une petite réputation auprès des autres ? Est-ce que ce n'est peut-être pas pour rechercher l'estime des hommes ? Ou bien est-ce parce que nous ouvrons les mains et que nous attendons que Dieu les remplisse justement de sa Vie à lui, qui est pureté, bonté et patience. Et cela, que les hommes disent ou pensent ce qu'ils veulent, notre seul juge, notre seul bienfaiteur, c'est Dieu. Et s'il nous comble, ce n'est pas seulement pour nous, mais c'est pour que ça rejaillisse sur tous ses enfants.

 

Et demain le premier Juillet nous commencerons la seconde moitié de l'année. Et nous allons de suite voir se dresser une borne. Et cette borne, c'est la Fête de Saint Benoît. Et nous pouvons voir déjà maintenant, si notre route passe le long de cette borne, si cette borne est un jalon sur notre route à nous.

Car la route que marque cette borne de Saint Benoît, c'est la voie étroite, resserrée, difficile, que le Christ nous a indiquée. Saint Benoît le dit lui-même : elle est dure et étroite la route qui conduit à la vie. Sommes-nous mes frères engagés sur cette route ? Nous pouvons nous le deman­der en commençant la seconde moitié de l'année.

Ou bien notre route, ne serait-elle pas une route parallèle à celle-là, un chemin bien large, spacieux, sur lequel on peut rouler, avancer à toute allure, et bordé de paysages magnifiques, d'endroits où on peut se reposer, se restaurer. Vous savez, cette route qui conduit vers une médiocrité dorée, justement celle que les hommes recherchent. Faites attention, disait le Christ, lorsque les hommes vous félicitent, ils sont heureux de trouver chez vous les défauts qui sont les-leur.

 

Voila mes frères ces deux routes ! Nous pouvons peut-être essayer de voir si nous avons bien les deux pieds sur la route étroite, ou bien si nous ne faisons pas comme les Juifs à l'époque d'Elie : ils marchaient avec un pied sur une route et l'autre pied sur l'autre. Et ainsi ils espéraient contenter Dieu et en même temps se satisfaire eux-mêmes. Mais avec Dieu on ne peut pas partager, Lui, c'est tout ou rien.

 

Mes frères, nous savons bien que nous sommes des hommes, nous avons des besoins qui doivent être satisfaits et qui constituent notre nature d'homme. Ces besoins, nous les satisfaisons ; mais nous devons voir notre nature d'homme dans sa totalité. Encore une fois, cet homme appelé à la sainteté, il a des besoins de fils de Dieu. Ces besoins aussi doivent être satisfaits.

Et ils le seront, mes frères, si nous nous efforçons d’être pur, d'être bon, d'être patient, de devenir des saints. Ce n'est pas tellement diffi­cile, car si Dieu nous demande cela, c'est parce que justement il veut nous le donner. Et il veut nous prendre et s'insinuer en nous pour faire de nous d'autres Christ. Eh bien, laissons-le faire, n'ayons pas peur !

 

Nous allons maintenant, mes frères, poser un acte, un acte qui sera en même temps à la fin de cette demi année et au début de la seconde partie de l'année, qui sera un geste de reconnaissance et de confiance, un geste qui va marquer notre volonté de conversion.

Nous allons bénir l'eau. Nous allons la recevoir. Nous allons par là nous replonger dans la vie de notre Baptême. Nous allons dire que nous désirons qu'en nous le vieil homme disparaisse, pour que naisse cet homme nouveau en Christ, cet homme en voie de Christification.

Nous allons poser ce geste avec un grand esprit de foi, et je suis certain que l'Esprit de Dieu nous comblera. Il comblera nos défaillances et il nous donnera plus d'ardeur encore pour continuer notre route. Cette route, aussi étroite qu'elle soit, nous savons qu'elle débouche finalement sur le Royaume où Dieu sera dans notre coeur absolument tout.

 

Homélie : 13° Dimanche du temps ordinaire.    01.07.79

      Sg 1, 13-24 * 2Cor 8, 7-15 * Mc 5, 21-43.

 

Mes frères,

 

Nous venons de proclamer que la Parole de Dieu est vie et vérité. Nous ne sommes pas réunis dans cette église pour nous laisser bercer et assoupir à son doux ronronnement. Nous sommes venus pour nous exposer tout nu à sa brûlure, à son martèlement, à sa morsure. Si elle nous brûle, c'est pour nous purifier ; si elle nous martèle, c'est pour nous remodeler ; si elle nous mord, c'est pour nous tenir éveillé. Elle veut, en effet, nous éveiller à notre véritable destinée, et elle veut nous mettre à l'abri d'un certain cérébralisme soporifiant.

Aujourd'hui elle gravite autour d'un centre qui est le centre par excel­lence : la vie. Les manifestations de la vie, nous les observons en nous, autour de nous : manifestations physiques, psychologiques, spirituelles. Mais nous en sommes toujours à l'enveloppe, à la surface. Il nous est deman­dé aujourd'hui de pénétrer jusqu'au coeur, jusqu'à la source de cette vie. Et cette source est une personne, elle est un homme, l'homme qui a osé dire parce qu'il avait le droit de le dire : Moi, je suis la vie, quiconque mange ma chair et boit mon sang, celui-là jamais ne goûtera la mort.

 

Mes frères, si vous le voulez, nous allons essayer de progresser quelque peu vers ce centre. Et d'abord nous arrêter à deux signes que nous présente le récit Evangélique, signes qui nous conduisent bien au-delà d'eux-mêmes.

Nous avons d'abord une femme qui perd sa substance vitale, son sang, et cela depuis douze ans, depuis la naissance d'une fille qui n'est pas sa fille à elle. Et cette fille, elle vient, elle, de perdre la vie à l'âge de douze ans, au moment de ses premiers flux de sang.

Eh bien, mes frères, si l'Evangéliste s'attarde sur ce chiffre de douze ans, sur cette coïncidence que pour nous nous jugerions, voila, fruit d’un pur hasard, c'est pour nous montrer que le sort de cette femme et de cette fille étrangère l'une à l'autre était en fait étroitement lié dans la vie et dans la mort. Et par là, l'Esprit de Dieu veut nous montrer qu'à ce

niveau, nous sommes tous solidaires. Et j'irais même plus loin, que nous sommes tous responsables les uns des autres.

 

Avançons encore un peu plus loin. Le Livre de la Sagesse nous dit que Dieu a doté l'homme d'une existence impérissable parce que, dit-il, il l'a rendu semblable à lui ; parce que pouvons-nous dire aujourd'hui, il nous a rendu participant de sa propre nature dans le Christ, dont nous sommes les membres.

Mais comment cela se fait-il ? Le récit Evangélique nous l'insinue encore. Pour donner la vie, Jésus Dieu Incarné se vide de lui-même. Au moment où la femme se sent guérie, Jésus, lui, a conscience qu'une force est sortie de lui, une force l'a quitté.

Et ça nous montre, mes frères, que le Christ, que Dieu donne la vie, sa propre vie à l'humanité entière, à chacun d'entre nous, parce que il s'est tellement vidé de lui-même qu'il est entré dans la mort, cette mort qui est le fanion du péché ; et le péché qui est, lui, le refus de la vie véritable.

 

Et maintenant, mes frères, approchons de ce centre. Nous en approchons si nous avons compris que pour vivre et pour donner la vie, nous devons nous vider de nous-mêmes. Nous devons chaque jour accepter mille morts, pour que à partir de nous la vie se transmette, et ainsi de proche en proche gagne l'humanité entière, gagne l’univers jusqu’à ce que Dieu devienne tout en tous.

Et si aujourd’hui nous participons à l'Eucharistie, dans ce geste nous marquons publiquement que nous donnons notre accord plein et entier à cette stratégie divine de conquête du monde, par la mort mystique de chacun d'entre nous.

 

Mes frères, lorsque le Verbe de Dieu incarné sera en nous, il nous ­donnera la force de pouvoir ainsi tout abandonné, pour que triomphe la Vie Eternelle. Et lorsque nous ferons cela, n'allons pas nous imaginer que nous faisons quelque chose d'extraordinaire. Non, mes frères, nous faisons tout simplement notre devoir de chrétien. Et je suis certain que Dieu en nous, nous donnera la force, l'humilité, et le courage de l'accomplir jusqu'au bout.

 

Amen.

 

 

Chapitre : L’Opus Dei.                             03.07.79

      28. Se placer sur l’orbite que nous présente le Christ.

 

Mes frères,

 

Un vrai serviteur de Dieu, c'est donc un homme dont la vie, le plaisir, la joie, le souci, la délectation est d'écouter ce que lui dit son Seigneur, son Maître, de saisir ses paroles, de les prendre en soi, de s'en nourrir, de les boire, de les assimiler à son être de façon à pouvoir les reproduire, à pouvoir les camper devant lui dans le réel.

Un homme dont c'est cela la vie, eh bien, vous comprenez, il a ses points de références situés à l'extérieur de lui, en dehors de lui. Ses points de références sont chez son Maître, chez son Seigneur. Il ne va plus les chercher dans ses idées, dans ses jugements, dans ses volontés dans ses sentiments, dans ses goûts. Non, il va les chercher hors de lui.

 

C'est donc un homme qui sera exorbité. Il ne vit plus dans son orbite personnelle, mais sur une orbite qui est hors de lui, l'orbite de son Seigneur. Il deviendra alors facilement pour les autres un homme exorbitant, c'est à dire aux exigences qui dépassent la mesure des hommes. Nous voyons ça chez le Christ, qui était vraiment par excellence l'homme exorbité. Il pose des exigences telles, qu'il met ses disciples en fuite !

Et il doit un jour poser la question : Et vous, dit-il aux quelques uns qui restent là, est-ce que vous allez vous aussi partir et me laisser seul ? Alors Pierre répond : Ah non, pas ça, car les Paroles que tu dis, elles sont des paroles porteuses de Vie Eternelle. Donc Pierre acceptait de courir le risque aussi de s'exorbiter, de se placer sur cette orbite que lui présentait le Christ, et qui était vrai­ment exorbitante pour la nature de l'homme.

 

Et alors, si on quitte son centre, on n'est donc plus égocentrique, on devient hétérocentrique. On devient donc excentré par rapport à soi, et alors, on devient aussi facilement pour les autres : excentrique.

Voyez ce qui s'est passé pour le Christ, où même sa famille disait : Cette fois-ci, il a tout à fait perdu la tête. On va le prendre et on va le ramener chez soi, et puis on va le soigner pour lui faire cesser toutes ses excentricités.

Mais c'est vrai ! Il agissait selon des normes qui n'étaient plus celles des hommes, c'était celles de son Père. Et alors on le prenait pour un excentrique. Et c'est toujours, oui on peut dire, toujours ainsi lorsqu'on rencontre un saint.

 

Et les tous premiers moines étaient déjà attentifs à cela. Ils y étaient attentifs. Lorsqu'on lit les tous premiers récits dans les apophtegmes - ça va peut-être revenir une fois ou l'autre dans les con­férences du Père Leloir qui nous sont rapportées au cours de la lecture du réfectoire - où nous verrons que ces moines avaient de l'étonnement et aussi une dévotion pour les fous.

Les fous, ça veut dire des hommes qui étaient devenus excentriques parce qu'ils avaient fait leur la folie de Dieu, la folie de la croix, tout ce qui dépasse les habitudes trop rationnelles et trop bien équili­brées de la raison humaine. Ils étaient hors d’eux-mêmes.

Et cet état qui place l'homme hors de lui-même, n'est rien d'autre que l'imitation de l'état du Christ dans ce troisième degré d'humilité auquel nous sommes en train de réfléchir. Parce que ces idées me sont venues en essayant de creuser un peu ce troisième degré d'humilité qui dit : le moine imitans Dominum, 7,91, il essaye d'imiter son Seigneur.

 

Or, le Seigneur Jésus, dans sa divinité, c'est un homme qui est décentré. Il est pros ton theon, il est tourné vers son Père, il est orienté vers lui, il est en référence à lui. Il reçoit tout de lui, son être même, il est engendré constamment par son Père. C'est la génération du Verbe.

Et alors, il retourne sans arrêt vers son Père, il n'a pas sa vie en lui. Il a la vie en lui, mais sa propre vie lui vient de son Père. Il est donc décentré par rapport à lui-même. Et c'est cette relation de dépendance à son Père qui est constitutive de sa personne. Il est pure relation à son Père.

Alors dans son humanité, c'est encore la même chose. Non seulement du côté de son Père, mais aussi du côté des hommes. Car il est devenu homme. C'est propter nos. Et propter nostram salutem comme nous le chantons dans le Credo. C'est pour nous, c'est pour notre salut. Il est donc tout à fait orienté maintenant vers nous, et il n'a donc pas de vie personnelle. Sa visée lui vient de son Père, ou sa visée lui vient de ses frères. Il est, non pas entre les deux, mais il est consti­tué dans sa personne par cette double relation, à son Père et aux hommes.

 

Eh bien le moine, c'est un homme qui doit devenir ainsi. C'est sa raison d'être de réaliser cette métamorphose qui le fait éclater, qui le projette hors de lui, hors de son centre pour le placer sur une orbite qui est celle de Dieu.

Et nous comprenons alors le caractère nocif du proprium, de cet instinct de propriété que stigmatise avec tant de vigueur Saint Benoît. Parce que le proprium, ce n'est rien d'autre que le refus de se décentrer.

 

Voila, j'ai quelque chose à moi, j'ai un objet à moi, j'ai un juge­ment à moi, j'ai un goût à moi, j'ai un sentiment, une volonté, une idée à moi. C'est à moi tout seul, je m'y accroche, je vis de cela, ça devient un peu comme presque une raison de vivre pour moi. Et grâce à cela, je vais - de façon illusoire naturellement, restons toujours au plan humain - ­je vais trouver une certaine satisfaction, un certain épanouissement.

Au lieu de trouver mon plaisir dans cette Parole de Dieu que je reçois et qui me tire hors de moi-même, eh bien, je reste dans ce sentiment, dans cette idée, dans ce jugement qui est mien. Et alors là, naturellement, je jouis d'un certain épanouissement, mais qui est étriqué, qui reste petit. Je refuse la vie véritable parce que je refuse de me décentrer. C'est ça le caractère nocif du proprium qui fait que ça devient un vice, et un vice qui fait mourir, parce que ça nous empêche de passer à la véritable vie.

 

Et l'Opus Dei, puisque c'est toujours à propos de l'Opus Dei que nous sommes en train de réfléchir, l'Opus Dei, ce n'est rien d'autre qu'un effort constant, un effort sans cesse repris, de nuit et de jour, de nous placer sur orbite divine. L'Opus Dei est un essai, c'est un espoir, c'est un appel pour sortir de nous et nous projeter dans l'univers de Dieu, et puis alors y rester.

Mais nous sommes sans cesse attirés vers le bas par notre pesanteur naturelle. Eh bien, c'est cet effort de nous relancer chaque fois, de toujours nous arracher à cette pesanteur, de devenir léger, de devenir comme le Christ, le Christ qui, lui, était encore une fois toujours hors de lui-même, vivant de son Père et vivant pour les hommes.

Eh bien, mes frères, lorsque nous sommes en train de prier, c'est ce que nous essayons de réaliser. C'est pour cela que l'Opus Dei est non seulement une obligation pour nous, mais qu'il demande de la peine, une fatigue, qu'il est un labor ou un pensum, quelque chose qui peut être lourd, qui peut être dur, mais que nous acceptons très volontiers.

Non seulement nous l'acceptons, mais nous en avons besoin parce que c'est grâce à lui, encore une fois, que nous pouvons chaque fois rebondir et repartir dans cette sphère du divin qui est la nôtre ; et là, dans laquelle nous devons et pouvons devenir sans grandes difficultés alors, de véritables enfants de Dieu.

 

Chapitre : L’Opus Dei.                             04.07.79

      29. Troisième degré d’humilité : suivre le Christ.

 

Mes frères,

 

Nous devrions toujours nous souvenir du sens profond de tous les mots que nous utilisons. Il faudrait chaque fois le rappeler, mais ce serait difficile, on n'avancerait pas. Ce que signifie humilité, obéissance, serviteur, Seigneur, esclave, travail. Vous voyez tout cela ! Il y a une charge même d'affectus, une charge affective dans chacun de ces mots. Il y a des tableaux, il y a des gestes, il y a du mouvement, il y a de la vie. Nous les utilisons sans savoir exactement maintenant ce qu'ils veulent dire, ils sont algébrosés, ils sont vides de leur substance.

J'ai expliqué à fond ce que signifiaient tous ces mots, mais il fau­drait toujours avoir le sens derrière la tête, sinon on risque alors de tomber dans des confusions. Et à mon sens, si nous pouvions toujours avoir cette signification concrète toujours présente, notre vie monastique serait beaucoup plus facile. Il y a beaucoup de malentendus et d'erreurs qui seraient évités.

Mais voila, nous sommes livrés à devoir utiliser une langue qui en pratique est morte. Elle est un instrument de transmission, elle est coupée de ses racines concrètes, et nous ne savons plus ce que les mots veulent dire. Or, nous devons vivre avec des mots.

 

Et Saint Benoît nous dit, à ce troisième échelon d'humilité - qui est en fait le sommet déjà de l'échelle d'humilité, le reste n'étant que des excroissances sur cette plate-forme atteinte - Saint Benoît nous dit que le vrai serviteur de Dieu n'aura qu'un seul souci, ce sera imitans Dominum, 7,91, il voudra imiter son Seigneur. Et le Seigneur nous le savons, pour Saint Benoît, c'est le Christ.

C'est cet homme - car le Christ est un homme, ne l'oublions pas, un homme comme nous, il avait ses limites au plan humain - cet homme a mé­rité le titre de Seigneur. Il l'a mérité, parce qu'il a poussé l'obéis­sance à l'extrême limite du possible et de l'imaginable. Nous n'irons jamais jusque là. Et pourtant, le moine a comme ambition d'imiter ce Seigneur.

Il est le disciple d'un maître, car ce Seigneur est aussi un Maître. Vous m'appelez, a-t-il dit au moment de son dernier repas pascal avec ses disciples, vous m'appelez Seigneur et Maître, et vous avez raison car je le suis. Et l'ambition du disciple, ce sera de devenir semblable à son Maître, ce Maître qu'il imite.

Et c'est pourquoi le disciple se laissera éduquer comme un enfant qu'on reprend, qu'on corrige, et puis auquel on inculque des bons prin­cipes, d'après lesquels il devra régler sa conduite. On l'éduque : il est alors disciple, l'enfant. Le disciple, c'est un enfant. Vous verrez le Christ qui appellera ses disciples parfois enfant, mes enfants après sa résurrection surtout. Lorsqu'il apparaît au bord du lac, il dira : les enfants, vous n'avez rien à manger pour moi ?

Il y a là une relation qui est une relation de génération. Le Maître met au monde un disciple. Et il le met au monde en un univers qui est au-delà de ce disciple. C'est une nouvelle génération. Il collabore, le Maître, à une naissance. Mais le disciple, lui, doit travailler avec. Et c'est cela qui sera cette imitation.

 

Il y avait un livre qui avait grand succès au Moyen Age, et qui a encore du succès aujourd'hui : « L'Imitation de Jésus Christ ». Peut-être qu'aujourd'hui il n'est plus tellement lu, sauf par l'un ou l'autre, j'en connais ici qui le lise encore. Mais c'était cela, vous voyez, c'était le but, imiter le Christ. Et ce n'est pas le copier, mais c'est le suivre. L'ambition du disciple, c'est d'être, de devenir l'égal de son Maître non pas au plan du pouvoir, ni du savoir, mais au plan de la vie.

Car au plan du pouvoir et du savoir, le disciple est capable de faire la même chose que son Maître, et peut-être de faire d'avantage encore. Le Christ a bien dit : Celui qui croit en moi fera les mêmes oeuvres que moi, il en fera même de plus grandes encore.

C'est vrai, le Christ était limité, encore une fois, dans ses activi­tés, il était de son époque. Il y a des saints qui ont fait plus que le Christ au niveau des oeuvres. Mais la sequela Christi se situe à un autre niveau : c'est à celui de la vie.

 

Au plan de la vie, suivre le Christ, ça voudra dire d'abord qu'il faudra tout quitter. Celui qui veut me suivre, a-t-il dit, eh bien il doit tout quitter. Tu veux me suivre ? Eh bien, vends tout ce que tu as, réalise-le, et puis donne-le, et alors, suis-moi ! Suivre, c'est la troisième opération. Il faut d'abord vendre, et puis il faut donner, et c'est seulement alors qu'on est disponible pour suivre. Et il ne faut pas avoir peur de donner, nous avons toujours à donner. C'est étonnant comme nous tenons, nous, à ce que nous avons. C'est instinctif !

J'en parlais encore avec quelqu'un ce matin qui soulevait le problème au plan pratique. Mais, je dis, il faut comprendre : le fait pour nous d'avoir quelque chose, c'est une sécurité. Pour comprendre, il faut avoir été dans la situation d'un homme qui est en état d'insécurité. Et je pense ici à ceux qui se trouvaient dans les camps de prisonniers, mais de véritables camps où ils étaient dépouil­lés d'absolument tout n'est-ce pas, tout, tout, TOUT, mais TOUT, puisqu'on les mettait tout nus, ils n'avaient plus rien.

Et alors quand ils pouvaient - naturellement je n'ai pas fait l'expé­rience moi-même, mais on me l'a racontée - s'ils trouvaient par exemple un bouton de culotte par terre, n'importe quoi, ils le prenaient, et ils s'y attachaient, et ils se seraient battus pour le garder. Ils avaient quelque chose à eux, de nouveau, ils étaient redevenus une personne. Ils avaient quelque chose à eux tout seul, qu'un autre n'avait pas. Vous voyez cet instinct de possession comme il est en nous ! Eh bien le Christ dit : Non, abandonne tout, tu dois être devant moi tout nu, tu n'es plus rien, c'est à moi que tu appartiens. Et puis alors dans ces conditions là, tu es en état pour me suivre.

 

Or nous, mes frères, nous avons toujours à donner, et nous aurons toujours des pauvres parmi nous. Et même à l'intérieur du monastère, entre nous, nous avons toujours à donner. On vient nous demander : on n'aurait pas ceci, cela ? Mais plutôt que de dire : Oui voila, mais il faudra me le rapporter parce que j'en ai besoin. Oui, mais pourquoi ne pas dire : mais voila, c'est bon, ou ne rien dire du tout. Si on le rapporte, c'est bon, si on ne le rapporte pas, c'est encore bon. Voila, je l'ai donné !

Mais ce sont des petites choses, ça, des petits exercices, voila, c'est peut-être des tests, des épreuves que le Christ nous met en main, un petit examen qu'il nous fait passer pour voir si nous allons réussir ou non. Ma foi, nous échouons encore cette fois-ci, mais la fois prochaine nous réussirons bien, peut-être ?

C'est pour ça que nous devons toujours avoir les mots, le sens des mots présent à notre chair, pour pouvoir entrer de suite dans l'épreuve lorsque le Christ nous la présente. Et pour en ressortir avec une grande distinction : nous avons réussi.

 

Il y a encore d'autres pauvres parmi nous. Nous sommes tous pauvres au niveau spirituel, au niveau psychologique, au niveau physique aussi. Voila, nous avons maintenant deux grands malades en clinique. Mais ils vont revenir, et voila, ils seront encore plus pauvres que quand ils sont partis surtout dans les premiers temps. Ils auront besoin de tellement d'aide, et de soutien, et de patience. Voila, donner, toujours donner. Mais ce n'est pas facile.

Mais vous voyez, c'est cela le premier mou­vement, la première chose pour suivre le Christ qui, lui, s'est vidé totalement de lui-même, il s'est kénosé dit le texte original. C'est vide, il n'y avait plus rien en lui. Et voila où il nous appelle. Mais s'il nous le demande, eh bien, c'est que c'est possible. Ce n'est pas possible d'après nos propres forces, mais ce sera possible pour lui qui va le réaliser en nous. C'est tellement beau, n'est-ce pas, que ça vaut la peine d'y consacrer toute une vie, pour arriver au bout et dire : voila, et puis plus rien, à aucun niveau.

 

Et il faut alors quand on a tout quitté, il faut se quitter soi-même. C'est encore autre chose, ça nous mène encore un tout petit peu plus loin et même beaucoup plus loin. Se quitter soi-même, c'est se renier. J'y ai fait allusion hier. C'est dire non à ses goûts, à ses sentiments, à ses jugements, à ses idées à ses convoitises, à ses appétits, à ses ambitions, à ses volontés, à ses affections, à tout pour toujours choisir ce que lui demande.

Dans la pratique, il y a une règle d'or, mais je vois qu'il est temps d'aller à l'église, je l'aborderai la fois prochaine. De petites choses, de petites recettes pour apprendre à se renier, pour devenir plus souple, pour devenir plus léger, pour devenir tout à fait vide, pour que lui occupe toute la place.

Et puis alors, par la force de son être, il nous soulève et il nous empor­te là où nous espérons aller, et où ne pourrions jamais y arriver nous-même. C'est à dire chez Lui, dans ce Royaume-là où on ne fait plus rien d'autre qu'aimer. Aimer les autres, s'aimer entre soi, aimer Dieu, respirer l'amour et ne plus faire que cela.

 

Je pense que ça doit être l'ambition suprême d'un homme, surtout d'un moine. Et alors j'ai l'impression qu'on doit être heureux, n'est-ce pas. Or nous avons besoin de bonheur et ça doit aussi transparaître de nous...

Voila, je prends encore ces deux vieux frères, ce sont les plus âgés presque de la communauté, après le frère Jules, mais lui il est ici en pleine santé. Mais si c'était dans les mêmes circonstances, il serait le même. D'ailleurs il l'a été quand il était plus jeune de quelques années.

            Mais quand on les voit ! Le plus récent pour moi, que j'ai vu dernièrement, c'est le frère Charles, donc là-bas. Eh bien, cet homme, dans la situation impossible où il se trouvait, mais il était heureux. Mais à ce moment là, il n'avait plus rien, il n'avait plus rien. S'il avait dû, disons paraître devant Dieu, eh bien c'était fait. II y a là quelque chose qui transparaissait de lui et qui frappait même les médecins et les infirmières, et moi je l'ai remarqué aussi.

Eh bien, vous voyez, il faudrait que nous puissions toujours être dans cette disposition là de disponibilité, de dire : voila, je n'ai plus rien, entre tes mains je remets toute ma vie. Je te la confie car elle ne sau­rait jamais être mieux qu'entre les tiennes.

 

Chapitre : L’Opus Dei.                             07.07.79

      30. Recettes pour se renier soi-même.

 

Mes frères,

 

Nous allons en revenir à notre moine fidèle, humble, obéissant, qui est un serviteur de Dieu, qui s'efforce de l'être, et qui pratique la sequela Christi en se reniant lui-même, abnegans semetipsum. Et se renier soi-même, c'est prendre l'attitude diamétralement opposée à celle qui est habituellement la nôtre. Nous qui sommes infectés par le péché originel, nous disons si vite non à Dieu et oui à nos petits intérêts.

Or se renier, c'est dire non à ses vues égoïstes. Et pour dire toujours oui au vouloir de Dieu, c'est extrêmement difficile, car il faut renoncer à ses ambitions, à ses vues, à ses désirs, à ses appétits, à ses convoiti­ses, à ses jugements, à ses idées, à ses volontés, à tout ce qui vient de nous pour être à l'écoute de la volonté, du désir, des projets d'un autre qui est Dieu ; les recevoir, les faire sien et les traduire en actes. C'est ça se renier, et c'est ça suivre le Christ !

Saint Jean de la Croix qui est passé expert dans l'art de se renier lui-même, a donné une petite série de conseils. Je vais vous les lire comme ça, sans commentaires, parce que s'il fallait commencer un commentaire de tout cela, je pense que nous n'avancerions qu'au pas de tortue.

 

Il dit ceci : donc, c'est l'homme qui désire se renier lui-même - et voici le remède total, ce qu'on dirait aujourd'hui l'arme absolue pour se renier soi-même - qu'il s'incline toujours :

- non au plus savoureux, mais au plus insipide.

- non à ce qui donne plus de goût, mais à ce qui en a moins.

- non au repos, mais à ce qui est pénible.

- non à la consolation, mais plutôt à la désolation.

- non au plus, mais au moins.

- non au plus haut et au plus précieux, mais au plus bas et au plus méprisé.

- non à vouloir quelque chose, mais à ne vouloir rien.

- non à rechercher le meilleur des choses temporelles, mais le pire, et à décider d'entrer en toute nudité, vide et pauvreté de tout ce qu'il y a au monde, et cela pour le Christ.

Et il ajoute ceci:

- il tâchera de travailler à son mépris, et désirera que tous fassent de même.

- il tâchera de parler à son désavantage, et désirera que tous fassent de même.

- il procurera d'avoir une basse estime de soi, et désirera que tous fassent de même.

 

Et voila, mes frères, des consignes qui sont un peu, ou même beaucoup inquiétantes car en réalité elles le sont. Pourquoi ? Parce que pour les mettre en pratique, il faut un excellent, un parfait équilibre au plan humain et au plan spirituel. Il faut aussi un excellent jugement, et en plus de cela il faut chaque fois prendre le conseil d'un Maître Spirituel. C'est un remède total, comme il dit, c'est une arme absolue, certes, mais il faut savoir s'en servir.

Pour user d'une comparaison : il faut se rendre à Bruxelles, et la voi­ture est un instrument idéal, en une bonne heure de temps on y est. Regardez un peu, pour revenir de la clinique, l h 05 en voiture. Mais, il y a un mais, il faut savoir conduire ! Il ne s’agit pas de dire, c'est un instrument parfait, mais c'est formidable ça, je vais essayer. Je ne vais pas dire : ça va bien, la voila. Vous n'êtes jamais entré dans une auto, et maintenant allez vite là-bas à la clinique et revenez. Il faut savoir conduire.

Eh bien, c'est la même chose avec ceci : c'est un véhicule, ceci, qui vous conduit au détachement total, mais il faut savoir le conduire. Et pour cela, il faut être un homme qui a été à l'école d'un autre, qui lui  peut servir de professeur, et d'instructeur, et de maître pour apprendre à conduire cet instrument. Et il faut avoir en plus de cela, encore une fois, un bon jugement et un bon équilibre humain. Car que se passe-t-il ? Que peut-il se passer ?

 

Il se trouve des tempéraments dans le monde religieux, dans le monde disons laïque ou profane également, mais on le trouvera plus facilement peut-être dans le monde religieux, pas nécessairement dans les maisons religieuses, mais dans les personnes qui ont des vues religieuses même si elles habitent le monde. Vous avez donc des tempéraments qui sont, à la suite d'accidents de croissance depuis la naissance, qui sont affectés d'une certaine morbidité qui leur fait rechercher la souffrance, l'humiliation, la peine, la douleur, le travail, le mépris. Elles se complaisent là dedans et elles y trouvent une certaine satisfaction.

On vient, à Louvain dans la Faculté de Théologie je pense, ou de Philo­sophie, je ne sais pas laquelle - ce n'est pas le Frère Joseph qui m'en a parlé, mais j'ai vu deux comptes rendus de cela - on vient donc de publier une étude à ce sujet là, sur ce problème dans le monde religieux. Ce serait peut-être intéressant de lire ce livre, certainement pas en public. Ce doit être une étude très difficile, c'est de la psychopatho­logie religieuse.

Et vous avez d'autres personnes aussi qui sont affectées d'un complexe de culpabilité dont elles n'ont pas conscience. Et alors, elles vont se punir elles-mêmes à l'aide justement d'humiliations, de peines, de travaux, de souffrances qu'on trouve dans l'ambiance religieuse et dans laquelle elles cherchent une justification de leurs peines. C'est le complexe d'auto-  punition. Vous voyez le danger !

 

Or, appliquer les consignes de Saint Jean de la Croix, mais c'est exacte­ment cela. Voyez, si ça tombe sur un tempérament malade de cette chose, ça peut produire alors le déséquilibre psychique total. Naturellement je ne dis pas cela pour faire la leçon à un ou l'autre ici parmi vous. Ce n'est pas mon idée, loin de là. Mais c'est pour dire que lorsqu'on s'introduit dans ce domaine du renoncement, de l'oubli de soi, tout cela, prenons bien garde que ce soit toujours pur, qu'il n'y ait pas derrière des motivations qui ne soient pas exactement surnaturelles. Parce que alors, au lieu de nous dégager de nous-mêmes, ça nous y enfonce de plus en plus. On s'emprisonne de plus en plus, on s'entrave et finale­ment on étouffe.

Il peut y avoir alors aussi là en dessous un fameux orgueil, vaine gloire. Mais ce sera plutôt le contraire. Ce sera plutôt dans ce cas, des gens tristes, tristes parce qu'ils traînent leur culpabilité et toujours cette punition qu'ils s'infligent à eux-mêmes. Notez bien qu'on commence déjà à étudier ce phénomène chez des petits enfants. C'est un phénomène, ça, qui se dessine souvent chez les aînés par rapport au plus jeune. Je l'ai observé il n'y a pas tellement longtemps sur deux petits enfants. Un qui avait 18 mois environ et l'autre près de 4 ans, deux ans de différence environ. C'était étonnant à voir !

C'est ce qu'on appellerait le complexe de Caïn. L'aîné de 4 ans qui veut tuer le plus jeune qui n'a que deux ans, mais par tous les moyens. C'est à dire le priver de ses jouets, lui enlever tout, le faire tomber, courir derrière lui. Pourquoi ? Parce que l'affection de la mère s'est détournée de l'aîné vers le second. Et alors voila, c'est le drame pour l'aîné. Mais ça, c'est fatal. Nous y sommes tous - du moins ceux qui ne sont pas enfants uniques, les autres y sont tous passés, soit qu'ils se soient trouvés en dessous, soit qu'ils se soient trouvés au dessus - mais ils y sont passés.

 

Voyez, absolument tout le monde y passe. Mais quand ça n'est pas bien vécu, des erreurs d'éducation de la part des parents, alors se crée chez celui qui veut prendre la place de l'autre, ce complexe finalement de cul­pabilité qui va le poursuivre jusqu'à la fin de ses jours. Et il va se punir.

Par exemple : ce sont ceux-là, qui même en étant très brillant au plan intellectuel, ne réussissent jamais en classe, parce qu'ils se punissent eux-mêmes en échouant. C'est terrible savez-vous ça ! Et on commence à étudier cela dans les écoles de psychologie. Et ça peut être éclairant parfois pour nous, pour expliquer certaines de nos réactions à nous. C'est bon de le savoir.

 

Eh bien voila mes frères, les consignes de Saint Jean de la Croix. Je les donne ici, parce que lui a systématisé. Nais nous les trouvons aussi chez Saint Benoît. Si nous prenons les instruments des bonnes œuvres, 4,32, maintenant, et même des notations qui sont éparses, nous pourrions très bien les mettre ici une à côté de l'autre.

Et nous les trouverons aussi dans ce livre qu'on est en train de lire au réfectoire, du Père Leloir, sur la, Spiritualité des Pères du désert, des hommes qui étaient parfaitement équilibrés et qui pratiquaient à mer­veille cette vertu de discernement et de discrétion.

Et alors, prenons donc bien garde, mes frères ! Et je vais vous donner tout de suite, ici, un petit critère de discernement. Il est très facile, très, très facile. Pour voir si, lorsque nous voulons comme ça pratiquer quelque chose, pour voir si ça vient de nous ou bien si ça vient de l'Esprit de Dieu.

 

Eh bien, si ça vient de nous et qu'on nous fait la remarque, soit un supérieur, soit un confrère, soit un confesseur, ou n'importe qui, c'est l'entêtement à tenir à notre façon de voir : on le fera quand même ! L'entêtement est toujours le signe que ça vient de nous et que ça ne vient pas de Dieu. L'entêtement, c'est le refus de se renier soi-même.

 

Eh bien maintenant nous allons aller à notre Opus Dei. Et l'Opus Dei, eh bien, qu'est-ce que c'est ? L'Opus Dei, c'est ce qui nous permet de, c'est un appel, c'est une prière, c'est une invocation ou un cri pour nous aider. On appelle à l'aide pour nous aider à avancer à travers le maquis de nos instincts, de nos instincts égoïstes, égocentriques, pour essayer de nous en dégager et arriver de l'autre côté, là où nous attend le Christ et où il nous donne la parfaite liberté. Et nous faisons cela à longueur d'Office.

Tous ces psaumes, ces prières que nous lançons vers Dieu, ce sont des cris de guerre, ou des cris de ralliement que nous lançons vers Dieu, pour qu'Il nous défende contre nous-mêmes et contre tous les ennemis, les démons qui sont complices de nos égoïsmes et qui essayent de nous emprisonner toujours plus. Nous devrons encore bien réfléchir à cela et bien en parler. Mais enfin, je veux déjà le dire tout de suite.

Et maintenant nous allons nous retrouver là-bas pour chanter le fameux Psaume 90, qui a été vraiment le Psaume de guerre contre tous ces ennemis qui, de nuit comme de jour essayent de nous faire trébucher, et tout bon­nement de nous dévorer.

 

Chapitre : L’Opus Dei.                             16.07.79

31. Par l'obéissance, nous devenons les collaborateurs d'un      Dieu qui est créateur.

 

Mes frères,

 

Nous allons essayer d'entrer dans les sentiments du moine qui parvient au troisième degré d'humilité. A moins que vous n'y soyez déjà ? Alors il n'est pas nécessaire de faire l'effort. Ce troisième degré, comme je vous l'ai déjà dit, est le sommet de l'échelle de l'humilité. Les degrés subséquents ne sont que des explicita­tions de ce sommet, ou des manifestations, des critères qui permettent de juger si l'homme s'y trouve ou non. Ce sont des critères d'ordre spiri­tuel et d'ordre psychosomatique aussi : c'est l'homme entier qui est arrivé chez Dieu. Pourquoi ?

 

Parce que son projet a été d'imiter son Seigneur, de devenir un serviteur parfait, un esclave accompli. Et le voici ayant mis ses pieds toujours sur les traces des pieds du Seigneur, le voici arrivé là où il espérait aller. Il n'est pas possible d'aller plus loin. Il doit donc imiter. Il suit son Seigneur. Qu'est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire qu'il est à l'écoute de son Seigneur : c'est un écoutant, écoutant étant synonyme d'obéissant.

Il écoute, il perçoit une parole, il la reçoit dans son oreille. Par le canal de l'ouïe, cette parole arrive dans son coeur. Dans son coeur, elle mûrit, puis elle se diffuse à travers son organisme, elle se somatise, elle devient un geste, elle devient un acte. Puis voila que surgit une chose, une raes, elle se réifie. Le voici arrivé à son terme ultime.

Nous avons d'un côté Dieu qui pro­nonce une Parole par la bouche, mettons dans un monastère pour prendre un exemple, de l'Abbé. Nous avons de l'autre côté la même Parole identi­que qui à travers le moine est devenue un acte, un geste, une chose. Mais c'est la même Parole. Donc, une Parole perçue, une Parole intelligée, une Parole gestualisée, actualisée. Mais c'est la même, il n'y a pas d' hiatus entre les deux.

 

Et c'est cela qui est extraordinaire, car nous avons alors au plan de l'homme ce que Dieu a réalisé au début de la création, c'est à dire une véritable création. Mais cette fois ci, non plus une création à partir du néant, mais quelque chose de beaucoup plus malaisé : une création à partir d'une liberté. Mais il y a surgissement, il y a pose dans le réel d'un être nouveau d'une chose qui n'y était pas avant. La Parole de Dieu a produit son effet, elle n'a pas été inutile. Elle s'est chosifiée, elle s'est actualisée.

Je pense que si nous avions toujours devant l'esprit ce cheminement de la Parole de Dieu, cette beauté de la Parole énoncée par Dieu et réalisée par l'homme, cet acte de création à travers nous, je pense que dans notre obéissance, donc dans notre vie monastique qui est une obéissance de tous les instants, il y aurait plus de feu, plus d'ardeur, plus de ferveur, plus d'enthousiasme. Nous traînerions moins la patte comme nous le faisons souvent, moi comme les autres. Il y aurait une âme dans notre vie.

 

Et je dois dire que c'est là une difficulté. Car aujourd'hui nous som­mes de notre temps, il faut le reconnaître. Et nous sommes infiniment loin même de l’idée et encore bien plus loin de la réalité de la création. Pour nous, la création, c'est quelque chose des origines, et puis c'est tout ! Cela ne nous regarde pas ! Nous ne pouvons pas presque croire que la création est encore d'aujourd'hui, qu'elle se poursuit. C'est quelque chose qui est en dehors de notre captus mental. Et pourquoi ?

Parce que nous vivons à l'ère d'aujourd'hui où l'homme domine la matière, où l'homme est devenu le technicien, c'est à dire l'artisan ou l' artiste qui fait surgir tout presque comme il le désire. Il est devenu un créateur indépendant du Créateur primordial, ce Dieu qui aujourd'hui est inutile dans la vie, ou bien il est insignifiant. Il n'est plus néces­saire d'en tenir compte. L'homme doit faire sa vie, l'homme doit créer indépendamment d'un être que nous appelons Dieu, que nous pourrions appeler autrement. Il est en dehors de nous, nous sommes indépendants de lui.

 

Or, il nous faut par l'obéissance, par notre obéissance, rentrer disons dans le circuit vrai et normal qui est que Dieu continue à créer, mais à travers l'homme. Il a bien dit à l'homme à l'origine : Maintenant voila, vous allez dominer la terre, dominer l'univers et le soumettre, mais toujours en subordination à moi qui reste LE Créateur. Mais vous serez mes exécutants, et mes collaborateurs et mes amis, mes lieutenants ici pour l'univers.

L'homme n'est rien d'autre que l'univers devenu conscient de son évolution et prenant en main, si je puis m'exprimer ainsi, son propre avenir et son propre devenir, mais toujours à partir d'une source qui sans arrêt l'alimente, et qui est Dieu en train de créer.

Or notre obéissance dans le monastère, elle nous fait reprendre cons­cience de cette source infiniment puissante. Elle peut se permettre d’être insignifiante parce qu'elle est toute puissante. Elle peut se permettre de disparaître apparemment parce qu'elle est omniprésente. Nous autres, nous ne pouvons pas nous permettre cela, parce que nous sommes, nous, réellement insignifiants, et que nous dépendons d'un autre dans notre être et dans notre agir.

 

Je pense que ce serait peut-être là le tout premier témoignage qu'un moine doit apporter : celui d'être par sa vie le témoin de la création encore en acte aujourd'hui. Naturellement ce que je dis là est peut-être osé, très osé. Si on disait ça dans un auditoire disons profane, ça sus­citerait peut-être des sourires.

Eh bien, je pense que nous devons être pour le monde, et ici  chacun entre nous les uns pour les autres, les témoins de cette réalité de la création qui est encore en route aujourd'hui et qui ne s'achève pas, et qui n'est pas prête de s'achever naturellement, mais qui doit toujours passer à travers les hommes.

Et nous découvrons cela peut-être le mieux chez le moine qui est déjà devenu un contemplatif. C'est à dire le moine dont l'oeil est assez pur déjà pour voir Dieu presque déjà comme il le verra après la résurrection des morts. Il le voit, et voit le Christ. Mais alors, il le voit travailler et le voit agir. Cet homme a retrouvé ce qui était à l'origine, où Dieu venait se promener dans le jardin d'Eden pour, dans la brise du soir, s'entretenir avec lui de ce qu'on avait fait pendant la journée, et de ce qu'on pourrait peut-être faire le lendemain.

Dieu qui alors, lui le Créateur, parlait, échangeait, partageait ses plans avec son collaborateur, son premier collaborateur 1'homme. Voici le moine qui est déjà devenu un vrai contemplatif. Et pour celui-là, il n'y a plus de problèmes. Pour lui, c'est que1que chose de naturel, il le vit à tous les moments.

Mes frères, nous devons essayer d'en arriver là le plue vite possible, car à ce moment nous avons vraiment dans la société des hommes - je ne parle même pas de l'Eglise, parce que là, ça va de soi - nous avons ­réalisé alors ce que les hommes espèrent trouver en nous, des témoins de cette relation qui était à l'origine entre Dieu et l'homme ; relation qu'ils voudraient tous retrouver, et qu'ils vont chercher dans toutes sortes de substituts et de compensations, aujourd'hui.

 

Et nous avons cela bien expliqué, je dirais que le mot expliqué n'est pas correct, mais bien exprimé ce que devrait être notre vie dans notre Opus Dei. Prenons par exemples ces hymnes, ces hymnes de la semaine, du Temps Ordinaire, qui ne datent pas d'aujourd'hui, qui datent d'au delà de 1000 ans, 12, 13, 14 siècles peut-être ? Disons des origines presque de la vie chrétienne réfléchie et pensée, et déjà vécue par des générations de moines.

            Et dans ces hymnes nous voyons vivre tous les jours, ou plutôt présen­ter une façon de vivre la création. Le Dimanche ça commence : Deus creator omnium, Dieu créateur de tout. Et puis après alors le Lundi, le Mardi, le Mercredi jusqu'au dernier jour, on voit se déployer l'oeuvre de la création.

Donc, ces hommes au début vivaient dans cette ambiance, dans cette atmosphère là. Ils y vivaient tout naturellement. Et maintenant que nous avons retrouvé ces hymnes, eh bien, essayons un petit peu par ce canal de ressaisir cette vague de fond qui porte la véritable vie monastique.

 

Et nous avons ça aussi naturellement dans les Psaumes. Combien de Psaumes ne font pas référence à la création ? Même lorsque par exemple on doit parler de toute l'histoire d'Israël. Psaume qu'on chante aux Vêpres : Car éternel est ton amour répété tant de fois. Et d'abord avant de parler d'Israël qui a été sauvé, qui est devenu l'enfant privilégié de Dieu, on doit d'abord présenter Dieu comme étant le Régisseur, le Gouverneur, et le Créateur de l'univers entier. On le pré­sente en quelques versets d'abord, et puis seulement après on présente Israël.

Et même, allons un peu voir Saint Benoît. Lorsque Saint Benoît nous dit que nous devons passer une grosse partie de notre temps à l'église, pour là y rencontrer Dieu, il emploie cette expression : Laudes referamus creatori nostro, 16,11, nous allons apporter des louanges à notre Créateur.

 

Mes frères, dans ce 3° degré d'humilité, c'est surtout cela que vit le moine qui est arrivé là-bas. C'est pour cela que je dis : essayons d'entrer dans ses sentiments. Car c'est qu'il est en rapport avec un Créateur, avec quelqu'un qui le crée instant par instant. Il est en rapport avec un être qui crée tout ce qui est autour de lui et un être qui l'appelle à être lu même petit créateur à sa place, en collaboration. Dieu veut un coopérateur et il le choisit dans cet humble homme, et il ne lui demande rien d'autre que d'écouter et d'imiter son Seigneur, qui lui a été le serviteur parfait.

Mes frères, où que nous soyons, essayons toujours de nous pénétrer de cette évidence : nous sommes les collaborateurs d'un Dieu qui est Créateur et qui est Créateur parce qu'il est Amour.

 

Chapitre : L’Opus Dei.                             17.07.79

      32. Ne pas anticiper.

 

Mes frères,

 

Avant d'essayer de devenir tout entier oeil ou feu à l'instar des séraphins comme nous le proposent les Pères du désert, le moine qui est arrivé au troisième degré d'humilité s'efforce d'abord d'être tout oreille. Il est suspendu aux lèvres de son Seigneur. Les Paroles qui tombent de ses lèvres, il les boit, il s'en nourrit, et puis il les fait ressurgir sous une autre forme : un acte, un geste, une chose, un travail, du neuf s'est présenté, et ainsi il tisse une histoire, la sienne d'abord, par une enfilade de paroles, de paroles qui à l'instar des paroles Bibli­ques, chaque fois deviennent des choses.

Dieu lance une idée, il dessine un mouvement. Et ce moine, docilement, avec une souplesse quasi infinie - n'oublions pas qu'il est au troisième degré d'humilité - il entre dans ce mouvement, il s'y coule, il l'épouse, il s'y conforme, et il le suit. Dieu est un improvisateur magistral. Et le moine alors a l'impression d'improviser au rythme de Dieu. Et jamais il n'anticipe. Dès l'instant où il anticipe sur le mouvement le mouvement se brise et tombe.

Anticiper, c'est ceci : c'est anticiper le vouloir de Dieu. C'est à dire d'une certaine façon logique, humainement logique, l'extrapoler, faire une sorte de prospective dans la ligne soit disant de Dieu. En réalité, spéculativement, imaginativement, idéalement on construit son avenir en obéissant non plus à une Parole qui vient de Dieu, mais à une parole qui monte des profondeurs inconscientes, instinctuelles, égoïstes de l'homme.

 

Il y a là vraiment une attitude qui est une véritable inversion par rapport à la vérité. J'ai l'impression de collaborer avec une Parole de Dieu et en réalité, la Parole de Dieu, je l'efface et je lui substitue la mienne. Et j'usurpe une fonction qui n'est pas la mienne. Je construit mon avenir suivant mes désirs, comme les choses m’arrangent...et cela se passe dans mon imagination, dans mon intellect, dans mon coeur. Et j'usurpe la fonction de Dieu, qui LE SEUL est CREATEUR. Je veux créer mon avenir. Et c'est grave cela !

On pourrait, pour l'exprimer avec plus de vigueur, emprunter un terme à l'analyse psychologique, et on dirait : je pratique le meurtre du Père. Mon Dieu Père est devenu mon rival, il m'empêche de me réaliser. Eh bien, je l'écarte, je l’élimine, je prends sa place. Est-ce que le fils n'est pas destiné à hériter de son Père ? Peut-être le plus vite possible ? Alors, j'écarte le Père.

Alors il s'instaure, il s'installe un trouble, un trouble dans la relation qui devrait être normale, équilibrante, féconde entre le Créateur et moi sa créature. Cette relation, oui, devient trouble à cause de moi. Et dans cette fente, cette fissure s'introduit le mal et le péché, un poison qui va me faire mourir, si je ne parviens pas à l'éliminer à temps.

 

            Car, qu'est-ce que je fais à ce moment ? J'abandonne la vérité de mon état et je m'installe.  Oui, c'est vraiment s'installer dans une illusion, une illusion qui consiste à me donner un certain poids, un certain volume, une certaine épaisseur à mon être propre. Mais en réalité, cette consistance est illusoire et elle va finalement sombrer dans le vide.

Je veux dire ceci : c'est qu'un self made man dans le monde, mais c'est un honneur. Je ne dois rien à personne, c'est par la force de mon génie, de mon travail, de mon courage, de mon acharnement que je suis arrivé à telle situation. Mais dans le spirituel, le self made man n'existe pas chez Dieu. Il faut là tout recevoir de Dieu, absolument tout, c'est un cadeau gratuit qu'il nous remet, et nous devons l'accepter comme il se présente.

Et c'est cela l'attitude du moine au 3° degré d'humilité. C'est un homme qui est installé dans la vérité de son état. Et il reçoit dans ses oreilles les Paroles que Dieu lui destine et il les transforme en actes qui insensiblement le font entrer dans l'intimité de ce Dieu qui devient de plus en plus son Père.

 

Mais en réalité, mes frères, il est extrêmement difficile de ne pas anticiper. On peut presque dire que c'est quasiment impossible, humainement en tout cas, c'est impossible. Il faut être arrivé à ce troisième degré. Et non pas y arriver une fois en passant, mais y être installé, y être même planté.

N'oublions pas que nous sommes dans l'humilité. L'humilité, c'est à partir du sol ; on est dans l'humus, on y est enfoncé, on a poussé des racines. On n'est pas une toute petite plante qu'on peut enlever presque rien qu'en la regardant. Non, c'est devenu un arbre aux racines profondes. On ne sait plus l'arracher de son lieu. C'est ça le troisième degré d'humilité !

 

Mais à ce moment, cet homme, ce moine n'anticipera plus. Pourquoi ? Mais c'est parce que, toujours dans l'obscurité de la foi naturellement, i commence à voir Dieu. Dieu n’est plus pour lui une idée, un objet au sujet duquel on peut parler.  Ce n'est plus un absolu auquel on se soumet, ce n'est plus un sur moi qui domine et qui écrase, ce n'est plus un principe auquel on se conforme, ce n'est plus une abstraction.

Non, c'est un visage, c'est un nom, c'est une personne avec laquelle on peut entretenir des relations qui sont de plus en plus enrichissantes. C'est un TU, ce n’est plus un IL. C'est un TU dont on reçoit, auquel on donne, et qu'on regarde.

A ce moment, le moine qui était tout oreille commence à devenir tout entier œil, il a les deux alors. II commence à voir parce qu'il a eu disons le courage - parce qu'il leur faut du courage - et le courage d'écouter, et de se nourrir, et de devenir lui-même Parole de Dieu.

 

Et ainsi mes frères, un homme qui en est arrivé là, il noue avec Dieu des rapports qui sont des rapports de respects mutuels, pas seulement à sens unique comme si l'homme devait respecter Dieu et Dieu se moquer de l'homme. Non, respect mutuel, confiance mutuelle. Dieu peut se reposer sur cet homme : collaboration mutuelle. Car Dieu, lui, il a entrepris un travail, et ce travail, il ne veut pas le mener bien tout seul. Il veut nous y faire entrer. Et à ce moine arrivé au 3° degré, il fait tellement confiance, qu'il lui confie le travail. Mais n'oublions pas, Dieu lui parle toujours, et l'homme entendant toujours cette Parole de Dieu, c'est devenu chez lui un réflexe de l'ex­primer en actes.

Et cette collaboration devient tellement profonde que les deux ne font plus qu'un. Et nous avons alors sur terre un homme qui a parfaitement imité son Seigneur, comme il est dit à ce troisième degré. Oh, il ne le copie pas comme un modèle extérieur à lui. ? Non, il en est devenu une révélation aux regards des autres hommes.

 

Et notre Opus Dei, ce n'est rien d'autre, si nous voulons bien y regarder, d’une reprise en main de ce que nous sommes, c'est à dire des ouvriers, des esclaves, des serviteurs auxquels Dieu demande de collaborer, de coopérer. C'est nous reprendre en main chaque fois et nous remettre à notre place sur le chantier que Dieu a ouvert pour y faire notre place de travail.

Notre Office, nous le récitons, oui, 7 fois par jour dit Saint Benoît, une fois la nuit. C'est vrai ! Et entre chaque fois où nous chantons cet Office, il y a ce qu'on appelle vulgairement des intervalles. Disons il y a des espaces. Mais à ce moment là, ces espaces, que sont-ils ? C'est alors que nous devons transcrire dans notre vie, dans notre tra­vail les Paroles que nous recevons. Cet Office est notre nourriture.

Il est très pénible, nous l'avons encore entendu expliquer au réfectoire. Et c'est très pénible, cet Office, parce qu'il est justement ce qui doit nous préparer au travail, et ce qui doit nous permettre d'assimiler les fatigues de notre travail ; et le travail, non seulement de notre propre sanctification, c'est certain, de notre propre divinisation, d'accord. Mais aussi le travail le plus humble dans le monastère, celui qu'on doit jour après jour, et semaine et année après année recommencer, le travail le plus concret.

 

Voila mes frères, tout cela sera de plus en plus facile pour nous, si nous apprenons à ne pas anticiper, à ne pas laisser fonctionner notre ima­gination, ni notre mémoire, ni notre intellect, ni notre cœur pour échapper à ce vouloir de Dieu et pour y mettre le nôtre à la place de celui de Dieu.

Voila mes frères, vous voyez, en soi, théoriquement c'est très simple. Mais au fond, c'est là toute l'ascèse de notre vie. Mais avec la grâce de Dieu, et une persévérance assidue, si nous sommes fidèles et si noua fai­sons confiance, je pense que finalement malgré les difficultés nous y parviendrons.

