Mes frères,
C’est la coutume le jour de l’an d’échanger des souhaits de paix, de prospérité, de bonne santé. Nous allons aujourd’hui sacrifier à cette coutume très louable. Mais ce ne doit pas être une simple formalité. Il importe que les vœux que nous allons exprimer prennent la forme d’une bénédiction, d’une berakah qui s’attache à notre être pour tous les jours de cette année, qui va nous pénétrer, nous guider et nous conduire plus loin, plus haut dans l’évolution de notre vie.
Et je pense que le souhait que je pourrais formuler à votre égard, réflexion faite, m’a semblé être celui de la paix. Mais sous le mot paix, je n’entends pas ce qu’on dissimule habituellement dans le monde. Je vous donne ma paix, dit le Christ, non pas celle que le monde donne, mais la mienne. J’entends donc paix dans le sens biblique du terme, ce fameux shalom, cette paix qui est un achèvement, un accomplissement, une complétude, une plénitude.
C’est donc une réalité qui est en progrès, une réalité qui grandit, qui fleurit, qui donne un fruit et qui doit remplir tout notre être pour le porter à ce que nous aspirons instinctivement et qui est le bonheur, qui est la joie. Non seulement être bien dans notre peau au sens physique, mais être bien dans tout notre être spirituel global. C’est cela la paix ! La paix ne va pas sans le bonheur, la paix ne va pas sans la joie. La paix est la plénitude de notre être.
Bien sûr, on ne peut pas imaginer qu’un tel vœu se réalise en un an ! Mais ce que je veux dire, c’est que cette paix s’attache à notre être comme un tout petit levain s’attache à une pâte pour la faire fermenter, la faire grandir et la transformer. Que cette paix ne nous lâche pas. En d’autres termes plus théologiques, que la vie de Dieu, non pas vie d’une abstraction-Dieu mais vie de ces trois personnes, de cette société, de cette communion qu’est la Trinité, que cette vie grandisse en nous.
Cette vie est déjà en nous depuis notre baptême, mais qu’au cours de cette année, chaque jour, elle se développe un peu plus en nous. Qu’elle envahisse notre volonté de façon à nous rendre de plus en plus libres ; qu’elle envahisse notre intellect de façon à nous faire voir les choses de façon beaucoup plus lucides, moins animales, moins animalement humaines.
Que cette vie envahisse notre cœur de façon à nous faire agir, à nous faire réagir véritablement comme des enfants de Dieu que nous sommes, non plus comme des individus disposés les uns à côté des autres et qui vivent toujours plus ou moins en antagonistes – ce qui est fatal – mais comme des enfants de Dieu qui sont les membres d’un organisme qui est notre petite Église.
Que cette vie nous aide à voir les autres exactement comme Dieu les voit, c’est à dire comme dieu les voit, c’est à dire comme un nouvel enfant, un autre Christ qui vient insensiblement au monde dans un sein qui est la communauté, mais qui lui-même est comme cette belle image que l’on rencontrait chez les premiers cisterciens, qui est dissimulé sous le manteau d’une Mère dont nous fêtons aujourd’hui précisément la maternité. Et alors, nous sommes ainsi chacun personnellement et tous ensemble vraiment immergés dans la vie divine.
Donc pour le répéter, nos actions et nos réactions ne sont plus des actions et des réactions purement humaines. Il y a en dessous d’elles quelque chose d’autre qui est plus fort et qui finalement va prendre le dessus. C’est ce propre agir de Dieu, qui dépasse naturellement les bornes de notre intellect, qui submerge notre volonté et qui dilate sans cesse notre cœur.
Donc, il est possible que nous fassions des choses qui ne soient pas tout à fait selon la sagesse humaine ; elles seront d’une sagesse au-delà de la sagesse humaine. La sagesse humaine me demande de pardonner et d’oublier ; la Sagesse de Dieu va jusqu’à l’oubli. Je prends cet exemple parce qu’il me passe par la tête. La sagesse humaine ne nous demande pas d’aimer jusqu’à nous sacrifier, jusqu’à exposer notre vie pour notre frère ; la sagesse de Dieu le demande.
Et c’est ainsi que nous pouvons voir Dieu à l’action, Dieu en train d’agir en nous-mêmes et chez les autres. Car il ne faut pas l’oublier, cette vie Trinitaire chez quelqu’un tombe sous le champ de la conscience à un moment ou l’autre. Cela tombera sous le champ de la conscience lorsque nous nous trouverons devant un choix : choisir de façon purement humaine ou choisir de façon purement divine. A ce moment-là, nous avons bien conscience que nous faisons autre chose que ce que la simple raison pourrait nous demander.
Voir Dieu à l’œuvre ainsi et alors collaborer à son œuvre, ne pas l’entraver mais plutôt l’aider ; et ainsi nous devons bien savoir qu’une telle collaboration va nous conduire peut-être là où nous ne voudrions pas aller. Il nous faudra peut-être souffrir, il nous sera peut-être demandé de porter une croix, mais notre collaboration doit aller jusque là.
Notre nourriture ne sera plus de faire notre vouloir, mais de faire la volonté de celui qui nous a appelés et qui a sur nous des vues bien particulières, qui a une intention pour une mission que nous découvrirons peut-être, que nous découvrirons peut-être plus tard. Il faut savoir faire confiance.
Alors, cette paix qui est la propre paix du Christ emplira notre cœur ; et remplissant notre cœur, fatalement elle en débordera sur les autres et, par cercles de plus en plus larges, même sur le monde. Il n’y aura plus chez nous, si nous possédons cette paix, il n’y aura plus d’égoïsme. Nous ne nous considérerons plus comme étant le centre de notre communauté, comme étant le centre du monde, comme étant le point de ralliement d’un cercle plus ou moins grand d’influence.
Il n’y aura plus d’égoïsme mais nous serons plutôt donnés aux autres., et c’est cela l’amour. C’est cet amour qui ne calcule pas, qui ne raisonne plus, cet amour qui ne sait plus rien faire d’autre que d’être gratuit. C’est cette effusion de l’Esprit qui vient de cette source inaccessible qu’est le Père et qui, à travers le Christ, veut se répandre sur le monde entier. Mais qu’il se répande d’abord dans nos cœurs ! Car nous posséderons alors un cœur qui ne connaît plus de repli sur soi et qui ne sera plus que diffusion d’amour sur tout nos frères et sur tous ceux que nous rencontrerons.
C’est, je pense, les vœux que je voudrais formuler à votre intention aujourd’hui, sans m’oublier moi-même. Et lorsque nous allons nous souhaiter une bonne année, pensez-y bien si vous le voulez ! Ces vœux s’attacherons à nous, à notre être et, sans même que nous le sachions, ils nous transformeront. C’est cela la bénédiction ! C’est une réalité qui nous dépasse mais qui repose sur nous, qui y demeure, et qui nous conduit là où Dieu nous appelle tous ensemble à partager sa vie.
Mes frères,
Si l’enseignement de l’Abbé doit viser – dans la ligne de l’enseigneur principal qui est Dieu – à donner la vie à chacun de ses frères et à l’ensemble des frères, il doit donner d’abord la condition première de la vie qui est la respiration.
Il est un peu, vis-à-vis de ses frères, dans la position de Dieu vis-à-vis d’Adam à l’état de glaise encore. Il doit insuffler dans leurs narines un souffle de vie, un souffle de vie qui va faire de ces paquets de chair brute des hommes spirituels. Donc des hommes qui ne vivent plus comme des hommes de chair, mais qui vont chercher leur oxygène dans un autre univers qui est l’univers de Dieu.
Il est important, il est indispensable que l’Abbé lui-même aille respirer sans arrêt dans cet univers, sinon l’haleine qu’il insufflerait serait viciée, polluée, et il empoisonnerait ses frères au lieu de les faire vivre. Vous touchez là un des tout premier devoir de l’Abbé qui doit toujours vivre dans le monde de la surnature, dans ce monde de Dieu. Voyez un peu comment chacun dans la communauté doit le soutenir et prier pour lui.
Et cette respiration, pour qu’elle soit vraiment tonifiante et vivifiante, elle ne doit pas être trop lente car alors le corps, l’organisme s’engourdit. Elle ne peut pas être trop rapide, sinon l’organisme s’enfièvre. Il faut donc qu’avec la respiration, l’enseignement de l’Abbé donne le rythme de la respiration.
Et ce rythme sera un rythme de paix, un rythme de mesure. Omnia mensurate fiant, 48,9, que tout se fasse avec mesure ! Les faibles ne doivent pas se sentir portés au découragement et les forts doivent avoir envie de faire d’avantage. Tout sera tempéré de façon à ce que chacun y trouve son compte.
Il est indispensable que l’Abbé possède cette vertu de discrétion qui, comme le dit Saint Benoît, est la mère de tout comportement équilibré. C’est indispensable pour l’Abbé lui-même d’abord, mais aussi pour la communauté ; parce que cet équilibre va se traduire dans le rythme de la respiration spirituelle, surnaturelle qui est infusée à chacun et à tous.
Mais si maintenant l’organisme communautaire respire convenablement selon un rythme normal, la vie va se traduire par un certain mouvement. Il est donc indispensable que par son enseignement l’Abbé imprime le mouvement à sa communauté.
Alors il se passe ceci. Mais n’oublions pas que l’oxygène qui est insufflé est un oxygène spirituel, c’est un oxygène divin. Il se passera cette parole du Christ à Nicodème : Celui qui est né de l’Esprit, tu ne sais pas où il va et tu ne sais même pas d’où il vient. Il est semblable au vent, tu l’entends, mais tu ne sais pas d’où vient le vent et tu ne sais pas où il va. Ainsi en est-il de quiconque est né de l’Esprit.
Donc, il y a un mouvement qui emporte l’homme et qui le libère, qui le libère de telle manière qu’il se meut maintenant de façon habituelle dans une sphère qui est la sphère de l’amour ; amour qui est, ne l’oublions pas, le lien qui des trois personnes divines fait un seul Dieu. Mais une fois que cet amour s’empare de quelqu’un, alors il le meut, et il le porte, et il le pousse, et il le lance à un agir qui peut dépasser et de loin les normes habituelles de la froide raison.
L’homme psychique, l’homme purement humain ne comprend pas l’agir de l’homme spirituel, dira Saint Paul. Saint Paul contracte cette folie. Du Christ, on disait : Mais il perd la tête ! Nous allons aller le chercher pour le mettre de côté et le soigner : disaient ses parents.
Voilà le mouvement qui va inspirer un enseignement qui sera puisé là où il doit l’être, dans une atmosphère qui est la sphère même de la Trinité. Or, l’agir de la Trinité n’est pas très compréhensible ; il ne l’est pas souvent, il ne l’est peut-être presque jamais sauf pour l’homme spirituel, et encore !
Mais si on peut ainsi se mouvoir en toute liberté dans la sphère de l’amour, l’homme, le frère saisi et mu par cet Esprit voit s’ouvrir devant lui des horizons nouveaux. L’enseignement de l’Abbé va donc en plus du mouvement donner l’espace nécessaire à ce mouvement, mais un espace qui s’étend à l’infini. On comprend mieux alors la parole de Saint Paul : Mais tout est à vous ; le ciel, la terre, tout est à vous. Le Christ est à vous, Dieu est à vous !
C’est normal ! Parce que l’homme est devenu un fils de Dieu, il est chez lui chez Dieu. Or, Dieu remplit tout et est partout. Il y aura ce phénomène qui peut paraître un peu, un peu étrange lorsqu’on le voit poussé à ses extrêmes limites. L’homme spirituel aura bien conscience parfois de se trouver à deux ou trois endroits en même temps ! On voit ça dans la vie des saints parfois, des bilocations ou des multilocations.
Naturellement ce sont des phénomènes exceptionnels lorsqu’il s’agit de corps. Mais au plan spirituel, c’est là que vient se justifier et s’originer l’action du contemplatif qui peut agir partout à partir de l’endroit où il est. Tous les espaces lui sont ouverts, les espaces éclatent.
Et ça se produit au niveau de chaque personne qui reçoit cet enseignement, mais aussi au niveau de la congrégation, de la communauté entière qui devient alors véritablement une koinônia, donc une communion. C’est plus qu’une communauté. C’en est une, mais c’est une communion parce chacun participe à la même vie . Il y participe de plus en plus et il n’y a plus de discordia, c’est à dire des cœurs qui tirent d’un côté et un cœur qui tire de l’autre. Il n’y a plus qu’un seul amour pour tous.
Donc, les groupes qu’on appelle charismatiques aujourd’hui, charismatique dans le sens pur du terme, on s’efforce de retrouver l’esprit de la primitive Eglise où tout était en commun, où il n’y avait qu’un seul cœur et qu’une seule âme. Pourquoi cela ne pourrait-il pas se présenter dans une communauté monastique ? C’est là que ça doit se trouver en tout premier lieu !
Ne plus avoir qu’un cœur, donc une seule respiration, un seul rythme, un seul mouvement, un immense espace pour tous, et ça dans l’amour. Ce n’est pas facile à atteindre naturellement, mais ce n’est pas hors de portée à condition que chacun ait, si je puis m’exprimer ainsi, la bouche ouverte et les narines dégagées.
La bouche ouverte pour recevoir cette vitalité que Dieu essaye à tout moment de faire pénétrer dans l’homme ; et alors ces narines pour exprimer cette vitalité et la diffuser tout autour. Car dans une respiration purement humaine, on aspire un mélange, on retient l’oxygène, on rejette le gaz carbonique.
Dans la respiration spirituelle, ce n’est pas exactement cela : on reçoit l’Esprit mais on restitue l’Esprit. On le restitue. Et cet Esprit restitué par chacun et respiré à nouveau grandit sans cesse, pénètre toujours sans cesse. Donc ici, l’atmosphère ne se pollue jamais, l’atmosphère se purifie toujours davantage et chacun ainsi peut vivre dans un amour de plus en plus senti pour ses frères et pour tous les hommes.
Nous avons donc alors un Corps qui grandit, un Corps qui se développe toujours, un Corps en évolution de façon bien équilibrée. Et l’ensemble forme un spectacle, oui, j’appelle ça un spectacle car Saint Paul a dit : Attention ! Nous sommes jetés en spectacle aux anges, au monde, à tout le monde, un spectacle de beauté. Et cette beauté, elle peut se traduire à l’extérieur.
Par exemple, lorsque de notre bouche ne sort jamais une parole de désaffection, ou une parole de jugement mauvais contre un frère. Mais cela ne veut pas dire qu’on doit fermer les yeux, non, ce qui est répréhensible est répréhensible. Mais à côté de la parole qui constate l’erreur ou la faute, aussitôt la parole d’excuse et aussi encore la parole de guérison. Donc, toujours une parole d’amour.
Car l’Esprit n’est pas venu pour détruire ; l’Esprit est venu pour guérir, et pour transformer, et pour construire. Et cela, dans une harmonie de tous comme un spectacle de beauté sous la direction de celui que les Pères appelaient, je l’ai déjà dit deux ou trois fois, qu’ils appelaient le corregos : le Christ qui est le maître du chœur, le maître et le monteur, le chorégraphe de ce spectacle. Oui, un spectacle pour son plaisir, pour le plaisir de ceux qui vivent cette aventure, pour le plaisir de Dieu, pour le plaisir des hommes, de tous les hommes qui peuvent dire : Regardez un peu comme ceux-là ils s’aiment !
Et cette parole du Christ peut alors se réaliser : C’est à cela qu’on reconnaîtra que vous êtes mes disciples, si voue avez de l’amour les uns pour les autres ! Mais il ne s’agit pas d’un amour de sensiblerie, mais du partage de cet Esprit qui est le lien de la Trinité, cet Amour qui des trois personnes n’en fait qu’un seul Dieu, une seule nature. Voilà, à mon sens, où doit tendre l’enseignement de l’Abbé s’il doit viser à donner sa vie !
Un être fragile, démuni, vulnérable est dorénavant investi d’un redoutable pouvoir : le pouvoir d’aimer et le pouvoir de mourir. Il n’est pas de plus grande, de plus belle marque d’amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime. Une épiclèse a été prononcée sur lui. Et voici que le souffle de Dieu aux énergies infinies a bondi sur lui. Il s’est emparé de lui et il l’a emporté vers ces régions dont la loi n’est plus la sage raison mais la sublime déraison d’un amour qui ne se possède plus.
Et, d’un coup, s’ouvrent devant nous des espaces immenses ; dilatamini spatia caritatis. Je dis bien devant nous car, si l’Abbé devient, dans l’Esprit Saint, lumière et feu, ses frères, de proche en proche, vont se trouver, à leur tour, illuminés et embrasés.
Dès maintenant aussi, il faudra apprendre à mourir. L’Abbé doit se dresser comme une muraille de feu entre ses frères et Dieu. Il lui appartient de se substituer à eux dans leurs erreurs, leurs égarements, leur culpabilité. S’il est vraiment assimilé au Christ, Dieu finira par le constituer péché pour ses frères et, même au-delà d’eux, pour d’autres encore.
Mais cela ne doit pas l’effrayer. Le souffle Divin ne saurait être maîtrisé. En ce souffle chante le Royaume ; en lui dans lui danse la paix et la joie, prémices de la résurrection.
Mes frères,
Nous avons fêté aujourd’hui les Saints Fondateurs de notre Ordre. Il eut été intéressant de les entendre un peu parler de la façon dont ils concevaient leur mission d’Abbé et de Fondateur. Il est certain que les moines qui les ont suivis depuis Molesmes n’étaient pas tous des petits anges ! D’ailleurs, toute une partie est retournée à Molesmes avec Saint Robert.
Les débuts ont certainement été très difficiles. Il y en avait de tous les tempéraments, de tous les caractères ; ça devait être une belle diversité. Et c’est peut-être une des raisons – à mon sens, c’est une idée comme ça – une des raisons pour laquelle Saint Etienne a appelé sa fameuse Carta, sa charte, son carton : Charte de Charité, Charte d’Amour.
Ce qu’il avait tenté de réaliser à l’intérieur de sa communauté, il s’est dit qu’on pouvait très bien le réaliser au niveau des communautés qui alors quittaient Cîteaux pour aller s’établir ailleurs. Ainsi, malgré les diversités qui s’instauraient à l’intérieur de l’Ordre, il put malgré tout dès le début être dans le soubassement, à la base, une unité grâce à cet amour qui devait circuler entre les cœurs de tous les hommes.
Au début, vous le savez, tout au début, l’Abbé de Cîteaux était encore, dans le fond, l’Abbé de ses maisons-filles. Lorsque les Abbés des toutes premières filiations rentraient à Cîteaux pour ce que nous appelons maintenant le Chapitre Général, ils prenaient tout bonnement leur rang dans la communauté.
Et je comprends mieux alors que cet amour qui était dans le cœur de Saint Etienne et qu’il a essayé d’infuser à ses propres religieux, que cet amour ait été transporté à l’extérieur lorsque ses religieux partaient pour essaimer. Ceux-ci le communiquaient à ceux qui alors dans les autres endroits s’agrégeaient à eux. Et chaque année, ces Abbés revenaient à Cîteaux pour de nouveau se réalimenter à cet amour et repartir.
C’est donc toujours un mouvement de diastole et de systole, de battement de cœur qui doit circuler à l’intérieur d’une communauté à partir de l’Abbé ; mouvement qui au début circulait depuis Cîteaux vers les maisons-filles. Naturellement quand ça a pris une extension phénoménale par après, ça a bien changé ; mais au début, c’était ainsi.
Il est remarquable que lorsque Saint Benoît parle de la diversité dans une communauté, c’est toujours quand il parle de la mission de l’Abbé. Il faut bien comprendre pourquoi et je le comprends beaucoup mieux maintenant qu’auparavant. Auparavant, c’étaient des détails qui m’échappaient comme ils échappent à vous certainement maintenant. Pourquoi ?
Mais c’est parce que c’est beaucoup plus facile de pratiquer l’uniformité dans la communauté que de devoir commencer à s’adapter aux caractères de chacun. Saint Benoît dit que l’Abbé doit multorum servire moribus, 2,32. Il doit s’adapter à un grand nombre de caractères et, dit-il, selon la qualitas. Ce n’est pas la qualité comme s’il devait s’adapter aux qualités de ses frères et tout bonnement passer sur leurs défauts ; ou bien non pas seulement les voir, mais vouloir à tout prix les extirper.
Non, il entend qualitas, qualité, ici dans le sens étymologique, suivant ce qu’est chacun : l’intelligence de chacun, la façon dont chacun peut réagir. Lorsqu’il parle d’intelligence, ça ne veut pas dire qu’il devrait s’occuper uniquement de ceux qui brillent par leurs qualités intellectuelles et puis, ma foi, laisser les autres pour compte.
Non, non, il doit s’adapter à ce qu’est chacun et à la façon dont chacun va réagir à ce qu’il lui dit. Donc, il y a un dialogue qui doit s’instaurer, une sorte d’échos comme un radar. On lance un rayon et une image est renvoyée et, l’Abbé doit s’adapter à l’image qu’il reçoit en retour. Et c’est un véritable art ! C’est ça l’art spirituel qui n’est pas facile.
Et Saint Benoît dit qu’il doit se conformet et aptet, 2,89, il doit se conformer et s’adapter. Conformer veut dire qu’il doit entrer dans la forme que présente le frère, le disciple. Ce n’est donc pas lui qui doit faire entrer le disciple dans sa forme à lui ? Non, c’est l’Abbé qui doit entrer dans la forme du disciple pour, par l’intérieur, le faire se développer, le faire grandir, le faire s’épanouir. Vous voyez, ce n’est pas facile !
En pratique, ça veut dire ceci : que l’Abbé a le devoir de cultiver les dons de chacun de ses frères. Mais ça ne veut pas dire qu’il doit se plier à leurs caprices, ni à leurs lubies, ni à leurs fantaisies, non, mais à leurs dons véritables de façon à ce que chacun soit ou se sente heureux.
Il est impossible de chercher Dieu de façon constante si on n’est pas heureux au plan humain. C’est une chose que La Trappe avait peut-être perdu de vue ! Il fallait, un peu pour toutes sortes de raisons ascétiques ou mystiques, je ne sais pas, contrarier, se contrarier soi-même, et puis contrarier les frères ; c’est à dire aller contre ce qu’ils désiraient foncièrement, spontanément. C’était certainement ainsi aux origines de La Trappe. Il est toujours resté des séquelles et c’était une erreur !
Le Christianisme, je l’ai déjà dit ici, est une religion de la chair, il ne faut jamais l’oublier. C’est la religion de l’Incarnation de Dieu. Donc Dieu est devenu chair : et Verbum caro factum est. Il est devenu chair vraiment !
Et nous devons donc surnaturaliser notre être entier jusque dans ce que nous appelons, nous, le corps, la chair, tout ce qui en nous aspire à être heureux, épanoui ; même ce qui pourrait si ça se déplaçait un peu, ou si ça quittait la droite ligne de la recherche de Dieu, ce qui pourrait devenir de véritables défauts ou des vices.
Il y a donc toujours une richesse qui foisonne à l’intérieur de nous. Et c’est cette richesse qui doit pouvoir être cultivée gentiment, patiemment, de façon à ce que notre être entier dans notre âme et notre chair puisse être heureux. Et étant heureux, alors s’ouvrir de plus en plus à ce que Dieu demande, devenir un peu comme un appel toujours plus vif et plus ferme à faire la volonté de Dieu qui peut alors s’emparer de notre être et nous épanouir, non seulement au niveau charnel mais aussi au niveau de la surnature, au niveau des vertus théologales.
Voilà, et comme çà, pour bien nous épanouir et être heureux, nous devons aussi savoir bien nous reposer. Et ici, je voudrais attirer votre attention sur une toute petite chose. Prenons bien garde lorsque nous circulons dans les couloirs pour des besoins naturels, ou bien si nous arrivons un peu en retard pour nous reposer, de ne pas faire trop de bruit en marchant, ou en ouvrant et fermant les portes. Il y en a dont le premier sommeil est assez léger et qui alors sont réveillés et qui ont difficile de se rendormir.
Pensons u peu à cela pour que, même au niveau du repos et du sommeil, nous soyons contents, satisfaits et que, lorsque nous nous levons le matin, nous soyons bien dispos pour aller retrouver Dieu.
Mes Frères,
Au début de cette semaine est arrivée la lettre circulaire annuelle du Père Abbé Général. Elle est datée du 6 janvier 1978. Je vais vous en donner lecture. Je l’agrémenterai, si le mot est bien choisi, de l'un ou l’autre commentaire, ou d'une explication.
Une lettre du Père Abbé Général est toujours, à mon sens, un événement important qui doit être accueilli avec respect et reconnaissance. Car un Abbé Général, de par sa position, a nécessairement de l'Ordre une vue panoramique. Il est à même de déceler les courants qui se dessinent, de repérer les déviations ici où là, de faire une synthèse de tout ce qu'il a pu repérer de valable et ainsi de le présenter à l'Ordre entier pour que chaque communauté, en conservant naturellement son type bien défini, puisse en tirer quelques leçons pratiques.
Le Père Abbé Général est un Anglais et ses lettre, nous l'avons déjà remarqué, et celle-ci encore davantage peut-être, ne sont pas tellement théoriques, mais surtout d'ordre pratique. Ce n'est pas une pieuse exhortation, non, il appelle un chat un chat. Il met les pieds dans le plat et il vous dit : Voilà ce que vous devez faire si vous voulez vraiment être ce que vous avez décidé.
Il commence par une petite introduction :
Épiphanie 1978
Chers Frères et sœurs,
Cette année j'étais à Rome pour Noël et j'avais espéré être en mesure d'écrire une lettre circulaire avant la fête. Mais revenu assez fatigué d'un long voyage, j'ai eu tant de correspondance à expédier qu'il ne m'a pas été possible de faire cette lettre. Cependant au cours des messes de Noël vous avez été tous présent à ma mémoire...
Écoutez ceci !
Cette saison a pour elle une saveur de renouvellement et une fraîcheur de commencement
On pourrait très bien l'extraire de son contexte et la prendre spécialement pour nous. Un nouvel Abbé, c'est toujours une nouvelle saison qui commence. Et normalement, si c’est une bonne saison - on peut penser à une saison brassicole par exemple aussi, la saison sera bonne ou la saison ne sera pas bonne - si on espère une bonne saison, cette saison nouvelle, qui est donc l'arrivée d'un nouvel Abbé, doit avoir pour elle une saveur de renouvellement et une fraîcheur de commencement. Voici, dit le Livre de l’Apocalypse, que je fais toute chose nouvelle...
Je dis cela avec un brin d'humour, vous me comprenez bien ! Mais c'est pour vous dire, vous faire sentir au départ, que dans cette lettre nous pourrons, je pense, tirer beaucoup de choses dont nous ferons notre profit. Car, vous allez le remarquer, elle touche à des points dont je vous entretiens presque tous les jours. On dirais vraiment que cette lettre a été écrite pour Saint Remy ! Mais oui !
Le message de Noël est un message d’amour. Dieu a tant aimé le monde qu’il nous a donné son Fils unique. Puisse ce message d’amour
Voici donc le leitmotiv de sa lettre. C'est tout ce qu'il y a comme exhortation spirituelle dans sa lettre. Et voilà, maintenant il va partir, il va aborder des sujets qui sont de suite presque du ressort d'un Chapitre Général.
D'ailleurs je pense, je saisis un peu qu’une de ses préoccupations, c'est de faire participer davantage les communautés aux soucis qui doivent normalement habiter le cœur des Abbés qui assistent, et qui prennent part, et qui constituent un Chapitre Général.
Mais voyez encore, le message de Noël est un message d'amour. Et ce message d'amour par lequel Dieu a tant aimé le monde qu'il a donné son Fils pour le monde, doit trouver un échos dans nos vies tout au long de cette année, non seulement de cette année, mais de notre vie. Et c'est ce que j'essaye de redire et aussi, je le dis tout simplement, d’exprimer par mon comportement : que nous devons véritablement nous aimer.
Le monde, pour nous, c'est notre communauté d'abord. Si tu n'aimes pas ton frère que tu vois, ne te fais pas d'illusions, tu n'aimeras pas le lointain prochain que tu n'as même jamais vu et qui est bien loin. Notre amour se prouve d'abord dans nos relations personnelles ici. Le monde part d'ici. Et puis à partir d’ici - pour nous naturellement - il va par vagues s'étendre à l'univers entier. C'est à dire que notre amour doit s'exprimer et s'exercer d'abord entre nous.
Et il doit aller si loin que nous devons pouvoir aussi donner. C'est à dire donner qui, donner quoi ? N’avons nous pas un vœu de pauvreté ? Mais nous donner nous-mêmes ; nous devons pouvoir donner nos loisirs, notre fatigue, nos soucis, notre vie même s'il le faut pour les autres.
Et c'est remarquable qu'en plaçant ainsi le centre de notre vie, de notre agir, même de notre pensée en dehors de nous, ça rectifie en nous beaucoup de déviations égocentriques ou égoïstes qui sont naturelles, qui sont innées. Et ça peut même nous guérir de beaucoup de déviations comme cela psychiques que nous avons, que nous portons tous depuis notre enfance ; ça veut dire que c'est même profitable au plan purement humain. Alors au plan surnaturel, c'est d'une efficacité démesurée naturellement.
Donc, ceci était l'introduction, la présentation plutôt. Maintenant voici l'état de la question: sa lettre.
Dans ma lettre circulaire de janvier 1976, je posais plusieurs questions sur la nature de la communauté cistercienne. Sommes-nous un groupe d'ermites vivants en communauté ? Ou notre type de relation est-il plutôt celui de frères à l'intérieur d'une famille ? Ou bien y a-t-il une fausse dichotomie ?
Dichotomie, ça veut dire : c'est un ou l'autre. Serait-ce faux, ou bien serait-ce un peu de l'un ou bien un peu de l'autre au lieu d'être carrément l'un ou l'autre ?
Donc, sommes-nous un groupe d'ermites vivant en communauté ? Donc, notre monastère est-il une espèce de laure, de chartreuse ? Donc des hommes dont la préoccupation, dont la direction est uniquement dans le sens vertical vers Dieu, en ayant un minimum de relations horizontales avec les autres. Des ermites qui vivent en communauté parce que c'est plus facile que de vivre absolument tout seul ; mais malgré tout on a entre soi le moins de rapports possibles ?
Ou bien notre type de relation est-il plutôt celui de frères à l'intérieur d'une famille ? Est-ce qu'une communauté monastique constitue une famille ? ça peut être mis en question aussi ! Attention à ce sentimentalisme qui nous ferait voir nos frères selon l'Esprit sur le type de nos relations avec nos frères ou nos sœurs selon la chair. Attention ! Il y a là une certaine ambiguïté que nous devons bien éviter !
Ces questions ont suscité intérêt et discussion dans l'Ordre et tel était bien leur but.
Mais ce n'en n'a guère suscité ici, du moins à mon avis. Intérêt et discussion ? Donc dans l'esprit de l'Abbé Général, lorsqu'il envoie une lettre circulaire ainsi, c'est pour qu'on en discute en communauté. Ce n'est pas pour l'entendre lire comme on entend lire tant de choses, et puis pour royalement l'oublier au fur et à mesure, ou à peu près. Non, dit-il, il faut en discuter entre soi. C'est un programme exigeant. Et tel était bien le but des questions que je posais.
L'opinion générale semble pencher pour la fausse dichotomie. Il nous faut simultanément sauvegarder et vivre à plein deux valeurs importantes: la solitude et l'amour fraternel.
Donc, simultanément vivre à plein ! Donc, ce n'est même pas encore prendre un petit peu d'une sorte, un petit peu de l'autre, non, à plein toutes les deux : et la solitude avec Dieu, ce qui constitue le moine ; et l'amour fraternel qui est l'âme de la vie cénobitique, de la vie en communauté .
Correctement comprises, loin d'être mutuellement exclusives, elles s'appellent l'une l'autre.
C'est ce que notre frère Harry dans sa conférence a essayé de nous faire comprendre. L'unité vient d'une harmonie entre une solitude avec Dieu, Dieu reçu dans l'âme, prenant possession de quelqu'un et à partir de là rayonnant sur les autres. Si bien que notre solitude avec Dieu, si elle est bien vécue et bien comprise, doit aboutir normalement à un partage, à un amour fraternel.
Encore une fois, si je n'aime pas mon frère que je vois, alors il n 'y a aucun doute possible, je n’aime pas Dieu que je ne vois pas. La pierre de touche de la réalité de mon union à Dieu sera toujours mon amour pour le frère. Le reste est de la belle illusion, de la littérature. C'est pour cela que loin de s'exclurent, solitude avec Dieu et amour fraternel se complètent et s'appellent l'une l'autre.
Mais il faut bien admettre qu'il n’est pas toujours facile de les combiner au niveau de la communauté.
Cela veut dire ceci : au niveau d'une personne, c'est encore bien possible ; mais au niveau maintenant de toute une communauté ce n'est pas si facile parce que tout le monde n'a pas atteint le même degré de développement, ou de croissance, ou de maturité spirituelle.
Il peut se faire, entre autre, que la synthèse des deux en varie d'un monastère à l'autre, à l'intérieur des limites d'un sain pluralisme. Après tout, la vie de communauté était-elle exactement la même à Riévaulx sous Aelred, et à Igny sous Guerric ? Ou même à Cîteaux sous Etienne Harding et à Clairvaux sous Bernard ?
L'idéal est assez clair, mais l'expression peut varier.
Voilà, nous allons cesser pour aujourd'hui.
Mes frères,
On nous a déjà présenté le mystère de la fête de ce jour. Il n’y a plus grand chose à dire sinon peut-être ceci : nous allons jouer un mimodrame, nous allons mimer notre démarche monastique dans ce qu’elle a de plus vivant et de plus beau.
Notre vie est une pérégrination en réponse à un appel, une exemia comme disaient les Anciens. Nous quittons un lieu, notre patrie, notre avoir, notre vouloir, lieu symbolisé par cette salle [1], et nous partons à la rencontre de celui qui nous invite et qui nous attend. Et il nous attend dans son Royaume, ailleurs, dans son Royaume symbolisé par notre église.
Chez lui, dans son Royaume, tout est différent. Nous allons donc d’abord rencontrer un certain dépaysement, éprouver l’étrange sensation de ne plus être tout à fait nous-mêmes. Ce n’est pas étonnant car, naturellement nous sommes ténèbres tandis que lui, naturellement est lumière.
Lorsque le Christ se dévoile au regard du moine, il se manifeste d’abord comme lumière. Je suis la lumière du monde ! L’expression lumière du monde doit être entendue à la lettre. Nos mentalités platoniciennes pencheraient plutôt vers un sens métaphorique qui est plus commode et moins inquiétant.
Non, mes frères, le Christ ressuscité, le Christ dans sa chair transfigurée est vêtu de lumière, d’une lumière bien réelle, bien concrète qu’il est presque possible de photographier. Pensez à la scène de la Transfiguration ! Et cette lumière dont est vêtu le Christ rayonne de son être, de sa personne et elle brille d’un éclat quasi insoutenable jusqu’aux extrémités du cosmos en expansion.
C’est cette lumière qui crée l’univers, qui le porte, qui le fait grandir et s’épanouir. Et le moine commence à déguster les prémices de la vie éternelle le jour où son cœur purifié aperçoit les premiers scintillements de cette lumière. C’est le seuil du Royaume, tout est nouveau ; l’amour devient la loi, l’unique loi et la beauté devient la forme, l’unique forme de la vie.
Nous ne trouverions jamais notre chemin vers cette lumière si dans notre cœur, au départ, n’avait été déposé une étincelle déjà de cette lumière. Et c’est justement cette petite flamme, symbolisée par nos cierges allumés, qui va nous guider avec une sûreté infaillible vers cette source, le foyer dont elle est issue et vers laquelle, en retournant, elle nous entraîne.
Notre cheminement à travers nos cloîtres obscurs va marquer notre résolution, notre détermination de marcher jusqu’au bout, jusqu’à la rencontre heureuse avec le Christ, avec la lumière ; jusqu’à ce moment où nous-mêmes avec Marie et tous les saints, et ici attention ! je ne pense pas à un lointain aboutissement au-delà de la mort, je pense à aujourd’hui, à notre vie, où avec Marie et tous les saints, nous serons devenus chacun les uns pour les autres, et pour les hommes nos frères, lumière et feu.
Mes frères,
Demain, nous aurons notre journée de récollection. Nous allons, si vous le voulez bien, la fixer à nouveau au premier dimanche de chaque mois. Je n’en ai pas parlé plus tôt parce que je n’ai pas eu l’occasion encore de parler cette semaine-ci. Il y a tellement d’orateurs que je suis relégué à l’arrière plan. Mais ça ne fait rien, j’en suis très content !
Je pense que nous devrions trouver une nouvelle formule pour la récollection, quelque chose de plus personnel, de plus propre à notre communauté. Et puis, nous avons maintenant chaque jour un orateur ici au Chapitre, si bien que s’il venait encore un orateur pour les jours de récollection, ça passerait totalement inaperçu ! Il faut donc établir, je pense, une certaine rupture dans la continuité des jours pour nous permettre de rester éveillés.
Car la récollection à mon sens, ça doit être comme le terme le dit, l’exprime bien, une reprise en main ; une reprise en main de notre être dans ce qu’il a de plus secret. C’est à dire dans cette relation intime avec Dieu d’abord, et puis notre relation avec nos frères, à cet endroit où personne ne regarde sauf notre conscience et Dieu. Donc nous reprendre à ce niveau-là !
Et puis reprendre en main aussi notre vie dans son dynamisme, dans son mouvement : voir si nous sommes toujours tendus vers cette Personne qui nous a appelés, qui nous attire, que nous aimons ? ou bien si nous allons brouter sur le côté, nous distraire dans le sens étymologique : tirer à hue et à dia ? Donc, nous reprendre vraiment en main.
C’est une sorte, comme je le vois, de mise en application de notre vœux de conversion des mœurs. C’est à dire abandonner nos mœurs purement humaines pour emprunter des mœurs qui sont divino-humaines dans la mesure où le Christ se développe, et grandit, et s’épanouit en nous. C’est ça le vœu de conversion des mœurs, c’est se laisser diviniser. C’est cette promesse de se donner à Dieu pour qu’il fasse de nous de véritable fils de Dieu.
Non pas des hommes parfaits, ça, c’est le but que poursuivit la philosophie païenne, mais de véritables fils de Dieu qui, tout en conservant leur nature humaine avec ses déficiences, ne réagissent tout de même plus comme des hommes, mais déjà comme des hommes qui sont en train de devenir des enfants de Dieu. Et ça demande un éveil. Nous devons donc rester attentifs, éveillés. C’est donc ça !
Mais ça exige alors une halte dans notre vie ; halte qui nous permet de faire un tour d’horizon, qui nous permet de nous retourner, de regarder en arrière sur les semaines qui se sont écoulées, de regarder autour de nous aussi en en avant. Mais pour ça, il faut s’arrêter.
Et ça exige aussi un dépaysement, une rupture. C’est pour cela que vous en voyez qui viennent ici en retraite ou en récollection comme ils disent. Ils abandonnent leur famille, leur milieu de travail pendant quelques jours pour entrer dans un autre cadre et pouvoir alors mieux réfléchir et mesurer.
Nous devons créer aussi ce petit cadre dépaysant à l’intérieur de notre vie, de notre communauté. Donc, il faut créer ainsi une sorte de climat qui nous permet vraiment de nous reprendre en main.
Alors, j’ai pensé à ceci que nous allons mettre à l’expérimentation, donc en faire l’essai. Cela peut toujours être perfectionné, ça peut même être totalement réformé. C’est à titre d’essai, mais il faut le faire loyalement. Il ne faut pas dire après la première ou la deuxième fois : ça ne va pas ! Non, il faut faire un essai pendant un certain temps, quitte à perfectionner toujours au fur et à mesure.
Je vais en venir directement à ce qui constituerait le corps de cette récollection. J’ai demandé au frère Jacques en tant que Prieur et au frère Gilbert en tant que Maître des novices de réaliser un petit travail. Le frère Jacques a en plus une qualité, il est sténographe. Il sait donc prendre des notes à la rapidité de la parole, de l’élocution presque ; et le frère Gilbert, lui, a une mémoire formidable qui lui permet de retenir même presque tout le canevas d’une homélie qu’il entend.
Alors, je leur ai demandé de dresser un résumé de ce qui s’est passé ici dans cette salle capitulaire, et à l’église au cours de la liturgie, jour par jour mais de façon très objective. Donc, il n’y a aucun commentaire, c’est un résumé. Dans un résume il y a toujours une part de subjectif, c’est certain, on ne sait pas l’éviter ; mais il n’y a aucun commentaire personnel.
C’est donc neutre dans la mesure ou un résumé peut être neutre parce qu’il faut tout de même choisir. S’il fallait dire absolument tout, alors il faudrait chaque fois un petit livret. Et je l’ai vu, ça demande tout de même du travail, c’est bien fait. Cela se présente sous la forme d’un petit dépliant qui sera mis à la disposition de chacun après l’Office de nuit du dimanche. Chacun peut donc en prendre connaissance avant le Chapitre et le méditer.
Et maintenant à l’heure du Chapitre, que va-t-il se passer ? L’idéal serait qu’à l’heure du Chapitre se passe un dialogue au sujet de ce qui a été dit, de ce qui a été présenté donc ici au Chapitre, pas seulement par moi mais par d’autres encore ; et puis aussi au cours de la liturgie des petits mots d’introduction qui sont dit, ou bien des homélies. On pourrait parler à ce sujet là.
Et surtout voir ceci : quel est le fruit qui était espéré ? et quel est le fruit qui a été porté ?Est-ce que nous sommes fidèles, nous orateurs, à ce que nous avons dit ? Est-ce que les auditeurs ont été fidèles à ce qu’ils ont entendu ? Est-ce qu’ils en ont retiré quelque chose ? Est-ce que ça a été fructueux ? A notre niveau personnel ? Au niveau de la communauté ? Dans nos relations fraternelles ? Dans nos relations personnelles avec Dieu. Encore une fois, nous reprendre en main dans notre vie secrète et puis dans nos rapports plus sociaux.
Et j’ai demandé alors au frère Jacques en tant que Prieur de demain nous adresser la parole et de donner un peu son impression. Ce n’est pas parce que c’est le frère Jacques, mais parce que c’est le Prieur. Je lui ai demandé cela puisque un dialogue pour l’instant me paraît un peu prématuré pour toutes sortes de raisons. Mais je vous parlerais de cela une autre fois car le temps presse.
Dans ses impressions il y aurait là-dedans beaucoup de personnel ; mais il y aura aussi beaucoup du Prieur en ce sens, que sais déjà, et le frère Jacques en est très content, qu’il y en a assez bien, pour ne pas dire beaucoup, qui vont lui parler très ouvertement et lui livrer leurs impressions sur ce que moi Abbé je dis, sur ce que je fais, sur ce qui se passe en communauté ici. Naturellement le frère Jacques ne vient pas me le raconter, il ne vient pas vendre la mèche, attention ! Il y a tout de même une question de discrétion là-dedans.
Mais avec cette expérience qu’il a, je dirais ce sens qu’il a de la réaction de chacun à ce qu’il vit, à ce qui a été dit au Chapitre ou à l’église, il peut se former une idée. Et à partir de cette idée qu’il a, commencer à réfléchir ici tout haut et tirer quelques conclusions qui pourraient être pratiques pour demain, donc pour tout le mois qui vient.
Donc, je vois un peu le Prieur ici comme étant la muraille contre laquelle vient se répercuter un écho, un écho qui est, disons la rumeur de la communauté vient se répercuter contre la muraille du Prieur. Et cet écho va nous être renvoyé demain, c’est ça !
Et à partir de là, nous pouvons un peu rectifier notre attitude, notre vie pour tout le mois qui se prépare. Et ainsi, faire ça mois par mois jusqu’au jour où nous pourrons dire : eh bien maintenant, nous n’avons plus besoin de Prieur ; nous allons une fois commencer à parler, un tel, un tel, un tel. Vous voyez !
Mais je le dis, il faut mettre ça en route lentement comme dans une voiture où il ne faut pas démarrer directement en quatrième vitesse parce qu’on casse alors tous les engrenages. C’est donc ça qui serait le cœur, mais ça devrait être préparé.
Je pense que nous pourrions faire comme ceci : nous pourrions ouvrir la récollection le samedi comme d’habitude, à l’église, par la bénédiction de l’eau qui nous rappelle, comme il est bien dit dans la formule, notre baptême, donc notre appartenance au Christ, notre greffe sur la vie divine ; et puis alors nos engagements personnels ! On a renouvelé les vœux du Baptême au moment de la Confirmation, de la profession de foi publique ; et puis notre engagement ici, soit déjà comme novice dans la perspective de se donner à Dieu, soit déjà comme profès. Donc, la bénédiction de l’eau !
Puis avant le chant des psaumes de Complies, organiser une petite, appelons ça une paraliturgie, une petite lecture avec un chant quelconque, un petit moment de silence, et puis l’Office de Complies. Donc, ça remplacerait le Chapitre qui se tient habituellement le samedi soir. Vous voyez ? Créer quelque chose d’autre, un petit dépaysement mais à l’église même.
Puis le lendemain, le petit dépliant que chacun peut voir. Pourquoi n’est-il pas remis le samedi soir ? Mais parce qu’on ne peut pas le remettre avant que ce soit débuté et ça commence avec cette bénédiction de l’eau ; et le remettre juste au moment d’aller se coucher, ça ne convient pas. Non pas que vous auriez des cauchemars, mais il faut tout de même aller dormir à l’heure et ne pas commencer à penser à ça pendant la nuit.
Mais le lendemain, il y a donc cette petite réunion capitulaire le matin, puis toute la journée nous nous efforçons d’être en silence, recueillis afin de réfléchir un peu, éventuellement d’en parler avec moi ou un Supérieur, un Père Spirituel, un confesseur, de parler sur ceci. Et puis au soir, comme d’habitude au moment des Vêpres, l’exposition du Saint Sacrement et une petite adoration pour clôturer.
Voilà, si vous le voulez bien, nous allons essayer d’organiser les choses ainsi à partir de demain ; et puis nous verrons quel en sera le résultat ? Je pense que cela ne sera pas mal ! Vous verrez, ce petit dépliant est bien. J’ai été heureux de le relire parce que je me rends compte un peu de ce que j’ai dit. Je pense que nous en ferons tous notre profit si nous sommes sincères ; et nous le serons tous certainement. Et l’Esprit de Dieu nous aidera à pénétrer plus à l’intérieur de son vouloir sur nous et nous donnera la force de nous y adapter.
Mes frères,
En réfléchissant à la cérémonie de ce jour, je me suis demandé ce qu’entendaient signifier les Israélites lorsqu’ils se couvraient la tête de poussière et de cendres ? Et j’ai compris que symboliquement ils s’enterraient, ils retournaient dans cette poussière dont les avait tiré la main de leur créateur. Ils entendaient signifier que la mort était pour eux préférable à la vie : plutôt mourir que de continuer à vivre dans l’infidélité et le péché.
Et pour montrer que telle était bien leur intention, ils se laissaient également dépérir de faim en se privant de nourriture, en jeûnant. Il en est un parmi eux pour qui ce symbole est devenu tragique réalité, saint Paul vient encore d’y faire allusion : Jésus de Nazareth, identifié au péché des hommes, est mort sur une croix.
En ce premier jour déjà, mes frères, se profile dans le lointain un monticule, et sur ce monticule une croix, et sur cette croix un homme, mieux un Dieu, qui se tord et se raidit dans une atroce agonie, à notre place. N’ayons pas peur de regarder la vérité en face. Nous sommes avant tout des pécheurs et, à ce titre, nous n’avons aucune part à la sainteté de Dieu, nous n’avons aucune part à la vie véritable ; mais un autre a voulu subir à notre place la mort que nous méritions.
Il est entendu désormais que, nous aussi, nous devons maintenant savoir donner notre vie pour les autres, et savoir mourir à leur place. Lorsque Saint Benoît nous dit que nous devons toujours avoir la mort suspendue devant les yeux, si nous voulons aller au fond des choses, voilà ce qu’il entend nous faire comprendre : un autre est mort pour nous, sachons nous aussi mourir pour les autres.