 

Chapitre : L’Opus Dei.                             19.07.79

      33. L’escalade du troisième degré d’humilité.

 

Mes frères,

 

Nous allons malgré notre faiblesse essayer de suivre le moine de Saint Benoît dans son escalade du troisième degré d'humilité. Ce moine est un moine imitateur de son Seigneur et Maître le Christ. Et ça veut dire, qu'il place ses pieds sur la trace des pieds laissée par son Maître qui le précède. Et son ambition est de le suivre jusqu'au bout. Il s'engage ainsi dans une montée, une montée vers une certaine heure qui sera la sienne, une heure qui aura été auparavant l’heure de son Maître.

 

Je pense que nous pourrions nous arrêter ce soir sur le dessin tracé par cette montée vers cette heure. Vous savez certainement aussi bien que moi, certains ici beaucoup mieux que moi, que les Evangiles Synoptiques tracent la vie du Christ sous l'image d'une montée. Il part de son pays la Galilée et il monte vers Jérusalem à la rencontre d'une heure qui est la sienne. C'est le quatrième Evangéliste qui parle de cette heure qui est dans son enseignement un élément central. Le Christ est venu pour cette heure. Il commence sa dernière prière en disant : Père, l'heure est venue, glorifie-moi maintenant.

Et cette montée, elle est physique et mystique. Physique aussi, car la Galilée par rapport à Jérusalem, c'est un pays plat, un bas pays, un neder­land, bas pays. Et la Galilée évoque le tableau d'un cercle. C'est ça que veut dire en Hébreux le mot Galilée, un cercle. Nous avions la même chose ici dans nos régions. Vous savez encore - parce que vous êtes, du moins certains, plus proche que moi de l'heureuse époque do études - que ce qui devait sous Charles Quint devenir les 17 Provinces, sous Philippe le Bon s'appelait le Cercle de Bourgogne.

C'est dans ce sens-là qu'il faut prendre Galilée : un district, une pro­vince. Mais une province contaminée, souillée par la proximité des païens. C'est une région frontière, ce sont des gens mêlés. Ce sont des vauriens, c'est à dire des gens qui ne valent pas grand chose. Que peut-il sortir de bon de Galilée et surtout de ce patelin infect qu'est Nazareth ? C'est une région hantée par les démons, ces démons qui viennent du paga­nisme. Ces gens qui habitent là n'y regardent pas de trop près en ce qui regarde la fameuse, la sacro-sainte Loi. Ils prennent des libertés avec elle.

 

Et voila que Jésus, dans ce bas pays, a du travail ; il a du matériaux tant qu'il en veut. Et alors on le voit guérir les gens, on le voit semer une Bonne Nouvelle d'une Vie Nouvelle, d'une vie autre. Et puis, il chasse les démons. Il est vraiment dans son élément. On le lui reprochera d'ailleurs de fréquenter les mauvaises gens. A nous, mes frères, est-ce qu'on nous reproche de fréquenter les mauvai­ses gens ?

Naturellement attention, ce n'est pas une invitation à le faire ! Mais je veux dire ceci : c'est que un chrétien qui se respecte, un disciple du Christ Qui se respecte, il est beaucoup plus à l'aise avec les pécheurs qu'avec les saintes gens. Pourquoi ? Mais il est lui-même un pécheur. Et je ne sais pas, il est là en famille, il respire un air qui est le sien, il est chez lui. Dans la peau de ces gens, il se trouve dans sa propre peau, il peut respirer à son aise. Tandis que les saintes gens lui font toujours peur. Là il est l'étranger.

Notez que ce fut le réflexe du Christ, cela. N'oublions pas que lui qui était le Saint, le Fils de Dieu, Dieu même, il était à l'aise avec les pau­vres gens, les misérables moralement, spirituellement, physiquement et finan­cièrement. Mais dès qu'il se trouvait en compagnie de l'élite spirituelle de son époque, il lui passait des frissons dans tout le corps. Pourquoi ?

 

Mais voila, il l'a dit combien de fois. Malheur à vous, a-t-il dit, malheur à vous pharisiens et scribes. Il n'a pas dit : mais malheur à vous pauvres gens qui traînez sur les rues. Non, il a dit : venez à moi vous tous qui n'en sortez plus, et moi je vous donnerai la Vie. Vous voyez, c'était ça le bas pays, le bas pays géographiquement et spi­rituellement.

Et voila Jésus qui passe là sa petite enfance, son adolescence, sa jeu­nesse, son âge mûr, sa vie qu'on appelle publique. Et à un moment donné, il commence à se choisir dans ce ramassis de gens, des disciples, des apôtres qui partagent son esprit, sa mentalité. Et alors, en groupe avec eux, il se met en route et il monte. Il monte vers Jérusalem qui se situe à haute altitude par rapport à la Galilée. Et c'est aussi une montée d'ordre mystique. Il monte où ?

Mais chez son Père. Là se trouve la maison de son Père, là se trouve l'escabeau sur lequel Dieu pose ses pieds. C'est l'endroit du monde le plus saint : Jérusalem. Il y monte, et il y monte à la rencontre de son heure, cette fameuse heure pour laquelle il est venu. Cette heure dont voulaient l'écarter les disciples bien intentionnés, tel Pierre qui disait : Non, non, non, ça ne t'arrivera pas une chose pareille ! Mais Jésus était venu pour cette heure-là précisément, pas pour une autre. Il y monte !

 

Et arrivé à Jérusalem, enfin vous connaissez tout le drame. Là, il va se heurter vraiment à la sainteté de son époque et il va y laisser sa vie. Rien de plus terrible que les gens de bien pour être impitoyables. Et alors il continue sa montée à Jérusalem, physique encore cette fois-ci. Il monte sur une croix. Il est élevé de terre et il le dit. Quand j'aura été élevé de terre, dit-il, j'attirerai tout à moi.

Il poursuit sa montée et ce n'est pas encore fini. Le voici sur cette croix, et il y meurt. Son Père le ressuscite,. c'est à dire son Père lui donne non pas un être nouveau, mais une façon nouvelle d' être dans sa chair d’homme. Et il monte alors vers le ciel. Il achève sa montée, une montée ici, aux yeux de ses disciples, c'était aussi physique, corporel. Ils le virent s'élever jusqu'à ce qu'un nuage le dérobe à leurs regards.

Et ils continuent à regarder vers le haut jusqu'à ce que des anges viennent leur dire : Mais enfin, pourquoi êtes-vous là toujours à regarder en l'air ? Et ils les appellent, c'est cette fameuse Introït : Viri Galilaei, hommes de Galilée, pourquoi regarder vers le ciel ? Ce rappel à leur origine, ces hommes de rien qui maintenant ne savent plus regarder autre chose que vers cet endroit d'où le Christ reviendra. Le voici donc monté dans son triomphe, physiquement et mystiquement. Vous voyez, vous avez cette courbe qui 'part du bas et puis qui monte jusque en haut.

 

Eh bien, le disciple de Saint Benoît qui veut imiter son Christ jusqu'au bout, il suit la même montée. Il part aussi de rien et il va petit à petit s'élever. Il va arriver à Jérusalem, il va se heurter aussi aux gens biens et il va y laisser sa vie. Il n'y a rien à faire.

Mais alors il sait qu'étant mort, l'Amour pour lequel il s'est donné ne l’abandonnera pas dans les liens de la mort et lui rendra une vie nouvelle. Il ressuscitera des morts et il entrera là où est son Christ dont plus jamais il ne sera séparé.

Saint Benoît le dit très bien, et ça nous a été exposé par notre fr. René lorsqu'il a dit qu'une des lignes directrices de la Règle de Saint Benoît, pour bien la comprendre, c'est cette phrase : passionibus Christi participare, Pr.118, participer par la patience à la passion, aux souffrances du Christ, de façon à pouvoir un jour partager sa Royauté.

 

Vous voyez, vous avez tout à fait ça ! Naturellement Saint Benoît le dit de façon purement allégorique, quoique ce soit bien réel. Mais je veut dire qu'il dessine cette montée en quelques mots : participer à la bassesse, aux déboires, aux passions, aux souffrances du Christ de façon à pouvoir grâce à cette montée insensible arriver jusque dans son Royaume. MAIS il n'est pas possible d'arriver dans son Royaume, si on n'est pas parti de cette bassesse.

Et alors vous retrouvez ce paradoxe de la Règle de Saint Benoît où il faut monter, mais monter en goûtant de plus en plus son néant et son rien. Et lorsqu'on est arrivé au fond de son rien, jusque dans une sorte de mort, c'est alors qu'on accède au plus haut et qu'on est au seuil. Il suffit que la porte s'ouvre et on peut entrer.

 

Voila mes frères, maintenant pour toujours revenir à notre Opus Dei, puisque c'est autour de cela, toujours, que nous réfléchissons : Tout ce que nous disons dans cet Opus Dei, eh bien, c'est cela. Encore une fois, c'est le cri, appelons ça un cri, c'est vraiment cela, un appel d’un homme qui vit cette bassesse, qui est dans ce plat pays, dans ce bas pays et qui avec courage, avec acharnement suit le Christ et insensiblement monte.

Mais le Christ est au dessus, et le Christ l'appelle, et le Christ l'attire. Et alors, lui crie, appelle, invoque, il implore ce Christ qui est là. Et voila, c'est tout ainsi le mouvement de notre Opus Dei. Nous allons encore bien le sentir au moment de Complies, dans ce Psaume 4 et ce Psaume 9 qui sont un peu comme le résumé de ces aspirations et de ces espérances.

 

Chapitre : La Fête Nationale.                     21.07.79

      Notre place, notre rôle et notre devoir dans la société ?

 

Mes frères,

 

Nous avons dignement célébré aujourd'hui la fête nationale par la drache traditionnelle. On nous a dit un petit mot ce matin au cours de la Célébration Eucharistique, mais je voudrais pousser un peu plus loin la réflexion amorcée ce matin.

 

Nous habitons un des pays les plus riches du monde. Oui, c'est même la Belgique qui par tête d'habitant, est la nation la plus commerçante, celle qui achète et vend le plus à l'extérieur. Donc, voyez la prospérité malgré la crise, malgré le chômage. D'ailleurs ça se voit, il suffit d'être sur une autoroute pour se rendre compte qu'il y a beaucoup d'argent. A ces moments-ci, on va chercher le soleil, il fait un temps, magnifique sur toute la côte méditerranéenne, depuis la Grèce jusqu'en Espagne.

Alors, un pays où, dans les limites de la décence naturellement, on jouit d'une liberté totale. Pour en rester dans notre domaine, chacun peu défendre et même faire du prosélytisme en faveur de ses opinions philoso­phiques ou religieuses personnelles : on ne l'en empêchera pas. Chaque citoyen est aussi défendu contre toutes les formes d'arbitraire, même les criminels.

 

Si maintenant nous voyons notre monastère, eh bien, il faut reconnaître que les maisons religieuses, que les communautés religieuses sont proté­gées en Belgique. Elles jouissent du statut d'ASBL, ce qui, à condition qu'elles soient honnêtes - je l'ai dit : dans les limites de la décence, de l'honnêteté - les met à l'abri de l'appétit vorace du fisc. Je vous en ai parlé je pense à plusieurs reprises.

Mais nous devons prendre garde dans tout cela de ne pas tomber dans le piège de l'orgueil. Vous savez, cet orgueil qui était celui de la belle époque où le pouvoir était exercé par la noblesse et le clergé. La révolution Française a jeté en bas ce splendide édifice, qui était d'ailleurs bien vermoulu déjà. Le Tiers-état s'étant déjà introduit pour faire chanceler un peu cet édifice qui datait de l'époque moyenâgeuse.

Eh bien, ça pourrait encore se retrouver aujourd'hui dans notre esprit et dans notre comportement, un certain cléricalisme que du fait qu'on est religieux, on aurait certains droits supplémentaires. Par exemple: on s'est fait prendre par un radar sur la route parce que on dépassait la limite de vitesse imposée. Eh bien, parce que c'est moi, je vais aller trouver le Commandant de Gendarmerie, ou X, ou Y, et on va s'arranger pour retirer mon dossier des autres et je passerai. Voyez vous, c'est ça des privilèges attachés à. NON, NON, NON !

 

C'est aussi un certain orgueil spirituel, que pour arranger quelque chose, on doit me demander mon avis. Je dois faire partie de toutes sortes d'organismes qui doivent tenir compte de moi. Pourquoi ? Parce que je ne suis pas un homme comme les autres, je suis un représentant de Dieu. Voyez, une sorte d'ambiguïté, d'équivoque qui pourrait peser sur nous. Il faut être clair et net dans nos rapports avec le monde. Mais de ça, je vais en parler dans un instant. Et puis nous mettre en garde contre un certain engourdissement, un certain sommeil, une torpeur qui pourrait s'introduire en nous si nous nous arrogeons, encore une fois, beaucoup de droits.

Un certain régime de faveur doit nous être accordé, si bien que nous vivrions comme des parasites de la société. Je dis : c'est une tentation qui est constante. Il suffit, pour donner de petits exemples encore, d'être soigné pour rien par les médecins, dans les cliniques. NON ! Notez bien que parfois encore maintenant, il faut insister auprès du médecin pour le payer. Mais non, vous êtes...voila !

Si on se laissait aller sur cette pente, ça pourrait nous installer dans une certaine, voila, ça va bien n'est-ce pas ! Mais alors notre tonus spirituel, je dirais le tranchant de notre vie ascétique risque alors de s'émousser et cette torpeur, ce laisser-aller, cette facilité, ce confort, ces commodités peuvent s'introduire dans notre vie personnelle. Et lorsque nous nous trouvons devant la tentation, devant l'épreuve, nous sommes démunis, nous sommes désarmés, nous sommes avachis quoi, parce que on reçoit toujours tout des autres.

 

Eh bien, mes frères, nous ne sommes pas de ce genre. Nous devons essayer de définir un peu notre place, et notre rôle, et notre devoir dans la société d'aujourd'hui. Et c'est très simple. Le Christ nous l'a dit. Nous devons être le sel de la terre et la lumière du monde.

Du sel, il n'en faut pas tellement dans une alimentation. Si on en me trop, ça peut être un peu meilleur, mais alors c'est la sclérose qui peu s'introduire, ou bien les oedèmes, la rétention de l'eau à l'intérieur du corps, et toutes sortes de difficultés de santé. Un tout petit peu de sel.

Et puis pour éclairer un local, il ne faut pas des lampes partout. Une ampoule suffit parfois pour nous donner une lumière suffisante ; ou deux ampoules, mais c'est minime dans l'ensemble. Voila ce que nous devons être, des choses minimes dans l'ensemble du monde. Mais nous sommes ici dans le Royaume de Dieu.

 

Et je pourrais peut-être utiliser une autre comparaison encore. Nous pourrions être, nous devrions, nous devons être le poumon et le coeur de la société d'aujourd'hui. Le poumon qui respire un oxygène qui vient de ce Royaume de Dieu, un coeur qui bat au rythme de ce Royaume de Dieu. Et ce poumon qui va puiser ailleurs, mais c'est notre FOI. Ce coeur, il est animé par une vie qui est l'AMOUR. Et vous vous souvenez de ce que Thérèse de Lisieux voulait être. Elle disait : ah, j'ai tout de même découvert ma vocation. Dans le coeur de l'Eglise, ma mère, je serais l'Amour. Et c'est cet Amour qui fait fonctionner toute l'Eglise.

Eh bien moi, je voudrais étendre cela au-delà de l'Eglise, et dans notre société d'aujourd'hui, et bien être cela. Etre ce qui aspire l'oxygène du Royaume, et ce qui insuffle, ce qui fait, ce qui propulse la VIE du Royaume partout dans la société.

Mais ce n'est pas facile, et en même temps il y a un moyen très pra­tique si on tient compte du caractère paradoxal de ce Royaume de Dieu. Le Royaume de Dieu n'est pas de ce monde, mais en même temps il est parmi nous. Il est les deux à la fois.

 

Nous devons prendre garde à un piège, ici. C'est un piège dans lequel je pense, on tombait assez facilement dans le temps. C'est d'imaginer ou de concevoir un ciel mythique. Donc un ciel, c'est à dire un endroit localisable dans lequel se trouvent Dieu, le Christ, la Vierge, les saint, les anges, et voila ! Il est je ne sais pas où, mais il n'est pas dans le monde, en tout cas il est à l'extérieur du monde. Et alors en espérance, en fausse espérance, disons en imagination, on vit là-bas et on n'est plus de ce monde, on décroche des réalités du monde.

 Et dans le fond, ça représente quoi ? Eh bien, ça représente une désertion. Oui, une véritable désertion parce que le front de la lutte, il se trouve ici. Il se trouve ici dans les gens que nous côtoyons. Et si nous devons être sel, lumière, poumon et coeur, c'est pour maintenant, mais nous devons respirer ailleurs. Mais cet ailleurs se trouve ICI.

Voyez ! Le Royaume de Dieu, il est partout n'est-ce pas, partout, partout ici mais il est dissimulé sous une carapace et nous ne le voyons pas. Mais il y a des affleurements de ce Royaume de Dieu, il affleure en certaines personnes. Et ces personnes, ça devrait être moi, çà devrait être vous, où il affleure et où on peut le remarquer.

 

Et je vais vous donner un exemple concret, pour voir un peu ce que j'entends par un affleurement de ce Royaume de Dieu.

Il vient de se passer à Rochefort, hier vers 8 heures du soir, un crime épouvantable. Oui, vous vous souvenez de ce garçon, de cet enfant, de ce petit enfant qui est allé aux Philippines parce qu'il avait un cancer aux intestins, je pense. Ses parents l'avaient conduit là auprès de guéris­seurs. Son père a même présenté un film qu'il avait pris, ici dans cette salle. Vous vous souvenez ?

Eh bien cet enfant est mort déjà depuis quelques années. Et la mère d l'enfant a quitté son mari pour aller vivre avec un autre homme, qui était en instance de divorce, et qui avait un petit garçon de 4 ans. Le garçon pouvait rester 8 jours chez la mère, et 8 jours chez le père  séparé. Et voila cet homme abandonné par sa femme ! Vous voyez un peu dans quel état il était. Il a patienté, et puis la colère a monté, et il traquait toujours sa femme pour qu'elle revienne près de lui. Et elle ne voulait pas.

Hier, il a pris un fusil, une carabine, et il s'est présenté dans la maison de l'homme. Sa femme et le petit garçon étaient là. Il a dit à sa femme : écoute, va-t-en un peu plus loin avec le gosse ! Elle a dit : non, je reste. Alors il a pris son fusil, il a tiré sur l'homme, et comme la femme était là, il a tiré sur sa femme. Et les voila tous les deux par terre. Il est remonté dans sa voiture et il est allé chez le Docteur Jadin. Il est allé lui dire : Docteur, allez un peu à telle adresse, je viens de tirer sur l'homme et la femme. Le Docteur s'est précipité. L'homme était mort, tué, et la femme, on l'a transportée dans un état très grave à la clinique de Aye. Et tout cela en présence du petit garçon de 4 ans, fils de l'homme. Et maintenant, le meurtrier est remonté dans sa voiture, il est en fuite on ne sait pas où. Voila donc, c'est la société, c'est de Rochefort, c'est d'ici, c'est tout près, c'est bien concret.

 

Maintenant, comment nous en tant que fils du Royaume et fils de Dieu devons-nous réagir devant une situation pareille ? Je pourrais poser la question et chacun devrait y répondre. Ce serait une belle enquête à faire pour voir comment faire affleurer le Royaume. Quelle est ma réaction devant un récit, une situation pareille ? Voila, regardez un peu le complexe de la chose !

Eh bien, voila mes frères, comment un homme doit réagir si l'Esprit du Christ l'habite, au lieu de l'esprit du monde. Eh bien, cet homme va se dire, ou ce moine va se dire : l'homme qui a abandonné sa femme pour prendre la femme d'un autre, eh bien, est-ce que ce n'est pas moi ? La femme qui a abandonné son mari, eh bien voila, est-ce que moi je ne fais pas la même chose ? Et le petit gosse qui maintenant est traumatisé pour le restant de ses jours, qui a vu tuer son père sous ses yeux, est-ce que moi je ne suis pas aussi porteur de traumatismes spirituels et tout qui ?

Le Christ lui, le fils de Dieu, il a pris sur lui toutes les misères, tous les péchés, tous les crimes des hommes et c'est pour cela qu'il est mort sur une croix. Eh bien, si le Christ vit dans un moine, c'est ainsi que le moine doit réagir, comme le Christ. Il ne condamnera pas. Il dira : c'est moi comme le Christ n'a condamné personne et a dit : c'est moi !

 

Vous voyez, voila un petit affleurement du Royaume de Dieu. Et si dans une communauté, dans les communautés monastiques, tous les hommes qui les composent étaient ainsi, mais vous pouvez être certain, mais d'une cer­titude absolue, que le Royaume de Dieu serait visible alors. Il serait vraiment une lumière et se serait vraiment un sel. Cela ne veut pas dire que la société, que l'humanité serait transfor­mée, transfigurée en une fois. Non, mais il se passerait tout de même certaines choses qui maintenant ne se passent pas...

Et un jour vous voyez, ce sera un jour peut-être de fête nationale ou je ne sais pas de quoi, où le Christ nous dira : Eh bien, tu as fais cela et je me suis tus ! Ou bien il dira : Ah oui, mais non je ne connais pas. Oui, j'étais abandonné, j'étais malade, j'étais en prison, moi Christ j'étais en prison, peut-être pas comme persécuté, mais comme criminel. J'ai tué, j'ai fait tout cela ; et voila, vous vous êtes moqués de moi !

Non voyez, nous devons prendre en nous toute cette misère des hommes, sans porter de jugements. Et puis alors, par ce phénomène de substitution qui était celui du Christ, ne pas avoir peur de mourir pour eux, et peut-être comme eux !

 

Voyez, mes frères, voila des petites choses qui, je pense, nous permettent de mieux comprendre ce que c'est que le Royaume de Dieu dans son essence. Et nous devons essayer, pour maintenant ramener cela ici, de vivre cela entre nous.

Maintenant, si nous voyons un frère qui fait une chose que nous ju­geons qu'il ne devrait pas faire, et qui peut-être est incorrecte, ne pas dire alors : ah, encore une fois, c'est toujours le même. Et vlan ! Non, S'il le fait, c'est parce que par une sorte de complicité, c'est moi qui commence. Si je ne le fais pas, moi, en acte, je le fais peut-être 36 fois dans ma conscience, dans mon imagination, dans mon intellect, enfin dans ma chair, dans tout. Nous ne sommes pas des saints.

Et alors si nous pouvons comme ça réagir Christiquement, tous, et bien nous aurons ici une petite cellule, encore une fois, du Royaume de Dieu, et nous serons non seulement les citoyens d'un pays prospère malgré la crise, mais nous deviendrons les citoyens du monde. Citoyens du monde, parce que nous serons vraiment de vrais citoyens du Royaume.

 

Voila mes frères des petites réflexions à l'occasion de la fête nationale. Eh bien, nous allons essayer de peut-être les laisser pénétrer en nous comme l'eau qui est tombée aujourd'hui. Laissons entrer cette eau de la grâce et de l'Amour de Dieu en nous, pour que nous puissions à notre tour porter du fruit, être des poumons bien larges, des coeurs bien vivants, un sel bien piquant et alors une lumière pour tous les hommes.

 

Chapitre : Lettre de Monseigneur Hamer.       28.07.79

      Ce que le monde attend de nous !

 

Mes frères,

 

Je vais ce soir vous donner lecture d'une lettre de Monseigneur Hamer. Je l'ai reçue avant-hier :

 

J'aimerais reprendre contact avec votre Abbaye et y passer 24 h. Voici le plan que je propose à votre attention : j'arriverai à l'Abbaye mardi le 31 Juillet avant Vêpres. J'y resterai jusqu'au lendemain soir. Retour à Bruxelles par le train de 19h34 ou 20h39 à Jemelle. Ce plan est­-il réalisable. Il suffirait de donner votre réponse par téléphone à Chevetogne où je me trouverai dès lundi midi. Je me réjouis de vous revoir.

 

Vous savez qui est Monseigneur Hamer. C'est un des hommes les plus importants de la Curie Romaine. Il est le Secrétaire de ce dicastère qu'autrefois on appelait le Saint-Office, ce dicastère qui est chargé de veiller avec soin sur l'intégrité du dépôt de la Foi.

Et voila que cet homme, qui sent donc peser sur ses épaules une res­ponsabilité énorme au niveau de l'Eglise Universelle et même de ce qu'on appelle les Frères Séparés, le voila qui vient passer 24h chaque année en notre Abbaye. Il faut bien savoir qu'il vient ici pour accomplir une sorte de pèlerinage en toute simplicité. Il ne vient pas en carrosse, il vient en chemin de fer.

 

Et ce qu'il vient chercher ici, ce qu'il espère trouver ici, c'est deux choses : des visages qui reflètent la vérité et des gestes qui expriment l'amour. C'est de cela qu'il a besoin dans l'exercice de ses fonc­tions : défendre la vérité et essayer à travers les décisions qu'il doit prendre, de toujours laisser transparaître l'amour qui est l'âme de l' Eglise, et qui doit être la sienne. Et il vient ici pour se ressourcer à la vérité et à l'amour. Est-ce que nous sommes en état de le recevoir ?

Nous ne le serons jamais assez, c'est certain. Je vous ai longuement entretenu de cette exigence de vérité qui était essentielle et primordial, la toute première dans une vie monastique : Vérité à l'endroit de notre Créateur, Dieu ; Vérité à l'endroit de notre image, de notre modèle, et de notre vie qui est le Christ ressuscité ; Vérité vis à vis de nous-mêmes 'pour que nous puissions vraiment coïncider avec le projet que Dieu a sur nous, sur moi personnellement ; Vérité à l'endroit de nos frères, à l'endroit des hommes, qu'ils trouvent en nous vraiment ce qu'ils attendent trouver chez nous, pas des ersatz mais la vérité.

Et alors tout cela, tout cela coïncidant aussi, correspondant plu­tôt à un mouvement qui nous anime, qui vient d'ailleurs, et qui nous emporte, et qui est l'amour. Si bien que nous devons présenter ainsi les deux personnes de la Trinité : le Verbe de Dieu qui est vérité, et l'Esprit de Dieu qui est l'Amour.

 

C'est deux aspects - je dirais, c'est très difficile à exprimer cette réalité qui nous dépasse parce qu'elle est divine - mais disons ces deux aspects de la personnalité de Dieu qui sont deux Personnes divines, la Source étant toujours cet inconnu, ce secret qu'est le Père. Et ça doit se refléter en nous et, c'est alors que nous participons vraiment à la nature divine.

Et c'est cela, j'en suis certain qu'il espère trouver ici. Il le laisse entendre lorsqu'il parle. Il a écrit dernièrement, je vous ai lu sa lettre ici et à travers les mots c'est ce qu'on sent. Et je pense que nous devons essayer de ne pas le décevoir, car à travers disons son espérance à. lui, il y en a d'autres.

C'est ça aussi que les hommes essayent, espèrent rencontrer quand ils viennent dans notre monastère, ou bien lorsque par hasard ils croisent notre route sur la rue, n'importe où. C'est de ce sens là que nous devons être témoins. Nous ne savons pas y échapper, c'est impossible d'y échapper.

 

Et c'est un destin qui est lourd à porter, il ne faut pas se le cacher. Mais nous ne devons pas avoir peur, car c’est un Autre qui le porte et qu s'efforce de le vivre en nous. C'est là que nous devons porter le tran­chant de notre Foi, toujours savoir que nous sommes habités par Dieu lui même, que nous devenons d'autre Christ ; et c'est ça qui doit nous donner notre force même si à certains moments il nous semble fléchir.

Si nous commettons des fautes, même des fautes sérieuses, cela ne doit jamais nous décourager parce que la force qui nous habite est plus forte, infiniment plus forte que notre faiblesse personnelle. Et d'ailleurs, plus notre faiblesse est grande, plus cette force venant de Dieu est manifeste comme venant de Dieu et pas de nous. Et les hommes d'aujourd'hui on tellement besoin de vérité.

Par exemple tout ce qu'ils voient, de plus en plus c'est du factice et du fallacieux. Et ça se remarque dans le monde, surtout, surtout dans le monde. Dans le monastère, ça risque peut-être de s'introduire par, je dirais, tout ce qu'on achète à. l'extérieur. Maintenant, on ne peut avoir la confiance qu'on avait auparavant. Le produit qu'on achète, oui, c'est ça ou à peu près cela ? ça va durer, ça ne durera pas ? on n'est pas certain.

 

Alors les nommes d'aujourd'hui ont besoin de vérité. Ils en ont besoin plus que de pain, vraiment ! Mais ils ont encore besoin aussi d'amour. Il y a des montées vraiment de fièvres dans le monde et les gens commen­cent à avoir peur. Ils sentent qu'il y a quelque chose qui va arriver, qui se prépare, ils vivent dans l'insécurité.

Voila, je pense que quand on est allé voir Don Félicien à Saint Luc, le Frère Jacques m'a dit qu'à Bruxelles on voyait aux carrefours les gendarmes avec la mitraillette. On se demandait : mais est-ce que ce n'est peut-être pas celui de Rochefort qu'on recherche ? Mais non, c'est bien plus grave que ça : c'était un des plus grands criminels, vraiment un ennemi public N°l du genre humain, si je puis m'exprimer ainsi, qui s'était évadé. Evadé à  Bruxelles, avec tout un réseau de complicités, évadé du Palais de Justice, devant le juge, avec les gendarmes, lorsqu'il était interrogé. Voyez un petit peu ! Mais que de complicités ne faut-il pas pour réussir un coup pareil ?

Vous voyez, on vit dans l'insécurité, on ne sait pas ce qui peut nous arriver demain. Eh bien, les gens ont besoin aujourd'hui, et de vérité, et d'amour. Et nous devons être, nous, des réservoirs qui peuvent diffu­ser cela à travers le monde.

 

Chapitre : L’Opus Dei.                             30.07.79

      34. La montée vers l’Heure.

 

Mes frères,

 

            Nous allons observer encore le moine de Saint Benoît qui essaye de gravir le troisième degré d'humilité, et qui y est déjà parvenu. Ce moine laisse revivre en lui le Christ qui est en train de monter vers une certaine heure mystérieuse, son Heure. Et cette Heure est aussi celle du moine. Pourquoi est-elle celle du moine ?

Le Christ l'a vécue, cette heure, et il l'a vue arriver avec patience ; il l'avait toujours devant les yeux. C'est l'heure de sa mort et de sa glo­rification. Il n'a pas précipité les événements pour hâter l'arrivée de cette heure. Non, il l'a laissée mûrir. C'est le Christ Jésus qui a vécu ça dans son être d'homme, dans son être de Dieu aussi car il est indissolublement homme et Dieu. Mais il l'a vécue en tant que tête d'un Corps.

Maintenant il faut que le Corps entier arrive aussi à cette heure. Il y arrivera lentement. Il faudra une multitude de siècles, une multitude de millénaires sans doute pour que le Corps entier y arrive. Mais chacun des membres, chaque cellule de ce Corps en liaison avec la tête gravit aussi cette montée. 

 

Et le moine qui est une cellule privilégiée de ce corps a pour fonction de vivre, mais consciemment alors lui, de vivre consciemment jour après jour ce lent travail. Et le moine qui est au troi­sième degré d'humilité, lui, il en a une conscience permanente. Avant, on en a une conscience par éclair ; plutôt encore on n'en n'a pas conscience du tout. Mais finalement ça s'impose.

Et ce sera d'abord dans cette montée, ne l'oublions pas, la vision de cette heure qui est sous les yeux du moine qui imite son maître. Et ce sera d'abord la vision de la mort, de la mort physique, biologique Cette mort est un spectre, nous ne devons pas nous le cacher. Grands vantard sont ceux qui disent : Oh, la mort, pour eux ne leur fait rien parce qu'elle est très éloignée d'eux.

C'est un peu avec une certaine inconscience chez nous lorsque nous voyons un frère qui meurt, on dit : Eh bien, il a fait son temps ; il a ac­compli son devoir ; il a fini sa route. Et toutes belles locutions et puis ça en reste là. Dans le fond on se dit, dans son subconscient on se dit : ce n'est pas moi ! On dira un jour aussi de nous : c'est pas moi et ça aura été pour nous cette fois.

 

Eh bien, Saint Benoît veut que le moine ait cette mort toujours présente devant les yeux. Chaque jour, dit-il, quotidie. Mais c'est parce que ­c'est ça l'heure du moine, ce sera d'abord l'heure de sa mort. Et ça ne do: pas noua effrayer, quoique ce soit assez malgré tout inquiétant.

Mais ça ne doit pas en rester là. Disons que cela, c'est encore un réflexe naturel, humain. Non, le moine, lui, de Saint Benoît, va déchiffrer le signe qui lui est adressé à travers sa propre mort. Il va essayer de savoir pourquoi il meurt, ce que signifie sa mort. Non pas pour essayer de l'exorciser, mais pour l'assumer, pour la faire sienne à l'avance.

 

Le christ, lui, portait sa mort sans arrêt dans son coeur. Eh bien, nous devons faire la même chose, c'est à dire, quand nous serons arrivé au troi­­sième degré d'humilité, ce sera notre état. Nous porterons notre propre mort sans cesse dans notre coeur. Si bien que dès l'instant où elle sera là, elle nous effrayera autant, mais nous saurons ce qu'elle signifie, car elle a un sens. Mais c'est à chacun de le découvrir. Et on peut le découvrir soi-même, on peut le découvrir avec l'aide d'un autre qui peut nous éclairer car elle est une Parole, elle est un signe. Peut-être bien qu'un jour je vais essayer d'en parler.

Mais enfin il faut comprendre ceci : c'est que la montée vers cette heure, c'est une lente, lente et patiente maturation. Elle est l'éclosion du Royaume de Dieu dans un homme. Mais imaginez un peu quelle expérience ça peut représenter ? Sentir éclore, voir éclore mais de façon consciente le Royaume de Dieu dans son coeur d'homme, et dans sa chair d'homme. C'est ça la montée, mais c'est très lent !

Le Christ dira souvent : Mais le Royaume de Dieu, c'est une moisson, c'est un grain, c'est une semence. On la jette, je l'ai dit la dernière fois, ou dimanche plutôt, on la jette en terre, et puis c'est tout. Les nuits, les jours passent, le paysan n'y pense même pas. Mais pendant ce temps là ça pousse, ça grandit, ça germe, ça mûrit sous les caresses du soleil et sous les coups de fouet des bourrasques de pluie. Et finalement l'heure de la moisson est arrivée, on lance la faucille et on récolte. C'est cela la montée vers l'heure !

 

Et alors il devra y avoir, il y aura, il y a dans ce moine du troisième degré, il y a la volonté arrêtée, décidée, de ne pas anticiper l'heure en question, c'est à dire de ne pas vouloir à tout prix précipiter les choses, de ne pas vouloir sauter par dessus le temps, par dessus la durée pour arri­ver tout de suite à ce que nous espérons, à la glorification, en faisant l'épargne de tout l'entre-deux.

C'est une des formes du péché de vouloir sauter au dessus de la durée par un truc, un raccourci, un tour de passe-passe, de la magie finalement ; essayer de décrocher tout de suite ce que Dieu veut nous réserver après un temps de patience où nous aurons collaboré avec lui. C'est si simple. Voyez Adam et Eve. Oh, ils devaient devenir des fils et des filles de Dieu, ils devaient être divinisés. C'est certain ! Mais ils devaient d'abord apprendre leur métier d'homme.

Mais non, ils ont dit, c'est beaucoup plus simple tout de suite. Il suf­fit de poser un geste à côté de Dieu, à l'insu de Dieu peut-être, pour le devenir tout de suite. Oui, sauter au-delà du temps, vouloir s'épargner la maturation de la durée : c'est une usurpation, c'est un vol, c'est une effraction ! Et ça, Dieu ne le permet pas, il ne peut pas le permettre.

 

Eh bien, c'est cette disposition à ne pas vouloir courir, mais à marcher au pas de Dieu, c'est cela qui sera la disposition foncière de ce moine qui va imiter son Seigneur. Le Christ disait déjà de ses apôtres, car c'étaient des hommes et Il les connaissait : votre heure à vous, elle est toujours prête. Mais moi, mon heure, je la recevrais des mains de mon Père, au moment où lui l'aura voulue.

Eh bien mes frères, voila qu'elle doit être notre disposition fondamen­tale. En terme plus monastique ou ascétique ça s'appelle l'obéissance. Ce n'est rien d'autre que cela, n'est-ce pas. Maie si vous le voulez bien, nous en parlerons un autre soir, car je vois qu'il est temps d'aller à l'église.

 

Chapitre : Saint Bruno et Saint François.        07.10.79

           

Mes frères,

 

Hier et jeudi, à deux jours d'intervalle, nous avons fêté deux grands saints: Saint Bruno et Saint François d'Assise. Voila deux hommes qui sont extrêmement différents, presque aux antipodes l'un de l'autre, et pourtant ce sont des frères.

Frères, parce que ils ont été engendrés par le même Esprit qui, en eux, avec une patience, la patience d'un artiste, a ciselé une image du Christ - image qui est polymorphe comme vous le savez, il y a autant d'images du Christ qu'il y a d'hommes - mais enfin en ces deux là, il a réalisé deux chefs-d'oeuvre.

Ils sont frères aussi, parce que ils ont une mère unique qui est l'Eglise. L'Eglise qui leur a donné la vie, qui a entretenu cette vie en eux, qui l'a fait croître, cette vie, par ses sacrements et par la Parole qu'elle distribue avec prodigalité.

 

Bruno était, vous le savez, un homme d'importance. Il était chanoine d'une cathédrale qui n'était pas la dernière en chrétienté : Cologne. Il était aussi un professeur à Reims. Voyez, il se rapproche de nos régions. C'était un savant pondéré. Il avait de l'âge, lorsque vers la cinquantaine il disparaît, il prend la fuite et il s'enfonce dans un désert, le désert d'une vallée de la Chartreuse dans les Alpes. Un désert dangereux, car il était à peine installé d'un an ou deux qu'une avalanche détruisait son monastère, son ermitage. Il était obligé de descendre un peu plus bas dans le col de la Chartreuse.

 

Et à la même époque environ, d'autres hommes étaient empoignés par le même Esprit - appelons le ainsi car c'était l'Esprit qui les travaillait ­- et eux aussi s'en vont et ils s'enfuient dans un autre désert, le désert d'une forêt : Chartreuse et Cîteaux. A cette époque là, on ne parvenait pas encore trop bien à les distinguer. Ce n'est que par après que leur personnalité propre s'est dégagée avec plus de vigueur et qu'on a pu leur donner des visages.

Et c'était un mouvement qui à l'époque était un peu général. Ces hommes voulaient placer entre le monde et eux un espace, l'espace de l'imprati­cable et de l'inaccessible. Plus c'était abrupt, plus c'était éloigné, plus c'était impossible et au mieux c'était pour eux.

 

Aujourd'hui c'est différent. On va construire de belles routes d'accès au monastère. Alors ce n'était pas ainsi. Maintenant encore à la Grande Chartreuse, dans ce col, il y a le dimanche et les jours fériés un poste de gendarmerie à deux ou trois kilomètres avant la Chartreuse : pas d'accès Ne peuvent passer que ceux qui ont quasi un passeport, qui vont là même pas à des fins de dévotions, mais qui ont le droit d'aller, d'entrer dans ce désert. Mais enfin, maintenant il y a aussi des raisons d'ordre commercial qui font que les camions doivent arriver avec facilité pour emporter la marchandise. Nous sommes à une autre époque.

Mais nous pouvons toujours retenir l'esprit, l'esprit qui est que le moine s'enfonce dans un désert où là, il doit rencontrer Celui qui l'ap­pelle et qui va parler à son coeur. Il y a là une relation amoureuse, une relation de nuptialité qui ne peut être jetée sur la rue.

 

François, lui, c'est tout autre chose. François, ce n'est pas un hono­rable chanoine, c'est un laie dirait-on aujourd'hui. Quelle était la mesure de sa Foi à l'époque ? On n'en sait trop rien...Il était jeune et c'était un viveur. Il avait beaucoup d'argent dans les mains et il le faisait rouler en fêtes. On dirait aujourd'hui qu'il courait les cafés le dimanche. Il y a aujourd'hui le long des autoroutes des grands placards : une auto enfoncée sur un pylône, avec la légende  la dernière danse du samedi soir ! C'est un peu François avant sa conversion.

Mais voila qu'il est empoigné par, par quoi ? Par la grâce, par l'Esprit, par le Christ. Et lui, au lieu de s'enfuir dans le désert, il se jette dans le monde, il s'y jette à corps perdu. Il parcourt les villes et les campagnes dans un accoutrement insolite, par des manières qui font choc, qui scandalisent, à commencer par sa famille.

Il exerce sur la société un effet double: à la fois de repoussoir mais  aussi d'invincible séduction. Il agglomère autour de lui des compagnons, et c'est un succès fou, monstre. C'est peut-être le plus grand succès qu'un Ordre Religieux ait rencontré dans l'Eglise ces Franciscains, ces tous premiers. Ne voyons pas ce que les choses sont devenues par après car c’est devenu comme ça et pour Cîteaux et aussi pour Chartreuse, quoique leur devise soit : Jamais réformé parce que jamais à réformer !

 

Mais voyons Bruno d'un côté et François de l'autre. Deux êtres telle­ment distincts, tellement autres, tellement différents ! Et pourtant il y a entre eux un profond air de parenté. Parenté ? Pourquoi ? Parce que ce sont tous les deux des énergumènes, mais j’entends énergumènes dans le sens noble, beau du mot. Ce sont deux êtres qui sont travail­lés par l'intérieur, ils sont habités, ils sont possédés. Ce ne sont pas des cas de possession diabolique, mais de possession spirituelle.

L'Esprit est en eux qui les meut, qui leur fait faire des choses que la raison abandonnée à elle-même ne peut pas approuver ainsi, facilement. Mais chacun est énergumène à sa façon. Bruno, un homme considéré, honorable, honoré. François, un garçon perdu dans son petit village, dans sa petite ville, toute petite, de l'époque. Et cela fait deux saints, ce sont deux  fol   en Christ. Des fol en Christ qui sont dans le monde des irruptions de l'Esprit, des fol qui se moquent du monde. Ils se moquent du monde, de sa sagesse de sa prudence. Toutes les catégories qui font que le monde tienne, que le monde évolue, ils les rejettent, ils s'en moquent.

Et grâce à eux, celui qui tire les ficelles du monde, le prince de ce monde, il est jeté dehors. Naturellement il va rentrer. Vous savez, lorsque le prince de ce monde est jeté dehors de quelqu'un, il va chercher 7 satel­lites qui sont encore plus forts que lui et ils reviennent en force pour occuper à nouveau la citadelle qu'ils avaient du abandonner. Et l'état de cet homme est encore pire après qu'avant.

 

Mais ça ne fait rien. Il y a eu à ce moment là une sorte d'explosion qui a brisé les murs d'une prison dans laquelle les hommes étaient enfer­més. Et le prince, le maître, le tyran qui tenait les hommes sous sa coupe, a été jeté hors de son domaine. Il y a là quelque chose de très beau  car leur folie a donné la mesure exacte de l'étroitesse étriquée du monde.

Nous avons, nous, une âme, nous avons un être, nous avons une personne qui doit être divinisée, qui doit être élargie aux dimensions, non, pas du monde des hommes, ni même du monde matériel, mais du monde de Dieu. Si bien que lorsque nous nous laissons prendre par les charmes du monde qui est le nôtre, nous devenons de plus en plus petit, nous ne parvenons pas à déployer l’énergie qui est en nous.

Eh bien, Bruno et François avaient en eux une force explosive qui a fait sauter tous ces carcans, tous ces liens, toutes ces barrières, toutes ces entraves, toutes ces prisons. Et devant les yeux de leurs contemporains ils ont pu dire : mais voila ce que nous pouvons et ce que nous devons devenir, l'un en fuyant le monde, l'autre en restant dans le monde. Car les moyens me Dieu ne sont pas à sens unique.

 

Et cette folie de ces deux hommes a été une apparition sombre, mais aussi éblouissante, et aussi tonitruante de la vérité nue et totale, une vérité qui relativise d'un coup toutes les valeurs auxquelles les hommes sacrifient leurs énergies : l'argent, le pouvoir, le savoir, le plaisir, se faire un nom. Nous aimons tellement notre image de marque et lorsqu'une toute petite tache peut tomber sur notre image de marque, eh bien nous la dissimulons, ou bien vite, vite nous l'effaçons.

Eux, ces deux saints, dans leur folie ils étaient pris pour ce qu'ils étaient aux yeux des hommes ; mais en même temps ils révélaient la vérité, cette vérité qui est qu’il y a dans l'univers quelque chose qui travaille. Et ce quelque chose, c'est une force. Et cette force est celle de l'Esprit, et cette force est celle d'une vie qui n'est rien d'autre que la vie de Dieu qui veut faire de nous ses enfant. Nous ne le répéterons jamais assez !

Mais à ce moment, tout se relativise. Et pour atteindre ce but, qui est cette vie Divine connue, et sentie, et expérimentée dès maintenant et pour l'éternité, mais tout le reste rentre à sa vrai valeur, une valeur de moyen par rapport à cette fin, qui elle est absolue.

 

Leur folie était aussi de cette façon la présence étonnante, et trou­blante, et même révoltante du Seul Sérieux. Le Seul Sérieux, c'est - encore une fois - ce Dieu. Mais Dieu qui se révèle à travers eux sous un aspect qui n'est pas celui des livres ordinaires de théologie : le premier moteur, la fin absolue, toutes ces choses qui pour nous sont des abstractions.

Mais non, le Dieu qui rie, le Dieu qui se moque, le Dieu qui remet les choses en place, le Dieu qui est amour et qui, en se riant de tout ce que les hommes dans leur étroitesse, leur petitesse, leurs mesquineries peuvent construire, en se riant de tout cela, mais il les fait sortir de leurs complexes et les sauve.

 

Mes frères, je pense que c'est cela que devrait être une vie monasti­que, et peut-être aussi la n8tre aujourd'hui, n'est-ce pas. Cette folie qui est audace, l'audace de la croix. Car, et pour Bruno, et pour François, la vie qu'ils avaient embrassée, ce n'était pas une vie de salon ni une vie de confort. C'était une vie pénible, une vie dure, une vie qui les rendait heureux et qui les rendait libres, intérieurement libres et maîtres, non seulement d'eux-mêmes, mais aussi du monde entier. Là où est Dieu, là où un homme a accédé lorsqu'il est possédé par cette folie qui est l'amour de Dieu, et qui est Dieu lui-même, mais un tel homme, plus rien ne peut l'atteindre.

Et Bruno et François, et nous si nous le voulons dans notre vie main­tenant, il ne faut pas aller dans le rêve, dans notre vie de tous les jours, nous pouvons être les disciples les plus fervents de ce premier fou de Dieu qui a été l'Apôtre Paul. Le tout premier, naturellement, était le Christ, que déjà à son époque on essayait de freiner, de calmer et même de mettre hors d'état de nuire à la société en l'enfermant et que finalement, on a liquidé en le clouant sur une croix parce que sa folie troublait trop les hommes.

 

Mes frères, nous devons si nous le voulons nous abandonner ainsi à cette folie de l'Esprit ; nous livrer, mais nous livrer sans contrainte. Essayons de devenir léger pour nous livrer à la lumière, à cette lumière qui est Dieu et dans laquelle nous baignons et que nos regards vont peut­-être un jour regarder et voir. Voyez, lorsque Saint Paul avançait sur cette route de Damas, il était aveugle, il ne voyait pas ; et tout à coup, cette lumière qui était le Christ, il l'a vue.

Mais cette lumière, mes frères, elle est ici parmi nous, et il est pos­sible de la voir aussi bien que Saint Paul. Il n'y a pas de différence entre lui et nous, sauf que nous, nous savons, tandis que lui il ne savait pas. Il a été pris à l'improviste, tandis que nous, cette lumière, nous la voyons se lever lentement. C'est plus que la lumière de la Foi, c'est cette lumière qui est l'être de Dieu, qui est l'être du Christ ressuscité et transfiguré.

Mais alors, nous n'avons pas à avoir peur de nous livrer au vent, au souffle de l'Esprit. Nous savons que ce vent était celui qui soulevait et rendait de plus en plus souple François. Cela n'apparaît pas tant chez Saint Bruno, qui lui était sans doute un homme de poids. Mais ce vent le soulevait aussi pour le jeter dans un désert où les hommes pouvaient à peine vivre.

 

Et alors mes frères, et cette lumière et ce vent doivent nous rendre nu. Cette  nuditas qui était un des tous premiers moyens qu'utilisaient les premiers moines, la nuditas facultatum. Et les facultates, ce n'étaient pas seulement une nudité matérielle, être démuni de moyens matériels, mais aussi une nuditas  spirituelle, ne plus avoir d'autres moyens pour chercher Dieu que l'Amour à recevoir et l'Amour à donner autour de nous.

Et ainsi mes frères, notre vie deviendrait contestation radicale du monde. Elle serait encore pour nos contemporains, ceux qui veulent bien regarder - et n'ayons crainte, ils ont les yeux ouverts sur nous, même s'ils ne disent rien. Ils savent que nous sommes là - notre vie serait une contestation des valeurs auxquelles le monde sacrifie aujourd'hui plus que jamais : le confort, la consommation, la production.

Et alors Dieu, la derrière, où est-il ? Mais; il serait en nous et nous habiterait. Et nous serions pour aujourd'hui aussi des Bruno et des François, des hommes qui vivent hors d'eux-mêmes, que l'Amour a projeté hors d'eux-mêmes, qui trouvent leur point d'équilibre dans cet Amour qui est Dieu.

 

Voila mes frères ce que je pensais pouvoir vous dire aujourd'hui. Mais nous avons ainsi jour après jour l'occasion de nous alimenter à cet idéal auquel Dieu nous a appelé. Nous l'avons dans notre vie communautaire, notre vie commune, notre vie d'union, notre vie d'unité. Et je pense que c'est là le plus grand bienfait. Car lorsque nous nous aimons, alors l'Esprit est en nous, et l'Esprit vit parmi nous.

Or je dois le dire, et encore ici je l'ai fait la semaine dernière je pense, mais je dois le répéter, je dois vous remercier, nous devons nous remercier les uns les autres de ce que dans notre petite communauté il existe une telle union des esprits et des coeurs.

Mes frères, c'est là aussi une marque de folie. Car, savoir être uni aux autres, c'est d'abord s'oublier. Mais s'oublier, c'est vivre, c'est permettre à Dieu de nous transfigurer et de nous préparer à entrer un jour tous ensemble dans son Royaume de lumière et de paix.

 

RESUME du Chapitre du                           15.10.79

 

Nous fêtons aujourd'hui sainte Thérèse d'Avila. Cette sainte est une des plus grandes réformatrices de son temps ; de son, vivant, elle réforme plus de 30 monastères de son ordre à travers toute l'Espagne. Avec saint Jean de la Croix, elle entreprend la réforme du Carmel, cet Ordre qui était en train de se liquéfier.

Et pourtant,sainte Thérèse d'Avila était une pauvre femme, elle était toujours malade ; à son époque les voyages n'étaient pas si faciles qu’aujourd'hui. Sainte Thérèse avait l'habitude de dire : Thérèse et un sou ,ce n'est rien ; Thérèse,un sou et Jésus c'est tout ! Thérèse d'Avila était possédée et poussée par l'Esprit. C'est lui qui agissait en elle !

 

Sainte Thérèse a vécu dans une époque très semblable à la nôtre. Notre époque est fatiguée de sa richesse, nous vivons dans un monde de luxe,de consommation,d'érotisme. L’Espagne de Thérèse était un peu semblable à la nôtre,c'était l'Es­pagne des conquistadors, l'Espagne des colonies, l'Espagne riche de l'or de toutes les nouvelles nations.

Les jeunes du temps de Thérèse étaient fatigués de ce monde de luxe, tout comme les jeunes d'aujourd'hui. Demandez à un jeune où il veut faire son service militaire, il vous dira : paracommandos. La vie facile fait se réveiller chez les jeunes le goût du risque, de l'aventure.

 

Sainte Thérèse d'Avila était possédée par une intuition extraordinaire : c’est cela qui lui a permis de réussir sa mission. Cette intuition est la suivante : il ne faut pas adapter,mais il faut revenir à l'âpreté primitive. Il ne faut pas d'adaptation dans le sens d'une mitigation, il faut revenir aux sources.

C’était aussi l'intuition de Cîteaux, lorsqu'il a rédigé la charte de charité, et lorsqu'il a institué le chapitre général. Il y avait une communauté type, la communauté de Cîteaux, vers laquelle on devait regarder pour éviter de dévier à droite ou à gauche de l'idéal proposé par les premiers Pères de l'Ordre. Aujourd'hui, il n' y a plus de communauté-type vers laquelle on peut regarder.

La conférence régionale a pour but d'essayer de réfléchir ensemble pour savoir comment ne pas dévier de l'idéal primitif fixé par les premiers cisterciens. Les Abbés réunis ensemble devraient être comme une communauté-type vers laquelle on peut regarder.

 

Chapitre : Lire la Règle aujourd’hui.              18.10.79

      Sommes-nous bien dans notre peau aujourd’hui ?

 

Mes frères,

 

Avant hier, le Frère Jacques nous a fait suivre un débat de la Confé­rence Régionale à propos d'une question qui en soi est importante : Comment lire la Règle de Saint Benoît aujourd'hui ?

 

Imaginons que nous sommes, nous, la Conférence Régionale. Vous avez là cinquante participants plus ou moins en cercle ou en quadrilatère, autour d'une table. Vous êtes là, et vous écoutez d'une oreille qui se veut atten­tive ce qui se fait dans chaque monastère. Et au fur et à mesure que le tour de table avance, vous vous formez une opinion.

Et vous sentez votre tour approcher. Et vous vous demandez : peut-être va-t-on m'oublier, misérable Abbé d'une insignifiante communauté ? Mais si jamais on m'accroche, que devrais-je faire? Chanter sur le ton de tout le monde, ou bien risquer une fausse note, quitte à déranger la symphonie de ces expériences tellement enrichissantes ?

Car, le Frère Jacques l'a fait remarquer, toutes les réponses vont dans le même sens. Comment lire la Règle de Saint Benoît aujourd'hui, cela signi­fie : les jeunes. Comment apprendre aux jeunes à lire la Règle de Saint Beno1t aujourd'hui. Les jeunes, vous savez, on les désire et on en a peur. Il faut donc essayer de les mettre au pas dès le début. Mais comment faire avec cette fameuse Règle de Saint Benoît ?

Et les débats, les discussions, les échan­ges, ils planent au ras du sol. Et en mettant ainsi les jeunes en avant, c'est une façon très, très facile, et aussi apparemment très élevée, très oublieuse de soi de fuir le fond du problème.

            Et voila que ça avance, et on arrive, et le président dit : Et à Roche­fort, comment fait-on ? Alors vous êtes dedans, n'est-ce pas. Il y a une fraction de seconde, que faut-il dire ? Que faut-il faire ? Tant pis n'est-ce pas, alors jetons­ nous à l'eau, jetons-nous à l'eau.

 

Et alors que répondre ? Dire oui, on parle beaucoup des jeunes, mais ne pensez-vous pas mes Révérendes Mères et mes Révérends Pères, que la question nous atteint d'abord nous personnellement ? Une question, qui si nous avons le courage de la regarder en face, doit éveiller en nous pas mal de réflexions, et peut-être nous forcer à un effort de conversion.

Et pourquoi ? C'est que la condition préalable pour lire correctement la Règle de Saint Benoît aujourd'hui, c'est que nous devons être nous-mêmes des hommes et des femmes d'aujourd'hui. C'est à dire des personnes qui sont bien dans leur peau, quelque soit leur âge, en 1979. Non pas des laudatores temporis acti vous savez, c'est à dire des personnes qui couvrent d'éloges le bon vieux temps où la Règle de Saint Benoît se vivait de telle ou telle façon, où les jeunes avaient au moins de l'équilibre, où les anciens étaient respectés, où enfin le monde était beaucoup meilleur qu'aujourd'hui. Aujourd'hui, il y a tellement de corruption partout. Enfin voila, c'était le bon vieux temps...aujourd'hui...oui.

Sommes-nous bien dans notre peau, nous, aujourd'hui ?

 

Est-ce que nous aimons, est-ce que nous sommes fiers, heureux d'être des hommes de 1979 ? Fiers de ce qui se passe, heureux de savoir qu'on débarque sur la lune, de savoir que maintenant on décerne des prix Nobel pour de nouvelles recherches dans le domaine de la Chimie, de la Physique, de l'Electronique, des Sciences Humaines, de la Paix, de tout ? Est-ce que nous préférons vivre aujourd'hui plutôt que hier?

Voila, est-ce que nous sommes des êtres qui ont un coeur jeune ? C'est à dire, qui sont déjà curieux de savoir comment on vivra demain ? Est-ce que nous avons conscience d'être les créateurs, les artisans de ce demain ? Est-ce que nous en sommes contents ? Est-ce que nous avons le courage de prendre sur nous, mais oui, les turpitudes de tous les hommes d'aujourd'hui et d'être heureux de nous asseoir à côté d'eux, d'être à leur niveau, ni meilleur ni pire ? D'être de cette grande masse des hommes? Est-ce que nous sommes des représentants des hommes de 1979 et demain de 1980 ? Ou bien, est-ce que nous sommes des fossiles arriérés, perdus dans le monde ?           

Comment voulez-vous alors si nous sommes des pareils, voir, lire la Règle de Saint Benoît aujourd'hui ? Mais non, nous allons la lire comme hier !

 

Voilà mes frères, d'abord est-ce que le Saint Esprit a mis dans notre coeur une jeunesse telle, que, entre les jeunes d'âges ceux-là d'aujourd'hui et nous, il y ait une différence, mais une seule: c'est que nous, nous sommes aussi jeunes qu'eux de coeur, mais nous avons en plus une expérien­ce et une maturité humaine qui nous permet, non seulement de comprendre notre temps, mais aussi de le créer, tandis qu'eux, ils ont encore tout à apprendre de nous.

Et notre commune jeunesse, entre les jeunes et nous, crée une sympathie telle, qu'eux sont contents de nous avoir pour leur permettre à eux d'uti­liser, employons ce mot, d'utiliser notre expérience pour que eux puissent avec nous construire un monde, un monde qui sera le leur comme il est le nôtre ; et qui sera meilleur ou qui sera pire, nous n'en savons rien, mais un monde dans lequel il y aura plus d'Esprit, dans lequel Dieu pourra s'insinuer, et entrer, et travailler.

Voila donc la toute première condition : est-ce que nous sommes des hommes d'aujourd'hui ?

 

Maintenant, répondons par l'affirmative, donnons-nous le préjugé favo­rable. Alors vient la seconde question : il s’agit de lire ! Qu'est-ce que cela veut dire, lire ? Lire la Règle de Saint Benoît, c'est bien autre chose qu'une lecture optique. Il s’agit, me semble-t-il, de poser sur la Règle de Saint Benoît un regard neuf. C'est à dire, encore, que la Règle de Saint Benoît, elle est un miroir dans laquelle nous nous voyons, dans laquelle nous nous découvrons, dans laquelle nous nous déchiffrons ; un miroir, qui nous renvoie ce que nous sommes, mais ce que nous sommes dans ce que nous avons de meilleur, et ce que nous sommes dans ce que Dieu espère de nous, voila, dans ce qu'il espère de nous, hommes d'aujourd’hui.

Et ce regard que nous devons poser sur la Règle, c'est un regard pur. Le meilleur de notre temps d'aujourd’hui essaye de se réfracter, de se regarder dans la Règle de Saint Benoît. Alors cette Règle est tout autre chose qu'un ensemble de prescriptions canoniques, juridiques, liturgiques, ascétiques, mystiques, spirituelles. Non, c'est infiniment plus. C'est un peu comme un cadeau que Dieu lui-même nous fait pour que nous puissions nous y retrouver. Et le monde que nous aimons et dont nous sommes les représentants aujourd'hui, s'y retrouve également.

Voila un regard pur, un regard neuf, un regard qui découvre dans la Règle de Saint Benoît ce que l'Esprit de Dieu y cache pour aujourd'hui et que seul des hommes d'aujourd'hui peuvent découvrir. Cela est caché et c'est tenu en réserve, et ça ne peut être ouvert qu'aujourd'hui. Cela ne pouvait pas être ouvert hier, non, il y a une clef. Cette clef est entre nos mains. Et voila, introduisons la dans la serrure, ouvrons et regardons. L'heure a sonné, c'est aujourd’hui !

 

Il y a des précédents, d'ailleurs, dans l'histoire. Cîteaux, ce n'est rien d'autre que cela. Albéric, Etienne, leurs quelques compagnons ont posé sur la Règle de Saint Benoît un regard neuf. Ce mot neuf reviendra si sou­vent dans les tous premiers écrits et même dans la Charte de Charité. Ce regard neuf, ce regard jeune, ce regard qui était un regard d'aujourd'hui par des hommes d'aujourd'hui, les produits de leur temps ; et on con­naît ce qui est arrivé.

Mais il y a encore eu une autre expérience après. L'expérience peut-être encore plus spectaculaire, plus originale : celle de la Trappe. Voyez l'Abbé de Rancé et aussi ses premiers compagnons qui eux sont des hommes de leur temps. Ce sont des hommes du Grand Siècle, jansénisant, tout ce qu'on veut ? Oui, ce sont des hommes d'aujourd'hui pour eux.

Et voila, ils voient la Règle et ils y découvrent pour aujourd'hui les bases d'une expérience. On peut la juger, on peut la critiquer, tout ce qu'on veut, d'accord. Mais mettons-nous dans leur peau, ils étaient des hommes de leur temps, ils ne pouvaient pas vivre autrement.

Cette expérience était inimaginable à l'époque d'Etienne et d'Albéric. Elle n'est plus faisable aujourd'hui. Mais c'était leur expérience à eux et nous en sommes encore tributaire aujourd'hui. Nous sommes toujours des Cisterciens Trappistes. Certains voudraient d'ailleurs, je l'ai vu dans des comptes rendus d'autres Conférences Régionales, qu'on réintroduise le nom, puisqu'il est toujours : Cistercien-Trappiste. Mais enfin, voila l'expérience, un regard neuf, des hommes d'aujourd'hui qui ont lu la Règle de Saint Benoît.

 

Eh bien mes frères, aujourd'hui, je dis mes frères, je devrais plutôt dire mes Révérendes Mères et mes Révérends Pères, puisque nous sommes en Conférence Régionale, aujourd'hui alors ? Mais aujourd'hui, nous devons aller infiniment au-delà d'une lecture matérielle, optique, comme ça de la Règle. Naturellement nous disposons aujourd'hui de moyens d'investigation, de moyens d'étude, de moyens aussi de pénétration spirituelle bien plus grands que ceux d'Etienne, que ceux de l'Abbé de Rancé. Nous ne devons pas les négliger, loin de là ! Ce sont des lunettes, des verres que nous ne devons pas avoir peur de porter si nous voulons lire la Règle aujourd'hui.

Mais nous devons aller au-delà, ce ne sont jamais que des instruments. Et n'oublions pas que cette vision que nous avons de la Règle, cette relecture, c'est une affaire extrêmement personnelle, aussi personnelle que la Lectio Divina, de laquelle cette approche existentielle de la Règle est très, très proche ; elle est parente, c'est la même chose, c'est le même mouvement.

L'approche de la Règle est nourrie de la Lectio Divina. Elle est portée par un courant, par un souffle qui est celui de l'Esprit, le même Esprit qui nous fait comprendre ce que Dieu nous dit par sa Parole inspirée, mais ce qu'il dit aussi par sa Parole beaucoup plus humble, mais tout de même insistante et percutante qu'est la Règle de Saint Benoît.

 

Et alors si nous voulons vraiment lire la Règle aujourd’hui, nous devons être prêt à toutes les remises en question. Oui, des remises en question qui sont une vrai conversion : conversion dans le genre de vie, conversion dans notre mentalité, conversion dans tous les domaines, conversion totale. Mais, est-ce que nous ne nous sommes pas engagés le jour de notre profession à sans cesse nous convertir ? Est-ce que cette conversion là n'est pas le signe que nous sommes des hommes d'aujourd'hui ? Dès l'instant où je cesse de me convertir, ce jour là je suis dépassé, les autres continuent. Je suis pour eux un homme d'hier !

Voila, nous devons tous les jours nous adapter. Conversion, c'est adaptation et pas adaptation dans le sens de mitigation ; mais c'est récep­tion, accueil, écoute de tout ce qui se fait autour de nous, assimilation. Notre être devient un peu plus humain, un peu plus fils de Dieu. Le regard devient plus clair, plus pur. Et voila, c'est cela, nous relisons sans cesse la Règle en homme d'aujourd'hui pour le temps d'aujourd'hui.

 

Et alors, pour cela nous devons être d'une humilité à toute épreuve. Ne pas dire : maintenant c'est définitif, c'est fini, ça ne changera plus ! Ce jour là je me sclérose, je me paralyse, et encore une fois, je deviens un homme d'avant-hier. Non, je dois être vrai, toujours vrai ; c'est à dire ne jamais avoir de préjugés, d'a priori et laisser toujours cette Règle travailler sur moi. Laisser ce miroir toujours bien clair, ne jamais le ternir par une buée ou par une vapeur ; mais qu'il puisse toujours me renvoyer mon image d'aujourd'hui et en même temps me permettre de découvrir en lui l'image idéale de ce que Dieu attend que je devienne.

Eh bien, celui qui doit d'abord faire cette expérience de lecture, lecture très humble, lecture très dépouillée, eh bien, c'est l'Abbé, c'est l'Abbesse. Et s'il le fait, alors il n'y a plus de problèmes. Il y en a toujours naturellement, parce que ne fut-ce que le problème de cette conversion perpétuelle. Mais je veux dire, à ce moment il n'y a plus de problèmes à obstacles, des histoires qu'on ne sait plus surmonter. La Règle ne devient pas un livre de recettes pour toutes les situations qui se présentent.

Non, la Règle, elle devient la Tora de vie, elle devient la norme de vie qui me permet de devenir de plus en plus moi aujourd'hui, pour le monde d'aujourd'hui, pour l'Eglise d'aujourd'hui et pour les frères d'aujourd'hui.

 

Et voila quelque chose qui ne répond pas, qui ne répond pas encore tout à fait à la question, car il reste encore le : comment ? Comment faire cela ? Et à cela il n'y a pas de recettes. Il faudrait alors que la Conférence Régionale se réunisse en petit conclave, et qu’elle fasse que tous les Abbés et toutes les Abbesses fassent ensemble une bonne retraite, un bon examen de conscience, et puis qu'ils retournent alors chacun chez eux transformés, avec des idées - je dirais - d'aujourd'hui, et l'esprit bien nettoyé, tous les préjugés partis, ouverts aux lumières et au souffle de l'Esprit.

Et ainsi alors chacun dans son monastère laisser agir Dieu, laisser agir le Christ et tout simplement le suivre. Que chacun devienne un fidèle serviteur, en commençant par l'Abbé, par l'Abbesse, et puis alors tous les autres. Mais tous les autres qui sont tous de bonne volonté, qui ne com­prennent peut-être pas, mais ils le verront et ils se diront : tiens, mais voila une approche de la Règle qui est vraiment neuve. On n'y avait jamais pensé, ce serait peut-être intéressant d'essayer.

            Eh bien voila, mes frères, mais encore une fois je trébuche, mes Révé­rendes Mères et mes Révérends Pères, voila la fin de mon intervention.

           

Et alors après cela, je ne sais pas ce qui serait arrivé, n'est-ce pas ? Rien du tout, rien du tout. C'est le silence !

Et on demande : le suivant…

 

Chapitre : Renoncer à son jugement propre.     31.10.79

 

Mes frères,

 

J'avais l'intention de vous expliquer ce soir la solution qui avait été apportée au problème que je devais présenter à la Conférence Régionale, celui des sommes reprises dans nos Constitutions, et qui exigerait un recours à Rome, ou au Chapitre Général, ou à la Communauté. Ce n'eût pas été déplacé, car nous devons bien savoir, et nous le savons, que la voie vers la sainteté authentique, elle passe à travers l'épaisseur charnelle et matérielle de la vie sociale organisée, structurée au plan économique et financier.

Mais j'y ai renoncé. Je me suis dit que la fête de la Toussaint dans la­quelle nous étions déjà engagé, réclamait tout de même autre chose que de remuer des affaires d'argent. Et je me suis rabattu sur un Apophtegme attribué à un certain Abba Nicétas. Pourquoi cet Apophtegme ?

Tout simplement parce que cette semaine-ci, je pense, ou tout à la fin de la semaine dernière, eh bien, j'ai eu l'occasion de le lire à un frère qui était entièrement bouleversé par une histoire qui lui était arrivée. Et je lui ai dit : Mais enfin, votre histoire, la voici. Est-ce que vous la reconnaissez ? Il a dit oui. Et voila. C'était non pas fini, mais la tempête était calmée, le calme pouvait revenir et la navigation pouvait reprendre.

Voici cet apophtegme :

 

Abba Nicétas disait de deux frères qui se rencontrèrent dans le dessein d'habiter ensemble ; le premier pensait en lui-même : si mon frère désire quelque chose, je le ferai. Et le deuxième pensait de même : je ferai la volonté de mon frère. Ils vécurent de nombreuses années dans une grande charité.

Voyant cela, l'ennemi partit pour les séparer. Il se tint à l'entrée de la cellule, apparaissant à l'un comme une colombe et à l'autre comme un corbeau.

 

Donc vous voyez, le démon se tient à l'entrée de la cellule et se métamor­phose en un oiseau, l'un voit une colombe, l'autre voit un corbeau.

 

Le premier dit : vois-tu cette petite colombe ? L'autre dit : c'est un corbeau ! Ils commencent à discuter et à se contredire ; puis ils se levèrent et engagèrent le combat jusqu'au sang pour la plus grande joie de l'ennemi, et ils se séparèrent. Après trois jours ils revinrent en arrière. Rentrant en eux-mêmes et faisant pénitence, ils reconnurent ce que chacun d'eux croyait être l'oiseau qu'il avait vu. Donc ils reconnurent le démon. Et reconnaissant le combat de l'ennemi, ils demeurèrent jusqu'au bout sans se séparer.

 

Eh bien mes frères, pensant à cette aventure pour laquelle j'ai du être le consolateur et le conciliateur, je me suis dit que notre route à nous vers la sainteté, dans la vie monastique à laquelle nous avons été appelés, cette route, elle est truffée de pièges. Et l'explosif le plus dangereux est le plus souvent camouflé sous les apparences les plus innocentes.

Voyez, une petite colombe, un petit corbeau. Mais ce sont les deux oiseaux, les deux volatiles si gentils que Noé a envoyé sur la terre pour voir s'il pouvait quitter l'arche. Mais ici il y avait un piège, comme aujourd'hui encore.

Vous savez que les terroristes font parvenir leurs grenades ou leurs bombes, maintenant ce sont des mini bombes, des mini grenades, dans des enveloppes. Une belle lettre que vous recevez, une lettre piégée, un petit colis piégé, un petit cadeau que vous recevez, vous l'ouvrez, ça explose et vous êtes blessé ou mort. Vous voyez, c'est cela !

 

Il y a en nous, allez reconnaissons-le, une attirance morbide vers la catastrophe. C'est vrai, nous sommes des gens facilement catastrophés. La petite chose qui arrive, mais de suite elle prend des dimensions, oh, gigantesques et cela nous arrange. Il y a en nous une faiblesse, une sorte de vertige du vide qui nous happe, qui nous suce et qui nous entraîne alors presque malgré nous dans un trou, un gouffre. Et arrivé au fond, c'est fini. Vous savez, c'est comme l'homme qui tombait d'un gratte-ciel et qui disait : Mais enfin ça ne va pas trop mal, jusqu'au moment où il est arrivé par terre !

C'est un peu ce qu'il y a en nous. Cela commence avec rien du tout. Et puis nous sommes pris par la discussion et on ne sait plus arrêter. Il y a là une attirance. C'est là, je pense, une des séquelles du péché originel. Il y a là une blessure. Et cette blessure, elle nous prive, elle ouvre une brèche déjà dams notre système de défense.

Il y a un endroit où il est facile d'ouvrir une brèche, c'est l'endroit le plus faible de notre système de défense, la où la muraille est la moins épaisse. C'est l'endroit où on a utilisé des matériaux moins solides, ou bien je ne sais pas, il est arrivé quelque chose ce jour là, de la pluie ou de la gelée, le ciment n'a pas pris. Il y a quelque chose là, péché ori­ginel. Et c'est notre jugement.

Nous pouvons renoncer à tout, même à notre volonté propre, mais quant à renoncer à notre jugement, ça non hein ! Saint Benoît le savait déjà. Oui, disait-il,  si corde murmuraverit, 5,39. Il a bien exécuté l'ordre, c'est parfait extérieurement. Il recevra, il mé­rite presque une couronne.

Mais il y a quelque chose dans le coeur. On l'a peut-être manifesté de bouche, mais aussi de coeur, in corde, ça reste dans le coeur. Il nous est presque impossible de renoncer à notre jugement.

 

Voyez ces deux hommes, ici, qui commencent à se battrent, jusqu'au sang, est-il dit. S'ils avaient été un peu sages ? Pourtant ils avaient renoncé à leur volonté chacun. Moi, je ferai toujours la volonté de mon frère, et l'autre disait la même chose : jamais d'ennuis de ce côté là. Ils n'avaient pas renoncé à leur jugement et le démon le savait. Et lorsque pour une fois ils doivent porter un jugement, ils ne savent pas y renoncer.

S'ils avaient été habitués à entrer non seulement dans la volonté, mais dans le jugement l'un de l'autre, ce ne serait pas arrivé. Le démon avait repéré la brèche. Qu'auraient-ils fait alors ? Ils auraient dit : tiens, moi je vois une colombe, l'autre dit que c'est un corbeau ; moi je vois un corbeau, l'autre dit que c'est une colombe. Il a sans doute raison, il n'est pas bête. Mais qu'est-ce qu'il sa passe ?

La question serait surgie dans l'esprit des deux en même temps. Ils ne se seraient pas laissés prendre. Il y a une fantasmagorie là-dessous. Et à ce moment là, tout s'évanouissait, et l’oiseau disparaissait et ils ne se seraient pas battus. Mais ils ont du passer par cette expérience pour comprendre qu'ils leur manquait quelque chose d'essentiel dans leur renoncement pour aller vers Dieu et ne jamais se séparer, donc devenir des saints, vivre dans une chari­té parfaite qui n'est pas seulement la fusion des volontés mais aussi la fusion des jugements.

 

Et alors nous avons, nous, une sauvegarde. Et cette sauvegarde, c'est de fondre, de couler notre jugement dans celui de Dieu. Car notre jugement personnel, à nous, comme c'est le jugement d'un homme, il est toujours forcément limité. C'est à dire qu'il est porté d'un point de vue trop uni­latéral. Il sera donc toujours partiel, limité. Et une vérité partielle est toujours d'un côté ou d'un autre une erreur.

Il y aura donc toujours un élément qui sonnera faux dans notre jugement, et ça toujours. Sauf si nous avons la sagesse de faire dispara1tre notre jugement dans celui de Dieu, parce que Dieu, lui, il a une vision totale, complète, entière, parfaite de tout, parce qu'il crée tout et qu'il connaît tout, il porte donc toujours un jugement juste, équitable.

Je vais donc refuser de juger, toujours refuser de juger. Mais à ce mo­ment-là j'entre dans le jugement de Dieu et je deviens capable de juger toute chose. C'est ce que, je pense, Saint Paul explique bien - mais je ne vais pas reprendre ça ici - et avant lui déjà, l'Apôtre Jean dans son Evangile. Je serais donc toujours très réservé, toujours très prudent, très discret pour tout ce qui regarde mes jugements à moi.

 

Maintenant dans la pratique, et ici je vais aller peut-être un peu loin à votre jugement, mais enfin, je dois tout de même le dire parce que c'est la vérité. Dans une vie communautaire, là ils étaient deux, ici nous sommes au-delà de trente, il faut donc tout de même que pour qu'il y ait de l'ordre, pour qu'il y ait une croissance dans la sainteté, il faut tout de même que les jugements de chacun puissent se référer concrètement au jugement de Dieu à travers des paroles qui leur parviennent et qui portent ce jugement.

Et ces paroles, ce doit être celles de l'Abbé qui dans le monastère, encore une fois et toujours, tient la place de Celui qui juge, Celui dont le jugement est toujours vrai. Il faut donc en beaucoup de circonstances, je dirais en toutes circons­tances, donner un a priori de confiance à l'Abbé. Mais ça place l'Abbé dans une situation très difficile parce qu'il doit être, lui, un homme de Dieu comme l'était Saint Benoît. Ce vir Dei, c'est à dire un homme qui n'a plus de jugement propre, mais qui est devenu pour les autres, pour lui-même, qui est devenu jugement de Dieu. Donc qui voit les choses telles que Dieu les voit.

Mais voyez un peu, chez un homme ce n'est pas possible parce que l'instrument est tellement fragile, faible, défectueux, faillible, qu'il y aura toujours malgré tout des obscurités. Mais il y a là chez l'Abbé l'obligation de toujours sa purifier, de toujours se décanter pour que sa vision de Dieu soit toujours de plus en plus nette ; et alors sa préhension des voies de Dieu toujours plus claire, et sa façon d'exprimer ces voies de Dieu toujours plus nette et plus précise.

 

Voila mes frères, je pense, une toute petite, et simple, et honnête préparation à la fête de demain. Tous les Saints, ce sont des hommes, des femmes, qui ainsi à travers bien des péripéties, bien des bagarres comme ça jusqu'au sang ont fini par reconnaître qu'ils avaient été le jouet d'illu­sions, qu'ils auraient du renoncer plus tôt à leur volonté, et encore beau­coup plus tôt à leur jugement, de façon à laisser le jugement de Dieu prendre possession de tout leur être. Ils l'ont fait, ils l'ont fait tôt ou tard.

Eh bien, mes frères, essayons pour nous de le faire tout de suite. C'est une ascèse difficile, une ascèse exigeante. Je suis le premier à le savoir parce que je suis peut-être dans la com­munauté, de par la place que j'occupe, celui qui doit le plus souvent voir et essayer de juger - jamais dans le sens de condamner - mais de juger de la façon la plus objective possible - mais objective dans le sens divin - c'est à dire voir les hommes, voir les choses, voir tout, me voir moi-même tel que Dieu voit de façon à ce que sa volonté soit toujours bien claire aux regards de chacun.

Alors mes frères, je dois ici encore une fois, et je le fais toujours très volontiers, je dois vous remercier. Parce que même s'il y a eu des explosions, des orages comme celui auquel j'ai assisté il y a deux ou trois jours, c'est toujours je puis le dire, oh dans nonante neuf pour cent des cas des histoires de colombe et de corbeau. Alors soyons toujours bien sages, ramenons tout aux véritables propor­tions et ainsi nous deviendrons des saints les uns pour les autres, et pour la gloire de notre Dieu et de notre Christ.

 

Chapitre : Fête de la Toussaint.                  01.11.79

      Un nom nouveau.

 

Mes frères,

 

La fête de la Toussaint est traditionnellement consacrée à la multitude indénombrable des saints inconnus, anonymes, des saints sans nom. Mais sont-ils vraiment sans nom ? Chacun d'eux a reçu de son créateur un caillou immaculé. Et ce caillou immaculé, c'est son être de fils de Dieu achevé, parfait. Au centre de cette pierre qui est d'une eau pure, limpide, translucide, se trouve un foyer, un soleil qui lance partout en tous sens ses rayons.

Et la multitude de toutes ces pierres forment autour de la Trinité une galaxie qui sans cesse gravite sans jamais s'éloigner ; une galaxie qui reçoit de cette Trinité qui vit aussi au coeur de chacune des pierres, elle reçoit vie, elle reçoit chaleur, elle reçoit lumière et elle reçoit amour.

 

Et cette pierre a été purifiée. Elle a été dégrossie, polie, taillée par Dieu avec une patience, une patience à la mesure de Dieu, et cela à travers les vicissitudes de ce qu'on appelle l'existence terrestre. Et sur cette pierre, Dieu a gravé un nom que personne ne connaît sauf celui qui reçoit cette pierre et celui qui la donne.

Et ce nom, c'est la destinée que Dieu avait prévu pour chacun, une destinée qui maintenant est achevée, et qui est un petit chef-d'oeuvre d'une beauté qui ravit les yeux de tous ceux qui peuvent le remarquer. Or là chez Dieu, tous ont les yeux clairs.

Et c'est un nom nouveau. Oh je pense que la contemplation des saints et aussi la contemplation des hommes au regard purifié ici sur cette terre, elle a comme centre d'attraction: la nouveauté. C'est quelque chose de neuf.

 

Oh cet adjectif nouveau, si nous pouvions seulement le comprendre ! Une terre nouvelle, des cieux nouveaux, un nom nouveau, un monastère nouveau comme appelaient les premiers cisterciens leur solitude. Nouveau, c'est la contrepartie de saint.

En langue Hébraïque, saint et nouveau sont deux racines soeurs. C'est une bouture détachée d'une plante. Cette bouture est prise et est greffée sur une souche autre. Elle devient alors une plante, un arbre nouveau. C'est toujours la même bouture, mais avec une vie autre.

C'est cette vie que Dieu peut donner, qui est la sienne. Une vie trans­figurante, une vie qui va faire que nous devenions immortel, que déjà nous sommes éternels, et que un jour avec le Christ, nous serons ressuscités. Nous serons devenus autres tout en restant parfaitement nous-mêmes. Nous aurons découvert, nous aurons reçu en cadeau la plénitude de notre être.

Car c'est ceci : ils ont reçu un caillou sur lequel est inscrit ce nom nouveau. Et ce caillou immaculé, c'est leur existence achevée, réussie. Et maintenant, ils se possèdent, ils se possèdent comme un cadeau reçu de l'amour. Ils l'ont reçu, ils se sont reçus eux-mêmes de la Trinité, voyez ces trois Personnes, ils se sont reçus aussi des autres. La Trinité se donne à eux par le canal des autres, des autres proches, mais aussi des autres éloignés. Et ainsi tous sont participants de la même nature, de la même vie, car tous se reçoivent les uns des autres.

 

Mes frères, cette immense galaxie qui gravite autour de la Trinité, elle forme une cité nouvelle ; toujours ce mot nouveau ! Cette cité, c'est une société, une communauté, une famille issue d'une transformation. Elle est le fruit d'un acte créateur. Et la création, c'est la production constante, perpétuelle, éternelle, de nouveauté. Ce n'est jamais du déjà vu, c'est toujours de l'imprévisible neuf. Ce n'est jamais monté dans le coeur de l'homme avant que ce ne soit présent, et cela instant par instant.

Et cette cité nouvelle, elle est balayée par un souffle, un vent, une atmosphère, qui est la lumière incréée. Et cette lumière incréée, c'est l'être de la Trinité en tant qu'il est participable, en tant qu'il peut être vu, en tant qu'il peut être reçu. Et cette atmosphère qui est la lumière, elle est aspirée, inhalée en nous dans le sein, elle est inhalée par le mouvement de la respiration. Et nous sommes, nous, ce que nous respirons. Les saints, au ciel, sont ce qu'ils respirent. Et ils respirent la lumière.

Cet être de Dieu qui est contemplé, qui est admiré, mais à travers, à travers ce Christ Jésus qui a été homme, qui l'est toujours, mais qui est devenu nouveau par sa résurrection. Et en lui sont renfermés tous les trésors de la Sagesse, de la Science, de la Vie. Et tout cela est porté vers nous par cette lumière. Et cette lumière, les saints la respirent et, ils deviennent eux-mêmes lumière, c'est à dire, ils deviennent eux-mêmes Dieu.

 

Cette cité nouvelle, elle a un pavement. Elle est portée sur un pavois. Elle est unie entre elle par un lien indéchirable. Et ce lien, ce pavois, ce pavement, c'est l'Amour. Chacun se reçoit de tous et chacun se donne à tous. Chacun se reconnaît en tous et tous se reconnaissent en chacun.

Et voyez l'ensemble de tous ces petits soleils au coeur de ces pierres précieuses, tous recevant la lumière les uns des autres à partir de cette source qu'est la Trinité. Et au coeur de cette Trinité, le Christ qui est là le flambeau de cette cité.

Voyez toutes ces lumières, et chacune porte un nom qu'elle est seule à connaître avec le Créateur Trinité, qui l'a inscrit, qui l'a ciselé avec le doigt qu'est son Esprit. Voyez toutes ces lumières, tous ces noms formant tous ensembles un grand nom, un seul nom qui est toujours le même. C'est le nom de la Trinité, avec encore une fois au centre comme foyer, comme irrécusable témoignage de la vérité, de cette expérience, le Christ Homme-­Dieu ressuscité.

 

Voilà, mes frères, la cité qui est celle vers laquelle nous marchons. Et la vie contemplative, c'est le noviciat de cette vie qui sera la nôtre demain. Nous devons ici dans le monastère nous exercer à être déjà les uns pour les autres lumière et amour. Et j'entends déjà ricaner les esprits forts ! Des esprits forts, il y en a partout, il s'en glisse même dans les monastères. La race des  Monsieur oh mais..., elle n'est pas morte.

Et mes frères, soyons sincèrement humbles. L'esprit fort, le oh mais..., il sommeille en chacun d'entre nous. Surtout aux moments plus difficiles, on dit : Oh mais, tout ça c'est beau mais c'est pas vrai !

Mes frères, ne nous laissons jamais mordre par le doute et ne jetons jamais le doute dans le coeur d'un autre. Soyons plutôt toujours des témoins de cette vérité que Dieu a voulu pour nous, cette vérité qui est Lui. qui est son Etre. Soyons témoins déjà de cette cité. Le monastère, c'est une réplique de cette cité que Dieu a préparé pour ceux qu'il aime.

 

Soyons donc, efforçons-nous d'être ici les citoyens de cette cité, pour nous, entre nous, pour le monde qui en a tant besoin ; rép1ique de cette cité dont nous sommes les artisans et dont Dieu est l'unique architecte. Alors mes frères, la fête d'aujourd'hui, mais c'est déjà aussi notre fête à nous.

Et alors permettez-moi de vous souhaiter à tous une bonne fête. Que nous

puissions être, devenir de plus en plus des citoyens, oh des citoyens novices c'est vrai, mais des citoyens quand même de cette cité que Dieu est en train de construire avec nous.

 

Chapitre : Commémoration des fidèles défunts. 02.11.79

      Une intuition qui vient d’ailleurs.

 

Mes frères,

 

Nous avons passés la journée avec le souvenir de visages sur lesquels notre regard s'est posé. Des visages que nous avons rencontrés au hasard des détours de notre vie. Des visages connus, visages aimés, visages indif­férents aussi, visages qui se sont évanouis, disparus. Ils ont été emportés par cette impitoyable pourvoyeuse de deuils, de peines, de douleurs, de pleurs qu'est la mort.

Et pourtant il y a en nous une certitude. Quelque chose nous dit que ces visages ne sont pas entièrement effacés, qu'ils existent encore quelque part et que nous les reverrons. Ce sera le sort de notre visage à nous aussi. Mais comment expliquer cette conviction qui repose dans le coeur de tout homme, même s'il ne se l'avoue pas ?

 

L'homme, et nous sommes nous des hommes, c'est un imbroglio d'instincts, de désirs, de peurs, de complexes, de pulsions, d'inhibition, de noeuds. Mais sous ce magma toujours en mouvement qui parfois s'élève en tempêtes qui peuvent nous emporter là où nous ne voudrions jamais aller, sous cet océan toujours fluant il y a un instinct, il y a une intuition qui repose, qui veille. C'est une intuition qui vient d'ailleurs, elle ne vient pas de nous, elle a été déposée en nous par quelqu'un, par notre créateur.

Et cette intuition, elle clarifie et elle unifie le dessein de notre vie Cette intuition, elle est le fruit d'un germe, d'une semence, qui fait que nous avons été greffés sur un autre. Et notre situation, appelons là ainsi, qu'on retrouve en nous et dans tous les hommes, elle nous dit que le dernier mot de l'existence humaine, ce n'est pas la mort.

 

Nous sommes greffés sur la personne du Verbe de Dieu, qui est devenu homme, totalement homme, et qui lui a été vainqueur de la mort. Car il a aimé les hommes dont il a pris la nature, il les a aimés tellement qu'il a voulu partager leur sort final, cette mort, dans des conditions terribles pour lui.

Et cette obéissance lui a valu d'être, par celui qui l'avait investi de cette mission, ressuscité d'entre les morts. Et maintenant il possède une VIE dont nous n'avons pas l'idée, qui est la sienne. Une vie qui est sa vie divine, mais avec quelque chose encore en plus, si on peut ajouter quelque chose à la vie divine. Mais enfin je dois bien user de cette locution pour essayer d'évoquer ce que je veux dire.

On lui a surajouté une vie tout à fait humaine. Mais une vie qui a été investie par la divinité et qui maintenant fait qu'il est impossible qu'il connaisse encore la mort. Or nous sommes greffés sur le Christ ressuscité, et alors nos yeux s'ouvrent à une réalité qui s'impose, une réalité nouvelle, toujours cette nouveauté qui est synonyme de sainteté et qui vient de l'amour surabondant de notre créateur.

Et cette réalité que nous découvrons, c'est que la vde nouvelle qui est dans le Christ, elle circule maintenant dans notre être et nous dit à nous, nous chante à l'intérieur de nous-mêmes que le sort du Christ, ce sera le nôtre un jour.

Cette solidarité avec le Christ nous fait découvrir notre solidarité avec tous les hommes vivants, mais aussi avec tous les hommes que nous appelons les défunts, ceux que nous ne voyons plus avec nos yeux de chair car ils sont absorbés dans la Vie. Mais cette Vie, en quoi consiste-t-elle ?

 

Cette vie, il faut encore bien des mots pour en parler, mais elle est inexprimable. C'est l'Etre de Dieu, mais pas le Dieu absolu ou le Dieu abstraction, mais bien de cette Trinité de Personnes, cette Trinité de Personnes qui porte un nom, le nom qui est le plus proche de nous, celui qui nous intéresse le plus, et qui est l'Amour. Et cet amour, nous le sentons travailler en nous. Oh dans des profon­deurs que notre analyse ne peut pas atteindre. Mais parfois il peut affleu­rer et puis nous le sentons bouillonner.

Chez certains, chez l'homme sanctifié, chez l'homme tout à fait divi­nisé, cet amour alors a tout envahi. Cet homme, il est devenu amour et alors cet homme a déjà vaincu la mort. Plutôt il l'a apprivoisée. Lorsque cette mort se présente, ce n'est plus pour lui qu'une formalité désagréable peut­-être, mais peut-être aussi très agréable.

Il la salue peut-être comme François d'Assise la saluait, comme une soeur, une soeur attendue, une soeur espérée, une soeur qui va le prendre et le conduire là où il est déjà arrivé -mais où ? - Il est encore amblyope, il ne parvient pas encore à voir clairement quoiqu'il voie déjà un peu cette lumière de la divinité et cette lumière de l'amour.

 

Mes frères, un moine contemplatif comme nous essayons tous de le deve­nir, comme nous espérons le devenir, c'est un homme qui fait l'expérience de cette vie nouvelle. C'est un homme qui s'aperçoit que toutes les cloi­sons s'ébranlent et s'écroulent : les cloisons à l'intérieur de lui-même, où tout s'unifie, tout se pacifie et les cloisons entre les hommes, car il s'aperçoit que tous ensemble nous formons un seul Corps.

Cela va même au­-delà d'une fraternité, c'est une communion dans une même vie. Les cloisons aussi entre la terre et ce que nous appelons le ciel : il n'y a en fait qu'un seul univers, un univers qui se construit ici sur la terre, pénible­ment, lamentablement parfois, douloureusement toujours, mais qui se cons­truit quand même et puis qui s'achève au-delà.

Et de cet unique univers, il y a un seul maître, un seul gouverneur, un seul Roi, et c'est le Christ. Le Christ, nous ne devrions jamais l'ou­blier, est totalement homme aussi bien qu'il est totalement Dieu.

 

Mes frères, la célébration de ce jour, elle doit se terminer pour nous sur un chant de reconnaissance. Reconnaissance de ce que, du fait que Dieu nous a appelé à l'existence, il nous a appelés aussi à sa propre vie. Savoir que tous ces visages que nous avons rencontrés et que nous ne voyons plus, que ces visages là le contemplent déjà, lui, sous une forme que nous ne pouvons pas imaginer maintenant. Mais nous savons qu'un jour, le Corps spirituel qui s'est formé en eux grâce à l'amour, ce corps spirituel se manifestera. Ce sera notre sort un jour également, ce sera la résurrection d'entre les morts, résurrection déjà préparée maintenant, ne l'oublions jamais.

Et ce chant de reconnaissance, nous allons l'entonner pour dire à Dieu que nous sommes heureux de vivre, que nous n'avons pas peur de mourir, que nous sommes ses enfants, que tous ensembles nous travaillons à la construc­tion de son Royaume là où nous pourrons enfin le voir, partager son bonheur, partager sa gloire, être heureux de pouvoir enfin être les uns pour les autres entièrement transparents, nous recevant de chacun, nous donnant à

Tous ; et aussi formant avec lui ce grand Corps dont le Christ sera la tête, dont l'Esprit qui est amour sera l'âme, et tous ensembles regardant, recevant la vie de cette source ineffable qu'est notre Père.

 

Récollection du mois de novembre.                03.11.79

      La Saint Hubert.

 

Mes frères,

 

Nos yeux sont encore éblouis par la lumière de la Toussaint. Nos oreil­les vibrent encore aux prières que nous avons répandues pour tous les hommes dont Dieu seul connaît la foi. Et aujourd'hui nous avons rencontré un saint dont le nom est lié au caractère sacral et initiatique des espaces forestiers.

Forêts épaisses, sombres, omniprésentes, omnipotentes ; forêts, mère ai­mante, protectrice des réfractaires, des proscrits, des sages, des saints ; forêt mystérieuse, silencieuse, caressante, chuchotante ; forêt tachetée de clairières comme autant de chapelles où Dieu soudainement peut se révéler.

Le lieu que nous occupons, ici, est une de ces clairières ouvertes dans la forêt primitive, clairière élargie voici des centaines d'années, voici trois-quarts de millénaire, aux dimensions d'une cité qui se voudrait aujourd'hui apparition du Royaume de Dieu, une cité monastique dans laquelle il y a des citoyens qui voudraient déjà être des citoyens du ciel.

 

Mes frères, au début du mois dernier nous nous étions proposés de ravi­ver notre foi en la présence du Christ parmi nous et en chacun d'entre nous. La perception de cette présence est essentielle à une vie monastique. Elle est la condition requise pour que la moisson jetée ici à profusion dans cet­te clairière rapporte au semeur, au créateur, à Dieu notre Père, une moisson abondante, riche, une moisson qui demeure, une moisson qui s'appelle vérité, pureté, charité, beauté, paix, bonté, tous ces fruits de l'Esprit, ces fruits qui sont la richesse de ce Royaume que Dieu a voulu fonder ici sur terre en envoyant son propre Verbe dans une chair d'homme, et qu'il veut étendre à l'univers entier. Le ciel, comme nous le disons, et la terre ne forment plus qu'un Royaume dont le Christ est la tête et le Roi.

           

Mes frères, ce commerce amoureux avec le Christ, c'est lui qui soutient notre vie. Et il doit produire en nous un double effet. Il doit nous rendre fort, mais d'une force qui est une force plus que humaine, une force surnaturelle, une force qui nous permet de porter chacun de nos frères et tous nos frères, aussi lourds soient-ils.       Et un second effet, c'est que nous-mêmes il nous rend légers, tellement légers que nous ne pesons plus sur les épaules de nos frères.

Et c'est cela un des traits les plus beaux de ce Royaume de Dieu. Lorsqu'un homme qui a été investi par l'Esprit, cet Esprit qui supporte le monde entier, lorsqu'un homme peut ainsi porter non seulement ses frères mais tous les hommes, et lui-même ne peser sur personne, il est devenu un homme spirituel, il est devenu un autre Christ, et le Royaume de Dieu éclate dans cet homme.

Mais alors mes frères, nous devons être suffisamment lucide pour savoir qu'un tel homme va se heurter à la mort. Mais cela c'est un autre chapitre de notre vie et ce n'est pas le moment de l'aborder ici.

 

Nous devons donc nous demander aujourd'hui si nous avons mis en oeuvre cette résolution que nous avions prise de cultiver, d’entretenir, de faire croître en nous cette perception de la présence du Christ. Je l'ai déjà dit tant de fois, mais je veux le répéter encore : Si nos yeux étaient suffi­samment purs, nous le verrions ici, car il est ici présent et, il en est peut-être parmi nous qui le voit ?

Nous entrons aussi dans le dernier mois de l'année liturgique. Et cette année liturgique va culminer en une solennité qui est un sommet. C'est le sommet, c'est la fin ultime de la création, le moment où le Christ sera investi de tout son pouvoir, le Christ alors intronisé comme Roi de l'univers. Il l'est déjà, nous le savons, mais il l'est dans le secret. Eh bien, nous allons essayer de monter vers ce sommet où lui est déjà situé. Nous allons le fêter, nous allons l'adorer comme Roi de l'univers.

Mais le mouvement de notre âme, à ce moment, sera-t-il vrai ? Est-ce que vraiment nous le considérons, nous le respectons et nous le traitons comme Roi de l'univers ? Est-il vraiment le Régent de nos vies personnelles ? Ou bien avons-nous ici dans notre vie pratique d'autres rois ?

 

Il y a un test qui pourra juger de la qualité de notre foi et de notre vie. Le Christ sera vraiment pour nous le Roi de notre vie et le Roi de l'univers si nous sommes serviteurs de nos frères, si nous sommes vraiment serviteurs les uns des autres, si nous savons porter nos frères et ne leur donnons rien à porter de nous.

Et ici je pense tout spécialement à moi-même qui, en vertu de la mission que j'ai reçue, dont vous m'avez vous-mêmes investi, représente ici la per­sonne même du Christ, donc du Roi, de celui qui régit, de celui qui ­gouverne. Mais je serais vrai dans cette mission si je suis l'esclave de chacun d'entre vous, si je sais chacun et tous vous porter en ne pesant sur aucun d'entre vous.

 

Mes frères, dans notre ascension vers ce sommet qui est la reconnais­sance de la Royauté du Christ, nous allons dans une dizaine de jours croiser une caravane, la caravane de tous les saints qui ont milité sous la Règle de Saint Benoît. Parmi eux, il y a plus spécialement les saints dont nous sommes les fils spirituels directs, ceux-là qui voici bien longtemps encore, voici près de mille ans, se sont enfoncés dans la forêt de Cîteaux à la recherche d'une clairière où il pourrait établir une succursale du Royaume de Dieu, ce paradisus claustralis, ce paradis claustral dans lequel ils pourraient vivre déjà pour eux-mêmes et pour l'humanité entière, et pour tous les siècles, où ils pourraient déjà vivre de leur vie d'enfant de Dieu.

Mes frères, nous devons nous introduire, nous glisser dans cette cara­vane. Car si le sommet de cette caravane est déjà arrivé là où le Christ règne en souverain, l'arrière de cette caravane est encore ici en chemine­ment sur terre. Mais l'ensemble ne forme qu'un. Et là où nos ancêtres, nos pères sont déjà arrivés, si nous les suivons, nous arriverons également.

 

Mes frères, pour avoir plus de souplesse dans notre marche, plus de vigueur, nous allons maintenant essayer de redevenir des enfants, les enfants de Dieu que nous étions à l'instant où l'Esprit Saint est descendu sur nous dans les, eaux de notre baptême. Nous allons bénir l'eau, nous allons la recevoir, nous allons en être à nouveau purifiés et ainsi l'Esprit pourra nous investir, il pourra travailler en nous et faire de chacun de nous une pierre de joie pour son royaume.

 

Chapitre : La xenitheia.                           08.11.79

1.   La marginalité.

 

Mes frères,

 

Notre délégué nous a donné un compte-rendu exhaustif de la Conférence Régionale, un compte-rendu fidèle, vivant, coloré. Je pense qu'il y a peu de communautés, il s'en trouvera peu où les affaires de l'Ordre auront été exposées avec tant de clarté et tant d'ouverture. Je le sais par des échos que j'ai perçu ici ou là. On en parle une, deux, trois fois tout au plus, et puis c'est terminé. Aurait-on certaines choses à cacher ? Je n'en sais rien ?

Mais je pense qu'il est très intéressant que nous pre­nions conscience que nous faisons partie d'un Ordre, qu'il y a des pro­blèmes qui nous sont communs à tous, des problèmes qui sont propres à certaines communautés, contre lesquels nous devons nous tenir en garde s'ils peuvent nous perturber. Il y a aussi des exemples à puiser. Je pense qu'en fin de compte c'est toujours enrichissant.

Et nous devons exprimer notre gratitude à notre délégué qui s'est acquitté de sa mission avec une compétence que nous devons tous lui reconnaître.

 

Hier il a encore fait allusion à une petite question qui, me semble-­t-il donne du fil à retordre à l'un ou l'autre Abbé, et non seulement à l'Abbé, mais aussi aux frères. C'est la question de la marginalité. Donc, la présence dans le monastère, dans la communauté, de un ou deux, ou plusieurs éléments marginaux. Il n'est pas question d'originaux. Non. Ce sont pour la plus part du temps des frères qui se piquent d'être des intellectuels et qui alors se sentent un peu au dessus de tout. Et ce qui se passe dans la communauté ou en dehors, ça ne les intéresse pas.

Et ça peut causer des troubles, des troubles profonds. Car ces hommes finissent tôt ou tard par cristalliser certains mécontents des choses qui se font. Et alors voila, ils font un petit noyau qui devient de plus en­ plus marginal. Et alors ça commence à poser des problèmes. J'attire votre attention sur une forme de marginalité qu'on rencontre aussi. C'est la marginalité communautaire, collective d'une communauté à l'endroit du monde cette fois-ci, qui se retire des affaires du monde. On ne veut pas en parler, on ne veut pas le savoir, on ne veut pas être troublé par tout de qui se passe dans le monde.

Et je vous avais dit alors que la marginalité n'était rien d'autre que la perversion pathologique, spirituellement pathologique, d'une vertu monastique capitale, essentielle dans toute vie de recherche de Dieu qui se veut sérieuse, et qui est la xenitheia. Donc, c'est le fait d'être étranger.

 

C'est la perversion d'une vertu. Et je voudrais consacrer quelques soirées à vous parler de cette vertu de la xenitheia. Il n'y a pas de correspondant en langue française, si ce n'est une périphrase qui signi­fierait le fait d'être un étranger, d'être étranger.

Et la marginalité n'arrive pas en une fois, sauf - mais alors nous sommes dans le pathologique pur - des hommes vraiment déséquilibrés, inadaptés sociaux, qui viennent alors chercher dans le monastère un refuge à leurs problèmes, ne sachant pas s'adapter à la société des hommes. Ils s'imaginent que se retirant du monde, là dans un monastère, ils auront trouvé la solution à leurs difficultés. Mais ils rencontrent dans le monastère une autre société.

Et voila qu'ils se marginalisent aussi par rapport à ce groupe d'hom­mes. Mais je pense que ça se détecte assez vite si le Maître des Novices et l'Abbé ont l'oeil ouvert. Et alors il est temps d'écarter un candidat qui n'est pas suffisamment équilibré, un asocial. Mais il ne s’agit pas de marginalité de ce type. Il s’agit plutôt d'un processus qui alors s'appellera la marginalisation. On devient un marginal comme on devient un saint.

 

Et la marginalité, elle se colore ainsi toujours d'une apparence de vertu. Il est donc nécessaire que le moine soit, comme le désire Cassien, un habile changeur qui sait distinguer la fausse monnaie de la vraie monnaie. La fausse monnaie, il la rejette; la vraie monnaie, il la met de côté.

Il y a donc; des rapports apparents entre la marginalité et le fait d'être un étranger. Comment aller reconnaître la vertu de sa perversion ? Car la marginalité va se dissimuler sous des motivations très nobles. Je suis mort au monde, je suis mort à tout, je suis mort à moi-même. Donc si je suis mort, ce qui se passe autour de moi, ça ne m'intéresse pas. On peut donc faire ce qui semble bon, pour moi c'est équilatéral, je suis mort.

 

Il y a dans la littérature apophtegmatique des paroles des Pères du désert qui vont dans cette direction là. Si un esprit qui n'a pas suffi­samment de jugement, de  diacrisis, tombe sur des paroles de ce genre, celles qui sont bien spécifiques d'un cas type, particulier, unique, si alors on l'élargit à l'ensemble de la vie, voila, on pervertit une vertu et on tombe alors dans la marginalité.

La marginalité se colorera aussi de détachement. Moi, je suis détaché de tout, je pratique la pauvreté : pauvreté spirituelle, pauvreté intellec­tuelle, pauvreté affective. Je me retire de tout. Je n'ai rien, je ne dis­pose de rien, ni de moi-même, ni de rien : donc je me donne à tout ce qui viendra. Que les autres décident, moi, je suis en dehors ! Voila encore une perversion du détachement...

Et ça se colorera aussi d'humilité. Qui suis-je, moi, pour donner mon avis dans une affaire de communauté ? Mais je suis moins que rien ! Etant moins que rien, alors bien qu'on ne me demande rien, je n'ai rien a donner, je suis tellement démuni, je suis le plus grand pécheur. Et alors on se retire et on vit en dehors.

Voyez comme il est difficile de juger ! Celui qui n'est pas un bon changeur, il doit apprendre à le devenir. Il le deviendra s'il va trou­ver un banquier qui, lui, s'y connaît dans les vraies et fausses monnaies. Le banquier, ce sera le Père Spirituel, ce sera le Senior spirituales de Saint Benoît qui apprendra alors au nouveau venu, au novice, ou au moine avancé mais qui se trouve devant un problème, mais il lui apprendra à voir clair et à se former un jugement.   Car la marginalité, elle n'est rien d'autre qu'un réflexe de peur. C'est un homme qui n'est pas bien dans sa peau d'homme, dans sa peau de chrétien, dans sa peau de moine ; et il a peur. Que fait-il alors ? Mais s'il a peur, il aura le réflexe de l'escargot. Vous savez, si vous avez un escargot qui se promène, si vous le touchez un tout petit peu, aussitôt vous voyez ses antennes qui se rétractent. Et lui va, si vous insistez, rentrer dans sa coquille. Et là, il est à l'abri. Ou le réflexe du hérisson !

J'en ai rencontré un l'autre jour, ici dans le jardin. Je voyais le bout de son museau. Je me dis : est-il vivant ou est-il mort ? Je me suis approché et je l'ai touché. Aussitôt il se met en boule, je vois toutes ses aiguilles qui se dressent, et ça devenait vraiment dur alors. C'est cela, il se met en boule !

 

Vous voyez donc, le moine qui a peur, qui se met en boule, personne ne peut l'approcher. C'est un réflexe de peur. Et c'est un réflexe de peur qui vient d'un complexe narcissique,  ce sont des hommes qui vivent centré sur eux-mêmes. Ils pratiquent ce qu'on appellera aujourd'hui le nombrilisme ; ça veut dire qu'ils regardent toujours leur nombri1. Notez bien que c'est bien porté aujourd'hui !

Si je pratique le Yoga, vous savez, je me mets dans la posture du Bouddha et je regarde mon nombril. Il arrive parfois ici - si vous avez un peu comme on dit l'oeil américain - qu'un retraitant ou l'autre, peut-être sans le savoir, se met dans cette posture lorsqu'il est assis sur sa chaise. C'est vraiment typique de la posture Yoga, l'homme Bouddha regar­dant son nombril. Mais c'est ça, vous voyez, je vis sur moi-même ; tout ce qu'il y a, je le retourne sur moi, je suis en involution. Alors vous comprenez bien que s'il se passe quelque chose qui va révolutionner, je vais d'avantage alors me replier sur moi.

Et spirituellement, encore une fois, ça trouve un appui dans la tra­dition, mal comprise toujours, de contemplation, de retour sur soi, de vie intérieure, d'intériorité, de sentir en soi la présence du Christ ou la présence de l'Esprit. Je ferme les yeux, et puis je regarde, et puis je descends en moi et je rencontre le Christ et l'Esprit. Vous voyez, tout ça, lorsque ce n'est pas bien compris, que ça n'est pas bien vécu, mais ça pousse l'homme sans qu'il le sache vers un état marginal.

 

Et si on va un peu plus loin, alors, je vais me trouver bien dans cet état. Je vais y trouver une certaine plénitude, plénitude purement natu­relle, mais je vais la faire venir d'ailleurs, ce sera la plénitude de Dieu en moi et, ce ne sera rien d'autre qu'une autosuffisance égoïste : je vais me suffire à moi-même. Et alors je n'ai plus besoin de vivre, je n'ai plus besoin de recevoir quelque chose des autres et, je n'ai rien à leur donner. Je me suffis. Et le stade ultime du marginal, ce sera le parasitisme.

Un parasite, c'est un mot grec qui veut dire que je tire ma nourriture d'un autre. Vous avez des plantes parasites, vous avez des insectes para­sites, et vous aurez, aussi alors des hommes parasites dans les communautés. Ce sont ces marginaux qui ne veulent en fait s'occuper de rien, ne donner leur avis sur rien. Ils se proclament contant de tout. Mais en réalité, même si ce sont les hommes les plus réguliers de la communauté, ils vivent spirituellement en parasite sur les autres. Ils tirent leur nourriture de la communauté. Mais comme il y a entre la communauté et eux une muraille, ils n'apportent rien.

Eh bien mes frères, j'ai voulu commencer par rappeler ces petites choses pour que par contraste vous commenciez un petit peu à comprendre ce que c'est que cette vertu de la xenitheia, donc d'être étranger. C'est une vertu monastique. Comme c'est une vertu monastique, on doit la trouver partout dans la vie monastique. On la trouve à la base, on la trouve sur la route, on la trouve surtout au sommet. Mais si vous le vou­lez bien, ce sera pour une autre occasion.

 

Chapitre : La xenitheia.                           10.11.79

2.   La xenitheia est une vertu.

 

Mes frères,

 

Nous avons vu jeudi soir que la marginalité n'était autre que la perversion d'une vertu qu'on appelle la xenitheia. Ce mot grec un peu barbare qui n'a pas de correspondant en langue française, est une vertu. Il désigne un donné objectif dont le moine doit prendre conscience de plus en plus, un donné objectif qui s'impose à son sentiment de façon toujours plus impérieuse. Et ce donné objectif est le fait que le moine est un étranger, un étranger partout dans le monastère, à l'extérieur du monastère, partout et toujours. Voyez alors de suite la déviation possible vers la margina­lité, s'il est étranger partout.

Si c'est une vertu, et c'en est une, la xenitheia doit refléter une situation de vérité. N'oublions jamais que le moine est un homme qui vit dans la vérité. J'en ai parlé longuement voici quelques mois, je ne vais pas recommencer. Mais enfin, en deux mots seulement : Il doit être vrai à l'endroit de Dieu, vrai dans ses rapports avec ses frères, vrai dans sa relation avec le monde et vrai dans son être profond.