Oui, c’est cela que le Christ attend de chacun d’entre nous et, il l’attend de moi en tout premier lieu. Je devrais pouvoir vous adresser cette parole que Saint Paul adressait à ses disciples : Soyez mes imitateurs comme moi je le suis du Christ, et n’ayez pas peur à mon exemple de risquer votre vie pour la délivrance de votre frère !
Certes, il y aurait une certaine satisfaction intime s’il était possible de se sacrifier, de disparaître avec panache. Vous voyez ce que je veux dire ! Mais cela ne nous est pas permis. Tout procédé visant à une autoexaltation dans le sacrifice est carrément proscrit. Qu’il s’agisse de jeûner, qu’il s’agisse de prier, tout doit s’opérer dans le secret, dans cette profondeur de notre être, dans l’invisible où Dieu et ma conscience se trouvent face à face. C’est là dans ce secret que Dieu entend insensiblement me vider de mon être, me pomper, me sucer hors de moi-même afin de prendre la place, d’occuper toute la place.
Mes frères, nous devons, dès le début de ce carême, sentir que Dieu entend nous faire partager jusqu’au bout son mystère de mort et de résurrection. C’est là le déploiement achevé de toute vie chrétienne et plus particulièrement d’une vie monastique ; celle-ci n’a pas d’autre sens que dans cette direction : mort à soi, mort pour les autres, afin de ressusciter d’abord soi-même et puis mystérieusement, tous ceux que Dieu a attaché à notre existence ; ressusciter ensemble dans cette lumière qui est sa propre vie.
L’imposition des cendres est une démarche communautaire. Par elle, nous allons renforcer nos liens de solidarité et de charité : de solidarité dans notre état de pécheur et dans notre refus de péché ; de charité dans le don que nous faisons de nous-mêmes à Dieu et aux autres.
Tout au long de ce carême – et ici n’oublions pas que pour Saint Benoît, le carême s’étend pour le moine tous les jours de sa vie – nous allons donc pendant ce carême qui s’étend jour après jour, nous allons partager les mêmes épreuves, les mêmes renoncements.
Mais aussi se lèvera le jour où nous partagerons ensemble le même triomphe et le même banquet. Nous qui aurons tant jeûné, nous partagerons dans la lumière une Pâque qui sera éternelle.
Mes frères, voici les cendres dont nos têtes vont être marquées. Nous allons demander à Dieu de faire reposer sur ces cendres la puissance de sa bénédiction. Et que cette bénédiction s’attache à notre être, à notre esprit, pour nous rendre fort et pour nous permettre de mener jusqu’au terme, jusqu’au triomphe, notre combat spirituel.
Mes Frères,
Nous allons reprendre la lecture de la lettre du Père Abbé Général. Il nous a d'abord dit qu'il ne fallait pas établir une dichotomie entre solitude et amour fraternel, partage, vie fraternelle ; que au contraire les deux doivent parfaitement s'harmoniser au sein d'une vie communautaire bien équilibrée.
La question de la communauté demeure toujours bien réelle. Au Chapitre Général des Abbesses en 1977, chaque commission a été priée de choisir 4 points émergeants de la lecture des rapports sur les monastères. Il a été frappant de voir que presque chacun des 32 points choisis concernaient d'une manière ou d'une autre la communauté.
C'est donc bien le signe qu'il y a là, partout, un problème !
Après la visite de plus de 120 de nos monastères, ma propre expérience personnelle me dit exactement la même chose. A maintes reprises, j'ai été frappé des problèmes que présente le fait de vivre en communauté : parfois, c'est un manque d'unité, ailleurs un manque de charité, ou un manque d'équilibre entre la Lectio, la prière et le travail.
Un manque d'unité ? Il Faut bien comprendre ce que c'est. Il est normal, il est même salutaire qu'il naisse des tensions à l'intérieur d'une communauté. Une tension ne porte pas préjudice à l'unité. C'est un phénomène normal de croissance et de développement de tout organisme. Ce qui est valable pour une personne, pour un individu, depuis la naissance et jusqu'à l’âge adulte, et même encore plus tard, vaut exactement de la même façon pour une communauté qui est aussi un organisme en développement, en croissance.
Ce qui brise l'unité, c'est la discorde. Dans le sens étymologique du terme discordia, ce sont des cœurs qui sont partagés, des cœurs qui ne sont plus dirigés vers le même but. Cette discorde alors fait éclater l'unité, elle la disperse. Alors, ça porte un préjudice qui peut être mortel pour une communauté.
Manque de charité ? On comprend bien ce que ça veut dire. Manque d'équilibre entre Lectio, Prière et Travail ? Cela porte non seulement sur la quantité mais aussi sur la qualité. On le perd de vue peut-être plus facilement. On peut exagérer, c'est à dire mettre tout son cœur - disons cela pour la prière par exemple - et à cause de cela, alors négliger le travail. On peut avoir une prière, appelons-là parfaite au plan humain, mais au détriment d'autres activités qui sont aussi essentielles: Lectio et Travail.
Et ça peut m'arriver au niveau communautaire. Par exemple vouloir une perfection dans l’exécution de l’Office Divin, ça deviendrait une obsession dans une communauté, un déséquilibre au point de vue qualité !
Mais l'aspect n'est pas toujours négatif. Il y a eu des cas où j'ai été à même d'admirer l'aide évidente donnée à ses membres par une communauté bien soudée.
Il va développer par après tout cet aspect de la question.
J'ai aussi rencontré des cas où la communauté a changé, parfois en mieux, parfois en pire...
Cela sous-entend qu'il est passé quelques fois dans la même communauté. S'il n'y était passé qu'une fois, il n'aurait pas su voir s'il y avait eu des changement en bien ou en mal...
...en d'autres termes, bien des choses dépendent de la qualité de la vie en communauté. Et l'expérience me dit que sur ce point, il y a dans l'Ordre place pour un progrès.
Il dit : bien des choses dépendent de la qualité de la vie en communauté. On pourrait bien gloser en disant que c'est tout qui dépend de la vie en communauté. Saint Jean de la Croix dit : si vous viviez même au milieu de démons, ce ne serait pas encore une raison pour détourner la tête de votre pensée sur leurs agissements !
Mais ce qui était possible pour Saint .Jean de la Croix - qui n'a d'ailleurs pas vécu dans une communauté de démons - donc qui malgré tout dans ce cas là pourrait devenir un très, très grand saint. C'est une vue de l'esprit, une hyperbole pour dire: Écoutez, ne regardez pas ce que font les autres, ne les jugez pas, mais plutôt dirigez votre regard vers Dieu, et dans les autres voyez le Christ ! comme c'est la vérité d'ailleurs !
Non, tout pratiquement va dépendre de la qualité de la vie en communauté. Et ce sera le thème principal de la lettre.
...Un tel phénomène ne doit pas nous surprendre, ni nous déconcerter. D'une part, la vie de communauté n'est pas statique. Et on ne peut jamais en arriver au point de pouvoir s'asseoir en constatant avec complaisance qu'aucun progrès n'est plus possible...
Comme dans notre brasserie, par exemple, on est arrivé au sommet de la fabrication concernant la quantité. On peut s'asseoir et dire : aucun progrès n'est possible. Mais on peut toujours travailler sur la qualité. Dans une vie de communauté, ce n'est pas comme ça. Il s’agit d une vie ici, il ne s’agit pas d'une entreprise qui peut arriver à un certain plafond.
Non, la vie n'est jamais statique, ni pour une personne, ni pour une communauté. Dès qu'elle se stabilise, ce sera la fossilisation, la sclérose et la dégénérescence. Non, ça doit toujours bouger, ça doit toujours changer, ça doit toujours évoluer. Ce n'est pas pour le plaisir de changer ou de remuer, non, c'est une loi de la vie. Et pour expliquer que ce phénomène ne doit pas nous déconcerter :
...Et puis, en ces septante dernières années, ce sont produits des changements d'une rapidité et d'une étendue extraordinaire, qui devaient inévitablement se répercuter sur la vie en communauté .
Il ne précise pas quels sont ces changements si rapides et si étendus. Il a certainement en vue les changements qui se sont produits dans la vie comme tel au plan technique, au plan social, à tant de niveau dans le monde donc ; une évolution tellement rapide, qu'on ne peut plus suivre.
Voilà, j'ai entendu aujourd'hui cette remarque : pour aujourd'hui, des jeunes de 25 ans sont des fossiles dépassés et sclérosés pour des jeunes de 20 par exemple. Il n ' y a plus de communication entre eux, c'est fini ! A cinq ans d'intervalle ? Voyez à quelle rapidité il y a une évolution aujourd'hui !
Il est très difficile de les faire vivre ensemble, de les accorder. Ce n'est plus possible. Ce sont deux mondes différents à cinq ans d'intervalle. Donc c'est ça que le Père Abbé Général veut dire.
Mais alors aussi, il y a eu des changements formidables à l'intérieur des communautés. On ne vit plus aujourd'hui comme on vivait avant la guerre de 14. Il y a des ancêtres ici qui peuvent peut-être s'en souvenir ? Ils étaient tous jeunes novices, ou ils sont entrés vers ces moments-là.
Il y a eu de grands changements mais qui sont peut-être passés inaperçus parce qu'ils se sont produits calmement. Et il y a tout de même, dans une vie monastique, un fond, une constante qui est commune et qui demeure. Et cette constante alors demeurant, les changements ne sont pas vécus avec tant de brutalité.
...Il est vrai qu'aujourd'hui les jeunes ont un grand désir de communication et de relation interpersonnelle. Mais cela même pose problème, car il n'est pas toujours facile de tenir le juste équilibre entre le juste désir et le modèle traditionnel…
Donc, vous entendez, ce n'est pas seulement ici, c'est partout à l'intérieur des communautés. Les jeunes qui rencontrent ça dans le monde, mais quand ils arrivent ici ? C'est la même chose, ça fait partie du climat social d'aujourd'hui : un grand désir de communiquer entre eux, d'avoir des relations personnelles, des échanges.
Mais comment concilier cela avec le modèle de vie traditionnelle, de vie solitaire dans le silence ? Vous avez entendu ce que le Père Corneille a raconté ici : quand lui était novice, il y avait cet autre novice qui était bien malade et, lui, il avait demandé à son Maître de novices : est-ce que je ne pourrais pas aller lui dire un petit bonjour ? Ah non, c'est absolument interdit, ce n'est pas dans la tradition de l'Ordre ! C'était comme ça à l'époque ! Cela a changé depuis et il faut en tenir compte.
...De nos jours également l'accent est mis fortement sur l'individu...
Auparavant on concevait très bien qu'on pouvait se sacrifier pour le bien-être de la communauté. La communauté était première. Maintenant non ! C'est la communauté qui doit aider au développement, à l'épanouissement des personnes. L'accent est mis sur l'individu plutôt.
...Cela tient au fait que chez l'homme la perception de sa conscience personnelle est en cours de changement. Mais cela aussi pose problème pour la vie de communauté...
Et je vous dis, ce n'est pas parce qu'il y en aurait qui seraient âgés de 80 ans, dans une communauté, et d'autres de 27, 28 ou 30 ? Non, encore une fois, si c'était tous des jeunes de moins de 30 ans, le problème serait exactement le même ; ça poserait beaucoup de problèmes à cause de cet accent mis sur l'individu.
Maintenant le Père Abbé Général continue, il va définir son propos.
...Face à tout cela, que puis-je suggérer pour aider l'Ordre dans ce domaine ? Il me serait relativement facile de lire quelques livres sur le sujet et de vous offrir ensuite un traité soigneusement élaboré, commençant par le concept de koinônia, donc de communion, et finissant sur les dernières découvertes de la dynamique de groupe…
Ce serait donc une solution de facilité. Il pourrait même confier cela à son secrétaire ou à un secrétaire choisit spécialement pour cette affaire.
...Mais ce serait trop théorique. Une communauté n'est pas une abstraction, mais un groupe de moines ou de moniales dont chacun ou chacune a son propre arrière plan, son caractère, sa vision des choses, etc, et qui essayent pourtant de vivre ensemble et unis.
Voyez, une communauté, ce n'est pas une abstraction ! Et ça, on a peut-être tendance de l'oublier. Quand on parle de la communauté, c'est une entité comme ça un peu dans le vague. On oublie qu'une communauté, ça n'existe pas en soi. Le concept de communauté existe mais la communauté en soi n'existe pas. Ce qui existe, ce sont des moines, des moniales qui ensemble sont appelés par le Christ pour partager la même vie ; et qui s’efforcent alors, ensemble, de partager la même route.
Ce qui existe, ce sont des hommes, des femmes, ce n'est pas une communauté dans l'abstrait. Et chacun a son arrière plan, chacun a son caractère, sa vision des choses, etc...
...Ce ne sont pas les idées reçues qui les changeront...
Ce n'est donc pas les slogans, ce ne sont pas les choses qu'on toujours dit et qu'on a toujours fait qui vont les changer ; ce ne sont pas les sermons, ce ne sont pas les instructions, ce n'est pas ça qui va les changer. Il n'y a donc pas un automatisme qui va se produire ! Il suffit de dire quelque chose et puis ça va aller...Non, non !
...Si la qualité de la vie de communauté doit être améliorée, ils auront à faire un réel effort pour en assimiler et en vivre les valeurs. En fin de compte, c'est l'individu qui devra changer…
Tout ce qu'il dit ici est sans reproche. Nous sentons bien par nous-mêmes que c'est bien ainsi que les choses doivent se passer. Donc, ce ne sont pas les idées pures qui vont changer, les grandes théories.
Non, mais c'est un réel effort de chaque individu qui devra assimiler certaines valeurs ; et puis qui, alors, devra porter son travail sur sa propre personne, évoluer et changer. Et alors, la qualité de vie d'une communauté va s'élever.
...Dans cette intention, je voudrais présenter quelques remarques générales ; puis une liste de quelques points pratiques tirés de mon expérience plutôt que des livres…
C'est ça qui est important !
...Dans l'espoir que tout cela stimulera la réflexion et aboutira à des résultats…
Il n'y aura donc pas de résultats, s'il n'y a pas de réflexion, de réflexion au niveau personnel. Et pourquoi pas, peut-être de réflexion au niveau communautaire ?
Avant de commencer le chapitre des remarques, nous allons cesser pour aujourd'hui, car il est temps de nous rendre à l'église.
Mes frères,
Nous allons continuer la lecture de la lettre du Père Abbé Général. Il vient de définir son propos. Il nous a dit qu'une communauté monastique n'était pas une abstraction mais un groupe de moines et de moniales qui a chacun son arrière plan, son caractère, sa vision des choses et qui essayent pourtant de vivre ensemble. Et ce n'est pas les idées pures qui vont les changer.
Il présente maintenant quelques remarques d'ordre général avant de passer à des applications pratiques.
...Récemment, au cours d'une discussion dans une de nos communauté, quelqu'un m'a posé une question sur la vie de communauté. Dans ma réponse, j’ai dit entre autre chose qu'une communauté unie soutenait ses membres, les aidait à guérir et favorisait leur croissance comme personne…
Il va définir chacun de ces trois points. Donc, une communauté unie soutient ses membres, les aide à guérir et favorise leur croissance comme personne.
...Cette réponse était partiellement influencée par un livre que j'étais en train de lire à l'époque, dans lequel l'auteur affirmait que dans un mariage heureux les partenaires se soutiennent mutuellement, se guérissent l'un l' autre et s'aident l'un l'autre à grandir. Et il ajoutait que les religieux devraient s'attendre à recevoir les mêmes bienfaits de leur communauté.
Il me semble que cette remarque est importante, mais doit être entendue correctement. Nous tomberions dans un vain idéalisme si nous attendions de notre communauté qu'elle soit un groupe de saints. Mais au moins, avons nous le droit d'attendre qu'elle soit un groupe de gens qui dans leur ensemble cherchent Dieu sérieusement selon l'idéal cistercien.
Donc, voici ce que chacun de nous est en droit d'attendre de sa communauté : qu'elle soit un groupe de personnes qui cherchent Dieu sérieusement.
Naturellement ici, on pourrait commencer à voir - il reprend les termes de Saint Benoît revera Deum quaerit, 58,7- ce que Saint Benoît entendait par chercher Dieu et ce qu'il entendait par sérieusement ? Je pense que ce n'est pas nécessaire parce qu'il faudrait des soirées et des soirées pour essayer de le définir exactement. Mais nous sentons bien par nous même ce que ça veut dire : chercher Dieu.
On peut s'illusionner souvent, s'imaginer chercher Dieu quand en réalité on se recherche soi-même en Dieu. C'est tellement subtil, tellement subtil !
Et c'est là que vient se glisser le mot sérieusement. Ce n'est plus soi-même qu'on cherche en Dieu, mais on cherche Dieu en se reniant soi-même. Au terme naturellement, lorsque l'homme a rencontré Dieu, qu'il le voit, qu'il vit avec lui comme dans un mariage heureux, à ce moment là, l'homme est pleinement alors en possession de toute sa stature, au plan humain et au plan surnaturel.
Il s'est trouvé sans s'être cherché. C'est ça l'extraordinaire de cette aventure monastique lorsqu'elle est bien conduite. Tandis que s'il essaye toujours de se chercher lui-même à travers Dieu, finalement il ne trouve pas Dieu et il ne se trouve pas lui-même non plus. Et ce ne doit pas être très intéressant !
Alors, dit-il, c'est chercher Dieu sérieusement, mais pas n'importe comment, mais selon l'idéal cistercien. Qu'entend-il alors par idéal cistercien ? Nous sentons encore assez instinctivement ce que cela veut dire. Je pense que lui, ici, comme il est Abbé Général, il doit se référer à la définition de l'idéal cistercien qui a été rappelée lorsque a été présenté le statut sur L'Unité et le Pluralisme.
J'ai eu l'occasion, je pense l'avoir déjà dit, d'avoir étudié le statut avec les novices il y a un an ou deux. Et à ce moment là nous avons découvert que réellement, ce que dans ce statut ils voulaient retrouver, c'était le génie qui avait présidé à l'élaboration de la Carta Caritatis, où ils avaient essayé, suite à leur expérience déjà de quelques années, de couler dans des formules ce qu'ils entendaient par leur idéal. Peut-être qu'un jour nous aurons l'occasion d'en reparler ici ?
Donc, chacun de nous a le droit d'attendre que la communauté soit un groupe de gens qui dans leur ensemble, dit-il, cherchent Dieu sérieusement dans leur ensemble. Donc, c'est la communauté prise dans son ensemble. Cela n'exclut pas qu'il y ait ici ou là, disons un franc-tireur, un franc-tireur provisoire ; je ne dirais pas un franc-tireur définitif !
Mais il n'exclut pas qu'il y ait à l'intérieur de la communauté des tensions. Et des tensions, à mon sens, sont toujours fructueuses lorsqu'elles sont bien vues, et lorsque en toute clarté on essaye de les résoudre. Il va en parler plus tard encore dans un des points pratiques.
...S'il en est bien ainsi, alors le groupe nous offre déjà un soutien parce qu'il nous fournit un exemple vivant et nous transmet une tradition vivante.
Il a dit dans son avant-propos que ce ne sont pas les idées pures qui vont changer les moines ou les moniales. Ce ne peut être qu'un exemple vivant et une tradition vivante. Ce qui sera le cas si la communauté cherche Dieu sérieusement. Il faut insister sur le mot vivant. Ce n'est pas' un tableau abstrait, encore une fois. Non, c’est quelque chose qui remue, c'est quelque chose qui bouge, c'est quelque chose qui évolue, c'est quelque chose qui grandit.
...Remarquez cependant, je dis : qui offre un soutien. Il n'est pas un soutien, il offre un soutient. Pour que nous puissions accepter cette offre, il faut qu'elle soit donnée dans un climat de patience, de tolérance et d'amour. Autrement elle risquerait seulement de nous rebuter…
Donc, cet exemple vivant, cette tradition vivante doit nous être offerte dans un climat de tolérance, de patience et d'amour. Sinon ça ne devient pas un soutien. C'est plutôt un rebut. Qu'est-ce qu'il entend par un climat de patience, de tolérance et d'amour ?
La tolérance ? C'est ceci par exemple en repoussoir, plutôt l'inverse ! .J'ai eu l'occasion de le faire remarquer aujourd'hui matin à quelqu'un. Lorsqu'on reçoit un nouvel emploi - c'est souvent comme ça dans les monastères - il faut qu'à l'heure même on puisse s'en acquitter dans la suprême perfection ! Sinon de suite on reçoit des remarques, on reçoit des reproches des autres.
Ce sont de bonnes remarques, de bons reproches, mais attention, ce n'est pas dans un climat de tolérance et de patience. Alors le soutien rebute au lieu d'être accueilli et d'être profitable.
La patience et la tolérance ? Il Faut que le nouveau préposé à un emploi ait le temps de faire sa maladie, le temps d'avoir compris d'abord ce qu'on lui demandait ; et puis de s'y mettre, et puis de l'apprendre, d'avoir ensuite une certaine expérience, et finalement de pouvoir réellement rendre les services qu'on peut attendre de lui.
Il y a toujours comme ça dans les monastères un peu une atmosphère - il va en parler d'ailleurs plus loin - de surnaturel pur. Que le fait d'avoir reçu un titre, un emploi, eh bien, automatiquement Dieu donne les grâces et on doit opérer des miracles. Toutes les limites de la nature sont transcendées !
Non, patience, tolérance et amour, c'est cela qui est réclamé de chacun de nous, et particulièrement de ceux qui doivent adresser des remarques. Naturellement il y en a qui n'ont pas le droit d'en faire, mais ce sont plutôt ceux-là qui en feront ! Et c'est d'ailleurs remarquable : plus on est tolérant avec soi-même, moins on l'est avec les autres. C'est souvent comme ça ! Enfin, ce sont de tous petits défauts bien humains contre lesquels nous devons nous tenir en garde.
...Le soutien peut prendre aussi d'autres formes qui sont: sympathie, encouragement, pardon, sens de l 'humour et par dessus tout sollicitude et intérêt inspiré par l’affection…
Sympathie, encouragement ? Oui...Pardon ! On nous a marché sur les pieds une fois, ça arrive ! Cela m’est déjà arrivé, je me souviens. C'était pendant la guerre et ça avait été terrible. J'avais les souliers comme les Allemands, cloutés et bardé d’un fer à cheval derrière. Il fallait ça. Et dans ces rues occultées de Bruxelles, en marchant dur, j'ai marché sur le pied de quelqu'un qui a commencé à hurler. Mais je ne me suis pas arrêter pour demander pardon. Au contraire, j'ai continué imperturbablement.
Voyez ! Mais ça arrive comme ça dans les communautés un peu aussi. Sans le savoir on peut très bien écraser le pied de quelqu'un. Mais alors, ici, nous devons demander pardon tout de suite. C'est ça le soutien !
Le sens de l'humour ? Dédramatiser, ne pas prendre au tragique tout de suite. On prend si facilement au tragique dans les communauté parce que on n'a pas d'autres tragédies à vivre ! Alors ça prend parfois des proportions extraordinaires. Il faut ça aussi, ça fait un peu théâtral. Mais enfin, alors ça doit être corrigé par le sens de l'humour qui remet les choses en place. Après la tragédie, nous pouvons avoir un peu de comédie, tragi-comédie. Et ça fait bien alors !
Mais alors, dit-il, par-dessus tout sollicitude et intérêt. Sollicitude, ça veut dire qu'il faut prendre sur soi les soucis des autres, ne pas les aggraver, ne pas les alourdir, mais les prendre sur soi, les partager. Et puis, intérêt inspiré par l’affection. Affection, nous avons besoin de ça dans une communauté. Il va l'expliquer dans les points pratiques.
...Dans cette perspective aussi, le dialogue peut être utile puisqu'il nous donne une chance d'exprimer nos idées et de recevoir celles des autres.
Les recevoir ? Cela veut dire les faire nôtre dans la mesure où elles sont raisonnables. Et alors pouvoir exposer les nôtres de façon à ce qu'elles soient vraiment partagées par les autres. Mais tout cela revient par après.
Nous voici donc au premier point : une communauté unie soutient ses membres. Nous allons en rester là pour aujourd'hui...
Mes frères,
Le Père Abbé Général nous a dit hier soir qu'une communauté unie offrait à ses membres un soutien. Il va nous dire maintenant que la vie de communauté doit être guérisseuse.
...Mais là, il nous faut faire attention ! Chacun de nous, il est vrai, vient au monastère blessé de quelque manière comme personne, comme chrétien. Mais la vie monastique comme telle n'est pas destinée à être une sorte de thérapie de groupe.
Vous savez qu’il existe, notamment en Angleterre, des organismes qui reçoivent des personnes plus ou moins traumatisées. Et ce groupe est organisé de façon à offrir un climat, une ambiance qui apaise ces personnes. Il y a des thérapeutes, des psychologues, des psychanalystes qui les prennent en charge, qui les écoutent, qui leur proposent des remèdes. Et lorsque ces personnes reviennent chez elle, elles sont apaisées. Je ne dis pas qu'elles sont guéries, mais elles peuvent à nouveau se réintégrer dans la vie sociale normale.
Ce n'est pas ça, naturellement, le rôle guérisseur d'un monastère. Quoique, comme le Père Abbé Général le dit, nous entrons au monastère toujours blessé de quelque manière, soit au plan humain, soit même au plan de notre vie chrétienne.
...La guérison qui a lieu en est un produit second plutôt qu'autre chose. Elle est un produit second de la vie monastique. De fait, on peut dire que la manière de vivre dans un monastère ou dans un groupe de thérapie est totalement différente. Dans ce dernier, la tension est réduite au minimum, et le confort est privilégié.
Je connais justement une personne qui a fréquenté un de ces groupes de thérapie en Angleterre. Et c'est vraiment comme ça. Il n'y a aucune tension et le confort est privilégié...
. . . Dans le premier, dans le monastère maintenant, le sacrifice de soi-même et la croix ont une large place.
C'est presque aux antipodes ! Cela ne veut pas dire maintenant que la vie monastique doit être organisée de façon à rendre la vie impossible à ceux qui doivent être dans un monastère. Non, pour que l'homme puisse s'épanouir, il a besoin d'un minimum de confort. Mais le confort ne doit pas être privilégié .
...Et pourtant, la guérison peut et doit avoir lieu dans un monastère, où elle résulte du témoignage de l’affection et de la confiance, de la stabilité de l'environnement, du don de l'aide et de l'encouragement…
Donc une guérison, même au plan humain, peut et doit avoir lieu dans un monastère !
J'ai lu dernièrement sous la plume d'un très grand théologien cette remarque qu'une vie chrétienne, une vie religieuse bien vécue, je dirais avec une sorte de ténacité, en entrant bien le plus souplement possible et le plus harmonieusement possible dans les vouloirs de Dieu sur nous, parvient à obtenir des résultats au plan psychologique là même où la médecine est incapable. Elle parvient à corriger et à redresser des complexes et des traumatismes que nous traînons avec nous depuis notre toute petite enfance, même avant notre venue au jour !
C'est un peu ce qu'il sous-entend ici : une guérison même au plan humain peut et doit avoir lieu dans un monastère. Mais alors, il faut dans ce monastère le témoignage de l’affection et de la confiance, la stabilité de l'environnement, le don de l'aide et de l'encouragement.
En sachant toujours bien que ça, ce sont des expressions, je dirais humaines indispensables, mais dans ces expressions humaines il y a le témoignage de l’amour de celui qui anime les hommes qui vivent dans ce monastère et qui est l'Esprit Saint qui lui est Amour et guérison. Esprit Saint qui a poussé le Christ, le Verbe de Dieu à s'incarner, qui a guidé l'action du Christ, et qui poursuit l'action du Christ à l'intérieur des hommes.
Mais voilà, il faut que ces hommes soient fidèles à cet Esprit et que les autres soient ouverts à l'action de cet Esprit. Nous sommes à la fois guérisseur et guéris.
...Naturellement cette guérison est principalement dans le domaine de la vertu chrétienne : victoire sur l'orgueil, la paresse, la gourmandise et les autres péchés capitaux. Il est remarquable que les tous premiers écrits que nous possédions dans le domaine de l'ascèse, de la spiritualité monastique visent précisément cette guérison dans le domaine de la vertu chrétienne.
Ce sont ces fameux traités sur les pensées. Le tout premier, le Traité d'Evagre le Pontique sur " La Pratique " ou sur " Le Moine, ", traite de 8 pensées et de la façon de s'en guérir.
...Mais cette guérison doit souvent commencer au niveau purement humain en nous aidant à chasser nos peurs et nos agressivités .
Ce qui est très juste ! Si vous rencontrez un homme qui est agressif, dites-vous bien que c'est la peur qui le domine. Et pour être certain de ne pas être attaqué, il attaque le premier...
...Elle nous aide à mûrir dans notre manière d'accepter l'autorité et d'autres choses encore...
Donc ça, au niveau purement humain !
...Cela nous montre une fois de plus la nécessité de sélectionner soigneusement les candidats. La présence dans un monastère de trop de personnes mal équilibrées y rend la vie extrêmement lourde et difficile. Et quelques unes seront si malades, qu'elles auront besoin d'un traitement spécialisé...
Maintenant, le Père Abbé Général en vient au troisième bienfait que nous offre une communauté unie : c‘est la croissance. Nous devons grandir comme personne et comme chrétien.
...Guérir, il est vrai, est déjà une façon de croître. Mais je fais allusion à quelque chose de plus positif. Si la communauté est accueillante, est sérieuse dans sa recherche de Dieu, est chaleureuse et sociable, alors ses membres seront stimulés à répondre en s'intégrant à sa vie, pleinement, et de manière responsable. C’est engagement, à son tour, est de nature à promouvoir la croissance sur bien des plans différents: intellectuel, culturel, pratique, affectif, spirituel et ainsi de suite.
Vous voyez ce qu'il veut dire, ici ! Dans une communauté, un homme ne grandit que lorsqu'il participe pleinement et de façon responsable à la bonne marche de la communauté ; cela veut dire pleinement !
Nous pouvons très bien recevoir une obédience, un emploi, une charge qui n'entre pas exactement dans ce qu'on pourrait attendre de nous, ça ne colle pas bien avec ce que nous sommes. Mais, si malgré cela, nous entrons pleinement, c'est à dire de tout notre coeur, dans ce qui nous est demandé, à ce moment là, nous grandissons.
Et de manière responsable, en se disant bien que mon comportement dans ce que je fais exerce une influence déterminante sur les autres. C'est peut-être cela qui dans les monastères manque assez bien, cette conscience de la coresponsabilité.
Je ne parle pas de responsabilité au plan matériel, cela on le remarque, on le sent encore bien, mais de responsabilité au plan spirituel. Si je commets une faute délibérée, ou même que ça m'échappe ainsi - ce n'est pas trop bien réfléchi - au plan de la charité, de l'amour fraternel, si donc moi je régresse au plan de ma vie d'union à Dieu, à ce moment là, tout le groupe descend, ça c'est fatal !
Par contre, si dans ma vie spirituelle, si dans ma vie fraternelle, dans ma vie communautaire, je pose des actes - même au niveau de la pensée - des actes positifs, des actes de charité, à ce moment là, tout le niveau de la communauté s'élève, tout le monde croît, tous les membres se développent d'avantage.
La manière de penser de quelqu'un influe sur ce quelqu'un. L'autre devient tel que je le pense. Si je pense du mal de lui, l'autre deviendra mauvais ! Si je pense du bien de lui, l'autre deviendra meilleur !
N'oublions jamais cela ! Nous ne sommes pas au niveau purement naturel dans un monastère. Nous sommes au niveau de la création de Dieu, et Dieu crée même par nos pensées.
...Mais ici, dans cette croissance sur bien des plans différents, il nous faut faire attention. De nos jours on parle beaucoup de développement et d'épanouissement de soi-même. Mais ces termes peuvent Facilement induire en erreur. S'accomplir dans un domaine implique de se renoncer dans un autre.
On ne peut attendre de la vie monastique qu'elle procure croissance et épanouissement dans toutes les directions. Il y a, par exemple, des espaces intellectuels et culturels qui ne nous sont pas ouverts dans la vie monastique, ou du moins qui ne sont pas ouverts à tous les moines et moniales sans distinction. Ici, notre croissance sera donc nécessairement limitée.
On ne peut pas tout faire dans un monastère. Du fait que nous entrons dans un monastère, il y a des choses dont nous nous privons, du moins dans la vie monastique contemplative. Nous le savons dès le moment où nous entrons. Mais une fois que nous y sommes, après un certain temps, nous pouvons parfois nous poser la question de savoir : mais pourquoi un tel dans la communauté peut faire ceci ? Pourquoi pas moi ? Il y a des choses qui sont ouvertes à certains et qui ne le sont pas à d'autres. Cela dépend de beaucoup, de beaucoup de facteurs !
Il faut donc admettre que notre croissance sera nécessairement limitée. Pourtant, il y a un domaine dans lequel aucune limite n'est possible, c'est dans le domaine de la croissance spirituelle proprement dite. Tout ce que le monastère peut nous offrir au plan purement naturel n'est jamais qu'un échelon, qu'un moyen, qu'une rampe pour nous permettre de nous épanouir d'avantage dans le domaine de Dieu.
Le plus grand épanouissement qu'un homme, et surtout qu'un moine puisse découvrir, puisse expérimenter, c'est de voir la Personne du Christ avant de mourir. A ce moment là, celui qui vit dans cette société constante du Christ, mais il est entré dans une société infiniment plus vaste. Ce n'est pas seulement le Christ, mais c'est aussi cette société des saints qui escortent le Christ partout.
Cette sorte de télescopage des espaces et des temps qui se produit - les temps se ramassent en un point, presque - notre frère Christian y a fait allusion il y a quelques jours sans le remarquer peut-être ? .
Lorsque Thérèse dit : Je voudrais vivre depuis le commencement du monde jusqu'à la fin, mais voilà une petite fille de 22 ans qui expérimente déjà cela. C'était sa façon à elle de dire : mais j'ai bien conscience d'être déjà présente à tous les temps, et entièrement, comme le Christ l'est !
C'est normal ! Lorsque quelqu'un a rencontré le Christ et vit de sa vie, il expérimente exactement les mêmes choses que le Christ qui est présent à tous les temps et à tous les lieux. Et ça, c'est l'épanouissement normal, c'est la croissance normale. Le reste est moyen, mais moyen à bien savoir utiliser.
Donc, notre croissance sera nécessairement limitée, soit par la nature même de la vie monastique, soit par des circonstances particulières à notre monastère.
...Accepter ce fait, c'est se mettre en face de la réalité, ce qui est déjà un pas vers la croissance...
Lorsque nous nous sommes acceptés tels que nous sommes, eh bien, c'est déjà une fameuse maturité humaine et un grand pas vers la croissance. A ce moment là on a franchi un seuil. Il y avait un petit blocage qui était là. Ce verrou a sauté. On peut commencer, alors, à s'épanouir d'une façon tout autre en s'acceptant tel qu'on est, tout bonnement, avec ses limites.
...Par ailleurs, nous pouvons être assurés que notre vie, si elle est menée correctement, permet réellement et favorise la croissance de la personne dans sa vérité .
Dans sa vérité ? Cela veut dire que chacun a une ligne de croissance à parcourir. Cette ligne de croissance est la plus belle pour nous, et aussi la plus belle en soi, parce que elle a sa place dans le plan de Dieu sur le monde. Et nous pouvons être assurés que le monastère peut nous accorder, peut donner et peut favoriser cette croissance de notre personne dans sa vérité profonde.
On va dire: oui, mais il faut le croire ! C'est vrai, il faut le croire. Et je dis: il faut le croire parce que nous devons nécessairement passer par la croix, comme on dit. Et quand nous parlons de croix, nous pensons toujours uniquement à renoncement.
Mais je pense qu'il faut aller plus loin, et il ne faut pas avoir peur de parler de mort. Il faut avoir le courage de mourir d'un côté ou de l'autre. Certains traverseront une certaine mort au plan physique, au plan de la santé ; d'autres au plan intellectuel, d'autres au plan spirituel. Les trois se mêlent habituellement ensemble.
Mais cette mort est indispensable à la croissance. Le Christ nous a prévenu : celui qui reste dans le sac, bien à l'abri, au grenier, il reste seul, il ne porte pas de fruit ; mais celui qui est jeté en terre, il doit bien savoir qu'il doit mourir. Mais à ce moment là, c’est pour une croissance et pour une multiplication dont il n'a même pas l'imagination au moment où il est jeté dans cette terre...
Eh bien voilà, la communauté bien unie nous offre le soutien, elle nous guérit, elle nous donne la possibilité de croître. Et ça, ce sont les remarques générales que nous présente le Père Abbé. Et maintenant il va nous indiquer quelques points d'ordre pratique. Il y en a 7 ! C'est le chiffre de la perfection !
Mes frères,
Le Père Abbé Général continue :
....Je voudrais maintenant vous indiquer quelques points pratiques qui peuvent vous aider à améliorer la qualité de votre vie de communauté. Il est fondamental que tous et chacun, dans la communauté, soient convaincus que c'est la volonté de Dieu qui les a amenés au monastère.
Il est fondamental, dit-il, fondamental, c'est à la base, c'est là-dessus que le reste doit s’édifier. C'est sa première remarque pratique. Tous et chacun ? L'ensemble, mais chacun aussi. On doit être convaincu, ce ne doit pas être une impression ; ce doit être une conviction qui pénètre jusqu'au fond de l'être et qui va alors motiver l'agir. Que c'est la volonté de Dieu qui m'a amené au monastère ? C'est la volonté de Dieu qui m'a amené ici, qui ne m'a pas conduit à Orval, ou à Chimay, ou ailleurs, mais ici. Être convaincu de ça ! Pourquoi ?
Chacun n'a pas lui-même choisi ses frères, non plus qu'eux l'ont choisi. On arrive dans une communauté qui existe. C'est tout autre chose que certaines personnes qui s'entendent un petit peu et puis qui vont se dire: tiens, on va se constituer en ASBL, ou bien en Club quelconque, parce que on s'entend bien. Il y a des Rotary, il y a des Lyons-clubs, il y a toutes sortes de choses. Ce sont des gens à peu près de la même classe, de la même culture, qui s'entendent très bien.
Une communauté monastique, c'est autre chose. On y arrive poussé par l'Esprit de Dieu. Et voilà, on n'a pas choisi les frères qu'on y trouve. Ils y sont, ils s'y trouvent. Mais eux non plus ne choisissent pas celui qui s'amène, c'est Dieu qui leur confie. Naturellement, un jour il faut décider si on accepte ou non un novice à la profession, ou un jeune profès à la profession solennelle . C'est autre chose !
Disons que ici on doit ratifier le choix qui a été fait par Dieu, voir s'il est réel ou non ? Il va le ratifier ! Mais soi-même on ne choisit pas ses frères. Ils sont là, c'est un donné brut. Tous sont là à cause d'une réponse de foi à un appel de Dieu...
...Un monastère est une communauté de Foi. Plus profonde est la foi dans les cœurs, plus riche sera la qualité de la vie de la communauté...
Quand il parle ici de Foi, ce n'est pas la Foi en Dieu Trinité, en Dieu UN, vous savez tous les articles du Credo. Non, c'est la Foi dans le sens où lui l'entend, qu'on est en rapport avec une Personne, Dieu, qui invite à partager sa vie. Et alors qui conduit, dirige dans un monastère où il y a déjà une communauté organisée qui vit d'une vie spirituelle, d'une vie divine. Et alors, greffé sur cette communauté, on va puiser la vie dans cette communauté pour soi-même alors devenir une pierre dans cet édifice, une pierre qui vit aussi de la Vie Divine, de la Vie Spirituelle.
C'est dans ce sens-là, dit-il, qu'un monastère est une communauté de Foi. Et nous devons bien en être convaincu. Plus profonde est cette foi dans les cœurs, et plus riche est la qualité de la vie de communauté ; ça, on le comprend !
Mais ce qu'il ne dit pas ici, et que je me permets d'ajouter, c'est que le lien, le centre, le foyer, le nœud de cette communauté de foi, ça ne peut jamais être que l'Abbé. Saint Benoît le dit tout au début. Il doit creditur, 2,2. On doit croire que c'est lui qui dans le monastère est le lien, parce que il est le Christ en personne.
Le Christ appelle ; il appelle et il est là présent en la personne de l'Abbé. Il faut le croire, c'est indispensable. Mais celui qui le premier doit le croire, encore une fois je l'ai déjà dit ici à plusieurs reprises, c'est l'Abbé lui-même. Si l'Abbé ne le croit pas, alors les autres à plus forte raison ne le croiront pas. C'est impossible qu'ils le croient !
Mais que l'Abbé maintenant croie réellement qu'il tient la place du Christ, ça doit motiver toute sa vie ; ça veut dire qu'il doit voir les choses, les hommes, les situations, tout, non plus comme un simple homme, mais comme le Christ lui-même les voit ; ça veut dire qu'il doit de plus en plus se sentir habité par l'Esprit qui lui ouvre les yeux et qui lui permet de voir les choses, non plus tout à fait comme un homme, mais comme le Christ les voyait.
Donc c’est ça alors une véritable communauté de Foi. Tous les hommes, tous les moines s’efforçant alors de vivre dans cette mouvance parce que c'est la mouvance de l'Esprit ; ici, ça vit, ce n’est pas statique et ça forme, alors, une communauté vraiment unie, et qui est alors de qualité. Plus profonde est la foi dans les cœurs, plus riche sera la qualité de la vie de communauté .
...Dans le passé, on a peut-être exagéré le surnaturel, et négligé ou même nié le naturel. Il y a eu contre cette erreur une réaction justiciable. Mais elle est peut-être allée un peu trop loin et nous courons maintenant le danger d'oublier l'élément de foi dans notre vie chrétienne et cistercienne…
Ici, puisque nous sommes au début du carême, je me permettrais de donner un exemple, parce que c'est une affaire de carême. Auparavant, au réfectoire, tous les jours au déjeuner, chacun recevait exactement la même ration de pain. Certains avaient leur compte, certains encore pouvaient en avoir de trop ; mais il y en avait qui au déjeuner auraient déjà bien mangé le double, surtout parmi les jeunes.
Mais il n'y avait rien à faire : la volonté de Dieu était telle, et ma foi on l'acceptait. Tant pis alors s'il arrivait ici ou là un accroc de santé soit par affaiblissement, et même au niveau intellectuel une diminution d'énergie ! Non, la volonté de Dieu était telle. Surnaturel exagéré !
Il y a eu alors après, dit-il, une réaction justiciable. Si bien qu'aujourd'hui chacun peu prendre non seulement les quantités de pain dont il peut avoir besoin, mais aussi quantité d'autres choses. Si bien que le risque est aujourd'hui de passer d'une saine sobriété à peut-être un peu de sensualité et goûter un peu de tout ce qui est là ! C'est le danger !
Cela ne veut pas dire que ça se fait, ce n'est pas ça que j'insinue, attention ! Mais voyez, le risque est là que nous passions d'un excès à un autre excès ; plutôt que de savoir juger le véritable équilibre, discerner le véritable équilibre entre le naturel et le surnaturel, de manger selon ses besoins pour ne pas souffrir de carence alimentaire dans un domaine ou dans un autre. Et puis alors se contenter de cela, de façon à pouvoir exécuter son travail physique, son travail intellectuel, et spirituel, et tout. Le danger est de passer de l'un à l'autre !
...L'expérience m'a montré plus d'une fois qu'il ne peut y avoir de vrai renouveau sans cette foi de base. On pourrait même aller plus loin et dire : que souvent l'obstacle réel au renouveau dans une communauté est l’insuffisance de cette foi.
Il n'a pas dit un obstacle, mais il dit : l'obstacle réel, c'est celui-là ! Comme s'il n’y en a pas d'autres ? Si cette Foi se trouve dans la communauté, il n'y a plus d'obstacles ; et ça se comprend bien, on est ouvert à l’influx de l'Esprit de Dieu.
Et comme la communauté n'est pas fondée sur le naturel, elle trouve son aliment dans cette foi et elle se développe naturellement et les difficultés purement humaines parviennent toujours à s'estomper et à s'arranger.
Par contre, si cette foi est insuffisante, alors il y a une maladie qui s'instaure, une maladie de carence surnaturelle qui fait que l'organisme demeure toujours débile. Et le véritable renouveau énergique ne peut pas s'opérer. C’est l'obstacle réel ! Et c'est pour le Père Abbé Général le premier point pratique : nous devons avoir cette Foi.
Nous irons maintenant à l'église, non pas pour la demander, parce que je puis bien le dire, je sens bien qu'elle existe ici. Cela se sent, il n’y a pas besoin de le dire. Mais pour qu'elle s’affermisse et qu'elle grandisse, et qu’elle s'épanouisse toujours d'avantage.
Mes frères,
Le Père Abbé Général nous dit qu'un monastère est une communauté de foi. Cela veut dire que si notre conduite n'est pas motivée par des raisons d'ordre surnaturel, alors nous ne serons rien du tout. Cela vaut, naturellement, pour les relations à l'intérieur de la communauté, mais aussi pour les relations de la communauté avec l'extérieur. Nous ne devons pas voir les choses comme le ferait un financier ou un technicien quand il s’agit de l'argent, quelque chose de froid et d'implacable.
Non, nous vivons dans une aisance qu'on peut même qualifier de large maintenant. Et lorsque l'argent a été investi de façon raisonnable dans la gestion normale d'une affaire - une brasserie, c'est une affaire ; une communauté au plan économique, c'est une affaire - il faut donc gérer cela avec beaucoup de prudence et de discrétion – mais lorsque tout a été mis en place, l'excédent qui reste ne nous appartient pas !
Cet excédent appartient à Dieu d'abord. Comme tout le reste, il appartient à Dieu et nous devons en disposer dans les vues qui sont celles de Dieu. Cela nous a bien été rappelé ce matin lors de l'introduction à l'Eucharistie, et puis surtout par les Lectures de l'Eucharistie, et encore à la Lecture des Vêpres maintenant, c'est que lorsque nous faisons du bien à quelqu'un, nous le faisons directement à Dieu qui se révèle à nous à travers cette personne, toujours!
Et nous n'avons pas le droit de conserver dans notre portefeuille ce qui en réalité ne nous appartient pas. Cela a été mis à notre disposition de façon à ce que nous puissions servir Dieu dans les pauvres qui se présenteront à nous.
A la fin de l'année dernière, grâce aux démarches que j'ai entreprises à Bruxelles, à Dinant, vous vous en souvenez, l'ASBL a été reconnue comme n'étant pas soumise à l'impôt des sociétés. De cette façon, l'ASBL va obtenir des Contributions une restitution d'impôt, de l'ordre de 3.000.000. C'est un chiffre !
Mais alors, il a été bien décidé dans mon fort intérieur, et nous en avons discuté avec le Père Roland qui s'est montré d'accord avant même que je n'ouvre la bouche, que cette rentrée d'argent inespérée ne pouvait pas être une occasion d'arrondir notre magot.
Comme c'était considéré comme perdu et que c'est une rentrée vraiment inattendue, elle doit alors retourner là vraiment où elle doit être, c'est à dire à des indigents ; voir les situations vraiment difficiles qui valent la peine d'être aidées, et pas avec une petite aumône de 100 Francs, mais par un investissement qui peut vraiment sauver une situation . On a déjà donné de belles aumônes depuis le début de cette année. Nous aurons encore l'occasion d'en donner à une petite communauté. Et ainsi je pense que nous allons exécuter le premier point pratique que le Père Abbé Général nous dit. Il dit qu'un monastère est une communauté de Foi...
Mes frères,
Dans sa deuxième remarque pratique, le Père Abbé Général va nous dire que chacun des membres d'une communauté doit être convaincu qu'il a besoin des autres et que les autres ont besoin de lui.
...Dieu l'a conduit à cette communauté, et c’est avec ces frères là qu'il doit former une vrai communauté...
Cela peut paraître une remarque un peu comme un coup d'épée dans l'eau, des choses qu'on connaît !
Nous savons très bien par exemple que nous avons besoin du Frère Nicolas pour être bien nourrit tous les jours, ponctuellement, à l'heure prévue ; que nous avons besoin d’un sonneur qui est aussi le rythmeur de toute la vie conventuelle. Nous avons besoin les uns des autres à ce niveau là. Nous le savons très bien, et nous devons en tenir compte.
Mais je pense que le Père Abbé Général, ici, va beaucoup plus profond. Nous avons besoin des autres et les autres ont besoin de nous, de chacun de nous. Cela veut dire que pour que je puisse arriver au plein épanouissement de ma filiation divine j'ai besoin de ces frères là en question.
Et la tentation est celle-ci : c’est de se dire que ça irait beaucoup mieux si un tel n'était pas là toujours devant mes yeux ; ou bien que cela irait beaucoup mieux dans une autre communauté beaucoup plus adaptées à mes goûts.
Oui, peut-être ? Peut-être bien qu'au niveau naturel j'aurais plus facile. Mais Dieu ne m'a pas amené ici pour me faire devenir un génie au plan naturel, mais pour me transformer du plan naturel humain pur à un plan qui n'est pas tout à fait humain mais qui va me faire entrer dans sa propre vie, dans sa propre façon d'agir, de penser et d'aimer.
Or pour cela, lui qui est le façonneur, le créateur par excellence, il sait très bien de qui j'ai besoin pour m'épanouir. Pour comprendre ça, il faut aller chercher sa référence extrêmement loin, ou extrêmement haut plutôt, à l’intérieur même de la Trinité, où là, chacune des Personnes a besoin des autres pour être pleinement elle-même. Chaque Personne de la Trinité est constituée dans son être de Personne uniquement par la relation qu'elle a avec les autres.
Et c’est ce qu'il veut dire ici : chacun a besoin des autres et les autres ont besoin de chacun. Je suis constitué dans mon être de Fils de Dieu grâce à la relation que j'entretiens avec mes frères, mais avec ceux-là bien précisément et pas avec des frères dont je rêverais, dont j'aurais tendance à rêver. Non, avec ceux-là bien précis ! Et il le dit, nous devons en être convaincu. Cela veut dire que ce n’est pas quelque chose de spontané, encore une fois !
...Dieu l'a conduit à cette communauté, et c'est avec ces frères-là qu'il doit former une vraie communauté...
Cela va un peu aussi contre une tendance purement naturelle qui s'inscrit dans le développement humain de l'homme, du moins jusqu'à un certain stade. L’enfant a absolument besoin de ses parents. Il devient adulte au moment où il est parvenu à s'émanciper tout à fait de ses parents et où il peut mener une vie personnelle indépendante. Nous avons instinctivement tendance à faire la même chose dans nos relations à l'intérieur d'une communauté. .Je n'ai besoin de personne pour aller à Dieu. Je suis responsable de ce que je fais.
Oui c'est vrai, tout ça c'est très vrai ! Mais l'adulte sait bien qu’à un moment donné, il va s'épanouir pour suivre un développement adulte par la rencontre d'une autre personne avec laquelle il va établir des relations d'amour. Il va se recevoir tout entier de cette autre personne et il va se donner tout entier à cette personne. Il a besoin d'elle pour être lui-même, et cette autre personne a besoin de lui pour être elle-même.
Ces relations existent aussi à l'intérieur d'une communauté, mais alors au niveau de la surnature parce que, ici, je ne choisis pas ! Dans une relation d'amour dans le monde, entre des époux, on s'est choisi. On a été attiré l'un vers l'autre et on s'est choisi. Dans un monastère on ne se choisit pas, on se trouve devant tel Frère que Dieu nous donne. Et de cela vous devez être convaincu, dit-il.
...C'est pourquoi chacun des membres d'une communauté doit faire un réel effort pour s’identifier à eux et pour partager leur vision et leur recherche de Dieu…
Et ça, ce n'est pas encore facile ! Il le dit : c'est un réel effort qu'il faut faire pour s’identifier aux frères et partager leur vision et leur recherche de Dieu. Ce sont des mots qui peuvent paraître durs, il faut le reconnaître. Ils ne sont pas facile à comprendre. C'est un peu le reproche qu'on pourrait leur adresser, le reproche qu'on a adressé au Christ : cette parole que tu as dit est tout de même dure à entendre, elle est trop dure pour nous !
Il faut s’identifier aux frères ? Et nous avons toujours tendance, nous, à ne pas nous identifier à eux, au contraire, à prendre du recul par rapport aux frères. Et ça, ça ne peut pas être ! S’identifier à eux, cela veut dire s’identifier à eux, partager vraiment leurs soucis dans la recherche de Dieu.
Et ça veut dire qu'on ne cherche pas Dieu ici à Rochefort comme on le chercherait à Orval, ou qu'on le rechercherait à Chimay, pour ne pas courir trop loin. Il y a à l'intérieur d'une communauté, une façon de chercher Dieu qui est propre à cette communauté là. Et le frère qui entre dans cette communauté doit s’identifier à cette recherche.
Cela ne veut pas dire qu'il va se fondre dans une uniformité où il va se dissoudre et disparaître ? Non, mais c'est à travers cette recherche communautaire que son chemin à lui va pouvoir se dessiner, se tracer.
Le Père Abbé Général dans une autre remarque va un peu expliquer ceci d'avantage. Il dira que la diversité des personnes à l'intérieur d'une communauté ne va pas contre une identification dans une commune recherche, dans une même vision de cette recherche de Dieu.
...C'est un fait reconnu actuellement par la science que la capacité d'une communauté à influencer ses membres dépend de sa cohésion et de la force avec laquelle ils se sentent liés à elle.
Donc ça veut dire que la science remarque aujourd'hui qu'une communauté influe ses membres avec d’autant plus de force que ses membres se sentent liés à elle. Si je prends mes distance à l'endroit de la communauté, cette communauté n'exerce plus d’influence sur moi ; elle n’exerce certainement pas d’influence. Ou bien, elle n'exercera pas non plus d’influence en mal, dira-t-on. Si, une influence en mal, elle l'exercera toujours par le fait que je me suis séparé de sa communion.
...Il nous faut donc réfléchir à notre attitude envers nos frères…
Et ici, il y a un petit critère très pratique, et qu'il est donné encore de temps en temps d'observer. On voit que cet homme à de l'expérience. Vous allez peut-être retrouver la vôtre ? Pensons-nous la communauté en terme de eux ou de nous ?
Allons-nous dire que eux ils font cela, ou bien que nous faisons cela ? Si je dis que eux, ils font cela, je suis séparé de la communauté. Je me sépare d'elle, je prends mes distances, je ne m’identifie pas à elle.
Mais si je dis que nous faisons cela, à ce moment-là, j'entre dans la communion, je fais vraiment partie de cette communauté, je m’identifie à elle, à sa recherche. Et cette communauté, alors, peut agir sur moi ; et moi en retour, je peux agir sur elle.
Lorsque je parle de quelqu'un en terme de il ou de eux, par le fait même je prouve que l'amour n'est pas dans mon cœur. Lorsque je dis que eux font cela, je porte un jugement sur eux, je les objective, je les traite comme des objets que je regarde et que je juge. A ce moment-là, je ne les aime pas. Dès que je traite quelqu'un comme un objet, je le rejette hors de la sphère de l'amour. L'amour est essentiellement intersubjectivité. C'est le je et le tu, c'est le moi et le toi. Et l’ensemble formant le nous.
Voyez, c'est un tout petit test ! Nous pourrions peut-être faire un petit examen de conscience là-dessus à l’occasion du Carême ? Lorsque je parle de mes frères avec des étrangers, ou bien même ici ou avec un autre, est-ce que je parle d'eux en terme de eux, ou bien est-ce que je m'engage en disant nous ?
Et lorsque je dis nous, je partage leurs fautes aussi bien que leurs vertus, leurs déficiences aussi bien que leurs qualités. Mais l'amour doit aller jusque là. Car lorsque j'aime, j'embrasse le sort de l'autre jusque dans sa faute, jusque dans son péché. Je me solidarise avec lui, je ne prends pas mes distances.
Je me trouve donc exactement dans la même situation que le Christ qui, lui, ne s'est pas désolidarisé de moi en tant que pécheur, mais il a voulu prendre mon péché sur lui pour l’évacuer dans sa sainteté. .Je dois faire la même chose avec mon frères, lorsque je dis nous ; mais si je dis eux, à ce moment-là je m’écarte de lui et je l’excommunie.
Pensons un peu à ça pendant le Carême qui est un temps de conversion. Parce qu'il faut bien le reconnaître franchement, nous avons tous tendance à procéder ainsi. C'est inévitable ! Si du premier coup, nous pouvions parler de nos frères toujours en terme de nous, sans jamais nous désolidariser d'eux, à ce moment là, nous serions des saints avant de commencer.
Mais nous devons tendre vers cet idéal et, je pense qu'il est réalisable, à condition que nous soyons attentifs à ne pas nous laisser emporter par notre naturel, mais à rétablir chaque fois l'équilibre, le redressement en pensant et en nous souvenant que nous ne sommes plus des hommes comme les autres, mais que nous sommes en train de devenir des Fils de Dieu, des êtres christianisés.
Mes frères,
Le Père Abbé Général nous a d'abord dit qu'un monastère était une communauté basée sur la Foi; et que l'obstacle réel au renouveau de vie d'une communauté était la plupart du temps l'insuffisance de cette Foi. Dans un second point il a dit que chacun des membres de la communauté devait être convaincu qu'il avait besoin des autres et que les autres avaient besoin de lui.
Vous me permettrez peut-être d'ajouter une petite remarque ici, qui m'est venue entre temps. Nous avons besoin les uns des autres exactement comme le Christ a besoin de nous. Donc, le Christ est à la tête d’un Corps qui s'édiFie petit à petit. Chacun de nous est membre de ce Corps, Corps mystérieux qu' on appelle mystique parce qu'il est mystérieux précisément. Et le Christ est mutilé, handicapé, infirme si l'un de ses membres, si donc un d'entre nous lui fait défaut. Il lui manque quelque chose.
Le Christ ne sera pleinement heureux, satisfait, comblé que lorsque tous ses membres seront bien assemblés en lui de façon à former son Corps. Cela, nous le savons par la Foi. C'est exactement la même chose pour nous aujourd'hui. J'ai besoin de vous parce que vous êtes un membre de moi-même. Je ne serais pleinement moi que si mon frère est en harmonie avec moi. Si mon frère est en disharmonie, je serai malade. Si mon frère est séparé de moi, je serai infirme.
Et c'est à ce niveau extrêmement profond, existentiel presque au plan surnaturel, même avec les retentissements au plan naturel, que nous devons voir ce besoin que nous avons les uns des autres. Ce n'est pas seulement le besoin au plan des services qu'on peut se rendre, c'est un besoin d'ordre ontologique qui fait que je dois vraiment avoir des contacts, un lien surnaturel vivant avec mon frère, sinon je suis un infirme et je suis malheureux comme s'il me manquait un bras, un oeil, une jambe.
Vous allez peut-être penser que c'est très idéalisé et que dans la réalité je pourrais bien me passer de l'un ou de l'autre? Eh bien ce n'est pas vrai ! Il faudra, je pense, que nous soyons au-delà de ce passage obligé qu'on appelle la mort pour que nous nous rendions compte à ce moment-là que réellement nous avons besoin les uns des autres pour être complet dans notre être personnel.
Maintenant, dans un troisième point le Père Abbé Général dit :
En pratique nous constatons que plus nous investissons d'efforts dans notre vie commune, plus nous recevons de la communauté. Plus d'une fois j'ai rencontré des moines et des moniales qui se plaignaient de leur communauté. Mais quand j'approfondissais les choses, je trouvais qu'eux- mêmes ne s'engageaient pas à fond. S'ils essayaient d'aider d'avantage les autres, la situation leur apparaîtrait bien vite différente.
C'est très facile à comprendre ! Encore une fois, si je ne donne rien, comment voulez-vous que je reçoive à mon tour ? La mesure que je prends pour donner aux autres, si elle est toute petite, il y en a un qui nous a prévenu et qui nous a dit : « Mais votre mesure dont vous vous servez pour les autres, mais c'est cette mesure-là qu'on prendra pour vous, pour vous rendre lorsque vous demanderez ! »
Donc, plus nous donnons à nos frères, et plus nous recevons de nos frères. Ce n'est pas encore une fois seulement au plan des services à l'intérieur d'une communauté, des emplois, mais c'est aussi au plan de l'amour, au plan du jugement, au plan des pensées.
Si mes frères savent que je les aime, que je pose sur eux un regard d'amour, que je leur suis disponible, que je leur suis ouvert, même dans leurs fautes, même dans leurs chutes, dans leurs besoins, naturellement en tout, mais à ce moment-là, même si ils ne me demandent jamais rien - parce que à cause de l'emploi que j’exerce ils n'auraient rien à me demander - mais je leur donne ma propre vie, ma propre chair - et à ce moment-là, même si moi je ne leur demande rien, eux-mêmes me donnent le meilleur d'eux-mêmes...
Il y a donc alors, vous voyez, comme un filtre qui se place entre mes frères et moi. Et ce filtre retient tout ce qui dans mes frères pourrait me faire du tort, tout ce qui est mal, tout ce qui est malsain dans mes frères, est retenu par ce filtre. Et ce qui est sain et qui peut me vivifier, me donner vigueur d'avantage passe et ça vient jusqu'à moi, et ça me donne vie, et ça me donne espoir.
Et plus j'investis d'amour dans mes relations avec mes frères, et plus à ce moment-là j'en reçois. Et je n’ai plus tant, je dirais, à m'en plaindre. On a toujours, naturellement, à se plaindre les uns des autres. C'est normal, ça, qu'on ait à se plaindre. Le Père Abbé Général en parlera dans le point suivant.
Nous sommes tellement différents les uns des autres qu'il est fatal qu'il se produise des frottements, des frictions, des heurts peut-être, même s'ils n'apparaissent pas au dehors ? Mais il s’agit d'autre chose, ici, il s’agit d'investir dans notre vie commune le meilleur de notre être, surtout d'abord au niveau du jugement, de la pensée, de façon à ce que cette vie devienne plus saine et qu'elle puisse réagir sur moi et me donner aussi d'avantage.
En d'autres termes, la qualité de la vie en communauté dépend beaucoup de l'esprit de service et de la disponibilité de chacun.
Vous voyez, c'est çà ! C'est de l'esprit de service et de disponibilité ! Ce doit être présent même si on ne me demande rien. C'est quelque chose qui se diffuse comme un magnétisme qui passe d'un homme à l'autre. Mais naturellement si on me demande, alors je puis donner parce que je suis constamment disponible. C'est ça investir à l'intérieur d'une communauté !
C'est ça le danger aussi ! Un monastère, un groupement de vieux garçons qui vivent chacun à côté des autres, chacun avec leurs petites manies. Et il ne faut pas qu'on vienne me déranger parce que j'ai mes petites habitudes. Ce n'est pas le moment de venir maintenant ! Vous voyez !
Non, à l'école des gens mariés. Ils doivent très vite apprendre à sortir d'eux-mêmes, à se donner l'un à l'autre, à vivre pour le bien de l'autre et ainsi de suite. Si je suis ici en tant qu'Abbé, pour l'instant, c'est pour le bien des autres, pour le bien de chacun. Ce n'est pas pour que j'ai l'occasion de sucer votre sang comme un vampire et de m'engraisser ! Non, c'est pour sortir de moi-même, essayer d'entrer dans le souci de l'autre, comme Saint Paul disait : Cette sollicitude de toutes les Églises, cette sollicitude de chacun des frères.
Pourquoi aujourd'hui n'était-il pas à l'Eucharistie ? Serait-il malade ? Pourquoi aujourd'hui n'était-il pas à l'Office de nuit ? Serait-il malade ? Vous voyez, pourquoi ? Cette sollicitude pourquoi ? Que faut-il faire maintenant pour l'aider ? Que faut-il faire ? Je ne dis pas qu'il faut en perdre le sommeil, mais c'est le souci de l'autre, vous voyez, le souci du bien de l'autre. Le premier réflexe ne doit pas être : mais moi alors ? Non, le premier réflexe égal l'autre, sortir de soi.
Mais ce que l'Abbé doit faire en premier naturellement, nous devons le faire aussi les uns pour les autres à l'intérieur de la communauté. Le premier frère, ce ne doit pas être moi. Le premier frère ce doit être l'autre d'abord, comme entre les gens mariés ! On va dire : Oui mais on voit bien que l'Abbé Général n'est pas marié, parce que ce n'est pas exactement comme ça que ça se passe !
Oui, il idéalise sans doute la situation d'un ménage ! Mais malgré tout ils doivent très vite apprendre à sortir d'eux-mêmes et à sa voir capituler devant le partenaire pour que le ménage n'éclate pas. Nous devons faire la même chose, savoir capituler devant nos frères. Ce n'est pas toujours facile !
Mais nous devons encore aller chercher notre exemple plus loin, dans ce Christ qui lui se fait obéissant jusqu'à la mort, et la mort sur une croix. Il n'est pas encore mort dans son lit à un âge très avancé, non, c'est un jeune qui est mort sur une croix, il ne faut pas l'oublier ! Il avait une bonne trentaine d'années.
Si nous faisons de même dans notre vie de communauté, le monastère ne tardera pas à changer.
Voici une phrase que je lis ici parce qu'elle se trouve dans le texte. Je ne vais pas mutiler le texte. Mais si je pouvais maintenant l'adapter à notre monastère, je dirais ceci : si nous continuons à nous efforcer à faire de même dans notre monastère, le monastère continuera encore à changer, à évoluer, à progresser.
Disons que ici, je dois pouvoir le dire tout de même - ce n'est pas pour vous flatter - mais il y a tout de même dans le monastère beaucoup, beaucoup d'esprit de service et de disponibilité. Je n'ai pas encore rencontré - voilà déjà tout de même près de trois mois que je suis Abbé - je n'ai pas encore rencontré quelqu'un qui m'ait dit non..! Ou quelqu'un qui, quand je demandais quelque chose qui ait, je ne sais pas moi, freiné, ou quoi ? Jamais, jamais ! Et je pense qu'il y a là donc une certaine spontanéité qui marque un esprit qui doit être surnaturel, parce que humainement parlant ce n'est pas possible.
Alors, si cet esprit de disponibilité, de service qui est surnaturel continue à vivre et à évoluer, et à s'étendre en nous, alors je pense que notre monastère pourra vraiment devenir un endroit où on pourrait dire : « Écoutez, allez voir, là vous verrez une cellule d'Église véritable, là vous verrez des disciples du Christ parce que ils peuvent vous montrer leur carte d'identité qui est : ces hommes malgré leurs défauts, malgré leurs différences, malgré leurs lacunes, ils ont quelque chose.. .ils parviennent à s'aimer vraiment ! »
Mes frères,
La pensée du Père Abbé Général se déroule suivant une ligne très logique comme vous l'avez peut-être déjà remarqué. Il nous a dit hier que les moines et les moniales devaient se mettre à l'école des gens mariés qui doivent très vite apprendre à sortir d'eux-mêmes. Il poursuit aujourd'hui:
…Une des raisons pour lesquelles nous éprouvons une grande difficulté à sortir de nous-mêmes est que nous voulons que chacun soit fait comme nous-mêmes…
C'est la grande tentation qui nous poursuit depuis toujours et, c’est cette tentation du narcissisme. Nous naissons ainsi et je pense bien que nous finirons encore par mourir ainsi. Nous nous complaisons dans l'image que nous avons de nous-mêmes et instinctivement nous la recherchons partout dans les autres. Nous la recherchons même en Dieu.
Et c'est une grande difficulté de nous débarrasser de cette mentalité. C'est instinctif, notez-le bien, et vouloir à tout prix y demeurer, c'est dangereux pour notre vie spirituelle. Or, nous voulons à tout prix y demeurer !
Si nous remarquons que l'autre se présente différent de nous, si nous ne retrouvons pas dans l'autre notre propre image, alors nous ne sommes plus à l'aise, une inquiétude nous envahit. Nous percevons l'autre comme dangereux, à l'extrême comme ennemi, car il nous renvoie une image qui n'est pas la nôtre. Et la tentation est de vouloir alors façonner l'autre à notre propre image !
Et ça, c'est la grande tentation de l'Abbé, c'est de vouloir façonner les autres suivant ce qu'il est. C'est pour lui la solution : lorsqu'il a devant lui 40 hommes, et que ces 40 hommes sont tous différents de lui, et qu'ils sont encore différents entre eux ! Voyez un peu quel puzzle pour arranger un peu tout ça de façon que chacun puisse grandir et s'épanouir vraiment suivant sa personnalité.
Alors, la solution c'est : mais ce n'est rien, je m'en vais les façonner suivant ce que moi je suis et m'arranger pour qu'ils voient les choses telles que je les vois. C’est la grande tentation contre laquelle l'Abbé doit se prémunir sans arrêt, être en garde sans arrêt !
Mais attention ! Ce n'est pas seulement la tentation de l'Abbé, c'est aussi celle de chacun, d'entre vous ! Essayez un peu d'y réfléchir ! Nous sommes en temps de Carême, donc c'est le moment d'un petit examen de conscience.
Le Père Abbé Général poursuit:
…Mais il est absolument indispensable dans notre vie de communauté d'apprendre à accepter le fait que les autres sont différents…
Il faut bien peser tous les mots ! Il ne dit pas : il est indispensable d'accepter le fait que les autres soient différents, non, il dit : il est absolument indispensable. Il appuie sa phrase. Son expression est emphatique. Il exagère vraiment absolument indispensable ! Il n'y a pas moyen d'en sortir. Et il ne suffit pas d'accepter que les autres soient différents, il faut apprendre à l'accepter ! C'est une éducation à faire. Ce n'est pas naturel chez nous. Nous devons nous y exercer.
Je pense bien que lorsque Saint Benoît dit que le moine doit marcher au jugement et à la volonté d'un autre, c'est justement pour apprendre que l'autre est différent de lui. Marcher à la volonté et au jugement d'un autre c'est bien pour que moi-même j'expérimente que l'autre ne voit pas et ne veut pas les choses comme moi je les veux et je les vois.
Et ainsi, me découvrant, moi, différent des autres, je finirai tout de même par apprendre et par accepter que les autres sont différents de moi. Et ce n'est pas facile! Enfin vous le savez bien, je n'ai pas besoin de le répéter.
...Plus que cela, non seulement nous devons apprendre à l'accepter, mais nous devons respecter et goûter cette différence…
Donc, nous devons finir par la déguster ! Elle doit devenir pour nous une délectation, cette différence. Au début, c'est une gêne, et ça doit devenir un plaisir au terme. Je suis bien contant cette fois-ci qu'il y en ait un là-bas qui applaudisse. C'est vrai, c'est un plaisir !
…Car la richesse de la communauté est en fonction de la variété des caractères…
Plus les caractères sont variés, différents, opposés, contrastés plus la communauté est riche. Alors ça, on doit le goûter et on doit en être contant même si parfois ça provoque des étincelles, ou même des éruptions volcaniques. Non, c'est une richesse, nous devons bien le savoir.
…On pourrait écrire tout un traité sur ce sujet qui n'est pas sans rapport avec la tentation originelle. Nous voulons devenir comme des dieux, connaissant le bien et le mal. Et nous voulons que tous les autres soient faits à notre propre image et ressemblance…
Donc, nous voulons devenir comme des dieux, c'est à dire connaissant tout. Et connaissant tout, je n'ai rien à apprendre des autres. Et je n'ai rien à recevoir des autres puisque je sais tout et que je suis tout. Et les autres ? Eh bien, ce sont des répliques de moi-même, des images de moi-même, ils ne peuvent rien m'apporter.
C'est ça être comme des dieux connaissant le bien et le mal ! Et alors nous voulons que tous les autres soient faits à notre propre image et à notre ressemblance. Et s'ils ne sont pas faits à notre image et ressemblance, eh bien, nous allons essayer de les façonner à notre image et ressemblance.
Or, en faisant cela, nous posons un acte d'injustice, car chacun a le droit d'être soi-même et de devenir de plus en plus soi-même. C'est un acte de simple justice, même indépendamment de toute référence au Créateur qui a voulu que son jardin soit orné de fleurs, d'une multitude infinie de variétés de fleurs, qui soient toutes au plus belles, mais qui soient toutes belles chacune dans leur genre.
Mais indépendamment de cette vision, il y a le fait que c'est un acte de justice de respecter la personnalité et la nature, et la constitution de chacun. Ce n'est pas la mienne qui est la meilleure, ce n'est pas la vôtre qui est la meilleure, mais c'est la complémentarité de toutes qui forme la beauté. Et c’est ça le meilleur ! Si nous pouvions retenir ça en fin de semaine, je pense que nous l'aurions bien terminée.
Mes frères,
Le Père Abbé Général nous a dit que la qualité de vie en communauté dépendait pour une bonne part de la qualité de foi des membres de cette communauté. Il nous a dit qu'elle dépendait aussi beaucoup de l'esprit de service et de disponibilité de chacun. Il nous a dit qu'elle dépendait de l'ouverture des uns et des autres dans la mesure où l'on goûte la différence et la variété des caractères.
Aujourd'hui, il touche quelque chose d'un peu compromettant :
…Naturellement aussi la qualité de cette vie de communauté dépend beaucoup du supérieur, mais pas entièrement de lui…
Il dit : dépend beaucoup du supérieur, donc de l'Abbé ! Il ne faut pas tout de même se faire trop d'illusions. L'Abbé peut être un saint, c'est à dire posséder à un degré suréminent cette divinisation qui est le terme ultime de toute vie chrétienne et même de toute vie humaine, divinisation qui est à croissance indéfinie, il n'en demeure tout de même pas moins un homme, c'est à dire ayant tel type de caractère, tel type de tempérament. Il ne peut posséder tout en même temps. Il apparaîtra donc qu'il y aura des lacunes chez lui, des lacunes qui vont se répercuter sur la vie de tous les frères avec lesquels il doit compagnoner chaque jour. La qualité de vie communautaire dépendra beaucoup de l'Abbé, mais elle ne dépendra pas exclusivement de l'Abbé.
Prenez le cas du Christ, qui lui était Dieu en personne. Ce n'était pas un homme divinisé, c'était Dieu dans son être même. Et le Christ avait aussi un tempérament bien défini, et il ne s'est pas entendu avec tout le monde. Il y en a qui dès le début l'ont abandonné, d'autres qui se sont dressés contre lui et il n'a même pas pu maintenir la paix entre ses disciples : ils se disputaient quand l'occasion s'en présentait...
Donc, je dirais que la communauté idéale que devait être la communauté présidée par le Christ lui-même, ce groupe de disciples, il y avait encore malgré tout des défauts qui dépendaient en bonne partie de la personnalité humaine du Christ. Il ne pouvait pas s’accorder avec tout le monde. Donc le Père Abbé Général a raison lorsqu'il dit que la qualité de cette vie dépend beaucoup du supérieur, mais pas entièrement.
Vous savez que dès le début, je me suis attaché à essayer de découvrir avec vous qui était l'Abbé, à travers la Règle de Saint Benoît. Et en faisant cela, je me rends bien compte que je me mets dans un piège ou dans un filet ; parce que si je veux être tout simplement honnête, je dois, je ne peux dire que ce que je crois et ce que je m'efforce de pratiquer.
Eh bien, quand ce sera fini ici avec cette lettre, je vais m'y remettre avec courage. Et si une fois ou l'autre vous remarquez que sur un point il vous semble que je ne suis pas conforme à ce que je dis, il ne faut pas avoir peur de me le dire, de me le faire remarquer, gentiment naturellement, pour ne pas me massacrer du premier coup !
Alors le Père Abbé Général continue:
...J'ai laissé ce point à peu près pour la fin parce que l'expérience m'a montré que dans la plupart des maisons, il y a au moins une personne, et malheureusement quelques fois plus d'une, pour mettre sur le dos du pauvre supérieur tout ce qui va de travers dans le monastère…
Qu'il y ait des choses qui aillent de travers dans le monastère, mais ça, c'est inévitable, au moins dans l'esprit de l'une ou l'autre personne. Soit constamment, et alors on a à faire à un malade ? Ou bien de temps en temps ? Et c'est compréhensible car comme les caractères sont tellement variés à l'intérieur d'une communauté, il est fatal que l'une ou l' autre chose ne s'accorde pas avec l'un ou l'autre caractère et que ce frère là juge que ça ne va pas.
Cela pourra passer naturellement, soit lorsque le frère aura rectifié son jugement - il suffit parfois d'avoir passé une mauvaise nuit ou d'une petite histoire avec l'autre pour dire que ça ne va pas - soit que réellement la communauté aurait quelque peu évolué...
Mais il y a encore un autre petit détail qui est assez important ici, auquel on ne prend peut-être pas suffisamment garde, grâce auquel on met sur le dos du supérieur tout ce qui va de travers. Attention à ceci : il faut que chacun ait la lucidité et le courage de prendre ses responsabilités dans son emploi !
Cela n'arrive pas ici, donc je suis bien plus à l'aise pour le dire. Mais c'est tout de même toujours un piège malgré tout, une tentation, une facilité, de dire à l'Abbé : « Voilà telle chose, décidez ! » Mais le pauvre Abbé ne sait pas décidé, parce qu'il n'est pas compétant dans telle et telle histoire. On ne peut pas dire : « Voilà, j'ai un tissu à laver, Père Abbé décidez à quelle température je dois faire fonctionner la machine à laver ! Allez, vous êtes Abbé et vous savez ce que vous devez faire » Au hasard 800°, voilà je ne sais pas ? Et puis alors si c'est rétréci il dira : « Ah voilà, c'est de la faute de l'Abbé, il m'a dit à 800, et moi par obéissance » ..etc, etc, vous voyez !
Enfin, c'est un peu ici paradoxal, mais ça peu très bien arriver dans d'autres domaines beaucoup plus délicats, où on n'ose pas prendre de décisions et où on demande à l'Abbé. Non, soyons des hommes et n'ayons pas peur dans notre emploi de faire ce que nous pensons devoir faire, même si parfois nous commettons une erreur. On ne sait pas s'empêcher de commettre des erreurs.
Alors, le Père Abbé Général dit aussi :
...C'est une partie du rôle de l'Abbé d'accepter ces critiques...
C'est dans son rôle! Il paraît que dans un grand magasin bien stylé, bien monté, il y a un employé dont c'est précisément le rôle d'accepter toutes les critiques des clients mécontents. Quand on vient réclamer, on fait venir l'employé qui est sensé être l'homme, l'employé du rayon, et il reçoit un savon de dimension devant le client. Et le client s'en va, il est contant, il a eu sa vengeance, voilà !
Il en vient un autre pour une tout autre histoire, eh bien voilà ce sera encore le même employé qui viendra et en prendra encore. C'est son rôle ! Et les clients sont contents, et lui aussi est contant, l'employé, parce qu'il touche son mois peut-être en fonction des savons qu'il a reçu ?
C'est un peu, dit la Père Abbé Général, aussi le rôle de l'Abbé. L'Abbé doit bien s'en convaincre. Il est préférable que ce soit lui qui reçoive les critiques, plutôt qu'un autre, ça fait partie de sa mission, de son rôle. Puis que le Père Abbé Général le dit, il faut bien le croire! Et, dit-il, c'est une partie de son rôle d'accepter ses critiques. C'est pas tout son rôle, une partie seulement !
…et par son pardon et sa bienveillance d'aider le frère malade à progresser vers la santé…
Il s'attache ici au fait que dans une communauté ou l'autre il y a justement un religieux pour mettre tout sur le dos du supérieur. Alors avec lui, il faut prendre patience, pardonner, être bon. Et puis alors, aider ce frère malade à en sortir. Heureusement qu'il n'yen a pas ici ! Vous voyez, comme ça on est très fort, beaucoup plus à l'aise pour le dire. S'il y en avait un ici, et bien, on aurait un peu peur de parler. Mais quand il n'y en a pas on est plus franc. Espérons qu'il n'en viendra pas !
…Le rôle du Supérieur est souvent très ingrat. Mais s'il met constamment devant lui l'exemple du Christ venu pour servir et non pour être servi, il sera en mesure de faire beaucoup pour améliorer les relations en communauté…
Il est très important à ce propos, que lorsqu'on a quelque chose à reprocher à un frère, on vienne se plaindre auprès de l'Abbé. Non pas pour rapporter, pour dire du mal de l'autre, mais parce que c' est le rôle de l'Abbé de rétablir l'harmonie entre les frères. Et non seulement parce qu'il doit savoir écouter, mais aussi parce que son rôle est de maintenir, non pas l'ordre à force de discipline, mais de renflouer, de colmater les brèches qui sont données au vaisseau de l'amour sur lequel nous sommes embarqués tous.
Souvent, l'Abbé connaît des choses que le religieux, le frère ne connaît pas, ça lui échappe, il est peut-être un peu aveuglé par la passion, par une chose ou l'autre. Et le rôle de l'Abbé, c'est 1 précisément de remettre les choses en place tout doucement et ainsi de rétablir l'harmonie.
C'est très délicat, mais je pense que c'est très beau et que c'est une partie vraiment essentielle de son rôle. Il ne faut pas avoir peur d'en abuser parce que je pense que c'est tellement important. Il faut que, comme le dit Saint Benoît, chacun soit heureux dans la maison de Dieu. Il ne faut pas que quelqu’un ait quelque chose sur le cœur qui le ronge, et puis qui le rende aigri et qui, petit à petit, risque de le faire glisser dans l'amertume ; ça ne peut pas arriver.
Et pour ça, le mieux est d'aller trouver le médecin qu'est l'Abbé et lui dire comment les choses sont. Alors il peut rétablir la concorde entre les frères en toute simplicité et en toute bonté.
…Cependant, je ne vais pas développer ce sujet puisque le Chapitre Général de 1977 a rédigé un document pour aider les Abbés. Dans lequel document j'en suis sûr, bien des Abbesses trouveraient ample matière à penser…
Je veux bien croire le Père Abbé Général sur parole, ou plutôt sur écrit ici, mais je n'ai pas encore vu ce document. Il est vrai que je n'ai pas encore eu l'occasion d’aller trier les documents laissés par Dom Gui et, c'est peut-être là-dedans ? Enfin si un jour je le découvre, je verrai un peu ce que lui préconise pour aider les Abbés dans leur rôle. C'est toujours utile !
Dom Gabriel Sortais avait auparavant fait la même chose sous forme de conférences qu'il avait données, puis qu'il avait fait imprimer. C'est extrêmement important, on y puise beaucoup de choses. Mais il y a toujours ceci : c'est qu'un Abbé, même Général, verra toujours le rôle de l'Abbé à travers ce que lui a du faire dans sa propre communauté, à travers l'expérience qu'il a recueilli ailleurs et qui naturellement est extrêmement riche.
Mais la situation est tellement différente de communauté à communauté, et la personnalité des Abbés tellement autre, que tout en s'inspirant de ces conseils qui sont extrêmement précieux, il faut tout de même aussi, là, savoir prendre des risques avec la grâce de Dieu, en se confiant tout à fait à l'Esprit Saint qui, encore une fois ne l'oublions pas, réside sur toute la communauté. Et aussi être à l'écoute très attentivement de ce que les frères peuvent dire car Saint Benoît le faisait déjà remarquer : c'est souvent par leur bouche que le Saint Esprit parle et ouvre la route, même devant l'Abbé…
Mes frères,
La semaine dernière, en ouvrant l'Eucharistie, le Père Damien nous a dit qu'à son avis ce qui pouvait favoriser pour un mieux la qualité de la vis communautaire, c'était la Célébration Eucharistique quotidienne. Et en disant cela il rejoignait sans le savoir la pensée du Père Abbé Général qui dit ceci :
…Une dernière remarque que je voudrais faire, concerne l'importance de l'Eucharistie. Cela devrait être évident ! Mais l'habitude émousse notre perception...
Ceci, c'est une remarque très juste ! L'habitude gâte les choses les plus belles. Finalement on ne les aperçoit plus, on n'y prend plus garde et on se laisse alors facilement séduire par des futilités. C'est, reconnaissons-le, notre situation bien souvent à l'égard de l'Eucharistie.
…L'Eucharistie est le sacrement et le sacrifice de la réconciliation et de la communion. C'est là que nous rencontrons le Christ notre Sauveur et, c'est là que nous rencontrons nos frères au niveau le plus profond…
C'est toute une théologie qu'il faudrait développer ici, et ce n'est pas le moment. Peut-être qu'un de nos théologiens pourrait nous entretenir une fois car c'est extrêmement important ! Nous ne nous rendons pas suffisamment compte qu'au moment de l'Eucharistie nous mangeons réellement et concrètement la chair d'un homme qui est en même temps notre Dieu. C'est réaliste ! C'est vraiment comme ça !
Lorsque certains de ses disciples lui ont dit : « Mais c'est impossible une chose pareille ! Comment peut-on imaginer cela ? » Il ne les a pas démentis ! Il a dit : « Mais si vous voulez partir, partez ! mais moi je ne retire pas mes paroles »
Et au moment où nous mangeons cette chair du Christ, et où nous buvons son sang, notre propre substance charnelle à nous reçoit en elle un peu de cette chair du Christ. A la limite on pourrait bien imaginer que si nous ne nourrissions jamais d'autre chose que l'Eucharistie, nous serions proprement christifié.
On parle de saints, de saintes surtout qui ne se nourrissaient que de l'Eucharistie. C'est peut-être une image ? C'est peut-être réel ? Mais je comprend très bien ce qu'on veut dire : c'est que ces personnes-là jusque dans leur être de chair étaient devenues autre. Cela veut dire que leurs sentiments, leurs réactions, leur façon de sentir, de voir, même de regarder, d'écouter, n'étaient plus tout à fait humaine.
Et c'est là que nous sommes touchés par l'Eucharistie dans notre être le plus profond. Et c'est à ce niveau le plus profond que nous pouvons rencontrer nos frères, parce que ce phénomène de transmutation de notre être en celui du Christ, qui se produit réellement, passe inaperçu ! Il n'est perceptible dans un premier temps qu'au niveau de la foi.
Lorsqu'il devient plus fort, le moine peut très bien s'en rendre compte pour lui-même, ou il peut très bien l'observer chez d' autres. Mais c'est à ce moment-là que nous sommes tous les mêmes. Que nous soyons réunis en un seul Corps, dit-on au moment d'une des prières après la Consécration. C'est vrai ! Mais nous ne le croyons r pas assez.
Je pense que nous devrions en être plus convaincu de façon à ce que notre habitude ne parvienne pas à émousser la réalité du mystère et que nous puissions mieux en vivre. Non pas en vivre au plan de la réflexion théologique, mais au plan vraiment concret, le plus charnel qu'on puisse imaginer, parce que c'est jusque là que nous sommes transformés. On dira même que c'est la semence de notre future résurrection.
…En plus d'un monastère, l'introduction de la Concélébration il y a quelques années, a fait beaucoup pour nourrir l'esprit de communauté…
C'est certain, c'est beaucoup plus réaliste, beaucoup plus vivant et beaucoup plus apparent aussi - parce que nous sommes des hommes qui devons voir - au niveau de la concélébration plutôt qu'au niveau des messes privées comme on disait auparavant.
…Réfléchissons-nous suffisamment aux richesses que nous possédons dans cette rencontre sacramentelle ?
Il termine sur cette question et, il arrive à la conclusion :
…En conclusion de cette lettre, puis-je vous rappeler ce que le Pape Paul VI nous disait : « Dans la mesure où elle rayonnera de vos communautés, la joie sera pour tous le signe que l'état de vie que vous avez choisi vous aide à travers le triple renoncement de votre proFession religieuse à réaliser l'épanouissement suprême de votre vie dans le Christ. »
Dans la mesure où elle rayonnera de vos communautés, la joie, c'est le signe que nous trouvons dans le monastère l'épanouissement suprême de notre vie. C'est quelque chose à la quelle, encore une fois, nous ne prenons pas suffisamment garde : c’est cette joie !
La joie, ce n'est pas l'exubérance, ce n'est pas l'exaltation sensible. C'est quelque chose aussi qui sourd des profondeurs de l'être et qui s'exprime tout simplement par le fait même que quelqu'un est là, que quelqu'un rayonne la paix, que quelqu'un rayonne la tranquillité, une joie sereine, une joie forte ; non pas une joie qui s'affiche, qui peut être alors très artificielle.
Le Christ avait dit : « Écoutez, il faut que la joie qui est en moi, elle devienne la vôtre. » Et cette joie, si elle n'est pas la nôtre, c'est que nous ne sommes pas encore tout à fait au Christ. Nous ne pouvons pas dire, ce serait téméraire de dire que nous sommes totalement au Christ, entièrement au Christ. Mais je veux dire ceci : que dans la mesure où cette joie n'est pas la nôtre, il y a encore quelque chose qui est déficient en nous.
Mais attention ! Il ne s’agit pas de cette joie sensible, de cette joie un peu exaltante qui peut porter quelqu'un. Elle peu très bien aller avec cette chose très belle dont quelqu'un m'a entretenu aujourd'hui par hasard, ce qu'on appelle le don des larmes. C'est à dire une tristesse qui est une sainte tristesse, et qui va de pair et parfaitement avec cette joie.
Je pense qu'on doit les trouver ensemble: une tristesse qui est, non pas la tristesse qui épuise quelqu'un, mais la tristesse qui pacifie quelqu'un parce que ce moine a trouvé sa véritable place devant Dieu et devant ses frères.
Mais alors, il porte au cœur une joie qui est la joie de celui qui est véritablement à sa place et qui étant à sa place, peut recevoir en plénitude en lui la vie de Dieu, et aussi la vie que tous ses Frères lui communiquent. C'est cette joie dont parle le Pape, ici, et qui est vraiment l'épanouissement suprême de notre vie dans le Christ.
…Alors les jeunes en vous regardant vivre, pourrons percevoir l'appel que Jésus ne cesse jamais de faire entendre parmi eux…
C'est vrai ! Lorsque des jeunes circulent parmi des religieux, ce qu'ils attendent sans le dire expressément, c'est de rencontrer des gens heureux. Pas des gens qui tirent une tête, qui sont l'image vivante du désespoir ambulant. Non, il leur faut des gens heureux. Quand ils en voient, alors ils commencent par croire, sinon on ne leur fera jamais croire, jamais ! Il n'est pas possible que Dieu rende les gens malheureux, il n'est pas possible.
…Comme le dit le Concile : les religieux se rappelleront que ce qui constitue la meilleure recommandation des instituts, et la plus efficace invitation à embrasser la vie religieuse, c'est l'exemple de leur propre vie.
Le frère Jules est d'accord ! Et je suis contant parce que c'est le témoignage d'un ancien, très ancien même. Mais cela ne veut pas dire que maintenant nous devons faire de la propagande en étalant une certaine joie ou un certain contentement.
Non, loin de là ! Cette joie est gratuite, elle ne vise pas à faire de l'apostolat. Elle fera de l'apostolat dans la mesure où elle est gratuite, dans la mesure où elle est vraie, dans la mesure où elle est tellement réelle qu'elle ne peut pas être autre chose que de transparaître.
Et voilà, si vous voulez, nous allons rester sur cette note de joie en espérant qu'elle deviendra toujours d'avantage la nôtre.
1. Comme le Christ.
Mes frères,
Nous allons reprendre, si vous le voulez bien, la lecture de la Règle de Saint Benoît. Nous avons vu que pour Saint Benoît, le premier rôle à exercer par l'Abbé était celui d'enseigneur dans la ligne et le prolongement de l'enseigneur primordial qui est Dieu, Dieu se manifestant par la bouche de son fils incarné : le Christ, et puis alors, pour une communauté monastique, par l'organe de celui qui tient la place du Christ et qui est l'Abbé.
Seulement, il y a tout de même des conditions qui sont assez dures pour que l'Abbé puisse être un véritable enseigneur. L'enseigneur, c'est celui qui a le droit de parler. Et il a le droit de parler parce qu'il sait. Et il sait par expérience. Il doit pouvoir dire ce que l'Apôtre Jean disait à ses correspondants. Et il disait ceci : « Ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu de nos yeux, ce que nous avons contemplé, ce que nos mains ont touché au sujet du Verbe de Vie » c'est à dire de ce Verbe de Dieu qui est porteur de vie et qui est la Vie elle-même.
Et il reprend : « Ce que nous avons vu, ce que nous avons entendu, nous vous l'annonçons, pour que étant en communion avec nous qui sommes en communion avec .Jésus Christ et son Père, nous partagions tous la même joie. » .Je pense que c'est là une des plus belle déFinition que l'on puisse imaginer de celui qui a le droit de parler comme enseigneur. Il sait parce qu'il a vu, parce qu'il a entendu, parce qu'il a touché. Et puis alors, il le communique à d'autres pour que cette communion qu'il possède avec la personne même de Dieu puisse se communiquer à tous, afin que tous partagent cette communion et cette joie. Je pense qu'il serait difficile de trouver une plus belle description.
On voit donc qu'un enseigneur, c'est donc une sorte d'explorateur, un explorateur et un témoin. C'est un homme qui pénètre à l'intérieur de l'univers de Dieu. J'avais dit que l'Abbé devait être une fenêtre sur l'univers de Dieu. Mais il ne faut pas le voir comme une fenêtre immobile, mais comme une fenêtre qui voyage, qui s'avance, qui s'ouvre sur des horizons toujours plus larges, et puis qui les enregistre.
L'enseigneur, que doit être l'Abbé, c'est donc quelqu'un qui pénètre dans l'univers de Dieu, puis qui voit, qui entend, qui touche, puis qui va revenir pour alors révéler, dévoiler, raconter ce qu'il a vu afin de pouvoir ainsi inviter d'autres à le suivre et à tenter la même expérience. C'est une expérience qui doit être achevée, assimilée vraiment.
Il ne faut donc pas voir l'enseigneur monastique comme par exemple un professeur d'école, mettons un professeur d'université. Il va donner son cours. Il aime donner son cours. C'est le fruit de ses recherches, il y met tout son cœur, c'est sa passion, c'est sa vie, dirait-on ! Et il communique cela à ses étudiants qui, à leur tour, vont être formés par lui et pourrons porter plus loin alors la recherche.
Non, ce n'est pas dans ce sens là parce que le professeur, lui, ne se livre pas lui-même. C'est un homme qui a une double vie. Il a sa vie dans son Aula, donc dans sa classe. Et puis, quand c'est fini il rentre chez lui et commence alors sa vie vraiment personnelle, intime, dans sa famille : sa femme, ses enfants, ses proches. Mais dans cette intimité, les étudiants ne sont pas admis. Le professeur ne livre jamais qu'une petite partie de son être. La meilleure, il la réserve pour ses proches.
Pour un Abbé, ce ne peut pas être ainsi la même chose. Il doit ici livrer ce qui forme sa vie. Il doit livrer son intimité. Il doit livrer le fruit non pas de recherches spéculatives, ni même de quelques expériences, non, il doit donner ce qui constitue son être même, exactement comme a fait le Christ.
Vous avez le Christ qui d'abord donne son enseignement à ses disciples qui sont avides de le recevoir, qui s'en nourrissent. Et puis à un moment donné, il pousse, le Christ, le réalisme tellement loin qu'il se donne lui-même non plus en nourriture intellectuelle, mais en véritable nourriture matérielle. Il va donner son corps et son sang à manger et à boire. Donc le réel concret !
Donc, le disciple alors se nourrit et de l'enseignement, et de l'enseigneur qui finalement ne forment plus qu'un. Nous avons encore la même chose dans chaque célébration eucharistique. Dans une première partie nous allons manger l'enseignement. Dans la seconde partie, nous allons manger l'enseigneur. Et ainsi insensiblement nous nous transmuons, nous nous transformons en la personne même de celui qui se donne à nous, mais totalement.
Il doit en être de même pour l'Abbé, il ne faut pas l'oublier. Naturellement il n'est pas possible que cela se passe au plan concret, charnel, comme pour le Christ. Mais ça doit se passer au plan mystique, ça veut dire qu'il doit être totalement ouvert dans son enseignement. Mais cet enseignement doit traduire vraiment ce qu'il est de façon à ce que en toute réalité, mais au plan mystique, il se donne à manger à ses frères.
Cela, naturellement, c'est l'Abbé au niveau idéal, un idéal auquel il faut toujours tendre. Et c'est cet idéal qu'a en vue Saint Benoît lorsqu'il dira que l'Abbé doit être à la tête de ses frères praeesse, par sa doctrine, par son enseignement, mais qu'en même temps il doit être parmi eux le Christ. Il faut pousser le réalisme jusque là. Il ne peut donner son enseignement qu'à la manière du Christ qui, lui, donne d'abord sa parole, mais alors aussi finalement tout son être.