 

Il doit donc être réconcilié avec lui-même. C'est un homme qui a découvert son identité ; c'est un homme qui est bien dans sa peau par­tout et toujours. Voila un moine achevé ! Dans toutes les circonstances, quelque soit les personnes en face desquelles il se trouve, des personnes qui lui sont antipathiques, qui lui sont sympathiques, qui lui font des misères, ou bien des personnes qui collaborent avec lui, c'est un homme qui est bien dans sa peau. Pourquoi ?

Mais parce qu'il est dans la vérité de son être. Il est ce que Dieu veut qu'il soit, et il se laisse façonner par Dieu selon les vues que Dieu a sur lui. Et alors, il est vraiment un être, disons réussi, au plan surnaturel de sa vocation de fils de Dieu, et au plan humain aussi. On ne peut pas disjoindre les deux niveaux.

Eh bien, la xenitheia va faire partie de cette vérité. Elle est donc une vertu. Et si elle est une vertu qui habite le moine, elle sera donc source de dynamisme, source de force, source d'énergie. C'est cela une vertu, une vertu qui dans notre cas sera plutôt une vertu qu'on appelle une vertu passive. Mais la vertu, même passive, est toujours source de vigueur et de force.

 

Prenons le cas de la vertu passive par excellence qui est la patience. Mais la patience, c'est le fait des hommes forts. Un faible n'est pas patient. Un faible a peur, un faible se défend tout de suite. Un faible est agressif. Un faible est impatient. Le Christ qui était la force de Dieu, Lui, a été aussi la suprême patience, même lorsqu'il était engouf­fré dans les plus terribles souffrances.

Eh bien, la xenitheia est une vertu de ce type. Elle sera source de force. Elle sera un moteur qui va faire avancer le moine et qui le fera courir vers son but, qui est de rencontrer Dieu et de nouer avec Dieu des relations toujours plus intimes. Elle est une vertu et une force. Mais comme toute vertu et comme toute force vraie, elle va dériver de Dieu. Car il n'est rien dans le domaine de la vie monastique, rien qui doive durer, rien qui doive faire grandir qui ne vienne de Dieu.

Vous savez que le Christ a usé de comparaisons pour désigner cette force énorme qui vient en l'homme qui reste uni à Dieu : une petite semen­ce de rien du tout qui va devenir un gros arbre ; du levain dans une grosse masse de pâte, qui va faire fermenter tout. Les Pères du monachisme ont une petite comparaison aussi. Ils vont dire : comme un grain de poivre. Dans le grain de poivre, il y a une énergie de feu. Il suffit de placer un grain de poivre sur la langue, il brûle tout de suite, et en même temps il peut devenir la source d'une fructification aussi. La semence de poivre plantée, devient aussi quelque chose de très fort.

 

Eh bien, cette xenitheia, elle a le pouvoir de nous mettre en rapport direct avec Dieu, et de faire dériver en nous une puissance de feu. Et ici, je voudrais pour mieux encore faire comprendre, attirer votre attention sur un petit point de théologie orientale. Les théologiens Occidentaux du Moyen Age ne se sont pas penchés sur ce problème. C'était trop clair pour eux. Ils étaient dans le cadre de la scolastique qui avait répondu à toutes les questions, ou à peu près.

Les Orientaux pas. Ils se posaient la question : Comment est-il possi­ble de connaître Dieu qui est l'inconnaissable ? Comment est-il possible d'entrer en rapport avec Dieu, qui est l'inaccessible ? Et il y a un de leurs théologiens au XIII° Siècle, Saint Grégoire Palamas, qui a proposé une solution qui vaut ce qu'elle vaut. Mais je la rappelle parce qu'elle est un peu en rapport avec ce que je dis maintenant.

Il dit : Dieu est absolument inconnaissable dans son être, absolument inaccessible. Mais nous les hommes qui sommes ses créatures, nous qui sommes ses enfants, nous pouvons le connaître uniquement à travers ses énergies, à travers cette puissance qu'il déploie en nous et autour de nous, lorsqu'il veut façonner un paradis de l'univers et peupler ce paradis d'enfants qui partagent sa nature.

 

C'est donc lorsque je collabore avec cette énergie, que je la laisse travailler en moi, que je commence à connaître Dieu. En termes de théolo­gie plus occidentale on dirait : mais c'est lorsque l'homme est divinisé, lorsqu'il est devenu un autre Christ, qu'il est Christifié, que alors il sait par expérience personnelle ce que c'est que d'être participant de la nature divine, et ainsi connaître Dieu.

Eh bien, la xenitheia, ça va être cette vertu qui naît de notre con­tact, de notre commerce, de notre rapport de plus en plus intime avec ce Dieu qui veut se faire connaître à nous par son action sur nous. Il y a une perception directe de coeur à coeur, et il y a une perception intellec­tuelle aussi. Ce n'est pas une simple sensation, un sentiment. Non. Je dis: cette connaissance de Dieu, mais il y a là malgré tout une décou­verte, une découverte qui va nous faire remarquer que nous sommes étran­gers à Dieu, que nous sommes étrangers au monde. Et voila que le moine va se trouver suspendu entre ciel et terre.

Il n'est pas du monde de Dieu, il n'est plus tout à fait du monde matériel, même du monde des hommes. Et ce sentiment va grandir en lui, en lui appor­tant une paix, une paix dont rien ne peut donner aucune idée, parce qu'il va se trouver à sa place. Et c'est de là que vont en naître d'autres, la plus grande vertu monastique, celle-là qui est celle de l'humilité.

 

Mais voyez, j'essaye d'établir quelques petites connexions pour permettre de comprendre un peu l'intérêt d'une petite réflexion sur cette vertu ; et alors de nous mettre en garde contre sa perversion qui est la marginalité. Si je suis étranger à tout, et bien, je vis en marge de tout et je ne m'occupe de rien. Cela se trouvera dans sa perfection au sommet de la vie monastique, mais ça est déjà déposé à la base. Et Saint Benoît le sait.

            Mais je vois qu'il est temps de se rendre à l'église. Et alors nous reprendrons notre petit entretien, à la base, la fois prochaine.

 

Chapitre : A propos d’Einstein.                    11.11.79

      Demander humblement à Dieu le secret de son travail !

 

Mes frères,

 

Hier, le Pape a présidé à l'Académie Pontificale des Sciences, une séance d'hommage en l'honneur d'Albert Einstein, dont on célèbre le cen­tième anniversaire de la naissance. Or voici qu'ici même à Saint Remy, j'ai eu l'occasion, il n'y a pas tel­lement longtemps, de rencontrer un savant, et même un très grand savant dont l'intention est de poursuivre et de porter plus loin encore l'intuition d'Einstein.

C'est un savant dans la science la plus difficile qui existe, la science de la Mathématique et de la Physique Fondamentale. Ce savant est un religieux. Et si c'est un religieux, comme il convient c'est un Jésuite. C'est un homme extrêmement effacé, très humble, ayant une vie intérieure profonde.

 

L'objectif de ses recherches est celui-ci : c'est de contempler le réel, le réel cosmique. Et puis, par le moyen de cette contemplation, essayer de découvrir la formule, l'équation qui permettrait de rendre compte de toutes les interactions cosmologiques, depuis l'infiniment grand jusqu'à l'infiniment petit. C'était donc cela le but que poursuivait Einstein.

Il faut savoir que les phénomènes de l'infiniment grand et de l'infi­niment petit sont contradictoires. Et pourtant, il doit y avoir en dessous un lien commun, une loi qui les régit mais qui n'apparaît pas encore, qui est là, présente, mais qu'on ne parvient pas à déchiffrer.

 

Ces hommes, ces savants essayent de pénétrer dans les mystères, les replis de ces phénomènes pour en découvrir la clef, la clef d'interpréta­tion. Donc lorsque nous avons à faire à un savant qui est religieux - je ne veux pas dire qu'il fasse partie d'un Ordre religieux, mais qui a le sens que, comme le disait Einstein, Dieu ne joue pas aux dés lorsqu'il crée - il va donc scruter l'étoffe de l'univers, essayer d'arriver au point même où la création matérielle jaillit des mains du Créateur.

C'est donc à l'intersection de la matière et de l'esprit. Est-ce en­core matière, est-ce déjà esprit ? Non, c'est encore certainement matière puisque nous allons, grâce à cette étoffe, vivre et voir se constituer les divers mondes.

 

Donc, pour travailler dans cette science, il faut de grandes qualités. Il faut d'abord savoir adorer, respecter. Il faut travailler avec l'oreille autant qu'avec les yeux. Il faut savoir écouter l'hymne de l'uni­vers, car ce que Dieu crée, c'est une harmonie dont il faut saisir la fondamentale. C'est cela la Physique Fondamentale.

Puis pouvoir alors la mathématiser - la musique, ce n'est que de la mathématique des sons - et puis la géométriser, cela veut dire la présen­ter dans l'espace puisque le monde est spatio-temporel.

Il faut aussi, si on veut adorer, être d'une honnêteté parfaite. Cela veut dire qu'il faut se soumettre inconditionnellement au réel, à la vérité. Et enfin, ce qui n'est pas le moindre, il faut se soumettre à une ascèse sévère, une autodiscipline qui fait que la vie personnelle est bien organisée. Elle n'est pas minutée. Non, mais il faut savoir donner sa place surtout à la prière. Car la recherche scientifique comprise ainsi est une oeuvre de contemplation, donc de prière. On se trouve devant le Cré­ateur et on lui demande humblement, par une recherche humble - le mot n'est pas exagéré - on lui demande de révéler le secret de son travail.

 

Mais je fais remarquer qu’il pouvait bien arriver qu'un savant s'épuise à la solution d'un problème déjà résolu par d'autres ?

Il me répondait: aujourd'hui, ce n'est pratiquement plus possible car voici comment on travaille. Chaque savant qui a découvert quelque chose de neuf envoie le fruit de sa découverte, envoie donc un rapport ou un mémoire à un centre, un centre qui possède de puissants ordinateurs. C'est immédiatement codifié. Et puis c'est de suite, grâce à des périodiques, mis à la portée de tous les savants du monde entier, car il s'en trouve dans tous les pays, et les moindre ne sont pas ceux d'URSS, disait-il. Mais même ceux-là collaborent à ce centre.

Donc, s'il y a un problème qui se pose au cours de la recherche, grâce au périodique qu'on reçoit, on sait que ce problème a déjà été traité par d'autres et que la solution se trouve là, codifiée, au centre. Il suffit d'adresser un petit mot et aussitôt toutes les données, tout arrive et an peut ainsi poursuivre sa recherche.

 

Mais il arrive aussi que des gouvernements alors, essayent de mettre la main sur certaines découvertes pour militariser la chose. Donc ça devient secret militaire ! Mais ça ne dure pas longtemps ! Car il est impos­sible de freiner le progrès du savoir humain. Ce qu'on essaye de cacher d'un côté, un peu après c'est découvert ailleurs. Si bien que le plus sage est de mettre tout à la portée de tout le monde, parce que ainsi tout le monde en profite.

Il est donc en train de se tisser au niveau de la terre un réseau d'informations très précises, qui amplifie dans des proportions énormes le pouvoir de recherche de chaque personne. Nous avons donc maintenant disons un cerveau, disons que l'humanité a un seul cerveau dont les cel­lules sont réparties en différents pays. Et ce cerveau fait avancer l'humanité dans sa recherche - n'ayons pas peur de le dire - dans sa recherche de Dieu. Certains en sont conscients, lorsque ces chercheurs sont des religieux.

Mais ça n'en reste pas là, car nous sommes toujours au plan de la physique, de la Mathématique Fondamentale. D'autres chercheurs sont en seconde ligne. Ceux-là reçoivent ces informations et alors, ils les trans­crivent dans la pratique. Et nous avons alors les progrès phénoménaux de la technologie, des sciences appliquées, dont nous profitons tous et dont, hélas, une bonne partie de l'humanité ne profite pas encore. Mais nous ne sommes pas à la fin du monde, et il est certain que eux aussi, eux aussi un jour auront à leur disposition tous ces progrès réalisés grâce au désintéressement de quelques savants.

 

L'homme devient donc, grâce à cela, à cette collaboration au niveau mondial, l'homme est en train de devenir de plus en plus co-créateur. Cela veut dire que la fine pointe de l'intelligence humaine, elle épouse de mieux en mieux le travail du Créateur. Ce fameux Opus Dei,  l'œuvre de Dieu, ce cerveau l'épouse. Et il va même plus loin, car il parvient à établir de nouvelles con­nexions, de nouveaux mouvements, des mouvements originaux. Et ainsi l'homme devient vraiment créateur, mais en collaboration avec le grand artiste Qu'est Dieu.

 

Et Dieu n'est pas jaloux ! Disons que c'est l'univers matériel qui est devenu conscient de sa valeur, de son pouvoir et qui travaille à son auto évolution, à sa création. Il devient lui-même propre créateur, mais toujours, toujours en dépendance du Grand Créateur, qui à l'arrière donne les énergies, donne les forces, donne les lumières et qui fait ainsi pousser l'homme. L'homme devient de plus en plus libre. L'homme devient de plus en plus le fruit de ce qu'il est et de ce que Dieu veut qu'il soit.

Mais vous comprenez que ça peut être dangereux. L'homme ne peut pas se permettre de jouer à l'apprenti sorcier. Mais grâce à des savants de ce type, ce n'est pas possible, et ça n'arrive pas.

 

Et en entendant expliquer tout cela, je me disais : mais nous, nous dans cette entreprise, quel est notre rôle ? Eh bien, mes frères, notre rôle est essentiel. Il faut à côté de l'hyperintelligenoe du type Einsteinien, il faut aussi des hommes spiritu­els. Il faut des hommes dans lesquels Dieu habite. Mais vraiment alors des hommes spiritualisés dans le sens où le Saint Esprit les possède ; et les possédant, peut faire quelque chose que les savants dans un autre domaine ne savent pas faire. Ce n'est pas leur rôle d'ailleurs, ce n'est pas leur mission.

Et quelle est donc la mission des hommes spirituels ? Eh bien, mes frères, leur mission à eux, elle est extrêmement belle. Eux, ils sont la fine pointe du coeur de l'humanité, ce cœur qui va pé­nétrer à l'intérieur de l'obscurité translumineuse de l'Etre Divin qui est Trinité de Personnes, et qui est AMOUR.

Voila donc des hommes dont le rôle est de connaître Dieu. Non plus connaître l'oeuvre de Dieu, mais connaître le Créateur lui-même. Et comment vont-ils le connaître ? J'essayais de l'expliquer hier soir encore : en le laissant agir en eux.

 

Voila donc des hommes qui vont être sur terre des Dieu. Parmi ces hommes, il existe aussi tout un réseau, un réseau communionel, une communion. Cela veut dire que cette communion, elle est transtemporelle, elle est transspatiale, elle transcende le temps et elle transcende l'espace.

Nous voici donc au-delà du phénomène que scrute Einstein et ses disciples, ou plutôt en dessous et sur les côtés. C'est au-delà de l'espace et du temps qui enveloppe et qui porte le spatiotemporel. Et cette communion, elle élève tous les chercheurs de Dieu, elle les porte toujours plus loin et toujours plus haut. Et entre eux tous, il n'y a aucune jalousie, il y a partage total.

 

Je vais donner un exemple pour me faire comprendre : Voila, aujourd'hui, c'est la fête de Saint Martin. Il est certain que les hommes spirituels d'aujourd'hui, dans le contexte social, économique, politique que nous connaissons, culturel aussi que nous connaissons, surtout culturel peut-être, la culture étant le terreau qui fait croître tout le reste, ces hommes font des expériences absolu­ment inconnues de Saint Martin, des expériences dans le domaine spirituel.

Donc ils ont de Dieu une expérience - si je puis employer ce mot que je n'aime pas du tout par rapport à Dieu, mais enfin on saisit ce que ça veut dire - ils découvrent donc chez Dieu des choses qu'il ne venait même pas à l'idée de Saint Martin d'y chercher. Leur expérience est autre.

Eh bien, lorsque des saints qui vivent aujourd'hui sur la terre, ren­contrent Dieu de cette façon, de suite, mais au même instant, Saint Martin à l'endroit où il est maintenant, les reçoit lui-même, en est instruit. Non pas spéculativement mais divinement, lui-même aussi est élevé à ce niveau où les autres s'élèvent ici sur terre. Et ainsi, c'est la masse de l'humanité mais partout où elle se trouve, de l'humanité ici, de l'humanité auprès de Dieu qui continue à grandir, à se soulever, à se développer et à s'épanouir. C'est donc le Corps Mystique du Christ qui continue à grandir vers sa taille adulte.

 

Eh bien, mes frères, il y a encore quelque chose d'intéressant pour nous. C'est que nous ne devons pas perdre notre temps. De même que ces savants en physique et en mathématique ne perdent pas leur temps lorsque le problème se trouve déjà codifié à l'ordinateur central, de même nous, nous n'avons pas à perdre notre temps, ici, à nous épuiser sur des ques­tions qui sont déjà résolues spirituellement depuis longtemps.

Saint Benoît le savait déjà. Que dit-il en effet ? Eh bien, il dit : Ecoutez, voila vous êtes ici dans une école, vous apprenez les rudiments de l'art spirituel. Mais attention ! Cela ne suffit pas, il va falloir aller plus loin. Eh bien, lorsque vous irez plus loin, vous aurez alors les trésors, mais les trésors de la Tradition de Pères. C'est cela la Tradition ! Vous aurez les trésors de tous ces apophtegmes de vos ancêtres ! Vous avez là une quantité fantastique d'expériences spirituelles sur toutes sortes de problèmes.

Eh bien, allez-y voir, c'est à votre disposition, profitez de tout ce que eux ont fait ! Laissez-vous porter et propulser par eux toujours plus loin, car lorsque vous, vous allez plus loin, vous entraî­nez avec vous tous ceux qui vous portent, tous ceux qui sont derrière vous.

 

Mes frères, nous avons aussi, nous, cette expérience interprétée dans les monastères par ce que Saint Benoît appelle les Seniores, les anciens qui sont devenus des hommes de l'Esprit, des hommes dans lesquels Dieu habite, des hommes qui ont, à partir de leur expérience, la possibilité d'interpréter l'expérience des ancêtres et de la mettre au goût du jour, au goût des personnes.

 

Eh bien, voila, mes frères, une vue d'ensemble de la situation du monde d'aujourd'hui. Vous avez d'un côté des savants, des très grands savants devant lesquels il faut vraiment s'incliner avec respect, des hommes qui font avancer la création en essayant de voir comment Dieu procède. Et puis nous avons aussi d'autres hommes.

Ce sont les hommes spirituels, ceux-là qui se perdent, qui ……. alors en s'oubliant eux-mêmes, qui se livrent à une sorte de mort pour se laisser absorber par Dieu et ainsi à l'intérieur de Dieu lui-même, contempler, regarder et faire avancer l'humanité plus loin dans la direction de son destin, qui est d'être divinisée. Et à travers l'humanité, le cosmos entier qui devient un temple de Dieu où Dieu est visible alors partout dans son agir et dans son être.

 

Eh bien mes frères, est-ce que nous allons devoir nous dire que les hommes du monde, c'est à dire ces savants, sont plus habiles dans leur travail que les fils de la Lumière ou les fils du Royaume, les hommes qui doivent devenir des spirituels ? Leurs méthodes sont les nôtres, ou bien est-ce eux qui ont copié les nôtres ? Nous n'en savons rien, mais elles sont analogues sinon identiques mais dans des domaines différents.

Nous savons, nous, mes frères, que la véritable étoffe de l'univers, l'étoffe de l'étoffe si je puis m'exprimer ainsi, ce n'est pas une quel­conque équation qui résumerait tout. Non, c'est l’Amour. Et cet Amour, il est ici parmi nous. Si nous avons des yeux déjà purs, nous le verrons. C'est la Personne de Dieu, c'est Dieu incarné dans un homme comme nous, Jésus le Christ, qui maintenant est ressuoité et qui est ici, dans cette salle de chapitre, et que nous pouvons voir si nous avons assez de foi et assez d'amour...si nous vivons assez de sa vie, si nous sommes suffisamment, nous, christifiés pour le voir.

 

Eh bien mes frères, si nous voulons prendre en main notre vocation, si nous voulons répondre à ce que Dieu attend de nous aujourd'hui, eh bien, n'ayons pas peur de le dire et soyons en fier. Nous serons des hommes de notre temps. Nous ne serons pas des vestiges, des marginaux fossilisés dans un trou de Famenne. Non, nous serons des hommes de notre temps, des hommes dont notre temps a besoin, des hommes sur lesquels repose en partie certes le destin de toute l'humanité.

Voila, mes frères, je pense que c'est très beau. Nous devons oser re­garder en face notre mission dans l'Eglise - mais élargissons l'Eglise aux dimensions de l'humanité - et savoir que Dieu nous attend. Dieu doit pouvoir être fier de nous, comme il est fier, j'en suis certain, de tous ces savants qui à leur place, eux aussi en collaboration avec Lui et en collaboration avec nous, je l'espère, conduisent l'humanité là où Dieu l'attend dans son Royaume, au sein de sa Trinité et dans son amour.

 

Homélie : Dimanche de la 32° semaine.          11.11.79

      1R 17, 10-26  *  Hb 9, 24-28  *  Mc 12, 38-44

 

Mes frères,

 

Si nous pouvions entendre proclamer dans la langue originale le récit dont il vient de nous être donné lecture, nous nous trouverions devant un tableau d'une beauté saisissante. Il faudrait être un artiste doublé d'un saint pour, en langue française, faire revivre tous les détails de cette scène sans en trahir aucun, et pour en évoquer l'envoûtante puissance.

Je dis envoûtante, car cette vie dans laquelle s'entrecroisent le Christ, des riches, une miséreuse, tout cela exercerait sur nous une séduction telle que nous ne pourrions y résister. Nous nous laisserions engloutir, mais pour en ressortir transformé et promener sur le monde et sur le hommes un regard autre, un regard nouveau, le regard même du Fils de Dieu.

 

Le récit est construit autour d'un axe, ou si vous le préférez, il est parcouru d'une nervure comme une feuille. Et sur cet axe ou au long de cette nervure s'allument 7 lampes portées par 7 bras. Vous voyez se des­siner le fameux chandelier à 7 bras toujours luisant, brillant devant la face de Dieu, portant les détresses et les besoins de tous les hommes, mais aussi étant pour les hommes le signe de la présence bienveillante, amoureuse de leur Créateur.

Sept bras, sept lampes ! Ce fameux chiffre 7 qui symbolise pour nous la totalité des exigences divines, mais aussi qui éveille en nos coeurs, qui nous rappelle la plénitude de l'intimité, intimité enivrante à laquelle Dieu nous convie.

Naturellement tout cela est évaporé dans la traduction française ! Mais dans l'original, nous avons un après l'autre dessinant ce chandelier, nous avons sept fois le verbe jeter. C'est une action : jeter. Ici on a prudemment traduit : déposer ou mettre ! Non, c'est le geste de jeter. Et nous avons là dans la cour du temple, Jésus qui est assis. Et autour de lui se trouvent ses disciples également assis.

Mes frères, c'est déjà le tribunal qui siège. Un jour, a-t-il dit à ses disciples, vous qui m'avez suivi vous siègerez sur douze trônes jugeant les douze tribus d'Israël avec moi. Mes frères, le jugement est déjà ouvert, le tribunal est réuni.

Et Jésus observe. Il contemple, dit le texte. C'est le mot qui sera repris par la tradition monastique pour signifier le regard que l'homme pose sur la Divinité qui se manifeste à lui, et aussi le regard que Dieu porte sur l'homme.

Jésus observe le geste, comment on jette : geste du bras, geste de la main, geste de tout le corps. Mais lui, son regard de Dieu va beaucoup plus loin. Il observe le geste du cœur : comment on jette ! Et c'est le seul important.

 

Et cette foule ne se doute absolument pas que Dieu l'observe jusqu'au très fond du coeur. Et il remarque beaucoup de riches qui jettent beaucoup dans le trésor. Des riches habillés de vêtements splendides, la haute couture de l'époque ! Les riches, sur les places on les salue avec respect, on est heureux lorsqu'ils daignent rendre un salut ou faire l'aumône d'un regard. Dans les assemblées liturgiques, ils occupent les premiers rangs. Dans les festins, dans les banquets auxquels on est honoré de les inviter, ils sont là sur les premiers sièges. Des riches, il y en a parmi eux qui ont dévoré les biens des veuves. Ils ont construit leur fortune sur la ruine de combien de familles ? Les capitalistes d'aujourd'hui ! Et Jésus observe.

 

Mais il remarque dans cette foule une personne, une veuve. Et cette veuve, c'est une pauvresse, une miséreuse. Et cette pauvresse, elle jette dans le trésor deux piécettes. Oserait-on dire deux francs ou deux sous ?

Et alors, mes frères, Jésus ouvre la bouche. C'est terrible cette bouche de Jésus lorsqu'elle s'ouvre au moment où il siège ; elle prononce un ju­gement ! C'est le jugement de Dieu, un jugement définitif, un jugement sur lequel il n'y aura plus de toute éternité à revenir.

Il s'adresse à ses assesseurs, et la sentence tombe. De tous ceux, dit-­il, qui jettent dans le trésor, cette pauvresse, elle a jeté beaucoup plus, infiniment plus que tous les autres ensembles.

 

Qu'est-ce que cela veut dire, mes frères ? Cela veut dire que les deux sous de la pauvresse ont d'un coup rempli tout le trésor du temple. Et les richesses que les riches avaient jetées, elles se sont évaporées, elles ont disparu, il n'en reste rien au regard de Dieu. Mais pourquoi la rigueur de ce jugement ?

Jésus prononce les attendus maintenant de sa sentence. Tous ces riches, dit-il, ils ont jeté dans le trésor de leur surabondance. Ils ont dégorgé leur trop-plein. Ils ont jeté ce dont ils n'avaient pas besoin pour eux, c'était assez bon pour Dieu.

Et cette pauvresse, elle a jeté tout ce qu'elle avait. Il va même plus loin, il dit : - mais dans la traduction c'est encore édulcoré - elle a jeté sa vie dans le trésor. Et c'est cela que Jésus a remarqué, lui, le seul qui scrute les coeurs, celui auquel rien n'échappe.

 

Mes frères, Jésus à ce moment là se souvenait-il de la soeur de cette veuve, une autre veuve qui des siècles auparavant avait elle aussi, sur la parole d'un étranger qu'elle rencontrait dans la rue, sur la parole de cet étranger dans la voix duquel elle entendait sonner la voix de Dieu, elle avait aussi tout jeté, tout ce qui lui restait pour vivre elle et son fils.

Mais Jésus a un regard pénétrant. Dans cette veuve, il s'est reconnu lui-même, et il a vu se jouer sous ses yeux ce que lui était en train de faire, lui qui une fois, une seule fois, s'est jeté corps et âme dans la mort, la mort qui lui était présentée par son Père. Mais pas n'importe quelle mort, une mort par amour de tous les hommes qu'il avait pris en lui. Oh, il savait qu'il avait jeté sa vie entre les mains de son Père, et qu'elle lui serait rendue, car ce qu'on a confié à Dieu est remis transfiguré.

 

Mes frères, les trois : et Jésus qui voyait sa vie se dessiner devant lui, et la Veuve de Sarepta, et la pauvresse du temple ont posé tous les trois le même geste. Ils se sont jetés avec une confiance absolue dans les mains de l'Amour. Ils ont risqué leur vie sur une Parole, sur la Parole qui ne peut tromper, qui est la Parole même de Dieu.

Et maintenant, mes frères, voici que les sept lampes nous brûlent, que les sept bras se referment sur nous et nous ne pouvons pas échapper. Nous sommes les disciples du Christ, nous sommes des chrétiens. Mais est-ce vrai ou n'est-ce pas vrai ? Sommes-nous des chrétiens de la taille de cette pauvresse, ou bien sommes-nous des chrétiens sociolo­giques, une étiquette ? 

 

Mes frères, nous sommes pris. Si nous voulons être chrétien vraiment nous devons,nous aussi, nous jeter corps et âme dans l'Amour qui s'offre à nous. Il faut que Dieu puisse prendre possession de nous, qu'il puisse s'emparer de toutes les cellules de notre être corporel et spirituel.

Nous ne devons rien nous réserver, nous devons lui céder toute la place pour que alors il fasse de nous d'autres Christ ; mais pas encore n'importe quel Christ, pas un Christ superstar, pas un Christ phantasma­gorique. Non, un Christ pneumatophore, un Christ porteur de l'Esprit, un Christ dans lequel l'Esprit bouillonne, déborde, se répand sur les proches et sur ceux qui sont au loin.

 

Voila mes frères ce que c'est d'être chrétien. C'est de répandre par­tout où l'on est, de répandre cet Esprit qui est l'Amour. Mais pour cela il faut risquer sa vie sur la Parole. Saint Benoît y a-t-il pensé, avait-­il sous les yeux cette scène lorsqu'il disait à ses disciples ceci :

 Dieu dans la cour de son temple observe une foule. Et dans cette foule, il cherche un homme, un seul, qui acceptera de tout donner, de se donner lui­-même, qui acceptera d'être le frère de cette veuve, de cette pauvresse.

Oh mes frères, si nous pouvions chacun pour notre part répondre : C'est moi, d' accord., je veux bien, je suis prêt ! Si nous pouvions alors nous jeter en lui et alors, mes frères, nous laisser emporter là où lui voudra. Amen.

 

Homélie : Fête de la communauté.                16.11.79

      Sg 13, 1-9  *  Lc 17, 26-37

 

Mes frères,

 

En ce jour où nous célébrons une liturgie un peu exceptionnelle, vu que tous nos amis sont ici présents, nous devons d'abord remercier Dieu. Je pense que c'est notre premier geste. Le remercier de nous avoir cons­titué en un corps, un corps organisé, un corps vivant, un corps qui voudrait être, ici sur ce petit coin de terre, une apparition de ce Roy­aume que le Christ a voulu fonder lorsqu'il a passer ces quelques années parmi nous. Ce Royaume qui se construit sur un feu. mon pas sur le feu de la destruction, celui dont viennent de nous parler ces allégories Evangéli­ques, mais le feu qui est celui de l'Amour.

C'est ce feu que le Christ est venu lancer sur la terre, ce feu qui doit nous parcourir, qui doit nous animer et qui doit nous souder ensemble d'une façon qui pourra être pour le monde entier un témoignage de ce que Dieu peut réaliser lorsqu'il trouve des hommes qui sont capables de s'ouvrir à lui et de lui faire confiance.

 

Naturellement, nous ne devons pas nous imaginer que nous atteindrons jamais la perfection de cet idéal. Jamais nous ne serons au sommet de notre évolution spirituelle et même simplement humaine. Nous ne devons pas nous laisser emporter par de belles illusions, des rêves. Non, tenons toujours bien les pieds par terre. Nous savons que nous sommes des hommes soumis à une quantité d'illusions. Ce qui nous apparaît en premier lieu nous semble toujours le meilleur. ­

Or nous ne savons pas du tout ce qui nous convient dans le fond. Il y en a un seul qui le sait : c'est notre Créateur. Lui ne se trompe pas dans ses desseins. Il veut faire quelque chose de nous, quelque chose de bien, quelque chose de beau. Eh bien mes frères, l'art, c'est d'entrer dans ses desseins à lui, c'est d'essayer d'épouser ses volontés, et puis franchement, sans réticen­ce de collaborer à son travail.

Mais au fait, nous nous comportons trop souvent comme de grands gosses impénitents qui sont sujet à toutes sorte de caprices, qui se laissent entraîner par leurs fantaisies. Entrer dans le vouloir de Dieu nous semble toujours pénible quand, en réalité c’est notre épanouissement.

 

Rappelons-nous le temps de notre petite enfance ! Ceux qui ont des enfants, des tous petits enfants maintenant, savent avec quelle patience il faut écouter tout ce qu'ils racontent, tout ce qu'ils désirent. Et avec non moins de patience encore, les éduquer, les former pour qu'ils puissent enfin comprendre lorsqu'ils seront parvenus beaucoup plus tard, comprendre que ce n'est pas en suivant tout ce qui passe par la tête qu'on parvient à être heureux, mais en collaborant franchement, sincèrement à ce qui est proposé par le Créateur, qui agit alors et trans­met son vouloir par quantité d'événements et de personnes, avec lesquelles encore une fois, il faut essayer de coopérer.

Il faut reconnaître que les soucis de la vie sont bien réels et parfois lancinants. Il y a l'alimentation, le logement, les intérêts et les capi­taux à rembourser, il y a le chauffage, il y a l'habillement, il y a la santé, il y a l'éducation, et aujourd'hui il y a même les loisirs.

 

Mes frères, nous ne devons pas oublier que par le monde maintenant il y a des centaines de millions d'hommes, de femmes, d'enfants qui n'ont jamais, mais au grand jamais, une fois dans leur vie mangé à leur faim, qui du matin au soir pensent à manger, manger, manger. Ceux qui parmi nous ont été livrés à cette famine dans des camps de prisonniers où ailleurs, savent très bien que du matin au soir, et même la nuit sans arrêt, sans arrêt tout l'être est tendu vers quelque chose à manger.

Or nous vivons nous, ici, dans une abondance de biens. Nous sommes des hyper civilisés du globe. Nous ne savons que faire avec tout ce que nous avons et tout ce qui nous arrive encore de tous côtés.

Eh bien, mes frères, cela ne doit pas nous faire perdre de vue que là n'est pas l'essentiel de la vie, l'essentiel se trouve ailleurs. L'essentiel se trouve dans la vie qui ne finit pas, cette vie impérissable qui est participation à la vie de Dieu. Cette vie impérissable, elle est diffuse partout, elle est sous les apparences. L'auteur du Livre de la Sagesse nous l'a dit : ne nous laissons pas séduire par ce qui brille, mais essayons de voir en dessous.

Et cette vie éternelle, elle est aussi présente pour ces personnes qui partout meurent de misère. Elle est aussi présente pour nous. Et à la fin, un sera pris et l'autre sera laissé. Le Christ est un peu dur lorsqu'il nous dit tout cela, mais c'est pour nous éveiller et nous rappeler que parfois la Vie Eternelle se trouve là où on pense très peu la trouver.

 

Ce que nous devrions faire, je pense que ce serait très utile, et au fond c'est la seule chose à faire, nous devrions nous aider l'un l'autre dans l’apprentissage de cette Vie Eternelle. Cette Vie Eternelle, ce n'est rien d’autre que la Vie même de Dieu. Et comment faire alors ? Je vais me permettre de vous proposer quelques petites lignes de ré­flexion, un petit programme si vous voulez et nous pourrions essayer de le mettre en oeuvre. Oh je sais que nous faisons déjà notre possible, mais il est bon de rappeler certaines choses.

Nous éduquer à la vie éternelle d'abord en refusant, mais en refusant catégoriquement de faire du tort à quiconque par des actions. Et ça, disons que c'est encore assez facile, mais aussi par des paroles ! Il arrive parfois une taquinerie qu'on estime innocente, mais elle peut parfois ouvrir dans la chair d'un autre une blessure qui va longtemps suppurer. Et puis refuser de faire du tort aussi, ne fut-ce qu'en pensée !

Lequel est le plus facile : penser du mal de quelqu'un ou penser du bien de quelqu'un ? Si nous suivons la pente de notre nature, eh bien, il est plus facile de penser du mal de quelqu'un, mais pourquoi ? Mais parce que l'autre est toujours plus ou moins un adversaire. Mais prenons bien garde ! Lorsque nous pensons du mal de quelqu'un, nous nous condamnons nous-mêmes parce que c'est toujours notre propre mal, notre propre défaut, notre propre déficience, notre propre complexe que nous découvrons dans les autres. Ou bien nous les plaçons dans les autres quand ils n'y sont pas !

 

Mes frères, comme je le disais en introduisant cette Eucharistie, les pensées négatives sont toujours des pensées suicidaires. Un homme qui s'y abandonne se détruit moralement, psychologiquement et même physiquement : sa santé en souffre.

Mes frères, efforçons-nous donc d'abord de refuser tout tort à l'en­droit des autres. Mais il faut aussi passer ainsi du non au oui, du moins au plus. Essayons aussi de promouvoir l'estime et le respect des autres. Il y a tant de qualités en chacun de nous. N'ayons pas peur de les mettre en évidence lorsque nous les voyons chez un autre.. .,ça ne veut pas dire que nous devons nous couvrir mutuellement de compliments, mais par notre attitude encore, par nos paroles, par nos gestes montrons que nous avons de l'estime, du respect pour les autres.

 

Chacun est un petit chef d'oeuvre unique, irremplaçable. Nous devons être heureux qu'il soit là. Il aura des défauts, il n'est pas parfait. Certes, mais il n'est pas achevé. Dieu est toujours en train de le façonner, de le dégrossir. Et derrière ce bloc-là, mais voyons l'oeuvre qui est en train de surgir petit à petit.

Lorsqu'on va dans un atelier de sculpteur, il y a les oeuvres qui sont déjà achevées. Elles sont parfaites, elles peuvent être exposées, elles sont déjà vendues peut-être ? Mais à côté de ça il y a encore des blocs informes, et ça ne ressemble à rien ! Si, ça ressemble déjà à quelque chose, car l'idée du sculpteur est déjà dans le bloc, elle est déjà en train de vivre et dans quelques temps elle apparaîtra dans toute sa beauté.

 

Mes frères, essayons aussi d'apprendre ce qu'est la Vie Eternelle en pratiquant la bienveillance alors, les uns envers les autres. La bienveil­lance et l'Amour, c'est cela peut-être qui est le plus beau. Nous ne devons pas oublier une chose : c'est que quand nous serons dans la situa­tion des gens de Sodome, ou bien des hommes à l'époque de Noé, eh bien mes frères, nous ne prendrons rien avec nous, absolument rien.

On nous mettra dans une caisse, ou bien on nous mettra en terre comme ça, avec quelques habits sur le dos pour ne pas nous y mettre tout nu. Mais enfin, même les habits seront là et tout restera dans la terre. Nous ne prendrons absolument rien avec nous, sauf une seule chose, une seule et unique, ce sera notre amour. Comme le disait si bien Saint Augustin : mon poids, ma valeur, c'est uniquement mon amour. S'il n'y a pas d'amour, je n'existe pas, je ne suis rien, je ne vaux rien.

C'est la leçon que nous a donnés la Grande Sainte Gertrude, elle qui de son temps a voulu être le héraut de l'amour, essayer de faire compren­dre à ses compagnes, à son entourage, à tous ceux qu'elle pouvait toucher, que la seule chose unique qui compte ici-bas et pour l'éternité, c'est de pouvoir aimer, aimer les autres. Et en aimant les autres, on s'aime vraiment soi-même.

 

Et alors cette vie Divine qui est amour, elle grandit, elle bouillonne en nous et elle disperse autour de nous le bonheur. Car mes frères, encore une fois, nous ne sommes pas appelés à être des êtres tristes et rabougris mais des êtres heureux parce qu'ils savent ce que c'est que d'aimer. Et aimer, c'est aussi porter, porter les autres.

Voila, je n'ai pas dit tout cela pour vous faire la leçon, loin de là, ce n'est pas mon rôle, mais simplement pour nous encourager à progresser. Car si Dieu nous a appelés ici, des horizons les plus disparates, les plus divers, de tous les ages, et je ne pense pas seulement aux moines, mais aussi à tous nos amis qui travaillent avec nous tous les jours. Certains n'ont jamais travaillé ailleurs qu'ici. Il y en a un ici qui est depuis 41 ans à l'Abbaye, donc déjà longtemps avant moi. Il est plus ancien que moi !

Alors vous voyez, mes frères, il y a là quelque chose pour nous aider à continuer à progresser dans la construction de ce corps dont l'âme est l'amour. Et ce Royaume de Dieu qu'est ce Corps, est une réalité dynamique. Elle ne peut pas reculer, elle doit toujours grandir. C'est la vitalité, la force du Christ ressuscité qui travaille en chacun de nous, qui travail­le dans notre grande communauté.

 

Et ainsi, nous allons aujourd'hui célébrer cette Eucharistie, nous allons recevoir en nous le Corps et le Sang du Christ. Il y en a peut-être ici qui ne savent pas très bien ce que ça veut dire. Mais enfin, alors au moins qu'ils me croient sur parole : c'est quelqu'un qui va venir en nous et qui va s'emparer de nous. Une fois qu'il est entré, il n'en sort jamais plus, quoi que nous fassions. Et cette FORCE insensiblement travaille pour nous transfigurer et nous faire participer à sa propre résurrection, qui un jour arrivera aussi pour nous.

Donc, mes frères, aujourd'hui sachons que cette Eucharistie va nous souder encore davantage les uns aux autres dans la charité, dans l'amour, dans la confiance et aussi dans la joie.                                                                                                                    Amen.

 

Chapitre : A propos du film de Cousteau.        17.11.79

 

Mes frères,

 

Hier après-midi a été projeté ici, un film qui présentait un très grand intérêt non seulement au plan scientifique, mais aussi artistique. On peut difficilement imaginer la somme d'efforts qu'a demandé cette exploration d'un univers qui est pratiquement inconnu.

Vous savez que les hommes, lorsqu'ils s'aventurent dans ces régions, sont des prédateurs. On nous a montré ces squelettes, ces charniers aban­donnés par les chasseurs de graisse qui vont servir à alimenter les petits chiens et les petits chats de nos grandes villes. Ils y vont pour chercher du pétrole, de l'or peut-être, de l'uranium.

Mais ces explorateurs y allaient dans une autre intention : ils allaient pour admirer. Et au cours de la projection, et encore par après, il y a des pensées qui montaient en moi. Je voyais un rapprochement avec notre vie monastique. Vous allez vous demander : mais comment ?

 

Est-ce que étant vêtus de noir et de blanc, nous serions apparentés aux pingouins ? Ou bien à la manière des baleines bleues, serions-nous une race en voie d'extinction ? Non, ce n'est pas à ce niveau là, vous vous en doutez. Je vais tout bonnement vous citer trois de ces réflexions. Elles ont peut-­être surgi en vous également. Alors ce sera un rappel.

D'abord, j'ai vu apparaître une qualité maîtresse de Dieu Créateur. C'est la gratuité. La gratuité généreuse, magnifique, exubérante de son travail de création. Vous avez vu quelle profusion, quelle accumulation de beauté il jette, il lance ainsi sur ces banquises, à l'intérieur, dans les profondeurs de l'océan. Il n'y regarde pas. Et tout cela, personne n'est là pour le voir, personne pour l'admirer, personne pour le contem­pler...

Ces explorateurs n'ont encore sondé que l'extérieur de ce continent. Il faudrait encore aller plus loin - mais ça, les moyens n'étaient pas à leur disposition - pour tout voir.

 

Eh bien, c'est cela Dieu. Dieu, il lance gratuitement. Il n'y a per­sonne pour admirer son travail. Et alors il fait cela pour le plaisir, pour le plaisir d'être qui il est, il est Dieu ! Ce qu'il a lancé ainsi sur cette petite calotte glacée de notre tout petit globe, mais il le fait aussi à une échelle infinie dans tous les mondes qu'il lance comme cela dans le cosmos partout à des milliards et des milliards d'années lumières d'ici. Et personne, personne ne le voit, personne ne le verra jamais peut-être, que lui. Vous voyez, c'est cela Dieu !

Et nous avons là un reflet de ce qu'est la gloire, cette fameuse gloire de Dieu dont on nous parle. Et je verrais ce reflet dans le rayon­nement, le rayonnement de l'inutile, de la beauté artistique inutile. Cela me faisait penser à la dernière partie du Livre de Job, où à longueur de chapitres on nous décrit ce travail de Dieu. Je pense que maintenant si nous lisons une fois ce Livre, nous le lirons avec un re­gard autre parce que nous aurons vu un peu, un peu, ce que Dieu fait comme ça incognito.

Nous autres, quand nous faisons quelque chose, il faut tout de même que quelqu'un soit là pour le voir. Mais dans notre vie contemplative, il ne devrait pas en être ainsi. Le contemplatif est un homme qui lance ainsi à profusion de la beauté, de la vie, mais inconnue. C'est gratuit, personne ne le sait. Je suis dans l'univers spirituel naturellement, ­personne ne le voit, que le regard de Dieu, le regard de son Père. Est-ce que nous ne pourrions pas, est-ce que moi je ne pourrait pas prendre modèle sur mon Père, lorsque j'ai vu hier ce que lui faisait gratuitement ?

 

Nous avons pu également admirer, parce que je pense que là il ne faut pas avoir peur d'utiliser le terme, admirer le courage, la ténacité, l'énergie, l'endurance et l'esprit de discipline de ces hommes qui travaillent en équipe. Ils ne reculaient devant rien. ­Le danger exerçait sur eux une attraction...

Sur un moine, le danger doit exercer une attraction. Plus une chose est difficile, plus l'entreprise est ardue, plus il doit être porté à se lancer là, parce qu'il sait que Dieu est le maître du difficile, Dieu est le maître de l'impossible. Qu'y avait-il de plus impossible, que de pé­cheurs invétérés faire des fils de Dieu, d'un paquet de chair faire un ressuscité ? C'est cela le travail de Dieu, c'est cela le travail du contemplatif !

Et ces hommes, hier, qui pour une entreprise simplement humaine se lançaient dans de tels périls ! Et avec courage savoir affronter tout, savoir affronter les imprévus et ne pas se laisser désarçonner, jeter à terre par eux mais toujours trouver le moyen d'en sortir.

 

C'est cela aussi la vie monastique : c'est le courage, c'est ne pas avoir peur. Un moine est un homme qui doit ignorer la peur. Il peut sentir un frisson courir à la surface de sa chair, il peut sentir son âme parfois se plisser d'angoisse, mais la peur ne peut pas le maîtriser, il doit toujours l'affranchir.

J'ai parlé une fois que pour devenir un homme libre dans un monastère, il fallait avoir franchi la muraille de la peur. [2] Il faut aller au travers. Et au-delà on peut commencer alors à vivre pour Dieu, pour les autres et aussi pour soi-même. Est-ce que nous désirons, nous, être inférieur à ces hommes ?

Nous autres, nous sommes aussi des explorateurs. Nous devons explorer l'univers spirituel, c'est à dire l'univers de l'Esprit, donc l'univers de Dieu. Nous sommes déjà à la frange du Royaume de Dieu et nous avançons prudemment. Prudemment, cela veut dire parce que le terrain est inconnu. On s'avance sur des crevasses. Il faut bien savoir où on met son pied. Il faut tâtonner avant. On ne peut jamais s'avancer seul, il faut s'avan­cer en cordée, comme ça si un perd pied la corde est là pour le retenir ; en cordée parce que si le brouillard se présente, la difficulté, la dé­tresse, eh bien, la corde est toujours là qui me lie à mes frères, et je ne me perds pas.

 

Cette exploration du Royaume de Dieu, elle se fait donc en équipe aussi, elle se fait en communauté, elle se fait en communion. Et cette corde qui nous relie tous l'un à l'autre en une cordée qui avance, c'est l'amour qui est le lien de la communauté.

Voyez mes frères ces techniques que ces explorateurs mettent au point pour réussir dans leurs entreprises. Mais ce sont les mêmes techniques que nous devons utiliser dans notre entreprise d'exploration spirituelle, mais transposées naturellement.

Lequel est le vrai des deux ? Ce qui est le vrai, c'est le côté spiri­tuel, l'autre est une image. C'est la clef de toutes ces paraboles que le Christ nous présente. Ce que nous vivons dans la vie courante, ce que les hommes trouvent, c'est le signe de ce qui se passe dans un autre univers, dans l'univers du divin ; cet univers que nous devons, nous, par vocation spéciale, que nous devons explorer au nom de tous les hommes.

Et enfin j'ai remarque que cette équipe qui travaillait si bien, qui avait un tel enthousiasme - car il yen avait un, nous l'avons tous senti - elle avait un chef, elle avait une tête. Il y avait un responsable et un responsable qui savait. Il savait et il prenait les décisions. Il est arrivé une fois ou l'autre qu'il disait : je décide, nous allons faire ceci. Sans la présence constante et informante - au sens philosophique du terme - partout présen­te de cet homme, mais rien ne se serait réalisé. Cela eut été la débandade cela eut été l'anarchie.

Il fallait donc un cerveau, un chef qui dirige et qui fait réussir, et qui sait ce qu'il veut, qui a le droit de parler parce qu'il a l'ex­périence. Ce n'était pas un gamin. La plupart des hommes de cette équipe, c'était des bons gamins. Vous voyez ce que je veux dire, des jeunes dans toute la force. Lui, c'était un senior, c'était un vieil homme.

C'est cela, le monde ne peut pas être dirigé par des gamins et les monastères non plus ! Naturellement il ne faut pas tomber dans la géronto­cratie, c'est à dire où le monde est alors dirigé par des vieillards, mais tout à fait un club de vieillard. C'est ce qu'on reproche, entre autre, à l'URSS. Non, alors c'est la peur qui les tient. Non, mais une équipe de jeunes, jeunes d'âge ou jeunes de coeur - dans un monastère tout le monde doit être jeune de coeur - et alors une tête. Et cette tête, c'est l'Abbé.

 

Il est nécessaire que l'Abbé soit tel. Ce doit être un homme d'expé­rience, un homme qui sait et qui a le droit de décider parce qu'il sait ce qu'il doit faire. Et s'il le sait, c'est parce qu'il l'a fait avant. Ce doit être un homme habité par un feu, un feu qui peut se communiquer et qui alors déclenche, allume l'enthousiasme. L'enthousiasme, c'est un feu divin, un feu sacré qui embrase les hommes­.

Et il doit être habité, non pas par un esprit démoniaque, c'est à dire un esprit personnel, un esprit qui vient de lui. Non, mais un esprit qui n'est autre que l'Esprit de Celui dont il tient la place et qui est l'Esprit du Christ. Et cet Esprit doit rayonner en amour.     On en reviendra toujours à cela, toujours, toujours parce que c'est le lien, c'est la base, c'est la route et c'est le point d'arrivée.

 

Eh bien voila, mes frères, ce que je vous communique tout simplement. Il est probable que l'un ou l'autre a ressenti les mêmes impressions mais sans peut-être pouvoir les expliciter. Il me reste un seul devoir, c'est de constater que la fête de hier a été ainsi un heureux délassement, et aussi de quelque manière une fructu­euse récollection.

Et je dois remercier tous ceux qui ont été la cheville ouvrière de cette petite séance : les cuisiniers, les boulangers, les cinéastes, les nettoyeurs, les vaisselleurs, enfin tous ceux-là qui ont fait quelque chose. Et puis alors aussi les participants. Et espérons que nous ferons encore mieux la prochaine fois.

 

Chapitre : Qu’est-ce donc que l’humilité ?       18.11.79

 

Mes frères,

 

Au début de la semaine dernière un confrère obligeant m'a glissé dans les mains le dernier numéro de la revue Christus. Le cahier est tout entier consacré à une étude de l'humilité. J'ai lu deux, trois articles et je me suis dit que je pourrait peut-être aujourd'hui, comme nous appro­chons de la fin de l'année liturgique, faire le point sur ce que depuis longtemps déjà, depuis des mois, j'essaye de dire implicitement ou expli­citement au sujet de l'humilité. Et dans le peu que j'ai parcouru de ces articles, j'ai été contant de découvrir un écho de ce que j'essaye de faire passer en vous.

Car il faut bien le savoir, c'est d'une vision vraie ou fausse de l'humilité que va dépendre pour une grande part, pour la majeure part, la réussite ou l'échec de notre vie monastique et aussi de notre vie humaine. Qu'est-ce donc que l'humilité ?

 

L'humilité est le fruit d'une conscientisation, comme on dit aujourd'hui, une prise de conscience de la vérité totale et globale de mon être. Elle est une adéquation parfaite entre ce que je suis et ce que je dois être. Cela paraît assez abstrait, mais je vais entrer dans les détails plus concrets.

D'abord je dois prendre conscience que je suis humus - humilité vient de humus - je suis un humus, un humus qui est devenu conscient qu'il existe, conscient qu'il vit. Mais c'est toujours un humus, et cet humus continue à tirer sa subsistance, à survivre grâce à tout ce qu'il tire de l'humus originel.

Donc, toute ma nourriture n'est autre que de la terre transformée. Les céréales, les légumes, les fruits, même la viande, tout cela ce n'est que des dérivés de la terre. Et finalement, la terre, l'humus que je suis, par un mouvement naturel va retourner à l' humus dont j'ai été sorti C'est ce qu'on nous rappellera le jour des cendres : Souviens-toi, souviens-toi homme que tu es humus et que tu vas y retourner !

 

Cela, je pense que c'est la première chose que je dois savoir...C'est peut-être la chose qu'on oublie le plus facilement, surtout dans notre contexte de civilisation platonicienne, où on n'imagine pas que l'homme puisse être rien d'autre qu'un peu de terre qui a émergée, qui est devenue conscience qu'elle existe, et puis qui va retourner, là, d'où elle est sortie. 

Mais il a autre chose naturellement. A l'intérieur de cet humus vivant et conscient, Dieu a déposé une étincelle de sa propre vie. Cette étincelle qui devient partie de mon être, tout en étant étrangère, naturel­lement étrangère à l'humus que je suis. Vous avez là, la rencontre dans un même être de deux réalités qui ne sont pas exclusives une de l'autre puisqu'elles se rencontrent et qu'elles s'harmonisent. Mais par un miracle - dans le sens étymologique - par une action admirable du créateur, voici que cet humus devient porteur dans son coeur d'une étincelle de la nature de Dieu.

Il y a donc en lui une énergie, une possibilité d'énergie, de dyna­misme et de puissance qui n'a d'autre limite que la puissance de Dieu lui­-même. Si je participe à la nature de Dieu, je deviens aussi puissant que Dieu, il faut bien se le dire. Naturellement, je ne vais pas à partir de là me permettre tout. Non, Dieu ne se permet rien. Il suffit à Dieu qu'il soit, qu'il crée et qu'il aime.

 

Je vais donc être manifestation de ce que Dieu est. Je suis à la fois créature, produit de l'action créatrice de Dieu, je suis un peu de terre façonnée ; mais en même temps je serais manifestation de la nature de Dieu, de ce que Dieu est. Je serai sa ressemblance, sa similitude, son image. Je serai apparition de ce qu'il est. La gloire de Dieu, c'est l'homme vivant. Vous comprenez un peu à ce moment à quel niveau je vais m'élever. Et tout ça, c'est l'humilité parce que c'est la vérité, ce que je suis.

Mais il y a encore mieux que cela ! Je ne suis pas le produit d'une série uniforme. Non, je suis seul, je suis unique, je suis irremplaçable. Il n'y en a pas deux pareil à moi. Et Dieu qui est en moi, et qui est aussi à l'extérieur de moi, il va travailler sur moi de façon à ce que je sois pour lui comme si j'étais seul au monde. Il va s'occuper de moi, il va me créer, il va me travailler avec autant de soins que s'il n'avait rien d'autre à faire que de s'occu­per de moi. Cela s'appellera, en terme Biblique, mon NOM. Je porte un nom qui n'est pas interchangeable, un nom qui m'est propre.

Et ce nom, il est en moi tension, il est espoir, il est projet, il est tout un univers habité par Dieu. Il est tension de ce que Dieu veut, espoir de ce que Dieu veut. Et ce que Dieu veut - je l'ai déjà dit si souvent, mais on ne le répétera jamais assez - c'est créer un chef-d'œuvre, une oeuvre d'art, quelque chose qu'il pourra exposer. Son nom, aussi, sera inscrit en dessous de mon nom. Sa toile, son oeuvre sera signée de lui. Et alors il sera applaudi, il sera félicité pour ce qu'il aura fait de moi.