Mes frères,
Revenons-en à notre enseigneur, au magister, au rabbi, à ce que doit être l'Abbé, à ce que Saint Benoît espère que sera l'Abbé. Il est probable que Saint Benoît projetait sur ses successeurs l'expérience qu'il avait de lui-même. Enfin je pense qu'elle est juste et que nous ne devons pas avoir peur de l'étudier, de la regarder en face.
Le véritable enseigneur, le véritable Abbé dans son rôle essentiel de magistère, c'est donc quelqu'un qui a le droit de parler, non seulement parce qu'il en a reçu la mission, mais aussi parce qu'il a l'expérience requise. Il pénètre à l'intérieur de l'univers de Dieu. Il y va et il y vient comme Moïse qui était dans sa propre maison quand il était chez Dieu. Et puis il en revient pour raconter ce qu'il a vu de Dieu lui-même, des agir de Dieu, des pensées de Dieu.
Il le raconte aux autres de façon à ce que les autres soient simulés à faire la même expérience, à se laisser prendre par Dieu dont le désir le plus intime est de précisément ,introduire les hommes et surtout les moines ses privilégiés dans son propre univers pour leur faire partager sa vie, de façon alors que cette expérience puisse rayonner en larges cercles de plus en plus concentriques sur tous les hommes, même si le moine ne dit rien.
Alors, il est donc nécessaire que l'enseigneur connaisse Dieu. mais aussi qu'il connaisse les hommes puisqu'il doit parler de Dieu à des hommes. Il doit donc connaître celui dont il reçoit et ceux auxquels il doit donner.
Mais lorsque je dis connaître, je ne le dis pas dans le sens scolaire du mot. Je le vois un peu dans le sens de ce qui nous a été dit hier. Ces enfants qui apprennent ce que c'est que la pollution, quand ils vont explorer les dépotoirs, qu'ils en respirent l'odeur, et qu'ils enfoncent les pieds dans tous les détritus, alors ils savent ce que c'est qu'un dépotoir beaucoup mieux que quand ils étudient la définition du dépotoir dans le dictionnaire.
Ici, connaître Dieu, connaître l'homme, c'est donc pénétrer à l'intérieur, connaître par l'intérieur en participant à l'expérience de l'autre, à sa vie, à ses désirs, à ses soucis, à ses déceptions, à ses échecs, à ses fautes, à ses espérances, qu'il s’agisse de Dieu - naturellement exception faite des fautes pour Dieu - ou des hommes qui finalement ne fera plus avec cet autre qu'une seule chair. Ce sont deux en une seule chair. Ou bien, qui ne fera plus avec cet autre qu'un seul esprit, ce seront deux en un seul esprit, qu'il s’agisse de l’homme ou bien qu'il s’agisse de Dieu.
Saint Paul a très bien étudié, plus qu'étudié, exprimé cette dialectique de ces deux êtres et qui finalement pénètrent l'un dans l'autre et se connaissent de façon tellement intime et tellement pure qu'ils ne font plus qu'un. Nous expérimentons, nous, déjà un peu cela dans nos relations d'amitié avec quelqu'un. Nous sentons tout de suite si nous aimons quelqu’un, s'il y a quelque chose chez lui qui ne va pas ou qui va bien. Et ce n'est encore qu'un début.
Voilà, c'est ce type de connaissance que doit avoir l'enseigneur du côté de Dieu, mais aussi du côté des hommes. Et du côté des hommes ce sera peut-être plus difficile que du côté de Dieu car du côté de Dieu, c'est lui qui a l'initiative. C'est lui qui s'empare de l'homme. Il suffit que l'homme se laisse faire, alors il participe à cette vie divine.
Lorsqu'on a à faire à l'homme, c'est un peu différent parce que nous devons pénétrer chez un autre. Et nous ne pouvons y pénétrer que dans la mesure où nous nous connaissons nous-mêmes. Les anciens la situaient déjà, la connaissance de soi-même, comme un sommet de vie spirituelle. Le fameux connais-toi toi même !, ou bien ce vers du poète latin : Moi je suis un homme, et rien de ce qui m'est humain ne m'est étranger.
Il faut que j'expérimente d’abord moi-même que je suis un homme. Et cela n'est pas si facile parce que nous avons tendance à nous écarter de nous. Nous avons peur de nous voir tel que nous sommes. Nous préférons admirer une image idéale que nous projetons hors de nous et qui est un peu notre idole préférée : c'est' nous !
C'est cette fameuse plaie du narcissisme dont j'ai parlé. Narcisse qui regarde son image dans la fontaine qui lui renvoie l'image adorable qu'il est. Il en devient tellement heureux qu'il veut la voir de plus près. Et finalement il tombe dans la fontaine et il s'y noie. C'est un peu ce que nous faisons. Non, nous devons nous laisser saisir par la conscience que nous avons de nous-mêmes sans l'intermédiaire de cette image.
Et alors, nous faisons des expériences qui sont très enrichissantes même si elles sont pénibles. Nous allons découvrir notre bassesse, notre lâcheté, notre déchéance, nos complexes, nos traumatismes, enfin tout ce que notre psychologie des profondeurs fait remonter à la surface. Mais aussi nous découvrirons tout notre beau côté, nos désirs, nos aspirations, notre goût de la beauté, de la bonté, tout ce qui nous attire, tout ce qui nous séduit. C'est cela la connaissance de l'homme !
Et puis alors, expérimentant cela pleinement et sainement en nous-mêmes, nous pourrons alors le retrouver chez les autres. Et nous pourrons vibrer alors aux ondes mystérieuses que eux dirigent toujours vers nous et que nous sommes alors en état de capter, de traduire, et puis de restituer. C'est ce qu'on appellera la sympathie, mais alors dans le sens large du terme, où l'on vibre ensemble, où l'on devient un cœur et une âme, une chair et un esprit. C'est cela connaître l'autre !
Et cela va extrêmement loin, car il est possible après avoir ainsi sondé les profondeurs, disons de sa misère, et aussi les profondeurs des désirs qui sont en nous, il se crée alors en nous ces entrailles de miséricorde qui font qu'il n'est plus possible de porter un jugement défavorable sur son frère parce qu'on se découvre tellement bien en lui, que jugeant défavorablement son frère, c'est soi-même que l'on blesse. Et se blesser soi-même, cela on ne le fait pas volontiers, on ne le fait même jamais. Cela va même tellement loin, encore beaucoup plus loin, qu'il y a comme une aspiration de l'autre en soi et que l'on se donne à l'autre.
Vous aurez le cas typique, le plus beau peut-être qui existe, celui qui est relaté par l'Évangéliste Jean au moment du récit de la dernière Pâque que Jésus partage avec ses disciples, où il est dit que Jésus est troublé en esprit. Et Jésus dit : « Un parmi vous va me trahir ! » Et Pierre dit à celui qui était le plus près de lui : « Essaye un peu de savoir qui c'est ? » Alors il demande : « Qui est-ce ? » Et Jésus dit : « C'est celui auquel je vais donner la bouchée. » Et il prend la bouchée, il la trempe, et il la donne à Judas, celui qui devait le trahir. Et aussitôt que Judas prend la bouchée, satan entre en lui. Et Jésus lui dit : « Allons, ce que tu as à faire, fais-le vite ! »
Voici ce que cela veut dire : Ce n’est pas une bouchée quelconque que Jésus donne à Judas. Non, c'est la bouchée, c'est cette fameuse bouchée que le maître, que le chef, que le président du repas donne en signe de communion intime à celui pour qui il a le plus d'estime. Il la lui donne. Il établit alors avec lui, entre lui et Judas, un lien de solidarité telle qu'il deviendra à jamais indestructible. Il a posé à l'endroit de Judas le geste par excellence de l'amour et de l'amitié, de la solidarité et de la communion. Il a reçu Judas en lui et par le fait même, il l'a délivré. Il a même fait place nette en Judas à tel point que satan peut y entrer, chez Judas. Et par ce geste là, Jésus se livre en même temps au pouvoir de satan, et en même temps il dégage Judas.
C'est quelque chose d'incroyable, quelque chose qui nous dépasse totalement, parce que plus tard Jésus dira : « Oui, satan s'approche, je me suis livré à lui, mais il ne peut rien contre moi. Je suis livré à satan, mais il ne peut quand même rien contre moi. Il ne peut rien contre moi, parce que tout ce qui arrive, c'est la volonté d'amour de mon Père pour les hommes, pour tous les hommes. »
Voyez, c'est ça cette communion, cette union tellement intime des deux, que c'est l’amour plus fort que tout qui l'emporte au-delà de toutes les trahisons, et au-delà de toutes les haines. C'est cette compassion, alors cette compassion qui porte un nom, auquel on ne pense peut-être pas, qui est très beau, dont il est très souvent question en spiritualité monastique, et surtout dans la Règle de Saint Benoît.
C'est cette fameuse humilité, qui fait qu'on ne peut plus rien faire d'autre qu'aimer et que de compatir parce que on a trouvé sa véritable place, place définitive vis-à-vis de Dieu qui se donne totalement, et vis-à-vis des hommes auxquels on se donne de façon aussi totale que Dieu s'est donné et qu'on reçoit avec autant d'ouverture et autant de simplicité qu'on reçoit Dieu.
Eh bien, pour être un véritable enseigneur, il faut en être arrivé là ! Et vous comprenez que seul le Christ est celui qui a le droit de parler. Il est le seul véritable Rabbi, Magister, Enseigneur. Et l'Abbé quel qu'il soit doit tendre vers une ressemblance, vers une similitude parfaite avec cet enseigneur idéal. Et vous comprenez combien il est nécessaire de prier pour celui qui a reçu la mission d'être l'enseigneur pour ses frères, qu'il se rapproche de plus en plus malgré toutes ses faiblesses, malgré toutes ses chutes, malgré toutes ses maladresses, de ce modèle parfait.
Car, plus il se rapproche, plus tous les autres aussi s'en approche de façon à ce que finalement un jour, nous soyons tous, non pas des enseigneur par la parole, mais au moins des enseigneur par notre vie.
Mes frères,
Nous allons en revenir à la Règle de Saint Benoît. Saint Benoît distingue, mais très bien, entre le maître et le disciple. Il y a une très grande différence entre les deux. Le disciple, c'est celui qui a encore à apprendre. Il a encore à recevoir. Le Maître, l'Enseigneur, c'est celui qui connaît et qui se perfectionne dans une science qu'il connaît.
Cette différence vaut même lorsque le disciple est parfait. Il est parfait dans son rôle de disciple, disons que c'est un premier prix, mais il n'est pas le professeur. Saint Benoît a à ce sujet une sentence qui est vraiment, en latin c'est un véritable marqué au plan du génie romain et biblique en même temps tellement c'est bien balancé. C'est dans le chapitre qui traite du silence. Je vais d'abord le dire en latin parce que c'est tellement bien, et puis en français.
Saint Benoît dit : loque et docere magistrum condecet ; tacere et audire discipulum convenit, 6,6. Donc, parler et enseigner convient au Maître, mais il sied au disciple de se taire et d'écouter. Et cela vaut, dit-il, même pour les perfectis discipulis, 6,11, même pour les disciples qui sont parfaits. On devra rarement, dit-il, leur accorder la permission de parler entre eux, même de choses spirituelles. 6,10.
Mais pourquoi ? Mais parce que tout bonnement ils risquent de se tromper. Et se tromper dans les choses spirituelles, ne nous faisons pas d'illusions, c'est peut-être plus dangereux que de se tromper dans un circuit électrique, ou bien dans un circuit de bière ou d'eau bouillante. On provoque des accidents. Eh bien, il y a des accidents aussi dans le domaine spirituel quand on se trompe, attention, dit-il, même aux disciples parfaits.
On pourrait se demander : oui, mais qu'est-ce qu'un disciple doit encore apprendre que posséderait le Maître ? Eh bien, c'est tout simple, le disciple n'est pas encore ce qu' on appelle un homme spirituel, tandis que le Maître en est un. Cela ne veut pas dire qu'il n'y en a pas d'autres que l'Enseigneur, que l'Abbé qui doit être un Maître spirituel, qui le sont ! Non, il y en a, Saint Benoît en parlera. Il va parler des seniores spirituales des anciens qui sont des spirituels. Il y en a donc à côté de l'Abbé. L'Abbé, lui, doit en être un !
Il doit avoir des seniores spirituales, 46,13, des anciens aussi à côté de lui. Mais le disciple, lui, il ne l'est pas. C'est pour cela qu'il est encore disciple. Le jour où il devient un spirituel, il quitte sa condition de disciple pour devenir un ancien quel que soit son âge. Il devient donc un ancien. Et, étant devenu un ancien, jouissant de ce don spirituel, à ce moment là, il peut devenir un enseigneur parallèlement à l'Abbé qui, lui, par devoir - ça, pour lui c'est quitte ou double - doit l'être. Mais, qu'est-ce que c'est maintenant un ancien spirituel, ou un enseigneur qui est un spirituel ?
C'est quelqu'un - il faut le prendre dans le sens paulinien du mot - c'est un homme qui vit constamment sous la motion de l'Esprit Saint. Donc en pratique, c'est quelqu'un dont le cœur est dominé par l'amour, par la charité. Cela veut dire que tout ce qu'un homme spirituel pense, dit ou fait procède de l'amour, l'Amour, qui est au plan divin la troisième Personne de la Trinité, qui est l'Esprit Saint. Dieu est Amour.
Un homme qui participe à cet amour, et dont encore une fois les pensées, les paroles et les actions sont uniquement inspirées par l'amour, cet homme là, c'est un spirituel. C'est dans ce sens là qu'il faut l'entendre.
Saint Benoît présente la vie monastique comme un art spirituel. C'est à dire un art qu'on doit apprendre, auquel on doit être initié comme on est initié à l'art de la musique, à l'art de la peinture, à l'art de la danse. Mais cet art auquel on est initié ici, c'est l'art d'aimer. On vient dans un monastère pour apprendre à aimer. Les Cisterciens avaient traduit ça en disant que le monastère est une schola caritatis, une école où on apprend l’amour.
Saint Benoît dit : C'est une école où on apprend l'art du spirituel, le spirituel étant la faculté, la possibilité, et finalement la promptitude d'aimer. C'est cela le senior spirituales. Et c'est ce qui marque la différence entre le maître et le disciple. Le disciple est celui qui réussit bien et qui avance dans l'apprentissage de cet art. Le maître, c'est celui qui le possède, et qui alors le possédant peut le transmettre à d'autres.
Saint Benoît dit donc ici : Parler et enseigner convient au maître. 6,6. Il faut bien saisir. Le Maître n'a le droit de parler que pour enseigner. Cela veut dire que toutes les paroles, soit de bouche, soit les paroles gestuelles, donc par le comportement, tout doit être un enseignement.
C'était ainsi chez le Christ. Le Christ, lui, qui est l'enseigneur premier, le seul d'ailleurs. Et c'est parce que son Esprit pénètre dans d'autres hommes que ces hommes-là peuvent devenir des enseigneurs. Le Christ étant le premier enseigneur, lui, toutes ses paroles sans exceptions, même les plus simples, même les plus vulgaires, étaient lourdes d'un poids inFini d'enseignement.
Par exemple ceci, dire tout simplement : « J'ai soif » . Mais il y a des traités qui ont été rédigés sur ces paroles j'ai soif. Ou il dira : « Je suis triste », ou bien « Pourquoi me cherchiez- vous ? », ou bien « Mais venez, allez venez, vous avez bien travaillé, nous allons prendre un peu de repos, de délassement ». On peut, là-dessus, édifier des homélies sans fin tellement ces paroles sont lourdes d' enseignement.
Il doit en être de même pour un enseigneur, même lorsqu'il parle de choses purement matérielles. S'il parle de brasserie, ou d'électricité, ou d'évacuation de fumier, ce doit être spirituel. Et ce doit être spirituel, non pas dans le sujet qu'il traite, mais sa visée doit toujours être une visée qu'après la parole il y ait toujours plus d'amour chez les autres et en lui qu'il n'y en avait avant. Dans ce sens là, ce doit être un enseignement.
Mais il est temps d'arrêter. Nous en resterons là pour aujourd'hui, avant de voir ce que Saint Benoît dit à propos du disciple, qui lui doit se taire et écouter.
Dès le premier instant de cette semaine, qui est une semaine sainte, nous allons vivre dans un raccourci saisissant, parfois lancinant, au cours des jours qui vont se succéder avec une logique implacable, notre propre destinée, chrétienne, monastique et humaine. Ce sera chaque fois une pointe incandescente qui va nous brûler à nouveau et nous marquer d’une cicatrice indélébile. Car la vie tragique et glorieuse du Christ doit se reproduire en nous jusque dans ses moindres détails.
Peut-être ne le remarquons-nous pas assez ? Le moine doit être un homme attentif et cotte semaine sera pour nous l'occasion de reprendre en mains notre vie, d'être de nouveau éveillé. Et pour marquer qu'il en est bien ainsi, nous allons imprimer à notre corps et à notre cœur un ensemble de gestes, qui vont dire notre acceptation et notre détermination ; qui vont proclamer aussi notre foi et notre amour.
Et nous conserverons toujours à l'arrière-plan de notre vision, le tableau des fils d’Israël montant du pays d'Égypte, à travers la mer et le désert, sous la conduite d'une colonne de nuée et de feu; montant vers la terre où Dieu habite, où il les attend.
Mes frères,
Nous venons d’entendre que nous marchons vers un triomphe. Nous ne sommes pas appelés à l'esclavage mais à la liberté ; non pas à la peur qui paralyse, mais à la joie qui plénifie et qui donne toutes les audaces.
Et d'où nous vient cette assurance ? Elle nous vient de ce que nous escortons celui qui porte inscrit sur son manteau et sur sa cuisse « Roi des rois et Seigneur des seigneurs »
Et avec lui, nous montons hors de la condition misérable qui est nôtre et qu’il a voulu partager, nous sortons de la cage de notre suffisance, de notre égoïsme, de notre péché, pour entrer à sa suite chez lui, dans son royaume, et pour y occuper la place qu’il nous y a préparée.
N'a-t-il pas dit un jour « Je veux que là où je suis, eux aussi soient avec moi, et qu’ils voient la gloire qui était mienne avant que le monde fût »
Mes frères, c’est cela qui donne le branle à une vie consacrée à Dieu. La vie monastique est polarisée par ce désir de voir un jour le Christ dans son Royaume. Je veux voir Dieu, disait Thérèse d'Avila. Et en écho, elle répétait « Mais je suis aussi fille de l ’Église : je ne veux pas le voir pour moi seule, je veux que tous mes frères et toutes mes sœurs le voient un jour avec moi ».
Et pour marquer qu’il en est bien ainsi, nous portons en main ces rameaux qui sont déjà le signe et le gage de la victoire qui sera finalement nôtre. Nous allons donc imprimer à notre corps et à notre cœur un ensemble de gestes qui marqueront notre acceptation de notre vocation chrétienne et monastique, et même de notre simple destinée humaine ; et nous proclameront aussi notre foi et notre amour.
Alors, mes frères, levons-nous, mettons-nous en route et suivons le Christ pas à pas, sans le lâcher d'une semelle, dussions-nous, avec lui, traverser le fond des enfers. Et nous savons bien que tôt ou tard, un homme, un chrétien, un moine doit descendre avec le Christ au fond des enfers ; mais avec lui nous en resurgirons.
Levons-nous donc, partons et acclamons le Christ comme le firent un jour les foules de Jérusalem!
Mes frères,
Il vient de nous être dit clairement quel sera le prix que nous devrons acquitter pour la victoire que nous espérons ; mais nous sommes disposés à le payer. Le Christ d'ailleurs nous avait prévenu : « Celui qui veut être mon disciple, qu'il prenne sa croix chaque jour et qu'il me suive ».
Mais nous soupçonnions peut-être pas que nous devrions affronter la mort, une mort qui pour être d'ordre mystique n'en est pas moins réellement une mort, une mort qui nous dépouillerait totalement de nous-mêmes, une mort qui creuserait en nous un vide immense quasi infini, un vide qui deviendrait un appel et un cri, un vide que rien ne pourrait assouvir ni combler sinon la plénitude du Dieu à l'incompréhensible beauté. Ce vide, mes frères, est-il en nous ?
Au-dessus de la tête du messie crucifié, nous lisons : « Celui-ci est Jésus, le roi des juifs ». Cet écriteau forme avec les vibrantes et enthousiastes proclamations de tantôt, une dérisoire et sinistre inclusion, mais cela ne doit pas nous dérouter.
Le monastère nous initie à une sagesse qui n'est pas de ce monde. Il nous dévoile peu à peu, un à un, les secrets d'une certaine folie qui souvent nous fait sursauter et reculer. C'est que notre raison ne s’adapte pas d'un coup aux étrangetés de 1’agir divin. Et toujours, il restera en nous une place pour l'étonnement et pour l’admiration.
Oui, pour l’admiration, car notre cœur découvre que la source de cette divine démence, c'est un amour qui débordera toujours à l’infini tout ce que l'homme peut concevoir et imaginer.
A cet amour, mes frères, nous nous sommes donnés. Mais nous allons nous abandonner à lui avec plus d'intensité encore au cours de cette semaine. Il ne s’agit pas de réfléchir, il s'agit plutôt de se laisser saisir et conduire par des sentiers inconnus vers un accomplissement que nous pressentons, éclatant de beauté, de la beauté de notre roi, ce roi que nous escortons, que nous accompagnons à travers ses souffrances et sa mort. Et ceci, ce ne sont pas des mots !
Et nous l’accompagnerons ainsi jusqu’au terme, jusqu’au jour où il se manifestera à nous et où il nous prendra avec lui dans son royaume. Amen.
Mes frères,
Nous allons prier pour tous les hommes, tous sans exception, car tous sont d’une façon ou d'une autre impliqué dans la mort du Christ, tous et nous-mêmes comme accusateurs et comme bourreaux ; mais aussi tous, comme sauvés. Il a été constitué péché pour nous tous, et c’est dans son sang que nous avons la vie.
La péricope évangélique de ce jour va nous relater ce qu'on appelle l'onction de Béthanie. Vous savez, Marie, 1a sœur de Lazare qui vient verser du parfum sur les pieds de Jésus et qui les essuie avec ses cheveux.
Mes frères, nous n’avons, nous, à offrir au Christ que la sanie de nos péchés ; mais reconnaissons-le aussi tout de même, notre amour si minime soit-il. Si nous n'aimions pas le Christ, nous ne serions pas ici pour l'instant. Mais je ne le répéterai jamais assez, aimer le Christ, c'est nous aimer les uns les autres ; c'est aimer notre frère, c'est le prendre tel qu'il est, c'est le porter en nous.
Mes frères, le Christ nous porte en lui ; en lui, nous sommes morts, en lui nous ressuscitons. Au seuil de cette eucharistie, regrettons nos péchés, et ayons confiance en son amour, et aussi en l'amour que nos frères nous portent.
Introduction à la prière des fidèles.
Mes frères, notre Pâque, celle de l'humanité entière est en voie d'accomplissement, mais à travers quels déchirements ! Prenons entre nos mains les espoirs, les désespoirs de tous les hommes et déposons-les entre les mains de celui qui a voulu mourir et ressusciter pour tous.
Les trois jours qui vont suivre maintenant avant 1e Jeudi-Saint, sont dominés par une figure à laquelle on pense très peu, c’est 1a figure de Judas. Et chaque fois, Judas est opposé à une autre personne. Aujourd’hui., il est opposé à la personne de Marie de Béthanie ; demain, il le sera à 1a figure du disciple que Jésus aimait et de Pierre ; après-demain, ce seront les autres apôtres.
On ne réfléchit pas - je pense que je n'ai jamais rencontré un réflexion approfondie au sujet de Judas - or il a tout de même rempli un rôle capital dans 1e drame de 1a Rédemption. On 1'a vite expédié dans les oubliettes ou en enfers, comme saint Léon aujourd'hui. « Il est mort un peu trop tôt » dit-il, « s’il était mort après la mort du Christ, i1 aurait pu être encore racheté ».
C'est une vue un peu trop rapide, un peu trop simple. Judas c’est un peu ce que nous sommes, nous, et vous comprendrez un peu mieux tantôt. Les autres figures sont ce que nous devrions être, ce que nous espérons devenir.
Mais pour comprendre le drame de Judas, il faut étudier son nom. Le nom de Judas est trop souvent cité. Ce n'est pas par hasard, que c'est Judas qui a vendu le Christ. Ce devait être un homme qui s’appelait Judas. Et pourquoi ?
Judas porte en lui une terrible contradiction. Son nom c’est ce qu'il est, c'est l’expression la plus vraie de ce qui constitue le fond de son être, et son être total aussi ; il est Judas comme Jésus est Jésus. Ces noms ne sont pas donnés par hasard : Jean le Baptiste est Jean, Simon doit changer son nom, il va devenir Kaipha, il va devenir Pierre.
Et attention ! Ce n'est pas une pierre plate, c'est une pierre concave. Et vous comprenez que là-dessus on peut construire un bâtiment. C'est un peu l’envers d'une voûte, et là-dessus on peut construire, il n'y a pas de danger que cela bouge d'un côté ni de l'autre.
Les fils de Zébédée changent de nom, 1e Christ leur impose un autre nom, et ainsi de suite. Nous recevrons nous, un jour, un nom nouveau que personne ne connaît, sauf celui qui le reçoit et celui qui le donne. Mais que signifie donc ce Judas ? Judas signifie celui dont l’être est consacré à la louange de Dieu. Judas, c’est le louangeur.
I1 y a une pieuse carmélite, de la fin du siècle dernier je pense, qui avait choisi comme nom mystique laudem gloriae, sœur Élisabeth de la Trinité, parce qu'elle voulait être une louange de la gloire de Dieu. Si elle avait connu l'hébreu, elle aurait dit : je veux m'appeler Judith, c’est le féminin de Judas. Son être profond, c'est d'être une louange perpétuelle par tout ce qu'il fait, par tout ce qu'il pense. C'est cela Judas ! Or, cet homme qui est destiné à cela, porte en lui autre chose. Il est attiré par lui-même.
Donc, Judas, c'est le louangeur, tandis que lui, il se sent être autolâtre, idolâtre. C'est sa propre personne qu'il veut mettre en évidence. Et pour cela, il est tout naturel qu'il soit attiré par ce qui procure tout ici-bas, qu’il soit attiré par la finance. Celui qui a l'argent, il a tout. C'est une forme d'idolâtrie, l'apôtre le dit. Que va-t-il cherché à être Judas, alors ?
Mais grâce au pouvoir qu'il pourra acquérir, il pourra devenir l'égal de Dieu. C’est cela l'idolâtrie ! Et finalement, en poussant la logique jusqu'au bout, pour être l'égal de Dieu, pour prendre la place de Dieu, il faut supprimer Dieu, il faut devenir meurtrier de Dieu, il faut tuer Dieu.
C'est donc le péché originel poussé à ses dernières conséquences. En face de cela, vous aurez l'autre partie de son être, qui sera Dieu loué, Dieu exalté, Dieu glorifié, seul Dieu. De l'autre côté, plus de Dieu. Vous avez donc ce Judas qui est écartelé entre sa vocation et ce qu'il est.
Et cet écartèlement, cette contradiction va être tellement forte, qu’elle va aboutir à une autodestruction en lui, un peu comme des choses contraires finissent par s'annuler (+l) + (-l) = 0. Il est donc tout à fait logique que pour finir, Judas se suicide et, dans ce suicide, il résout la clé de son destin. Il se supprime, lui, mais Dieu vivra. Donc voilà un peu Judas !
Et cela, c'est tout à fait ce que nous sommes. Il est le prototype du chrétien, Judas. Nous portons un nom, qui est le nom du Christ. C'est très beau, nous sommes des chrétiens, mais en réalité nous sommes autres que chrétiens. Il y a toujours cette dualité en nous, ce conflit en nous, ce tiraillement entre ce que nous sommes par notre baptême et ce que nous sommes par notre être paganisé qui n'est pas encore né.
Nous ne devons donc pas jeter la pierre à Judas. Nous devons le regarder avec une certaine crainte, parce que c'est notre propre destin qui alors a été poussé jusqu’au bout, tandis que nous, nous le vivons plus ou moins. Il y en a qui seront ainsi jusqu'au bout, des Judas. Il y en a encore aujourd'hui, cela pourrait très bien être nous.
Il y a dans le monde pour l'instant une sorte de maladie, de fièvre de destruction : détruire les hommes, détruire les choses. Et cela aboutit à la guerre. Ce n’est pas la guerre ouverte, mais des guérillas, le terrorisme, toute sorte de choses de ce genre.
C'est cela le Judas, l'homme destiné à être louange de Dieu qui détruit. Donc ayons beaucoup de respect pour la personne de Judas, car c’est un peu notre portrait. Et si nous ne le poussons pas jusqu'au bout aujourd'hui, peut-être le ferons-nous demain ? Donc, il faut être prudent.
Mais en face de lui, il y a une autre figure et c'est la figure de Marie. Il est encore très intéressant ici de scruter un peu son nom parce que elle porte le même nom que la mère de Jésus, Marie.
Or, Marie veut dire une goutte d’eau de mer. Ce doit être quelque chose de très beau ,c'est stilla maris. Alors les copistes ou bien les poètes ont modifié un petit peu et ils ont noté stella maris, l’étoile de la mer. Marie, la mère de Jésus, est devenue ainsi sous le nom stella maris, elle est devenue ave maris stella.
Vous connaissez cette hymne des vêpres de la Vierge. Saint Bernard a construit là-dessus une magnifique homélie respire stellam, voca mariam. Elle est devenue l'étoile de la mer, mais en réalité, c'est 1a goutte d'eau de mer.
Allons un peu plus loin, et nous voyons que cette Marie de Béthanie, c'est tout à fait cela. Elle va laisser goutter sur les pieds de Jésus, non pas de l’eau de mer, mais un parfum d’un fameux prix de 300 pièces d’argent - ce qui à l’époque devait représenter une fortune - et dans un vase d’albâtre en plus. Ce n’était pas du plastique, c’était de l’albâtre, ce qui est très rare aujourd’hui. Et voici donc Marie qui commence à oindre les pieds de Jésus et à les essuyer avec ses cheveux.
Mais pourquoi pas la tête de Jésus ? C’est tout différent. Si elle avait verser son huile sur la tête de Jésus, cela aurait eu une toute autre signification. Verser de l’huile sur la tête de quelqu’un, c’est le geste suprême de l’honneur. On veut l’honorer, on veut l’installer vraiment sur un pavois. David est oint parmi ses frères pour devenir leur roi. C’est reconnaître au Christ son titre de Messie, son titre de Roi.
Mais non, elle ne veut pas l’honorer, ce sont ses pieds. Et là, il faut comprendre aussi la façon d’agir de ces sémites et de ces hébreux. On retrouve déjà très loin dans l’Ancien Testament ce symbolisme de oindre les pieds de quelqu’un avec de l’huile surtout.. Cela peut être aussi avec de l’eau. C’est plus simple si on ne dispose pas d’huile.
Mais ici nous avons du parfum et on veut exprimer envers cette personne le sommet de l’amour passionné mais charnel. Ce n’est donc pas un amour spirituel. Ici, Marie aime Jésus comme une jeune fille sait aimer le jeune homme de trente ans qu’était Jésus. C’est donc cela que la scène signifie : elle se donne à lui totalement. Donc, c’est un amour total, c’est sa personne qu’elle lui consacre, ce n’est pas de la spéculation.
Naturellement, c’est extrêmement spirituel, elle sait très bien à qui elle a à faire. Lorsque je dis charnel, c’est dans le sens pur du terme, le sens beau du terme. Ce n’est pas dans le sens dévalué qu’on connaît aujourd’hui. Ce n’est pas dans ce sens-là, loin de là. Cela veut dire que c’est dans tout son être, elle ne se réserve rien, c’est le don de soi total.
Et nous trouvons alors, à ce moment-là, dans son geste, un peu le geste que nous allons découvrir chez le moine. On pourrait presque dire que Marie de Béthanie est ainsi la première moniale. D’ailleurs c’est ainsi que la Tradition l’a compris.
La Tradition a fait de Marie, des trois Marie, elle en a fait une. Elle a identifié cette Marie de Béthanie avec Marie-Madeleine. Et soi-disant, les juifs l’ont embarqué sur un radeau. Et ce radeau les a conduits quelque part dans le sud de la France, où Marie a débarqué et où elle a vécu la vie érémitique à la Sainte-Baume, un endroit dont on a parlé dans un livre de ce Père Polonais qui a été aumônier là-bas à la Sainte-Baume.
La Tradition monastique donc l’a vue comme la première moniale, et ce n’est pas sans raison. Ce geste est le signe de la donation, de l’amour total. Donc, elle ne veut plus être que pour le Christ, comme un vrai moine doit l’être. L’amour, dans le chef d’un moine, ce n’est pas quelque chose de cérébral, c’est l’être entier qui doit être donné au Christ. On ne peut rien se réserver.
Vous voyez là, alors, ce qu’est le vœu de chasteté pour un moine. Ce n’est pas un vœu de continence, mais c’est la luminosité de l’amour total pour quelqu’un. C’est tout mon être qui est donné, ce sont toutes mes puissances affectives, intellectuelles. Tout est donné à la personne du Christ. Voilà ce que nous allons retrouver dans ce geste de laver les pieds.
Maintenant, il serait possible de pousser les choses plus loin car nous trouvons déjà cela dans l’Ancien Testament à propos de ce geste de laver les pieds. Mais nous n’avons guère le temps aujourd’hui. Cela devrait faire le contenu de toute une conférence d’exégèse biblique.
Mais je peux tout de même dire ceci : cet amour que Marie témoigne pour Jésus va retrouver un peu ce qui est dit dans le Cantique des cantiques. N’oublions pas que le Cantique des cantiques, dans la liturgie juive, est le chant de la Pâque. Et il est y dit entre autre : Ton nom est une huile répandue, et l’amour est plus fort que la mort. Les puissances infernales ne peuvent rien contre lui, les eaux des enfers ne peuvent pas le submerger.
Une petite goutte d’amour (Marie) est plus forte que tout l’univers. Alors, par le geste que pose Marie qui prouve vraiment son amour devant toute la salle - Et le Christ dit : cela sera répété jusqu’à la fin du monde, donc à la face du monde - alors, ce geste de Marie arme Jésus pour la lutte et la victoire contre la mort.
Car le geste de laver les pieds a aussi cette signification-là, celle d’armer quelqu’un pour le combat qu’il devra entreprendre. Et ici, c’est le Christ qui, par cet amour qui est en lui et qui de lui déborde sur une simple créature permet à cette créature alors de manifester cet amour par le geste de laver les pieds avec un parfum et de les essuyer avec ses cheveux.
Et alors, à partir de ce moment-là, le Christ signifie déjà qu’il va engager une lutte contre la mort et qu’il en sera vainqueur. Elle conserve ce parfum pour ma sépulture. Il y a déjà là une allusion à sa mort, mais sa mort est déjà dépassée parce que cette mort, en réalité, est le sommet de sa victoire contre toutes les formes de mort. Cela est déjà signifié dans le geste du parfum répandu sur les pieds. Jésus est ainsi armé pour un combat et, il est armé pour un combat qui sera une passion, et qui sera victorieuse.
Et maintenant, cela nous permet de comprendre encore un autre geste, cette fois-ci posé par le Christ. Le jour du Jeudi-Saint, le Christ va laver les pieds de ses disciples avec de l’eau. Eh bien, il va poser pour ses disciples exactement le même geste que Marie vis-à-vis de lui.
Nous l’interprétons le plus souvent comme un geste d’humilité. Et c’est vrai, c’est cela aussi. Mais c’est une humilité qui est expression de l’amour. Le Christ alors se donne totalement à ses disciples.
Donc, par amour pour eux, il va se laisser répandre comme de l’eau ; il va totalement disparaître. Mais en même temps, il va les investir pour le même combat que lui, qui sera aussi un combat contre les puissances de mort qui peuvent être seulement vaincue par un amour total.
Voilà donc un peu le sens de cette scène. Je pense que nous devons le conserver à l’esprit pendant les jours qui vont venir, car il est un peu comme une clef qui permet de comprendre certains épisodes qui, tirés de leur contexte, peuvent paraître un peu folkloriques.
Et lorsque l’Abbé, le jour du Jeudi-Saint, va aussi laver les pieds de ses frères, il va aussi poser le même geste. Donc cela veut dire que toute sa personne doit être expression d’amour pour ses frères. Si ce n’est pas cela, il ne refait pas le geste du Christ.
Mais en même temps, les frères sont armés de façon à pouvoir eux aussi s’aimer les uns les autres ; et ainsi, grâce à cette force de l’amour, vaincre toutes les puissance de mort qui peuvent être en eux et chez les autres.
Voilà ce que je pouvais dire aujourd’hui. Et ainsi, nous verrons demain peut-être encore un autre aspect de ce rôle de Judas. Nous comprenons un peu mieux maintenant quel a été le drame de cet homme quand nous voyons à côté la tragédie de cette Marie dans le contexte maintenant de toute l’Histoire du Salut. Judas avait son rôle, Marie avait le sien.
Maintenant, lequel sera la nôtre ? lequel sera le mien ? Il y a en moi du Judas et il y a aussi de la Marie. Et nous devons espérer que finalement, ce qui l’emportera en nous, ce sera les forces de l’Amour.
Aujourd’hui, l’Evangile nous parle encore de la trahison de Judas. Judas avait d’abord trahi dans son cœur. Le Christ le savait et il ne s’est pas dérobé ; il a voulu aimer jusqu’au bout, au-delà même de toute extrémité. C’est de notre cœur que sortent toutes sortes de mal, mais c’est de notre cœur aussi que sortent toutes espèces de biens.
En ce moment, mes frères, où nous allons revivre la passion et la résurrection du Seigneur, descendons en notre cœur et laissons-y subsister uniquement des pensées et des sentiments inspirés par l’amour.
Introduction à la prière des fidèles.
Mes frères, la gloire du Christ, nous l’avons entendue, c’est d’avoir aimé au-delà de toutes les limites, là où il nous est impossible de le suivre, du moins maintenant. Au moment où nous présentons nos intentions de ce jour, pensons un peu à tous les hommes dans le cœur desquels le Christ, pour l’instant, revit sa passion et aussi déjà sa résurrection.
Nous avons entendu la lecture évangélique d’aujourd’hui où Jésus bouleversé dit : « Il y a quelqu’un ici qui va me trahir. » Et Pierre demande au disciple que Jésus aimait : « Demande un peu de qui il s’agit. » Et Jésus dit : « Voilà, c’est celui auquel je vais donner la bouchée. »
J’ai déjà un peu parlé, il y a quelques temps, de ce geste du Christ. Ce serait peut-être l’occasion de l’approfondir un peu aujourd’hui et de voir alors, quelle est la réaction de l’Apôtre Pierre.
La bouchée, trempée dans la sauce, était présentée par le chef, le président du repas, à celui des convives qu’il voulait particulièrement honorer. Il voulait manifester devant tous que c’était pour celui-là qu’il avait le plus d’estime, le plus d’amour. Alors, cette bouchée-là, il l’a présentée à Judas. Il ne faut pas oublier que quelques instants auparavant, Jésus avait lavé les pieds de ses Apôtres, et en particulier de Judas.
Nous avons vu hier ce que signifiait ce lavement des pieds. Jésus s’est totalement donné, dans tout son être, à ses hommes qui étaient là, qui constituaient le noyau de son Église, et à Judas aussi. Or Jésus savait, non pas nécessairement de prescience divine.
Nous ne devons pas imaginer qu’il y avait un plan bien tracé et que, comme dans tout roman qui se tient, il faut quelque part un traître. Eh bien, c’est Judas qui devait remplir le rôle du traître avec toutes les conséquences.
Non, ce n’était pas cela ! Jésus, qui était un homme extrêmement fin puisque il n’avait aucun défaut au plan moral, il voyait et il sentait ce qu’il se passait dans l’âme de cet homme qu’il avait aimé puisqu’il en avait fait une des colonnes de son Église, un des Douze qu’il avait le plus aimé, un de ceux en qui il avait le plus de confiance.
Jésus voyait ce qui se passait, mais ce n’est pas pour cela qu’il rompait les ponts comme il aurait pu le faire. Jésus laisse aller les choses en essayant toujours de reprendre Judas. Il lui a lavé les pieds, et maintenant, il lui donne la bouchée. Que se passe-t-il à ce moment-là ?
A ce moment-là, Jésus va encore plus loin que ce geste de lui laver les pieds. Vraiment, à ce moment, il se donne à Judas, il s’incorpore à lui. Ce n’est pas un geste comme celui qui deviendra le sacrifice eucharistique, la communion. Il ne donne pas ici une bouchée transsubstantiée en son être propre, mais c’est tout de même par ce geste symbolique, le signe que Jésus se donne à lui.
Jésus entre en lui vraiment pour s’unir à lui par l’intérieur. Il a dû se produire alors en lui un choc terrible, car Judas devait être aussi un homme très sensible. Son nom symbolique est là : il est louangeur. Ce choc terrible de Judas doit être un peu à l’image du bouleversement qui se trouvait chez Jésus.
Voyez un peu ces deux hommes face à face ! Il y aurait là moyen, si on était un artiste, de nouer un drame psychologique extraordinaire : le bouleversement de Jésus et le choc produit en Judas. Ce bouleversement doit être semblable au court-circuit formidable de deux électricité contraires qui se rencontrent.
Voyez ce Jésus et Judas devant lui ! Judas prend la bouchée, il ne se passe rien. Si satan entre en Judas après la bouchée, Jésus est donc entré en lui. Et puis voici satan qui le suit, et le cœur de Judas devient le champ de bataille où s’affronte, et le Christ, et satan. Et qui l’emporte ?
C’est satan qui l’emporte, le Christ le voit de suite. Il dit alors à Judas : « Écoute, ce que tu as à faire, fais-le vite ! » Et Judas part. Satan l’emporte déjà dans le cœur de Judas comme il l’emportera quelques heures plus tard sur la scène du monde. A ce moment-là, le drame de la passion est déjà joué, il est déjà joué dans son entier.
Le drame de la passion n’a plus maintenant qu’à se déployer. Le Christ est déjà écrasé par satan chez Judas. Maintenant cela va se traduire au niveau public, à notre niveau à nous. Mais cela s’est déjà passé dans le secret et il n’y en a que deux qui le savent : le Christ et Judas. Mais que va-t-il se passer entre ces deux hommes ?
Ce n’est pas fini. C’est ici que Judas va récupérer son nom primitif. Judas refuse toute solidarité avec le Christ, il refuse. Maintenant, c’est fait, c’est définitif : il part. Il y a encore cette toute petite note de l’évangéliste qui montre vraiment que l’évangéliste a vécu aussi un peu ce drame. Il dit : « Il faisait nuit. »
Nous autres, nous dirons que c’est normal, c’était la nuit de la Pâque. Non, n’oublions pas que la nuit de la Pâque pour les juifs, c’était la nuit de la pleine lune. Il ne fait pas tellement nuit dans ces pays-là à la pleine lune, il devait faire clair. Et quand ils arrivent dans le jardin pour arrêter Jésus, ils ne sont pas là dans une obscurité telle qu’ils ne se voient pas.
L’évangéliste note qu’il faisait nuit, pour signifier que la rupture est totale maintenant entre Judas et Jésus. Mais Jésus, lui, ne se désolidarise pas de Judas. Il va se solidariser avec Judas par l’intérieur de Judas lui-même. Cela veut dire ceci : à partir de l’instant où le Christ a lavé les pieds de Judas et où il lui a donné la bouchée et est entré en lui, Jésus, lui, demeure fidèle.
Le nom de Dieu, un des noms de Dieu, peut-être celui qui devrait nous toucher le plus, c’est qu’il est le fidèle. Nous, nous pouvons le trahir autant que nous voulons, lui, il reste le fidèle, il ne se désolidarise pas. Et il va alors aller encore beaucoup plus loin. C’est que il va réaliser ce qu’il est. Il est l’Amour.
Dieu est amour. Jésus est le fils de Dieu, il est lui-même amour. Et cet amour, alors, va le porter à vivre le destin de Judas qui pourtant lui est totalement étranger. Judas, c’est l’inverse de l’amour. Jésus va vivre cela, il va le vivre comme s’il était sien, au point de s’identifier à lui.
Lorsque saint Paul dit : « Il a été constitué péché pour nous. », c’est cela que cette expression signifie. Il s’est identifié à notre sort par l’intérieur de nous-mêmes jusqu’à le faire sien totalement. Lui qui n’a pas commis de péché, il a été fait péché. C’est quelque chose qui dépasse absolument tout ce qu’on peut imaginer?
Ce n’est pas encore comme le cas de ce franciscain, dans le camps de concentration de Auschwitz, qui avait donné sa vie pour un autre prisonnier. Il se substitue à l’autre, il meurt à sa place. C’est un geste héroïque extraordinaire. Mais ici, cela va beaucoup plus loin.
Par lui-même, par l’intérieur de lui-même, Jésus se solidarise à ce péché. Il partage le destin de la damnation de Judas. C’est cela que ça veut dire clairement parlant. Il va donc l’accompagner jusqu’au plus extrême de la situation dans laquelle Judas s’est placé par le fait même qu’il s’est placé contre le Christ, par le fait qu’il a choisi contre sa vocation, contre son être, contre ce qu’il devait être, contre l’Amour. Le Christ va le suivre jusque là.
Si bien qu’il s’est trouvé ceci que Judas a certainement expérimenté, peut-être pas au moment même, mais à un moment donné de sa vie, certainement alors après sa mort. Et c’est que dans sa solitude de damné, de condamné, Judas a retrouvé le Christ ; il l’a suivi jusque là. Donc il fallait que le Christ mourut.
Il faut bien comprendre ce qu’est la mort pour le Fils de Dieu. Ce n’est pas encore exactement comme pour nous. Il est mort comme Dieu, il est né comme Dieu. Jésus, tel qu’il est là, c’est Dieu qui est venu au monde dans le sein de la Vierge Marie, c’est Dieu qui est mort sur une croix, c’est Dieu qui est ressuscité, c’est la personne du Verbe incarné dans la personne de celui qui nous apparaît comme l’homme Jésus.
Nous avons donc Dieu qui meurt et qui du fait de sa mort, et du fait qu’il s’est identifié au sort de Judas, descend encore plus profondément que lui, là où Judas lui-même en tant qu’homme ne sait pas accéder. C’est ce que Saint Grégoire exprime dans son expression inferno profundior. Il est plus profond que l’enfer lui-même. Le Verbe de Dieu va plus profond que l’enfer et il le soulève. Donc cela va jusque là.
Et ainsi finalement, dans cette mort qui est absolument l’impuissance absolue de la mort, l’impuissance absolue de l’amour car, à ce moment-là celui qui est mort ne sait plus rien faire ; aussi longtemps qu’on est vivant, on peut encore tenter quelque chose, mais dès qu’on est mort, on ne sait plus rien faire.
Mais quand cette mort est subie par amour, vous avez l’impuissance absolue de l’amour qui descend plus bas que la haine et l’aversion, qui la prend, et la transforme, et la sauve, et la récupère. Voilà ce qu’il a fait pour le péché !
C’est donc là le plus profond du mystère de la Rédemption, et c’est à cela que nous devons réfléchir pendant cette période qui sépare la mort de Jésus et sa résurrection. Il est dit dans le Credo : « il est descendu aux enfers ». C’est cela que cela signifie.
Nous devrions réfléchir à ce fait : l’impuissance absolue dans laquelle se trouve alors le Verbe de Dieu incarné, donc Dieu lui-même, c’est le moment où il sauve tout parce que l’Amour est plus fort que la mort ; il descend plus bas qu’elle et il peut alors la transfigurer. Ce n’est pas facile à comprendre !
Je pense que pour bien le comprendre, nous devrions le vivre nous-mêmes. C’est Nietzsche qui a dit : « Dieu a aussi son enfer, et l’enfer de Dieu, c’est l’amour ». Je pense qu’il a raison. Aimer, c’est infernal ! Nous, lorsque nous aimons, nous attendons la réciprocité et cette réciprocité encourage notre amour et le fait croître encore.
Mais il se trouve de situations où il n’y a pas de réciprocité, où il y a trahison de l’amour, où il y a refus absolu de l’amour, où il y a tentative de destruction de la personne qui aime et où il y a finalement destruction de la personne. Et malgré tout cela, il faut aimer. C’est cela que le Christ a subi, c’est cela l’enfer de l’amour plus profond que l’enfer de la haine parce que à ce moment-là, il l’évacue. C’est cela le drame de la Rédemption !
Et le cachet qui montre qu’il en est bien ainsi, alors ce sera la Résurrection. Mais la résurrection vient d’ailleurs, c’est le Père qui ressuscite. Ce n’est pas Jésus qui se ressuscite lui-même, c’est le Père dont il a été séparé par le fait qu’il se solidarisait avec les condamnés, les pécheurs.
C’est ce Père qui était séparé de lui qui, à un moment donné, le ressuscite et le ramène à la vie, mais à une vie qui maintenant est autre, à une vie dans l’univers de l’amour total. Et à ce moment-là, tous les hommes en lui remontent avec lui.
Vous aurez cela dans les icônes, dans les littératures, vous aurez cela partout. On voit Jésus qui prend Adam, qui prend tous les hommes et qui les fait remonter hors de l’enfer avec lui. Mais c’est le Père qui fait tout et, le seul lien qui existait à ce moment-là entre le Père et le Fils mort, c’était cet amour qui liait le Père au Fils.
Lorsque le Christ dit sur la croix : « Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? », sachons bien que c’est réel. A ce moment-là, Dieu l’a réellement abandonné, puisque le Christ s’est réellement solidarisé au péché et aux pécheurs. Il s’est solidarisé avec eux et il s’est coupé de son Père. C’est un véritable drame qui est ici à l’origine de tout. Le Christ lui-même le dit.
Le drame de la Rédemption, au moment où Judas prend la bouchée et où il sort, ce drame est déjà joué et terminé en noyau, en germe, in nucleo. Il est déjà termine et c’est pourquoi le Christ peut enchaîné de suite : « Maintenant le Fils de l’Homme a été glorifié ». C’est déjà fait, il a déjà rempli sa mission, mais dans une seule personne, avec Judas. Il lui suffira maintenant de la conduire jusqu’au bout pour toute l’humanité.
Mais il ne dit pas : « Le Christ a été glorifié », il dit : « le Fils de l’Homme » Donc cet homme, unique en son genre, qui est Dieu lui-même incarné est glorifié parce que en lui tout l’univers est déjà récupéré, est déjà sauvé. Mais dès cet instant, il s’est passé en quelques minutes quelque chose que il nous faut toute une vie pour le réaliser en nous.
Maintenant, vous avez la réaction de Pierre. Jésus dit : « Maintenant je m’en vais, et où je vais vous ne pouvez pas me suivre maintenant ». Et Pierre dit : « Pourquoi pas ? ». Et Jésus de répondre : « Oui, plus tard, mais pas maintenant ». Et devant son insistance, Jésus lui dit : « Tais-toi, tu parles comme un gamin. »
Pierre ne saurait pas encore le suivre maintenant parce que ce n’est pas encore tout à fait accompli. C’est fait, mais en noyau. Il faut maintenant que ce noyau se déploie. Et lorsque ce sera accompli, les autres le suivront. Ces autres dont il a lavé les pieds, il devra maintenant les faire entrer dans sa mission.
Car il s’est donné à eux, mais il les a aussi investi de sa mission par le même geste. Cette mission va devoir commencer, et alors, ils le suivront. Ils le suivront réellement lorsque, plus tard, ils auront reçu le don de l’Esprit qui va soudainement leur ouvrir les yeux.
Ils vont découvrir qui était Jésus et ce que réellement il attend d’eux. Alors Pierre comprendra que ce que Jésus lui demandait, c’était que lui aussi, et puis les autres Apôtres, et puis tous ceux qui se grouperont autour d’eux, tous ceux qui constitueront l’Église de Dieu, que tous devront, comme le Christ l’avait fait, aimer jusqu’à donner leur vie pour tous. Pas pour tous dans l’abstrait, mais ce sera parfois comme pour Judas, donner leur vie pour une seule personne, et dans cette personne alors les atteindre toutes.
C’est ce que Dieu attend de quelqu’un lorsqu’il l’appelle à la vie monastique. Cette vie monastique, c’est donc le passage d’un état d’inconscience chez l’homme - état animal, diront les Pères, état psychique, dira Saint Paul - un état d’inconscience qui fait qu’on ne vit que pour soi, qu’on ne pense qu’à soi.
Cet état d’inconscience, on doit en sortir pour pouvoir entrer dans l’autre, vivre le destin de l’autre, c’est à dire l’aimer, devenir semblable à l’autre et pousser l’amour alors jusqu’à ne plus vivre pour soi mais pour celui qui est aimé.
Et celui qui le premier est aimé, c’est cette personne du Christ dans lequel on entre. Mais c’est plutôt l’inverse, lui entre en nous de façon à pouvoir revivre par notre intermédiaire tout ce mystère - que j’ai essayé d’élucider un tout petit peu, mais extrêmement mal - le mystère de cette Rédemption.
Oui, le mystère de cette Rédemption qui s’est déjà nouée au moment où Jésus, dans ce repas, donne la bouchée à Judas en lui disant : « Écoute maintenant, ce que tu as à faire, fais-le, mais je te reste solidaire. Et à cause de cela, maintenant, le Fils de l’Homme que je suis, va être glorifié ».
Mes frères,
Nous voici arrivés à la moitié de la semaine sainte. Nous allons entendre que c’est aujourd’hui que se noue définitivement le drame de la Passion. Judas va vendre le Christ et, en Judas, c’est nous qui le vendons. Ne perdons jamais cela de vue. Chaque fois que nous commettons une faute contre l’amour, nous vendons notre frère, et dans notre frère, c’est le Christ que nous vendons, et toujours pour quelque chose qui peut se monnayer;
Mais, comme je me suis efforcé de l’expliquer hier soir, le Christ, qui est Dieu incarné, descend avec nous jusqu’au cœur de notre faute. Il descend même plus bas qu’elle de façon à pouvoir nous prendre, nous saisir et nous faire sortir du trou dans lequel nous sommes tombés.
C’est cela tout le mystère de notre Pâque, de ce passage en lui ! Et grâce à lui, ce passage d’un état de mort dans lequel nous nous sommes plongés vers une vie dont nous ne soupçonnons pas maintenant toute la beauté.
Mes frères,
L’humanité, qui est le corps du Christ en voie de croissance, passe sans arrêt d’un état qui la fait tomber dans la mort à un autre état qui la fait grandir vers la vie.
Prions, si vous le voulez bien, pour tous les hommes, pour ceux qui en ces jours-ci vont fêter la Pâque, et aussi pour ceux qui ne la fêteront pas, soit par ignorance, soit par négligence.
Mes frères,
S’il fallait épuiser tout le destin de l’Apôtre Judas, il nous faudrait y consacrer beaucoup plus que trois soirées. On est donc obligé d’opérer un tri, c’est à dire de se limiter. Aujourd’hui, si vous le voulez bien, nous allons essayer de découvrir quel était le défaut de Judas.
A première vue, on dirait que c’est l’avarice. C’est un peu simple, me semble-t-il. L’avarice, c’est une passion que les premiers moines ont très bien étudié. C’est donc un dérèglement d’une tendance qui en soi est bonne.
La tendance bonne, c’est que je dois me procurer ce qui me permet de subsister : la nourriture, le vêtement, le logement, etc. Si j’exagère par un besoin de sécurité, alors je glisserai vers l’avarice. Par contre, si je ne prends pas les choses trop au sérieux, si je me néglige, je tomberai dans le vice de la prodigalité. Je vais mettre ma propre existence et celle des autres en danger. Il y avait quelque chose de plus profond chez Judas, me semble-t-il, et nous allons y arriver.
D’abord, nous voyons Judas qui vend Jésus, tout bonnement. Voici Jésus qui devient l’objet d’un trafic, d’un marchandage. Il est pesé, il est évalué, il est jaugé, il est jugé. Finalement on tombe d’accord, ce sera pour trente pièces. Aujourd’hui, on comprendrait mieux si on disait que ce sera pour trente billets.
Remarquez en passant ce chiffre trente ! C’est exactement le dixième, les dix pour cent, la dîme des trois cent billets auxquels le parfum de Marie de Béthanie avait été estimé par Judas. Voici qu’il reçoit la dîme de ces trois cent pièces, il en reçoit trente. Marie avait donné toute sa vie en répandant ce parfum sur les pieds de Jésus. Eh bien Judas, lui, il va vendre Jésus pour la dîme.
On pourrait à partir de là peut-être établir une hypothèse - mais je ne suis pas un Père de l’Église - en partant de cette dîme de supposer que Judas était peut-être un lévite ou un prêtre de la tribu de Lévi. Il avait le droit de prélever la dîme sur les offrandes, il avait donc le droit de prélever la dîme sur l’offrande de Marie. Il récupérait donc tout de même quelque chose en vendant Jésus.
Voici donc Jésus vendu par Judas. Oui, mais comment cela a-t-il été possible? Cela a été possible dès le jour où Judas a vu dans Jésus un objet dont on pouvait tirer quelque chose, dès l’instant où le regard qu’il a posé sur lui n’était plus un regard d’admiration, ni de respect, ni d’amour.
C’était un regard inquisiteur et critique qui a commencé à fouiller Jésus, qui a essayé de percer les motivations de Jésus, qui a commencé à juger les paroles de Jésus, à trancher dans le vif de l’être de Jésus. A ce moment-là, l’amour commençait à fondre chez Judas et finalement, il disparaissait. Judas traitait Jésus comme un objet, il ne le regardait plus comme auparavant.
Ici, nous pouvons nous demander si, de ce côté-là, nous ne sommes pas un peu les cousins de Judas. Dès l’instant où je porte un regard inquisiteur et critique, je juge la personne de mon frère sur cet endroit de mon frère qui lui est strictement original. A ce moment-là, je l’objective, je le traite comme un objet, et je le vends. Je le vends à qui ? Je le vends à moi-même d’abord, j’en fais une proie. Et puis, cela peut très bien aller plus loin, je le vends aux autres disant quel est le prix que moi je lui accorde.
Vous allez penser que je caricature un peu ? C’est vrai, je caricature pour mieux faire ressortir l’odieux de nos attitudes. Nous ne devons pas avoir peur de regarder la réalité en face. Lorsque nous succombons à ce piège, parce que c’est vraiment un piège, à ce moment-là, nous sommes en dehors de la vérité, nous sommes en dehors de la charité et, nous nous retrouvons les cousins, pour ne pas dire les frères de Judas. C’est exactement le contraire de l’amour.
l’Amour, lui ne regarde jamais, au grand jamais, l’autre comme un objet. Au contraire, il le regarde toujours comme Dieu lui-même le regarde. Dieu, lui, ne s’arrête pas aux apparences. Il y a à notre épiderme une quantité de choses qui sont répréhensibles. On ne peut pas dire que c’est bien lorsque c’est mal. Mais Dieu, lui, va infiniment plus loin.
Dieu va à cet endroit où nous sommes promus et promis à la vie éternelle. Il nous voit déjà dans notre être d’éternité, il nous voit déjà tel qu’il nous veut. Et ce regard d’amour qu’il porte au plus profond de notre être, là où nous sommes entrain de naître à sa propre vie, c’est ce regard d’amour qui fait que sa vie se développe en nous. Si, ne fut-ce qu’un instant, Dieu cessait de porter sur notre être ce regard d’amour, nous serions perdu.
Et ce qu’il attend de nous, c’est que nous aussi nous portions sur notre frère ce regard d’amour, un regard qui le voit à cet endroit où Dieu est entrain de le faire naître à la vie divine. Le reste, c’est vrai aussi ; on ne peut pas applaudir quand c’est mal. Mais c’est la mousse, c’est l’écume qui est destinée à être écumée, à être enlevée et à disparaître.
L’Amour est donc intersubjectivité pure. Il transcende tout ce qui se perçoit et il ne juge pas. Au contraire, son jugement est toujours favorable parce que, dans les profondeurs, il atteint l’homme là où Dieu est entrain de le faire devenir fils de Dieu. Le reste, il juge l’action, mais il ne juge pas l’homme.
C’est ce que Judas n’a pas fait, sinon il aurait certainement perçu dans les profondeurs qui était cet homme qu’il avait devant lui. Il ne devait pas nécessairement dire « c’est le Fils de Dieu ! », mais dire « C’est quelqu’un à qui je puis donner ma foi et mon amour ». Judas n’a pas pu le faire, ou à un moment donné, il ne l’a plus fait.
Alors, l’amour est aussi le contraire de l’attitude de Judas. L’Amour est gratuité totale. L’Amour ne se paie pas, l’amour ne se paie que par l’amour. Il ne veut absolument rien d’autre que lui, il se nourrit de lui-même.
Je n’aime pas quelqu’un pour le profit que je vais en retirer. Mais dès l’instant où je l’aime pour un profit, à ce moment-là, je l’ai évalué et objectivé. Il devient pour moi comme une outre dont je vais retirer de l’eau ou une barrique dont je vais tirer du vin. J’aime parce qu’il me rapporte.
Non, l’amour est gratuit, il ne me rapporte rien ; si il me rapporte, au lieu de l’amour, il me rapporte du mépris. Mais j’aime quand même, je vais au-delà de l’homme qui me méprise pour entrer à l’intérieur de l’homme qui est appelé à aimer. N’oublions pas que le regard que nous posons sur notre frère le métamorphose, même si cela n’apparaît pas tout de suite. Un jour cela apparaîtra quand nous serons tous ensemble dans la lumière.
Mais cette gratuité totale de l’amour, ce n’est pas quelque chose de naturel, il faut bien le dire. Ici, nous ne pouvons aimer de cette façon que si l’amour de Dieu nous travaille. L’Amour vient de Dieu, il est ex Do, ce n’est pas de l’ordre de la nature. D’ailleurs, il y a un saint qui a dit - je pense que c’est Saint Jean de la Croix - « Le plus petit mouvement d’amour a infiniment plus de valeur que tout l’univers entier ». Pourquoi ? Parce que c’est d’un autre ordre, c’est de l’ordre divin ; et le reste est d’ordre naturel. Il faut sacrifier tout pour ce plus petit mouvement d’amour et la plus petite étincelle d’amour qui se trouve chez quelqu’un. Cela est suffisant !
C’est ce que Judas n’a pas fait. Judas, lui, a trafiqué de Jésus et il s’est placé alors en dehors de l’ordre de l’amour. Mais pourquoi ? Comment en est-il arrivé là ? Ici, je pense que nous pouvons trouver la réponse dans ce que le prophète Isaïe nous a dit ce matin, la réponse par le contraire.
Judas était certainement au départ un homme exceptionnel, un homme brillant. Il était un disciple de la toute première heure ; un disciple fidèle, il n’avait pas lâché Jésus ; un disciple exceptionnel puisque il avait été choisi comme apôtre. Donc, c’était un homme de confiance, un sur lequel devait être construite toute l’Église pour l’éternité.
Jésus l’a dit : « Je vous ai choisis et je sais qui j’ai choisi, et parmi vous il y a un démon ». Donc quelqu’un qui était en train de devenir démoniaque. Ce démon, c’était Judas ! Mais pourquoi ?
Cela ne peut être que pour une raison, me semble-t-il. Il devait être exactement le contraire du prophète : il n’avait pas une oreille de disciple. Cela veut dire que à un moment donné Judas n’a plus écouté ce que lui disait Jésus. Il y en a d’autres qui l’ont fait, mais ils ont eu l’honnêteté de le dire et de partir. « C’est trop difficile à entendre ce qu’il dit là » déclarent-ils quand Jésus parle du pain de vie. « Nous ne pouvons plus suivre cet homme ».
Jésus demande alors au groupe des Apôtres : « Et vous, est-ce que vous allez partir aussi ? ». « Non » dit Pierre, « Toi, tu as les paroles de la vie éternelle ». C’est cela l’oreille du disciple ! Quoi que tu dises, nous n’y comprenons rien. Mais voilà, nous te faisons confiance et nous croyons. Et c’est ça qui, à un moment donné, s’est lâché chez Judas, insensiblement ou brutalement.
Alors, Judas a commencé à choisir parmi les paroles de Jésus. Celles qui lui conviennent, il les prend ; celles qui ne lui conviennent pas, il les rejette. Alors s’édifie en lui un petit univers dans lequel il se complaît, mais univers qui se construit à côté de l’univers de Jésus et de ses disciples. Le voici en marge. Alors, étant en marge, il se produit ce phénomène que nous prenons probablement à la légère mais qui, chez Saint Benoît, est extrêmement grave : c’est l’excommunication.
Pour Saint Benoît, excommunier quelqu’un, c’est le mettre en marge de la communauté. C’est le châtiment suprême avant l’expulsion. Mais nous, on dirait : « Tant mieux, je serai au moins tranquille maintenant, quand je suis dehors, je n’écoute plus ». Judas s’était excommunié parce que il n’avait plus son oreille de disciple.
Les autres Apôtres ne valaient certainement pas mieux que lui ; ils valaient peut-être moins que lui ? Ils ne sont pas toujours d’accord avec Jésus. Jésus doit parfois dire à Pierre : « Fiche-moi la paix, tu es un démon, tu es un satan pour moi ». Il a dit cela à Pierre, mais cela ne fait rien. Pierre a eu son franc parlé, il a dit ce qu’il pensait, mais il écoute quand même. Pierre ne comprend pas, mais il écoute, il fait confiance.
Ce monde des Apôtres était un monde exactement comme le monde des hommes. Mais ils avaient cette qualité, excepté Judas, qu’ils savaient faire confiance. Ils gardaient cette confiance et ils l’entretenaient.
A l’extrême maintenant, pour ne plus écouter, on ne veut plus entendre. Et ne voulant plus entendre, on veut se débarrasser de celui qui parle. Et le moyen de se débarrasser, c’est de détruire et de tuer. Le fait de ne plus écouter finalement aboutit au meurtre.
Vous aurez cela aussi dans la vie de Saint Benoît. Le disciple, à un moment donné, met du poison dans sa boisson. Saint Benoît prononce la bénédiction sur la boisson. Et Saint Grégoire dit : « Le vase qui contenait la mort n’a pas pu supporter la parole de vie et il s’est brisé ».
Saint Benoît comprend qu’on a voulu l’empoisonner et il dit : « Maintenant, je m’en vais. Je vais vous laisser entre vous. Vous êtes débarrassés de moi sans m’avoir tué ». Ne plus écouter normalement aboutit au meurtre. C’est ce qui est arrivé, me semble-t-il, pour Judas. Il a été jusque là !
Les autres Apôtres, c’est exactement l’inverse. Eux, ils écoutent et, écoutant, ils se laissent faire. Ils croient, ils espèrent, ils suivent. Et en suivant, ils réalisent la Pâque. Ils passent à travers toutes les obscurités et, malgré leurs lâchetés parce que à un moment donné ils vont laisser tomber Jésus, malgré cela, malgré leurs lâchetés, ils croient encore. Ils se retrouvent entre eux, et ils aboutissent dans l’univers de la résurrection, ils le voient ressuscité et, plus tard, ils recevront son Esprit.
C’est ce que Judas n’a pas pu faire et je pense que c’est un avertissement pour nous. Pour moi d’abord, pour moi le tout premier parce que la position que j’occupe exige que je sois le premier écoutant. Si je ne suis pas à l’écoute de ce que dit l’Esprit, soit directement dans la prière, soit par l’intermédiaire de la communauté, soit par l’intermédiaire de l’un ou l’autre frère qui peut me faire une remarque, si je ne suis pas humblement à l’écoute, alors je me coupe insensiblement. Je ne sais pas où je vais, mais je sais très bien où est arrivé Judas et je ne veux pas aller là-bas. Et ce qui est vrai pour moi est aussi vrai pour chacun d’entre nous.
Mes frères, il est temps d’arrêter. Gardons toujours très fort notre foi, notre espérance et notre amour en celui qui nous a appelés, celui qui veut nous combler et celui dont nous allons revivre avec force tout le drame, à partir de demain surtout. Nous l’avons déjà perçu depuis dimanche.
Demain, nous allons entrer à vif dedans. Essayons de saisir par l’intérieur tout ce que le Christ a vécu pour que nous ne l’oublions jamais ; il le revit encore maintenant en chacun d’entre nous. Et s’il veut nous faire passer par une mort semblable à la sienne - mort mystique naturellement - il veut aussi nous faire participer à une résurrection semblable à la sienne ; d’abord une résurrection d’ordre mystique en nous faisant prendre conscience en nous de sa propre vie divine, puis alors à une véritable résurrection de la chair qui, elle, sera pour l’heure que lui voudra.
Mes frères,
Nous voici arrivés au seuil du drame pascal proprement dit. Nous en avons suivi les prodromes jour après jour depuis dimanche, nous en avons même reconnu les traces dans le contexte de notre existence personnelle.
La vie du chrétien, celle du moine surtout, est un exode continuel à travers une succession de morts à soi-même, un exode vers ce Royaume dont l’unique loi est l’amour.
Préparons-nous à vivre l’événement d’aujourd’hui avec la foi et l’espérance d’hommes pécheurs certes, mais des pécheurs qui se savent engagés à la suite du Christ sur une route qui conduit à la résurrection.
Mes frères,
Nous ne sommes pas les premiers à nous engager à la suite du Christ dans cette traversée qui va nous conduire d’une région à une autre. Cette traversée doit nous conduire de l’étroitesse et de l’angoisse d’une condition déprimante - celle des pécheurs -, des milles entraves des passions et des vices vers la souplesse merveilleuse de l’amour.
Non, nous ne sommes pas les premiers ; nous nous joignons à une caravane qui a pris le départ - nous venons de l’entendre - un certain soir, il y a bien longtemps, au pays d’Égypte. Et déjà le Christ était là, Rocher mystérieux, qui tirait de sa substance un breuvage de vie dont les flots nous baignent encore aujourd’hui.
Non seulement ils nous baignent, mais ils nous portent. En eux, nous touchons le terme de notre voyage et, déjà, nos yeux peuvent contempler ce qui n’est pas monté au cœur de l’homme.
Non, il n’est jamais monté au cœur de l’homme que un Dieu, que le corps et le sang d’un Dieu s’assimilerait tellement à notre être qu’il deviendrait le sang de notre sang et la chair de notre chair. Oui, c’est jusque là que Dieu devient homme ! Et ce n’est pas une façon allégorique de parler, c’est la réalité.
L’issue heureuse de notre marche, c’est la claire conscience de cette assimilation du Christ à notre être, la claire conscience de notre totale métamorphose en lui. La mort que nous portons en nous, qui un jour paraîtra triompher de notre organisme de chair, cette mort, en réalité, est engloutie déjà dans la vie qu’il est, Lui, et cela pour jamais. Un jour, cela transparaîtra. Certains ont déjà ce privilège de la sentir bouillonner en eux et, déjà d’une certaine façon, de l’expérimenter et de la voir. C’est cela qui doit normalement être l’issue heureuse de cette longue marche.
Mais en attendant, il faut continuer à marcher, il faut continuer à placer ses pas sur les traces du Christ. Cela signifie que nous devons en arriver à aimer comme lui a aimé, au-delà de toute extrémité. Il nous en a prévenu, et il nous prévient toujours d’ailleurs.
C’est un sentier resserré, c’est une porte étroite, tellement étroite que pour la franchir, il faut littéralement se vider de soi-même et laisser l’autre, laisser le frère s’incarner en nous avec sa misère, avec sa déchéance, tel qu’il est avec son péché. Et encore après cela, mourir à sa place. C’est ce qu’a fait Jésus ! Ainsi doit faire l’Abbé, ainsi dois-je faire, moi, pour chacun d’entre vous si je suis réellement parmi vous celui qu’il m’appartient d’être, le Christ.
Pour vous montrer qu’il en est bien ainsi, et pour vous montrer que ma route personnelle passe par un anéantissement de cette sorte, je vais refaire pour vous le geste du Christ, je vais vous laver les pieds. Et dans ce geste que je vais poser à la suite du Christ, je vais me donner à vous corps et âme.
Mais en même temps, je vais vous armer dans ce combat contre les puissances du mal, ce combat que nous sommes tenus de mener depuis le jour où nous nous sommes engagés à la suite du Christ, et depuis le jour surtout où nous nous sommes donnés à lui dans la vie monastique.
Mais à travers ce geste que je vais poser, vous saurez que votre route est parallèle à la mienne et que, vous devez vous aussi, vous laver les pieds les uns des autres. Vous ne devez plus vivre pour vous, vous devez vivre pour votre frère, lui laissant si possible toute la place en vous.
C’est à cette condition, et c’est une condition indispensable, que vous aurez part au Royaume, au Royaume du Christ et de son Père, vers lequel s’acheminent ceux qui partout dans le monde mènent avec nous l’âpre mais exaltant combat de l’amour.
Mes frères,
Aujourd’hui, pour la première fois, le Christ a donné aux hommes sa chair à manger et son sang à boire ; et quelques instants auparavant, il s’était donné entièrement déjà en lavant les pieds de ses disciples. Maintenant, il vit réellement en eux. Prenons entre nos mains les peines, les pleurs, les espoirs de l’humanité entière et, présentons-les à ce Seigneur qui nous a aimés au-delà de toute mesure.
Mes frères,
Que faut-il dire après avoir entendu le récit d’une telle tragédie ? Le mieux serait de se taire, mais il faut tout de même bien parler. Alors, si vous le voulez bien, secouons-nous et prenons conscience de ceci :
Celui dont nous venons d’entendre le récit de la transpassion est ici et nos yeux peuvent le voir s’ils sont suffisamment purs. Il est ici parmi nous, débordant d’une vitalité qu’il brûle de nous faire partager. Mais voilà, accepterons-nous le cadeau qu’il nous destine ?
Pourquoi une telle question ? N’est-il pas naturel, instinctif, d’accepter un cadeau de cette sorte : le cadeau de la vie, de la vie perdurable, de la vie éternelle, de la vie divine. Pourquoi donc une telle question ?
Mais parce que ce cadeau qu’il nous offre, il faut bien le dire, est enrobé de ce que nous appelons, de ce que nous devons appeler la mort. N’ayons pas peur de regarder la réalité en face ; c’est le moment aujourd’hui.
Et le prophète va nous y aider, ce prophète qui est sur notre route comme un phare qui projette une lumière. Il va nous donner la force, et va nous remplir de paix, quoique ce qu’il va nous dire ne soit pas facile à entendre.
Et que nous dit-il ? Il nous dit, il nous déclare clairement ce que le Christ attend de nous. Et ce que le Christ attend de nous, c’est que nous nous dépouillons de nous-mêmes jusqu’à la mort et, que nous nous chargions des péchés des autres.
Quand il s’agit de moines, mes frères, il n’y a pas d’autre accès vers la vie véritable, ni pour nous-mêmes, ni pour ceux qui nous sont mystérieusement reliés. Naturellement, c’est tout autre chose que de courir une carrière qui nous rapporterait avantage et honneur.
Le mirage est pourtant toujours là, insidieusement agissant, le Christ lui-même l’a ressenti. Il en a ressenti la mystérieuse attirance, mais il a préféré la mort de la croix. Et il n’y a rien à faire, nous-mêmes, nous sommes acculés à choisir. Et encore une fois, ce n’est pas de toute facilité.
Non, chair et esprit se hérissent dans la perspective de renoncements qui semblent bien dépasser la mesure de nos faibles forces. Si je puis me permettre ce paradoxe, disons plutôt de notre trop évidente lâcheté.
Au fond, comme je l’ai dit hier, nous devons laisser les autres s’incarner en nous avec la bestiale virulence de leurs péchés. Et une fois devenu eux, nous devons mourir à leur place et peut-être même sous leurs coups. C’est là aimer d’une manière divine, mais c’est là aussi le triomphe absolu, définitif. C’est jusque là que le Christ nous a aimés.
En vénérant la croix dans quelques instants, nous allons marquer par un geste bien précis en baisant les pieds du Crucifié, nous allons marquer notre désir et notre volonté de suivre le Christ jusque dans une telle mort.
C’est un devoir pour chacun de nous et en tout premier lieu pour l’Abbé, ce qui veut dire en tout premier lieu pour moi. Mais notre espérance, celle qui est au fond de nous, celle qui nous permet de continuer à marcher car nous savons où nous allons, notre espérance, c’est que cette offrande de tout nous-mêmes, elle soit prise au sérieux, elle soit prise à la lettre et que, du même coup, nous basculions de façon irréversible du côté de la vie.
Amen.
Mes frères,
Le Verbe de Dieu, dans la personne du Fils, a voulu connaître dans une chair d’homme les brûlantes blessures de la souffrance, de toutes les souffrances physiques, morales et spirituelles. Il les a expérimentées à la manière de Dieu, à un degré infini.
Il y a là un mystère devant lequel notre raison défaille, le mystère de l’amour : Dieu a tant aimé le monde Jamais nous ne parviendrons à arriver au terme de cette simple expression : Il a tant aimé le monde. Et aujourd’hui, au stade de notre liturgie, cet amour est réduit à l’absolue impuissance de la mort.
C’est cela la Christ au tombeau ! Dans ce tombeau, il n’y a plus rien qu’un cadavre et de l’amour. Mais cet amour porte un nom, cet amour a un visage. Et Dieu qui est l’amour va réaliser l’incroyable mystère de la résurrection : d’abord le Christ, et demain, nous !
Mes frères, croyons à l’amour. En ces moments où nous vivons la Pâque, et aussi tous les jours de notre vie, croyons à l’amour. Lui seul ouvre les tombeaux et lui seul est capable de vaincre la mort. Il est seul plus fort que la mort.
Mes frères, croyons donc à l’amour ! Croyons-y pour nous-mêmes et croyons-y aussi pour les autres. Et nous-mêmes, dès maintenant, nous aussi, aimons !
Introduction aux lectures.
LECTURE I : Gen 1, 1-2, 2.
Nous allons d’abord nous rappeler nos plus lointaines origines. L’homme est l’univers devenu conscient de lui-même, la fleur patiemment cultivée dans laquelle Dieu aime le cosmos entier. Nous sommes voulus, façonnés, portés par la Parole de Dieu qui a poussé si loin l’amour qu’elle est devenue semblable à nous en tout, sauf le péché, afin que nous puissions de notre côté partager sa condition divine.
LECTURE II : Gen 22, 1-13, 15-18.
Nous sentons, chez tous les hommes de Dieu, une force qui leur permet de tenir tête sans faiblir - ce qui ne veut pas dire sans angoisses - aux rudes épreuves que la vie, ou bien Dieu lui-même, leur imposent. Ces hommes voyaient l’invisible.
Dieu a choisi Abraham : il va l’acculer à la dernière extrémité, mais il ne réussira pas à entamer la foi de son ami. La puissance de cette foi l’emportera sur la mort. Déjà, avec et en Abraham triomphait son lointain descendant, le Christ Jésus. Et aujourd’hui, notre tour est venu !
LECTURE III : Ex 14, 15-15, 1.
Et voici le sommet de l’Ancienne Alliance, sommet et rampe de lancement : le passage de la Mer Rouge, cime de la Pâque. Cette nuit-là, tout ce qui pourra jamais se dresser contre Dieu ou s’opposer à lui a été vaincu à l’avance. Et le dernier ennemi à être anéanti, ce sera la mort.
Regardons toute l’Histoire humaine se condenser en cette nuit fameuse, puis se redéployer à partir de cette autre nuit qui a vu le Christ ressusciter dans la gloire de son Royaume.
LECTURE IV : Is 54, 5-14.
Dieu est amour. Il demeure inconsolable s’il nous voit souffrir. Son amour aura le dernier mot contre les obstinations et les méchancetés des hommes, ses enfants. S ’il a partagé nos peines et nos morts, c’est pour nous introduire comme par la main dans sa propre résidence et nous combler de son propre bonheur.
Écoutons-le s’engager vis-à-vis de nous et faisons-lui confiance !
LECTURE V : Is 55, 1-11.
L’eau a englouti le Mauvais et elle fait surgir à une vie nouvelle les amants de Dieu. Dorénavant, l’eau de l’Esprit doit devenir notre unique breuvage. Nous pouvons alors être assurés que les vouloirs de Dieu sur nous se réaliseront pleinement.
Et la volonté de Dieu est de conduire à sa perfection l’alliance d’amour qu’il a conclue avec chacun d’entre nous dans les jours de son Incarnation, de sa Passion et de sa triomphale résurrection.
LECTURE VI : Ba 3, 9-15.32-4, 4.
Notre gloire, c’est d’être marqué du sceau de l’Esprit et de porter dans notre chair les germes de notre Résurrection.
Si nous sommes fidèles aux conseils que nous prodigue la Sagesse divine, nous participons à la puissance de Dieu, nous brisons l’empire de la mort et nous entrons en possession de la paix promise par le Christ à ses amis.
LECTURE VII : Ez 36, 16...28.
Nous sommes créés pour le bonheur. Ce bonheur, nous le cherchons partout, au plus facile. Et nous passons d’une désillusion à l’autre, prisonniers de nos mirages.
Dieu ne peut supporter de nous voir vagabondant loin de lui ; il y va de son honneur. Il a pris sur lui nos misères afin de nous rendre à notre véritable vocation : vivre de son Esprit, vibrer au rythme de son cœur, marcher à son pas, et entrer dans son univers dès cette vie et pour toujours.
Voici l’éclair, voici le feu, mes frères, qui a lancé les fous de Dieu vers toutes les Galilée du monde. Certains l’ont vu et certains le voient aujourd’hui, Lui, le ressuscité, Lui, avec lequel on devient UN au sein d’une lumière qui se laisse toucher, respirer, manger.
Oui, il faut être fou pour le croire, pour oser traverser toutes souffrances, toutes les agonies, toutes les morts, pour oser miser toute sa vie sur cette seule parole: « Ils me verront ».
Chercher Dieu, mes frères, ce n’est pas de la littérature, c’est un éveil lent, long, douloureux à un univers qui n’est pas le nôtre. Mourir au péché, c’est bel et bien mourir, pourquoi se le dissimuler ?
Mais bienheureuse mort qui nous arrache à la gangue, à la geôle de notre égoïsme, et qui fait de nous d’autres Christ livrés à leur tour pour le salut de leurs frères. Oui, bienheureuse mort !
Le moine qui a part de son vivant à la Résurrection, à la Résurrection du Christ qui travaille en lui, celui-là, il devient dans l’invisible une inépuisable matrice de vie. Il tient entre les mains le réel, il lui façonne son vrai visage d’éternité, son vrai visage.
Cette nuit, mes frères, plus qu’en tout autre moment, nous sommes plantés au cœur de l’éprouvante dialectique du déjà-possédé et de l’encore-à-recevoir. Nous sommes morts et ressuscités dans le Christ déjà, mais cette réalité doit encore se matérialiser dans le concret de notre quotidien.
L’eau dans laquelle nous allons être mystiquement replongés, la chair et le sang que nous allons manger et boire, sont le signe qui nous montre à suffisance que nous possédons déjà tout ce qui nous sera donné et que nous devons encore patiemment attendre.
Aussi longtemps que le Christ ne sera pas parfaitement ressuscité en nous, notre nuit de Pâques, la nuit de notre Pâque ne sera pas encore achevée. Nous vivons en état de Pâque permanente. Et je me demande si, analogiquement parlant, il n’en sera pas ainsi durant toute l’éternité.
O, il ne s’agira pas d’entrer dans des concepts de plus en plus profonds au sujet de la divinité. Il ne s’agira pas de cela, il s’agit de bien autre chose. Il s’agit de devenir un cristal de plus en plus transparent, de plus en plus limpide, un cristal reflétant, réfléchissant de clarté en clarté la douce, captivante, apaisante lumière d’un visage sur lequel s’allument deux flammes de feu.
Ce sont les yeux inexprimablement beaux de l’Agneau égorgé dès avant l’origine du monde, cet Agneau que contemple le regard émerveillé de celui qui a cru à la sainte et lourde Parole : « là-bas, au-delà de tous les affrontements mortels, là-bas, tu me verras ! ».
Mes frères, voici le mystère de cette nuit ! Ce mystère, revêtons-le, drapons-nous en lui ! Mieux encore, qu’il devienne notre peau et notre sang. C’est à lui que nous sommes appelés, nous, et tous nos frères, et toutes nos sœurs, de toutes les contrées, de tous les temps.
Puissions-nous, en ce là-bas, être un jour réunis, ressuscités en notre chair, fondus en un même amour ; et le voir, Lui, avec nos yeux, nos yeux transfigurés, nos yeux nouveaux, le voir Lui le ressuscité, Jésus-Christ, avec son Père, dans la béatifiante lumière de l’Esprit, et cela pour les siècles des siècles.
Amen.
Mes frères,
Vous venez de vous prosterner le front contre terre. Vous avez demandé à Dieu de vous faire miséricorde, et aux frères qui sont ici présents, de vous accueillir dans leur communion. Vous vous êtes prosternés et, vous ne vous jugez digne ni de l’une, ni de l’autre ; et en cela, vous êtes dans la vérité.
Je vous invite instamment à construire votre vie, à l’enraciner sur cette vérité, à entretenir en vous cette conviction de votre indignité. Et si vous voulez devenir des moines accomplis, laissez s’ouvrir, s’élargir en vous une blessure qui ne vous donnera plus de répit, ni de jour, ni de nuit.
Et j’ai en vue la blessure douce et terrible à la fois du pentos, de ce deuil qui rend agréable à Dieu et aux hommes, ce deuil qui force les portes de la miséricorde et qui parvient à renouer et à resserrer les liens de la communion.
Et si vous voulez entrer dans ce deuil, n’oubliez pas votre état, votre état de pécheur. Vous devez faire, et vous faites déjà, et vous ferez encore l’expérience de votre péché, de la tendance innée en vous de vous imposer aux autres et, de vous emparer d’une place qui ne vous revient pas. C’est cela le péché dans son exercice !
Mais n’ayez crainte, lorsque votre conscience d’être pécheur sera ancrée en vous, lorsque elle sera devenue partie constitutive de votre personne, à ce moment-là, vous verrez se réaliser pour vous la promesse à laquelle Saint Benoît vient encore de faire allusion :
Vous entrerez dans son Royaume, là où il vous attend. Et il vous sera permis de parcourir en tous sens les immensités de l’amour ; et votre joie alors, personne, ni rien ne pourra vous la ravir, ni même l’entamer.
Vous avez compris que j’ai en vue l’escalier de l’humilité, le rude escalier de l’humilité. Gravissez-le avec ténacité, avec courage ; il est la mise en œuvre du mystère que nous fêtons aujourd’hui : entrer dans une mort mystique pour resurgir en nouveauté de vie.
Et cette surrection dans l’univers de Dieu deviendra votre part, soyez-en sûrs, si vous demeurez fidèles à votre intention d’aujourd’hui et, si vous entretenez sans cesse dans votre coeur, ce sentiment d’humilité que vous venez d’exprimer ici devant toute la communauté.
Le Christ, notre Seigneur, ne vous ménagera pas son aide, soyez-en sûrs ! Ce que vous désirez, il le désire infiniment plus, et infiniment mieux que vous. Et quant à mes frères et à moi-même, nous vous promettons tout le soutien dont nous sommes capables.
Dans ces conditions, êtes vous disposés à chercher Dieu selon la Règle de Saint Benoît, en ce monastère de Saint-Rémy, dans la reconnaissance pour tout ce que vous y recevrez ?
Mes frères,
Je ne puis pas laisser s’achever cette réunion sans vous souhaiter à tous une bonne et sainte fête de Pâques. Je tiens aussi à remercier tous ceux qui ont spécialement collaboré à ce que notre liturgie soit, je ne dirais pas parfaite, mais profonde, expressive et vécue.
Et aussi ceux, c’est-à-dire tout le monde, tous nous avons collaboré par notre présence, par notre prière, par notre bonne volonté, par le don de nous-mêmes. Et alors, je dois aussi vous remercier tous.
Et les vœux que je formule, je voudrais les ramasser en une formule que vient de m’inspirer la lecture de la Règle. Saint Benoît nous dit que le Christ nous montre le chemin de la vie. Et le Christ nous a dit le Jeudi-Saint au soir lorsqu’il a donné ses dernières instructions à ses disciples : « C’est moi qui suis le chemin, la vérité et la vie »
Et je voudrais vous suggérer ceci : Nous sommes incorporés au Christ maintenant, nous sommes en train de ressusciter avec lui ; notre résurrection n’est pas achevée naturellement mais elle est en route. Alors, ne pourrions-nous pas être, chacun de notre côté, pour nos frères, nous aussi : chemin, vérité, et vie ? Que lorsque nos frères nous regardent, qu’ils voient en nous le chemin.
Qu’est-ce que cela veut dire ? Ce n’est pas seulement un exemple à imiter, c’est beaucoup plus encore. Ils doivent sentir vraiment que ce n’est pas une question de sentiment, mais de feeling, de perception spirituelle et que, si je fais comme un tel et si lui fait comme moi, il est en contact avec le Christ. Sans risque de se tromper, il est sur le chemin qui va conduire au Royaume.
Il faudrait aussi, mes frères, que lorsque on nous regarde, on voit en nous ce qu’est la vérité. Saint Benoît vient encore de nous le dire : il ne fait pas qu’il y ait des ruses ou des fourberies, et des mensonges dans notre vie. Dans une communauté monastique, la chose peut-être la plus grave, c’est le mensonge : se mentir à soi-même d’abord, et puis mentir aux autres ; mais aussi dans son comportement, en étant à l’extérieur autrement qu’on est à l’intérieur.
Mes frères, cela ne veut pas dire que nous devons étaler au grand jour nos défauts, nos passions et nos vices. Non, ce n’est pas cela !
Mais c’est que la vérité du Christ transparaisse à travers nos actes, à travers nos paroles, de façon à ce que nos frères puissent vivre avec nous en sécurité, afin qu’ils puissent s’appuyer sur nous sans crainte de voir l’édifice s’ébranler, sans crainte de voir l’édifice s’étaler et tomber.
Et aussi, mes frères, que nous puissions être les uns pour les autres la vie. La vie, ce n’est rien d’autre que l’amour. Dieu est la vie et il est l’amour, et le Christ a donné sa vie pour nous tous par amour. C’est quelque chose que nous devons faire. J’y ai insisté tout au long de cette semaine pascale ; j’y insiste chaque fois que j’en ai l’occasion, et en public, et en privé.
Mes frères, nous devons être des sources de vie les uns pour les autres. Nous ne devons pas être des meurtriers, des gens qui attentent à la vie, à la vie de leurs frères par leurs paroles, par leurs actes, même par leurs pensées. C’est un programme exigeant, excessif, peut-être ? Non, il n’est pas excessif parce que le Christ vit en nous, il ressuscite en nous, c’est son Esprit qui nous anime, c’est son Esprit qui nous transforme.
Abandonnons-nous à cet Esprit, et ce qui nous paraît difficile maintenant nous deviendra tout naturel. Comme Saint Benoît nous le dit : velut naturaliter , cela devient notre véritable nature, notre nature d’enfant de Dieu. Et alors, notre communauté deviendra ce que le Christ attend d’elle : une cellule vivante, une cellule pleine de santé de son Corps.
Et cette santé, alors, va se diffuser à travers le Corps entier. Et ce que Dieu attend de nous lorsque il nous appelle au monastère se réalisera et il en sera heureux. N’ayons pas crainte, n’ayons pas peur de rendre Dieu heureux, c’est ce qu’il attend de nous. Nous pensons trop souvent à sa gloire, à son honneur ; pensons aussi à son bonheur.
Ce sont mes souhaits de Pâques. Et si vous le voulez bien, souhaitez-les moi aussi. Car s’il en est un qui doit montrer la route, être le chemin, la vérité et la vie, c’est bien l’Abbé dans un monastère. Aussi, je me recommande à vos prières et je vous promets le soutien des miennes.
Je me recommande surtout aux trois néophytes et je les assure que, moi-même et tous nos frères ici, nous les soutiendrons de notre mieux. Par notre exemple et par notre prière, nous serons pour eux un chemin, la vérité et la vie.
Mes frères,
Nous avons vu que Saint Benoît voit à côté de l'Abbé quelques anciens spirituels, quelques anciens sur lesquels repose l'Esprit, le même Esprit qui anime l'Abbé. Ces anciens parlent, enseignent dans le prolongement de ce que l'Abbé essaye de répandre sur la communauté.
Nous allons un peu les voir à l'exercice à l’intérieur de la Règle de Saint Benoît. Je prends les choses un peu selon l’ordre logique, pas selon l'ordre des chapitres. Il y a des petites notations qui sont extrêmement intéressantes pour nous d'abord, et puis pour voir un peu le milieu d'ou est sorti cette Règle de Saint Benoît. Donc, ce milieu tellement épris d'esprit évangélique et d'un besoin de réaliser en des hommes ce que le Christ lui-même a fait sur terre, donc des hommes qui seraient parmi les autres hommes comme des nouvelles apparitions du Christ.
Saint Benoît nous parle au chapitre 46 de Ceux qui manquent en quelque autre chose. Donc il a parlé avant de ceux qui se trompaient à l'oratoire, et maintenant de ceux qui commettent un délit quelconque. Au travail, à la cuisine, au cellier, dans un service, à la boulangerie, au jardin, dans l'exercice d'un métier, ou en quelque lieu que ce soit, s’il vient à faillir, à briser ou à perdre quelque chose, ou à commettre un autre délit - vous voyez, c'est extrêmement large ! - il ira aussitôt s'en accuser spontané- ment devant l'Abbé et la communauté.
C'est donc ce que auparavant on appelait le Chapitre des Coulpes. Si on avait commis une faute, une erreur en public, et que d'une façon quelconque on avait lésé la communauté, il est normal qu'on s'excuse en public. Mais, dit Saint Benoît, s'il s’agit d'un péché secret de l'âme – Attention ! il ne faut pas penser ici à un péché qui serait un objet du sacrement de pénitence, c'est dans le sens biblique du terme. Donc quelque chose qui se serait passé entre ma conscience et Dieu.
C'est secret, personne ne le sait que Dieu et moi, c'est une affaire à régler entre Dieu et moi, ce n'est pas quelque chose qu'il faut nécessairement accuser au tribunal de la pénitence. Peut-être bien ? Mais pas nécessairement ! Il se passe tellement des choses plus ou moins déraisonnable en mon intérieur !
Alors, que faut-il faire ? dit-il. Alors, il faut le manifester uniquement à l'Abbé ou à un des anciens habités par l'Esprit. C'est patefacere, dit-il, 46,14. Donc, c’est ouvrir pour qu'on voit ce qui se passe. C'est donc dans le secret de ma conscience, j’ouvre ma conscience et l'Abbé ou l'ancien y jette un regard. C'est une sorte d'autopsie. On ouvre pour regarder. Il y a là une maladie, quelque chose qu'il faut soigner, donc je l'ouvre. En terme plus technique, aujourd'hui, on parlera de l'ouverture du cœur à son Père Spirituel.
Pour Saint Benoît, c'est un peu différent. Lui, c'est secret, eh bien il faut l'ouvrir uniquement à l'Abbé et - au pluriel cette fois - aux anciens spirituels. Alors, ce qui est remarquable ici, Saint Benoît retombe au singulier, ce qui ne se trouve pas dans la traduction, parce que en français, c'est pratiquement intraduisible : Qui, dit-il au singulier, qui sait curare, qui sait soigner ses propres blessures et celles des autres, mais non pas les découvrir et les divulguer, 46,15.
Voyons d'abord dans la construction grammaticale, encore une fois il faut bien saisir, il faut connaître le latin, mais enfin je vous le dis ainsi. Il faut donc l'ouvrir à l'Abbé et aux anciens spirituels, anciens spirituels étant au pluriel. Et puis Saint Benoît retombe au singulier : qui sait - pas qui savent - qui sait soigner ses propres blessures et celles des autres. Vous avez ici, je ne dirais pas la preuve, ce n'est pas une preuve, mais l'indice que pour Saint Benoît les anciens spirituels font un avec l’Abbé. Ils sont plusieurs, mais le verbe est au singulier. C'est un petit indice, mais il est puissamment révélateur de ce que je vous ai dit, que l'ancien spirituel parle dans le prolongement de l'Abbé.
Il n'est pas à côté de lui, il l'est physiquement, mais spirituellement il n'est pas à côté de lui ; il est l'Abbé s'exprimant par la bouche de cet homme parce que l'Abbé ne peut pas être omniprésent. Et il peut arriver que pour des raisons de sympathie ou d'antipathie le moine malade préfère ne pas s'adresser directement à l'Abbé. Il va donc alors s'adresser au Père Spirituel. Mais il doit savoir que c'est l'Abbé qui parlera par sa bouche, pour que ce soit efficace.