 

Voila, mes frères, les trois composantes : je suis humus, mais un humus habité par l'énergie divine. Et cet humus qui doit devenir un nom, doit devenir pour Dieu une pièce d'art unique. Si je suis humble, j'aurais conscience de ces trois choses en même temps. Je ne vais pas toujours les analyser, mais je vais être porté par un mouvement, un mouvement disons musical dont les trois composantes s'harmonisant parfaitement seront ces trois données fondamentales.

Malheureusement ce bel ordre, cette belle harmonie est perturbée. Elle est perturbée par ce qu'on appelle le péché, ça entre aussi dans la conscience que j'aurais de moi. Je suis un être cassé, un être perturbé, un être tordu. Mais qu'est-ce que le péché ? Et ici, faisons bien attention ! Essayons d'entrer en nous-mêmes et de nous analyser un peu.

Le péché, c'est le désir, c'est la volonté de rester infantile. C'est le refus du risque. Je voudrais toujours rester enfant pour ne pas avoir à assumer les difficultés, les responsabilités, les périls de l'âge adulte. C'est la peur de vivre. C'est donc un blocage. Le péché est un avortement. Ce sera un non opposé à cette étincelle de vie divine qui est en moi. Elle me sollicite, elle veut déployer sa puissance infinie ; et je dis non !

 

Il y a chez Dieu, parce qu'il est Dieu, une volonté d'effacement devant l'humus qu'il a créé. Il ne veut pas fabriquer un jouet, une poupée. Non, il veut un partenaire, il veut un vis-à-vis de lui. Il va donc me respecter. Si je n'accepte pas, il reviendra, il me fera de nouvelles avances sans fin. Il va essayer de me porter, de me soulever mais pas malgré moi. Si je veux demeurer infantile, eh bien je demeurerais infantile, c'est cela le péché.

D'ailleurs regardez bien, analysons-nous, regardons-nous sincèrement : Lorsque nous trébuchons dans le péché, c'est toujours lorsque nous avons peur. Nous avons peur de l'autre, du frère, nous avons peur d'un événe­ment, nous avons peur de nous-mêmes, nous avons peur du regard qui va se poser sur nous.

Mais alors prenons bien garde de ne pas, nous, pousser l'autre dans le péché. Je puis être, moi, l'occasion pour l'autre de tomber, une occasion de chute, une occasion de scandale comme on dit et simplement par le jugement que je vais porter sur lui. Si je dis d'un autre : c'est un imbécile ! Eh bien, l'autre à cause de ce qu'il a entendu, de cette marque qui s'est imprimée en lui, il va se comporter comme un imbécile. Il sera tombé, il aura refusé une possi­bilité qui lui était offerte. Il s'est trouvé, à cause de moi, dans l'impossibilité de l'assumer. Il s'est comporté comme un imbécile. Vous voyez, et cela à cause de moi ! Nous sommes tous ainsi tributaires les uns des autres dans le péché et à cette complicité à l'intérieur du péché.

 

Et alors l'humilité, que vient-elle faire la dedans ? L'humilité, eh bien c'est de savoir que le péril existe, et c'est de lutter pour s'en dégager. Je vais lutter en regardant, non pas vers moi, non pas vers l'autre qui peut-être me juge, mais je vais regarder vers Dieu. Dieu qui lui ne me juge pas. Dieu me juge uniquement lorsque je porte un jugement sur l'autre. C’est le jugement qui se retourne sur moi mais Dieu, lui, ne juge pas.

Dieu est créateur et Dieu est amour. Dieu porte, Dieu aide, Dieu n'écrase pas. Le Christ le dit. Vous vous souvenez de ce serviteur mauvais. C'est par ta bouche, dit-il, que je te juge. Je prends le jugement qui est dans ta bouche et je le retourne contre toi ; mais moi, je ne juge pas.

 

Voila donc mes frères, cette échelle que je vais gravir. Je vais la gravir lentement, ce sera une lutte. Et cette échelle, c'est l'échelle de l'humilité, échelle de l'humilité qui va me faire voir le péril auquel je suis exposé et qui va m'en faire me dégager.

L'humilité a son sommet où l'homme devant Dieu se reconnaît pécheur. Or à ce moment là, cet homme ne pèche plus. Mais il est toujours un  pécheur potentiel. Il est arrivé au-dessus, et il voit tout en dessous les pièges, il voit le marécage, il voit tous les dangers. Et ces dangers sont là pour les autres, pour tous les hommes, mais pour lui aussi. Et il regarde vers Dieu, et il est conscient de cela. Et cet homme, il va devenir heureux et joyeux.

Et nous sommes alors à l'inverse du péché car le péché produit dans l'homme la tristesse. Le pécheur est un homme triste. Il est possible lorsqu'on a un peu le regard dioratique, sur la face des hommes avec lesquels on vit de voir celui qui est dans le péché et celui qui ne l'est pas ; ça s'imprime sur le faciès !

 

Et cette tristesse, elle sera nourrie dans une délectation, dans l'abaissement, dans l'humiliation, dans une dépréciation de soi. Vous savez que auparavant il était de bon ton, il l'est peut-être encore dans certains milieux, de toujours dire du mal de soi. On ne pouvait jamais dire une fois : j'ai fait quelque chose de bien. Non. Et si jamais on oubliait de dire du mal de soi, le supérieur et les confrères étaient là pour le dire.

Pourquoi ? Parce qu'il fallait à tout prix préserver la belle vertu d'humilité qui était confondue avec l'humiliation, l'abaissement, le déni­grement systématique, tout ce qui était négatif. Or mes frères, je l'ai encore dit vendredi je pense, les pensées négatives sont des pensées suicidaires, des pensées criminelles. Elles tuent les autres et elles me tuent moi-même, elles me détruisent.

Non, mes frères, c'était cela de la fausse humilité, ce n’est pas ça l’humilité ! Et c'est une des raisons pour lesquelles certains penseurs se sont tellement dressés contre le christianisme parce qu'ils voyaient le christianisme à travers ces chrétiens qui se détruisaient eux-mêmes et se détruisaient les uns les autres. Il n'était pas possible d'être un homme si on était un chrétien, parce que toujours on devait être réduit à rien !

 

Mes frères, la vraie humilité, ce n'est pas ça. Elle est donc - je le rappelle avant de conclure - elle est conscience de ce qu'on est, globale­ment et totalement la vérité entière de mon être. Je suis terre. Mais je suis une terre habitée par Dieu, une terre qui est unique et qui va devenir Dieu par participation. Ma chair, ma terre elle-même, elle sera transformée. Elle va devenir rayonnante. Ce sera une chair transfigurée, ressuscitée.

C'est cela la résurrection de la chair ! Et elle est déjà en train de commencer maintenant, mais je dois le savoir. Si je perds de vue un de ces éléments, alors, je n'ai plus l'humilité. Si je les vois tous ensemble, alors je suis un homme humble parce que je suis un homme vrai. L'humilité, elle sera donc une écoute patiente, une écoute attentive, respectueuse des appels qui me sont toujours adressés par cette étincelle de vie divine qui est en moi et qui accueille tout ce qui vient du dehors. Le dehors étant soit Dieu lui-même, dans sa beauté, soit étant sa Parole, sa Parole qui me vient par toutes sortes d'événements.

Elle sera donc aussi un déchiffrement patient de la Parole de Dieu à laquelle je vais me donner, me confier, avec laquelle je vais collaborer. Elle sera donc, l'humilité, un effacement de moi, effacement lucide devant cette Parole de Dieu, devant les avances que Dieu me fait. C'est Lui qui est toujours le premier. Eh bien, je m'efface devant Lui pour l'accueillir et lui permettre alors de réaliser en moi ce qu'il veut faire. C'est cela l'humilité !

 

L'humilité, elle sera alors, si j'ai conscience de travailler avec Dieu, elle sera audace, elle sera intrépidité, elle sera un déploiement de plus en plus grand de puissance. La devise de l'humilité est celle de Saint Paul : Je suis capable de tout dans celui qui me rend fort. L'humble est un homme fort, c'est un homme puissant. C'est un homme qui n'a pas peur de vivre. C'est un homme qui n'a pas peur de s'affirmer. Et vous avez ici la combinaison harmonieuse de deux contraires, c'est à dire des apparemment contraires : à la fois, en même temps par le même acte qui est l'humilité, je m'affirme devant l'autre et je m'efface devant l'autre. Je m'efface devant lui parce que, lui, doit pouvoir occuper la place qui lui revient. Et à l'intérieur de cette place, il doit grandir et devenir le nom qu'il est.

Moi qui suit devenu le nom que je suis, et qui occupe la place qui me revient, je m'affirme devant lui dans mon nom. Il peut déchiffrer, il peut lire mon nom. Et lisant mon nom, qui est un nom de puissance parce que c'est un nom imprimé par Dieu, alors lui est encouragé à faire de même et à grandir pour occuper toute la place que Dieu lui destine. Mais il ne pourra faire cela que si tout en m'affirmant devant lui, je m'efface devant lui.

Le ciel, ce ne sera rien d'autre que cela. Le monastère devrait être cela. C’est à cela que nous devons nous exercer : être soi-même devant l'autre mais lui laisser toute sa place à lui. Et ainsi mes frères, l'humilité, elle sera estime de soi, elle sera fierté, elle sera aussi liberté responsable d'un homme achevé.

 

Voila ce que par bribe et morceaux je raconte presque à longueur de soirées. Ici j'ai essayé de le ramasser, de le synthétiser en quelques minutes. N'ayons pas peur d'être nous-mêmes. N'ayons surtout pas peur de laisser les autres devenir eux-mêmes. C'est à dire que chacun doit deve­nir un fils de Dieu avec un nom qui lui est propre.

Dans cette livraison de la revue, il y avait un article dans l'islam. C'est très bien écrit, c'est facile à lire et à comprendre. Je vais le faire lire au réfectoire à partir d'aujourd'hui. Ce n’est pas trop long, ce sera terminé en deux ou trois fois.

Nous connaissons très peu l'Islam. Nous ne le connaissons pour ainsi dire pas. Nous le voyons à travers les extravagances de l'ayatollah Khomeiny. Non, l'Islam ce n'est pas Khomeiny, l'Islam c'est autre chose. Nous sommes, nous, les premiers, Musulmans parce que nous sommes humbles ! Islam, cela veut dire: remis à Dieu, dévoué à Dieu, obéissant à Dieu, humble, pacifié. Voila ce que veut dire Islam !

 

Naturellement disons que les Musulmans, il leur manque quelque chose que nous, nous avons. Pourtant certains d'entre eux qui sont des saints, certains d'entre eux en ont le pressentiment. Ils le disent presque, mais sans oser l'affirmer. Certain des soufis - un soufi, c'est un homme habillé de blanc, habil­lé de laine blanche. C'est ça que ça veut dire soufi. C'est une sorte de corporation religieuse. Ce n'est pas un Ordre, mais ce sont des hommes comme on dirait aujourd'hui pour nous, quasi des convaincus, ce sont des hommes qui sortent de l'ordinaire. Ils se sont donnés à Dieu et leur ap­partenance à Dieu va se manifester dans leur habillement. Ils doivent poux ça être habillés de laine blanche. 

Ils ont sans doute, pour ne pas dire... mais pour moi c'est certain, ils ont emprunté ça aux premiers moines chrétiens. Ils ont vu ces moines qui étaient habillés de laine ou de peau, de laine non teintée qui est plus ou moins blanche, et ils ont emprunté cet habit à ces moines qu'ils voyaient. N'oublions pas que l'Islam s'est répandu en terre chrétienne.

Eh bien, certains de ces soufis ont le pressentiment de l'a chose qui leur manque. Mais disons qu'ils l'ont quand même. C'est d'être porteur de cette étincelle divine, d'être des enfants de Dieu, de ne pas devenir seulement des soumis à Dieu, mais aussi des fils, des enfants qui peuvent regarder Dieu en face, le regarder et dire à Dieu : Voila, me reconnais-tu, es-tu fier de moi, je suis ton enfant ?

 

Voila, mes frères, essayons de penser à ça pendant ce dimanche. Vous savez que le dimanche est notre jour de repos, notre jour où nous nous reprenons en main pour recommencer la semaine avec plus d'entrain, plus d’audace, plus de fierté.

 

Chapitre : La xenitheia.                           21.11.79

      3. Je suis un immigré. [3]

 

Mes frères,

 

Humilité, xenitheia, c'est à dire seulement de se trouver étranger et vivre selon ce sentiment. Ce n'est qu'une question de nuances, vous vous en doutez bien, c'est tout un style de vie ! Qu'il y ait excès dans un sens ou dans l'autre, on glisse dans l'erreur et même dans le vice. Humilité peut devenir masochisme spirituel, xenitheia devient marginalité.

Et on comprend un peu mieux pourquoi Saint Benoît défini la discrétion, c'est à dire l'équilibre judicieux dans le choix et dans la praxis, comme étant da mère des vertus. Donc, tout ce que j'explique ici, il faut le pren­dre en ayant toujours à l'esprit, bien présent cet équilibre du jugement et ne pas, à partir d'expressions, extrapoler et dire : à oui mais voila ce que c'est !

Non, c'est toujours, toujours une question de nuances. C'est extrêmement délicat. C'est aussi délicat que de jouer d'un instrument de musique, par exemple d'un piano quelque peu déréglé, désaccordé. Et alors, même si on touche, si on appuie sur les touches comme c'est inscrit sur la partition, ce n'est plus cela, c'est raté, on joue autre chose. C'est la même chose dans le domaine spirituel.

 

Le moine qui va donc se présenter au monastère, qui va y entrer - il y est entré plutôt -et c'est encore toujours un novice dans l'art spirituel. Il est donc un immigré. Il est venu d'une patrie, le monde, la patrie qui est la sienne. Et dans cette patrie, il y est bien. Il est en Egypte. C'est dur, c'est certain ! C'est pénible parfois, ça peut être rebutant, les soucis sont présents. Mais il y a toujours une sécurité : on peut s'asseoir devant des marmites de viande et de poisson, des tas de concombres, des pastèques, des dattes. Les besoins sont assurés. C'est le complexe de l'esclave. Il sait ce qu'il a. Il voudrait espérer autre chose, mais quant à faire le pas, il ne le fera pas. Il doit être, soit séduit, soit recevoir un coup par derrière pour avancer.

L'homme qui s'est présenté devant le monastère a reçu ce coup dans le derrière, ou bien, il a été attiré, puissamment attiré par Dieu et le voici. Il est entré, il est passé d'un monde à un autre, d'un monde qu'il connaissait à un qui maintenant lui est inconnu. Et cet univers autre l'engage dans une aventure, un cheminement, une course, qui va le conduire il ne sait pas où. Il est donc dépaysé dans son nouveau milieu.

Il doit maintenant se comporter selon des lois, des normes, des valeurs qui ne sont plus les lois, les normes et les valeurs du monde. Souvent c'est l'inverse ou le contraire de ces lois et de ces valeurs. L'humilité est une vertu qui n'est pas prisée dans le monde. On dira que c'est la vertu des faibles, la vertu des hommes malades, ceux qui doivent être écrasés, ceux qui doivent être opprimés, exploités. Ce qui compte dans le monde, c'est la violence. Si je suis frappé d'un côté, et bien je vais frapper deux fois de l' autre et ainsi je m'imposerais : on me respectera !

 

Il est étonnant de voir, dès qu'on a un peu travaillé dans le monde, comment dès qu'un homme a reçu une petite promotion, cela se voit surtout dans les administrations, comment cet homme peut changer, comment il peut devenir de petit mouton qu'il était un taureau furieux qu'on ne peut plus approcher. Il a maintenant de l'autorité sur d'autres, il doit la faire sentir, cette autorité.

Le Christ l'a bien dit : les gouvernants du monde, ils font peser lourdement leur autorité sur leurs subordonnés. Il ne doit pas en être ainsi pour vous. Voilà, vous au contraire, plus vous êtes élevés, plus vous devez vous abaisser jusqu'à laver les pieds de tous.

Voilà, vous voyez ce tout petit exemple que je rappelle pour montrer cette différence entre les deux : le monde et ce nouvel univers qui est déjà un petit peu l'entrée dans le Royaume de Dieu.

 

Et ça crée donc un sentiment de dépaysement. Et ce sentiment va s'affir­mer de plus en plus car je vais me découvrir comme étant un pécheur. Le pécheur, comme j'ai essayé de le rappeler hier, le pécheur, c'est un homme bloqué, fermé sur lui-même. C'est un homme qui s'infantilise de plus en plus. Il a peur de vivre. Il a peur d'avancer. Il aurait plutôt tendance à reculer sur des arrières qu'il a préparé et où il se sentira à son aise.

Or dans cet univers de Dieu qu'est la vie monastique, je vais me décou­vrir comme un homme qui craint, comme un homme qui a peur, comme un homme qui n'ose pas risquer parce que je devrais m'avancer toujours dans l'in­connu. Et l'inconnu, je veux toujours le prospecter avant.

L'inconnu pur, il faut vraiment alors posséder la foi, la foi qui est obscurité, la foi qui est ténèbre. Elle ne me fait pas avancer les yeux fermés, mais elle me donne une faculté de vision dans l'obscurité, dans l'obscurité de ce qui se présente à moi, dans l'obscurité de l'inconnu.

 

Le moine alors qui possède cette vertu, il est un peu comme la chauve-souris qui est tout à fait à l'aise dans la pénombre, et même certaines dans la totale obscurité. Ou bien ces poissons que nous avons vu évoluer, vendre­di dernier, et qui dans les plus profonds ténèbres là au fond des océans se dirigent tout à fait comme chez eux. Comment font-ils ? Voila, ils ont des systèmes qui leur permettent de voir dans l'obscurité. Eh bien dans le domaine spirituel, le domaine du Royaume de Dieu, c'est un peu cela, la foi. Elle me permet de voir dans l'obscurité, elle me permet de m'avancer dans l'inconnu.

Mais voyez, naturellement je ne suis pas adapté à cela. Donc je vais me sentir pécheur, c'est à dire l'homme qui a peur, l'homme qui n'ose pas avan­cer dans le noir, parce que ses sens spirituels ne sont pas encore suffisam­ment évolués. Et je vais me trouver pécheur, encore parce que à ce moment je vais me replier sur moi et vivre pour moi, tandis que dans le Royaume de Dieu on vit pour les autres.

Le pécheur que je suis dans le monde va accaparer tout pour lui, pour se faire je ne dis pas valoir, mais pour faire arrondir son volume. Je ne pense pas seulement au plan financier, mais à tout.

 

J'ai reçu, ça me passe à l'instant par l'esprit, un coup de téléphone. Il y a déjà de cela ? C'était en été je pense, dans le courant de l'été, un coup de téléphone d'un garçon que j'avais connu longtemps avant d'entrer au monastère. Et voila, il m'annonçait, alors que je n'avais plus eu de nouvelles depuis je ne sais combien de temps, il m'annonçait que sa fille avait eu une petite fille. Ah, il était grand-père ! Quelle affaire ! Il m’a dit ça tout simplement.

Mais aussitôt il a démarré pour m'expli­quer le succès de sa carrière. Il venait d'être promu, il était promu le 3° à partir du sommet dans une grande institution du pays. Le 3°, vous voyez ! Encore un tout petit peu, et hop, il serait alors tout au dessus. Et il était heureux, tout à fait heureux. Mais vous voyez, c'est ça le monde, c'est ça ! Il n'y a rien de mal la dedans, hein, mais voyez, dans le monastère, c'est différent, c'est autre chose que cela.

Il y a dans le monastère une façon de grandir, de grandir, mais qui est dans l'oubli de soi, voyez, pour les autres. S'affirmer devant l'autre tel qu'on est. Je l'expliquais hier encore en parlant de l'humilité. Mais tel qu'on est, occupant la place qui est la sienne dans le plan de Dieu. Mais alors, permettre à l'autre qui est devant d'occuper toute la sienne et alors m'effacer devant lui pour qu'il puisse être à son tour. C'est autre chose !

 

Dans le Royaume de Dieu, lorsque c'est bien organisé, nous sommes tous au dessus. Tandis que dans le monde, il y en a un au dessus et tous les au­tres sont en dessous, à des degrés différents. C'est ainsi que la société païenne était conçue, la société païenne Grecque. Vous aviez au dessus, le sage, le philosophe. Puis tout en bas de la pyramide qui s'élargissait de plus en plus vous aviez les différentes classes. Et dans le fond, une multitude d'esclaves, là où la surface était la plus grande...

Eh bien voila, mes frères, ce qu'est un peu le fait d'être un étranger. C'est que lorsque je me présente dans le monastère, j'arrive avec une toute autre mentalité. Et dans le monastère, je dois me défaire de cette mentalité. Je trouve autre chose et j’y suis dépaysé. On pourrait peut-être traduire xenitheia par dépaysement, mais ça va plus loin. C'est le fait d'être un étranger.

 

Je vois qu'il est déjà temps d'aller à l'église. La fois prochaine je vais essayer de vous montrer que c'est un comportement que Dieu essaye d'inculquer à nous naturellement. Mais il faut aller chercher les références là où il nous a donné l'exemple de ce que c'était. Et c'est avec le peuple d'Israël, le peuple d'Israël qui a ce destin tragique d'être dans le monde, et même là où il est sur sa terre, le perpétuel étranger. Le moine, lui, c'est un peu tout Israël, à l'endroit où il est. Ou si vous voulez, Israël, c'est le moine à l'échelle cosmique maintenant.

Je vais essayer de vous montrer cela. Mais pour cette fois nous irons à l'église pour ce soir. Mais vous sentez bien que tout ça, c'est une question de nuances et de style, et que pour ne pas se fourvoyer dans des impasses qui nous conduisent à l'erreur, et comme je le disais tantôt parfois au vice il nous faut toujours garder un bon jugement.

 

Chapitre : Fête du Christ-Roi de l’univers.             25.11.79

 

Mes frères,

 

L'année liturgique est couronnée aujourd'hui par la solennité du Christ Roi de l'Univers. Nous pouvons voir cette année liturgique sous la forme d'une coupole de ces églises Byzantines. Au fond de la coupole apparaît le Christos Pentocrator, le Christ Roi qui domine tout, tout descend de lui et tout remonte sans fin vers lui.

Nous pouvons voir aussi cette année liturgique comme étalée dans le temps. Et au terme de l'histoire, comme nous venons encore de le chanter dans le troper de l'Office des Laudes, nous verrons le Christ se manifes­ter dans la gloire que Dieu lui a donnée et qu'il possède de droit de par sa filiation divine, de par son obéissance jusqu'à mourir sur une croix, de par sa résurrection, de par tout ce qu'il est et de par tout ce qu'il a fait.

Au moment de quitter ses disciples, il prononce une parole étonnante dans la bouche d'un homme - c'est toujours un homme, ne l'oublions pas et il a dit de lui : je suis humble de coeur, foncière­ment humble - et il dit : Tout pouvoir m'a été donné au ciel et sur terre. Mais c'est tout pouvoir, absolument rien ni personne n'échappe à ce pouvoir du Christ.

 

Et la dernière, l'ultime révélation que Dieu nous livre de son pro­jet d'amour sur le cosmos, c'est aussi cette vision d'un homme qui porte inscrit sur sa cuisse et sur son manteau: Roi des rois et Seigneur des seigneurs. Et cet homme va prendre place au coeur de la Cité Nouvelle auprès de son Père, et il gouverne tout. Cette Cité Nouvelle, nous le savons, c'est l'humanité transfigurée, ressuscitée, mais avec elle, tout l'univers matériel. Et le Christ est là, le Roi, le Gouverneur, le Régent de tout.

Cette réalité se manifestera pleinement à la fin de ce que nous appelons les temps, à la fin de l'évolution du monde. Et un confrère très serviable m'a glissé entre les mains une phrase, une citation de Teilhard de Chardin qui est très belle, c'est très poétique. Et ça veut bien dire cette Royauté du Christ qui est déjà à l'exercice maintenant et qui alors d’un coup va se manifester.

 

Teilhard de Chardin dit : L'Evangile nous l'annonce. La tension lentement accumulée entre l'humanité et Dieu atteindra les limites fixées par les possibilités du monde. Alors, ce sera la fin. Comme un éclair, la présence silencieusement accrue du Christ dans les choses se révélera brusquement. Rompant tous les barrages où la contenait en apparence les voiles de la matière et l'étanchéité mutuelle des âmes, elle envahira la face de la terre.

C'est très poétique, mais c'est puissamment évocateur de cette puis­sance qui est à l'oeuvre déjà maintenant. Et puissance émanant d'un homme, ne l'oublions jamais, d'un homme qui est le Fils de Dieu, mais d’un homme quand même, donc un pareil à nous.

Il y a de par la volonté de Dieu des hommes qui ont déjà le privilège de le contempler, de déjà voir, de déjà percevoir par tout leur être, et par leurs yeux aussi, et par leur cœur, enfin par tout ce qu'ils sont, de percevoir cette réalité à l'oeuvre, au travail ; cette réalité, je le répète et je ne répéterai jamais assez, qui est un homme, le Christ ressuscité. Et d'après la Tradition, c'était peut-être très prétentieux de la part de ces premiers moines, mais c'était eux.

Il y a un apophtegme très court attribué à un certain Abba Bessarion. Et cet apophtegme dit : Le moine, il doit être comme les chérubins et les séraphins, uniquement oeil. Donc, au terme de son évolution spirituelle et humaine, le moine parfait, complet, achevé, ce n'est pas un discoureur, ce n'est pas un écrivain, ce n'est pas un érudit, ce n'est pas un jongleur. Non, c'est un œil !

 

C'est un regard, mais un regard de lumière qui voit le Christ glorieux, ressuscité, transfiguré en train de gouverner le cosmos. Et ce regard, c'est d'abord un regard d'admiration, et d'émerveille­ment, et de gratitude ; non pas d'avoir reçu cette grâce de voir le Christ avant de mourir mais d'admirer, de contempler, de louanger pour tout ce que ce Christ fait, est en train de faire à tout moment, sur la personne d'abord du moine et puis dans le monde des hommes malgré toutes les laideurs qui sont là apparentes. Mais perçant la croûte de ces laideurs, en dessous, voir le Christ qui transforme le monde.

C'est aussi un regard d'accueil. D'accueil parce que cet oeil est pour l'humanité ce que notre oeil est pour nous. C'est notre oeil qui dirige notre corps vers l'endroit où nous voulons nous rendre. Ainsi, cet oeil qu'est le moine parfait, il accueille le regard que Dieu par la personne de ce Christ pose sur l'humanité. Et il dirige cette humanité, il la meut vers cette source de vie. Cet oeil est un peu comme ce petit imperceptible gouvernail qui dirige sans cesse le navire dans la direction choisie par le pilote, qui lui, avec un doigt presque, peut manoeuvrer la roue du gouvernail.

Ce regard est aussi un regard d'imploration, car à travers ce regard passe l'angoisse de tous les hommes qui ne savent pas, ou des hommes qui ignorent. Les détresses, les tortures physiques et morales accumulées dans l'humanité, ça passent dans ce regard. Et aussi les vertiges et les ivresses des hommes : ivresses du plaisir, ivresses du savoir, ivresses de la puissance, ivresses du prestige, ivresses de la haine aussi.  Oui, tout cela passe dans ce regard unique : admiration, accueil et imploration

 

Mes frères, le Christ qui est omnipotent et omniprésent, il est en train de se façonner ça et là un peu partout dans le monde, mais surtout dans les monastères, de se façonner des yeux de ce genre. Il les purifie, il les fortifie, il les rend cristallin pour que ces yeux puissent rencontrer son regard à Lui. Qu'il y a-t-il de plus extraordinaire que de rencontrer réellement le regard du Christ ? Il faut donc pouvoir supporter ce regard, et en même temps comme je viens de le dire, à travers ce regard faire passer tous les appels de l'humanité.

Eh bien, le monastère, c'est un atelier où le Christ avec infiniment de patience, se façonne pour lui et pour son Corps Mystique des yeux de ce genre. Saint Benoît nous dit que le monastère est effectivement un atelier où nous travaillons avec toute une série d'outils. 4,98. Il ne le dit pas, mais il le sait, que c'est aussi un atelier d'art pour le Christ où il produit ces merveilles, les merveilles de ces yeux.

 

Ce qu'il essaye d'établir dans l'homme avec lequel il prend contact, l'homme qui consent,  qui consent alors car ce n'est pas une matière inerte. C'est de la chair, c'est de l'intelligence, c'est du jugement, c'est de la volonté, c'est du sentiment ; Mais tout dans cet homme dit oui je veux bien. Alors Dieu établit dans cet homme la virginité du regard qui procède de la virginité du coeur. Un regard virginal, un regard qui ne se laisse pas souiller par ce qu'il voit, mais qui en se posant sur les hommes et sur les choses les rend belles. Comme un rayon de soleil qui se pose même sur le terrain le plus boulever­sé, ou le plus dégradé, parvient toujours à en faire apparaître la beauté !

Il y a de la beauté dans toutes les choses et ce regard virginal fait apparaître tout beau. Et il procède d'un coeur virginal, d'un coeur que la malice, que le péché, que la méchanceté ne peuvent jamais, mais jamais entamer ; ça peut glisser, ça peut serrer, ça peut faire souffrir, mais cette souffrance, au lieu de faire sortir une réponse de malice, non, fait toujours sortir une réponse œ'amour. Le Christ, vous voyez, est en train de faire dans cet homme, ses yeux à Lui et son coeur à lui.

 

Mes frères, si aujourd'hui nous voulons être sérieux, si nous désirons fêter le Christ comme Roi de l'Univers, mais en réalité il faut pour cela qu'il soit vraiment le Roi de notre vie personnelle sinon je suis un fumiste, et pour ne pas le dire, un hypocrite. Si je l'acclame comme Roi du Cosmos, qu'il soit mon Roi dans ma vie personnelle, qu'il puisse disposer de moi en tout et à tout moment. Je lui ai tout livré de moi. C'est le sens de la consécration monastique. Comme le dit Saint Benoît, il est mon véritable Roi.

Naturellement il y a ma faiblesse, il y a mes péchés, enfin il y a moi tel que je suis. Mais à l'intérieur, dans mon coeur, il y a ce fait que malgré tout ce qui arrive, je lui appartiens et je me soumets à lui. Et alors, il peut travailler. Et même à travers mes chutes, à travers tout ce qui apparemment peut être contraire à son travail, eh bien, il fait quelque chose, il façonne mon oeil.

 

Mes frères, voila je pense ce que nous pouvons retenir de la fête d'aujourd'hui. C'est un des aspects de la vie monastique. Il y en a bien d'autres, naturellement. On ne peut pas avoir la prétention de couler l'ensemble de la vie monastique dans une seule de ces activités. Mais enfin c'en est une, et elle est bien en rapport avec la fête d'aujourd'hui. Nous devons donc laisser ce Christ Pentocrator, le Roi, imprimer son image en nous, imprimer son être dans le nôtre pour que notre oeil soit devenu le sien, que notre coeur soit devenu le sien, que nous puissions le voir régentant l'univers entier ; et que nous puissions de plus en plus nous livrer, nous abandonner à lui.

Car alors, que va-t-il se passer ? Mais alors, si nous sommes fidèles, et si nous arrivons à ce sommet dont je parlais au début, mais ce sera l'eschatologie présente sur la terre déjà tout de suite. Voici un homme qui sera déjà ce que l'humanité entière sera devenue à la fin du monde, à la fin des temps.

Et ainsi cet homme, mes frères, qui peut être nous, je l'espère, demain, cet homme alors il donne un sens à l'existence de l'humanité, il donne un sens à l'existence du monde. Et ce sens, c’est que Dieu puisse partager son bonheur. partager sa joie, partager sa gloire avec tous les hommes et, grâce aux hommes, avec tout l'univers matériel.

 

Voila mes frères, essayons de penser à cela aujourd'hui, que ça nous anime, que ça nous soutienne à travers les difficultés tout le long de notre marche qui est longue, qui est difficile. Mais au terme de notre histoire personnelle - et quand je pense à ce terme, ce n'est pas notre mort biologique - mais c'est notre mort mystique, c'est notre résurrection mystique qui nous fera déjà voir le Christ, et qui nous le fera acclamer comme Roi de l'Univers parce qu'il sera déjà Roi de notre vie.

 

Chapitre : La xenitheia.                           28.11.79

      4. Le destin tragique d’Israël.

 

Mes frères,

 

Souvent et à bon droit on voit dans l'exode du Père des croyants, Abra­ham, le prototype du premier mouvement que pose le moine lorsqu'il passe du monde dans cette terre nouvelle qu'est le monastère. On dit qu'en bon fils de son père Abraham, il répond à un appel qui est analogue à cet appel que vous connaissez tous, appel donc que Dieu adresse à Abraham, au pays de Harân : En route, va-t-en hors de ta terre, hors de ta famille, hors de la maison de ton père pour une terre que je te ferai voir ! Voila cet appel traduit assez littéralement.

Le premier mouvement de la vie monastique est donc bien une émigration, une anachorèse, un retrait, un départ, un exode, une mise en route, une fuite...la  fuga mundi. Tout cela est très vrai, mais on en reste là. Il faudrait pousser les choses beaucoup plus loin et voir alors dans le prolongement sur la terre promise par Dieu, le prolongement de la vie d'Abraham et de sa descendance, pour mieux saisir le linéament profond et aussi superficiel de la vie mo­nastique.

 

Voici donc Abraham qui entre dans la terre et sur cette terre, à lui promise par Dieu, il séjourne en étranger. Il y a un auteur sacré qui a compris la chose et qui y a réfléchi, et qui l'a approfondie. C'est l'auteur de l'Epître aux Hébreux. Il voit donc Abraham séjournant comme un étranger sur cette terre ; et après Abraham, Isaac, et après Isaac, Jacob et avec Jacob, ses 12 fils qui allaient devenir les 12 têtes des 12 tribus d'Israël. Voici donc trois, et presque quatre générations qui ont séjourné en étranger sur une terre qui leur a été promise.

Il y a là dans ce destin quelque chose de paradoxal. Il faut essayer d'y déchiffrer une intention divine. On dirait vraiment que Dieu a voulu imprimer dans les chromosomes des premiers Pères d'Israël, dans le patri­moine génétique d'Israël, un fait, une loi, un destin : c'est que cette race devrait toujours être étrangère sur la terre qu'elle allait occuper.

Et c'est un destin paradoxal, difficile, déconcertant, quasi impossible : être chez soi sans être chez soi, être sur sa terre tout en étant étranger sur sa terre. Mais pourquoi ? Nous allons, encore une fois, bien analyser, réfléchir, essayer d'appro­fondir, de saisir les intentions de Dieu, car il y a là tout un message qui nous est adressé car la vie monastique est dans le prolongement de la vie d'Israël.

 

Saint Paul dira souvent : il y a un Israël selon la chair, et il y a un Israël selon l'esprit. Mais alors, si je puis me permettre cette expression un peu audacieuse, dans les chromosomes, dans le facteur génétique spirituel alors d'Israël selon la foi, il y a aussi inscrit, imprimé, et on ne sait pas y échapper, ce fait que nous sommes des étrangers, et des étrangers sur la terre. Mais les moines seront appelés, eux, à vivre consciemment ce destin. Les autres hommes n'y penseront pas. Nous devons être, nous, la conscience du genre humain et savoir que nous sommes étrangers. Mais pourquoi cela ?

Retournons maintenant en Israël. Cette terre, cette terre que Dieu leur concède, il la leur concède en location. Toute la terre appartient au créa­teur, tout. Mais que fait-il ? Il la partage, il la donne à d'autres peuples. A la tête de ces peuples, il place des dieux, les dieux des nations ; mais nous autres nous dirons les anges des nations. Mais il se réserve un tout petit territoire.

Et sur ce petit territoire dont il est le propriétaire, dont il veut rester l'unique propriétaire et le premier occupant, il va placer quelques hommes, une famille, la famille d'Abraham. Et dans la famille d'Abraham, il va encore prendre une lignée : Abraham, Isaac, pas Ismaël, Jacob, pas Esaü, quelque chose de bien. On voit le plan de Dieu qui se dessine et s'exécute. Il prend donc une famille, une famille qui va être occupant de la terre, qui va l'administrer.

 

Cette terre, c'est une terre sacrée, c'est une terre sainte, et le peuple qui va habiter cette terre va devoir vivre selon des coutumes qui ne sont pas les coutumes des nations, selon des moeurs, qui seront au regard de toutes les autres nations, des moeurs divines. Ils vont devoir vivre selon des indications, des directives, des prescrip­tions, des coutumes, des ordonnances, des exigences - tout ce que nous re­trouvons dans le Psaume 118 - qui vont définir aux regards du monde la façon de vivre de Dieu lui-même : ce sera la Loi.

Les trois donc, et la terre, et le peuple, et la Loi forment une Trinité infrangible. On ne peut pas concevoir l'une sans l'autre. Mais ils sont là pour manifester aux regards du monde que Dieu veut faire de l'humanité quel­que chose qu'on ne peut pas encore pressentir alors, mais qui commence déjà se manifester, un Royaume où il serait alors, Lui, le Maître sur toute

la terre. Mais ça doit commencer, ça doit se manifester sur ce tout petit territoire qui lui appartient, à Lui.

 

Et lorsque les écrivains sacrés vont voir, vont essayer d'expliquer l'origine de l'humanité, ils vont la construire sur ce schème. Ils vont voir Dieu créant l'homme. Et puis Dieu crée aussi un jardin, un verger, un para­dis dont il est le propriétaire. Tous les jours, il vient à la brise du soir en faire le tour, le tour du propriétaire.

Et il prend l'homme et il l'installe dans ce jardin pour le garder, le cultiver. Il en est le fermier, il en est l'exploitant, le locataire. Il devra rendre des comptes à Dieu. Il pourra manger les produits du jardin, mais il y en a un que Dieu se ré­servera pour marquer son droit de propriétaire, il est toujours le proprié­taire. Et Dieu va réaliser ça, maintenant, en plus grand sur cette terre d'Israël. Voici donc ce peuple qui va être étranger à Dieu.

Mais Dieu va encore aller plus loin pour maintenir vivace dans la cons­cience et la chair du peuple ce sentiment d'être un étranger sur cette terre qui appartient à Dieu. Il y aura parmi les fils d'Israël, d'Abraham, il y aura une famille, une tribu qui n'aura aucune part en Israël. Ce seront les Lévites. Les Lévites seront toujours assimilés aux étrangers. Nous l'entendons, cela est revenu souvent dans la lecture du Livre du Deutéronome. Le Lévite rappelle toujours à Israël, qu'Israël est un étran­ger sur la terre, sur cette terre.

 

Il y aura aussi une institution, je dirais, solide alors. Le Lévite, c'est une institution mouvante à l'intérieur de tout le peuple. Mais il y aura là un monument qui va le rappeler, ce sera le temple. D'abord une tente en peaux d'animaux. Et puis ce sera du solide en pierre, en bois. Là il y aura Dieu, il habitera cette région. Et à partir de là, il va superviser tout. Le temple est construit sur une des plus hautes collines d'Israël. Et de là, Dieu peut tout voit.

Et ces Lévites dispersés partout reviendront vers le temple quand ils seront de service, et ensuite ils retourneront à leur lieu d'habitation. Un peu comme le sang vient vers le coeur puis est repropulsé dans tout l'or­ganisme. Mais toujours, l'intention de Dieu, première, c'est de signifier par là qu'il est le Seigneur, et le Maître, et le Propriétaire de la terre, et que les hommes qui l'occupent y sont des étrangers.

 

Maintenant, que va-t-il arriver ? Il va arriver ce qui est un malheur, et ce qui est un péché. C'est que les Israélites vont oublier leur statut de locataire et d'étranger. Que fait Dieu alors ? Eh bien Dieu, il va leur donner pour les rappeler à l'ordre, il va leur donner un bain de xenitheia, un bain de dépaysement. Il va les renvoyer d'où ils sont venus, il les envoyer hors de la terre.

Et là ils vont, mais dans la brutalité, ils vont se rendre compte qu'ils sont, là, des étrangers. Et lorsqu'ils:reviendront sur leur terre, n'ayant pas voulu reconnaître Dieu comme étant le propriétaire, le Seigneur et le Maître du pays, ils vont devoir servir là des maîtres étrangers. Ce seront des empires étrangers, ce seront les Perses, ce seront les Grecs, ce seront les Romains. Et ainsi cette conscience d'être des étran­gers sur la terre devrait de plus en plus rester vivace chez eux.

Car le péché, c'est d'oublier cela. Et ce péché, pourquoi est-ce un péché ? Mais parce que c'est un détournement, c'est un vol, c'est un acca­parement. Ces hommes vont prendre un bien qui ne leur appartient pas.

 

Et voyons maintenant arriver le Christ. Le Christ, qui est-ce ? Mais le Christ, c'est Dieu. Et comme le dit l'Apôtre Saint Jean au début de son Evangile : Il vient chez lui, il vient dans …. c'est difficile à traduire. Si on veut le traduire littéralement il faudrait dire ceci : Il est venu dans sa propriété. Les Latins ont traduit : in propria venis. Et ça, ça rend bien le Grec : il est venu dans sa propriété. Et ceux qui occupaient sa propriété, ils ne l'ont pas reçu, ils ne l'ont pas reçu comme proprié­taire.

Et alors le Christ exprime bien ce péché et ce crime dans la fameuse Parabole des Vignerons Homicides où le propriétaire du pays de la vigne, cette vigne d'Israël, envoie des serviteurs pour aller recueillir les fruits. Et alors, on en expédie un, on renvoie l'autre et finalement on en tue encore un autre. Finalement le propriétaire dit : j'y vais envoyer mon fils donc, j'y vais moi-même par mon fils. Alors ils disent : voila l'héritier, cette fois c'est le moment. Tuons-le et l'héritage sera à nous, c'est à dire la propriété nous reviendra à nous.

Vous voyez, c'est cela le péché, c'est oublier qu'on est locataire et vouloir devenir propriétaire. On commet un vol. Et ça ira tellement loin, l'aveuglement sera poussé tellement loin, qu'on arrivera vraiment au meurtre de Dieu. C'est ça le péché et l'oubli, ils ont fini par tuer Dieu.

 

Donc sur ce sommet d'Israël qu'est Jérusalem, le Fils de Dieu, Dieu lui­-même meurt sur une croix, sur son propre terrain, dans sa propriété ; et c'est fini, ils n'en veulent plus. Quand on a compris cela, on voit mieux le sens de tous ces pleurs de Jésus sur cette ville de Jérusalem. On comprend mieux sa souffrance, on comprend mieux tous les avertissements qu'il lance, on comprend mieux toutes ses paraboles.

A ce moment Israël rate son destin. Mais ça ne veut pas dire qu'Israël est rayé du nombre des peuples. Non, il va rester. Israël existe encore aujourd'hui. Mais vous savez ce qui est arrivé. Ils ont été alors pendant deux millénaires presque jetés dans le monde entier. Et là, ils ont dégusté jusqu'à la lie la coupe de la xenitheia, savoir qu'ils étaient des étrangers.

Et maintenant sur la terre où ils sont revenus, ils sont encore toujours des étrangers. On essaye de les mettre à la porte, ce n'est pas encore fini. Comment cela finira-t-il ? On n'en sait rien du tout. Voyez, un destin tragique : être chez soi sans être chez soi !

 

Eh bien, mes frères, si nous voulons maintenant regarder notre vie monas­tique, regarder ce que Dieu attend de nous, eh bien, c'est un destin iden­tique à celui-là. Je ne dis pas semblable, ni analogue, mais identique. Nous devons nous aussi dans le monastère, qui est un petit terrain que Dieu se réserve pour lui tout seul, dont lui seul est le propriétaire, nous sommes ici comme des étrangers, chez Lui, CHEZ LUI hein ! et nous devons donc alors en conséquence vivre comme des serviteurs, vivre comme des es­claves, dans le sens du chapitre de l'humilité toujours vivre comme de bons locataires, ne rien nous accaparer. ­

Je vous disais que Saint Benoît à cela toujours, toujours à l'arrière plan de sa pensée. C'est diffus partout dans la Règle. Il y a des endroits où cela sort, ça émerge, on le voit, il en parle expressément, il emploie même les mots. Mais si vous le permettez, nous verrons cela de façon plus approfondie une prochaine fois.

 

Chapitre : La xenitheia.                           03.12.79

      5. La paroisse.

 

Mes frères,

 

Je l'ai déjà dit, et je le répète ce soir, il est parfois utile de s'arrêter auprès d'un mot de notre vocabulaire usuel, d'écarter de lui les couches d'algébroses qui se sont accumulées au cours des siècles, et de retrouver sous cette gangue le mot dans sa vitalité première.

Et alors, le laisser réagir sur nous, laisser projeter sur nous sa lueur de façon à nous permettre de découvrir en nous une condition qui est la nôtre et qui s'est estompée au cours des âges. Nous n'y pensons plus, nous l'avons oubliée et pourtant c'est nous.

Un confrère a eu l'amabilité à propos de notre réflexion sur notre sta­tut d'étranger, de me rappeler le mot paroisse qui est un mot bien chrétien. Si je devais vous demander : qu'est-ce qu'une paroisse ? Que répondriez-vous ? Peut-être que notre Père Jean-Marie pourrait nous donner une définition pratique, sinon théorique ?

 

Eh bien, le mot paroisse n'est d'autre que la transcription française d'un mot grec, qui est demeuré intact en latin, et tenez-vous bien, en flamand. C'est parochia  -  parochie. C'est un mot grec qui signifie, il faut voir l'image, c'est un établis­sement en pays étranger. Vous avez un groupe d'homme qui est établi, qui séjourne à l'étranger. C'est ça une paroisse !

A la tête de cette paroisse, il y a un chef, il y a une âme, celui qui donne la vie à ce groupement : c'est l'évêque, l'episcopos, celui qui regarde. C'est le berger qui va conduire ce troupeau. Vous voyez !

Voyez maintenant Abraham ! Abraham n'était pas seul. Il avait sa toute petite famille, elle n'était pas grande. Mais à côté de cela il avait toute une maisonnée qui comprenait des centaines de personnes. Et cette maisonnée, elle voyageait à travers le pays, elle se fixait parfois pendant longtemps au même endroit, mais elle suivait toujours Abraham qui, lui, recevait ses instructions directement de Dieu. Il suivait, lui, la Parole de Dieu.

 

Voyez, c'est cela la paroisse dans son ensemble. Elle a donc un statut spécial, le statut qui est celui d'Abraham, qui va être repris par après dans le peuple d'Israël, qui va être quasi institutionnalisé. Ce seront, comme ils les appellent : les étrangers résidants, les gérim, les  adveni, ou les incolce. On a trouve toutes sortes de noms latins pour essayer de rendre cette réalité dans un contexte qui n'était plus celui du nomadisme mais d'une civilisation urbaine déjà bien organisée.

Cet étranger, il est voisin d'autres personnes. Il est paroïkos. Il peut emprunter à ces personnes certaines choses dont il a besoin. Il peut les quitter. Lorsque Israël va sortir d'Egypte, chacun va demander à son voisin des objets d'or et d'argent, vous vous souvenez, parce qu'ils en auraient besoin pour rendre un culte à leur Dieu, dans le désert, et puis ils vont partir. Voila que les étrangers s'en vont après avoir dépouillé les Egyptiens.

C'est le statut des chrétiens. Mais attention ici !!! C'est un statut d'ordre spirituel. Et c'est cela qui est tellement difficile surtout à notre époque où l'on parle d'engagement dans la cité terrestre, dans la cité temporelle. Il faut que ça bouge : engagement politique, engagement social. Vous avez les syndicats, vous avez les partis, enfin vous avez …. mais ça n'empêche  pas que le chrétien doit toujours être cet étranger. Etranger mais qui devra alors infuser à la société ce petit rien qu'il reçoit de sa véritable patrie, sa patrie étant chez Dieu. Et c'est très difficile, c'est presque impossible et pourtant c'est faisable puisque il y en a certains qui parviennent à le faire. Je parle des gens du monde.

 

Voici donc cet étranger résident. Cet étranger résident, il est toléré ou bien il est accepté ; il est protégé ou bien il est soumis à des vexa­tions. Dans un pays comme le nôtre, tout cela paraît très théorique. Mais n'allons pas si loin.

Voyons ce qui s'est passé en France au début du siècle, où les moines, les religieux, dans leur propre pays ont été considérés comme des étrangers. Et on les a expulsés, Ils ont du partir et ils se sont réfugiés à l’extérieur. Ce n'est pas tellement loin de nous ! Il y a des communautés qui existent maintenant dans notre pays, qui existent même en Hollande, en

Allemagne, ce n'est rien d'autre que le résidu de ces communautés Françaises émigrées.

 

Mais ces hommes, à ce moment là, qui ont tout laissé - ils ont du tout laisser derrière eux - ils se sont rappelés qu'ils devaient être des étran­gers dans leur propre pays parce qu'ils étaient des chrétiens, parce qu'ils étaient des religieux. Et ça peut nous arriver demain, ne nous faisons pas d'illusions, ne nous faisons aucune illusion.

Au moment ou Hitler est arrivé au pouvoir en Allemagne, en 1933, mais personne parmi les religieux ne se doutait de ce qui allait suivre. Et ils se sont trouvés en quelques semaines étrangers ; et combien, combien n'ont pas du le payer de leur vie.

Si demain, demain on va demander : écoutez monsieur, vous êtes chrétien ? Oui. Et bien, si vous êtes encore chrétien, vous allez perdre votre place, vous n'aurez plus rien, vous n'aurez même pas d'allocation de ch8mage. Rien du tout ! C'est un choix et votre famille ? OUI, c'est la situation de millions de chrétiens dans les pays de l'Est. Ils doivent choisir.

 

Vous voyez mes frères, c'est cela le chrétien, il est un étranger. Et l'Histoire lui rappelle de temps en temps. Encore une fois, ce n'est pas notre cas pour l'instant. Mais pensons tout de même à nos frères chrétiens pour qui c'est quelque chose de bien réel. Et parfois les chrétiens, dans ces pays qui ne sont pas chrétiens, ou qui ne le sont plus, on les oblige parfois à porter un signe distinctif qui permet à tout le monde de les repérer.

Vous savez que Hitler avait obligé les Juifs à porter une étoile de David. Certains ici l'ont certainement vu. J'en ai vu des centaines et des centaines pendant la guerre. Une grande étoile jaune à porter ici du côté gauche. En Belgique, elle avait un aspect monstrueux : c'était comme des serpents qui s'entrelaçaient, et au milieu une grande lettre J. Et alors, à cause de cela, ils étaient soumis à toutes sortes de servi­tudes, ne fut-ce que de ne pouvoir marcher sur un trottoir, tout ; et n'importe où, sur la rue, on pouvait les arrêter et les envoyer vers des camps pour être exterminés. Et ça, nous l'avons vécu.

Sous l'empire Ottoman, les chrétiens étaient obligés de porter une tenue spéciale. Naturellement les sultans Ottoman étaient très tolérants. Ils ne pouvaient pas faire autrement, leur empire était immense, immense. Mais malgré tout les chrétiens devaient porter des signes distinctifs: le couvre-chef par exemple, sur leur tête quelque chose, et même certains habits. Et alors partout on les repérait. Ils étaient privés des droits qui reve­naient aux Musulmans. Ils avaient des devoirs, concernant l'impôt par exem­ple, dont les autres étaient exempts.

 

Mes frères, l'habit monastique...Vous savez qu'on a attaché à cet habit dès l'origine, à chaque pièce de cet habit, une signification symbolique. Mais la première raison d'être de cet habit, c'était de faire repérer les moines. Dans les Apophtegmes vous voyez, vous rencontrez de temps en temps des récits comme celui-ci : On voit dans la rue quelqu'un. Que fais-tu là toi moine ? Ta place n'est pas dans la ville, elle est au désert ; enfin des choses de ce genre. Il est vu, il doit se signaler. Pour lui, ce n'est pas une honte, mais ça lui rappelle tout de même son état, et son état d'étranger, d'étranger parce que citoyen d'un Royaume qui n'est pas de ce monde. Et il en est fier, mais il en supporte aussi les servitudes.

Son Royaume à lui, c'est ce Royaume dont le Christ est le Roi. L'habit qu'il porte a donc un sens spirituel. Et ce sens spirituel est toujours cette fameuse xenitheia. C'est cette parochia, c'est le fait qu'il vit sur la terre comme promis à un Royaume qui n'est pas de cette terre. Et il est obligé, alors, de conformer sa vie à ce que signifie son habit. S'il n'est pas de ce monde, il ne peut pas alors se comporter comme un homme de ce monde. Et ça veut dire par exemple que pour lui, regarder les hommes, ce ne sera pas regarder pour les peser et voir ce qu'on peut en soutirer. Il les regardera comme des hommes qui ont été rachetés à un grand prix. Et lui, il sait par expérience, quel prix il faut payer pour racheter un homme, en commençant par sa propre vie.

 

Cet homme dans son désert, ou même lorsqu'il quitte le désert pour venir à la ville, parce que parfois il doit aller à la ville pour acheter certai­nes choses, pour échanger - c'était le troc, alors - et cet homme, il a une nourriture et une boisson autre. Il ne boit pas de la bière, et il ne se nourrit pas de viande.

Vous savez, il y en a dans les monastères qui ont besoin de viande. Ils vont même se lever pendant la nuit pour aller piller un frigo. Et au matin, le cuisinier viendra trouver l'Abbé et dira : toute ma viande est partie cette nuit ! Et ça existe dans les monastères de Trappistes, même à Saint Remy de Rochefort. Et on les connaît, qu’ils ne se fassent pas d'illusions.

Que font-ils avec un habit de moine sur le dos, ces hommes ? Ils sont du monde, ils ne sont pas d'un monastère, vous voyez ! Il faut que notre vie corresponde à l'habit que nous portons. Notre nourriture, notre nourriture, c'est la volonté de Dieu, c'est nous donner à Dieu et lui per­mettre de faire de nous des corédempteurs avec son Christ.

 

Vous voyez, il y a là à cette question de boisson, à cette question de nourriture, toute une charge spirituelle qui est attachée. Un homme qui est malheureux dans sa peau va se jeter sur la boisson, il va se jeter sur la viande. C'est l'enfer qui commence pour lui, ou le purgatoire, je ne sais pas quoi ? Mais vous voyez, c'est une tunique de Nessus alors son habit, ça lui brûle sur la peau.

Eh bien, l'habit de ce moine, ça lui rappelle toujours qu'il est un étran­ger, et que les choses de ce monde doivent lui servir un peu, un peu pour l'aider à subsister. Il doit vivre, c'est certain. Il doit se nourrir. Il doit être là. Il doit se chauffer. Il doit tout faire, mais avec un esprit qui n'est pas celui des hommes du monde ; juste ce qu'il lui faut, et pour le reste, son coeur est ailleurs. Son coeur vit dans cette patrie vers laquelle il marche. Et il est soutenu dans sa marche par l'espérance qui le nourrit, l'espérance qui est sa bois­son.

Et déjà, peut-être, il entre dans ce Royaume, il voit certaines choses, et alors il est soutenu par la foi, et nourrit par la foi, par l'espérance. Il peut alors donner à d'autres : il peut donner de l'amour, il peut donner de la charité. Et on ne voit pas de ces situations, qu'arrivé le matin, que celui qui a besoin de sa nourriture pour refaire un peu de ses forces, on a été la lui prendre pendant la nuit. Vous voyez, c'est cela. Vous voyez ce que je veux dire.

 

Nous avons un habit. Nous sommes des étrangers, des citoyens d'un Royaume qui n'est pas de ce monde, des hommes qui savent donner leur vie pour leurs frères et non pas sucer le sang de leurs frères. Voyez-vous, mes frères, c'est ça être étranger, c'est savoir vivre suivant les lois du Royaume de Dieu et non pas suivant les lois de l'égoïsme.