Maintenant Saint Benoît dit : Il doit savoir soigner. En d'autres endroits Saint Benoît présente l'Abbé comme un médecin sapiens medicus. L'expression revient au moins deux fois: 27,2 et 28,2. C'est un médecin qui est compétent dans son art. Ce n'est pas un médecin sage, rempli de sagesse spirituelle ? Non, il est compétent. Alors, il doit savoir utiliser son art de soigner et de guérir.
Saint Benoît dira aussi à l'Abbé : « Attention, tu n'es pas préposé pour exercer la tyrannie sur des gens bien portant. Dis-toi bien que dans un monastère ce ne sont que des gens infirmes, faibles et malades. Ce ne sont pas les gens bien portant qui ont besoin du médecin, non, ce sont les malades. Or, un monastère est comme une immense - enfin, au plan de la dimension - clinique avec des gens qui doivent se faire soigner. Et ils se font soigner au spirituel.
C'est uniquement le premier degré, ou un des premiers degrés d'humilité de Saint Benoît : la crainte de Dieu. Je crains Dieu parce que je sais, et j’ai conscience profonde d'être un homme malade, donc d'être un pécheur. Je ne suis pas à mon aise devant Dieu ! Si je me campe devant Dieu pour dire : « Écoute mon Dieu, ça va bien, estime-toi bien contant de m’avoir dans ton troupeau, moi la bonne brebis, à ce moment là, oui c'est vrai, ça ne va pas !
Il faut donc que l'Abbé, le senior spirituel, les deux, pas un ou l'autre, mais le même Esprit travaillant dans les deux, sachent soigner ses propres blessures, dit-il, d'abord. Il ne dit pas guérir. Je vois que la traduction, ici, parle de guérir, curare, ce n'est pas guérir, mais savoir soigner, même s'il n'y a pas espoir de guérison. Il y a des maladies qui sont incurables. Ce n'est pas pour cela que l'homme qui souffre de cette maladie n'est pas un saint.
Vous savez, c'est un peu aussi une des tactiques de Dieu de laisser à un saint un péché. Ce n'est pas une imperfection, mais quelque chose qui le fait toujours trébucher, et qui le remet le nez par terre pour qu'il sache bien qu'il est pécheur. On doit faire régulièrement l'expérience de son état de pécheur, sinon on finirait par ne plus le croire, ou plutôt par croire que c'est arrivé, qu'on est dehors !
Saint Paul le dit : Il m'a laissé une écharde, un morceau de bois dans ma chair. Et je lui ai déjà demandé tant de fois de me l'enlever. Mais il a dit : « Non, non, je préfère qu'il reste là, c'est pour ton bien, afin que ma force à moi se déploie pleinement à travers ta faiblesse à toi » Donc, il faut savoir soigner ce genre de maladie même si on ne sait pas la guérir. Mais ici, il dit, Saint Benoît, qu'il faut qu'il sache d'abord soigner ses propres blessures.
Et vous avez encore, ici, cette petite note biblique, où vous entendez le Christ qui s'adresse à ses concitoyens et qui leur dit : « Oui, mais vous pouvez très bien me dire: médecin guéris-toi, soigne-toi toi-même ! Ce que tu as fait à Capharnaüm, fais-le maintenant dans ta famille! Et puis alors, nous te prendrons au sérieux. Mais tu n'es pas capable de te soigner toi même. » Voilà, c'est le Christ qui mettait cela dans la bouche de ses parents. Dans un tout. petit village, tout le monde est parent plus ou moins, on se connaît, on est parent di d'long, comme on dit, de loin, mais on l’est quand même.
Eh bien, il faut que le senior spirituel, qu'il soit l'Abbé ou un autre, sache d'abord soigner ses propres blessures. Inutile de vouloir aller soigner celles de son voisin si on ne sait pas soigner les siennes. Le Christ le dira d'une autre façon encore, plus dure, en s'adressant maintenant à des gens qui se croyaient des saints : « Oui, enlève d'abord la poutrelle qui se trouve dans ton oeil, alors tu verras clair pour aller tirer la petite poussière qui se trouve dans celui de ton voisin. » Vous voyez, c'est ça : d'abord savoir enlever la poutrelle qui est chez moi, pour aller regarder dans l’œil de mon voisin.
Ceux qui ont visité l'oculiste aujourd'hui, et qui en sont revenus très contant et très heureux de savoir qu'ils n'avaient rien de grave, savent bien que l'oculiste malgré ses instruments doit tout de même avoir de bons yeux. Il ne faut pas qu'il ait quelque chose qui obture sa vue, pour qu'il puisse porter un jugement sain, et prescrire un traitement sérieux. Donc, d'abord soigner ses propres blessures et alors pouvoir soigner celles des autres !
Et ce n'est pas encore certain que se soignant soi-même, on soit capable de soigner les autres. Saint Benoît dans le texte latin le dit bien. Le français traduit : qu'il sache guérir et leurs propres plaies et celles des autres. Et, la conjonction et est répétée pour dire que ce sont bien deux compartiments distincts : et ses propres plaies, et celles des autres. Et alors, dit-il, qu'il se garde toujours - au singulier - de les découvrir et de les divulguer. Il s’agit ici d'une plaie secrète de l'âme, du cœur.
Il ne s’agit pas que l'Abbé ou le senior aille faire état de sa science. Vous savez, moi, j'ai reçu un tel, un tel, un tel, je les ai guéri de cela, de cela et encore de ça. Venez près de moi, vous qui souffrez des mêmes affections spirituelles ! Non, c'est dans le secret, tout doit rester dans le secret, prendre garde que le senior n'aille pas raconter à l’extérieur ce qu'on est venu lui dire. Donc une discrétion absolue.
Vous avez donc ici des petits traits de ce qu'est un senior spirituel, un tout petit portrait. Donc, pour le résumer : C'est un homme qui est ou l'Abbé, ou bien un autre de la communauté. Mais le même Esprit les habite, ils travaillent l'un dans le prolongement de l'autre. Ils savent guérir, pas guérir, ils savent soigner leurs propres plaies. Et ça veut dire soigner ! ça ne veut pas dire mettre un petit onguent dessus ; mais ça veut dire soigner à fond, et pousser le plus loin possible vers la guérison. Et puis alors, soigner celles des autres en plus. Et je dirais: avoir fait ses preuves, mais sans publicité aucune, car savoir tenir le secret sur tout ce qu'on a entendu.
N'oublions pas que au départ, c'est une affaire entre ma conscience et Dieu, entre nous deux. Si j'en parle à l'Abbé, si j'en parle au senior spirituel, je n'en parle pas à l'homme, mais au Christ, à Dieu que je vois présent et agissant dans cet homme. Et c'est du Christ et de l'Esprit habitant cet homme que j'espère ma guérison.
Mes frères,
Il y a encore un autre endroit de la Règle où Saint Benoît parle avec beaucoup de précision de l'Ancien habité par l'Esprit. C'est au chapitre 4°, des instruments du bon travail, comme on dit aujourd'hui, où il dit - je vais le dire en français - qu'il faut briser contre le Christ les pensées mauvaises sitôt qu'elles naissent dans le cœur, et les découvrir à un Père Spirituel, 4,50. Donc : cogitationes malas cordi suo advenientes mox ad Christum
adlidere et seniori spiritali paterfacere.
C'est donc ici des cogitationes, des pensées. Vous le savez aussi bien que moi certainement, si pas mieux, que la lutte du moine est surtout une lutte contre les pensées. Saint Benoît dit que lorsqu'un moine veut entreprendre la vie érémitique, il doit être capable de lutter seul, sans le secours d'un autre, par la seule force de sa main et de son bras, contre les vices de la chair et des pensées. 1,10.
C'est facile à comprendre ! Tout ce que nous pouvons faire de mal à l'extérieur a toujours sa source quelque part. Cette source, comme dit le Christ, est dans notre cœur. Tu as déjà fait le mal dans ton cœur, dit-il, avant de le faire à l'extérieur.
C'est ça, la pensée, c'est ce qui se passe à l'intérieur du cœur. Le cœur pur, c'est un cœur qui n'est plus agité par ces pensées mauvaises. En soi, la pensée est neutre, disons qu'elle n'est ni bonne ni tu mauvaise. Mais lorsqu'on parle de pensées mauvaises, ce sont plutôt des pensées qui nous entraînent au mal, plutôt que des pensées qui nous entraînent au bien.
Et il est intéressant avant d'aller plus loin - et ce sera suffisant je pense pour aujourd'hui - de voir un peu ce que les Anciens entendaient par une pensée. Et pour bien le comprendre, il est utile de se référer à l' étymologie du terme pensée.
C'est une réalité extrêmement complexe, extrêmement riche. Et chaque race, chaque peuple, chaque terroir a vu la pensée dans un aspect qui correspond a son génie, à son tempérament, à ses besoins.
Les Latins ne, voient pas la pensée comme les Grecs, ni les Grecs comme les Sémites, ni les Sémites comme les Français. Je ne m'aventurerai pas à voir un peu comment les Néerlandophones, comme on dit aujourd'hui, voient les pensées. Ils n'en n'ont pas, me fait-on signe ! Alors ce sont des gens heureux, ils sont arrivés avant de commencer.
Voyons d'abord un peu en latin. Ils utilisent le mot cogitatio, que nous retrouvons ici dans la Règle de Saint Benoît. La cogitatio, le terme est composé de deux éléments. Il y a le préfixe com, cum = avec, et puis agitare, agitum = agiter. Mais il faut voir aussi ce que signifie agiter.
Agiter, c'est un répétitif de agere, de conduire, de pousser, de faire avancer. Agiter, il y a là une notion presque d'énervement. Cela se répète, cela se répète assez vite, à un rythme assez rapide. Mais ici, ce rythme assez rapide est disons enfermé com, cum. Il est enfermé et il a un seul objet.
La cogitatio, la pensée donc pour un latin, c'est être harcelé, être tourmenté, être poussé par une idée, une idée fixe, une idée unique, avoir l'esprit occupé par une seule chose. Voilà la cogitatio ! C'est un peu le défaut d'un savant : Archimède et tous ces gens là. Le professeur Tournesol qui a une idée et puis alors qui la suit, il la suit. C'est ça être dans la lune. La cogitatio !
Cela va produire la distractio, la distraction, parce que l’esprit étant occupé par une seule pensée, il n'est pas attentif au reste.
Voilà la pensée pour un latin ! Vous voyez que ça peut être tout à fait innocent, ça peut être très beau. Ce sera avoir l'esprit occupé uniquement par les choses de Dieu, vivre dans le souvenir de Dieu, dans la pensée de Dieu tout le temps.
Mais ça peut aussi avoir une résonance très mauvaise qui peut m'entraîner au mal si mon esprit est occupé par une pensée contre quelqu'un. J'ai toujours dans la tête l'image de celui-là que je ne sais pas voir, vous voyez ! Et alors je rumine toutes sortes de choses en moi. Vous voyez, c'est ça ! Mais je donne un exemple : il ne faut pas penser que je vise l'un de vous, c'est à dire que je ne pourrais pas voir un de vous ! Ce n'est pas cela que je veux dire.
Mais je veux dire: on peut avoir la pensée de Dieu, la pensée d'un homme, la pensée d'une chose, toutes sortes. Le cœur pur, c'est un cœur qui est vide de toutes les pensées qui entraînent au mal et qui est, au contraire, rempli par une seule pensée qui est ce e de Dieu, et des frères, et des hommes vus en Dieu. Voilà donc la cogitatio !
Si nous prenons maintenant l'étymologie du mot français pensée : pensée en français vient de pensare, qui veut dire soupeser. C'est soupesé. C'est pesé. C'est évalué. C'est comparé. Il y aura donc là une idée de solidité, d'importance, de poids. On dira : c'est un homme aux pensées élevées, donc c'est un homme qui a de la valeur.
Peut-être alors un certain mépris pour ce qui n'est pas purement cérébral ? Vous voyez quand on exagère ! Un mépris pour le manuel, pour le technique, pour le scientifique, pour tout ce qui se mesure. Cela c'est le danger ! C'est le risque dans la mentalité, disons Française, ou le sommet de la pensée philosophie, théologie, métaphysique, recherche, ça a de l'importance.
Mais retenons uniquement l'étymologie du mot - ce qui est important pour notre propos - vous avez l'idée de poids, de solidité, d'importance, de valeur. Mettons-le maintenant à côté de l' étymologie du latin et nous aurons quelque chose qui occupe l'esprit sans arrêt. Pourquoi ? Parce que ça revêt de l'importance. Mon esprit s'en occupe parce que pour moi c'est la seule chose importante.
Maintenant, passons un peu à l'étymologie d'après le Grec. On trouve ça très souvent dans la littérature primitive qui était - pas quasi exclusivement - mais principalement rédigée en Grec. Ce sera le logismos. Ici cela viendra de la racine lego, ce sera donc discourir. Vous avez là le rhéteur, le sommet de la sagesse Grecque, celui qui sait bien parler.
Rappelez-vous Saint Paul sur la colline d'Athènes, sur l'Acropole. Les Grecs se réunissaient là parce qu'ils aimaient discuter entre eux. Ah, voici un beau faiseur de discours, que raconte-t-il celui-la ? C'est parler, discourir. Mais discourir de façon ordonnée. Les idées s'enchaînent bien les unes aux autres. Il y a une logique, une logique qui force l'assentiment, qui fait que l'on dit oui. Il n'y a pas de faille, il n'y a pas de point faible. On peut aller jusqu'au bout et on va tirer une conclusion, une conclusion qui va s'imposer.
Voilà la pensée, le logismos Grec, qui est lié pour nous a l’idée de logique, une logique poussée jusqu'au bout. La pensée sera donc toujours quelque chose qui est pour nous extrêmement logique et qui va, par la force de cette logique même, jusqu'à nous faire consentir.
Voyez dans la logique du péché: on part de la pensée, ça s' enchaîne très bien, et finalement on dit : oui c'est comme ça ! Et on commet le péché ! Quand il s’agit du mal naturellement. Donc la cogitatio, cette logismos qui va conduire au mal, mais non pas par une sorte de logique, de pente qui fait qu'on se laisse rouler vers le mal, non, non, c'est très intellectuel, c'est très clair, c'est très net, et ce mal est perçu comme étant la vérité.
Maintenant si nous voyons comment les Sémites vivaient ces pensées. C'est encore très très proche de leur mentalité quand on la connaît, et surtout à l'époque du Christ. Vous aviez une secte plus ou moins monastique qui vivait le long de la mer morte, cette secte des Esséniens. Ils avaient une Règle, ils avaient toute une ascèse, ils avaient des livres de spiritualités qu’on a retrouvé : la guerre des fils de lumière contre les fils de ténèbres. etc.
Or il y est souvent question des pensées. Dans les milieux Pharisiens aussi on a retrouvé quelques écrits. Dans les milieux Rabbinique de suite après le Christ, avant le Christ, donc vers cette époque là. C'est en Hébreux le Yeser, pour ceux qui le connaissent, c'est un modelage extrêmement beau. Pour les Grecs, ce sera l'idée de logique qui les attirera. Pour les Latins, ce sera l'idée de recherche. Les Français, ce sera l’idée d'importance et de valeur.
Les Hébreux, eux, c'est l’idée de beauté, une belle statue, un beau modelage. Et voyez Dieu qui dans le jardin, qui est la terre à l'époque, prend de la glaise et commence à modeler une statuette à son image, d'après son modèle. Il n'a pas d'autre modèle que lui-même. Il la modèle et dans ses narines il insuffle son Esprit. Et voilà, c'est un homme ! Et il dit : « Comme c'est beau !
Voyez, Dieu modèle ; et l'homme, à l'image de Dieu va modeler ~ des choses belles, des choses attirantes, séduisantes. Voilà la pensée: vous aurez cette chose -séduisante qui attire vers le bien et, vous aurez cette chose séduisante qui attire vers le mal.
Mais voyez un peu quelle richesse lorsque maintenant on peut mettre tous ces éléments ensemble. La pensée : maintenant regardons-nous nous-mêmes, descendons en notre intérieur en toute sincérité, et d'après ces éléments, comment se présente la pensée?
C'est une illusion, toujours, puisqu'elle va nous entraîner vers le mal. .Je parle ici de la pensée qui va nous entraîner vers t le mal, la cogitatio mala. Puisqu'elle nous entraîne vers le mal, elle est donc une illusion. Une illusion qui se présente sous les traits du vrai, de la solidité, de l'importance, de la beauté. Mais c'est un attrait qui est impérieux et qui est obsédant. On ne sait pas y résister parce que c'est trop beau.
Et on le modèle soi-même, et on l'enjolive sans cesse, et on est occupé sans arrêt. Et comme c'est mon produit à moi, mon enfant presque, mais ça a de l'importance à mes yeux, ça a de plus en plus de poids et de valeur. Et c'est aussi logique tout ce que je fais, ce n'est pas désordonné. Non, c'est logique et ça m'entraîne vers un but, un but que je ne prévois peut-être pas au début, mais qui se présente tout naturellement.
Et tout ça, c'est la cogitatio mala, c'est la pensée qui m'entraîne vers le mal et qui dans le fond est une illusion, mais une illusion se présentant sous les traits du vrai, de la solidité, de l'importance, de la valeur, de la beauté. C'est cela la cogitatio mala !
Et voyez un peu l'importance alors du recours à un senior, à un Ancien qui est habité par l'Esprit, qui lui sait discerner réellement le vrai du faux, qui sait percer l'illusion de la vérité et qui peut dire : « Non, cette pensée en réalité n'est pas pour le bien. Elle est pour le mal.
Nous allons en rester là. Je vais continuer la fois prochaine parce qu'il y a encore un détail qui vient après naturellement et qui est aussi très intéressant parce que on voit alors cette pensée non plus rester en nous-mêmes, mais venir au monde je dirais, s'extérioriser et se réaliser à l'extérieur.
Et cet étonnant aussi, je terminerai là-dessus, comment ces Anciens qui n'avaient pas à leur disposition les instruments d'analyse psychologique profonde dont nous disposons maintenant, comment ils étaient arrives a mettre ça au jour. Enfin, c'est pour notre honte, c'est vraiment pour notre honte et pour notre profit aussi.
Pour notre honte, parce que nous sommes impardonnables, parce que nous avons les instruments extraordinaires pour nous analyser, pour analyser les autres. Mais aussi pour notre profit car nous sommes leurs élèves, de loin, avec beaucoup d'humilité. Et nous pouvons heureusement mettre à profit leur expérience.
Mes frères,
[le début de l'enregistrement manque]
. . . . . . des pensées qui n'ont pas de consistance comme la bière, mais qui sont des illusions, qui ont donc toutes les apparences du vrai, du solide, de l'important, du logique et qui exercent un attrait, un attrait impérieux, obsédant sur notre être. Dans le fond ce sont des illusions qui grandissent à partir de notre égoïsme.
Et nous retrouvons là la forme, je ne dirais pas moderne, mais monastique de l'idolâtrie. Nos lointains ancêtres, qui étaient des gens peu civilisés à notre goût, se construisaient des images taillées dans la pierre, dans du fer, du bois, dans tout ce qu'on veut, et ils leur rendaient un culte.
Ils avaient projeté dans ces images, non pas leur idéal, mais leurs instincts. Et en affublant ces idoles de beaucoup de vertus, mais ici de beaucoup de vices qu'ils se refusaient, qu'ils sentaient bien devoir se refuser à eux-mêmes, ils se justifiaient lorsqu'ils faisaient ce qu'il ne convenait pas, vu que leurs idoles le faisaient aussi.
Maintenant nous avons quelque peu évolué, semble-t-il, car nous sommes beaucoup plus subtils surtout dans la race des moines. Et nous nous façonnons donc de ces images extrêmement belles auxquelles nous rendons un culte. C'est à dire qu'elles sont tellement attirantes et finalement obsédantes, qu'elles exigent de nous une expression au niveau de la parole et puis au niveau de l'acte. Si nous voulons être sincères, nous voyons que le processus est bien tel !
Cet acte est donc une forme de service que nous rendons à un modelage de notre imagination ou de notre intellect. Et ce qu'il y a de plus remarquable alors - on ne l'observe pas chez soi peut- être, mais on l'observe beaucoup plus facilement chez d'autres - c'est que vient se greffer la note de l'obstination. On appellera ça : tenir à ses idées, avoir de la suite dans les idées. En réalité, on est littéralement asservi à l'idole, à la pensée qu'on s'est forgée.
Et nous retrouvons alors la dialectique qui est bien mise au point déjà dans l'Ancien Testament, dans le Livre du Deutéronome. On se trouve devant un devium, un carrefour, où on a le choix : la route qui mène à la Vie, la route qui mène à la mort ? La route qui mène à la vie, c'est le service de Dieu dans l' oubli de soi.
La route qui mène à la mort, c'est le service de l'idole dans la livraison de soi à l'idole. L'un conduit à la Vie qui est Dieu, l'autre conduit à la perte. Et combien de fois le prophète dira-t-il par la bouche de Moïse : « Maintenant Israël, choisis la Vie pour que tu vives ».
Saint Benoît a bien compris cet antagoniste entre mort et vie lorsqu'il dira : Lorsque la pensée arrive, il faut mox, de suite, la briser contre le Christ, 4,50. Le choix est fait. Je ne me laisse pas entraîner par cette image, je la brise. Pour Saint Benoît, c'est vraiment quelque chose qu'on doit casser. Comme on détruisait les idoles, on doit la briser mais pas n'importe comment, contre le Christ. Au moment où je choisis le Christ, je rejette la pensée.
Il faudrait être beaucoup plus éloquent que moi pour bien faire revivre ce processus. Mais je pense que si nous voulons être vraiment sincères et descendre dans notre conscience, nous pourrons bien le faire nous-mêmes. Car, en plus d'être une forme d'idolâtrie, c'est aussi une forme d'autolâtrie : je me pose, moi, comme étant Dieu.
Et ça se conçoit encore très bien. Cette pensée est un produit de moi. Lorsque je façonne, lorsque je crée cette image, j'agis un peu comme Dieu. Je suis créateur. C'est un peu de moi qui est là. Et en suivant la pensée, je vais obéir à moi-même.
Et nous aurons alors cette race de moines - qui n'est pas morte, loin de là ! - et qui est ces sarabaïtes, 1,6. Ils se construisent un monde comme ça de pensées, de jugements et ils disent : « ça, c'est la vérité ! Donc ça, je le suis ! Tout ce qui n'est pas ça, et bien c'est mauvais, je le rejette. » Saint Benoît, lui, apporte le remède.
Il dit : Non, ce n'est pas ainsi qu'il faut faire. Il faut au contraire : ambulare alieno judicio et imperis, 5,12. Il ne faut pas emboîter le pas à ces constructions conceptuelles ou imaginaires qui viennent de nous et que nous canonisons, et que nous divinisons. Non, il faut marcher, faire sa route au jugement et au commandement d'un autre. Cet autre étant le Supérieur ou bien le senior spirituel, qui lui va être l'organe de la volonté de Dieu, et qui me sauve alors à la fois et de l'idolâtrie, et de l'autolâtrie.
Ces premiers moines avaient vraiment un instinct comme ça d'une sûreté extraordinaire pour placer, situer le cœur de la lutte du moine dans la lutte contre les pensées. Vous pouvez être certain que si quelqu'un est vainqueur dans cette lutte contre les pensées...
Cela ne veut pas dire qu'il n'en n'aura plus ? Il en aura toujours !!! Le Christ lui-même en a eu ! Lorsque nous le voyons sur la montagne, à trois reprises soumis à des pensées : il voit ces pierres qui sont en train de se changer en pain ! Il se voit sur le sommet du temple en train de se jeter en bas et de faire un atterrissage majestueux, là, devant le public ! Il se voit au sommet d'une montagne avec tous les royaumes de la terre en sa possession ! C'est cela la pensée ! Donc, nous l'aurons toujours !
…Mais celui qui en est maître, celui qui ne sert pas un culte à sa pensée, celui qui sans cesse la brise et la réduit à rien, eh bien, celui-la, il est canonisable tout de suite car il est arrivé au sommet de ce que le moine doit atteindre. Il ne vit plus d'après son fond égoïste. Il vit d'après un autre fond qui a pris consistance en lui et qui est le fond de l’Esprit avec un grand E, cette vie divine qui alors fait grandir toutes sortes de fleurs et de fruits, qui sans étouffer les pensées parviennent à les neutraliser et même alors en un certain sens à transformer nos facultés.
Si bien que les pensées, même en nous inclinant dans un premier mouvement vers le mal, peuvent se redresser et en réalité alors nous incliner vers le bien. Nous n'aurons plus alors des pensées mauvaises, mais des pensées bonnes, même si à l'origine elles ont toujours le risque de dévier vers le mal. Les anciens moines appelaient aussi ces pensées un esprit, un spiritus en latin, un pneuma en grec. Lorsque Cassien parle de ces différentes pensées, il les appellera l'esprit de gourmandise, l'esprit d'orgueil, l'esprit de vaine gloire, l'esprit de colère, l'esprit d'avarice. C'est toujours un esprit ! Mais pourquoi ?
Cela dénote encore quelque chose que Saint Benoît aussi a très bien saisi, quoiqu'il l'ait exprimé autrement. Il ne parle pas d'esprit, il parle de cogitatio. C'est que la pensée alors, l'esprit, est soufflé du dehors. C'est ça le souffle, l'esprit : c'est soufflé du dehors. Et après avoir été soufflé du dehors, ça entre en nous et puis c'est expiré de nous comme une buée, comme une vapeur, comme une haleine. Il dira, Saint Benoît, par exemple dans le chapitre 4° : les pensées mauvaises advenientes cordi, 4,50, qui arrivent au coeur. Il faut voir le mot, c'est advenientes. Elles sont à l'extérieur, et puis elles s'approchent et elles entrent.
Les anciens - qui étaient peut-être une autre race que Saint-Benoît, je ne sais pas ? - ils voyaient plutôt ça sous l'image de quelque chose qu'on respire, puis qui vient à l'intérieur, et puis qui étant à l'intérieur commence à travailler, à se façonner. Puis ayant pris consistance, ça est restitué à l'extérieur. Alors, c'est naturellement pour nous en termes d'aujourd'hui, ce sera la parole, ce sera l'action. Pour eux, ce sera l'haleine ou la buée.
Dans le Prologue, Saint Benoît dira aussi : c'est le diable, le malignum diabolus, Pr.64, Malignus, ça veut dire qu'il connaît bien son métier. Il est malin, malin dans le sens qu'il connaît bien son affaire et, malin dans le sens qu'il est dangereux, mauvais et rusé ; suadentem sibi, voyez, c'est le diable qui est à l'intérieur et qui est en train de persuader quelque chose. Alors que fait le moine ?
Il le respui, il le chasse loin du conspectus cordi sui, loin du regard de son coeur. oui, du regard de son cœur. Et vous voyez encore de ce conspectus. Ici, c'est quelque chose qu'on regarde, c'est quelque chose qu'on admire, c'est une image qu'on trouve belle et à laquelle on est tenté de rendre un culte. Mais non, Saint Benoît dira : il faut le respuere des regards du cœur, Pr.65.
Naturellement, lorsqu'on lit ces choses là de façon un peu rapide, je ne veux pas dire superficielle, mais alors on les lit ainsi sans pénétrer dans les profondeurs. On ne remarque pas ces petits détails. Mais vous pouvez être certain que Saint Benoît, ou bien les prédécesseurs de Saint Benoît qui ont trouvé ces descriptions, ils parlaient certainement d’expérience. Et ils ont choisi leurs mots, soit qu'ils ont bien réfléchi, soit qu'ils les ont choisi peut-être de façon inconsciente ? Car il y a des tournures même de discours, des constructions de discours - ça se verra chez les auteurs biblique - et aujourd'hui, ça nous paraît un peu recherché ! Mais inconsciemment ils le présentaient de cette façon là pour que ça puisse se retenir, pour que ça puisse être plus parlant, pour que ça exprime mieux la vérité et la vie.
Et bien, voilà ce que faisaient ces Anciens ! Et c'est à nous maintenant d'essayer avec beaucoup de patience de pénétrer à l'intérieur de ce qu'ils ont voulu dire, en nous rapportant toujours à notre propre expérience. Car nous ne sommes certainement pas meilleurs que nos Pères et, et ce que eux ont vécu, ce qu'ils se sont efforcés d'exprimer nous le vivons encore aujourd'hui avec beaucoup plus de force peut-être encore.
Car les aliments, les éléments d'après lesquels nous pouvons construire ce monde des pensées, sont beaucoup plus nombreux aujourd'hui qu'à l'époque de Saint Benoît. Avec tout ce que nous savons, avec tout ce que nous voyons, avec tout ce que nous entendons, nous avons beaucoup plus de matériaux, de matériaux beaucoup plus solides, beaucoup plus attirants encore.
Donc, essayons si vous le voulez bien - je vous avoue tout bonnement que je le fais pour mon compte personnel - essayons d'entrer un peu dans ce qui se passe en nous. Et à partir de là, peut- être essayer de mieux comprendre les conseils de Saint Benoît. Et surtout, surtout de les mettre en pratique pour nous libérer de ce culte des pensées, de ce culte des idoles, de façon à nous donner de façon plus entière, plus belle, plus aimante au Christ qui nous a appelé et alors, aussi, à nos frères.
Parce que, avouons-le encore une fois aussi, souvent ces pensées se dirigent contre l'un ou l'autre de nos frères. Et si nous parvenons à nous maîtriser, à maîtriser tout cet univers trouble intérieur, ce sera un grand profit pour tout le monde. Non seulement pour nous, mais aussi pour chacun d'entre-nous en communauté.
Chapitre : Les pensées. 19.04.78
3. Les esprits, les démons et les diables.
Mes frères,
Les anciens moines utilisent encore un autre terme lorsqu'ils parlent des pensées : c'est le mot démon. Pour eux, il n'y a pratiquement pas de différence entre démon et pensée. Ils emploient indifféremment les deux mots.
Le démon, c'est comme une hypostase de la pensée. C'est comme la pensée ayant maintenant une âme et même une certaine apparence corporelle. Et il est très intéressant de voir ce que signifie le mot démon.
Le démon, c'est celui qui divise et qui sépare. Voilà le sens étymologique, il divise ! Imaginez un bloc de pierre compact. Ce bloc se fissure, des failles s'introduisent à l'intérieur de ce bloc. Puis ces fentes s'élargissent. On peut même les agrandir artificiellement à l'aide d'un levier par exemple. Et finalement, le bloc se morcelle et il s'émiette.
Voilà ce que signifie diviser dans le sens démoniaque du mot, c'est celui qui émiette. Mais alors il est possible au démon de dominer suivant l'adage bien connu des Romains, repris par Machiavel : divide ut imperes ; divise, et alors c'est toi qui sera le maître. Lorsque l'homme, le moine ainsi, est divisé par les pensées, à ce moment là il est devenu esclave. Il est littéralement devenu esclave de ces démons ou de ce démon qui a atteint son but, qui a répondu à ce qu'il est, le diviseur.
Mais en plus de cela, le démon, c'est celui qui sépare ! Il sépare de qui ? Il sépare des autres. Il va d'abord séparer le moine de Dieu. Cela se conçoit bien lorsque nous voyons que la pensée c'est une autolâtrie, une idolâtrie. C'est le culte d'une image. C'est même le culte de moi-même qui crée mon propre univers dans lequel je me complais. A ce moment je suis séparé de celui vers lequel je me dirige, qui est Dieu.
Je me trouve même séparé de mes frères parce que je vis sur moi dans mon univers. Je peux même prendre mes frères en grippe parce qu'ils ne partagent pas mes images. Ils ne rendent pas un culte à mes images ou bien à ma propre personne. Je me suis divinisé. A ce moment là, le démon a séparé. Et nous trouvons une petite annotation de ce genre chez Saint Benoît lorsqu'il parle du bon zèle. Le zèle, c'est la bonne ferveur, c'est ce qui bout dans l'homme. Il parlera du mauvais zèle qui sépare de Dieu et qui conduit en enfer.
C'est cela ! Il y a donc une séparation qui s'opère. Ces tout premiers moines voyaient dans les pensées ce résultat de division, d'asservissement et puis de séparation de celui vers lequel on se dirige normalement, et aussi de celui qui en même temps donne la vie. C'est donc l'homme enfermé en lui-même, dominé par un autre. Et c'est ça l'enfer ! Sartre a dit : « L'enfer c'est les autres ! » Le moine dira : « L'enfer, c'est moi-même ! » Idolâtrie !
Les Latins, eux, lorsque l'univers monastique s'est répandu dans la latinité, ils n'avaient pas de mots correspondant à démon. On ne le trouve que très rarement. Saint Benoît ne l'utilise pas. Mais il utilise un autre : celui de diable. On dira : « C'est un bon diable ! » de quelqu'un ! Oui, mais attention tout de même car ce n'est pas ainsi que Saint Benoît l'entend !
Il dira diabolus ou malignus diabolus.
Le diable qui connaît son métier, il est malin, et en même temps, il est porté à faire le mal, malignus. Il est expert dans l'art de faire le mal et de le faire faire aux autres. Saint Benoît laissera même parfois tomber le mot diabolus, diable, et il dira le malin. On le trouve aussi en français avec un grand M, le Malin. Mais que signifie maintenant le mot diable ?
Le diable - c'est ici un mot grec qui a été latinisé - c'est celui qui répand des bruits partout. Souvent, lorsqu'on parle d'apparition diabolique, il y a des bruits dans les maisons : des bruits de chaînes, toutes sortes de bruits sinistres. C'est celui qui répand des bruits. Mais c'est aussi celui qui répand non pas des bruits audibles à l'oreille, mais qui répand des bruits dans la société ; donc qui divulgue, qui publie, qui va le chanter sur les toits.
Mais alors, il commence à faire du tort. Ce sera le calomniateur, il va divulguer de mauvais bruits. Et racontant du mal des autres, ou bien même certaines choses qu'on devrait dissimuler, il va être l'accusateur des autres. Nous retrouvons alors ici le sens de l'Hébreux. L'Apocalypse le dira encore : « Il est précipité maintenant le diable, celui qui est l'accusateur de nos frères » Ou le Satan qui vient devant le tribunal de Dieu pour accuser Job. Il est l'accusateur.
Il est celui, alors, qui sème la brouille partout. Voyez, il va répandre toutes sortes de bruits et il met la brouille entre tout le monde, entre les amis. Il met la brouille dans une communauté par toutes sortes de bruits qu'il répand. J'ai entendu quelque chose, je le répète à un autre. Vous voyez un peu ici les méfaits du bavardage, comme on appelle ça discrètement en langage monastique.
Les bavardages ! Colporter toutes sortes de bruits qui sont vrais ou pas vrais ! Les trappistes disaient : c'est une œuvre ! C'est vrai ! Et ils ne se rendaient peut-être pas compte qu’à ce moment là ils donnaient le sens étymologique du mot diable. C'est celui par des bavardages, en répandant toutes sortes de bruits, met la brouille entre tout le monde.
Et c'est alors un dernier sens : c'est le trompeur ! C'est celui qui est expert dans l'art de tromper. Et alors, nous retrouvons ici la nature profonde de la pensée qui est une illusion : quelque chose qui me trompe quelque chose qui me séduit, qui exerce sur moi un attrait irrésistible, obsèdent. Mais en réalité, ce n'est rien qu'une vapeur, une buée, ça m'induit en erreur, ça me trompe, et alors ça me conduit là où je ne voudrais pas aller si j'étais de sang froid.
Voyez un peu tous ces sens, tous ces mots qu'utilisaient les anciens, même encore Saint Benoît, pour parler de cet univers intérieur des pensées : les pensées, les esprits, les démons, les diables. Naturellement, nous autres nous accordons au démon, au diable, une existence distincte de la nôtre, avec raison. Les anciens aussi naturellement. Mais pour eux, ils ne faisaient pas cette distinction que nous faisons en logiciens, ou plutôt en gens plus pratiques, ou plus naïfs presque !
Eux ne faisaient pas cette distinction entre le démon inspirateur de la pensée et la pensée elle-même. Lorsque la pensée prenait corps en moi, j'étais vraiment possédé par le démon : possédé par le démon de la gourmandise, par le démon de la vaine gloire, par le démon de l'orgueil, par le démon de l'avarice. Tellement cette pensée exerce une emprise sur moi et me domine, j'en deviens esclave. C'était ça le sens du mot démon.
Nous autres, nous sommes, je dirais, comment m'exprimer ? je dirais, c'est le mot, plus naïf. Nous disons : voilà, il y a le démon d’un côté et il y a la pensée de l'autre. Ce sont deux affaires distinctes qui n'ont rien à voir. Non, c'est la même réalité dans le fond, la réalité dans son origine et la réalité dans son expression, dans son incarnation en moi.
On voit alors la prudence des premiers moines et de Saint Benoît en particulier lorsqu'il dit : « Il n'y a qu'une seule façon d'en sortir, c'est de prendre la pensée et de la briser contre quelqu'un, la réduire à rien en la révélant à un homme qui est capable de distinguer entre une pensée saine et une pensée mauvaise. »
Saint Benoît le dit quelque part à propos des postulants ou des novices déjà. Il dira : probate spiritus si ex Deo sunt, 58,2. Il reprend une phrase de Saint Paul : « Mettez un peu à l' épreuve les esprits pour voir s'ils viennent de Dieu ? » Le senior, l'Ancien Spirituel, c’est un Ancien expert dans l'Art de savoir si la pensée, si l'esprit, si l’inspiration vient de Dieu, ou bien si elle vient d'un génie mauvais, d'un démon, d'un diable ?
Naturellement le premier qui doit être expert dans cet Art, ce doit être celui qui tient la place du Christ. Saint Benoît le dira d’ailleurs : « C’est à un Père, à l'Abbé ou à un Ancien Spirituel. Mais on voit tout de même comme il est important, il est capital, il est essentiel, il est indispensable que dans un monastère il se trouve des hommes qui soient experts dans cet Art de distinguer d'où viennent les pensées et où elles conduisent.
Ce n'est pas quelque chose qu'on apprend dans les livres. Oui, les livres viennent instruire, ils peuvent être une indication. Mais on apprend surtout à ses propres dépens, par expérience personnelle, lorsqu'on a eu la prudence et la sagesse d'aller confronter sa pensée justement à un Père Spirituel.
Et nous voyons ainsi la tradition s'établir. C'est une tradition de vie, une tradition dans un art. Un art ne s'apprend pas encore une fois dans un livre, il faut le pratiquer. Et on l'apprend auprès d'un Maître. Alors je puis moi-même devenir Maître dans cet art et le transmettre à un autre qui vient près de moi. Quand je dis près de moi, il ne s’agit pas de ma personne. J'idéalise la situation, je la rends plus vivante.
Et ainsi se crée dans un monastère une tradition qui fait qu' I~ il perdure dans ce monastère une vie, une vie qui est la véritable vie monastique. Car ne l'oublions pas, si la pensée qui est à l'origine toujours plus ou moins démoniaque, divise, sépare, morcelle, émiette
et détruit, le monachisme par contre, le moine dans son essence, c'est quelqu'un qui répare les brèches, c'est quelqu'un qui construit, c'est quelqu'un qui édifie, c'est quelqu'un qui finalement peut participer à cette vie extraordinaire qui est l'Unité de Vie dans une Trinité de Personnes.
A ce moment là, ce qui pourrait être distinct est rassemblé. Les enfants de Dieu sont rassemblés dans l'unité à l'intérieur d'un monastère, mais à condition que chaque homme dans son fort intérieur à soi réalise, ou tente de réaliser, ou ait déjà réalisé cette unité. Vous voyez un peu le monastère se construisant sous la domination des pensées, toutes pensées pures, toutes pensées bonnes dans des êtres ayant retrouvés leur unité vers Dieu et en Dieu.
Et puis chacun ainsi un monastère - nous retrouvons la racine monos, seul - cette solitude qui n'est pas séparation des autres, mais qui est unité dans le partage d'une même vie qui va se manifester toujours dans des oeuvres qui seront porteuses et semeuses d'amour.
Mes frères,
Vous le savez, Saint Benoît n'a jamais eu l'intention de présenter un traité ascétique ou de mystique, mais simplement comme il le dit, une petite Règle pour des moines débutants qui veulent prouver qu'ils prennent tout de même les choses au sérieux. Et pour ce qui est d'approfondir la doctrine et la pratique, allez voir, dit-il, chez mes prédécesseurs ! 73,6.
Il ne nous explique pas par exemple la raison de sa férocité à l'endroit des pensées. Il use de termes empruntés aux Psaumes de malédictions contre les fils de Babylone, lorsqu'ils criaient : « Voilà, brisez les têtes des nourrissons contre le rocher... » Pourquoi cette férocité ?
Il est vraiment le fils de ses Pères, qui eux étaient au moins aussi féroces que Saint Benoît. Ils voyaient la vie monastique comme cristallisée autour de cette lutte contre les pensées. Et ils étaient d'une rigueur impitoyable.
Cela nous paraît un peu étrange et exagéré aujourd'hui. Mais si nous voulons y réfléchir, nous allons découvrir le bien fondé de cette rigueur. Les pensées déclenchent ce qu'on appelle les passions. La passion est engendrée, créée, façonnée, elle est mise au point, elle est développée, elle est entretenue par la pensée.
Et la passion, c'est un mouvement qui saisit tout l'homme dans son psychosomatique et dans son spirituel, qui fait de lui un être autre que celui que Dieu a en vue. Et ainsi, elle est radicalement opposée à l'Esprit de Dieu. Il y a là un antagonisme. C'est un ou l'autre ? Ce n'est jamais un avec l'autre.
Et nous voyons des traces de ce réalisme dans la Règle de Saint Benoît. Il dira, par exemple, que le moine justement débarrassé de ses pensées, de ses passions, de ses vices, le moine qui maintenant à un coeur pur, eh bien, Dieu va pouvoir réaliser par son Esprit des choses dont Saint Benoît ne parle pas. Il le laisse parce que c'est tellement original, ça dépend un peu de chaque personne, ce que Dieu, dit-il, spiritu sancto dignabitur demonstrare, 7,70.
Que va donc faire, enfin en gros, que va réaliser cet Esprit Saint ? Il va réaliser dans cet homme, dans ce moine, un fils de Dieu. Donc un être qui va voir les choses comme Dieu les voit, qui va réagir comme Dieu réagit et dans le coeur duquel il n'y aura plus rien d'autre que de l Amour.
Dieu est Amour ! Et dans cet homme que l'Esprit de Dieu façonne, il n'y a plus finalement que de l'amour. L'amour en acte naturellement, pas seulement enfermé dans le moine, mais un amour qui s'extériorise et qui s'exprime à l'extérieur.
Mais pour ce qui est de la pensée, vous aurez le processus exactement contraire. Et Saint Benoît le mentionne très discrètement lorsqu'il dit : La pensée va ipsa suasione sua, Pr.28. Elle va persuader au moine quelque chose que le moine doit de suite écarter de son coeur. Mais si la pensée maintenant, au lieu d'être écartée, pénètre, et si elle s'installe, que va-t-elle réaliser ? Elle va déclencher ce processus des passions, passions qui vont créer un comportement et qui vont façonner un être.
Et n'oublions pas que le départ, c'est cette pensée qui est toujours quelque chose de solide, quelque chose de logique, quelque chose de d'important, quelque chose qui vaut la peine de s'y arrêter, quelque chose qui construit, quelque chose qui obsède. Et finalement, il se crée à l'intérieur de cet homme un mouvement qui façonne cet homme suivant un certain être. Et c'est un être qui peut être très beau ! C'est un fils d'Adam ! Au lieu d'avoir un fils de Dieu, vous aurez un fils d'Adam, donc un digne successeur du premier Adam.
Et le premier Adam, qu'a-t-il fait ? Il a pris exactement le contre-pied de ce que l'Esprit voulait réaliser. Il a écouté aussi le susurrement, le murmure de la pensée diabolique qui lui a dit : « Mais tu n'as pas besoin de Dieu, tu pourrais toi-même devenir ce que tu as envie de devenir ; tu choisiras toi-même ce qui te convient, et ce qui ne te convient pas. Tu va donc être autosuffisant. Tu sera self made man au plan humain. »
Mais alors voyez ça aussi au plan monastique ! La pensée va me persuader que je suis capable de réaliser moi-même tout ce qui me convient à moi. Je serai donc un véritable fils de mon premier père Adam. Alors par le fait même, je m'exile moi-même de ce paradis, c'est à dire de cet endroit où Dieu vit, où il n'y a plus que des choses de Dieu. Je suis toujours dans des choses d'hommes.
Maintenant, comment peut-on au plan pratique - pour donner une petite note pratique - comment peut-on savoir si quelqu’un dans un monastère est un fils d'Adam ou bien si il est un fils de Dieu ? Naturellement, on est toujours plus ou moins l'un et l'autre puisque on est in via, on est en progrès, on est en développement. Mais je veux dire : comment peut-on savoir que c'est le fils d'Adam qui l'emporte sur le fils de Dieu à un certain moment ?
C'est très simple ! Le fils d'Adam l'emporte lorsque dans mon autosuffisance je laisse s'infiltrer dans mon coeur et parfois aussi passer sur mes lèvres, ou s'exprimer dans mon comportement des sentiments de mépris à l'égard des autres frères, ne fut-ce qu'à l'égard de l'un ou l'autre. A ce moment là, je suis campé dans mon autosuffisance et je me comporte comme un digne descendant d'Adam.
Par contre, le fils de Dieu, lui, voyant tout dans un regard d'amour qui est celui de Dieu, ne peut pas avoir de mépris pour un autre puisque Dieu n'a pas de mépris pour aucune de ses créatures, même pour celle qui serait la plus déchue ? Non, il n'a pour elle que des regards d'amour, des pensées d'amour. Et il s'efforce toujours dans les profondeurs de cette personne déchue - je me place dans cette hypothèse là, la plus grave de toutes - d'y travailler pour la reprendre puisqu'il a voulu lui-même aller si bas que de mourir à sa place !!!
Voilà un tout petit critère qui peut nous être très utile pour nous-mêmes. Mais ATTENTION ! Pas commencer à se dire : oui, mais ça vaut très bien pour celui-là, mais pas pour moi. Alors je suis encore justement dans ce véritable Adamisme. Non, pour chacun de nous, je pense que c'est très utile justement comme petit critère de discernement des pensées. Il y en a encore d'autres ! Mais celui-là est bien typique et il est infaillible. Et nous pouvons très bien l'appliquer sur nous, sans le chanter sur tous les toits, avec beaucoup de discrétion.
Maintenant, cette pensée qui crée la passion, qui déclenche ce mouvement, ce comportement qui façonne l'être, cette passion jette, elle projette une buée, une brume, un brouillard, parfois même une muraille entre mon regard et l'univers de Dieu. Si bien que je deviens aveugle. Cela m'empêche deux choses : cela m'empêche une vision correcte de ce que Saint Benoît appelle cette deificum lumen, Pr,25, cette lumière qui rend quelqu'un semblable à Dieu.
Qu'est-ce que c'est cette lumière ? On ne va pas commencer à parler de cela maintenant. Ce serait extrêmement intéressant parce que ça peut aussi rencontrer un peu notre expérience personnelle. Mais ce n'est pas le moment.
Je ne perçois plus cette lumière parce que j'ai l'oeil malade. Mon oeil est malade, mon oeil ne perçoit plus. Et mon oeil ne percevant plus, il peut très bien devenir mauvais. Le Christ dira : « Ecoute, si ton oeil est pur, si ton oeil est bien clair, eh bien ton être entier est éclairé. Mais si ton oeil est malade, si ton oeil est mauvais, alors tu ne vois plus clair, tu vis dans une demi obscurité, peut-être finalement dans une totale obscurité. Alors, tu ne sais plus où tu vas. »
Voilà l'homme qui est dominé par cette passion, il ne sait plus où il va ! Il le sait peut-être très bien au plan humain parce que, ne l'oublions pas, la pensée, la passion, c'est quelque chose de très logique. Mais dans la pratique, il ne sait pas où il va et cela peut même le conduire extrêmement loin, des choses auxquelles personne ne pense au départ, mais finalement des situations tellement bizarres qu'on se demande comment ? Ce n'était jamais prévu au début, mais ça en est arrivé là !
Alors, ça empêche aussi un agir correct parce que si le regard est brouillé, alors l'agir lui-même commence à se désaxer. On n'est pas naturellement uniquement au plan ici de l'intellect, de ce qui réfléchit, mais aussi au plan de ce qui se vit, même au plan très bas du système nerveux.
Voyez quelqu'un qui est en proie à toutes ces passions - et il n'y en a pas qu'une, il y en a toute une série ! - il n'y a rien à faire, il ne se sentira pas bien dans sa peau. Et n'étant pas bien dans sa peau, il ne sait pas agir correctement, ni pour ce qui le concerne, ni alors dans ses rapports avec les autres.
Donc, dans un monastère, rapports fraternels difficiles, malaisés parce que je suis moi-même habité. Et étant moi-même habité par un être qui est moi-même, naturellement, mais qui est ce fils d'Adam - que dans le fond je ne veux pas, mais enfin il est en moi - ne faisant pas bon ménage avec lui, j'aurais difficile de faire bon ménage avec les autres.
Tandis qu'un moine qui est possédé par cet Esprit de Dieu, ou qui se laisse envahir de plus en plus par lui, alors étant je dirais bien dans sa peau spirituelle - si je puis m'exprimer de cette façon là - il aura beaucoup plus facile de s'accorder avec les autres même si les autres peuvent avoir un tempérament différent ou même opposé au sien...
Mes frères,
Nous avons vu que la pensée, en se présentant à nous sous une forme attirante - parce que la pensée est une construction solide, importante, logique, belle - elle nous séduit. Elle provoque en nous une agitation qui enclenche des mouvements passionnels. Ces mouvements passionnels retentissent dans notre affectivité, dans notre intellect, dans notre volonté, mouvements passionnels qui créent un certain comportement, qui façonnent notre être et qui font de nous un fils d'Adam. Cela peut être une réussite !
Il est question au début du Livre de la Genèse de ces hommes extraordinaires qu'on appelle les gibourim, les géants, des types d'hommes parfaits, über man, le surhomme ! Mais ce sont malgré tout des hommes. Ce sont des Adams, ce sont des terreux, ce sont des boueux, ce sont des poussiéreux. Ils ne sont pas dans l'univers de Dieu.
Voyez ! C'est ça le paganisme : faire des hommes extraordinaires, mais ce sont encore toujours des hommes. Voilà la tentation à laquelle nous sommes soumis par le fait des mouvements passionnels à l'intérieur de nous ! Mais cela va plus loin !
Si nous nous laissons entraîner par ces mouvements, si nous ne prenons pas garde, si nous y cédons, à ce moment-là, par une sorte de fatalité nous descendons vers le péché. Et j'entends péché, pas dans le sens moral d'aujourd'hui, objet du sacrement de Pénitence, non, je le prends dans le sens Biblique, le sens Biblique, où le péché est une aberration, une erreur, un errements.
On a donc visé, et on a mal visé ; on a tiré à côté du but. On est passé à côté, c'est une erreur. Ici, c'est une erreur fatale, c'est une erreur qu'il est difficile de racheter, car si on va jusqu'au bout, cette erreur conduit la vie monastique vers un échec. ; Et pourquoi un échec ?
Mais parce que tout cet effort qui a été dépensé pour façonner cet homme parfait créé par les mouvements passionnels, mais ça ne sert à rien au plan de la vie monastique puisqu'on n'est pas entrer dans le Royaume de Dieu. On est encore dans le royaume des hommes.
Et cet échec peut alors engendrer une véritable mort. Saint Benoît dira, par exemple, en se référant au Livre des Proverbes : sunt viae, il y a des routes quae videntur hominibus rectae, qui paraissent bien droites aux hommes. Mais quarum finis, mais dont le terme, in profundum inferni demergit, 7,59, aboutit au fond de l'enfer.
Quand je parle de mort, ici, il ne s’agit pas comme on penserait de la mort éternelle dans les tourments de l'enfer. Ce n'est pas ça. Nous ne sommes pas ici encore dans le domaine du permis e t de l'interdit. Nous sommes uniquement dans le domaine de la vie monastique. C'est autre chose.
Il s’agit plutôt d'un avortement que d'une mort ! On a avorté. Le projet monastique a avorté. Il y avait au départ quelque chose de très beau : à partir de ce fils d'homme qui était là, faire un fils de Dieu. Et voici qu'au terme, il n'y a rien du tout, rien qu'un homme encore une fois. C'est avorté, le projet est raté.
Par hasard ce matin, tout à fait par hasard, après l'Office de nuit, je tombe exactement sur le même verset dans le Livre des Proverbes, mais dans le texte original. Et c'est tout autre chose encore. C'est beaucoup plus vivant. C'était un véritable petit tableau. Il dit ceci :
Il y a un - pas plusieurs ! Ici on a mis viae, plusieurs - il y a une route devant la face de l'homme. Elle est devant lui. Donc une route devant la face de l'homme. Il n 'y a que celle-là à prendre. Voyez un peu maintenant en l'appliquant aux pensées et aux passions, le caractère contraignant ! Il n'y a qu'une route. On n'a pas le choix. C'est tellement bien présenté qu'on tombe dans le panneau.
Il y a une route devant la face de l'homme - exactement le même terme que pour dire devant la face de Dieu - devant la face de l'homme : une route. Mais son arrière de cette route, exactement l'inverse de la face, son arrière c'est, dit-il, des routes de mort. Vous voyez l'image !
Au départ, vous avez une route devant les yeux, devant la face de l'homme. Mais à un certain moment, cette route devient une multitude de routes. On a un choix. Oui, mais on ne sait plus choisir le bien car tout ce qu'on choisit, tout ce qu'on fait va vers la mort, vers l'avortement. Pourquoi ? Parce que c'était le début qui était déjà mal. Plus loin, ça se diversifie et quelque soit l'option qu'on choisit, c'est toujours une option mortelle.
Il y a même encore une petite nuance, ici, qui n'apparaît pas dans la traduction latine. Le mot qu'on emploie pour dire route bien droite, c'est le même mot qu'on emploie dans le Psaume 118 pour parler de l'homme juste, l'homme droit, l'homme auquel on ne peut rien reprocher, qui est toujours parfaitement droit dans son comportement. Et voilà comment cette route se présente ! Voyez un peu quelle illusion peut se présenter devant nos yeux à nous !
Et alors, lorsqu'il dit l'arrière, c'est comme si à un moment donné on marchait à reculons sur cette route, et que finalement on voit toujours bien l'origine de la route qui paraît toujours bien belle. Mais on va à reculons et on s'engage sur des petits sentiers et, finalement on bascule et on est dans la mort parce que on ne voit plus rien.
Je comprends bien que quand on a du le traduire en latin et en grec, on n'a pas pu rendre cette image. Il aurait fallu toute une circonlocution parce que c'est un petit tableau qu'il faudrait jouer plutôt que traduire. Vous avez le schéma qui se présente donc: pensées, passions, aberration, errements, péché, échec, mort.
Et je me demande si on ne pourrait pas trouver chez Saint Benoît une petite allusion encore. Naturellement vous allez dire que c'est tiré par les cheveux ? Peut-être ! Mais enfin tant que nous y sommes, les Pères de l'Eglise ont bien fait la même chose. Je ne suis pas un Père de l'Eglise, loin de là ! Mais enfin, puisqu'ils se sont permis des choses pareilles, pourquoi pas nous ?
Saint Benoît dira au 1° degré d'humilité, comme cette référence à cette route bien droite qui conduit à la mort. Il dira : Il faut que oblivionem omnino fugiat 7, 10. Ce serait un peu cet oubli, oblivio, oubli. On oublie, on oublie. C'est quelque chose d'extrêmement vague. Et ça, dit-il, il faut absolument le fuir. Mais on oublie quoi? Mais on a oublié un peu pourquoi on était venu dans le monastère. On oublie tout !
On oublie petit à petit Dieu d'abord parce que la crainte de Dieu, il faut toujours l'avoir devant les yeux, dit-il. Alors fuir absolument l'oubli et se souvenir de ce que Dieu commande.
Donc, la première phase oublier Dieu, oublier ses engagements, oublier son idéal, oublier ses frères, oublier sa vie. Enfin perdre de vue le but, c'est l'oubli, l'oubli qui est un peu le défaut, je dirais le défaut capital du moine. Saint Benoît le place en premier lieu. C'est le contraire de la crainte. La crainte de Dieu, ce n'est pas avoir peur de Dieu, mais c'est de savoir que Dieu est là.
Et la première chose, j'oublie qu'il est là, j'oublie Dieu et je ne pense plus qu'à moi. C'est ça qu'a fait Adam. Il a oublié ! Il a oublié tout bonnement que Dieu était là. Il n'a plus regarde que lui et son avantage à lui, et sa promotion à lui...
Maintenant, vous voyez un peu pourquoi Saint Benoît, dans la ligne naturellement de tous ses prédécesseurs, est tellement féroce pour ce qui regarde ces pensées ; parce que c'est d'elles que dépend la réussite ou la perte d'une vie monastique, ou l'échec ; parce que si la pensée va jusqu'au bout à travers les passions, elle détruira le moine. Le moine est détruit !
Puis alors - si ça en restait encore la ? - le démon pensée-passion va se servir de ce moine détruit pour en détruire d'autres parce que c'est encore une fois extrêmement séduisant un surhomme ; même dans un monastère, c'est très séduisant !
C'est le contraire de ce que Saint Benoît demande, de ce que demande la vie avec Dieu, de ce qu'est un fils de Dieu. Un fils de Dieu, mais c'est doux, c'est patient, c'est humble, ça aime, ça sait s'oublier, ça donne sa vie pour les autres. Le surhomme, c'est exactement le contraire. Lui le surhomme, c'est le prestige, c'est la puissance, c'est la force, c'est la réussite, c'est le profit, c'est la consommation. C'est ça le surhomme !
Mais à choisir? A choisir, allez pour le fils d'Adam que nous sommes toujours ? La tentation est là ! Voyez, que faut-il faire ?
Et nous avons encore le monde qui vient se mêler à cette chose là. Le monde, lui, il faut bien le savoir, les choses de Dieu ne l’intéresse pas. Ce qui intéresse le monde, c'est l'homme, c'est la réussite de l'homme. Notez bien que tout ça est extrêmement honnête. Il n'y a pas la moindre faute là-dedans, loin de là ! Dans le monde, ce doit être ainsi : c'est la réussite, ce sont les diplômes, ce sont les titres, ce sont les avancements. c'est tout ce qui fait, enfin, qu'un homme a du goût pour vivre dans le monde.
Mais le monde, alors, aime rencontrer ça dans les moines. C'est ça qui est dangereux, il aime de rencontrer ça ! Le monde cherche dans le monastère ce qu'il aime trouver chez lui. Alors, trouver un homme qui est doux, qui est patient, qui est humble, ça le déroute. Je ne dirais pas que ça le scandalise, mais ça ne l'intéresse pas.
Alors vous voyez un peu une des raisons de cette fuga mundi des moines. Ces moines qui prennent la fuite pour se soustraire à cette influence du monde qui est tellement capiteuse même sur les moines ! Et d'autre part, vous aurez cette tentative du monde de pénétrer dans le monastère pour façonner le monastère d'après les maximes du monde.
Enfin, il est temps d'arrêter. Mais j'ai mis la main cet après-midi encore tout à fait par hasard sur des coupures que j'ai retrouvés, des choses qui se sont passées dans un ou l'autre monastère voici quelques années. Et par curiosité je regarde vite comme ça une minute pour voir si cela vaut la peine de garder ou s'il faut jeter.
Mais quand on voyait les discours de ces moines, les discours qu'ils tenaient dans leur communauté, pas tellement loin d'ici, c'était tout à fait ça ! Le monde! Le monde! Le monde! Cette illusion qu'on renouvellera la vie monastique en calquant la vie monastique sur ces maximes du monde.
Mais NON ! Vous voyez, c'est ça le surhomme ! Ce n'est pas ça que Dieu désire de nous : ce sont des fils de Dieu !
Mes frères,
Lorsqu'on découvre un filon dans la Règle de Saint Benoît et qu'on commence à l'explorer, à l'exploiter, à le creuser, on n'en finirait pas. Il faut donc se limiter, car à partir de ce filon, on en découvre encore de nouveau et on pourrait y passer toute sa vie. Je pense que ça fait peut-être un peu partie aussi de la Lectio Divina, car nous allons bien le voir encore aujourd'hui.
Saint Benoît parle à divers reprises des pensées, mais des pensées en rapport avec l'Abbé ou le Senior Spirituel. Il en parle expressément ou implicitement surtout en trois endroits que nous allons parcourir rapidement. Je ne sais pas si nous aurons fini aujourd'hui ?
Dans le Prologue, il dit : Quel est celui qui pourra habiter dans ta tente ? Celui qui se reposera sur ta Sainte Montagne ? Pr.55. Avec le prophète, on pose cette question au Seigneur. Il répond certaines conditions, et finalement celle-ci : Celui-là qui rejette loin des regards de son coeur l'esprit malin qui le tente ; et les suggestions qu'il lui souffle, il les réduit à rien, saisit les premiers rejetons de la pensée diabolique et les brise contre le Christ, Pr.64.Voilà comment c'est traduit !
Mais pour ceux qui connaissent le latin, je me permets de citer la fin de la phrase : parvulos cogitatus eius tenuit et allisit ad Christum, Pr,67. C'est la transcription quasi littérale de la malédiction finale du Psaume 136, vous savez, ce fameux Psaume :
Assis sur les bords des fleuves de Babylone
nos geôliers nous demandaient :
Chantez-nous donc maintenant un petit refrain de Sion.
Comment pourrais-je t'oublier, Jérusalem ?
Que ma main droite se dessèche si je viens à t'oublier.
Mais non, heureux celui qui saisira tes petits,
misérable Babylone,
et qui les brisera contre la pierre.
Pour nous, nous voyons là, oui, c'est une belle image. Mais Saint Benoît comme tous ses prédécesseurs, pensait bibliquement, si je puis me permettre ce néologisme. Il pensait de façon biblique. Donc, immédiatement chez lui surgit tout un univers.
D'abord, la pierre contre laquelle étaient brisés les rejetons de la pensée diabolique, c'est le Christ. Petra autem erat Christus, dit Saint Paul, lorsqu'il dit que dans le désert il y avait il un rocher spirituel qui accompagnait les Hébreux dans leurs déplacements. Ils avaient devant eux la colonne de nuée et de feu. Et alors, à côté d'eux, a l'intérieur du camp, il y avait aussi un rocher qui se promenait avec eux. Et ce rocher leur fournissait de l'eau. Mais, dit-il, ce rocher, attention, c'était le Christ !
Alors, de suite pour Saint Benoît, il n'y a aucune difficulté. On va briser, non pas contre une pierre, mais contre le Christ. Mais le Christ est une pierre ! Cela veut dire que dès l'instant où je lance la pensée diabolique contre le Christ, cette pensée diabolique est fracassée. Elle ne sait pas résister.
Mais en plus, immédiatement dans l'esprit d'un moine de l'époque avant Saint Benoît, après Saint Benoît encore, c'est tout le Psaume qui surgissait. Il voyait de suite la grande Babylone, la Babylone, la cité diabolique par excellence. Et puis en face il y avait la sainte Jérusalem, la fiancée de Dieu, fragile, toute belle mais impuissante, livrée à cette monstrueuse Babylone. Et alors la lutte entre les deux.
Cette cité Sainte de Jérusalem, qui est toute blanche, mais elle est blanche du sang des martyrs. Ces martyrs qui après avoir donné leur vie reçoivent la cape, je n'ose pas dire la coule, l'aube blanche parce qu'ils sont restés inébranlables dans leur foi, dans leur fidélité jusqu'au sang. Voilà la blanche fiancée Jérusalem ! Et puis la monstrueuse Babylone qui va à un moment donné être précipitée dans l'étang de feu et de souffre pour y brûler à jamais.
Vous avez alors les habitants de ces cités. La bête qui domine cette Babylone. Et de l'autre vous avez l'Agneau comme égorgé. Voyez ! Vous avez ce Christ, et de l'autre vous avez le démon. Et chacun avec ses armées. Les armées du démon étant bien plus nombreuses que les armées du Christ. Le Christ, lui, il est pratiquement seul. C'est ce cavalier de la bouche duquel sort un glaive.
Dans cette lutte contre les pensées - n'oublions pas que c'est un combat, que c'est le combat essentiel du moine cette lutte contre les pensées ! - ce sont deux cités qui vont donc s'affronter chez le moine. Ou bien je serai citoyen de Babylone la monstrueuse ? Ou bien je serai citoyen de la fiancée de Dieu qui est l'humble Jérusalem mais toute belle ? Et voilà le conflit à l'intérieur de moi ! Cette Babylone, en réalité, elle est surgie du rien et elle retournera au rien.
Il y a un petit indice encore ici chez Saint Benoît où il dira : Donc, le diable mauvais qui va donc insuffler une de ses persuasions dont il a le secret, s'approche du moine. Que fait le moine ? Dans un premier mouvement, il repousse loin des regards de son coeur ce malignum diabolum, Pr.64 . Il y a donc une sorte d'apparition diabolique, c'est d'abord avec les yeux qu'on le perçoit. Et ce n'est pas facile de le reconnaître, Car comme dit l'Apôtre, il se transforme en ange de lumière, on ne sait pas très bien à qui on a à faire ?
Mais alors, comment va-t-on reconnaître l'ange de lumière de celui qui n'est pas un ange de lumière ? Mais à ce qu'il va dire, à sa suasio, il va susurrer quelque chose. Et ce quelque chose qu'il va susurrer, ce sera une pensée que le moine va sentir d'instinct comme n'étant pas une qui conduit à la vie, qui conduit à plus d'amour.
Que fait-il d'abord ? D'abord, il repousse le démon lui-même. Il le chasse loin des regards de son coeur. Il ne veut plus le voir. En réalité, ce n'est pas une lumière qu'il voit, c'est une fausse lumière, c'est une illusion de lumière. Mais la source de cette fausse lumière, il la repousse d'abord. Et voici la petite note : deduxit ad nihilum, Pr.67, il le renvoie à son néant. Il le renvoie à son rien. Voyez, nous sommes dans le domaine de l'illusion diabolique.
Et voyez alors derrière ça ces récits que vous rencontrez souvent dans la littérature monastique primitive, chez Saint Antoine d'abord, et puis après chez tous les autres, ces récits d'apparitions diaboliques : un bel ange qui se présente, ou une beauté qui se présente ; puis vous voyez le moine qui prie et qui à un moment donné le repousse. Et puis, c'est fini, il n'y a plus rien ! Saint Benoît a un peu démythisé toute cette présentation. On démythise à grand coup aujourd'hui, mais Saint Benoît l'a déjà fait alors. Il est beaucoup plus sobre. Il dit : attention, mais il le fait tout de même rentrer dans son néant.
Et alors il dit : les parvulos cogitatos, Pr.67. Ce n'est pas encore tout car le mauvais esprit a déposé dans le coeur du moine des semences, comme des petits serpents ou des petits jeunes comme il le dit ici : des parvulos. Et que fait alors le moine ? Il les saisit et il les brise contre le Christ, contre la pierre.
Et voyez encore ici, pour bien tenir l'assonance, même avec le Psaume que Saint Benoît récitait, il n'a pas dit cogitatio au féminin, mais cogitatus au masculin, pour pouvoir dire parvulos et ne pas dire parvula, pour le laisser au masculin. Parce que dans le Psaume, il est question de petits enfants mâles, et pas de petites filles. Et ici, à cet endroit-ci, les pensées sont masculines, elles ne sont pas féminines. Mais ça, c'est pour que toujours instinctivement on se souvienne de tout le Psaume : i1 va les détruire en les brisants contre le Christ !
Mais alors, Saint Benoît dit le Christ. Mais dans son esprit, je dirais, dans son intellect, dans son imagination même, il y aura toujours la pierre, mais déjà l'annonce, l'amorce de ce que Saint Benoît explicitera ailleurs. La pierre, c'est le Christ mais il y a encore une autre pierre, c'est celui qui a reçu le nom de Pierre !
Donc, briser contre le Christ, c'est briser contre la pierre. C'est briser contre la pierre qui aujourd'hui représente encore une fois le Christ. Ce sera donc, soit Pierre lui-même, c'est à
dire l'Evêque, soit dans un monastère celui qui tient la place de Pierre, celui qui tient la place du Christ. Ce sera donc l'Abbé. I1 le dira d'ailleurs explicitement. Il emploiera le terme d'Abbé. Et ainsi on voit, non pas une évolution de sa pensée, mais la précision d'un détail !
Et voyez comment à partir de ces quelques lignes, ici, on arrive loin ! Et quelle scène grandiose est sous nos yeux. Nous sommes entraînés dans une guerre où nous ne sommes pas seuls. C'est tout le sort de la Jérusalem nouvelle qui est en jeu contre cette Babylone qui veut l'anéantir et la dévorer. Donc, dans la mesure où moi je triomphe, c'est la Jérusalem nouvelle qui triomphe en moi. Dans la mesure où je suis vaincu, c'est Jérusalem qui est perdue un peu en moi. Je suis solidaire des autres.
Et voyez maintenant ceci, non plus à l'échelle du moine pris personnellement, mais à l'échelle de la communauté monastique. où vous aurez encore dans la représentation des anciens moines, où l,U vous verrez le monastère assiégé de tous côtés par des hordes de démons. Ils présenteront le monastère comme le castra Dei. Castra Dei sunt haec, Gen 32,2, diront-ils. C'est ici l'armée de Dieu, c'est ici le camp retranché de Dieu, c'est ici la forteresse où sont les hommes qui luttent pour Dieu, mais une forteresse qui est toujours attaquée.
Donc, ce n'est pas seulement un moine, mais c'est tous les moines qui sont attaqués ! Et voyez alors, si tous, si tous alors sous le commandement de leur Abbé qui a en place alors des Seniors Spirituels, ceux-là habités par l'Esprit et dirigeant le combat des moines qui, eux, viennent fourbir leurs armes, ou bien qui viennent de lancer leurs traits contre le démon en se référant à l'Abbé ou au Père Spirituel, voyez alors l'image de cette lutte ! Et vous aurez en petit ce qui se passe en grand au niveau de ce que en terme de théologie on appellera l'Eglise. Plutôt que de dire cette Jérusalem, prenons l'Eglise...
Eh bien, nous pouvons en rester là. Et vous voyez, je n'ai pas encore fini. Je pensais bien, mais enfin !
Une toute petite chose encore avant de partir : Vous savez que aujourd'hui, dans la liturgie, on a enlevé de la récitation psalmique les versets de malédiction. Voyez un peu ! Si on enlève de ce Psaume 136 ce verset de malédiction qui est tout de même un des plus terrible de tout le psautier, eh bien imaginons ça ; Mais alors dans quelques temps, les moines qui liront ceci ne comprendraient plus rien. ils ne verraient pas la richesse qu'il y a...
Ne touchons donc pas trop vite aux textes sacrés. Peut-être pour les gens du monde, ou bien pour les braves curés de paroisse cela conviendrait ? Mais pour nous, je pense que ce serait une perte. Parce que il y aurait comme un nerf de notre vie qui serait coupé. Et nous pourrions oublier que notre vie est d'abord une lutte, et une lutte de tous les jours, dans laquelle il s’agit de vaincre. C'est notre devoir.
Mes frères,
En ce jour de l'Ascension, mon intention n'est pas de raser l'herbe sous les pieds de notre Père .Jean-Marie qui va tantôt nous délivrer une de ces homélies dont il a le secret, mais Je voudrais tout bonnement, tout simplement vous faire part de quelques réflexions qui me sont montées ainsi à l'esprit à l'occasion de la solennité d'aujourd'hui.
A longueur de journées nous parlons de bière, de fermentation, de lait, d'évacuation de fumier, nous parlons de légumes, de poireaux, de factures, nous parlons même de musique, nous parlons de toutes sortes de choses qui sont indispensables. Il faut en parler. Mais ne pensez-vous pas qu'aujourd'hui ce serait l'occasion de parler une fois du Royaume de Dieu ?
Aujourd'hui, de nos jours, partout, on est en train de démythiser. C'est la grande vogue aujourd'hui ! Qu'est-ce que cela veut dire ? Mais ça veut dire qu'on essaye d'exprimer dans des mots accessibles aux hommes d'aujourd'hui ce que les écrivains sacrés ont exprimé dans leur langage à eux. Je ne vais pas me lancer dans une entreprise pareille. .Je n'en suis pas capable. Laissons ça aux savants d'aujourd'hui.
Mais je voudrais simplement dire ceci : L'Ascension, c'est le Christ qui prend effectivement possession de son Royaume. Il est intronisé Kyrios, et Adonaï, le Seigneur de l'Univers. Tout pouvoir, dit-il, m'a été donné au ciel et sur terre. TOUT pouvoir, rien n'échappe à sa domination ! C'est cela le Kyrios, le Seigneur ! TOUT est soumis à son autorité. Il est en même temps, pour reprendre l'expression Sémitique, l'Adone, l'Adonaï. Il est celui qui décide, celui qui organise, mais aussi celui qui se trouve en dessous, et qui supporte et qui porte tout ; portant tout, comme dit l'Apôtre Paul, par la puissance de sa Parole.
Il est donc celui qui est au-dessus, celui, celui qui domine. Il est celui qui est en dessous et qui porte. Il englobe TOUT. Il est ce que nous disons : le Seigneur. C'est cela la fête d'aujourd'hui : il est intronisé dans cette qualité de SEIGNEUR. Il y en a un qui a eu une conscience suraiguë pour lui-même, pour l'Eglise et pour l'humanité entière de ce fait. C’est l'Apôtre Paul, le jour où brusquement, brutalement, il a vu le Christ Jésus dans son état de Seigneur. Mais ça peut encore peut-être nous échapper parce que nous sommes encore beaucoup trop grec dans le fond de nous-mêmes.
C'est le Jésus-homme ! C'est un homme en chair et en os. Ce n'est pas une sorte d'esprit, d'ange ou de Dieu, je ne sais pas quoi ? Non, c'est ce Monsieur Jésus qui, lui, est maintenant le Seigneur de l'Univers. Regnat caro comme nous avons chanté dans l' Hymne des Vêpres. C'est la chair d'un homme qui règne sur l'univers entier. Tout lui est soumis, même les puissances spirituelles.
Il a donc vu cela, Paul, en une fois. Et ce n'est pas une expérience d'ordre spéculatif ? Il n'y pensait pas du tout. Au contraire, cela ne lui venait pas à l'esprit. C'est une expérience mystérieuse d'ordre mystique. Elle n'est pas désincarnée. Il n'a pas vécu cela dans l'abstrait de son intellect. Non, elle est globale. C'est tout son être qui a été saisi et qui en a été bouleversé, et qui en a été lancé dans une nouvelle direction.
Et cela vient à partir d'une vision. Il a vu le Christ dans cet état. Et n'allons pas nous imaginer que cette vision a été limitée à quelques instants, une minute peut-être ? ou quelques minutes ? Et puis ce serait de nouveau entré dans l'obscurité ? Non, une fois que le Christ s'est montré à lui, il s'est montré à lui pour toujours et, il continuait à se montrer à lui. Non pas de façon aussi intense qu'a ce moment, mais il était toujours là !
Et dans une vie contemplative, c'est extrêmement important à savoir. Lorsque le Christ Jésus s'est une fois montré à un moine, il se montre toujours après, jamais plus il ne se retire, même dirais-je en dépit des erreurs, en dépit des péchés, en dépit de tout ce qui peut arriver. Il est toujours là !
Cette expérience de Saint Paul - il le voit - et cette vision - va sans cesse en s'amplifiant, en s'approfondissant. Et encore une fois, ce n'est pas simplement une affaire intellectuelle ! Naturellement ça se répercute aussi dans son intellect, mais c'est quelque chose qui est là devant lui et qui s'impose à lui. Il ne sait pas y échapper.
Et vous verrez le développement de tout cela dans ses Ecrits, dans les Lettres qu'il adresse, et qui, plus loin que tout ce qu'on peut, je dirais, construire spéculativement, fait que l'être doit entrer dans une réalité qui englobe non seulement l'homme Peul, mais aussi tous les autres hommes. Evidemment, ici, il faudrait faire l'exégèse de toutes ses lettres. Mais vous comprenez bien que ce n'est pas possible.
Maintenant, l'ambition du moine lorsqu'il est attiré par Dieu dans un monastère, c'est de faire la même expérience que l'Apôtre Paul mais en sens inverse. Paul voit le Christ, et il en est transformé. Le moine, lui, va d'abord se convertir. Et puis alors, le Christ va finalement lui apparaître. Mais de quelle conversion s’agit-il ?
Il s’agit d'une conversion qui est concomitante à cette révélation du Christ. Il y a au départ - du fait qu'il y a eu appel - il y a déjà une révélation extrêmement obscure, ténébreuse, mais qui est là, que le coeur sent. Et cela va produire des effets de conversion qui seront ceux-ci - Saint Benoît y était très attentif - : il y aura de nouveaux critères de jugement.
Donc, le monde, les hommes, soi-même, ne seront plus vu avec le regard d'un homme purement charnel, mais déjà avec le regard d'un homme qui devient spirituel. Donc, voir les choses petit à petit comme Dieu les organise, les juge et les dirige. Cela ne vient pas en une fois. C'est tout un apprentissage, c'est toute une souplesse à acquérir.
Lorsque Saint Benoît dit que le novice, que le moine qui commence à grandir doit marcher selon le jugement et la volonté d'un autre, cet Autre là, il faut le voir avec un grand A également. Ce n'est pas l'Abbé, ce n'est pas le frère, ce n'est pas disons la Règle. Derrière tout cela, il faut voir l'autre qui est Dieu lui-même, qui est le Christ qui va petit à petit éduquer le moine à voir les choses telles qu'elles sont dans leur réalité éternelle.
Et puis alors, au fur et à mesure que cette conversion avance, il se produira cette apparition du Christ. Et alors, c'est l'entrée dans ce fameux Royaume de Dieu, ou ce Royaume du Christ, ou ce Royaume des Cieux. Nous ne devons pas imaginer l'Univers de Dieu comme étant juxtaposé au nôtre, ou comme étant à côté du nôtre comme deux réalités hétérogènes qui ne se compénètrent pas ?
Non, le Royaume de Dieu, comme disait le Christ, mais il est parmi vous ! Il ne faut pas vous imaginer, dit-il, que l'on dira : oh, il est là ! Ou bien il est là-bas ! Non, ne croyez pas toutes ces histoires là, dit-il, le Royaume de Dieu, il est parmi vous, il est là. Pas à côté de vous, mais intra vos comme on dit en latin, à l'intérieur de vous !
Et c'est facile à comprendre. Le Royaume de Dieu, c'est donc cet Univers de Dieu qui est en train de se faire, les énergies divines qui sont en train de créer l'univers depuis la matière la plus simple jusqu'à la plus complexe et, depuis l'organisme le plus rudimentaire jusqu'à l'homme qui est en train d'être divinisé. Tout cela, c'est l'oeuvre créatrice de Dieu ! C'est lui qui pénètre tout de ses énergies créatrices, transformatrices, amoureuses, qui petit à petit font de l'univers spirituel, de l'univers matériel, un temple dans lequel Dieu va se révéler.
Et le Royaume de Dieu est donc infiniment proche de nous. Il est en nous, il est partout. Et celui qui est le Maître absolu de ce Royaume, c'est cet homme Jésus, c'est ce Christ mais dans l’état où il est maintenant après sa résurrection-ascension. Il est présent partout ! Nous ne devons pas l'imaginer comme étant dans une situation de surplomb par rapport au monde et que tous les hommes pourraient le voir là, qu'il est visible de tout le monde parce qu'il est très haut ?
Non, il est proche et présent partout. Naturellement ce n'est pas facile à comprendre, c'est un mystère. Mais il n'est pas seulement ici présent par son action, mais il est aussi présent par son être d’homme. Si bien qu'il est proche de chacun de nous et chacun de nous peut - si Dieu lui permet - le voir ! Car chaque homme est doté d'un organisme qui est en rapport avec cet univers de Dieu. On appellera ça en langage théologique : les vertus théologales : foi - espérance - charité.
En langage Biblique, c'est beaucoup plus concret, plus poétique aussi, plus proche de nous. On dira que l'homme est doté d'un organisme interne spirituel. On l'appellera le coeur, on l'appellera l'âme. Il est doté d’yeux, d'oreilles, de mains. Il peut donc voir, il peut entendre, il peut prendre. Il y aura donc là un organe de vision qui petit à petit sous cette action de Dieu va se purifier. Ses yeux vont s'ouvrir d'abord. Et puis la brume qui se trouve devant ses yeux va s'en aller, va disparaître, le regard va devenir plus clair. Et finalement il va par degrés se présenter une vision bien réelle de ce Royaume de Dieu.
D'abord un univers de clarté, de lumière. Il est impossible de voir Dieu si on est dans les ténèbres. Nous venons encore de l'entendre lire il y a quelques instants. Non, vous êtes Lumière dans le Christ. Et si vous êtes Lumière dans le Christ, à ce moment-là, vous voyez cette lumière.
Cette expérience a été exprimée dans la vie de Saint Benoît lorsqu'on dit que Saint Benoît voyait l'univers dans un rayon de lumière. Ce n'était rien d'autre que cela, il voyait l'univers pris dans ce Royaume de Dieu qui était lumière. Mais alors après, il y aura une apparition de la Source de cette Lumière qui est la Personne bien vivante de ce Christ ressuscité et dirigeant, et gouvernant tout.
Ce sera alors l'expérience que nous retrouvons dans la vie de l'Apôtre Paul, avec une intensité qui ne s'est jamais démentie. Ce qui ne veut pas dire intensité au plan, je dirais, de la vision ponctuelle. Non, mais une vigueur plutôt, qui ne s'est jamais démentie, qui n'a fait que se développer et grandir.
Et finalement, finalement ce Christ apparaît dans ce qu'il est au plus profond de lui. Il est la seconde Personne de la Trinité. Nous ne le connaissons plus, disait Saint Paul, selon la chair, mais nous le connaissons selon la divinité aussi. Et alors, le voilà pris, et le voilà entrant, et le voilà vivant et contemplant l'abîme de la Trinité. Et ça, c'est l'expérience normale de quelqu'un qui petit à petit est purifié, son regard s'ouvre, il entre dans cet univers de Dieu. Et il y est, il y vit.
Mais on dira: Mais il y a peut-être danger d'erreur dans tout cela ? Et ce danger d'erreur n’est pas illusoire. Il y a eu combien de faux, je ne dirais pas de faux chrétiens, mais de faux saints qui racontaient toutes sortes de choses, qui s'imaginaient être arrivées dans cet univers de Dieu et qui en réalités n'y étaient pas.
Il y a un critère, ici aussi, de discernement qui est infaillible. C'est, celui qui est entré dans cet univers devient selon qui était aussi dit de Saint Paul. C'est Saint Augustin je pense qui l'a dit : cor Pauli, cor Christi . Le coeur de Paul, ce n'est plus son coeur d'homme, c'est devenu le coeur du Christ. On peut dire alors : cor monachi, cor Christi, le coeur du moine, c'est le coeur du Christ.
Et cela veut dire qu'il ne peut plus rien faire d'autre que d'aimer. Son univers, cet univers de Dieu, ce n'est pas un univers de tyrannie, un univers de despotisme ? Ce n'est pas dans ce sens-là que le Christ est le Maître et le Seigneur de l'Univers. Non, c'est la toute puissance, l'omnipuissance de l'Amour.
Celui qui est entré dans cet univers, il n'y a rien à faire, même si lui ne le voudrait pas, il ne peut plus rien faire que d'aimer ! Il ne sort plus de lui, de son coeur que des mouvements d'Amour. Même si - car il est un homme qui est sur terre - même si il a encore des mouvements de violence et de colère. Pensons à la violence d'un Saint Bernard, à la violence d'un Saint Paul et aussi à la violence du Christ qui savait fomenter une émeute dans le temple pour changer un petit peu, disons, les structures de l'époque et mettre à la porte tout ce qui ne devait pas être.
C'est cet amour alors qui devient souverain. Il y a une correspondance exacte entre la domination du Christ, la domination amoureuse sur l'univers et les réactions à l'intérieur du coeur de l'homme qui vit dans ce Royaume de Dieu.
Et nous avons là aussi le paradoxe, qui est un véritable paradoxe ici, quelque chose d'étonnant donc, de stupéfiant parfois. C'est le paradoxe du caché, c'est à dire que cela s'opère dans l'invisible. Le Christ est parti. Il est monté aux cieux. Il se dérobe à nos regards. Il est invisible. Mais en réalité, il est parfaite- ment visible de celui qui a le regard pur.
De même le moine qui est entré dans le Royaume de Dieu, il sait très bien qu'il y est. Mais il est caché à tout le monde, aux regards de tous. Ce n'est pas une sorte de jalousie de la part de Dieu, mais c'est ainsi ! Il ne peut pas en être autrement. Saint Paul l'a encore bien dit : Votre vie est cachée avec le Christ en Dieu.
Et cette assomption du moine dans le Christ - je dis du moine parce que nous sommes dans un monastère et que, comme je le disais tantôt, l'ambition du moine, c'est de revivre l'expérience de Saint Paul. Et à ce moment là, il y a le regard du monde. Le monde ne peut pas voir ces choses là, le monde ne peut pas les comprendre. Et le monde ne les comprenant pas va manifester de l'hostilité ou du mépris.
Vous allez retrouver alors ces avertissements que le Christ a donné : « Ecoutez, soyez heureux, soyez contents, soyez dans la joie lorsque le monde vous méprise, lorsque le monde vous en veut, c'est le signe que vous êtes entrés dans le Royaume. » Car si vous n'étiez pas dans le Royaume, le monde aimerait, aimerait ce qui est du monde. Mais ce qui est de l'univers de Dieu échappe au monde. Il y a là un paradoxe qui est frappant et qui apparaît parfois, soit dans la vie d'une personne, soit dans la vie d'une communauté.
Au début de Cîteaux par exemple, on disait : les gens prenaient la fuite. Il ne pouvaient pas comprendre ces hommes. Il a fallu que Dieu lui-même amène Bernard et quelques uns de ses amis pour que se produise comme un éclatement à partir de cette communauté et que ça commence à rayonner d'une certaine façon sur le monde. Mais encore d'une façon assez spéciale parce que la méfiance à l'endroit de Cîteaux a toujours duré.
Et je me demande parfois, si elle ne dure pas encore un peu maintenant ? Mais ça, c'est le signe qu'il y a quelque chose qui n'est pas du monde, et qui est déjà une émergence, un affleurement de Royaume de Dieu.
Eh bien voilà, mes frères, quelques petites réflexions. Vous en ferez ce que vous voudrez. Elles rencontrent peut-être les préoccupations de l'un ou l'autre parmi vous ?
Mes frères,
Le laps de temps qui s'est écoulé depuis Pâques, depuis notre dernière récollection jusqu'aujourd'hui, s'étend à peu près depuis Pâques jusqu'à l'Ascension ; il me semble que cette quarantaine présente comme un condensé de notre vie monastique. Pendant ces quarante jours, les apôtres n'ont eu au coeur qu'un besoin, qu'un désir, qu'une attente : le Christ pouvait à tout moment, en tout lieu, leur apparaître.
Et leur attente a été comblée. Les Evangiles nous rapportent quelques-unes de ces apparitions, mais il est certain que le Christ s'est manifesté à eux bien souvent. Il ne pouvait pas laisser inassouvi ce désir qui les brûlait. Eh bien, nous retrouvons là ce qui fait l'essence même de la vie monastique.
Ce désir qui torturait le coeur des apôtres, ils l'ont conservé même après l'ascension, ils l'ont transmis aux premières communautés chrétiennes qui vivaient dans l'attente de cette fameuse Parousie, et puis cela a été repris par les premiers moines et ils nous l'ont transmis jusqu'aujourd'hui.
Le moine est quelqu'un qui attend que le Christ se manifeste à lui d'une façon ou d'une autre. C'est pourquoi saint Benoît donne comme une des notes caractéristiques des moines la sollicitudo, comme il dit, l'empressement, la diligence, l'attention, la veille. Le moine doit être empressé à l'office divin, à l'obéissance, aux choses contraires qui ne doivent plus le rebuter mais au contraire l'éperonner, le talonner.
Il doit être diligent,ce n'est pas un indolent, il sait mettre la main au travail, au travail manuel tout bonnement mais aussi au travail de son zèle : il est attentif , il ne se laisse pas distraire, il ne se laisse pas disperser, toujours il ramène son esprit à cet unique objectif : le Christ un jour doit se montrer à lui ; mais ce Christ dans la réalité, si le moine veut être attentif, se manifeste très souvent.
Mais cette attente, cette disposition constante n'est pas purement naturelle. C'est vécu dans le moine par l'Esprit, cet Esprit du Christ qui appelle, qui sollicite, et qui exige la présence du Christ.
Dans une semaine nous allons célébrer la fête de la Pentecôte. La Pentecôte à l'époque du Christ rappelai le don de la Loi, cette Loi qui a été donnée à Israël et qui par son intermédiaire a été donnée à l'humanité entière. Mais le Christ, lui, au moment où il va répandre son Esprit sur le groupe de ses premiers disciples va aussi leur donner la Loi, mais sa Loi à lui, mon commandement comme il dira, ma torah, ma loi,qui est l'amour. L'attente du Christ va donc se confondre pour nous avec le besoin d'aimer.
Dans ce magnifique texte de Ruysbroeck que nous venons d'entendre, nous avons perçu que l'Esprit à l'intérieur du moine devenait comme un volcan, un tourbillonnement, une explosion qui ne laisse plus aucun repos. Mais n'oublions pas que cet Esprit c'est une Personne bien vivante qui est le lien de la Trinité, et c'est l'amour. L'appel qui vient du Christ va donc se confondre pour nous avec un besoin d'aimer. Aimer le Christ d'abord, saint Benoît nous dira, que nous ne devons absolument rien préférer à l'amour du Christ.
Ce sera aussi aimer ses frères : il est dit que saint Séraphim de Sarov lorsqu'il rencontrait un de ses frères, il avait spontanément cette exclamation « Oh quel bonheur, le Christ est ressuscité ». Dans chacun de ses frères, il voyait une manifestation de ce Christ dont l'amour le rongeait. Et puis cet Esprit dépose aussi en nous un autre amour, et je voudrais le dire aussi en m'excusant, mais l'amour de l'Abbé.
Il faut aimer son Abbé d'un amour, d'une charité humble et sincère. Pourquoi ? Parce que l'Abbé en a besoin. Il est par excellence dans une communauté une manifestation du Christ, du moins c'est cela qu'il doit être, une transparence du Christ par sa parole et par sa conduite. Il doit montrer ce que c'est que d'aimer. Il faut donc à travers ses défauts, à travers ses faiblesses, il faut un regard suffisamment éveillé, attentif que pour sentir cette présence du Christ au milieu d'un groupe de frères. C'est pour cela qu'il faut l'aimer.
Et nous pourrions peut-être au cours de cette récollection nous poser deux questions :
………………………………………………………..arrêt accidentel de l’enregistreur !
Mes frères,
En écoutant Saint Benoît, nous avons entendu qu'il conseillait à l'artiste en voie monastique de briser les pensées qui inclinent vers le mal immédiatement contre le Christ en les dévoilant à un Ancien Spirituel. Il ne fait pas allusion à l’Abbé ! Ce n'est pas nécessaire sans doute puis que le même Esprit habite et dans l'Abbé et dans le Senior. Cela peut tout de même paraître étrange, mais nous allons comprendre un peu mieux la pensée de Saint Benoît lorsque nous allons maintenant aborder un troisième endroit où il pose le même problème.
C'est au 5° degré d'humilité, qu'il libelle comme suit : Le 5° degré est atteint si le moine ne dissimule pas à son Abbé les pensées mauvaises qui se présentent à son cœur, ou bien, dit-il, le mal qu'il a commis dans le secret, alors il ne le dissimulera pas grâce à un humble aveu. 7,44.
Naturellement, j'ai traduit littéralement, ce n'est pas un français châtié comme dans la traduction. Mais la traduction ne rend pas les nuances. Et pour moi alors, lorsque les nuances ne sont pas bien rendues, ce n'est pas bien traduit. Il faudrait être un génie pour rendre ça textuellement en français !
Par exemple il dit ceci : Le 5° degré d'humilité consiste à découvrir à son Abbé… Mais ce n'est pas ça ! C'est non celaverit, il ne le dissimulera pas à son Abbé. C'est tout autre chose : découvrir ou essayer de cacher ! Ce sont des nuances qui sont importantes pour comprendre un peu ce que Saint Benoît entend signifier ici.
Mais à première vue, on peut suspecter Saint Benoît d'une certaine incohérence. Voici que dans la Règle, dans le Prologue de la Règle, il proposait au candidat moine, donc au novice, et puis alors au novice progressant vers Dieu, il lui disait : Ecoute, si tu veux vraiment devenir ce que tu désires être, tu dois aussitôt que la pensée mauvaise se présente à toi, la briser incontinent contre le Christ. Pr.28. Cela s'adresse à un commençant !
Alors, lorsqu'il va lui détailler tous les outils de l'artiste spirituel, il va lui dire : Voilà, briser contre le Christ, cela voudra dire l'ouvrir à un Ancien Spirituel. 4,50. Or voici maintenant qu'il nous situe ça au 5° degré d'humilité. Mais qu'est-ce que ça veut dire ? Doit-on supposer que le novice est incontinent, du fait d'être novice, parvenu au 5° degré d'humilité ? Ou bien le 5° degré d'humilité serait-il quelque chose de tellement ordinaire, que ma foi, un novice soit capable de l'appliquer tout de suite ? Voyez ! Il y a quelque chose, là, qui est discordant !
Mais c' est une incohérence apparente me semble-t-il ? Les Anciens du désert, dont la doctrine a été un peu ordonnée par Cassien, avaient aussi une échelle d'humilité. Et le fait de dévoiler ses pensées était au second degré d'humilité, le premier étant le renoncement à sa volonté propre. ,
Et là, vous retrouvez la balance de Saint Benoît : ambulare alieno iudicio et imperio 5,12. Donc, marcher au jugement et au commandement d'un autre ; Marcher au Jugement d'un autre en dévoilant ses pensées à un autre - 2° degré d'humilité - et au commandement d'un autre. Ne plus faire sa volonté, c'est le premier degré d'humilité suivant Cassien !
Les choses ont évolués, naturellement, avant que ça n'arrive à Saint Benoît. Le voici qui, lui, situe cela au 5° degré. Il doit donc y avoir quelque chose là en dessous que nous devons malgré tout essayer d'élucider. Et ce sera possible, je pense, si nous voyons les choses post factum. C'est à dire si nous entrons, si nous essayons d'entrer dans la peau et dans la mentalité de Saint Benoît qui, lui, est arrivé à la sainteté et qui après, jette un regard rétrospectif sur le chemin qui a été parcouru.
A ce moment là, Saint Benoît voit mieux les nuances. Il voit mieux que dans ce dévoilement des pensées il y a malgré tout des degrés également, et des étapes à parcourir. Et à ce 5° degré, c'est déjà une étape très élevée ! C'est une étape qui ne peut se situer qu'ici. Voici des détails, par exemple : Il dira, et c'est important, que cette fois-ci, il faut s'adresser à l'Abbé. Abbatem suum, dit-il. Il ne dit pas encore Abbatem tout simplement, mais Abbatem suum. On ne sait pas y échapper!
Naturellement, on pourrait dire : Mais c'est une terminologie. Un Abba, c'est un Ancien. Oui, mais lorsque Saint Benoît parle d'Abba, c'est toujours l'Abbé du monastère. Ce n'est pas n'importe quel Ancien, c'est l'Abbé ! Donc ici, il s’agit de s'adresser à l'Abbé. Et c'est beaucoup plus difficile de s'adresser à l'Abbé, que de s'adresser à un Ancien Spirituel.
Par exemple, je peux très bien avoir deux, trois Anciens ! Tel type de pensée, je vais l'avouer à tel Ancien parce que je sais qu'il est expert dans ce type de problème. Une autre pensée mauvaise, je vais la dévoiler à un autre Ancien parce que je sais ru qu'il est plus apte à me comprendre dans ce domaine là. Ah non ! Ici, c'est à Abbatem suum " ! Ce n'est pas un ou l'autre, c'est suum, c'est le sien, c'est lui, c'est pas un autre.