Eh bien tout cela à partir d'un petit mot, le mot de paroisse, le mot de parochia, de parochie, pour nous dire que nous sommes en settle-man, nous sommes ici en séjour sur la terre et il faut que nous soyons honnête et sérieux. Car, car nous nous trouverons un jour devant Celui qui nous a appelé, et il nous demandera : qu'as-tu fait ? Qu'as-tu fait pendant ce séjour d'étranger sur la terre ? As-tu marché à ma suite ou bien as-tu vécu en franc-tireur, à gauche ou à droite comme ça, en para­site au dépens des autres ?

 

Mes frères, notre vie monastique, elle est très, très sérieuse, elle est dangereuse, elle est périlleuse. Mais nous devons nous soutenir, tous, les uns les autres. Et si une fois nous trébuchons, eh bien nous ne devons pas nous dire : maintenant c'est fini, j'ai la jambe cassée et je ne saurais plus marcher.

Non, il faut se dire qu'à ce moment nous sommes soutenus par les autres et que personne ne peut rester en arrière, et que tous nous devons conti­nuer à marcher sur cette route jusqu'au moment où nous nous trouverons tous dans notre véritable patrie là où, encore une fois, nous sommes appelés, invités et attendus.

 

Chapitre : La xenitheia.                           04.12.79

      6. Le garant de la vie monastique.

 

Mes frères,

 

Si le sentiment d'être un étranger partout sur la terre, mais surtout pour nous dans le monastère, si ce sentiment d'être étranger se trouve à la base de toute vie monastique digne de ce nom, il doit aussi accompagner le moine tout au long de son chemin. Ce sentiment est un garant, un garant contre les accidents, un garant contre les faux-pas. Et il est un garant, parce que il nous met, il nous pose, et il nous maintient dans notre vérité.

Vous savez ce que c'est qu'un garant ? Il y a des machines dangereuses, des courroies, des engrenages et la sécurité du travail exige qu'on installe des garants qui vont empêcher que au cours du travail la main, le bras, le vêtement ne se fassent happer par l'engrenage, par la courroie, etc, et provoque des blessures très graves.

 

J'ai vu aujourd'hui, par exemple, dans la revue de la FEB, un avertis­sement. Dans les ateliers, les ouvriers ne peuvent plus porter de bagues, car il arrive que la bague se fasse prendre. Alors elle est arrachée, la bague ne cède pas et c'est le doigt qui s'en va. Cela cause, paraît-il des difficultés dans certains jeunes ménages où pour des questions sentimen­tales madame préfère que son jeune mari porte l'anneau, l'alliance. Mais on dit non, plutôt laisser l'alliance là que de perdre le doigt en vou­lant à tout prix porter l'alliance. Donc avis aux directeurs. Mais je pense qu'ici à l'Abbaye aucun ne porte l'alliance. Ils ont été prévenus en temps utile. Ils ne la porte que le dimanche.

Mais enfin vous voyez, c'est ça garant, prévenir les accidents. Et la xenitheia est ainsi un garant car elle nous maintient dans la vérité de ce que nous sommes ; nous l'oublions si facilement ! Nous sommes quoi ? Mais nous sommes des étrangers, nous ne sommes pas chez nous. Nous sommes chez Dieu dans le monde, et surtout dans cet endroit privilégié, cette terre bénie, sacrée, consacrée qu'est le monastère.

 

La xenitheia sera aussi un réservoir d'énergie, un réservoir d'énergie qui va permettre au moine de se lancer dans ce geste, dans ce mouvement qu'on appelle d'un terme assez barbare : lepectase.

Lepectase, c'est l’élan qui porte vers le but que je désire attein­dre. Et je ne puis résister à cet élan parce que je suis attiré. C'est ce que Saint Paul dit : Oubliant ce qui est en arrière je me tends - vous voyez c'est ça lepectase, c'est une tension en avant qui me fait sortir de moi-même - je me tends en avant vers le céleste appel espérant pouvoir enfin saisir celui par lequel j'ai été saisi.

C'est tout un mouvement très souple. On parlait à midi de ce que certains liturgistes qui se veulent d'avant-garde voulaient réintroduire la danse à l'intérieur de la liturgie. Eh bien s'il fallait la réintroduire, ce serai cela : dessiner ce mouvement qui nous projette irrésistiblement vers celui qui nous attire et qui est le Christ.

 

Et ce sentiment d'être un étranger est le carburant qui permet d'entre­tenir ce mouvement, parce que je ne suis jamais chez moi. Le but de beaucoup de personnes jeunes, surtout maintenant jeunes ména­ges, et même ménages un peu plus installés déjà, c'est d'avoir sa maison à soi. On construit ou bien on achète, on emprunte et on rembourse, mais on est chez soi.

Eh bien le moine, il n'est JAMAIS chez lui. Il est toujours porté, il est porté par cet élan, et cet élan lui donne le repos. Il lui est impossi­ble de trouver le repos ailleurs. Il est porté sur un souffle qui est le souffle de l'Esprit. Et ce souf­fle de l'Esprit, pour nous si nous voyions l'image, nous le verrions volontiers derrière nous. On est pulsé, on est poussé et porté par un souffle qui vient derrière.

Mais non ! Avec Dieu, ce souffle est devant. C'est une aspiration, une aspiration qui est en même temps un vent et qui nous porte. Et il nous porte, il nous rend légers et il nous donne le repos. La fameuse hésychia des moines, ce n'est rien d'autre. C'est se laisser porter par ce souffle qui nous attire, et qui est le souffle de Dieu. Et le moine est ainsi porté et entraîné presque sans le savoir dans les abîmes lumineux de la divinité.

 

Et bien, tout cela est possible si le moine a le sentiment d'être tou­jours un étranger. Dès l'instant où il perd ce sentiment, alors il reste sur place, il se dégage de ce souffle, il devient lourd, pesant comme une masse de plomb...et il ne bouge plus. Il reste là.

Voyez un peu déjà maintenant, mais j'y reviendrai un peu plus tard, vous voyez l'origine me ce qu'on appelle le voeu de pauvreté, quoique cette pauvreté n'existe pas pour les premiers moines, du moins cet engagement à la pauvreté. Pour eux, cela va de soi parce que ce n'est rien d'autre, que c'est un mot d'aujourd'hui pour dire cette légèreté qui vient du sentiment d'être étranger et d'être porté par le souffle dynamisateur de Dieu.

Maintenant, n'oublions pas ceci : c'est que ce n'est pas nous qui avons choisi le Christ. C'est Lui qui nous a choisi, c'est Lui qui nous appelle, c'est Lui qui nous attire. Et là vous avez encore, je ne dis pas une des motivations parce que ce ne sont pas des motivations, mais une des origines, une des origines de notre état d'étranger.

Mais toujours nous retrouvons à la source cet appel adressé par Dieu à notre Père Abraham. Et nous comprenons mieux qu'il ait été appelé le Père de tous les croyants. Et plus on croit, c'est à dire mieux on répond à cet appel, plus je suis croyant, plus je suis fils d'Abraham, et plus je par­ticipe à ces promesses. Mais alors il faut toujours partager sa condition qui a été d'être un étranger

 

Maintenant dans la pratique, le fait d’avoir conscience d'être un étran­ger, qu'est-ce que ça va d'abord éveiller comme résonance chez moi ? la toute première résonance ? Si je puis me référer à une certaine expérience, je peux pouvoir dire que la toute première résonance ce sera l'apparition, chez un homme de ce genre, du respect. C'est un homme qui respecte, qui sait respecter.

            Le respect, c'est dans son sens premier toujours - revenons toujours au sens premier des mots - c'est regarder, tout simplement regarder. C'est regarder aux autres. C’est regarder d'abord à l'Autre, au Grand Autre qui est Dieu, et puis aux autres. Et alors, regarder aussi à soi : se tenir sur ses gardes, se tenir à sa place, avoir pour tous de la consi­dération, de la déférence, des égards. Je respecte parce que je sais re­garder, je sais voir la vérité de ma condition, la vérité de la condition des autres.

Saint Benoît ne parle pas explicitement du respect. Il n'a pas un chapi­tre où il dit le respect. Il dira bien, oui, comment les uns les autres nous devons nous honorer, une forme de respect. Mais ce respect est partout présent chez Saint Benoît, partout, partout. Il ne va pas en parler explicitement, il ne va pas commencer une théorie sur le respect. Saint Benoît, ce n'est pas un auteur spirituel, il n'écrit pas un livre de spiritualité, même s'il fait de la spiritualité et de la très haute. Et il n'en parle pas, parce que chez lui, c'est quelque chose qui va de soi. Mais il va à travers sa Règle nous donner une foule de notations pratiques maintenant, qui vont toujours nous rappeler ce respect : respect de Dieu, respect des frères, et respect qu'on doit à soi-même.

           

Et n'oublions pas encore une fois que Saint Benoît ….. Qu'a-t-il fait l'homme Benoît ?

Il était providentiel, il était voulu par Dieu à ce moment là, pour nous surtout, pour nous ici en Occident, mais je pense aussi pour l'Eglise entière, pour tous les hommes. Eh bien, l'homme Benoît n'a rien fait d'autre que de capter, puis de condenser et de réfracter, et de diffracter la quintessence de la tradition chrétienne, et surtout de la tradition monastique.

Nous allons le voir, mais il est temps d'aller à l'église. Je pensais pouvoir donner tout aujourd'hui, mais je vois qu'il est temps de partir. Nous verrons la fois prochaine comment Saint Benoît s'y prend pour nous apprendre le respect. Et nous verrons que chaque fois, pour Saint Benoît ce respect est enraciné dans le sentiment profond, vécu, cru, d'être un étran­ger dans le monastère. Parce que le monastère est une terre sacrée, une terre mise à part dans la grande création qui tout entière appartient à Dieu.

Sur cette terre là, on est vraiment chez Dieu. Et alors, étant étranger chez Dieu, ça dessine chez moi, et ça provoque chez moi une quantité de réflexes que Saint Benoît a très bien mis en valeur. Et si vous le voulez, à une autre occasion nous allons essayer de les passer en détails, pas tous car il y en aurait trop, mais du moins quelques uns oui me sont venus à l'esprit pendant que je réfléchissait à tout cela.

 

Chapitre : Présentation d’un postulant.           06.12.79

 

Mes frères,

 

Si nous sommes une communauté de frères au plan surnaturel, d'hommes qui partagent un même idéal dans la recherche d'un Dieu vivant qui les appelle, si donc nous sommes des frères dans le sens beau et vrai du terme, alors je pense que je dois vous dire certaines choses de ce qui se passe comme ça et qui intéressent tout le monde. Une information saine qui va devenir le ferment de ce qu'on appelle aujourd'hui la co-responsabilité.

Lorsque s'amène dans notre communauté un postulant, nous sommes tous responsable de sa formation, ça ne dépend pas seulement de l'Abbé et du Maître des Novices, mais tous nous portons la responsabilité de son avenir, et nous devons en être conscient, nous devons l'assumer. Mais pour que vous puissiez l'assumer correctement, il est nécessaire que vous soyez un peu au courant, que je vous présente le garçon.

 

Ce garçon s'appelle Jean. Il a déjà effectué quelques séjours ici à Saint Remy. Vous le reconnaîtrez tout de suite d'ailleurs. Il est licencié en chimie de l'Université de Liège. Il a donc fait quatre  années : deux années aux Facultés de Namur et deux années à Liège. Il a travaillé dans sa branche, la chimie. Il a travaillé quelques temps avant d'effectuer 20 mois de Service Civil. Au cours de ces 20 mois de service, il a encore fait de nombreuses et enrichissantes expériences au plan des relations humaines, de la vie, de la misère qu'on peut voir dans le monde et des problèmes qui se posent au monde d'aujourd'hui. Donc, ce garçon a déjà une grande expérience de ce que c'est le monde et de ce qu'est un homme.

Il est le fils unique d'une famille d'ouvriers de Auvelais. Son père est tourneur en métal. Voyez, ses parents ont du consentir de lourds sacrifices pour permettre à leur fils unique de faire et de réussir des études univer­sitaires. Donc, imaginez maintenant le sacrifice aussi que ça représente pour ses parents de le voir partir et entrer dans une Abbaye. Et le sacri­fice aussi pour le garçon. Ses parents sont d'excellents chrétiens, et un ménage où il y a une bonne entente. Et lui aussi s'entend très bien avec ses parents et il professe à leur endroit un grand respect et une profonde admiration.

Ce postulant a une excellente santé. Il est fort, bien bâti. Il est bien équilibré, psychologiquement aussi. Il est très réservé, discret. Ce n'est pas un bavard, il n'aime pas parler. Il n'aime pas parler de ses affaires, sauf aux personnes auxquelles il doit se confier. Il entend poursuivre ici un idéal qu'il situe très haut. Donc, ce n'est pas quelqu'un qui, faute de mieux dans le monde, viendrait tout de même essayer de faire un petit quelque chose dans une Abbaye où on ne fait pas grand chose.

 

Non, non, non, non. Ce garçon situe son idéal très haut au plan, non pas d'une réussite humaine, mais au plan surnaturel. Il faut dire qu'il abandon­ne beaucoup, mais il faut savoir qu'il a tout aussi à apprendre, ça va de soi. C'est un art spirituel, la vie monastique. Il a tout à apprendre et il vient ici pour être initié à cet art spirituel.

 

Alors, je vais vous demander une chose : c'est d'être à son endroit très respectueux. J'ai commencé à parler du respect. J'y ai fait allusion avant-hier et je vais continuer à la première occasion. Soyons respectueux, soyez vis à vis de lui aussi respectueux que moi je le suis. Et ça veut dire discret, et ne pas commencer à bavarder, garder le silence. Mais par contre, par contre lui donner un enseignement vécu par l'exemple, l'exemple d'hommes qui sont heureux d'avoir répondu à l'appel de Dieu et de marcher à la suite du Christ.

C'est cela respecter quelqu'un, c'est lui montrer par ce que nous sommes ce que lui doit devenir. Ne pas être le contraire ! Et surtout, je pense que le plus important c'est cette question de ne pas commencer vouloir à poser des questions ou donner des conseils. Vous savez, ça arrive ! A peine arrivé ici on lui dit : hé, ho, ton arrière grand-père, quel jour a-t-il fait sa communion ? Et toutes questions comme ça. Voila !

Voyez, ce sont des questions qu'on entend poser. Mais alors, voyez un peu quand on entend des choses pareilles, quel effet ça produit ? Non, mes frères, et ne pas vouloir donner de conseils non plus. Il y en a deux ici qui sont responsables de lui et qui répondent de lui devant Dieu en tout premier chef : c'est l'Abbé et le Maître des Novices. Et puis alors tous les autres frères dans la mesure où ils auront donné l'exemple. Donc, faisons bien attention. Je pense que c'est la première chose, la plus belle marque d'amour et d'estime, c'est le respect, n'est-ce pas !

 

Alors il va donc vivre au noviciat, le noviciat qui est un endroit séparé, comme le veut Saint Benoît et toute la ­ tradition. Il va recevoir des cours de formation. Ces cours se donneront l'après-midi après l'Office de None.

Il n'y a pas beaucoup de main d'oeuvre ici, de bonne à tout faire il n'y en a pas beaucoup. Pour l'instant il y en a un, mais maintenant il y en aurait deux. Mais s'il y a des travaux dont on en aurait besoin, il faut s'adresse au Frère Gilbert. Il ne faut pas aller accoster le novice, accoster le postulant et lui dire : Hé là, il y aurait ça à faire, il faut venir travailler avec moi. Non, non, il faut s'adresser au responsable qui est le Frère Gilbert, qui prendra, lui, alors les dispositions.

Il va, naturellement on ne connaît pas l'avenir, mais enfin suivant la norme ici à Saint Remy, il resterait au moins six mois en habits civils. Auparavant on donnait tout de suite un habit d'Oblat. Non, il restera en habits civils jusqu'au moment où nous aurons, et lui, et nous, vu clair sur l'appel qu'il semble recevoir de Dieu. A ce moment là nous verrons, mais il y a encore le temps.

 

Maintenant je vais vous demander ceci - il va arriver demain avant-midi - de bien vouloir prier pour lui déjà aujourd'hui, pendant l'Office de nuit demain, et pour ses parents aussi. Pour ses parents, le départ est défi­nitif. Alors voyez, il est fils unique, ils ont tellement, je dirais, souffert pour lui. Son père est déjà venu à l'Abbaye. Il connaît un peu. Prions pour eux afin qu'ils soient tous très courageux, et les parents, et le garçon.

Et je vous remercie beaucoup pour l'aide que vous allez lui apporter. Et espérons que Dieu, le Christ et les Saints de notre Ordre, nos Saints Patrons seront contents de lui. et serons aussi contents de nous.

 

 

 

Chapitre : Fête de l’Immaculée.                  07.12.79

      La virginité du cœur, des pensées et du regard.

 

Mes frères,

 

Nous avons déjà commencé à fêter l'Immaculée Conception de la Vierge Marie. Vous savez en quoi consiste l'Immaculée Conception, je ne vais pas le répéter. Je voudrais simplement rappeler que ce privilège unique dans l'histoire de l'humanité, qui a mis Marie tout à fait à part des hommes, cette faveur que Dieu lui a accordée, ne l'a tout de même pas soustraite à tous périls.

Elle a été comme nous, comme n'importe lequel d'entre nous, assaillie par l'épreuve, par la tentation. La seule différence, c'est que elle est demeurée parfaitement pure. Elle aurait pu céder, c'est certain.

 

Alors, ce privilège de l'Immaculée Conception, il prend dans la vie subséquente de Marie, jusqu'à sa mort, un autre nom. Peut-être le nom le plus beau qu'on puisse lui donner : c'est celui de la fidélité. Elle est la Virgo Fidelis, celle qui est demeurée fidèle ; c'est à dire que Marie n'a jamais mis en doute l'Amour que Dieu lui portait. Elle n'a jamais remis en question la Parole qui lui était adressée. C'est cela la fidélité, c'est ne jamais se reprendre, c'est ne jamais ménager sa con­fiance.

Et c'est pour ça que Marie a conservé intacte jusqu'à sa mort cette virginité d'âme, d'esprit qui était essentielle chez elle. Marie a donc toujours choisi Dieu. Elle s'est nourrie de Dieu. Elle a pu dire que sa nourriture à elle, c'était de faire la volonté de Dieu. Si son Fils Jésus a osé le dire, mais il l'avait hérité de sa mère. Et der­rière certaines paroles, je vous l'ai déjà rappelé ça, derrière certaines paroles de Jésus, voyons toujours l'image de sa mère.

 

Et pour nous, mes frères, Marie, elle est un modèle, un encouragement et un réconfort. Non pas parce qu'elle serait inaccessible car alors elle serait plutôt le contraire pour nous, mais parce qu'elle a été une femme, elle a été un être humain semblable à nous, sauf sur un seul point : cette fidélité qui a été comme la fleur et le fruit de son Immaculée Conception.

Maintenant nous disons en vérité que Marie est notre Mère. Etant la Mère de Jésus, elle est aussi la Mère du Corps du Christ dont nous sommes les membres. Elle va donc nous engendrer, nous enfanter plutôt, à sa vie à elle. Elle peut nous enfanter à sa fidélité, elle peut nous enfanter à sa virginité à condition que nous y consentions.

Et je pense que le péché, le péché c'est toujours, toujours un défaut de confiance. Ce n'est rien d'autre que cela. C'est mesurer sa confiance et la retirer. C'est ce que Marie n'a jamais fait. Et nous deviendrons semblable à elle si nous nous laissons prendre par la séduction qui émane de sa personne et si jamais nous ne mesurons notre confiance. Et ainsi, nous pourrions recouvrer la virginité que nous avons perdue. Et j'entends par là - j'y ai fait allusion il y a quelques jours et je voudrais m'y arrêter un peu plus longuement aujourd'hui - la virginité du coeur, la virginité des pensées, et le sommet de tout : la virginité du regard.

 

La virginité du cœur : Un coeur virginal, c'est un coeur sur lequel le mal ne mord pas. Plus un tel coeur est pressé, opprimé par la tentation, par la malice qui vient de l'extérieur, plus il est écrasé par l'angoisse que peut éveiller dans un coeur d'homme les événements et surtout les autres hommes, plus il est dans une situation telle, plus il sort de lui - vous voyez, il est pressé - plus sort de lui la bienveillance, la lumière et la paix. Il n'en suinte jamais la méchanceté. C'était le coeur du Christ !

C'est cela le coeur pur. C'est ce coeur là qui mérite de voir Dieu. Et quand je dis voir Dieu, ce n'est pas une allé­gorie, hein, c'est réellement le voir avant de mourir. Et un moment donné, cette vision devient tellement prenante que l'organisme ne sait plus la supporter et c'est ce que nous appellerons la mort. Un saint meurt toujours ainsi, toujours.

Vous voyez, c'est cela un coeur virginal. Mais d'un tel coeur va monter uniquement une pensée qui elle aussi sera virginale. D'un bon trésor ne peut sortir que des bonnes choses, jamais de mauvaises. Il n'y a que du bon en lui.

 

Et vous voyez, ces pensées virginales, qu'est-ce que c'est ? Ce sont, c'est très difficile à expliquer, je pense qu'il vaut mieux user d'une image. C'est comme un parfum. Tout se passe dans l'invisible, personne ne le sait. Donc voyez quelqu'un, ça surgit du coeur, ça monte du coeur, ça envahit ce que nous appellerons l'intellect ou l'imagination, enfin tout ce qui ré­fléchit en nous. Et voila, là il n'y a que des pensées virginales. C'est comme un parfum alors qui se répand autour de cet homme, un parfum qui rafraîchit, un parfum qui fortifie ; ou bien c'est comme un magnétisme surna­turel.

Voyez, si je n'ai jamais que des pensées pures, des pensées bonnes, des pensées belles au sujet d'un frère même si ce frère est humainement parlant - j'exagère ici naturellement, je vais à la toute dernière extrémité - même donc si ce frère est une canaille. Je ne pense à personne, attention ! Je vais là, je me place dans une situation comme ça idéale.

Eh bien, ces pensées exerceraient sur ce frère une sorte de magnétisme surnaturel qui le guérit, à l'insu de tout le monde, à l'insu du frère. C'est ce que en terme de théologie - la théologie c'est toujours quelque chose d'assez froid, d'assez presque incompréhensible - c'est ce que nous appellerons la communion des saints dans l'invisible.

 

Mais il n'y a que les pensées virginales qui peuvent opérer de tels miracles. Mais nous ne le verrons pas. Encore une fois disons que dans 99% des cas, et encore au-delà, nous ne le verrons pas, nous ne pourrons pas le mesurer ici. Mais un jour tout apparaîtra et nous verrons qu'il en était bien ainsi.

Le frère devient ce que je pense de lui. Et le frère est ce que je suis. Voyez, si je pense du mal de lui, c'est que mon coeur n'est pas pur, c'est que je suis moi-même mauvais. Si j'ai des pensées virginales sur les frères, c'est que mon coeur est pur, et je me vois alors dans le frère. Car moi, je ne suis aussi qu'un pécheur pardonné, qu'un pécheur nettoyé.

Et au sommet de tout, il y aura ce regard virginal. Mais ça c'est une merveille. Il est impossible d'imaginer naturellement ce que doivent être les yeux du Christ, les yeux du Christ d'aujourd'hui, les yeux du Christ de toujours. Mais pour nous, maintenant, ce sont les yeux du Christ ressuscité. Et puis à côté des yeux du Christ, les yeux de sa mère car il avait les yeux de sa mère.

 

Voyons, imaginons un peu cela ! Mais je vous le dis encore une fois, ici, on ne sait pas l'imaginer, ce qu'il faut c'est le voir. Alors, lorsque quelqu'un a reçu de Dieu la grâce de voir, il faut que ce quelqu’un ait déjà un peu le regard virgina1 et de voir quand il le veut les yeux, et les yeux du Christ ressuscité. Alors je pense qu'il n'est pas de merveille au-delà dans une vie contemplative. Et alors le regard de cet homme, il devient lui-même un regard virginal. C'était celui du Christ.

Lorsque le Christ regardait quelqu'un, ce quelqu'un était réconcilié avec lui-même. Il regardait la femme prise en flagrant délit d'adultère. La police avait fait une descente, 5, 6 heures du matin. Hop, c'était fait ! C'était pas un regard de policier que Jésus, c'était son regard virginal. Et cette femme était réconciliée avec elle-même. Et ainsi tous ceux qu'il a regardé, tous sans exception.

Vous voyez, c'est le contraire d'un regard curieux, un regard inquisi­teur, fouilleur, moqueur, railleur, un regard qui viole, un regard qui détruit, un regard qui assassine, qui tue : ça c'est le regard du péché. Or, nous sommes tous des pécheurs; et c'est ainsi que trop souvent est notre regard. C'est le regard de l'homme pécheur !

 

On va dire : nous n'en pouvons rien ! C'est vrai, nous sommes des victi­mes nous-mêmes. Mais nous devons essayer, essayer et c'est possible, la prière nous y aide. Et demander, demander que ce cadeau nous soit fait, ce cadeau d'un coeur virginal, de pensées virginales, d'un regard virginal.

C'est, ne l'oublions pas, ce cadeau que Dieu veut nous faire. Il désire nous le faire. Mais nous, nous sommes beaucoup plus malins que Dieu, c'est certain. Nous savons bien ce qui nous convient, Dieu, lui, n'en sait rien. Et alors ?

 

Et alors, eh bien nous disons : ce sera plus tard, on verra plus tard ! Pas aujourd'hui, ça ne m'intéresse pas, j'ai autre chose à faire. Vous vous souvenez de ces Paraboles du Christ : un dit, à oui moi j'ai ceci à faire, l'autre ça, et encore un autre ça ; c'est pas pour aujourd'hui, attendons demain !

Mes frères, ce regard alors que nous pourrions poser sur les autres : un regard d'intérêt - pas un regard intéressé - non, un regard d'intérêt, un regard de respect, un regard d'amour, un regard qui fait vivre, un re­gard qui rend courage, et un regard - comme je le disais tantôt - qui récon­cilie, qui réconcilie un homme avec lui-même. Nous avons tant besoin d'être réconcilié avec nous-mêmes.

 

Eh bien, mes frères, je pense que demain à l'occasion de cette fête de l'Immaculée Conception, nous pourrions demander au Christ ressuscité par la médiation de sa Mère, de nous donner à chacun d'entre nous le courage, l'audace d'accepter ce cadeau qu'il veut nous faire d'un coeur, de pensées et d'un regard semblable au sien, semblable à celui de sa mère.

Et alors vous voyez, il y aurait quelque chose de très beau, d'extraor­dinaire. On nous a lu tantôt, pendant l'Office des Vêpres, que Dieu avait voulu faire du Christ le premier né d'une multitude de frères. Et voyez alors, il retrouverait dans chacun de nous, les traits de qui ? Non seulement ses traits à lui, mais surtout les traits de sa Mère, car Lui qui avait comme Père, Dieu et qui avait comme Mère, Marie, il avait en tout les traits de sa Mère.

Eh bien voila, mes frères, si vous le voulez bien, demain nous allons penser à cela, et ainsi nous rendrons le Christ, nous rendrons Marie heureux ; et aussi tous les autres Saints, vous voyez, ceux qui maintenant savent et qui, s'ils le pouvaient, viendraient nous secouer.

 

Pensons un peu à cette Parabole du mauvais riche et de Lazare. Si cet homme qui était mauvais disait : mais envoie un peu Lazare, il ira dire à mes frères qu'il y a ceci et cela. Il les secouera, alors ils s'éveilleront, ils commenceront à croire. Eh bien, si les Saints pouvaient faire ça pour nous ? Eh bien je n'en sais rien, mais il est possible qu'ils servent de ma pauvre éloquence pour nous secouer tous une bonne fois ce soir ?

 

Chapitre : La xenitheia.                           08.12.79

      7. Je ne suis pas chez moi, je suis chez Dieu.

 

Mes frères,

 

Le sentiment d'être un étranger dans cette enceinte sacrée qu'est le monastère, va créer dans le moine une disposition permanente, constante que j'appellerai le respect. Il va regarder à lui-même, il sera attentif, il sera vigilant. Il va veiller sur ses paroles, sur ses actes, sur toute sa conduite. Ce respect ne va pas être transitoire, ce ne sera pas par moment. Non, ce sera une disposition qui l'occupera sans arrêt.

Il va se dire: je suis chez Dieu, je ne suis pas chez moi. Je suis, chez Dieu, un invité auquel Dieu fait confiance. Il m'a invité à habiter sa maison. Tout ce qui se trouve dans sa maison, il le met à ma disposition : des biens matériels, des biens intellectuels, des biens spirituels. Tout ça est pour moi !

Mais je dois toujours savoir que je le reçois, que c'est mis à ma dispo­sition, que j'en suis l'usufruitier mais jamais le propriétaire. Je ne suis pas ici chez moi, je suis chez Dieu.

Cela doit alors créer en moi une façon de voie les choses, une façon de me comporter à leur endroit qui va se traduire, qui va s'exprimer dans tout mon maintien. Et ceci va percer à travers toute la Règle de Saint Benoît.

 

Voyez-le maintien ! Saint Benoît va dire ceci, par exemple : ça va se manifester au dehors par son attitude, à l'Oeuvre de Dieu, à l'oratoire, dans le monastère, au jardin, en chemin, au champ, qu'il soit assis, en marche ou debout, toujours. 7,168.

Mais on va me dire : c'est vrai ! Mais Saint Benoît a dit ça à propos de l'humilité, et l'humilité parvenue à son sommet, au douzième degré. Mais l'humilité, elle n'est rien d'autre, si on veut regarder d'un peu près cette humilité, elle n'est rien d'autre que la xenitheia. C'est donc le sentiment d'être un étranger, mais poussé à l'extrême. L'homme qui est humble l'homme qui est devenu terre, il le sait. Il est à l'extrême apposé de ce qu'est Dieu. C'est lui qu'en est le plus éloigné, c'est lui qui est le plus étranger à Dieu.

Or, voilà que cet homme se trouve dans la maison de Dieu. Il va donc instinctivement réagir en se tenant à sa place, en ne prenant pas une place qui ne lui revient pas. Il ne s'impose pas dans le monastère, ni à Dieu, ni à ses frères, ni à personne, ni même à lui-même car il aura toujours un maintien extrêmement réservé à l'endroit de Dieu, à l'endroit des autres. C'est ça l'humilité arrivée au sommet. L'humilité n'est rien d'autre que la xenitheia poussée à l'extrême.

 

Naturellement, par un juste renversement des choses, c'est alors que Dieu peut en toute sécurité, sans danger pour le moine, Dieu peut le pren­dre et l'introduire alors au plus profond de son intimité à lui. Il peut alors lui faire partager sa propre vie sans aucun danger que le moine ne se l'approprie.

Saint Benoît aura encore une autre petite chose. Je pourrais en citer beaucoup, mais j'en ai pris une ou l'autre ainsi dans le maintien. Et ce sera la façon de parler. Saint Benoît dira : Il va parler doucement, sans rire, humblement, avec gravité, brièvement, raisonnablement, et surtout ceci : non clamosa voce, 52,9, évitant les éclats de voix.

Si vous êtes reçu quelque part, vous allez parler avec la personne qui vous reçoit, mais très, très honnêtement, très calmement. Vous n'allez pas commencer à lancer des hauts cris. Non, vous n'êtes pas chez vous.

           

Il y a des hommes ….... je me suis trouvé une fois dans un bureau. Je pour­rais très bien dire où, mais je ne vais pas parce que la personne qui était le patron dans ce bureau, le grand chef, est maintenant en Belgique un monsieur très, très élevé dans les sphères gouvernementales. Mais enfin il ne s’agissait pas de lui, c'était son bureau et je devais l'attendre. J'avais un rendez-vous et on m'avait dit entrez et attendez. Et dans ce bureau travaillaient des employés, des dames, des messieurs, bien calmement.

Tout à coup entre quelqu'un. C'était le chef de bureau, qui commence à crier sur tous. Il les a .passé tous en revue. Je me disais : mais qu'est ­ce que c'est que cela pour une affaire ? Et j'étais là. Il se comportait en maître de séant, or ce n'était pas lui ! Mais voilà, le grand chef, le patron lui avait délégué une portion de son autorité pour être chef de ce bureau. Mais voilà, lui, alors tout le monde devait le savoir, il était là comme chez lui.

Il est possible que c'était un homme qui n'avait rien à dire chez lui, justement. Et il transposait alors ça. L'autorité qui lui manquait dans sa propre maison, il pouvait l'exercer en toute impunité sur les malheureux qui se trouvaient là, et qui se tenaient bien coi, et qui ne disaient rien.

 

Voyez, c'est ça clamosa voce ! Vous sentez bien après ce petit exemple que cet homme ne pratiquait pas la xenitheia, il ne la connaissait pas. Mais on pourrait très bien trouver ça aussi dans le monastère, n'est-ce pas. Imaginons par exemple un Abbé qui serait comme cela clamosa voce sur un, sur l'autre, ainsi ! Que ferait-il là ?

Est-ce lui qui est le Dieu de l'endroit ? Non, c'est lui qui ne peut jamais, lui, élever la voix, sauf s'il doit se faire entendre d'un sourd. Mais alors ce ne serait pas des éclats de voix, comme Saint Benoît dit ici : il faut parler au ton qui sert à l'oreille de celui qui peut entendre, pour se faire comprendre. Ce ne sont pas des éclats de voix.

Vous voyez, c'est ça le respect dans le maintien que Saint Benoît deman­de parce que on n'est pas chez soi, on est chez Dieu.

 

Alors aussi, cette réserve extrême que Saint Benoît demande, nous le verrons, il en parle à propos du cellérier. Mais ce qu'il dit du cellérier, ça vaut pour tout le monde. C'est par hasard qu'il le dit du cellérier ; c'est parce que le cellérier, c'est celui qui doit donner l'exemple, mais à partir du cellérier ça doit se répandre partout.

Il dira ceci. C'est très beau, ça nous paraîtra peut-être drôle, mais il faut toujours voir la motivation, omnia vasa monasterii, dit-il. Il y a un jeu de mot qui ne transparaît pas dans la traduction française. La traduction française dit ceci, du moins celle dont je dispose ici : Il regardera tous les meubles et tous les biens du monastère  omnia vasa monasterii cunctamque substantiam, 31, 21.

            Les vasa monasterii, ce sont tous les objets du monastère, tout ce qui sert, tout ce qui est utilisé dans le monastère. Et alors toute la substantiam, c'est disons le bien fond du monastère. Il va les regarder, dit-il, comme les vases sacrés de l'autel. En français, le jeu de mot disparaît. En latin, c'est omnia vasa monasterii et ac si altaris vasa sacrata, deux fois le mot vase, vasa.

 

            Donc, les objets dans le monastère, pour lui il doit les conspicere, donc les regarder d'un regard, les embrasser d’un regard. Il doit les regarder, et les traiter, et les manipuler comme les vases sacrés de l’autel. Mais pourquoi ?

Pourquoi ? Mais c'est très simple. Je suis chez Dieu, encore une fois, tout ce qui est ici à l'intérieur de ce temple, de cette enceinte sacrée, tout ce qui se dresse sur cette terre sacrée qui appartient à Dieu, et qui est le monastère, eh bien, tout ça appartient à Dieu, et rien de cela n'est profane. Le profane, c'est ce qui est extérieur au temple, ce qui se trouve devant le temple. C'est extérieur, c'est profane. Ce qui est à l'intérieur est sacré. C'est sacré parce que ça appartient à Dieu, c'est sa propriété. C'est lui qui le touche, c'est lui qui le soutient.

Lorsque ma main s'approche d'un objet du monastère, ne fut-ce que de cette simple table, ce n'est plus un objet quelconque qui a été acheté dans un magasin et qu'on a amené ici. Dès l'instant qu'il est ici, il est comme sacralisé parce qu'il passe dans le domaine de Dieu. Et je dois le traiter comme tel parce que ça ne m'appartient pas, ça appartient à Dieu. Donc le maintien, vous voyez, dans le geste, dans tout ce que je vais faire avec ce qui est mis à ma disposition par Dieu.

 

On va dire : Oui mais tout ça c'est exagéré ! Non ce n'est pas exagéré. Les anciens moines avaient de cela une conscience suraiguë. C'est autre chose que la pauvreté. Je dirais un mot, dans quelques jours, aussi de la pauvreté par rapport à la xenitheia. Mais ici, c'est autre chose que la pauvreté : c'est la conscience, la conscience quasi un instinct chez un homme qui  n’est pas chez lui, mais qui est chez Dieu. Et tout ce qui est chez Dieu, il le traite comme étant chose de Dieu.

Saint Paul dira la même chose. Il dira la même chose en employant le même mot, mais il le dira à propos de notre propre corps : Que chacun sache disposer de son vasum, ce qui est mon corps, avec tout le respect qui est du à un temple dans lequel Dieu vit. C'est cela !

 

Oh voila, il est déjà temps d'aller à l'église. Je devrais encore parler de ceci. C'est que dans le monastère qui est territoire de Dieu, je ne vis pas seulement avec Dieu, mais je vis aussi avec des hommes consacrés à Dieu. Je devrais donc entretenir avec eux des relations, qui seront aussi des relations d'étranger, mais étranger dans le bon sens du terme. Mais j'es­sayerais de vous parler de cela une prochaine fois.

 

Chapitre : Impressions d’un Abbé.                09.12.79

      Au seuil d’une nouvelle année liturgique.

 

Mes frères,

 

Nous venons d'entamer une nouvelle année liturgique. Je vais partager avec vous quelques impressions qui ont surgi en moi à cette occasion, depuis une dizaine de jours. Vous allez peut-être reconnaître les vôtres ; sinon vous constaterez tout ce qui peut se passer dans la tête d'un frère, fut-il Abbé.

L'impression générale est une impression de malaise. Et les composantes en sont regrets, nostalgie, appréhension. Un cycle liturgique s'est achevé. On pensait, on aurait pu espérer que c'était terminé, que c'était parfait. Mais non, il faut recommencer, il faut reprendre tout à zéro. Et on sait déjà que d'ici un an ce sera encore une fois la même chose. Et ainsi, quand en verrons-nous la fin ?

L'année civile est tout autre. Au commencement de l'année civile, il y a un petit décalage d'un chiffre au calendrier. On avance, on progresse, on marche. L'année liturgique, on tourne en rond, ça peut être lassant. Mais pourquoi cela ? Pourquoi Dieu a-t-il prévu ainsi les choses ? A mon avis, c'est parce qu'il veut nous inculquer quelques vérités dont nous avons besoins, non pas des vérités rationnelles, mais des vérités existentielles, des vérités qui viennent de chez lui, qui ne nous sont pas naturelles à nous. Il veut nous les inculquer.

 

Et inculquer, cela veut dire piétiner. Et nous sommes dans ce cycle : piétiner sans fin, piétiner en rond, en cercle, pour que ces vérités entrent en nous. Nous sommes durs. Mais ce piétinement sans cesse recommencé finira bien par les faire s'inscrire dans notre chair et dans notre esprit. Et pourquoi cela ? Parce que nous devons devenir nous-mêmes vérité. Nous devons devenir par tout notre être rayonnement de la vérité, mais d'une vérité qui n'est autre que Dieu lui-même.

Voyez un peu le miracle que Dieu veut produire, pour lui d'abord, et alors pour toute sa création qui un jour verra : c'est que chacun des hommes puisse devenir lui-même un Dieu participant à la nature de la Trinité. Et pour cela, il faut avoir une patience qui ne peut être que Divine, sans cesse recommencer. Et alors, il surgit de là une nouvelle impression qui est une impression de sérieux. Sérieux d'abord de l'amour de Dieu pour nous,. et die l'amour de Dieu pour moi. Ne restons pas dans le vague, je suis en train de vous livrer mes impressions personnelles.

 

Dieu est venu. L'Avent nous rappelle que Dieu est venu. Il est venu une fois, mais il vient encore toujours, il vient à chaque instant chez moi, et il vient en moi. Et cet amour de Dieu est extrêmement sérieux. Il est sé­rieux au-delà de ce que je puis même imaginer. Il suffit que je réfléchisse un peu.

L'Apôtre a dit : Dieu a ainsi aimé le monde à un tel point, qu'il a vou­lu venir à moi. Mais qui suis-je ? Voyons un peu ce qui se passe : voici que Dieu vient habiter avec moi, il vient habiter en moi. Il l'a bien dit : aussi nous viendrons et nous établirons chez lui notre habitation. Mais qui suis-je? Et que suis-je plutôt ?

            Voici que en moi cohabite au même endroit et au même moment deux absolu­ment contradictoires : Dieu et une terre, une chair, un amas de cellules qui est souillé, souillé par ce qui est l'anti-Dieu, par ce qui est la négation de Dieu, souillé par le péché. L'anti-Dieu, ce n'est pas la chair, ce n'est pas la matière. Non, C'est le péché. Là où il y a péché, il n'y a pas de Dieu. Et le péché, c'est une réalité qui existe en elle-même. Et le voila en moi, m'habitant et me faisant agir. Et voici que Dieu cohabite en moi avec le péché. C'est là un degré au-delà de l'Incarnation.

Lorsque le Verbe de Dieu s'est incarné, il a pris une nature d'homme, mais une nature absolument pure. Il était là vraiment chez lui, je dirais, bien dans sa peau. Mais dès qu'il arrive pour habiter en moi, là il cohabite avec son contraire, avec ce qui lui répugne. Il y a donc chez Dieu un peu comme un - si je puis m'exprimer ainsi, il faut bien trouver des mots - comme un hérissement de tout son être dans cette adhérence au péché à l'intérieur de moi. Et pourtant Dieu le fait, et il le fait pourquoi ?

Parce que avec toujours cette patience qui lui est propre, il viendra à bout de ce péché, il parviendra à l'éliminer, à le mettre à la porte. et il occupera toute la place. C'est avec ce sérieux là que Dieu m'a aimé. Il m'a aimé, et la preuve de ce sérieux, c'est que ce péché, lui ce péché a réussi un moment donné à le vaincre, à le tuer. Mais il en a été plus fort. La victoire du péché, c'est la mort.

Mais Dieu dans le Christ a vaincu la mort en revenant à la vie. Non pas revenir à la vie, mais en entrant dans une vie nouvelle, une vie autre qui est la vie divinisée, la vie transfigurée, la vie ressuscitée. Et c'est cela qu'il veut opérer en moi. Mais en attendant il habite en moi avec le péché. Et le péché en moi essaye toujours de faire mourir Dieu. C'est ça qui est terrible. Et lui ne m'abandonne pas, il reste. Voyez le sérieux de son amour.

 

Mais alors, sérieux aussi de mon amour pour Dieu. C’est que dans ces conditions-là je dois lui ouvrir un crédit total, sans réserves, inconditionnel. Je dois m'en remettre à lui, mais m'en remettre à lui aussi avec ça qui en moi ne veut pas de lui, sachant bien que malgré tout il parviendra à être maître de moi.

Il demande une collaboration, la fine pointe de mon âme. Ce qui est meilleur en moi doit collaborer avec lui, et il l'attend. Et le sérieux de mon amour à moi, c'est si je lui accorde ce que je suis capable de lui donner, instant par instant,  mais en ouvrant à l'arrière plan de ma conscience toujours ce crédit total, sachant bien que ultimement c'est encore lui qui sera vainqueur.

 

Et, mes frères, aussi sérieux de mon amour pour les autres. Donc ça si­gnifie concrètement sérieux de mon amour pour chacun d'entre vous. Et c'est cela qui est peut-être le plus mystérieux ! Car je comprendrais encore bien que, je puisse aimer Dieu, lui ouvrir un crédit total. Mais qu'en est-il alors d'un frère, d'un autre homme qui comme moi est habité par le péché, qui est comme moi en lutte constante ? Eh bien, je dois l'aimer. Et je dois alors pour l'aimer sérieusement m'incarner en lui.

Il faut donc que, à la façon de Dieu, j'habite en lui avec son péché, Cohabiter avec le péché d'un autre, c'est plus que de le prendre sur soi. Si je le prends sur moi, mais il y a encore entre le frère et moi une cer­taine distance. Mais si j'entre en lui pour habiter son péché, alors moi­-même je me condamne à mort. Je sais bien que le sort final qui va m'attendre,  c’est celui du Christ, que je devrais donner ma vie pour le frère.

Je devrais prendre sur moi, c'est à dire que je devrais épouser, je devrais laisser passer de lui en moi toute sa misère, et en sens inverse, je devrais laisser passer de moi en lui la force qui m'habite, la force qui est celle d'un fils de Dieu. Vous voyez, c'est quelque chose de très diffi­cile et en même temps de très beau. Et cela, nous devons le faire les uns pour les autres.

 

Il y a enfin le sérieux de mon amour pour moi-même. C'est que je dois croire en ma destinée. Le sérieux de mon destin, le sérieux de l'appel que j'ai entendu, de l'appel qui doit me transfigurer au terme de l'évolution que Dieu veut poursuivre en moi, à travers moi.

Mes frères, voilà quelques petites réflexions qui me sont passées par la tête. Mais il m'en est encore venu une autre. C'est peut-être celle qui m'est la plus personnelle maintenant. C'est le sérieux de la mission que j'ai accepté voici maintenant deux ans, au début justement d'une année li­turgique : c'est d'être parmi vous celui qui est l'Abbé, c'est à dire celui qui est le porte-parole, l'oracle, le prophète du Christ.

Et ça, à l'expérience maintenant qui est déjà tout de même d'assez longue durée, quoiqu'elle puisse encore …… Pour d'autres, elle s'étend indéfiniment. Vous savez, il n'y a pas tellement longtemps, une dizaine d'années peut-être, est mort au Canada un Abbé qui avait célébré ses 60 années d'Abbatiat.  Qu'aurait-il pu dire, je n'en sais rien, quand moi après deux ans ?

Je m'aperçois que tout en étant lucide au moment où on dit : bien voilà, je veux bien, on ne se rend pas compte de ce que ça va être dans le réel. On le sait dans l'abstrait, mais dans le réel ? A ce moment on est donné au Christ. On est donné au Christ pour être Lui parmi d'autres hommes. Cela veut dire qu'il faut laisser mourir en soi tout ce qui est trop humain, pas

ce qui est humain, mais ce qui est bassement humain, Il faut le laisser mourir.

 

Il faut mourir à ses goûts, il faut mourir à ses idées, il faut mourir à sa volonté. Il faut voir maintenant les hommes, voir les événements, réagir à eux à travers une enveloppe qui n'est plus humaine, qui doit devenir divine, qui doit devenir Christique de plus en plus. Et alors, étant donné ainsi au Christ pour le laisser s'incarner en moi, cela signifie aussi être livré aux autres : être livré à un ensemble d'hom­mes mais aussi à chacun d'eux.

Et chacun d'eux, c'est un monde, un monde de divinisation, mais aussi un monde de perversion. Nous sommes, encore une fois ne l'oublions pas, cet amalgame de péché et de Dieu qui est là, cette cohabitation toujours. Et cette cohabitation, il faut l'accueillir en soi, il faut entrer en l'autre. Il faut donc essayer de réaliser ce que le Christ lui-même fait, et pour cela, il faut être livré. Cela ne veut pas dire : être livré aux caprices des autres. Non, mais c'est être leur nourriture et être, si je puis dire, leur miroir.

Le miroir qui leur permet d'espérer, d'espérer en Dieu naturellement, mais aussi d'espérer en eux-mêmes. Le miroir qui reflète, qui vous renvoie votre image vraie, surtout la beauté qu'il y a en chacun d'entre vous. Cette beauté qui est dissimulée parfois sous des ombres, sous des voiles, cette beauté qui peut être tachée, qui peut-être est souillée. Je dis peut-être, mais c'est certainement, mais beauté quand même et beauté qui un jour sera telle qu'elle aura évacué tout grâce à Dieu qui aura réalisé ce miracle, cette merveille.

 

Mes frères, je pense qu'ainsi un Abbé devrait être l'homme qui réconcilie chacun des frères avec soi-même, que chacun des frères soit heureux d'être ce qu'il est, qu'il se sente bien là ou il est dans la peau qu'il habite, là où il habite avec Dieu et qu'il sache que tout lui devient possible dès qu'il s'ouvre à cette force incroyable qui habite en lui, la force de l'Esprit qui est en train de le ressusciter.

Voila ce que l'Abbé devrait être pour chacun. Il devrait être l'espérance de chacun des frères. Vous voyez, c'est là quelque chose de démesuré pour un homme, et pourtant c'est à cela que j'ai été appelé.

Alors, mes frères, en ce début d'année essayez de continuer ce que vous avez fait, c'est à dire de m'aider dans cette tâche. Je l'ai déjà fait, mais je dois encore le faire maintenant, je dois vous adresser à chacun l'expression de ma gratitude, de ma reconnaissance, mes remerciements. Car je dois le dire, je dois dire que je reçois de chacun, sans aucune exception, toute l'aide que je sais que chacun est capable de donner.

 

Vous voyez, c'est un travail ici que nous devons réaliser en collabora­tion. Je ne suis jamais rien d'autre que l'instrument de Celui qui vous aime avec un sérieux, encore une fois, que nous ne pouvons concevoir. Et ce sérieux alors, je voudrais tant qu'il puisse transparaître à travers ma personne, à travers mes paroles, même lorsque je dois dire en public ou en privé des choses qui ne sont pas toujours très agréables à entendre. Mais ça ne fait rien, elles doivent être aussi l'expression de cet amour, qui nous aime et qui nous corrige, qui nous conduit et qui nous maintient sur la route.

 

Voilà, mes frères, je pense, le sérieux avec lequel nous voyons Dieu tra­vailler à travers cette année liturgique qui chaque année cycliquement se représente à nous. Et je puis terminer en disant que le monde, le monde espère, il attend de nous notre sérieux. Il compte sur notre sérieux. Il y compte quand il vient ici dans notre monastère. Il y compte aussi à distance. Il y a quanti­té de personnes qui s'appuient sur nous. Nous en connaissons chacun person­nellement, d'autres nous ne les connaissons pas, d'autres nous les connaî­trons plus tard lorsque nous les rencontrerons chez Dieu.

Mais sachez bien que notre sérieux, le sérieux avec lequel nous vivons notre si belle vocation, ce sérieux donne au monde ce qu'il attend, la lumière et la force dans les circonstances si difficiles, le désarroi qui est le sien, maintenant trouver lumière et force grâce au sérieux avec lequel nous vivons.

 

Chapitre : La xenitheia.                           10.12.79

      8. La crainte révérencielle de Dieu.

 

Mes frères,

 

Revenons-en à notre moine qui est invité par Dieu. Dieu fait de lui son hôte. Il en fait son commensal. Il en fait son usufruitier, presque son héritier. Oui, un jour il en sera héritier, héritier de la vie de Dieu, héritier des biens que Dieu met déjà maintenant gratuitement, généreusement à sa disposition. Il sera vraiment chez lui. Et pourtant, il ne devra jamais oublier qu’il est et qu'il restera toujours un étranger. C'est un invité. Il n'est jamais chez lui tout en étant chez lui. Il reçoit tout de Dieu et doit ne jamais, ne jamais l'oublier.

Il va donc être saisi par un très grand respect pour celui qui l'a invité, pour tout ce que ce Dieu si généreux met à sa disposition. Et son respect sera d'autant plus grand que les faveurs que Dieu lui accorde sont élevées.

Les anciens et les modernes, tous je pense, ont usé d'un mot qui n'est pas exactement le respect, mais qui lui est parallèle, qui le recouvre même. Il n'y a pas juxtaposition. Il y a, oui, un mot qui a une extension plus large qui englobe le respect, qui le nourrit et c'est la crainte, la crainte révérencielle.

 

Les modernes la connaissent. Les anciens, Saint Benoît entre autres, les prédécesseurs de Saint Benoît, les saints et les prophètes de l'Ancien Tes­tament, tous, tous parlent à l'envi de cette crainte, cette fameuse timore Dei, la crainte de Dieu. Mais une crainte ? Oui, nous devrons un peu voir ce que c'est.

Ils voient dans cette crainte le commencement et le sommet de la sagesse. Si on voit la Sagesse dans le sens horizontal, alors la crainte est au début, est le commencement de la Sagesse. Si on voit la Sagesse dans le sens verti­cal, alors la crainte se trouve au dessus. Ce sont des nuances qui échappent, encore une fois, malheureusement dans les langues modernes. Mais pour les hommes de la Bible, cela allait de soi.

Lorsque nous traduisons : la crainte du Seigneur est le commencement de la Sagesse, nous pouvons tout aussi bien traduire : la crainte du Seigneur est le couronnement de la Sagesse. Pour eux, les deux notions sont étroitement liées, et commencement et couronnement. Pourquoi ? Mais parce que la crainte du Seigneur, elle habille la Sagesse, elle l'enrobe. Elle est en même temps au coeur de cette Sagesse. Elle est au centre, et là elle se répand à travers toute la Sagesse, elle arrive à la surface, et puis elle va au-delà.

 

Pour bien comprendre l'image : la crainte, c'est au sens biblique du terme, de l'Ancien Testament et aussi du Nouveau qui l'a repris, il n'y a rien de changé, et pour nous aussi aujourd'hui, la crainte est un frémis­sement. Elle est une vibration, une vibration qui prend naissance dans le coeur de l'homme, et puis qui se transmet de proche en proche jusqu'à son épider­me. On pourrait voir, peut-être, cette vibration comme un léger tremblement à la surface de la peau.

Et puis, ça va encore au-delà, comme le son d'une cloche, elle se transmet au-delà de l'homme. Et cette crainte du Seigneur va influencer les proches. Et au-delà des proches. elle ira plus loin. Et cette crainte qui commence ainsi, elle va durer toujours. Elle est éternelle. Elle durera après la résurrection des morts, donc dans toute l'éternité. Les Psaumes le disent souvent : La crainte du Seigneur, elle va durer toujours, pour l'éternité. Et c'est vrai !

 

Pourquoi ? Mais parce qu'elle est le fruit de cette rencontre, de cette vision de la majesté, de la beauté, de la bonté, de l'amour de Dieu. L'homme se voit devant Dieu, mais comme totalement étranger, c'est toujours ça, mais abso­lument étranger à la nature de ce Dieu. Et il est saisi à l'intérieur de lui de ce frémissement, de ce tremblement qui se transmet. Mais c'est un tremblement extrêmement doux.

            L'image est celle de ….. Voyez un peu une tenture dans une salle qui est légèrement agitée par un petit souffle, pas une tempête, non, un rien. Ou bien, nous voyons ça ici pendant tout l'été, le léger frémissement des feuilles de peuplier. On trouve ça dans la Bible comme image : le coeur des habitants de Jérusalem commença à s'agiter comme les feuilles des arbres de la forêt. C'était cela !

C'est cela la crainte ! C'est léger, c'est doux, à la limite c'est repo­sant. Naturellement si le vent revient, si la brise devient une tempête, ce ne sera plus la crainte, alors ce sera la frayeur, ce sera l'épouvante. Mais alors c'est autre chose. Ici, cette crainte est quelque chose qui est, comment dirais-je, qui est un réflexe mais qui relève autant de l'acoustique que de la vision. Dans le fait de la crainte, il y a comme un bruit qu'on entend.

 

Ce fré­missement est sonore et il va faire monter alors, il va faire monter sur les lèvres de l'homme qui se trouve devant Dieu ce que les Biblistes, les hommes de la Bible appelleront  la louange. La louange, c'est un petit son qui sort et qui est le fruit de ce frémis­sement, mais ici dans la bouche, sur les cordes vocales qui vibrent, et puis dans la cavité buccale et un son très léger sort. Ce son alors va s'amplifier, mais au départ ce n'est rien d'autre. Donc vous voyez un peu que la crainte est quelque chose d'extrêmement beau.

Et cette crainte, c'est parallèle, conjoint plutôt, et recouvrant et englobant le respect. Et elle est, j'y reviens à cela, le commencement, le coeur et le couron­nement de la Sagesse. Pourquoi ? Mais parce que cette crainte révérencielle, ce respect maintient l'homme dans la vérité de ce qu’il est. On n'y reviendra jamais assez. Je me souviens que je me suis attardé longtemps sur cette question de la vérité.

 

Donc la vérité totale, la vérité de notre être devant son Créateur, devant son Rédempteur, devant les autres hommes, devant moi-même...cette vérité globale qui est l'achèvement parfait de ce que Dieu veut de moi. Eh bien, c'est le respect et cette crainte révérencielle qui vont nour­rir cette vérité, qui vont l'entretenir, qui vont la faire grandir et qui la porteront à son terme.

Mais encore une fois, si on veut remonter à la source maintenant, c'est parce que je me découvrirai étranger devant ce Dieu qui m’a appelé, ce Dieu qui m'a invité, et ce Dieu qui veut me combler. Et plus il va me combler de ce qu'il me donne, et plus je vais me décou­vrir reconnaissant, parce que ce qu'il me donne, je ne le possède pas natu­rellement. Tout ce qu'il me donne, il me le donne de son trop-plein de lui, de son débordement de générosité, de la surpuissance de son être. Il me fait participer à sa propre vie et il me donne la jouissance de tous ses biens, mais de tous ces biens qui sont siens et qui portent tous un peu la couleur de ce qu'il est.

 

Alors. voyez un peu maintenant la Règle de Saint Benoît, p1utôt les prescriptions, les conseils de Saint Benoît qui ne fait rien d’autre, je le rappelle, que reprendre les conseils d’une Tradition qui lui est de longtemps antérieure. Mais enfin, c'est lui qui maintenant les met à notre portée. Voyez un peu le monastère de Saint Benoît, construit, habité, se développant, s'entretenant dans une telle ambiance !

On comprend alors qu'il place comme premier degré d'humilité cette crainte du Seigneur, ce respect de Dieu, ce respect qui ne fera que grandir jusqu' au sommet, sommet qui lui alors va permettre à l'homme, au moine de prendre son envol pour aller là où il n'y a plus rien d'autre que l'amour.

 

Mais l'amour, ce n'est pas un amour qui alors lâche, je dirais, ses racines, renie ses racines plutôt. Non, cet amour lui-même sera l'expression belle de cette crainte. Mais n'est-ce pas une crainte alors, qui fera que l'homme recule, l'homme aurait peur ? Non, au début il est peut-être un peu ainsi parce qu'il ne connaît pas Dieu, il ne sait pas à qui il a à faire. Non, mais c'est la crainte, alors, qui n'est plus qu'adoration.

Voyez cette crainte qui fait que l'homme va se cacher les yeux, qu'il ne va pas trop longtemps regarder son Créateur parce que il ne peut regarder son Créateur, il ne peut regarder le Christ, que lorsque le Christ lui-même l'invite à le regarder. Alors le sommet de cette crainte, de ce respect, de cette xenitheia, d'être étranger, eh bien, ça ne peut encore être que l'amour. Mais un amour alors qui se donne, qui ouvre un crédit total, qui se donne entièrement.

Voilà, mes frères, cela ne vaut pas la peine de commencer le paragraphe suivant. J'en avais pourtant bien l'intention. Mais vous voyez, quand on commence à parler, on ne sait jamais où on va, mais on arrive à faire des découvertes. Et je pense que cette réflexion en commun est toujours pour tous, et surtout pour moi le premier, très enrichissante.

 

Chapitre : A propos des Quakers.                12.12.79

      Réflexion sur la liturgie.

 

Mes frères,

 

Ce soir, je vais vous faire part d'une petite expérience. Je l'ai saisie au vol. Hier pendant le dîner, mon esprit a été attiré par une phrase du livre du Père Bouyer. Puis je l'ai perdu de vue, je devais m'absenter après-midi. Mais voila que ça m'est revenu au cours du voyage, ça a pénétré en moi hier soir et ce matin je la retrouve, et pendant la journée. Si bien que vers quatre heure de l'après-midi je me suis dit : il faut que j'en parle. C'est sans doute là une indication providentielle devant me délier la langue.

 

Et voici de quoi il s’agit. Vous l'avez peut-être remarqué aussi. Le Père Bouyer dit qu'il a été attiré à la liturgie alors qu'il était encore dans le Protestantisme, à la suite d'une rencontre avec les Quakers. C'est assez drôle, parce que les Quakers sont une secte Protestante qui n'a ni clergé, ni liturgie. Elle est née, je pense, au 17° Siècle dans l'Anglica­nisme. Elle a donné naissance à un Etat Américain qui s'appelle la Pennsyl­vanie, du nom de son fondateur le Quaker William Penn.

Ce qui a sur le coup attiré mon attention, c'est ceci, vous allez bien voir le lien : c'est que Quaker signifie trembleur . Un Quaker est donc un trembleur devant Dieu, un frémissant de Dieu, un tremblant de Dieu. Ce mot traduit exactement le terme que nous traduisons, nous, par craignant Dieu. C'est le décalque parfait de l'expression Hébraïque qui veut dire : un frémissant de Dieu. C'est parce que j'en avais parlé la veille, ou plutôt lundi, que ça m'est revenu.

 

Mais ces Quakers, donc ces trembleurs, ils frémissent sous le souffle de l'Esprit qui vient en eux, et qui les inspire, et qui les guide, qui les meut. Ils tremblent comme les feuilles d'un arbre et en même temps ils frémissent. Ils frémissent devant l'infini de Dieu, devant l'infini de sa beauté, devant l'infini de son amour. Ils sont pénétrés d'un respect souverain pour tout ce qui est Dieu, pour le Christ, et puis alors pour tout ce qu'ils voient de Dieu autour d'eux. Ils éprouvent alors le besoin de faire passer ce frémissement dans leur entourage.

C'est un peu à l'origine une sorte de secte comme on dirait aujourd'hui charismatique. Elle n'a pas besoin de clergé, elle n'a pas besoin de litur­gie, elle est directement sous l'emprise de l'Esprit de Dieu et elle vibre sous l'action de cet Esprit, et elle produit alors de véritables fruits de sainteté. Car pendant au moins un siècle ces Quakers ont été de véritables saints. c'est assez étonnant ! 

 

Et voila Bouyer qui étudie cette secte de Quakers, et il se trouve attiré du coup vers la liturgie. Mais comment ? Et pourquoi ? Eh bien tout simplement parce que ces hommes frémissent, parce que ces hommes tremblent, ils tremblent devant Dieu. Et il a alors cette intuition fulgurante qui le poursuit encore jusqu'aujourd'hui - ce sera encore le thème du livre qu'il est en train d'écrire et qui sera bientôt publié ­- c'est que le véhicule de la Vie Divine, c'est un souffle, un souffle divin, c'est l'Esprit Saint.

Donc un souffle qui sort de la bouche de Dieu et qui véhicule un message qui véhicule une Parole, cette Parole n'étant rien d'autre alors que Parole de Dieu. Et c'est ça le sens de la liturgie. La liturgie, elle nous donne la vie. Elle est le canal, je ne dirais pas le seul, je n'irais pas jusque là, non. Mais disons le canal normal qui nous apporte la vie Divine parce que c'est elle que va véhiculer l'Esprit, l'Esprit porteur de la Parole, la Parole qui est le Verbe de Dieu et qui est aussi le Christ.

Or voici que Bouyer découvre cela à partir de cette secte des Quakers. Ces Quakers frémissent devant Dieu. Ils ne font rien d'autre que de vivre le paradoxe de la xenitheia dont nous parlons déjà depuis tout un temps. Comment le vivent-ils ?

 

Eh bien, ils accueillent le don que leur fait Dieu de sa propre vie. Au moment où ils accueillent ce don, ils se trouvent transportés dans un uni­vers qui n'est pas le leur, qui est celui de Dieu, et ils découvrent la nouveauté de cette vie en Dieu à laquelle ils sont naturellement étrangers. Et alors ils en frémissent, ils en frémissent de bonheur et de crainte en même temps.

Mais au même moment ils se trouvent étrangers au monde, au monde qui lui obéit à des lois qui ne sont pas nécessairement les lois de l'amour, ni les lois de la vérité, ni les lois de la justice ; le monde, qui est un monde de dureté, qui est mm monde de rapine, qui est un monde de guerre.

Ils sont donc étrangers deux fois : ils sont étrangers au monde duquel ils sont extraits par l'Esprit qui les emporte et ils sont étrangers au monde de Dieu dans lequel ils pénètrent, mais où ils sont accueillis. C'est le paradoxe double de cette xenitheia qui est à la base de la liturgie. Nous ne devons jamais l'oublier. La liturgie, elle doit être pour nous facteur de dépaysement. Elle nous introduit là où naturellement nous ne saurions pas aller, mais là où nous sommes attendus. Et en même temps, elle nous rend étranger à notre passé qui est un passé de péché.

Or, comme nous sommes toujours malgré tout, au moment où nous célébrons la liturgie, des pécheurs, nous devons sentir en nous cet écartèlement, ce tiraillement entre ces deux p6les : le Royaume où nous sommes accueillis et qui n'est pas le nôtre et le monde qui est le nôtre, et dont nous sommes extraits et auquel nous devons nous sentir de plus en plus étranger. Il y a donc là quelque chose qui est comme une aliénation, mais ce n'en n'est pas une, c'est essentiellement différent.

 

Voici donc cette liturgie, cette liturgie tel que nous la célébrons maintenant, qui nous apporte cette vie divine. Mais nous devons bien savoir - et pour encore entrer dans cette découverte qu'ont fait les Quakers - c'est que la liturgie a été mise en branle dès le premier instant de la création.

A l'instant où Dieu se décide de créer, son souffle créateur se répand de suite partout. Là où il n'y a rien, il flotte, il plane, il couve sur ce que la Bible appellera le Tohu-bohu, le chaos. Il n'y a rien. Et puis ce souffle, qui est un souffle d'amour et de puissance, il est por­teur d'une parole, d'une Parole qui fait surgir et qui organise, qui fait croître et qui embellit. Et voici la création en route. Si bien que tout ce qui existe partout maintenant est signe, est dis­cours, est symbole, est mystère pour qui a les yeux ouverts, tout, abso­lument tout dans la création est donc un message, tout est révélation de ce que Dieu dit et de ce que Dieu est à travers ce qu'il dit.

Et tout devient alors louange de Dieu,  ça veut dire que tout est un miroir dans lequel se reflète la lumière, la lumière de Dieu qui est vivi­fiante, et qui est séduisante, qui est aussi peut-être inquiétante parce qu'elle fait trop ressortir, elle met trop en évidence notre obscurité, nos coins sombres en nous, nos coins ténébreux. Mais tout le cosmos est donc révélation de ce qu'est Dieu, et c'est ainsi que la liturgie est essentiellement cosmique.

 

Elle sera aussi une invitation, cette liturgie cosmique, une invitation à entrer dans ce travail que produit la Parole de Dieu. Car qu'arrive-t-il ? Qu'est-il arrivé ? Il est arrivé que cette liturgie cosmique est devenue consciente. Au début elle était vivante, mais d'une vie portée par le Verbe Créateur, ­portée par le souffle d'amour. Mais il n'y avait personne, personne que Dieu seul pour le savoir. Mais il a fallu à un moment donné que de cette création même surgisse des êtres qui eux allaient voir, et allaient savoir, et allaient comprendre. C'était les hommes !

Et puis la conscience de cette présence et de ce travail de Dieu, et aussi de cette louange à rendre à Dieu, elle s'est comme ramassée - je rac­courcis naturellement - elle s'est ramassée en la personne d'un seul homme qui n'était autre que la Parole de Dieu devenue chair ; la voici ramassée dans le Christ qui à lui seul est le liturge parfait. Et puis à partir de là, elle éclate, elle éclate vraiment, elle éclate à travers les temps et les éternités d'éternité. Elle éclate en des milliards, des milliards d'étincelles, chacune des étincelles étant un homme.

 

Et voici que l'homme, chaque homme est devenu officiant de cette grande liturgie. Les hommes avant le Christ aussi, parce que le Christ était déjà présent en eux mais de façon invisible. Il était présent parce que Lui qui existe avant que le monde fut créé, i1 travaillait déjà dans ces hommes, mais de façon très imparfaite parce que la pâte humaine n'était pas encore mûre.

Mais dès l'instant ou le Christ est apparu parmi nous, alors nous entrons dans cette véritable liturgie que nous connaissons maintenant, liturgie qui doit faire de chacun de nous un prêtre. Voyez, nous avons alors ce fameux sacerdoce royal dont on parle tellement, qui fait de chacun des chrétiens et même de chacun des hommes – mais restons encore entre chrétiens parce que là au moins nous le savons – il fait un prêtre de cette liturgie.

 

­            Eh bien, mes frères, je pense que nous devons essayer dans le cadre de notre vie monastique, de comprendre qu’il ne faut pas dresser des cloisons dans notre vie, ou des compartiments. On passerait de l'un à l'autre : on passerait du travail à l'église, ou à la Lectio, ou au réfectoire, ou au sommeil, ou partout. Non, c'est notre vie entière qui est une liturgie.

Mais elle aura des points forts, elle aura des flammes qui vont jaillir et ce sera ce que nous appellerons nos célébrations liturgiques, quand ce sera l'Office et surtout quand ce sera l'Eucharistie. Mais cette liturgie, alors elle devra si elle veut être vrai, elle devra toujours créer un dépaysement. Toujours elle devra nous faire reprendre conscience que nous sommes des étrangers, que nous sommes chez Dieu, où nous sommes admis.

Nous sommes admis parce que nous y avons été appelés. Mais nous sommes admis à être non seulement des serviteurs dans cette liturgie, mais des ser­viteurs privilégiés qui sauront ce qu'ils font, et qui vont partager les secrets, et qui deviendront alors tout au bout, qui deviendront eux-mêmes d'autres Christ, d'autres liturges parfaits, ils deviendront des fils partageant tout, n'est-ce pas !

 

Mais malgré tout, à ce moment-là plus que jamais, il faudra savoir qu'on est étranger. Et ce sera, comme je l'ai rappelé il y a quelques jours encore, ce sera l'humilité. L’humilité n'est rien d'autre que cela: c'est de savoir qu'on n'est pas chez soi, qu'on est étranger. Et la liturgie, elle doit nous le rappeler à tout moment.

Cette liturgie, elle est immersion dans une vie qui n'est pas la nôtre. Et alors pour être comme cela dépaysé, il faut avoir du courage. Car il est périlleux d'abandonner ce qu'on connaît pour ce qu'on ne connaît pas.

Et comme le Père Bouyer l'a bien insinué, il s'y est arrêté un petit peu - surtout que nous avons peur l'instant un très bon lecteur, qui sait mettre ça très fort en relief, qui fait bien attirer l'attention, et il faut l'en féliciter parce que ce n'est pas facile - c'est la tentation d'une liturgie qui n'en n'est pas une, une liturgie dévaluée, une liturgie de l'homme, une liturgie coupée de la Parole.

 

Alors si elle est coupée de la Parole, elle est coupée de l'Esprit. Je ne veux plus entendre cette Parole de Dieu qui me rend étranger au monde, qui me rend étranger à moi-même, qui me met dans une situation inconfortable Alors, au cours de' la liturgie, mais je vais entendre des paroles humaines. La Parole de Dieu, je ne veux plus l'entendre.

Mais alors si je ne veux plus entendre la Parole de Dieu, je me place hors de l'Esprit, car la Parole de Dieu, elle est portée par l'Esprit. Je vais donc entendre des paroles d'hommes. Ce sont des paroles rassurantes, ce sont des paroles sécurisantes, elles me tiennent dans l'humain. Et là je suis bien, ça me donne chaud au coeur. Je suis chez moi !

Vous voyez mes frères, que la liturgie ce n'est pas une affaire de sen­timents, ce n'est pas une affaire de fétichisme, ce n'est pas une affaire pour être bien sur la terre. Non, elle doit nous faire pénétrer à l'inté­rieur d'un univers qui n'est pas le nôtre et nous livrer entièrement à ce souffle porteur d'une Parole de Vie ; Mais une Parole qui est elle-même un feu, et qui est une masse, un feu qui va brûler en nous tout ce qui s'oppose à l'Esprit et à la Parole, et une masse qui va faire éclater tout ce qui est trop dur en nous.

 

Alors mes frères, si nous voulons nous abandonner à une liturgie d'homme - mais nous ne le voulons pas ici, je parle en général - et bien c'est le pourrissement. C'est le pourrissement, nous pourrissons sur nous-mêmes, et nous pourrissons vraiment. Ce n'est pas comme le grain de blé qui tombe en terre, qui pourrit et puis qui donne naissance alors à une tige et à des nombreux fruits. Non, c'est un pourrissement pour le retour au néant, il n'y a rien. De l'humain ne sort que de l'humain !

Voilà, mes frères les pensées qui se sont éveillées en moi à l'audition de ce petit mot de Quakers. Nous devons, nous, essayer dans notre vie monas­tique d'être, oui, des Quakers dans le sens étymologique, des frémissants de Dieu, des hommes qui sont remplis de respect pour Dieu, pour ceux avec lesquels ils vivent, qui sont remplis de respect pour eux-mêmes parce qu'ils sont les temples de l'Esprit.

Et puis, ils n'ont pas peur de se laisser emporter dans ce Royaume de Dieu où ils vont se découvrir autres, où ils vont voir des choses auxquelles ils ne sont pas préparés, mais des choses dont les hommes ont besoin pour vivre déjà ici sur terre, mais alors surtout pour vivre éternellement.

Voila mes frères, j'ai peut-être dit cela très maladroitement, mais j'espère que vous m'avez tout de même suivi. Et ensemble nous essayerons de vivre cette liturgie, notre liturgie avec toujours plus d'esprit de foi, avec toujours plus de soins de façon à ce qu'elle devienne pour chacun d'entre nous : source de vie, d'une vie belle, d'une vie qui jamais ne cessera.

 

Chapitre : La xenitheia.                           15.12.79

      9. Le paradoxe de l’humilité.

 

Mes frères,

 

Avant d'aller goûter un repos bien mérité, au terme d'une semaine char­gée et agitée par des jours et des jours de tempête, nous allons encore passer quelques instants avec le moine qui habite la maison de Dieu. Et ce moine vous le connaissez, c'est votre serviteur et aussi chacun d'entre vous.

Nous devons tous, puisque nous habitons ici chez Dieu, être pénétré d'une crainte sacrée, crainte sacrée qui portera le beau nom de respect. Mais un respect qui nous ennoblit. Car si le respect a pour objet la personne de Dieu, il a aussi sa source en Dieu, et il finira par nous assimiler à Dieu.

Nous sommes ici chez Dieu, nous sommes des étrangers qu'il a invité à partager son environnement et à partager sa vie. Mais lui, il ne nous traite pas comme des étrangers. Il nous traite d'autant moins comme des étrangers que nous restons, nous, à notre place d'étranger. Et c'est là le paradoxe de l'humilité.

 

Plus on s'abaisse, plus on reste, plus on devient ce qu'on est, plus alors Dieu peut se saisir de nous pour faire de nous ce que nous ne sommes pas par nature, pour nous introduire alors vraiment au coeur de sa vie, chez Lui, et faire de nous ses héritiers et ses fils. Mais il y a une condition : nous devons toujours savoir que nous sommes malgré tout des étrangers, et respecter ce Dieu.

Mais voila, nous sommes des pécheurs, et le péché c'est d'oublier ce que nous sommes. Nous nous installons si facilement chez nous partout où nous allons. C'est ce qui introduit dans le monde souvent la brouille entre des amis. On devient tellement ami qu'on ne fait plus le partage entre ce qui est à moi et ce qui est à toi. On finit par tout partager et ça met la brouille dans les ménages, et ça peut aller très loin !

Non, nous devons toujours rester à notre place. Nous ne sommes vraiment chez nous que dans notre peau. Une fois que nous sommes ailleurs et que nous sortons de nous, alors nous sommes des étrangers, ne l'oublions jamais. Mais voila, nous sommes des pécheurs, et nous sommes atteints de cette maladie de l'oubli.

 

Il a donc fallu que la loi sous laquelle nous avons juré de militer, combattre jusqu'à la mort, que cette loi nous rappelle de temps en temps que nous sommes chez Dieu. C'est pourquoi nous devons toujours prêter attention à cette lecture de la Règle que nous entendons tous les jours à la fin du repas au réfectoire, ne pas l'écouter d'une oreille distraite. Mais oui, je le sais, c'est toujours la même chose, je l'ai entendu tant de fois ! Non, ça doit nous être répété, car le péché est plus fort chez nous que la nature. Et lorsque nous laissons aller la nature, eh bien c'est le péché qui prend le dessus. Nous devons toujours veiller !

Voyez, lorsqu'on entre un peu comme ça, qu'on veut parcourir, survoler la vie monastique on s'aperçoit comme ça que tout se tient : et la xeni­theia le fait d'être un étranger, et le fait de veiller, d'être attentif, d'écouter, tout cela c'est une même attitude.

 

Saint Benoît nous dit donc que nous devons traiter tous les vasa et toute la  substantiam  du monastère comme si on avait à faire aux vases sacrés de l'autel. S'il fallait traduire cela dans le jargon moderne, que tout le monde comprend parce que chaque année ça vous est mis sous les yeux par le Receveur des Contributions, on dirait : tous les biens mobiliers et tous les biens immobiliers ; les  vasa, les biens mobiliers et la sub­stantia, c'est tout l'immeuble, c'est l'immobilier.

Il faut donc aussi, puisque nous sommes chez Dieu, avoir un respect infini pour l'immeuble dans lequel nous habitons. Cela veut dire que chaque partie de cet immeuble devra répondre à la destination que Dieu a prévue pour lui. Nous allons, si vous le voulez bien, commencer aujourd'hui à faire un peu le tour de l'immeuble. Mais nous ne saurions faire le tour complet parce que nous n'en finirions pas, d'une chose on passe à l'autre. Mais nous allons commencer par le centre, par le coeur du monastère, qui est l'oratoire.

 

Nous respecterons l'oratoire si, comme le demande Saint Benoît, l'ora­toire est pour nous comme il le dit ici : hoc quod dicitur,  52, 2, s'il est ce que signifie le mot oratoire, c'est à dire un endroit pour y prier. C'est donc l'endroit par excellence où nous rencontrons Dieu, où Dieu nous accorde audience. Disons que ce sont les appartements privés de Dieu. Et plusieurs fois par jour, il nous fait la faveur de nous accueillir là où il habite.

Pensez un peu à ce récit Biblique du Livre d'Esther où il est bien dit que le roi Xerxès trône dans ses appartements, et absolument personne n'a le droit d'entrer chez lui s'il n'a pas été appelé. Si n'importe qui, même le plus haut des courtisans, même la première des épouses, même la reine a l'audace de franchir le seuil de cet appartement, il encourt automatiquement la peine de mort à moins que le roi ne tende le sceptre vers la personne ; et la personne vient toucher ce sceptre en guise de remerciement de ne pas avoir été condamnée à mort et d'être acceptée, d'être accueillie.

Voyez un peu jusqu'où allait le respect dans cette cour des Rois de Perse. Il est possible que le récit Biblique exagère un peu, mais enfin il y a certainement là quelque chose de vrai, quelque chose qu'on voulait faire passer. On voulait faire sentir que si un roi terrestre exigeait tellement de respect, que ne devait-il pas être du Roi des rois qui était le Roi et le Dieu Q'Israël.

 

Eh bien, nous allons, nous, ainsi chez Dieu. Et nous y allons pourquoi faire ? Mais nous y allons pour lui parler, pour orare, pour faire sortir quelque chose de notre bouche ex ore, pour nous adresser à lui et aussi pour recevoir sa réponse, pour lui exposer des requêtes et aussi pour le congratuler, pour avoir avec lui des entretiens coeur à coeur.

Voila à quoi sert l'oratoire ! Je vais donc respecter cet oratoire si je vais là uniquement pour cela. Et Saint Benoît dit, il veut le rappeler : oui, ça doit bien servir à ça et pas à autre chose. Il ne faut pas, dit-il, que  aliud quidquam geratur aut condatur, 52, 3. Il ne faut pas qu'on y introduise là, ou qu'on y fasse là, ou qu'on condere, qu'on y dépose là quelque chose d’autre.­ Oui, on va dire : c'est vrai, mais ce n'est plus de notre époque. A cette époque là c'était des barbares. Un petit monastère, ça pouvait ser­vir d’entrepôt peut-être, je ne sais pas ce qu'on y introduisait ? Là à l'église on y faisait autre chose, mais aujourd'hui nous sommes civilisés. Il est dit des tous premiers moines, les premiers, les Egyptiens, que pendant l'oraison à l'oratoire, ils travaillaient, ils tissaient leurs paniers et leurs cordes. Oui, c'était tout primitif, ils se cherchaient. 

Pour Saint Benoît, c'est fini ! Mais aujourd'hui, on sait ce que c'est qu'un oratoire ? Eh bien je ne suis pas encore tellement sûr. Même dans notre oratoire ici, il s'est passé des choses étranges dans l'ancien temps, dans l'ancien temps, à l'époque où j'avais encore l'honneur et la gloire, et le bonheur d'être jeune, c'est à dire d'être novice ou à peu près. Je ne vais pas raconter ça parce que ça peut paraître un peu drô1e. Non, ça ne vaut pas la peine. Ce sera pour une autre occasion.

 

Mais rappelons-nous un peu ce que nous avons entendu à midi, ces remar­ques que faisait le Père Bouyer à propos de la destination qu'on donnait aujourd'hui aux oratoires dans le monde ou un oratoire, un endroit dit sacré, n'existe plus. Quand on construit maintenant un endroit où on devra célébrer le culte, eh bien on ne le consacre même pas, ça sert à tout. Cela peut servir comme salle de culte, mais aussi comme salle de théâtre, salle de cinéma, salle de danse. C'est polyvalent !

Et voila, c'est la fête de l'humain, c'est la fête de l'homme tel qu'il est. On est ensemble, on a chaud, on est bien et on se donne du coeur. Et alors on est beaucoup plus fort pour entrer dans la vie, pour lutter. Et Dieu alors il est contant de nous parce que, lui, il n'est vraiment Dieu que lorsque nous autres nous sommes vraiment des hommes dans notre condition d'aujourd'hui.

Alors on est bien chez soi. Et dans ce local, on fait tout. Quand on a bien fêté, eh bien autour d'une table on va célébrer l'Eucharistie, comme on est, voilà ! Ce qu'on a chanté, ce qu'on a lu, ce qu'on a dit, eh bien, c'est ça la Parole de Dieu pour aujourd'hui, pour nous. C'est arrivé le moment, on retrousse les manches, on est autour de la table, on consacre ce qui est là avec ce qu'on est. Voilà, on a célébré l'Eucharistie, ça se passe comme ça. Pas partout naturellement, attention !! Il ne faut pas penser ! Mais disons que, ça, c'est aujourd’hui la pointe, la fine pointe de l'évolution liturgique.

 

Eh bien voila, le Père Bouyer dit cela avec des paroles très dignes, comme il convient dans le métier de théologien, mais enfin c'est ça qu'il veut dire. Vous voyez, voila à quoi ça mène lorsqu'on oublie la xenitheia. On ne sait plus qu'on est des étrangers chez Dieu, que nous devons alors tels que nous sommes maintenant être saisis par l'Esprit de Dieu, et transformés, et transfigurés et être divinisés. Voyez, voila où ça conduit !

Mes frères, ce n'est pas le cas ici, ce ne sera jamais le cas. Mais prenons tout de même garde. Nous verrons la prochaine fois ce que Saint Benoît nous dit : comment nous devons prouver à Dieu et que nous devons nous prouver les uns aux autres que nous sommes vraiment dans la maison de Dieu, à l'endroit où il nous reçoit et où nous devons avoir avec lui un dialogue respectueux et franc et recevoir sa Parole de façon à ce que nous puissions devenir de plus en plus assimilés à ce que Lui est, et devenir vraiment les fils qu'il veut faire de chacun d'entre nous.

 

Chapitre : Saint Jean de la Croix.                16.12.79

      La strophe XVIII du Cantique Spirituel.

 

Mes frères,

 

Avant hier nous avons célébré très modestement la fête de Saint Jean de la Croix. C'est là un saint auquel on a fait une réputation, je n'irais pas jusqu'à dire détestable, mais enfin ce n'est pas trop loin. On l'a présenté comme un homme dur, impitoyable, intraitable, quasi un coeur sec. En réalité on pouvait dire de lui comme de Moïse, qu'il était le plus doux parmi les enfants des hommes.

Mais il était de son temps. Il avait un tempérament de feu. C'est l'époque où les Espagnols partaient à la conquête du monde. Et lui, il a voulu partir à la découverte d'une terre, mais d'une terre de laquelle il sentait, il entendait plutôt monter un appel. Il était un des rares à entendre cet appel. Il a voulu être un conquistador spirituel et il est parti à la re­cherche du Royaume de Dieu.

Son itinéraire spirituel, son voyage mystique, il l'a exprimé sous forme de poèmes. C'est un des plus grands poètes Espagnol et peut-être un des plus grands poètes que la terre ait porté jusqu'aujourd'hui. Ses poèmes, il les chantait lorsqu'il devait traverser des coups durs. Et puis on les a entendu, on les a retranscrits, ils se sont propagés et on lui en a demande des commentaires. Il en a commenté trois.

 

Aujourd’hui, je voudrais vous présenter une strophe du plus long de ses poèmes : le Cantique Spirituel. Pourquoi l'appeler le Cantique Spirituel ? Mais parce que sa facture est construite sur le modèle du Cantique des Cantiques, et le thème est à peu près le même. Et pourquoi cette strophe que j'ai choisie aujourd'hui ? Parce qu'elle m'est revenue à l'esprit comme ça, sans que je la cherche, alors qu'un de ces derniers soirs je vous parlais ici de la xenitheia, du fait d'être un étranger.

Il s’agit de la strophe 18, et je vais l’agrémenter d'un commentaire, d'une exégèse plutôt, de mon cru. Vous allez peut-être dire ou penser, parce que pour le dire, vous ne le direz pas maintenant du moins, que c'est assez prétentieux ? Mais je ne le pense pas, car les pensées, les poèmes ou les écrits des saints, ils tombent dans le patrimoine commun de l'Eglise, et tous les croyants peuvent à leur tour les exploiter. Ils peuvent à travers les paro­les des saints retrouver leur propre expérience ; ou bien alors se servir des paroles des saints pour exprimer ce que eux ressentent, ce que eux vivent. C'est le droit de chaque croyant.

C'est même son devoir, car il doit prendre ce que le saint a trouvé à son époque, il doit le prendre et il doit le porter un peu plus loin. Nous sommes d'aujourd'hui, nous avons d'autres préoccupations, une autre vision du monde, nous avons une autre culture ; noua avons, je ne dirais pas une autre théologie, mais une vision théologique qui est de notre temps. Et ce trésor que nous avons reçu, il est de notre devoir de le faire fructifier. C'est cela la tradition. Ce n'est pas créer à partir de rien, mais c'est innover à partir de l’ancien.

 

Et voici cette strophe:     

 

 

Dans le secret du cellier

de mon aimé j'ai bu

et quand je sortis

parmi toute cette plaine

plus ne savais chose aucune

et je perdis le troupeau jadis suivi.

 

Qu'est-ce que cela veut dire ?

 

D'abord nous savons, le Christ nous l'a dit, que dans la maison de Dieu il y a beaucoup de demeures, il y a nombre de salles, il y a nombre de chambres. Et nous habitons la maison de Dieu. Mais il y en a une dont l'accès n'est pas permis à tous, de même que dans le jardin d'Eden il y avait une multitude d'arbres, mais il y en avait un dont l'homme ne pouvait pas manger. Il ne pouvait pas encore en manger. Il en aurait mangé un jour, mais à l'heure où Dieu le lui aurait permis.

Cette salle, cette chambre est secrète. Dieu seul y séjourne et alors ceux qu'il y invite. C'est la salle du festin, c'est là que Dieu prend son repas. C'est à dire c'est la que Dieu dans sa Trinité vit et s'épanouit en lui-même, non pas égoïstement, car il est trois Personnes. Et parfois, il invite certains hommes à entrer dans cette salle de festin et à partager son repas.

 

Quels sont ces hommes ? Mais ce sont ceux-là qui portent inscrits sur leur chair, sur leur front, sur leur main, la marque, le signe de l'agneau. Et ce signe, c'est la Lumière. Ces hommes ont un coeur devenu translucide, un coeur dans lequel habite une Lumière, une Lumière qui n'est rien d'autre que la Lumière translumineuse de la TRINITE.

Et cette Lumière, elle se diffuse vers l'extérieur à travers ces hommes qui sont devenus comme diaphanes. Et c'est cette marque qui est perceptible, du moins au regard de Dieu, et aux hommes, aux hommes auxquels Dieu donne des yeux pour voir cette Lumière. Et ceux-là alors peuvent parfois être invités à entrer dans la salle du festin.

Cette Lumière n'est autre que les prémices de la résurrection des morts. C'est le Christ qui habite déjà dans un homme. Ce n'est plus moi qui vit, dira cet homme, c'est le Christ qui vit en moi, et je le sais. Je suis devenu étranger à moi-même. Mais à ce moment où le Christ a pris possession de moi qui suis sa créature, voici que je me trouve dans ma personnalité achevée. Il y a là toujours ce paradoxe d'être soi-même tout en étant devenu un autre.

 

Cet homme peut entrer dans la salle du festin parce qu'il est en conso­nance avec cette salle, cette salle qui n'est que lumière. Le président du festin, c'est la Lumière, c'est le Christ qui a dit : Moi, je suis la Lumière du monde. Et la boisson qu'on sert aux invités, c'est aussi la Lu­mière.

Et alors cet homme dit : Dans le secret de cette salle, j'ai bu de mon Aimé. La boisson que sert Dieu dans ce festin, c'est la Lumière, c'est sa nature à Lui, c'est sa Personne à Lui, et celui qui a bu, qui a goûté à cette boisson, il n'aura plus jamais soif. Il n’aura plus jamais soif des boissons qu'il connaissait auparavant, toutes ces boissons terrestres dans lesquelles il cherchait la jouissance, l'ivresse, le plaisir.

Non, il les a oubliées. Mais de cette boisson qu'il reçoit dans ce festin, une fois qu'il en a bu, il en aura toujours soif, il en redemandera toujours, il ne sait plus s'en priver. Il devient lui-même soif ! Cette boisson, cette Lumière devient en lui une source qui commence à jaillir, elle devient un torrent, elle déborde et elle jaillit en Vie Eter­nelle pour cet homme et pour tous ceux, proches ou lointains qui viendront aussi s'abreuver à cette source.

 

Le voila donc dans cette salle de festin, et il boit, il boit cette Lumière, et il devient lui-même lumière et torrent. Et puis alors il est libre, il devient libre, il sort, il entre, et il trouve toujours de nou­veaux pâturages. C'est à dire que tout ce qu'il désire, il le trouve. Pourquoi ? Mais parce qu"il n'a plus qu'un seul désir, il ne désire plus que les vouloirs de Dieu et les vouloirs de Dieu sont à sa disposition à tous moments. Le voici donc dans la salle de ce festin et il boit.

Et quand il sort de cette salle, car il ne peut pas y rester toujours, c'est encore trop tôt pour y rester toujours. Un jour, il y restera, mais pas maintenant encore. Saint Bernard l'a dit : parva rara hora, parva mora, c'est une heure rare, c'est un moment trop court. Mais quand il sort de cette salle, comme il l'a dit alors dans le poème : quand je sortis parmi toute cette plaine, plus ne savais chose aucune. Quand il sort, il ne reconnaît plus le monde, il est devenu entièrement étranger au monde.

Le monde, lui, est toujours le même, mais c'est lui qui est changé. Il n'est plus comme avant. Et ce changement est irréversible, jamais plus il ne reconnaîtra le monde et le monde non plus ne le recon­naîtra. Il voit maintenant tout avec un regard nouveau. Il a des yeux éblouis, des yeux clairs, des yeux purs.

 

Le monde, il sait très bien que ce monde est sorti de l'Amour de Dieu et que Dieu continue à le faire grandir par son Amour. Le monde, il l'aime ; le monde, il le trouve beau, mais lui est devenu d'une autre nature que le monde. Maintenant il est devenu, il devient et il le sait, il devient cette Lumière qui crée le monde. Il est encore une fois là, toujours dans cette position paradoxale d'être étranger au monde tout en étant lui-même une étincelle privilégiée de ce monde.

Il regarde le monde et, en laissant reposer sur le monde son regard qui est devenu lumineux, il revêt le monde de beauté. Il ne sait plus rien salir. Tout ce qu'il regarde, il y dépose un reflet de la Lumière qui l'habite. Il va donc devenir poète, c'est à dire créateur, mais créateur de beauté. Et ainsi le monde devient meilleur, le monde devient plus beau, le monde devient plus lumineux. Il devient pour les hommes, alors, plus agréable d'y habiter. 

Il faut ainsi qu'il y ait toujours dans 1e monde des hommes qui sont des Christ, des hommes qui sont entrés dans cette salle de festin, qui y sont invités encore de temps en temps. Et puis, lorsqu'ils en sortent, ils sont plus Christ encore, plus lumière. Et étant dans le monde, c'est eux qui deviennent à ce moment là : lumière du monde. Et le monde a besoin de tels hommes.

 

Et autre chose encore. Lorsqu'il sort de cette salle il dit : je perdis le troupeau que jadis suivis. Auparavant il suivait un troupeau. C'était le troupeau de ses convoi­tises, le troupeau de ses désirs, de ses plaisirs, de tous ses besoins charnels : besoin de paraître, besoin de dominer, besoin de savoir ; tous ces besoins liés à la chair malade, à la chair blessée. Et ce troupeau là, maintenant il ne le suit plus. Il porte encore sur lui les traces de ce troupeau, mais maintenant il ne sais plus le suivre. Pourquoi ?

Mais parce que son coeur est ailleurs, son coeur est toujours resté dans la salle du festin. Cette Lumière dont il s'est abreuvé, mais il en a de nouveau soif. Et les petites gouttes qui sont restées dans son sang, qui y sont toujours, eh bien, il continue à les déguster, à les laisser circuler en lui. Et le troupeau qu'il suivait, il le laisse aller. Maintenant c'est fini, il est parti ailleurs.

           

Mes frères, à ce moment là, cet homme se trouve seul. Le troupeau a pris le large et lui, il est resté là, il est seul. Il est devenu alors ce que son nom signifie. Il est devenu moine. C'est un homme qui est seul. Il est seul parce qu'il est devenu étranger à tout. Il est étranger au monde, il est étranger à ce troupeau qui était lui.

Mais à ce moment là aussi, il a ramassé en lui l'univers entier. Il est devenu un microcosme. Il est devenu dans sa personne ce que le monde devien­dra un jour. Il est devenu Lumière, il est devenu habitacle, temple de Dieu, temple de l'Esprit. Il est devenu un autre Christ. Et le monde, alors, peut regarder vers ce microcosme, vers cette unité et y voir, y contempler son destin ultime qui sera d'être aussi, lui, entièrement transfiguré, entièrement lumière le jour où Dieu sera tout en tous.

 

Voilà, mes frères, vous allez dire : oui, tout ça c'est très beau, mais ce n'est pas du tout pour nous. Eh bien si c'est pour nous, c'est à cela que nous sommes appelés ! Si Dieu nous a invité dans ce monastère, qui est sa maison, c'est afin de nous purifier, c'est afin de nous nettoyer, de nous laver, de nous donner un vêtement de noce, un vêtement pur qui nous permettra alors d'entrer dans cette salle de festin où il se donne à nous dans toute sa beauté, où il nous abreuvera de sa Lumière, où il nous permettra alors de devenir Lumière nous-mêmes.

Et puis d'en sortir, de sortir de cette salle de façon à pouvoir être pour tous, pour les hommes encore une fois proches, c'est à dire nos frères, ou lointains, c'est à dire ceux qui vivent en dehors de cette maison de Dieu, de devenir pour eux Lumière, c'est à dire ce que eux deviendront aussi un jour.

 

Mes frères, vous voyez, lorsqu'on commence encore une fois à réfléchir à notre vocation monastique, à l'appel que Dieu nous a adressé, lorsque nous regardons un peu là où il veut nous conduire, à travers l'image que nous en avons chez les saints et les paroles qu'ils nous ont laissées pour exprimer leur expérience, eh bien, nous nous trouvons à mon sens encouragés.

Car ce que Dieu a promis, ce que Dieu nous offre, il est capable de le réaliser et il désire le réaliser. Il n'attend qu'une seule chose : que nous lui ouvrions notre coeur, que nous lui ouvrions un crédit total, sans réserves ; et que nous laissant conduire par lui, nous cheminions à travers sa maison jusqu'à cette salle où il se donnera à nous, de façon à être déjà pour nous avant d'être pour le monde entier, absolument tout, tout et lumière.

 

Chapitre : La xenitheia.                           17.12.79

      10. Le comportement du moine chez Dieu.

 

Mes frères,

 

Nous allons continuer quelques minutes encore à interroger et à écouter le moine qui est possédé par la vertu de xenitheia. Il habite chez Dieu. Il est saisi d'un respect sans bornes face à cet amour personnel, personni­fié, cet amour qui est une Personne, qui est une société de Personnes, trois Personnes, cet amour qui l'a appelé, cet amour qui est propriétaire d'un lieu, de bâtiments, d'objets. Et voici cet homme qui vit là, chez Dieu !

Il a un comportement spécifique, et ce comportement, il nous l'explique. Il nous l'explique en se référant à celui qui est son pédagogue, notre grand Maître Benoît. Le moine est pour l'instant dans le local où Dieu le reçoit en audience. Lorsque le moine a quelque chose à demander, qu'il a un désir à exprimer, qu'il a un pardon à solliciter, il est là dans ce que nous appelons l'oratoire. Il s'y tient comme il doit s'y tenir, et ainsi il manifeste le respect qu'il doit à cette salle où Dieu habite, où Dieu trône, où Dieu le reçoit.

Saint Benoît dira que le, moine doit avoir, ce qu'il appelle en latin reverentia, reverentia Deo, 52, 5. C'est un mot qui est difficile de traduire. Le mot révérence en français ne traduit pas exactement le sens du latin, qui est un geste, un geste intérieur. C'est un mouvement de retenue, c'est un recul qui est esquissé. L'homme se demande s'il va aller plus loin, ou bien s'il va se retirer. C'est cela la révérence.

 

Il y a une crainte, vous voyez. Nous revenons toujours à cette crainte, à ce tremblement qui habite l'homme qui se trouve en face de Dieu, l'homme qui est chez Dieu, cette crainte qui sera le respect. Il se souvient d'une chose, cet homme, de ce que Saint Benoît dit, où il dit que l'oratoire doit répondre à ce que signifie son nom ; et que à cet endroit, dans ce local, on ne doit rien porter et on ne doit rien disposer qui puisse être contraire, qui puisse être une atteinte au nom d'oratoire.

Et ici, Saint Benoît avait certainement sous les yeux cette scène d'émeute que Jésus avait déclenché dans le temple de Jérusalem. Donc, la première fois qu'il y est entré avec ses disciples, son sang n'a fait qu'un tour. Il a ramassé des cordes qui traînaient, il a sonné le ralliement de ses disciples et il a commencé à foncer dans la bande des marchands. Il les a faits sortir, il les a mis à la porte, tous : les marchands de boeufs, de brebis, de colombes...les changeurs, les trafiquants tout.

Et il a eu cette Parole-ci, cette Parole : Il est écrit, la maison de mon Père, elle sera une maison de prière pour tous les peuples, et vous, vous en avez fait une caverne, un repaire de brigands. Et il ne permettait pas, précise bien l'Evangéliste, qu'on transporte à travers le temple quoi que ce soit.

 

C'est exactement ce que dit Saint Benoît ici. Oh ne peut pas porter, et on ne peut pas déposer dans l'oratoire quelque chose qui ne soit pas desti­né à la prière, parce que la maison de Dieu est une maison de prière, non seulement pour les hommes qui s'y trouvent, mais pour tous les peuples.

Cela veut dire qu'à partir de là, comme à partir du temple de Jérusalem dont notre oratoire n'est jamais qu'une réplique, la gloire de Dieu doit éclater pour l'univers entier. Et alors les demandes, les suppliques, les besoins de tous les hommes doivent être comme drainés vers cet oratoire, et à partir de là s'élever vers le Père.

Alors vous comprenez que dans ces conditions, le moine qui se trouve à la porte de l'oratoire, ou bien qui y entre, ou bien qui en sorte - car Saint Benoît parle précisément de la communauté qui sort de l'oratoire - celui-là, il EST comme un mouvement de retrait, de recul, d'hésitation.

 

Ce respect, que nous allons peut-être trouver exagéré, mais qui ne l'est pas du tout            car Saint Benoît avait de la présence vivante et agissante du Christ une conscience tellement puissante - il était comme dit Saint Grégoire un vir Dei, l'homme de Dieu - qu'il n'aurait pas du tout été étonné si un moment le Christ était apparu là en chair et en os, s'il s'était manifesté comme il s'était manifesté aux apôtres.

Là, il était dans le local, tout était fermé, mais il était là pour mettre à la porte ce qui ne convient pas, ou ceux qui perturbent, ou ceux qui veulent transformer l'oratoire en autre chose qu'une maison de prière. Non, il n'y avait rien d’exagéré !

 

Vous savez que dans certain lieux de culte qui ne sont pas nécessairement chrétiens, en Islam par exemple où la mosquée est aussi le lieu de prière, avant d'y entrer il faut se déchausser, ou bien on y entre pieds nus, ou bien on met aux pieds des sandales qui font partie du mobilier de l'ora­toire. Mais le respect va jusque là : je ne suis pas chez moi et je dois me déchausser avant d'entrer.

Même dans les relations de bienséance, il arrive parfois que dans certaines maisons où l'on va, où  enfin il fait très propre, très, très, très propre. Et ]a maîtresse de maison, si on a les pieds crottés, surtout par un temps pareil, enfin, on aura de soi-même le réflexe de dire : écoutez, voyez un peu dans quel état je me trouve, je vais enlever mes chaussures. La maîtresse de maison dira peut-être : non, non, non, cela n'en vaut pas la peine ! Mais elle sera peut-être aussi très contente de dire : mais oui, allez-y, je vais vous donner des pantoufles. Oui ça arrive.

Mais alors voyez, lorsqu'on entre chez Dieu notre réflexe doit être le même. On doit laisser à la porte de ce sanctuaire tout ce qui n'est pas en rapport avec la prière.

 

            Et Saint Benoît, pour spécifier le contraire de ce respect, il a un mot, c'est en latin improbitas. Ah, comment le traduire ? On le traduit ici par importunité ? Ce n'est pas ça ! L’ improbitas, c'est la grossièreté dans le sens où on dit : c'est un grossier personnage. C'est ça l' improbitas. Il faudrait rendre au texte cette vigueur un peu dure qu'a voulu mettre Saint Benoît dans sa Règle. Vous voyez, je ne sais pas, on a peur aujourd'hui de la dureté. Il faut parfois être dur. Or saint Benoît l'est quand on touche aux choses de Dieu.

            Pas de grossièretés, dit-il. Et cette grossièreté, comment va-t-elle s'exprimer ? se manifester ? Elle va se manifester par le bruit, car Saint Benoît dit : ce respect infini, cette reverentia, cette retenue, elle va se manifester par un summum silentium, 52, 5, par un silence, un silence à son sommet. On ne saurait pas aller plus haut, c’est un sommet dans le silence. Mais voyez, qu'il y a toute une communauté qui est là.

C'est donc un silence qui est quasi palpable, un silence qu'on peut toucher, un silence qu'on peut entendre, qu'on peut écouter, un silence qui est habité parce que le silence, c'est le halo, c'est l'auréole qui entoure la Personne, les Per­sonnes Divines plutôt. Il est dit, je ne sais pas qui a dit cela : Dieu a une seule Parole et il l'a dit dans un éternel silence. C'est cela ce summum silentium.

 

Et alors à l'opposé vous avez la grossièreté qui sera la  clamosa vox, ça veut dire les éclats de voix. Cela, c'est bien montrer qu'on ne sait pas du tout où on est, et qu'on ne sait pas du tout ce qu'on fait. Eh bien, ça, Saint Benoît ne le permet pas.

Vous sentez un peu, comment dirais-je, l'atmosphère qui doit régner quelque part dans un oratoire lorsque tous les hommes qui s'y trouvent ont bien conscience de se trouver là non pas chez eux, non pas entre eux, mais chez Dieu où ils sont tous accueillis ensembles en audience. Et tous ensembles ils vont présenter les mêmes requêtes, dans un respect infini, dans une révérence qui les fait se tenir là où ils doivent être, sans aller plus loin, sans aller trop loin et dans un silence, un silence habité, un silence qui écoute, un silence qui entend. Car encore une fois, c'est à travers ce silence que Dieu va se révéler.

 

Vous voyez mes frères, lorsqu'on commence à interroger cet homme qui est habité par la xenitheia, nous découvrons des choses qui à mon sens sont très belles. Et je ne dis pas qu'elles doivent nous servir d'exemple, parce que ce serait trop peu. Mais ce sont elles qui doivent servir de soubassement à notre vie. Et à l'expérience, lorsqu'on y entre, on y découvre la vérité parce que on entre dans ce mystère, ce mystère qui habite le lieu, ce mystère qui nous habite aussi. Car ne l'oublions pas, nous devons nous aussi devenir des maisons de Dieu, des temples de l'Esprit. Et Saint Benoît va s'y arrêter aussi. Mais ce sera pour une autre fois.

 

Chapitre : La xenitheia.                           18.12.79

      11. Etre vrai. [4]

 

Mes frères,

 

Aujourd'hui, au cours de la lecture de la Règle au réfectoire, nous avons entendu Saint Benoît nous rappeler que sur la maison de Dieu il faut un bonus dispensator. On traduit : un bon administrateur. Mais en fait c'est bien autre chose.

Donc voyez cette domus Dei, cette maison de Dieu qui est confiée à  un intendant, un dépensier (dispensator), un argentier, un gestionnaire, qui doit veiller à ce que tous les habitants de cette maison disposent à tout moment de tout le nécessaire, non seulement matériel, mais surtout spirituel. L'Abbé n'est donc que cela, mais il est tout cela !

Il doit donc répondre de sa mission devant le véritable propriétaire du lieu, qui est Dieu. Il doit donc être le tout premier à reconnaître que dans cette maison de Dieu, il n'est pas chez lui. Et il devra toujours le rappe­ler à tous ceux qui occupent cette maison, non pas directement, mais par toute sa conduite, et aussi par son enseignement, par sa doctrine. Il devra le rappeler surtout lorsqu'il se trouve avec ses frères là où Dieu habite. Or Dieu habite partout dans le monastère.

 

Nous ne devons pas imaginer, Dieu étant le propriétaire d'un ensemble ici, d'un complexe de bâtiments, et lui habitant ailleurs dans un ciel inaccessible. Et alors il aurait confié cela à un intendant qui doit veiller à ce que les occupants de cette maison, les locataires, se conduisent bien.

Non, Dieu habite lui-même ici les bâtiments. Et il ne l'habite pas seul. Il y a nous aussi, mais il y a encore d'autres que nous. Et Saint Benoît le sait très bien. Dieu est ici dans notre monastère de Saint Remy avec tout son entourage, avec ses ministres, avec sa cour, avec dirait-on ses fonctionnaires, son administration Divine que nous appellerons, que Saint Benoît appelle les anges. Naturellement aujourd'hui on dira : oui, mais tout ça c'était bon à l'époque de Saint Benoît. Les anges, qu'est-ce que c'est ? C'est bon pour les vieilles femmes. A la fin du mois de Novembre nous avons entendu ici une très belle con­férence au sujet des anges. Nous devons prendre tout ça au sérieux. Et il fallait un certain courage au conférencier pour oser aborder un tel sujet aujourd'hui, et il faut l'en féliciter n'est-ce pas.

 

Mais pour Saint Benoît, Dieu sera là avec toute sa cour, surtout à l'endroit où il va nous recevoir. Ce sera l'oratoire, l'endroit où nous allons orare, donc faire sortir de notre bouche des paroles qui s'adressent à Dieu, et qui vont tomber aussi dans les oreilles de toute sa cour. Et Saint Benoît dira : attention, vous n'êtes pas chez vous et vous devrez vous tenir de façon à ce que le local où vous serez soit vraiment un oratoire.

Et à quelles conditions ? A condition, dira-t-il, et voici ce qu'il dit exactement : considérons donc comment nous devons nous tenir en présence de la Divinité et de ses anges. Et alors, je vais le traduire ici à ma façon : sic stemus ad psallendum, 19, 12. Tenons-nous debout pour la psalmodie. Donc, pour parler à Dieu on se tient debout. Pour écouter la Parole de Dieu, le discours que Dieu nous adresse, on se tint assis, dira Saint Benoît.

Mais voyez un peu : quand on voit la scène et qu'on entre dans ce domaine spirituel, mystique, les gestes qui accompagnent, qui sont l'expression de tout ce qui se passe dans ce local, mais ils sont tellement naturel. Pour présenter ma requête à Dieu, je me tiens debout devant lui ; et pour entendre sa réponse, Lui, il m'invite à m'asseoir, et je l'écoute. Mais c'est très beau, c'est très digne. Il y a là dedans un respect que nous sentons naturellement.

 

Aujourd'hui, on est assis pour la moitié des Psaumes parce que nous sommes des natures faibles et fragiles. Nous sommes physiquement, je ne dirais pas en voie de dégénérescence, mais enfin nous n'avons plus la vigueur, la vigueur des hommes de Saint Benoît. Ils ont sans doute été élevés plus durement que nous. Mais il ne suffit pas d'être debout pour parler. Et voici l'important, et ça, c'est une formule qui a fait fortune.

Il faut, dit-il, que mens nostra concordet voci nostrae, 19, 12. Il faut que notre mens, notre intérieur soit en accord parfait avec notre voix. Je vais prononcer des paroles de prière, je m'adresse à Dieu, il faut donc que ce que je dis soit l'expression adéquate, parfaite, correcte de ce que je pense, moi, à l'inté­rieur.

Cette expression-ci, elle vient de loin. Ce n'est pas Saint Benoît qui l'a trouvé. C'est à dire que Saint Benoît, lui, l'a coulé dans cette petite formule latine qui est vraiment romaine. Elle vient d'Evagre le Pontique. C'est le premier théoricien de la vie monastique dans les déserts d'Egypte. Comment est-elle arrivée ? Par quel détour est-elle arrivée chez Saint Benoît ? Il faut laisser ça aux détectives. Pour nous, nous la trou­vons ici.

 

Mais voici ce que ça veut dire : Le  mens de Saint Benoît ici, correspond au noûs  Grec des moines Egyptiens. C'est le noûs, c'est moi, moi porteur de responsabilités. C'est donc mon intérieur, tout ce qui est en moi et qui va définir ma res­ponsabilité devant Dieu, devant les hommes aussi peut-être, mais surtout devant Dieu qui, lui, scrute jusque là. Et Dieu va remarquer de suite si ce qui est à l'intérieur de moi cor­respond à ce que je dis. Il va voir si je suis un homme simple ou si je suis un homme double ? Si je suis vrai ou si je suis hypocrite ? Si je le respecte ou si je me moque de lui ?

Donc dans cette anthropologie, nous avons deux choeurs. Il y a un choeur qui se trouve sur notre voix, et il y a un choeur qui est à l'intérieur de­ nous. Il peut très bien avoir discordance entre les deux, mais le vérita­ble choeur est celui qui est à l'intérieur de moi. Il faut que les deux concordent, il faut que ce que je vais présenter à Dieu soit l'expression de ce qui se passe en moi. Or je ne saurais le tromper parce qu'il est Dieu. Et Dieu va me juger sur ma parole.

Il y a dans les récits, il faudrait que je recherche ça mais je n'ai pas le temps, où l'on parle de moines qui pour ne pas tomber alors sous cette condamnation, se taisent pendant que les autres psalmodie. Alors comme ça leur intérieur ne doit pas être d'accord avec des paroles qu'ils ne prononcent pas.

Mais alors, c'est encore pire, parce qu'ils sont là un peu... ils ne sont pas à leur place. Ils se sont introduits là presque par fraude, par curio­sité. Ils ne sont pas revêtus de la robe nuptiale qui est exigée pour le repas de noce. Et alors que va-t-il arriver ? Eh bien, Dieu va les faire mettre à la porte. Il ne faut pas oublier qu'il a ses serviteurs et ses anges autour de lui.

 

Il est donc préférable qu'il y ait un désaccord petit entre mes paroles et mon intérieur, que de m'imaginer que je vais échapper à Dieu si je néglige de m'adresser à lui avec les autres. Car je fais partie d'un ­groupe, je fais partie d'une communauté. Et vous comprenez que cette communauté doit avoir un coeur, elle doit avoir un mens pour avoir une seule parole. Et tout cela va marquer le respect devant Dieu. Pour aider à mieux comprendre ce que Saint Benoît veut dire, il y a un mot français dans lequel ce mens se retrouve. C'est l'inverse, c'est la démence.

La démence, c'est exactement le contraire de ce que Saint Benoît veut dire, c'est être hors de son mens, c'est déraisonné, c'est être extra­vagant, c'est devenir dément, c'est au delà de la fo1ie. Il y a une folie gentille, c'est toute cette folie dont parle Saint Paul. La démence, c'est autre chose ! La démence, je suis abaissé au niveau de l'homme, à un niveau infrahumain.

 

Donc, pour être, pour que je respecte vraiment le lieu où je m'adresse à Dieu, cet oratoire, il faut que ce que je vais dire, que ce que je dis corresponde à ce qui est en moi. Il ne faut pas à ce moment là que mon esprit soit ailleurs. C'est autre chose que la distraction. Une distraction est inévitable ! Si je suis fatigué, si j'ai des soucis, mon imagination va s'égarer. Mais ce n'est pas ça ici que vise Saint Benoît. Ce sont les dispositions internes. Il faut que ce soit vrai. Et le contraire de la vérité, c’est la démence spirituelle.

Il dira plus loin, en d'autres mots il parlera que : si nous avons une requête à présenter aux puissants de la terre, nous ne l'osons faire qu'avec humilité et respect ; cette  reverentia, cette retenue, cette réserve. A plus forte raison faut-il supplier le Seigneur Dieu de l'univers en toute humilité et pureté de dévotion. Ils disent ici pureté de dévotion, mais c'est l'inverse, c'est en toute dévotion de pureté !

Et la pureté, c'est l'absence d'alliage. On dira qu'un métal est pur parce qu'il n'y a plus en lui de scories. Il est parfait. C'est autre chose qu'une absence de saletés, de souillures. Cela va plus loin, c'est jusqu'à l'intérieur. Quand on tape dessus, ça rend un son net, pur. Et cette pureté, elle va venir de ma dévotion, c'est à dire que je me suis donné à Dieu tota­lement. Je me suis voué à Lui, je Lui appartiens maintenant. Je suis ici dans un endroit qui appartient entièrement à Dieu, et ses occupants aussi. Alors nous sommes ici tous étrangers, mais des étrangers qui ont accepté son invitation et qui maintenant lui appartiennent corps et âme.

           

Vous voyez, on pourrait continuer là-dessus pendant longtemps. Mais il faut tout de même bien s'arrêter. Cela correspond alors, lorsqu'on voit ce respect, cette xenitheia, ce respect du lieu là où Dieu me reçoit, ce sera une expression, un témoignage de la puritas cordis, de cette pureté de cœur, de ce coeur qui est devenu transparent, qui est devenu translucide, d'un homme qui est devenu diaphane et qui est habité par la Lumière. Et ça, c'est l'idéal parce qu'il est devenu même étranger à lui-même, ce n'est plus lui qui habite dans sa propre peau, tout en y étant très bien, mais c'est le Christ qui habite en lui.

Voila mes frères, nous allons maintenant aller à l'église. Nous allons nous adresser à Dieu, et nous ferons notre possible aujourd'hui, nous le faisons déjà c'est certain, mais alors de plus en plus pour que nos paroles soient en parfaite concordance avec tout notre intérieur. [5]

 

Temps de Noël : Messe de minuit.                25.12.79                                  

Introduction à la célébration : 

 

Mes frères,

 

Notre liturgie nocturne, notre liturgie célébrée au cours d'une nuit tend à insinuer que l'Incarnation s'opère, se poursuit dans l'ombre, dans le silen­ce de l'inconnu.

Nous devons maintenant nous préparer à accueillir l’événement que nous allons réactualiser maintenant, que nous allons réactualiser encore dans le cours de la journée qui commence. Nous devons être prêt à l'accueillir afin qu'il puisse pénétrer en nous, et agir en nous, et réaliser en nous cette nouvelle incarnation du Christ qui est le but, le terme de notre vie chrétienne.

Alors, nous allons maintenant désencombrer et nettoyer les allées de notre coeur. Ainsi nos yeux seront plus clairs, nos oreilles seront plus attentives, et le mystère pourra agir en nous. Il pourra produire en nous tous ses effets et nous conduire un peu plus près du terme de tous nos espoirs : que le Christ soit enfin tout en nous.

 

Homélie :

 

Mes frères,

 

Les paroles que nous venons d'entendre sont tellement prégnantes et lourdes de mystère qu'il n'est pas possible à un homme de les porter. Ces paroles doivent réaliser en nous ce que Dieu leur a donné comme mission. Elles doivent entrer à l'intérieur, au plus profond de nous-mêmes, et là, commencer à fermenter, à faire lever en nous cette semence que Dieu a déposé dès le commencement du monde, et qui repose aussi en notre coeur. Et puis, insensiblement reproduire en nous ce mystère, ce mystère de l'Incarnation de Dieu et faire de nous des fils animés de la Vie qui est celle même de la Trinité.

Je vais simplement aujourd'hui, cette nuit et tantôt pendant la journée, effleuré un rien, un rien ce mystère. Il me semble que nous ne devons pas craindre de transcender d'un grand coup d'aile les espaces et les temps. La Parole de Dieu, elle enferme tout en elle, elle qui est créatrice, elle qui est rédemptrice, elle qui est divina­trice.

A la nuit où l'Incarnation de Dieu est devenue manifeste aux regards de tous, répond une autre nuit : celle où la chair de l'homme empruntée par ce Dieu a été engloutie pour jamais dans l'abîme de la divinité. A la nuit de l'Epiphanie de Dieu répond la nuit où Dieu devenu homme est ressuscité d'entre les morts, et a pris cette chair et pour jamais l'a transfigurée, l'a animée d'une vie autre, d'une vie nouvelle, la propre vie de la Trinité.

Les deux sont indissociables. Ils constituent un seul et même événement. Noël en est l'origine, et Pâques en est le couronnement. Et ainsi notre histoire est projetée en pleine lumière. Notre histoire devient elle-même lumière.

 

Ce peuple, dont parlait le prophète, et qui marchait dans les ténèbres, ces bergers qui faisaient la nuit auprès de leurs troupeaux ne serait-ce pas nous, mes frères ? Nous qui cheminons péniblement, qui travaillons dans la nuit, dans l'obscurité de notre coeur enténébré, nous qui sommes soumis à la vanité, nous, qui courons après des riens, nous, qui sommes accablés de soucis, qui sommes traqués par nos peurs, nous qui semons dans la chair pour récolter de la chair la corruption.

Dans nos mains, il ne reste quoi ? Rien, un peu de poussière, un peu de vent. Cette nuit même, dira un jour le Verbe de Dieu, cette nuit même on va te redemander ta vie. Et alors tout ce que tu as fait, pourquoi ? Pour qui ? Mes frères, nous savons maintenant. Nous devons en prendre conscience. Le temps de notre ignorance est passé ! Nous devons, nous, répondre au plan, aux projets que Dieu a sur nous.

Or, ce qu'il veut faire de chacun d'entre nous, de chacun des chrétiens, ce sont des témoins : témoins de sa présence parmi les hommes, de sa présence effacée mais infiniment puissante, présence de son amour patient, bienfai­sant, présence de son action, son action divinisatrice, son action transfi­gurante, son action béatifiante.

 

Mais il ne pourra réaliser ce plan que si nous le laissons entrer en nous, que si nous le laissons évacuer de nous toute cette vanité, toute cette cor­ruption, tous ces riens, que si nous le laissons prendre en nous la place, que si nous le laissons devenir en nous la vérité qu'il est. Ah si nous pouvions chacun d'entre nous être vrai, répondre chacun au projet que Dieu a formé ! Ce projet qui est son souci, car lui aussi a des soucis. Il a le souci de faire de nous des enfants, mais de vrais enfants qui vont alors transpirer sa vie, vraiment la transpirer. Elle coulera d'eux et elle pourra alors comme une eau se répandre. Et les hommes, nos frères, pourront venir s'y baigner, s'y laver, s'y abreuver.

 

Voila mes frères, ce que devrait être un chrétien dans le monde d'aujourd'hui. Car nous le savons, plus que jamais le monde est déchiré par la violence, le monde est tenaillé par ses angoisses : de quoi demain sera-t-il fait au plan politique, au plan économique ? Partout, n'est-ce pas, des hommes meurent. Ils meurent de faim, ils meurent de misère. D'autres par contre écrasent et s'enrichissent et s'alourdissent de plus en plus. Et pour tous, l'issue sera la même : cette nuit, on va te redemander ta vie. Et alors pourquoi ?

 

Mes frères, nous devons être ainsi dans le monde des témoins de cet amour de Dieu pour les hommes, des témoins de ce projet de Dieu qui veut faire de chacun des hommes un autre lui-même. Si nous pouvions seulement réaliser ce que cela veut dire ! Mais là, encore une fois, c'est un mystère trop lourd pour nous. Mais il veut pour réaliser son plan, il veut que chaque chrétien devienne une lumière, que triomphe en lui, que triomphe en nous la Lumière. Dés l'ins­tant où il est apparu dans une chair d'homme, dès le premier instant il était un enfant, rien du tout. Et cet enfant de rien récapitulait déjà en lui toute l'humanité, même au-delà de l'humanité, le cosmos tout entier, mais l'huma­nité, le monde tel qu'il est avec ses misères, avec ses peines et aussi avec ses crimes.

Cet enfant avait été fait péché, afin de volatiliser tout ce péché. Mais cet enfant a grandi, est devenu un adulte. Et puis il est mort, broyé par ce péché. Mais à ce moment, Dieu qui l'a conduit jusque là à travers une obéissance parfaite, absolue, totale, à travers un amour inconcevable, Dieu à ce moment l'a repris, il lui a rendu la vie. Mais rendre la vie est encore mal exprimer la vérité. Il lui a conféré une vie autre, cette vie éternelle dont nous portons en nous la semence, je l'ai dit tantôt.

 

Mes frères, il veut Dieu, il veut ce Christ, que chacun d'entre nous devienne ainsi un microcosme comme lui l'a été. Et c'est possible. C'est possible si nous laissons triompher en nous la Lumière. La Lumière, c'est à dire sa Vie, son Amour, sa Grâce. Cette Lumière qui est prémices, qui est pro­messe de cette Lumière qui au-delà des malheurs, des cris et des pleurs attend chacun des hommes sans aucune exception.

Mes frères, le Christ qui est né un jour dans une chair d'homme, le Christ qui maintenant ressuscité, transfiguré, domine plus que jamais l'univers entier, Lui, qui le porte dans le creux de sa main. Mes frères, il est ici dans notre assemblée, il est ici parmi nous, il est ici devant nous.

Oh, s'il pouvait nous ouvrir les yeux pour que nous le voyions - les yeux de notre coeur, les yeux de notre esprit - pour que nous puissions alors l'acclamer sans fin, nous donner à lui, nous livrer à son mystère pour qu'il puisse réaliser en nous son projet : faire de nous les images, les répliques par­faites de ce qu'il est. Et ainsi nous pourrions devenir pour le monde ce que le monde attend,ce que le monde espère : la Lumière, l'Amour, la Vérité, l'Espérance.

 

Mes frères, vous allez penser peut-être : tout cela, c'est de la folie !! Mais NON, c'est le plan de Dieu, c'est la sagesse de Dieu, sagesse qui est peut-être folie aux yeux des hommes ; mais ce qui est impossible à nous, n'est-ce pas possible à Dieu ? Livrons-nous donc à cet amour dont nous réactualisons aujourd'hui le gage !

Et ainsi, mes frères, comme le dit Saint Benoît, à travers les difficultés de cette vie, nous confiant à cet amour de Dieu, nous parviendrons jusqu'à la gloire qui nous attend, non seulement nous, mais aussi avec tous nos frères les hommes.

 

Temps de Noël : Messe du jour :                25.12.79

      Introduction à la célébration :

 

Mes frères,

 

Au cours de cette nuit, Dieu s'est manifesté à nous sous les traits d'un petit enfant. Jusque là est descendu le réalisme de l'Incarnation. Et maintenant nous allons contempler le Christ dans la splendeur de sa génération éternelle. Et ainsi le mystère nous encercle, nous enserre de tous côtés.

Demandons à la Vierge Marie, la Mère de Dieu, à tous les saints, à tous ceux-là qui voient déjà Dieu, qui vivent dans son intimité, demandons-leur d'intercéder pour nous, afin que Dieu daigne éclairer les routes de notre coeur pour que nous puissions accueillir avec reconnaissance toute l'ampleur du mystère de Noël.

 

Homélie :

 

Mes frères,

 

Si nous pouvions écouter dans la langue hébraïque originale les paroles que le prophète Isaïe vient de nous adresser, nous remarquerions une expression d'une audace stupéfiante. Elle a été entièrement laissée de côté dans la traduction. Elle apparaît comme un diamant serti sur une plaque d'or pur. Vous allez en juger.

Les guetteurs sont postés sur les décombres de Jérusalem, et ils regardent Dieu qui revient à Sion. Dieu avance, il est de plus en plus proche, il est tout proche. Et voici le joyau : les guetteurs voient Dieu les yeux dans les yeux. Et alors ils ne savent plus se tenir, ils trépignent de joie, ils com­mencent à danser.

 

Mes frères, c'est là le vieux rêve de l'humanité, celui que nous portons incrusté, imprimé au fond de notre âme, au fond de notre être : voir yeux de Dieu, plonger le regard dans les yeux de Dieu et y puiser la Vie, la Paix, le bonheur, l'assouvissement sans fin.

Tout ce que vivent les hommes, depuis l'héroïsme le plus pur jusqu’au déferlement de toutes les cruautés possibles, tout cela n'est qu'une tension éperdue vers les yeux de Dieu ; que nous l'acceptions, ou que nous le refu­sions ; que nous le reconnaissions, ou non ; que nous construisions, ou que nous détruisions. 

Il n'y a rien à faire, il nous est impossible d'échapper à ce destin qui fait partie constitutive de notre être. C'est peut-être une recherche ardente, amoureuse, persévérante ? Ou bien ce sera un cauchemar atroce dont on ne peut s'éveiller. Il n'y a rien à faire !

 

Mes frères, lorsque je dis, lorsque l'Ecriture dit : voir les yeux de Dieu, ce n'est pas une figure de style, ce n'est pas une façon symbolique d'exprimer une réalité hors de notre portée. Dieu qui s'est fait homme, le Christ Jésus, Dieu dans une chair d'homme, il avait des yeux. Et ces yeux, il ne les tenait pas cachés derrière des verres fumés. Ces yeux, chacun pou­vait les voir. Et ce qui est extraordinaire, chacun peut les voir encore aujourd'hui. Si Dieu a voulu se faire homme, c'est pour que les hommes puis­sent enfin voir ses yeux.

Et ses yeux sont des sources. Des ses yeux jaillissent sans fin des fleuves de lumière, des fleuves de vie, des fleuves d'amour. Et ces fleuves se répandent dans l'univers entier. Ils le portent. Et nous pouvons, si nous le voulons, nous y baigner, nous y purifier. Nous pouvons y puiser la Vie Eternelle.

 

Mes frères, si Dieu nous a retirés d'entre les hommes, s'il nous a invité à vivre dans sa maison, chez lui, avec lui, c'est parce qu'il attend que nous devenions uniquement oeil. C'est déjà cela que nous enseignent les premiers initiateurs de la vie monastique : des hommes qui puissent être un oeil. Un oeil capable de fixer l'oeil de Dieu. Mais pas un oeil pour soi seul, oeil aussi pour l'humanité.

Et l'humanité, par cet oeil, peut se plonger dans l'oeil de Dieu, s'y perdre, et puis en ressortir transformée, image déjà de l'humanité à venir. Et n'allez pas penser que c'est là songe creux. Le Verbe de Dieu s'est fait chair. Il a fixé sa tente parmi nous. Il a déambulé parmi nous. Il est mort comme chacun d'entre nous mourra. Mais il n'est pas mort comme nous mourrons exactement. Il est mort en poussant l'obéis­sance à son Père jusque là.

Et son Père, alors, l'a ressuscité, lui a donné la Vie Nouvelle, cette Vie qui brille dans ses yeux, qui brillait déjà, qui bril­le plus que jamais maintenant, et je le répète, se déverse jusqu'à nous. Il s'est fait chair pour cela. Et dans quelques instants, nous allons manger la chair et boire le sang de ce Fils de Dieu. Dieu va assimiler sa substance à la nôtre, et ses yeux vont devenir nos yeux. Et nos yeux, devenus siens, vont recevoir la puissance de regarder les yeux de Dieu.

 

Mes frères, nous avons vu sa gloire, disait l'Apôtre. Et il disait encore : Dieu, personne ne l'a jamais vu. Mais maintenant, dans le Christ nous le voyons. Les yeux de Dieu, personne ne les a jamais découverts. Maintenant dans ceux du Christ, nous pouvons admirer la beauté d'un regard Divin.

Mes frères, en ces jours de Noël, pensons un peu à cette vocation qui est la nôtre. Je pense que si nous pouvions avoir suffisamment de foi, de confiance et d'amour, il suffirait d'une seule Eucharistie pour en une fois nous dégager de la vanité, nous dégager de l'égoïsme, nous libérer de cette invo­lution constante sur nous-mêmes ; une seule Eucharistie pour nous projeter hors de nous et nous permettre d'accueillir cette lumière et d'être enfin autre, d'être enfin ce que un jour toute l'humanité sera.

Mes frères, portons cette espérance en nous aujourd'hui. Et puis ne la perdons pas, conservons-là tous les jours de notre vie, et sachons que Dieu accorde toujours aux hommes autant qu'on en espère.

 

Amen.

 

Temps de Noël : Homélie du 29 décembre.      29.12.79

      1 Jn 2, 3-11  *  Lc 2, 22-35

 

Mes frères,

 

Le but ultime de toute vie humaine, c'est de connaître Jésus Christ. Lui­-même l'a révélé à ses disciples au moment où il se séparait d'eux. Il disait en s'adressant à son Père : La Vie Eternelle, c'est qu'ils te connaissent, Toi le Dieu unique et véritable, et celui que tu as envoyé, Jésus Christ.

Mes frères, quelle audace et quelle autorité dans la bouche de cet homme ! Car ne l'oublions jamais, Jésus, s'il était le Verbe de Dieu, était aussi un homme comme vous et moi. A ce moment, il avait une conscience parfaite de son identité. Il savait qu'il était Dieu tout en étant homme.

Mais alors, chez ses auditeurs, chez ses disciples, quel acte de foi, quel saut périlleux qui les lançait dans un univers autre que le leur, un univers où ils allaient se découvrir  étranger, où ils allaient devoir chercher leur route à tâtons presque comme des aveugles. L'Esprit du Christ viendrait un jour en eux et les habiterait. Mais malgré tout ils seraient toujours des étrangers chez Dieu, tout en devenant des fils de Dieu.

 

Mes frères, cette connaissance de Jésus le Christ n'est pas une connais­sance d'ordre spéculatif. Elle est une connaissance par voie de communion à l'être divino-humain de Jésus. Et cette connaissance, elle est infusée dans l'homme, elle se soumet l'homme et elle le transforme insensiblement de fond en comble.

L'homme devient branché sur le Christ. Il devient avec lui un seul Esprit et il commence à accomplir des actions nouvelles, des actions spirituelles, des actions divines, des actions dont le dénominateur commun sera l'amour.     Amour de Dieu, Dieu passionnément aimé, mais amour de Dieu se manifestant, se dévoilant aux regards de tous dans l'amour du frère, quelque soit ce frère.

           

Mes frères, il y a dans le récit Evangélique que nous venons d'entendre un petit trait sur lequel je voudrais m’arrêter un instant. Il y a dans le temple, y faisant ses dévotions, un inconnu. Et cet inconnu reçoit dans ses bras le Fils de Dieu, cet Enfant Jésus âgé de six semaines. Marie a confiance, elle le lui donne. Et c'est un inconnu !

            Jésus est enfant, ça veut dire qu'il est incapable de parler. Or il est le Verbe de Dieu. Qu'arrive-t-il alors ? Cet homme le tient dans ses bras et voici qu'ils deviennent UN, et cet homme, et l'enfant. Et voici que l'enfant qui ne sait pas parler va s'expri­mer par la bouche de cet homme, et il va révéler qui il est. Il est Salut, il est Lumière, et il est Gloire. Il est le resplendissement de la Gloire de Dieu, et c'est pourquoi il est la Lumière du monde.

Et ainsi il peut apporter aux hommes le salut. Et les trois, gloire, lu­mière et salut, c'est la VIE. Il est la Vie, dit-il, cette Vie qui va donner aux hommes la liberté, qui va leur permettre d'aller, de venir, d'avoir un espace où respirer, de s'épanouir, de devenir eux-mêmes en devenant des fils de Dieu parfaits.

 

Mes frères, voici maintenant la petite notation. Il est dit que le père et la mère de l'enfant étaient plongés dans l'étonnement, dans l'ébahissement admiratif. Et c'est encourageant pour nous.

Voici donc que l'Immaculée Marie, que cet être d'élite qu'était Joseph, ce sont les parents de cet enfant et ils apprennent encore sur lui ! Eux aussi doivent entrer lentement, progressivement, dans la connaissance de Jésus, leur fils. Et la suite de l'entretien leur dévoile que cette connais­sance passerait par de grandes souffrances.

Mes frères, n'avons-nous pas là le tracé de notre route à la suite du Christ, ce Christ que nous apprenons à connaître en étant de plus en plus axé et greffé sur lui. Dans un instant, lui-même va venir en nous comme nourriture. Il va nous donner un surcroît de connaissance et d'amour. Mes frères, déjà maintenant remercions-le, manifestons-lui au fond de notre coeur notre reconnaissance et notre gratitude.

 

                                                                                                Amen.

 

 

 

 

Chapitre : Bilan de l’année 1979.                 30.12.79

 

Mes frères,

 

Nous arrivons à la fin de l'année 1979. L'Organisation des Nations Unies avait décidé que cette année 79 serait consacrée spécialement à l'enfant. Dès maintenant, un peu partout, on s'efforce de dresser un bilan des réalisations de cette année de l'enfant, des résultats acquis. Il semble que malgré quelques lacunes, bien compréhensives, les résultats soient lar­gement positifs. Mais il faudra que ces résultats se confirment dans les années à venir, ça ne peut pas être un feu de paille.

 

Il y a eu pendant l'année 79, vous le savez, des révélations effrayantes au sujet des enfants, du sort des enfants. Au Cambodge, il ne subsiste plus un seul enfant de moins de 5 ans. Ceux qui ont atteint les 10 ans maintenant sont condamnés à mourir dans les mois à venir. Vous savez que dans une petite République, oh c'est un Empire, l'Empire Centre Africain, le roi, l'empereur plutôt a massacré des enfants. Ce sont des choses qui aujourd'hui nous touchent très fort.

Pendant la guerre, les Nazis ont exterminés des centaines de millions d'enfants, systématiquement, pour tuer la race. Il existe encore dans nos régions, ici, des enfants qui sont maltraités, des enfants qui ne sont pas éduqués, des enfants anormaux, des enfants handicapés.

Et voila, aujourd'hui on le sait, on s'occupe d'eux. On essaye de les aider, de les sauver, de les faire se développer. On est très sensible à cet aspect. Et c'est un des résultats de cette année consacrée à l'enfant. Et ce qui se passe dans notre pays, se passe un peu partout dans le monde.

 

Et nous là dedans, mes frères ? Nous n'avons pas, nous, à nous substituer aux sociologues, ni aux mou­vements familiaux. Et pourtant, vous vous en souvenez certainement, le 1° Janvier de l'année 1979 nous nous étions fixés un objectif dans le cadre de cette année de l'enfant : comment pouvions-nous devenir d'avantage des enfants pour le Royaume de Dieu ? 

Et si nous sommes devenus plus enfant de Dieu, plus ces enfants qui entrent déjà dans ce mystérieux Royaume dont Dieu est le Roi...alors il va à partir de nous se diffuser dans le monde entier une énergie, l'énergie de l'Esprit qui va travailler sur lès coeurs de tous les hommes, et qui va leur permettre de mieux comprendre ce qu'est un enfant. C'est notre rôle, notre rôle apostolique, notre rôle missionnaire.

Et pendant toute l'année, nous nous sommes efforcés de réfléchir expli­citement ou implicitement à cette mission qui est la nôtre de devenir, de redevenir, de devenir davantage des enfants, des enfants de Dieu, des enfants auxquels le Royaume est accessible tout de suite sans attendre la mort biologique.

 

Et nous avons d'abord essayé, à l'occasion de la lettre que nous a transmise le Père Abbé Général, de prendre en main et de polir le miroir de la Lectio Divina, ce miroir qui nous permet de voir d'abord qui est Dieu, Dieu qui dans son Verbe, dans sa Parole, se révèle à nous, surtout dans son Verbe incarné le Christ Jésus.

            Il se révèle à nous, il nous montre qui il est, qui est celui qui nous appelle, qui est celui qui nous invite, qui est celui dont nous pouvons et devons partager l'intimité. Non pas comme si l'on était l'un à côté de l'autre nous regardant comme des chiens de faïence, ou presque, mais entrer dans l'intimité de Dieu en partageant sa propre vie par une communion, une transfusion de vie, la sienne, qui vient en nous parce que lui a pris la nôtre. Il a voulu devenir homme pour que nous autres nous puissions devenir Dieu.

Et alors dans ce miroir, nous avons découvert ce que nous sommes ; et aussi ce que nous sommes appelés à devenir, ce que nous essayons de devenir c'est à dire des enfants de ce Dieu. Le même sang circule en nous que dans ses veines à lui. Le même Esprit nous anime que son Esprit à lui. Cet Esprit que nous appelons saint parce qu'il nous fait produire des actions qui sont plus que humaines, qui sont de nature divine.

 

Et alors à partir de là nous avons essayé de comprendre que notre vie monastique était une vie d'enfant. Et nous en avons analysé les principales composantes : la vérité, la beauté, l'amour, la paix, tout ce qui se reflè­te dans le regard d'un enfant. Et ce qui est vrai d'un tout petit enfant des hommes est beaucoup plus vrai alors d'un enfant de Dieu. Car cette vérité, cette beauté, cet amour et cette paix, c'est la nature même de Dieu qui joue dans notre regard et dans nos yeux.

C'est ce vieux rêve de l'homme, dont j'ai parlé dernièrement, de plongez son regard dans les yeux de Dieu et alors d'y boire, d'y boire à satiété jusque l'assouvissement ; mais un assouvissement qui ne cesse jamais, comme le dit le Christ, d'y boire la vie, d'y boire le bonheur, mais un bonheur qui ne faiblit pas et qui ne fait que s'amplifier.

Voila mes frères, l'enfant, l'enfant que nous essayons de devenir, l'enfant qui est le moine qui vit son idéal avec conviction sans jamais faiblir. S'il y a des chutes, comme c'est toujours possible, et comme c'est fatal, ce sont des chutes d'enfant. Un enfant peut tomber, il ne se casse pas un membre. Il est souple, il se redresse, il rebondit comme une balle et il reprend sa course, il reprend son jeu. Voilà mes frères, ce qu'est un enfant de Dieu !

 

Et alors, en face de Dieu, avec Lui, dans sa famille, dans sa maison que nous habitons, nous avons essayé de découvrir quelle était notre place. Et notre place, c'est l'admiration, c'est la confiance, c'est la deman­de, c'est l'ouverture. Un enfant pose des questions, un enfant a besoin de son père, de sa mère pour vivre. Alors il lui demande. Le Christ l'a si bien dit : Si un de vos enfants vous demande un oeuf, allez-vous lui donner un scorpion ? Ou s'il vous demande un poisson, allez-vous lui donner un serpent ? Non, vous lui donnez de bonnes choses.

Eh bien, l'enfant de Dieu ne se gêne pas avec Dieu. Il demande à Dieu, il parle à Dieu, il dialogue avec Dieu. Et c'est tout l'aspect si beau de notre Opus Dei. Nous y avons longuement réfléchi, et ce n'est pas encore terminé, loin de là. Mais nous avons vu que dans cette maison où Dieu nous invitait, nous devons être comme des enfants bien élevés. Un enfant est chez lui dans sa maison, et pourtant il est chez ses parents. Il n'est pas encore le propriétaire du bien. Il ne le sera peut-être jamais. Espérons qu'il ne le sera jamais, que ses parents vont vivre très, très longtemps, et que lui alors aura déjà son bien lorsque ses parents partiront.

Eh bien, nous sommes, nous, dans la maison de Dieu, ainsi des enfants. Mais des enfants respectueux, des enfants qui se tiennent à leur place, des enfants qui savent qu'ils ont été adoptés. Au départ ils étaient des ser­viteurs, ils étaient des esclaves. Mais Dieu les a formés, et Dieu a mis en eux sa vie. Il les a faits évoluer, il les a faits grandir, il les a transformés. Mais eux n'oublient jamais qui ils sont et c'est cette belle vertu de la xenitheia dont la fleur est l'humilité.

Voila mes frères tout ce à quoi nous avons réfléchi au cours de cette année. Et comme vous le voyez, ça essaye de nous faire grandir dans notre être d'enfant de Dieu. Et maintenant à la fin de cette année, quel est le résultat de tout cet effort, de cette ascèse, de toute cette réflexion, de cette recherche ? Eh bien, je pense que le résultat est nettement positif.

Allez, regardez vous chacun en particulier. Et puis alors regardez l'ensemble des frères. Il est un fait certain : c'est que maintenant nous sommes plus vrais, nous sommes plus simples, nous sommes plus souples, nous sommes plus spontanés dans nos rapports fraternels, et aussi dans nos rapports avec Dieu.

Il y a une certaine raideur, une certaine distance qui s'est assouplie ou bien qui a diminuée. Nous sommes devenus plus naturels, plus enfant, mais surnaturellement-naturel, si je puis m'exprimer ainsi, utiliser ce paradoxe. Plus surnaturellement ouvert les uns aux autres parce que nous sommes d'avantage ouvert à Dieu.

 

Nous ne devons pas être de ces esprits grognons qui diront : Oui mais, ça c'est encore rien à côté de tout ce qui reste à faire. Oui, laissons les grognons à leurs grognements, il n'y en a pas parmi nous, je l'espère ! Mais nous sommes tout de même lucides et nous savons bien que nous ne sommes pas encore au bout de notre évolution, au bout de notre métamorphose, de notre transfiguration.

Il y a encore beaucoup à faire et nous ne relâcherons pas notre recher­che ni notre effort ; ça ne peut pas être une tension nerveuse qui nous fait craquer. Non, ce doit être un effort pour plus de souplesse, pour avoir une aisance plus grande dans la respiration, pour plus de liberté. Mais pour cela nous demanderons à Dieu de nous aider, que son Esprit continue à reposer sur nous, que notre communauté devienne cette famille dans laquelle chacun peut grandir. Je vais essayer peut-être tantôt d'en toucher un mot au cours de l'Eucharistie.

Nous avons besoin de cette famille. En dehors d'elle, il n'est pas possible de devenir un homme. On risque alors d'être de ces enfants "loup", vous savez, qui sont élevés comme ça. Il paraît que ça existe, élevé par un loup dans la nature, alors ils deviennent des petits animaux et lorsqu'on les recueille dans une famille humaine, après quelques semaines ils meurent parce qu'ils ne savent pas vivre.

 

Nous avons besoin, nous aussi, d'être accueillis dans une famille et de nous y intégrer. Attention à ce mal qu'est cette marginalité qui ferait qu'on pourrait s'imaginer pouvoir vivre dans une communauté sans recevoir la nourriture de la communauté des frères !

Mais alors, vous voyez, nous avons encore beaucoup à faire. Mais nous sommes déjà des enfants de Dieu, et nous en avons conscience, et l'éternité ne nous fait pas peur, ça va durer sans fin.

C'est cela la vie éternelle, c'est une croissance continue en Dieu. Mais Dieu, lui, il n'a pas de limite. Dieu, il est Dieu. L'éternité ne nous fait pas peur et nous savons que nous nous dilaterons tous à sa mesure.

 

 

 

 

 

 


Temps de Noël : Fête de la Sainte famille.    30.12.79*

Introduction à la célébration :

 

Mes frères,

 

La liturgie de ce jour oriente nos regards vers ce qui fut la famille terrestre de Jésus. Et elle les élève vers cette immense famille dont il est devenu la tête. Interrogeons-nous quelques instants sur nos relations, sur la qualité de nos relations à l'intérieur de cette famille divino-humaine qui est devenue la nôtre, et implorons notre pardon pour nos faiblesses si fréquentes encore.

 

Homélie.

 

Mes frères,

 

Il est une évidence qui s'impose à nous à partir de l'exemple de Jésus au sein de sa famille humaine, à partir de l'enseignement de l'Apôtre, à partir de l'expérience accumulée au cours des siècles : il n'est pas possi­ble d'aller vers Dieu en franc-tireur. Nous devenons fils de Dieu au sein d'une famille, à condition d'3tre incéré dans une famille ; mais pas n'importe quelle famille, cette famille qui est unique, dont l'origine et l'aboutissement est la Trinité des Trois Personnes Divines.

Et cette famille, elle se révèle comme une communion de vie dans un Corps, un Corps structuré, un Corps organisé, un Corps qui croît, qui se développe, qui va vers sa stature adulte ; et un Corps dont la tête est le Christ, ce Verbe de Dieu, ce Verbe de Dieu qui devait séjourner chez son Père, car il est toujours chez son Père. Même lorsque ayant adopté un corps d'homme il séjourne parmi nous, il est toujours chez son Père.

Et cette famille sur laquelle nous devons être greffés, depuis les temps Apostoliques on l'appelle l'Eglise. Sainte Thérèse d'Avila procla­mait fièrement qu'elle était fille de l'Eglise. Cette Eglise lui apportait la Vie Divine, hors laquelle il lui était, à elle Thérèse, impossible de subsister. C'est dans cette Eglise qu'elle réalisait son rêve de petite fille : voir Dieu !

 

Mes frères, une communauté monastique est une petite cellule de cette Eglise. Elle est une véritable Eglise. Elle est la réplique de la grande Eglise. Sur cette cellule d'Eglise qu'est la communauté monastique repose la puissance de l'Esprit. Dans ses veines circule le sang du Christ ressus­cité. Cette communauté Eglise se construit, s'édifie par l'Eucharistie. En communiant à la chair divinisée du Christ, chacun des membres prend sa place en fonction de la mission qui est la sienne dans le Corps. Il y prend sa place, et tous se structurent en partageant l'identique Vie Divine.

Et cette communauté, cellule d'Eglise, elle s'épanouit dans l'Amour, un amour attentif, délicat, lumineux. Un amour qui apporte paix et joie à travers les peines, à travers les misères de tous les jours.

 

Mes frères, la cellule mère de la grande Eglise demeure à jamais la famille de Nazareth, qui est la jonction entre la Trinité et chacune des petites cellules qui constituent la grande Eglise. En elle, dans cette famille de Nazareth, l'enfant divin grandissait, se fortifiait, prenait conscience de sa véritable identité. Il posait des questions, il donnait des réponses, il devenait un homme. Dans notre famille monastique, chacun de nous doit aussi grandir, se fortifier, acquérir sa stature adulte en Christ.

 

Mes frères, nous répondrons chacun les uns des autres devant Dieu et devant les hommes. On parle beaucoup de coresponsabilité aujourd'hui, mais la coresponsabilité première, véritable, elle est celle-là : la charge que nous avons les uns des autres, la santé de nos frères, notre santé à nous, leur croissance harmonieuse, leur épanouissement plénier en Dieu, que la Vie Divine puisse s'emparer d'eux,les transformer, les transfigurer.

Mes frères, nous répondrons de cela les uns pour les autres. Mais cette coresponsabilité, nous l'assumons en pleine responsabilité avec foi et amour, car nous savons que la grâce de Dieu repose sur nous, chaque jour et pour jamais.

 

                                                                                                  Amen.

 

Temps de Noël : Le 31 décembre.                31.12.79

Introduction à la célébration :

 

Mes frères,

 

En ce dernier jour de l'année, en la dernière Eucharistie de cette année, nous allons ensemble remercier le Christ pour toutes les faveurs dont il nous a comblés. Nous allons aussi lui demander de nous prendre en pitié.

A l'exemple de l'Apôtre Pierre, nous pouvons dire que nous l'aimons. Mais nous devons le dire avec une grande humilité. Tout ce qui est bien en nous est un don de son amour. Et lui, lorsqu'il voit en nous du mal, et ce mal est encore, hélas, trop vivant, il le prend sur lui.

 

Homélie :

 

Mes frères,

 

En ce dernier jour de l'année la liturgie nous parle de la dernière heure, ce moment où tout sera fixé, décidé pour l'éternité. Et par un re­tournement qui lui est familier, elle nous projette au commencement, à l'origine de tout.

Fin et commencement se rejoignent dans la Personne du Verbe Incarné, dans la Personne de Jésus le Christ, celui que nous adorons comme Dieu. Lui qui était hier, qui est aujourd'hui, qui est pour les siècles ; Lui qui est le créateur, Lui qui continue à créer l'univers, Lui qui le sanctifie, Lui qui nous a appelés, Lui qui veut faire de chacun de nous une réplique parfaite de ce qu'il est.

 

Mes frères, l'histoire de l'homme est ainsi lentement absorbée dans l'éternité par une progressive divinisation de l'univers. Et cette merveille elle s'opère à travers chacun des hommes. Si nous pouvions être ouverts, entièrement ouverts à ce travail de l'Esprit de Dieu, cet Esprit qui est le doigt avec lequel le Verbe, le Christ continue à créer et à sanctifier.

L'écrivain sacré fait allusion à l'anti-christ, à une multitude d'anti-­christs, ces anti-christs qui s'éjectent d'eux-mêmes sous la silencieuse pression de l'Esprit. Nous ne devons pas maintenant faire de l'apocalyptique et essayer de savoir qui sont ces anti-christs. Leur apparition coïncide avec la levée de la dernière heure.

 

Mes frères, soyons lucides et clairvoyants. Les anti-christs, ils nous habitent, nous les portons en nous. Ils ont une certaine face de notre être. Le combat spirituel auquel nous nous livrons journellement les démas­que et les force à rentrer dans le néant d'où ils sont sortis. Et concrète­ment, l'anti-christ, c'est cette part de mensonge que nous continuons à porter en nous.

Mes frères, en ce dernier jour de l'année, remercions Dieu, remercions­-le pour le don de sa vérité et de sa grâce qu'il nous fait à tout moment dans la Personne du Christ. Il nous a donné par Lui la puissance de devenir enfant de Dieu et  nous le devenons, et nous le sommes devenus un peu plus depuis le début de cette année.

Et pour cela nous devons à tout moment, mais surtout aujourd'hui en ce dernier jour, nous devons remercier Dieu, nous devons remercier le Christ, nous devons remercier l'Esprit. Bientôt mes frères, - c'est ce bientôt de la dernière heure, ce bientôt eschatologique, ce bientôt qui est déjà présent puisque le Christ est ici présent parmi nous et qu'il vit en nous - bientôt nous serons en Lui tout entier lumière, beauté, amour et paix.

 

Alors mes frères, ne pactisons jamais avec le mensonge. S'il serpente encore en notre coeur, c'est en intrus, c'est en ennemi et nous devons toujours lutter contre lui. L'heure est proche où nous en serons délivrés, nous en serons délivrés pour toujours. Et nous en serons délivrés lorsque nous entendrons Dieu nous dire par la bouche du Christ : Voici, je fais en toi toutes choses nouvelles. Mes frères, le moine, vous le savez, c'est un écoutant, c'est un vigi­lant, c'est un homme attentif, c'est un homme éveillé. Il attend que ces Paroles du Christ sonnent à ses oreilles.

Mes frères, nous ne devons pas nous endormir. Ce dernier jour de l'année est la promesse de l'année qui va s'ouvrir demain. Alors terminons cette année dans une fervente action de grâce, terminons-là dans l'espérance tout en sachant que les dons de Dieu sont sans repentance, et que ce qu'il a commencé en nous, il l'achèvera ; il le poursuivra jusqu'à la plénitude, jusqu'au moment où il n'y aura plus que Lui qui vivra en nous.

 

                                                                                                                            Amen.

 

 

Table des matières de l’année 1979 :

 

Chapitre : Présentation des vœux.                01.01.79. 1

L’enfance spirituelle. 1

Chapitre : Récollection du mois de janvier.      06.01.79. 5

Chapitre : La Lectio Divina.                       08.01.79. 7

1. Introduction à la lettre du Père Abbé Général. 7

Chapitre : La Lectio Divina.                       09.01.79. 10

2. Première difficulté : la société de consommation. 10

Chapitre : La Lectio Divina.                       10.01.79. 13

3. Deuxième difficulté : Abondance des lectures. 13

Troisième difficulté : Faire des cerveaux. 13

Chapitre : La Lectio Divina.                       11.01.79. 18

4. Le travail manuel antidote de l’hyper intellect. 18

Quatrième difficulté : le système d’examens. 18

Chapitre : La lectio Divina.                        12.01.79. 21

5. Quatrième difficulté : le système d’examens. (suite) 21

Cinquième difficulté : TV, journaux, etc. 21

Chapitre : La Lectio Divina.                       13.01.79. 24

6. La Lectio est une lecture sans hâte. 24

Chapitre : La Lectio Divina.                       16.01.79. 25

7. La Lectio Divina est une lecture méditative. 25

Chapitre : La Lectio Divina.                       17.01.79. 28

8. La Lectio est pacifiante, questionnante, exaltante. 28

Chapitre : La Lectio Divina.                       18.01.79. 31

9. La Lectio est dégustation, rumination, désir, repos. 31

Chapitre : La Lectio Divina.                       19.01.79. 35

10. La Lectio Divina engage la totalité de la personne. 35

Chapitre : La Lectio Divina.                       20.01.79. 39

11. La Lectio Divina oriente à la communion à Dieu. 39

Chapitre : Semaine de l’unité.                     21.01.79. 43

Chapitre : La Lectio Divina.                       23.01.79. 47

12. Source de la Lectio Divina dans le judaïsme. 47

Chapitre : La Lectio Divina.                       27.01.79. 51

13. La Bible objet de la Lectio. 51

Chapitre : Nos Fondateurs de Cîteaux.           28.01.79. 54

Projet primitif de nos Fondateurs. 54

Chapitre : La Lectio Divina.                       30.01.79. 58

14. Danger : réserver la vie spirituelle à une élite intellect. 58

Chapitre : La Lectio Divina.                       31.01.79. 61

15. Le danger de l’anti-intellectualisme : la solution. 61

Homélie : Fête de la Présentation.               02.02.79. 65

La triple muraille à franchir. 65

Récollection du mois de février.                   03.02.79. 67

Frappé d’un petit grain de folie ! 67

Chapitre : La Lectio Divina.                       05.02.79. 70

16. Disposition fondamentale : esprit de foi. 70

Chapitre : La Lectio Divina.                       06.02.79. 72

17. Désirer la communion avec Dieu. 72

Chapitre : La Lectio Divina.                       09.02.79. 76

18. S’exposer à la Parole qui est glaive et marteau. 76

Chapitre : La Lectio Divina.                       10.02.79. 79

19. La Lectio lieu d’une rencontre amoureuse. 79

Homélie : Le lépreux.                              11.02.79. 83

Mc 1, 40-45. 83

Chapitre : La Lectio Divina.                       12.02.79. 84

20. La Lectio Divina exige une réelle conversion. 84

Chapitre : La Lectio Divina.                       13.02.79. 89

21. Nécessité d’un horaire équilibré. 89

Chapitre : La Lectio Divina.                       14.02.79. 93

22. La nécessité d’une vie spirituelle équilibrée. 93

Chapitre : La Lectio Divina.                       16.02.79. 96

23. Formation individuelle des novices, graines pour tous. 96

Chapitre : La Lectio Divina.                       17.02.79. 98

24. Relation Maître-disciple dans la formation à la Lectio. 98

Chapitre : La Lectio Divina.                       19.02.79. 100

25. Discussion et exemple pratique. 100

Chapitre : La Lectio Divina.                       21.02.79. 104

26. Ruminer dans la prière. 104

Veillée pour le Père Damien.                       24.02.79. 107

Homélie aux funérailles du Père Damien.         26.02.79. 109

Chapitre : La Lectio Divina.                       27.02.79. 111

27. Faire le vide par le silence et le jeûne exige effort. 111

Chapitre : La Lectio Divina.                       28.02.79. 114

28. Effets à longue portée dans l’espace de notre vie. 114

Homélie : Mercredi des Cendres.                 28.02.79. 117

Chapitre : La Lectio Divina.                       01.03.79. 118

29. Effets dans le temps sur la vie monastique. 118

Chapitre : L’Opus Dei.                             10.03.79. 121

1. Que rien ne soit préféré à l’Oeuvre de Dieu. 121

Chapitre : L’Opus Dei.                             14.03.79. 124

2. Ne pas absolutiser ! 124

Chapitre : L’Opus Dei.                             15.03.79. 127

3. Pas de fanatisme ! Analyse sémantique des expressions. 127

Chapitre : L’Opus Dei.                             17.03.79. 130

4. Pensum servitutis. 130

Chapitre : L’Opus Dei.                             22.03.79. 133

5. Devotionis servitium. 133

Chapitre : L’Opus Dei.                             24.03.79. 136

6. Servitium sanctum quod professi sunt. 136

Chapitre : L’Opus Dei.                             27.03.79. 138

7. Le moine Servus Dei ne s'appartient plus. 138

Chapitre : L’Opus Dei.                             29.03.79. 142

8. Aliénation - Liberté * Au pouvoir d’un Autre. 142

Récollection du mois d’avril.                       01.04.79. 145

Chapitre : L’Opus Dei.                             02.04.79. 148

9. L’esclave appartient à son maître et doit le servir. 148

Chapitre : L’Opus Dei.                             03.04.79. 150

10. Le joug du Christ * Le joug de la Règle. 150

Semaine Sainte 1979.               Du 08.04 au 15.04.79. 152

Voir les deux fardes de la Semaine Sainte. 152

Chapitre : L’Opus Dei.                             23.04.79. 152

11. L’esclave est le dernier des hommes. 152

Chapitre : L’Opus Dei.                             25.04.79. 155

12. L’humilité est une situation de violence. 155

Chapitre : L’Opus Dei.                             26.04.79. 157

13. L'attitude de refus - Fin de la situation de violence. 157

Chapitre : L’Opus Dei.                             26.04.79. 157

14. L'esclave est aprosôpos * Le serviteur souffrant. 157

Chapitre : L’Opus Dei.                             01.05.79. 160

15. Sommet de l'humilité : une bête de somme. 160

Chapitre : L’Opus Dei.                             02.05.79. 163

16. L’Opus Dei repose sur la colonne de l’humilité. 163

Chapitre : L’Opus Dei.                             08.05.79. 166

17. Qualité de l'esclave: obéissance inconditionnelle. 166

Chapitre : L’Opus Dei.                             10.05.79. 166

18. L'obéissance se situe à l'intérieur d'un schème spatial. 166

Chapitre : L’Opus Dei.                             12.05.79. 169

19. L’apophtegme de Zacharie. 169

Chapitre : La fête des mères.                    13.05.79. 172

Homélie : Fête des Mères.                       13.05.79*. 175

Celui qui demeure en moi, donne beaucoup de fruits. Jn. 15, 1-8. 175

Chapitre : L’Opus Dei.                             14.05.79. 177

20. Voie d’humilité * Imitation du Christ. 177

Chapitre : Fête de Saint Pacôme.                 15.05.79. 178

Chapitre : Fête de Saint Augustin.               19.05.79. 181

Chapitre : Les Rogations.                          20.05.79. 183

Chapitre : L’Opus Dei.                             23.05.79. 187

21. Deuxième degré d’humilité. 187

Chapitre : L’Ascension du Seigneur.              24.05.79. 189

Chapitre : L’Opus Dei.                             25.05.79. 192

22. Deuxième degré d’humilité * Application à l’Opus Dei. 192

Chapitre : L’Opus Dei.                             26.05.79. 195

23. Troisième degré d’humilité : L’humilité est un mystère. 195

Chapitre : L’Opus Dei.                             28.05.79. 196

24. Troisième degré : se placer sous l’autorité d’un autre. 196

Récollection du mois : Fête de la Pentecôte.     03.06.79. 199

Chapitre : L’Opus Dei.                             05.06.79. 202

25. Nomen maioris factis implere. 202

Chapitre : L’Opus Dei.                             06.06.79. 205

26. Qui est le plus grand dans le Royaume ?. 205

Chapitre : Le Parlement Européen.                14.06.79. 207

1.      Qu’est-ce que la politique ?. 207

Chapitre : Sainte Lutgarde.                       17.06.79. 210

Chapitre : Le Parlement Européen.               18.06.79. 211

2.      Peut-on parler de politique à propos d’un monastère ?. 211

Chapitre : Fête du Cœur Immaculé de Marie.   23.06.79. 214

Chapitre : Nativité de Saint Jean-Baptiste.     24.06.79. 217

Pourquoi est-il le plus grand parmi les fils des hommes ?. 217

Chapitre : L’Opus Dei.                             25.06.79. 220

27. Pro Dei amore * Corde et animo. 220

Récollection mensuelle de juillet.                  30.06.79. 223

Devenir des saints ! 223

Homélie : 13° Dimanche du temps ordinaire.    01.07.79. 226

Sg 1, 13-24 * 2Cor 8, 7-15 * Mc 5, 21-43. 226

Chapitre : L’Opus Dei.                             03.07.79. 227

28. Se placer sur l’orbite que nous présente le Christ. 227

Chapitre : L’Opus Dei.                             04.07.79. 229

29. Troisième degré d’humilité : suivre le Christ. 229

Chapitre : L’Opus Dei.                             07.07.79. 232

30. Recettes pour se renier soi-même. 232

Chapitre : L’Opus Dei.                             16.07.79. 235

31. Par l'obéissance, nous devenons les collaborateurs d'un      Dieu qui est créateur. 235

Chapitre : L’Opus Dei.                             17.07.79. 238

32. Ne pas anticiper. 238

Chapitre : L’Opus Dei.                             19.07.79. 241

33. L’escalade du troisième degré d’humilité. 241

Chapitre : La Fête Nationale.                     21.07.79. 243

Notre place, notre rôle et notre devoir dans la société ?. 243

Chapitre : Lettre de Monseigneur Hamer.       28.07.79. 247

Ce que le monde attend de nous ! 247

Chapitre : L’Opus Dei.                             30.07.79. 249

34. La montée vers l’Heure. 249

Chapitre : Saint Bruno et Saint François.        07.10.79. 251

RESUME du Chapitre du                           15.10.79. 255

Chapitre : Lire la Règle aujourd’hui.              18.10.79. 256

Sommes-nous bien dans notre peau aujourd’hui ?. 256

Chapitre : Renoncer à son jugement propre.     31.10.79. 260

Chapitre : Fête de la Toussaint.                  01.11.79. 263

Un nom nouveau. 263

Chapitre : Commémoration des fidèles défunts. 02.11.79. 265

Une intuition qui vient d’ailleurs. 265

Récollection du mois de novembre.                03.11.79. 267

La Saint Hubert. 267

Chapitre : La xenitheia.                           08.11.79. 269

1.      La marginalité. 269

Chapitre : La xenitheia.                           10.11.79. 272

2.      La xenitheia est une vertu. 272

Chapitre : A propos d’Einstein.                    11.11.79. 274

Demander humblement à Dieu le secret de son travail ! 274

Homélie : Dimanche de la 32° semaine.          11.11.79. 278

Homélie : Fête de la communauté.                16.11.79. 281

Chapitre : A propos du film de Cousteau.        17.11.79. 284

Chapitre : Qu’est-ce donc que l’humilité ?       18.11.79. 287

Chapitre : La xenitheia.                           21.11.79. 292

3. Je suis un immigré. 292

Chapitre : Fête du Christ-Roi de l’univers.             25.11.79. 294

Chapitre : La xenitheia.                           28.11.79. 297

4. Le destin tragique d’Israël. 297

Chapitre : La xenitheia.                           03.12.79. 301

5. La paroisse. 301

Chapitre : La xenitheia.                           04.12.79. 304

6. Le garant de la vie monastique. 304

Chapitre : Présentation d’un postulant.           06.12.79. 307

Chapitre : Fête de l’Immaculée.                  07.12.79. 309

La virginité du cœur, des pensées et du regard. 309

Chapitre : La xenitheia.                           08.12.79. 312

7. Je ne suis pas chez moi, je suis chez Dieu. 312

Chapitre : Impressions d’un Abbé.                09.12.79. 314

Au seuil d’une nouvelle année liturgique. 314

Chapitre : La xenitheia.                           10.12.79. 318

8. La crainte révérencielle de Dieu. 318

Chapitre : A propos des Quakers.                12.12.79. 321

Réflexion sur la liturgie. 321

Chapitre : La xenitheia.                           15.12.79. 325

9. Le paradoxe de l’humilité. 325

Chapitre : Saint Jean de la Croix.                16.12.79. 327

La strophe XVIII du Cantique Spirituel. 327

Chapitre : La xenitheia.                           17.12.79. 331

10. Le comportement du moine chez Dieu. 331

Chapitre : La xenitheia.                           18.12.79. 334

11. Etre vrai. 334

Temps de Noël : Messe de minuit.                25.12.79. 337

Introduction à la célébration : 337

Homélie : 337

Temps de Noël : Messe du jour :                25.12.79. 339

Introduction à la célébration : 339

Homélie : 339

Temps de Noël : Homélie du 29 décembre.      29.12.79. 341

Chapitre : Bilan de l’année 1979.                 30.12.79. 342

Temps de Noël : Fête de la Sainte famille.    30.12.79*. 345

Introduction à la célébration : 345

Homélie. 346

Temps de Noël : Le 31 décembre.                31.12.79. 347

Introduction à la célébration : 347

Homélie : 347

Table des matières de l’année 1979 :. 348

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



[1] Suite du Chapitre du 14 juin 79.

[2] Chapitre du 02.02.79

[3] Voir le début les 08 & 10.11.79

[4] Suite à partir du 07.01.80

[5] Suite après le Temps de Noël