Et la démarche est beaucoup plus difficile, parce que ici, il s’agira de toutes les pensées. Ce n'est pas une certaine catégorie de pensées que je vais révéler à l'Abbé, qui à mon sens serait plus expert dans cette matière spéciale. Non, c'est toutes les pensées qui vont être révélées à l'Abbé. Rien n'y échappe ! Révéler ces pensées qui entraînent au mal, mais aussi parfois le résultat, les faits produits par la pensée qui est mala absconse commissa, 7,44. C'est la pensée arrivée...
Saint Benoît disait au début : ce sont des parvulos cogitatos, Pr.28, ce sont des petits, des tous petits, et il faut les briser d'un coup. Mais ici, ça a grandi, ça c'est développé. Non seulement ça a entraîné au mal, mais le mal a été commis. C'est arrivé ! Mais ça a été commis absconse, de façon cachée, dans le secret, personne n'est au courant que moi et Celui qui sait tout, Dieu, le Christ. Je peux donc très bien tenir ça pour moi tout seul. Mais non, je vais le révéler à mon Abbé.
Mais alors ça devient - et c'est là que se met cette question d'humilité - ça devient scabreux. Car, si j'ouvre à l'Abbé toute les pensées perverses qui se présentent en moi, et en plus, tout le mal que j'ai effectivement commis dans le secret sans que personne ne me voit, mais spontanément quelle idée va-t-il - encore une nouvelle pensée qui va me venir à la tête - que va-t-il penser de moi pour finir ? Quelle opinion va-t-il avoir de moi ?
Dans son opinion, mais je vais tourner à rien du tout, mais rien du tout ! Et alors je peux dire que finalement mon avenir dans le monastère s'écroule. Parce que il n'osera jamais rien me demander, jamais rien me confier, me connaissant si bien dans toutes mes misères les plus profondes...
Voyez ! Malgré ça je le fais ! Cela, c'est le 5° degré d'humilité ! C'est beaucoup plus que de temps en temps ici une pensée, chez tel senior, qu’on casser contre lui. Non !
Et alors, encore un tout petit détail. C'est où il dit : non celaverit. Le mal a été commis absconse, in abscondito, dans le secret, en cachette. Ici, je ne le dissimule pas. Je n'essaye pas de continuer à le cacher. Voyez l'importance de cette nuance dans les traductions ! Ce n'est pas découvrir, dévoiler ; mais ici, je ne le dissimule pas, je ne le cache pas. Je l'ai commis. Tout cela c'est passé dans ma tête, personne ne le sait ; ou bien, le mal, je l'ai commis et personne ne l'a vu. Mais non, je ne le cache pas, je ne le dissimule pas. Voyez un peu quelle somme de vertu ça demande!
Il est donc bien logique que Saint Benoît le situe ici au 5° degré d'humilité. Car c'est au moment où le moine lui-même n'a de sa propre personne qu'une opinion pas fameuse. Alors, qu'est-ce que ça peut bien lui faire que son Abbé le sache ? Il est même préférable que son Abbé le sache. Comme ça, l'Abbé sait prendre ses précautions. L'Abbé, comme ça, ne risque pas de commettre d'erreurs ; l'Abbé ne risque pas de trébucher et de se tromper.
Et ce sera sur la route, et déjà très loin du 7° degré d'humilité où il dira : consiste non seulement à se proclamer des lèvres le dernier et le plus vil de tous, mais aussi à le croire du fond du coeur. 7,51. Ici, il le croit déjà dans son coeur. Et c'est grâce à cela qu'il peut le dire à celui duquel il aurait le plus d'intérêt à le cacher : l'Abbé ! Et au 7° degré d'humilité, maintenant, il peut le dire des lèvres parce que c'est tellement encré en lui que sa bouche, alors, parle de l'abondance du coeur.
Voilà, je pense, quelque chose que nous pouvons retenir. Mais ça ne veut pas dire que nous devons le mettre en pratique, parce que ce serait artificiel ! C'est quelque chose qui doit être spontané, ça ne se fait que si on est au 5° degré d'humilité. On ne peut pas dire : « Tiens, à partir de demain, je vais commencer. Donc, je serai au 5° degré d'humilité. »
Non hein ! Il faut commencer par le commencement. Et quand on est au 5° degré d'humilité, ça se fait tout seul, c'est quelque chose de spontané, ce n'est pas quelque chose de voulu. Cela ne veut pas dire que c'est quelque chose d'agréable, de facile, mais ça va de soi.
Dans le domaine spirituel, qui n'est pas le nôtre encore une fois, qui est le domaine de Dieu, on ne sait pas humainement jouer la comédie, faire du théâtre. Qu'arriverait-il par exemple si je me disais : « Je m'en vais faire ceci sans être au 5° d'humilité. » ? Mais je vais tout simplement perdre la boule. Mais oui, je vais tout simplement me déséquilibrer, je vais me créer toutes sortes de complexes - il n'y a rien à faire - parce que je n'aurais pas été franc, je n'aurais pas été vrai.
A la base de tout ce que nous dit Saint Benoît et tous les auteurs spirituels monastiques, il y a toujours cette exigence de vérité. On ne sait pas faire comme si, cela doit venir d'un vrai fond, autrement, ce n'est pas de Dieu, ce n'est pas de l'Esprit. Et ça peut nous conduire là où nous ne voudrions pas aller. Saint Benoît le dira ailleurs et je l'ai dit au début, je l'ai rappelé : il y a des routes qui paraissent bien droites... mais le bout de la route, c'est la chute dans un trou.
Donc, même lorsque nous désirons pratiquer la vertu, ne la pratiquons pas trop vite ! Pratiquons-là le jour où elle se présente à nous et qu'elle devient l'expression de notre être. Je ne dis pas ça maintenant naturellement pour prêcher le relâchement, etc. Non, non, mais simplement pour dire que nous devons toujours être vrai, être tels que nous sommes.
Et tels que nous sommes, c'est déjà un premier pas et une première amorce alors pour pouvoir franchement, soit à un Senior Spirituel, soit à l'Abbé un jour ou l'autre, se montrer vraiment tel qu'on est.
Mes frères,
Nous célébrons aujourd'hui la solennité de la Pentecôte, qui coïncide avec la fête des mères, et nous n'auront garde d'oublier celle qui est la mère de Jésus. Nous devons aujourd'hui nous laisser saisir par un spectacle de beauté. Le Saint-Esprit est la personne qui nous dévoile, qui nous révèle la transparence,la luminosité et la beauté de Dieu. Dieu est beau parce qu'il est amour et les mères sont belles parce qu'elles aiment. Et nous, nous serons beaux si nous aimons.
Afin de célébrer dignement cette solennité, mes frères, demandons au Seigneur de nous purifier par le moyen de cette eau qui va nous rappeler au terme de ces solennités pascales, une fois encore, notre incorporation dans la mort et la résurrection du Christ.
Mes frères,
I1 n'est possible de comprendre le fait de la Pentecôte. C'est un mystère qui nous touche de trop près ; i1 est encore présent et agissant aujourd'hui. La seule façon de l'évoquer quelque peu à travers l'expérience des saints, c'est d'user de quelques images.
La Pentecôte, c'est être happé, sucé et emporté dans des régions inexplorées, inexplorables, des régions dont on ne revient que pour être livré à une ivresse, à un vertige qui lance dans des aventures à l'encontre de toute sagesse d'homme. La Pentecôte, c'est sentir en soi les bouillonnements d'un volcan au pouvoir infini. C’est respirer le feu, c'est devenir soi-même un brasier aux élans intolérables. La Pentecôte, ce sont des nappes, des fleuves, des océans de lumière, qui déferlent,qui engloutissent, qui submergent. Tout disparaît et tout renaît. Il n'est plus ni espace, ni durée ; on est rien et on est tout.
La Pentecôte à l'origine, c'est ceci : Il répandit sur eux son souffle. Un geste anodin, mais tout ce que Dieu fait n'est-ce pas anodin ? Personne n'y prend garde, personne, sauf le regard attentif du dioratique, sinon, personne ne le sait. Cette exsufflation, ce Il répandit sur eux son souffle, c'était en réalité l’événement vers lequel tendait,depuis des millions de millénaires le patient labeur de la création.
Comment expliquer cela ? Tout essai d'explication est forcément bancal. Pardonnez donc mes pauvres et si imparfaites paroles. Voici : Le memra, le Verbe Créateur devient l'homme Jésus-Christ . Et cet homme, Jésus-Christ, est un soir mort sur une croix ; que1ques jours après, i1 ressuscite et il est intronisé Kyrios, Seigneur, Maître absolu de tout ce qui existe. Et voici,qu'il insuffle à quelques hommes, et à travers ces hommes à l'humanité entière, et à travers l'humanité au cosmos tout entier, un nouveau principe de vie : le Souffle qui l'habite, qui l'habite Lui, le Souffle qui l'anime, le Souffle qui le possède.
Et ce Souffle, c'est lui-même une personne vivante aux noms multiples, aux noms qui ne peuvent cerner la richesse infiniment divine de cette personne. C'est l'Esprit Saint, c'est le Vent, c'est le Feu, c'est la Lumière, c'est l'Eau, c'est surtout l'Amour. La mission de cette personne c'est de faire surgir, irrésistiblement mais insensiblement, des cieux nouveaux et une
terre nouvelle. Et à l'instant même où Jésus soufflait ainsi ce nouveau principe de vie sur ses disciples, commençaient ce qu'on appelle les derniers temps, ou si vous voulez, la dernière étape.
Vous pourrez me rétorquer et non sans raison : Mais qu'est-ce qui a changé ? Guerres, violences, meurtres, corruptions, exploitations, mais c'est pis que jamais. C'est vrai, c'est pis que jamais, et pourtant il se passe quelque chose. Mais encore une fois, comme c'est un agir de Dieu, personne ne le remarque, personne ne peut le voir puisque l'univers de Dieu est tellement au-delà de nos sens, il ne tombe pas sous l'appréhension de nos sens. L'homme a d'autres centres d'intérêt que de s'occuper de ce que fait Dieu, n'est-ce pas ?
Quo fait donc Dieu ? Il recommence toujours cet événement de la Pentecôte, ou plutôt il le poursuit. Il insuffle à certains hommes son propre Esprit et il les transforme de fond en comble ; à l'extérieur il ne paraît rien, mais au-dedans d'eux c’est le déchaînement d'un ouragan de lumière et de feu. Ces hommes deviennent des torches vivantes d'amour. C'est l'amour qui les possède et ils ne peuvent plus rien faire d'autre que d'aimer.
Ils ne sont justiciables devant aucun tribunal humain, mais par contre tout jugement leur a été remis. Ils peuvent être écrasés, ils peuvent être tués par la haine ou par le mal, ils sont toujours, et infailliblement, vainqueurs car jamais leur amour ne recule,ni ne cède. Bien mieux, leur amour absorbe en lui, tout le mal qui déferle sur eux et il le dissout. Et en le dissolvant, il assainit dans ses profondeurs secrètes l'organisme, le corps que constitue toute l'humanité et ainsi, ultimement il la rédime, il la sauve, et sans même qu'elle sans aperçoive, même si elle ne le veut pas, il la transforme.
Mes frères, c'est cela la Pentecôte hier, c'est cela la Pentecôte aujourd'hui, c'est cela la Pentecôte de chaque instant. Et Dieu est toujours, Lui, par son Esprit, à la recherche d'hommes qui sont disposés à vivre cette prodigieuse aventure de se laisser investir et transformer par cet amour.
Nous qui sommes ici réunis, qui avons été baptisés dans l'Esprit Saint, nous y sommes appelés nous aussi, mais en avons-nous pris conscience dans notre vie, le savons-nous seulement ? Avons-nous été sollicité ? Oui, certainement ! Mais peut-être n'avons-nous pas entendu, peut-être n'avons-nous pas compris car nous n'étions pas suffisamment éveillé, notre esprit vagabondait ailleurs.
Et lorsque cet appel, nous le percevons,qu'allons-nous faire ? Aurons-nous peur ? Il est normal d'avoir peur car se profile dans le lointain un spectacle inquiétant, une croix sur laquelle meurt un homme. Ou bien accepterons-nous, allons-nous risquer ?
Mes frères, voilà la question qui nous est adressée aujourd'hui en ce jour de Pentecôte qui est le dernier jour du Temps Pascal. Qu'allons-nous choisir ? Qu'allons-nous répondre ? Si nous ne répondons pas aujourd'hui, Dieu nous sollicitera encore demain. Mais il nous a appelés, mes frères, et un jour espérons que nous aurons le courage de répondre : oui, me voici ! Amen !
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Mes Frères,
Hier, c'était la Fête de Saint Pacôme. J'aurais voulu vous parler un peu au sujet de ce grand moine. Mais voilà, il fallait chanter parce que nous devions à partir d'aujourd'hui changer les hymnes de la période d'été. Si j'en parle aujourd’hui, ce sera un peu décalé, décalé d'un jour. Mais ça ne fait rien !
Saint Pacôme est très peu connu, c'est à dire qu'on a des clichés sur lui. On dira que Saint Antoine est le fondateur de lai vie monastique, surtout de la vie érémitique, et que Saint Pacôme est le fondateur de la vie cénobitique. C'est un peu simplot, parce que en réalité, Saint Pacôme n'est pas le fondateur de la vie cénobitique. Il en est plutôt un organisateur. Disons que c’est son organisation qui a triomphé de autres.
Il est plutôt comme un fondateur d'Ordre. Car à son époque, il existait d'autres monastères cénobitiques déjà. Ils se sont agrégés au sien de façon à former comme une Congrégation, un Ordre dont il était le supérieur. Un peu ce qui s'est passé à l'époque de Cîteaux, où d'autres monastères Bénédictins, même des Congrégations entières, s'affiliaient à Cîteaux. Ici, des monastères s'affiliaient à Pacôme.
Et ce Pacôme, qui est donc un Egyptien du sud de l'Egypte, est un converti. Et c'est un converti du paganisme à l'âge de 20 ans. Il s'est converti au cours de son service militaire. Mais ce n'est pas un converti d'une vie parfaite déjà comme militaire, à une vie plus parfaite dans le monastère. Cela arrive, ça ! Vous avez des militaires qui embrassent la vie monastique tout en étant déjà parfait avant. Mais pour eux, c'est voilà encore : militare sub Christo après avoir militare sub rege. C'est bien ça !
Mais lui, c'est différent, c'était un conscrit. Cela veut dire qu'à l'époque, on passait comme ça dans les villes et les villages et on emmenait de force les jeunes gens pour le service militaire. Ils étaient donc en réalité faits prisonnier, déportés pour le service militaire.
Constantin avait fait cela parce qu'il avait une guerre contre un petit roi quelconque, et qu'il avait besoin de conscrits. Il a envoyé d'autres troupes dans le sud de l'Egypte. On a ramassé des jeunes gens. On les a embarqués sur le Nil, et on les a conduits vers Alexandrie pour le service militaire.
Et mon Pacôme était un jeune homme païen. Il a rencontré sur' sa route - lorsqu'ils étaient sur le bateau où ils étaient étroitement surveillé de peur qu'ils ne s'échappent - il a rencontré des chrétiens dans les villages d'étapes le long du Nil, des chrétiens qui se sont intéressés à ces jeunes gens désemparés. et qui les ont consolés, qui les ont nourris, enfin qui les ont réconfortés. Il en a tellement été touché - car ce n'était pas habituel - qu'il a demandé qui était cette sorte de gens ? Il a appris ainsi que c'était des chrétiens. Il à été attiré vers le christianisme et puis alors a fait directement le pas vers la vie monastique.
Après sa libération de son service militaire, il est rentré chez lui. Et il a rendu visite à un anachorète nommé Palamun qui était très connu aussi. Vous voyez dans les récits de l'époque de l'Abbé de Rancé que les moines trouvaient bien de prendre des noms de ces Pères du désert. Et vous retrouvez un certain Père Palamun chez l'Abbé de Rancé. Il a été éduqué par cet homme qui était extrêmement dur. Et c'est peut-être une raison pour laquelle Pacôme dans son monastère disait ceci :
« Lorsque vous avez des novices, il faut les laisser tranquilles, Ils doivent vivre exempt de soucis, aucun soucis. » Donc, il ne faut jamais leur confier aucune charge. « Il faut vraiment ne leur apprendre qu'une seule chose. Il faut leur apprendre à lutter contre leurs passions, apprendre à obéir, apprendre à prier. Ils ne doivent faire rien d'autre pendant la période de leur noviciat. Ils auront bien le temps après de se rendre utile à la communauté des frères. »
Donc, exempt de soucis ! C'est peut-être parce qu'il se souvenait de tout ce qu'il avait dû subir auprès de ce vieil anachorète, qui avait peut-être poussé les choses un peu loin ? Et c'est une petite note que Saint Benoît a sans doute retenue, car c'est passé dans la tradition que les novices devaient être à part des autres. Ils ne sont donc pas mêlés à la vie de la communauté.
Ils vivent à part, où ils apprennent les rudiments de la vie monastique, qui sera vue toujours alors comme une militia, aussi comme un service militaire, comme une lutte, comme une guerre. Naturellement, ce n’est pas Pacôme qui a trouvé cette comparaison de la guerre, d'une guerre organisée donc contre les passions, contre le démon, contre soi-même.
Mais comme il avait été tout de même à l'armée, il a organisé son monastère un peu sur le type de ce qu'il avait vu à l'armée. Et c'est ce qui lui a donné cette force, cette force contraignante qui a fait que les autres monastères se sont agrégés au sien parce qu'il y avait là quelque chose qui forçait vraiment le sort au plan spirituel tellement c'était bien organisé.
Aujourd'hui, ce serait difficile de reprendre des choses pareilles. Quoique chez Saint Benoît on en voit encore des détails. Par exemple lorsqu'il parle des décanies, des doyens, où vous avez par groupe de dix, un Père, un Senior Spirituel, un Doyen. Et ça donne un peu l'image aussi d'une organisation de caserne.
C'était ainsi chez Pacôme, où était aussi organisé, je pense bien, certains groupes par dizaines. Mais enfin, ça, ce sont des détails disons pratiques de son organisation. Mais je voudrais bien vous rappeler, ou bien si vous ne le savez pas encore vous dire, l'une ou l'autre de ses réflexions. Ce n'est pas grand chose, mais enfin ça situe bien l'esprit du monachisme à son origine.
Pacôme était contemporain de Saint Antoine et de Saint Athanase. Il n'a jamais vu Antoine, mais ses disciples l'ont rencontré. Antoine habitait beaucoup plus au nord que Pacôme et, à l'époque, les communications n'étaient pas aussi faciles qu'aujourd'hui.
Mais l'esprit, l'intention est tout de même identique. Mais chez Pacôme, il y a des petites choses qui sont très sympathique, si je puis m'exprimer ainsi, parce qu'il était tout de même dans un monastère cénobitique. Et on remarquera de tous petits détails qui sont très à propos pour ce que nous voyons depuis quelques mois au sujet de l'Abbé, de son rôle, et du rôle des Anciens Spirituels.
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Mes frères,
Voici une sentence de Saint Pacôme. C'est très intéressant de parcourir quelques instants la vie de ces premiers moines. Nous voyons que les problèmes qui se posaient pour eux, sont encore ceux qui se posaient aujourd'hui. J'ai l'impression qu'on les laisse un peu de côté maintenant. Nous pensons que ce que nous devons rencontrer maintenant, ce qu nous préoccupe, ce à quoi nous cherchons une solution, que c'est d'aujourd'hui ? Non, c'était déjà de leur temps.
Et eux ont trouvé une solution ! Comment ? Mais parce qu'ils ont vu le problème en face. Ils l'ont affronté. Ils n'ont pas cherché des moyens naturels, mais ils se sont confiés à Dieu et à l' Esprit de Dieu qui les a pris, qui les a faits passer au-delà de ce qui était purement naturel, pour les introduire chez lui.
Voici par exemple ce que disait Saint Pacôme. Saint Pacôme s'était abandonné à un mouvement de colère. Il l'avait maîtrisée, mais enfin la colère s'était déclenchée. Il l'avait arrêtée à temps, mais il travaillait avec un frère. Et le frère l'avait remarqué. Voici ce que dit Saint Pacôme : « Comment enseignerai-je ceux que tu appelles à choisir cette vie avec moi, si d'abord moi-même je n'ai vaincu. »
Et vous avez là une des plus belles définitions qui existe de l'Enseigneur. Seul a le droit d'enseigner celui qui a vaincu, celui qui a vaincu dans une double guerre : dans une guerre contre lui-même et puis dans une lutte contre Dieu.
Il doit avoir vaincu en lui-même tous ses vices, toutes ses pensées, toutes ses passions. Il doit être pacifié. On doit pouvoir tout lui faire. On doit pouvoir tout lui dire sans que cela le trouble. S'il y a quelque chose, c'est en superficie, c'est en surface, c'est épidermique. A l'intérieur, il a vaincu !
Pourquoi doit-il avoir vaincu pour enseigner les autres ? Mais c'est parce que la lutte du moine, c'est précisément cela. C'est vaincre, c'est extirper de son coeur tout ce qui peut être malice, tout ce qui peut être méchanceté, tout ce qui peut être a priori contre quelqu'un. C'est cette pureté du cœur !
Et si la pureté du coeur n'est pas là, comment voulez-vous montrer aux autres la route qu'il faut suivre pour y arriver ? Ce n'est pas possible ! Et voilà donc la question que se posait Pacôme : « Si moi je n'ai d'abord vaincu, comment aurais-je le droit d'enseigner ceux que tu appelles ? »
Ce serait, je pense, extrêmement réconfortant si au Chapitre Général par exemple, on entendait ça sortir unanimement de la bouche des Abbés. Je pense que ce serait quelque chose de formidable et que ce serait un miracle d'abord en soi. Et puis en plus, je pense qu'il y aurait une prise de conscience que le véritable problème ne se trouve pas dans des questions d'observances, dans des questions d'adaptation, ni dans tout ça - oui, c'est un problème, c'est certain - mais le véritable problème est au niveau de la pureté du cœur.
Et lorsque la pureté du coeur est atteinte, on trouve une solution à tout.
Pourquoi ? Parce que la solution n'est pas donnée par la raison de l'homme, mais elle est donnée alors par l'Esprit de Dieu qui habite ce coeur et qui peut alors librement s'exprimer. Il ne faut pas oublier que tout ce qui arrive, c'est le processus de la création au plan naturel, au plan surnaturel. Donc, seul celui qui crée - l'Esprit de Dieu qui anime tout et qui crée tout - c'est lui seul qui peut donner la solution. Or, il ne peut la découvrir qu'à un regard pur et à un cœur pur. . .
La fois prochaine, si nous en avons l'occasion, nous verrons un peu la seconde lutte qui est aussi extrêmement intéressante et qui est la lutte du moine, non plus contre lui-même cette fois-ci mais contre Dieu.
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Mes frères,
Saint Pacôme est un homme qu'on aurait voulu voir affronter à, oh ce ne sont pas des problèmes, mais des petits détails ainsi de l'existence. Et je pense qu'il aurait toujours trouvé la solution qui s'imposait à son coeur et au coeur de tous ses frères. Car il est dit ceci de lui : Grâce à la pureté du coeur, il voyait pour ainsi dire le Dieu invisible comme dans un miroir.
On présente toujours Pacôme comme l'organisateur de la vie cénobitique. Et c'est vrai, il l'était! On parle plus rarement de lui comme d'un grand contemplatif, d'un très grand contemplatif. Il l'était aussi ! Il voyait pour ainsi dire le Dieu invisible comme dans un miroir.
Vous avez là une comparaison ou une allusion à ce que dit Saint Paul, Saint Paul qui avait le droit de le dire. Nous n'avons peut-être pas, nous, le droit de le dire ; mais Saint Paul le disait et on le dit de Saint Pacôme.
Nous, disait Saint Paul, nous voyons Dieu maintenant comme dans un miroir...Plus tard, nous le verrons visage à visage puisque nous serons tel qu'il est. Donc, la condition pour voir Dieu, c'est d'être tel qu'il est. Dans la mesure où maintenant sur terre je participe à sa vie, et où mon coeur se rapproche par sa pureté de son coeur à lui, alors je peux jouir aussi du privilège de le voir, mais comme dans un miroir.
Voyez aussi la prudence du rédacteur, ici, de la vie de Saint Pacôme. Il dit ceci : Il voyait pour ainsi dire le Dieu invisible. Pour ainsi dire ! Cette perception qu'avait Pacôme de ce Dieu invisible, on l'assimile à une vision. En réalité, il le perçoit avec tout son être. Bienheureux, est-il dit, les coeurs purs car ils verront Dieu. Or le coeur ne voit pas.
C'est le coeur qui saisit, mais on l'assimile à une vision. On pourrait tout aussi bien l'assimiler à une audition, ou bien une olfaction, ou bien une palpation ? C'est indifférent ! Certains préfèrent parler d'audition. Cela dépend aussi peut-être du tempérament de chacun ? Mais le fait certain, c'est que il y a ici par une participation à la propre vie de Dieu, à la propre vie du Christ, une expérience qui saisit l'être entier et qui est réelle, contre laquelle il n'est pas possible de se défendre.
C'est un peu le résultat de cette joute d'amour entre Dieu et l'homme, entre le Christ et le moine, jusqu'au moment où le moine s'avoue vaincu parce qu'il est totalement possédé par ce Christ qui l'a appelé, qui l'a transformé, qui a pris possession de lui, et qui vit pleinement en lui. Mais il est impossible à ce moment là que l'homme ne s'en rende pas compte. Alors on peut appeler cela une vision, une audition. C'est pour cela qu'il dit ici : pour ainsi dire. Et c'est grâce, alors, à cette pureté du coeur!
C'est l'idéal que les premiers moines proposaient, c'est l'idéal aussi que Saint Benoît leur a emprunté, c'est l'idéal que nous trouverons aussi chez les cisterciens. Saint Benoît dira: anima sponsa Christi. L'âme qui est devenue l'épouse du Christ, l'épouse du Verbe, sponsa Verbi, elle est sine macula et sine ruga, dit-il. Elle est devenue sans taches et sans rides. Elle est pure. Et c'est parce qu'elle est pure, qu'elle peut être épousée par le Verbe. Elle est devenue un avec lui. Voilà l'état qui étai celui de Pacôme. Et Pacôme alors, grâce à cela, pouvait donc pour ainsi dire voir ce Dieu invisible.
Et ici, il y a encore une toute petite notation qui est extrêmement importante parce qu'elle situe Pacôme en tant que Maître en tant que Chef, que tête donc et que guide. Il y a ici une allusion directe à l'état qui était celui de Moïse. Il est dit dans l'Epître aux Hébreux que Moïse lorsqu'il devait lutter contre Pharaon, il tenait tête à Pharaon, fort comme s'il voyait l'invisible. C'est exactement ceci !
N'oublions pas que nous sommes en Egypte. Et l'Egypte a été vaincue, c'est à dire que l'Egypte est devenue chrétienne. L'Egypte qui était la nation qui opprimait le peuple élu de Dieu, qui opprimait Israël dont Dieu voulait faire son épouse. Voici que ce peuple lui-même maintenant a été vaincu par le Christ. Il est devenu chrétien, il est passé dans l'autre camp. Mais malgré tout, derrière, l'Egypte reste le danger.
On trouvera ça encore dans la littérature monastique primitive, où il sera encore toujours question de retourner en Egypte. Mais ce sera devenu une Egypte spirituelle. C'est l'Egypte hors de laquelle Pacôme et ses successeurs doivent faire sortir ceux qui leur sont confiés.
L'Abbé donc, ou l'Higoumène, le Guide est donc assimilé à Moïse. Et il ne peut remplir sa mission de façon efficace, vraiment efficace que s'il jouit du privilège qui était celui de Moïse qui était tellement fort dans sa foi, dans sa confiance parce qu'il voyait pour ainsi dire l'invisible. Dieu s'était manifesté à lui. Dieu l'avait investi de sa mission. Et Moïse était devenu tellement fort qu'il pouvait tenir tête à Pharaon. Et il en était devenu le maître de Pharaon.
Il y a ici, en Grec, un verbe que en latin on va retrouver dans le quatrième degré d'humilité lorsque Saint Benoît dit : sustinens non discedat lassescat, 7,36. C'est sustinens, qu'il tienne le coup sans céder et sens jamais se lasser. C'est ce que nous avons ici en filigrane dans cette petite phrase dite à propos de Pacôme. Il voyait comme pour ainsi dire le Dieu invisible comme dans un miroir.
Il faut voir à l'arrière plan la puissance et la force de Pacôme qui, en dépit de toutes les difficultés - car il en a rencontré de grandes - n'a jamais cédé, n'a jamais reculé, à toujours tenu bon contre tous ses adversaires – attention ! ses adversaires n'étaient pas ses moines ! - ses adversaires spirituels.
En cette lutte qu'il menait, il a tenu parce qu'il était un nouveau Moïse, un nouveau Moïse pour la gens monastique comme Moïse l'avait été pour la race d'Israël pour les faire sortir de l'esclavage de l'Egypte et les faire entrer dans la terre promise là où Dieu les attend.
Naturellement tout ceci se situe au plan spirituel. Mais je pense que c'est ainsi que Pacôme a vu son rôle. Et ce sera beaucoup plus clair lorsque je vous donnerais un de ces jours la troisième note qui était dite de Pacôme, et où c'est bien explicité que son rôle était celui-là.
Et c'est toujours ainsi ! Lorsqu'un homme, un moine, arrive à cet état de pureté qui lui permet d'avoir une vision aurorale de ce Dieu, de ce Christ auquel il s'est totalement donné, il est toujours investi d'une mission. Cela ne veut pas dire qu'il doit avoir une mission officielle dans l'Eglise, mais dans l'invisible, dans l'invisible du Royaume de Dieu, il a toujours une mission de faire sortir des hommes d'un état pour passer dans un autre.
Nous aurons cela, cela a été très bien mis en relief dans le cas de Thérèse de Lisieux qui a été proclamée Patronne des Missions Catholiques. Je pense qu'on pourrait aussi à côté d'elle placer Saint Pacôme car il a été aussi investi d'une mission analogue. C'était beaucoup plus spectaculaire que Sainte Thérèse, ça s'est fait au plan de l'organisation d'une vie monastique.
Mais je pense que ça se poursuit encore maintenant. Et que si nous voulons être des moines cénobites et même des moines bénédictins convenables, nous devons toujours être d'une certaine façon des fils spirituels de Saint Pacôme. Ne laissons pas cela au plan, je dirais de l'organisation matérielle d'un monastère, mais au plan de l'Esprit. Ne l'oublions pas, il a d'abord dit : Comment pourrais-je devenir un exemple pour les autres si je n'ai d'abord vaincu moi-même le mal ?
Et il dit ici : voilà, il était, lui, grâce à la pureté de son coeur, comme s'il voyait l'invisible. Ce sont là deux démarches qui sont essentielles à une vie monastique contemplative. Et je pense qu'elle est au coeur de chacun de nous parce que cela se voit quand on connaît un peu les membres de sa communauté en dessous des défauts qui sont inhérents à chacun.
Et on les aura encore dans l'autre monde, soyez-en certain ! Heureusement d'ailleurs, sinon nous ne serions pas nous ! Ce qui est défaut pour l'un est qualité pour un autre, c'est tellement relatif. Mais en dessous, il y a ce besoin toujours, cette attirance d'être pur, d'aimer, d'être bon, d'avoir un coeur qui n'est plus tout à fait un coeur d'homme, qui est déjà un coeur de Christ.
Et ainsi, de façon à ce que chacun dans le monastère en nous regardant puisse se sentir encouragé, plus heureux, mais surtout encouragé à mieux aimer ses frères, et à mieux aimer celui qui nous a appelés et qui un jour nous permettra de le voir, non plus comme dans un miroir, mais directement, et visage face à visage.
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Mes frères,
Lorsqu'on dit de Saint Pacôme que grâce à la pureté de son coeur il voyait comme pour ainsi dire le Dieu invisible comme dur un miroir, nous pourrions facilement nous imaginer qu'il passait toute sa vie dans cette contemplation sublime, en se désintéressant de tout. Nous voyons peut-être, nous, spontanément, la vie contemplative sous ces couleurs un peu idylliques, et soit dit en passant, comme vous allez le voir, parfaitement irréelles.
Car à ce moment-là, il lui a été dit ceci, ceci qui rétabli l'équilibre et qui situe bien la vocation monastique là où elle est : La volonté de Dieu est que tu serves la race des hommes pour les réconcilier complètement avec lui. Il était possible de dire cela à Pacôme au moment où grâce à son coeur pur, il commençait à voir Dieu comme dans un miroir. Si on le lui avait dit plutôt, il n'aurait peut-être pas compris ? Ou même s'il l'avait compris spéculativement, il n'aurait pas réussi à le réaliser ?
C'est quelque chose d'exprès, de formel. C'est la volonté de Dieu qu'il serve la race des hommes pour les réconcilier complètement avec lui. Ici, Dieu veut réaliser dans Pacôme ce qu'il a déjà réalisé dans le Christ. Il va donc prolonger dans ce moine Pacôme ce qu'il a commencé dans la personne de son Christ. Dieu était dans le Christ se réconciliant l'humanité, est-il dit. Et c'était bien cela !
Regardons un peu franchement comment les hommes se comportent, eux ? Comment nous autres nous nous comportons instinctivement, puisque nous sommes également des hommes, et nous ne valons pas mieux que les autres ?
Pour les hommes, l'autre existe dans la mesure où il me plaît, dans la mesure où il m'apporte quelque chose, dans la mesure où il m'est utile, dans la mesure où il ne me contrarie pas, dans la mesure où il est rentable pour moi d'avoir des rapports avec l'autre. Cela, c'est instinctif ! Chacun vit replié sur soi et l' autre, on le découvre le jour où on en a besoin.
C'est tout autre chose pour le Christ. Le Christ, lui, est constitué dans son être de Christ. N'oublions pas que c'est le Verbe de Dieu, le Verbe de Dieu qui s'incarne et qui devient le Christ. Il est constitué dans son être de Christ comme il est bien dit : propter nos et propter nostram salutem. C'est sa relation à nous qui le constitue dans son être de Christ. Si nous n'étions pas là, il n'y aurait pas de Christ. Il est donc ce qu'il est propter nos, pour nous, grâce à nous.
Alors, voyez ce que Dieu maintenant demande à Pacôme. Il dit : « C'est ma volonté, tu ne peux pas y échapper ! » Ma volonté ? Eh bien, c'est qu'il soit comme le Christ, propter alios, c'est à dire qu'il vive uniquement pour les autres et à l'intention des autres. Et là nous touchons maintenant ce qui fait la beauté, et un peu aussi le tragique de la vocation monastique.
Si quelqu'un est appelé dans un monastère, il est donc d'une certaine façon séparé du monde. Mais Dieu le prend pour faire quelque chose avec lui. Et il ne saurait pas faire quelque chose avec lui si cet homme restait dans le monde.
Il va donc le travailler, il va donc le vider, il va donc le nettoyer, il va le purifier. Un jour, s'il plaît à Dieu, il l'amènera à un degré de pureté tel que cet homme va aussi comme Pacôme, comme dans un miroir, déjà connaître un peu et voir d'une certaine façon le Dieu invisible. Mais à partir de ce moment là, cet homme ne s'appartient plus, il appartient aux autres. I1 est donc devenu ce qu'était le Christ, il est devenu le serviteur.
Il n'est pas venu dans le monastère pour être servi, mais pour servir. Il va donc être en lui-même ce que en terme technique on appelle - c'est un Anglais qui a découvert l'expression - une personnalité corporative. C'est à dire qu'il existe en lui-même, naturellement, c'est une personne bien déterminée. Mais à l'intérieur de lui et en lui il porte une multitude immense d'autres personnes. La personnalité corporative par excellence, c'est le Christ qui, lui, en lui-même renferme, résume, contient l'humanité entière.
Mais vous en avez d'autres qui viennent, non pas en parallèle mais à la suite du Christ et investis de missions plus spéciales. Vous en aurez un qui est très connu, c'est Abraham. On l'appelle le Père des Croyants. En lui, donc dans sa personnalité, sont inclus dès l'origine déjà, tous ceux qui croiront au Dieu unique. Nous autres, nous sommes de la descendance spirituelle et même quasi charnelle d'Abraham.
Vous aurez après lui son petit fils Jacob qui devient Israël. Dans Jacob, Israël était déjà contenu dès le départ, toute la race d'Israël et nous aussi qui sommes des Israélites spirituels. Plus loin nous aurons, nous, Antoine, qu'on appelle le Père des moines. En lui est contenu toute la race des moines.
Après lui vous aurez encore d'autres. Vous aurez Pacôme, e1 le voici, lui qui doit réconcilier - de par la volonté expresse de Dieu - tous les hommes avec Dieu. Après lui nous aurons Benoît. Après Benoît, nous aurons, nous, plus spécialement pour en prendre un, Bernard.
Mais chacun des moines dans un monastère est investi de la même mission. C'est quelque chose d'un peu mystérieux, mais auquel il est donné parfois à certains de l'expérimenter déjà dans le monastère ; non pas à l'égard de ses frères, mais à la suite de circonstances qui dépendent de Dieu, qui ne dépendent pas des hommes, de remarquer que certaines personnes ont leur sort lié à tel homme dans le monastère. Cela ne veut pas dire que suivant la vigueur ou la ferveur spirituelle du moine, ces personnes vont aussitôt fluctuer en bien ou en mal ?
Non, c'est infiniment plus profond ! Il y a une sorti d'enfantement spirituel qui se produit. C'est un enfantement pour le Royaume, non pas pour le succès ou la réussite sur cette terre ? Mais un véritable enfantement, comme une mère porte dans son sein un enfant, qui vient comme ça et qui grandit, qui se développe sans que la mère n'ait rien à y faire qu'à être en bonne santé et à suivre certaines règles de diététique pour que l'enfant soit bien portant.
C'est un peu la même chose pour le moine. Il porte en lui des personnes qu'il connaîtra plus tard. Un jour, il les découvrir~ Et voilà, ça se fait tout seul. Il lui suffit, à lui, d'être ce qu'il doit être. Et c'est cela que Pacôme a du faire, lui, pour une multitude, Il a du le faire pour nous aussi ! Mais nous devons encore le faire pour certaines personnes que nous connaîtrons un jour.
Et pour comprendre un peu ce que cela veut exprimer dans la pratique, je pense que nous devons voir le monastère entier comme une sorte d'unité, une entité formant un corps. Et dans ce Corps vous aurez des cellules qui exercent certaines fonctions. Mais toutes sont animées par le même Esprit. Et à partir de ce Corps, quelque chose se fait, quelque chose se construit dans l'invisible. Il n'est pas nécessaire que ce Corps se développe. Nous avons vu cela au début de Cîteaux, par exemple, où ça se développait très fort à l'extérieur. Mais ce n'est pas requis.
Mais il est nécessaire que cela se développe ainsi dans l'invisible. Et ça ne se limite pas seulement, je dirais, à un certain temps, mais comme il est bien dit dans la prophétie au sujet du Serviteur de Dieu : « Voilà, je fais de toi la Lumière des nations pour que tu sois mon salut jusqu'aux extrémités du monde. »
Ne voyons pas ça de façon étroite, comme quoi nous viendrions en aide à quelques personnes qui solliciteraient le secours de nos prières, de personnes auxquelles on penserait ? Non, il n'est même pas nécessaire d'y penser, ça se fait tout seul. Et c'est cela que Dieu imposait vraiment à Pacôme ! Et nous sommes 1à tout à fait aux antipodes d'une attitude égoïste. On ne vit plus pour soi, mais on a bien conscience de porter en soi un univers dont la santé et le salut dépend de nous.
Pensons y ces jours-ci, demain peut-être plus spécialement en cette fête du Saint Sacrement, où là, pour bien comprendre ce qu c'est - ne voyons pas là une dévotion un peu particulière, ou même l'expression d'un acte de foi en la présence réelle - voyons plutôt ce Christ incarné, ou même panifié ou vinifié, mais existant là non pas pour lui, pour recevoir nos hommages, mais pour nous.
Il est dans son être sacramentel à notre service. Il est pour nous, pour nous faire participer à sa vie, nous faire entrer dan son Royaume ; mais alors dans notre monastère, ici, pour nous investir de sa mission, pour que nous puissions, nous, continuer ce que lui a commencé, et cela jusqu'à une parfaite réussite de son plan.
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Mes frères,
Nous allons en revenir, après avoir fait une petite halte, en compagnie de Saint Pacôme, à nos Anciens dans lesquels habite l'Esprit de Dieu et qui sont, comme vous le savez, dans un monastère Bénédictin les collaborateurs nécessaires, indispensable de l'Abbé.
Et pour comprendre encore mieux le rôle de ces Seniores, nous pouvons franchement, me semble-t-il, retourner chez Saint Pacôme et voir un peu comment lui envisageait le rôle de l'Abbé ? J'en ai parlé la semaine dernière en disant que Pacôme avait reçu de Dieu la mission de servir la race des hommes pour les réconcilier avec Dieu.
C'est exactement ce que doit faire un Abbé dans son monastère. Pacôme, ne l'oublions pas, était, est le modèle par excellence de l'Abbé dans une communauté cénobitique ; autre qu'Antoine qui vivait seul, ou qui avait quelques disciples qui lui étaient attachés. Ce n'est pas un cénobite.
Pacôme est donc investi par Dieu de cette mission. Mais qu'est-ce donc réconcilier des hommes avec Dieu ? Cela veut dire ceci : il faut apprendre à ces hommes à vivre en plein accord avec Dieu et avec d'autres hommes.
Mais vous allez me dire: Mais vivre en accord avec Dieu, ce n'est pas tellement difficile. Il suffit de discerner la volonté de Dieu et puis de la faire. On a donc une Règle, on a un Abbé qui nous aide à voir un peu quelle est la volonté de Dieu. Et puis, il nous aide à l'accomplir. Voilà ! Comme ça nous vivons en accord avec Dieu. Nous sommes donc réconciliés avec lui.
Ce n'est pas si simple que ça, vous allez voir !
Vivre en accord avec Dieu, c'est d'abord reconnaître Dieu pour qui il est ! Et cela, ça demande déjà une science spirituelle assez poussée. Reconnaître Dieu pour qui il est, c'est le problème auquel s'est heurté Israël pendant toute son Histoire. C'est savoir qui était Dieu ; le sachant, alors se comporter vis à vis de lui comme vis à vis d'une personne qu'on connaît.
Et voilà ! Il y a tout un, je ne dis pas un rituel, mais il y a toute une façon de se tenir, une façon de réagir, un peu comme vis à vis de certaines personnes dans le monde. Et c'est aussi le problème auquel s'est heurté, ou se heurtent les chrétiens. Cela se voit, cela transparaît à travers les Epitres de Saint Paul. Et à mon sens, reconnaître Dieu pour ce qu'il est, c'est tout simplement ne pas le prendre pour une idole.
Donc concrètement cela veut dire ceci : c'est ne pas espérer ne pas escompter du fait des rapports qu'on entretien avec Dieu, un quelconque avantage d'ordre terrestre ; je ne dis pas d'ordre matériel, mais d'ordre terrestre. Si du fait que je vis avec Dieu, que je sers Dieu, que je suis bien avec lui, j'espère soit pour moi ou soit pour les autres un avantage au plan terrestre, donc une réussite quelconque, à ce moment là, je prends Dieu pour une idole.
Car, qu'est-ce que c'est que le culte des idoles ? C'est servir un dieu dont on espère recevoir un profit, un gain, un lucre immédiat qui va transparaître parce que je serai mieux, parce que j'aurais acquis quelque chose, parce que j'aurais réussi. C'est cela le culte des idoles ! Et c'est pour ça qu'il est tellement tentant, c'est pour ça qu'Israël trébuchait tout le temps dans ce culte. C'est le culte des Baalim de Canaan.
On est bien avec le dieu qui est le maître d'un certain territoire. Et étant bien avec lui, eh bien, il va me combler de ses faveurs. De ses faveurs au plan de mon exploitation, au plan de ma réussite personnelle, à tout ce qui fait que sur la terre je vais progresser et je vais avancer, même si nécessaire au dépens des autres ! Vous aurez donc alors une concurrence entre les différents dieux, les différentes idoles.
Mais si dans le secret de notre coeur, presque instinctivement, nous espérons de Dieu des avantages de ce genre, alors nous le réduisons au rang d'une idole parmi les autres. Et en réalité, on le détruit, on le néantise, on l'annule, on le traite pour ce qu'il n'est pas. Or, vivre en plein accord avec lui, c'est renoncer à tout cela.
Vous en avez eu encore un indice dans l'Evangile de ce jour. Vous avez ce jeune homme qui vient dire au Christ : « Mais voilà, que dois-je faire, bon Maître, pour avoir la vie éternelle ? » C'es à dire la vie de ton Royaume, la vie que toi seul peut donner. Toi seul peut la donner !
« Eh bien, dit Jésus, fais ce qu'il t'est demandé ! » Et le jeune homme dit : « Voilà, mais je fais ça depuis toujours. » Et Jésus dit : Eh bien, dans ces conditions-là - il avait réussi la première épreuve de son examen! - dans ces conditions-là je vais te pousser un peu plus loin. « Eh bien, si tu veux la vie éternelle, dit Jésus, renonce à tous ces avantages matériels. » Tout ce que tu as renonce-y, cela n'existe plus pour toi. « Et puis alors, donne-le, cela n'existe plus pour toi, puis, viens et suis-moi. »
Et l'autre, alors il dit : Dans ces conditions-là, je ne saurais pas. Et il s'en va alors tout triste. Ce qu'il attendait de .Jésus, c'était la vie éternelle. Oui, mais une vie éternelle qui était un peu comme le prolongement ou une excroissance sûr sa réussite terrestre. Et il était dans l'erreur, Jésus ne pouvais pas le suivre sur ce terrain. Alors Jésus eu été un magicien, ou bien je ne sais pas quelqu'un qui peut apport quelque chose, un trompe l'œil ? Non, il ne pouvait pas. Alors l'autre s'en va, Il y avait erreur sur la qualité de la personne quand il s'adressait à Jésus!
Eh bien, pour vivre en accord avec Dieu, il ne faut pas qu'il y ait erreur de notre part sur la qualité de Dieu. Nous ne pouvons pas tabler sur Dieu pour réussir au plan terrestre, que ce soit individuel ou que ce soit communautaire.
Cela ne veut pas dire que nous ne devons pas demander à Dieu ce qui nous est nécessaire pour vivre et pour mieux le connaître. Il nous dira de dire : Donne-nous le pain dont nous avons besoin aujourd'hui pour notre vie terrestre et aussi pour notre vie surnaturelle. Donne-nous tout ce dont nous avons besoin !
Nous devons le demander, c'est normal. C'est ça vivre en accord avec Dieu. Mais ça ne doit pas aller plus loin. Nous ne devons pas nous servir de nos bons rapports avec Dieu comme d'un tremplin pour réussir. Et voyez un peu quelle conversion cela demande, et au plan spirituel, et au plan concret, pratique ! C'est extrêmement difficile ! Humainement parlant, c'est impossible ! Dieu seul peut opérer cette métamorphose.
On est en train de lire pour l'instant cette vie de Saint Jean de la Croix. On arrive au moment où il est plongé au plus profond de la misère, où toute son oeuvre, l'oeuvre de sa vie était anéantie.
Dieu devait le faire passer par là, justement pour lui faire comprendre dans le concret, dans sa chair, dans son coeur, dans son esprit, qu'il ne pouvait pas tabler, je dirais, sur l'union à Dieu qu'il avait atteint pour réussir dans sa vie, ni lui, ni sa réforme. Cela ne dépendait pas de lui, ça dépend uniquement de Dieu qui a ses plans.
Je vous le dis, pour vivre en accord avec Dieu, il faut le connaître. Et il faut le connaître pour qui il est, encore une fois. Et jamais, jamais assez nous n'y penserons, et jamais assez, nous ne nous laisserons pénétrer par son action. Et si nous baignons littéralement à longueur de journées dans la Parole de Dieu qui nous est proclamée, qui nous est lue à chaque Office maintenant, c'est pour cela.
C'est pour que cette Parole de Dieu pénètre en nous et finalement nous fasse vibrer en sympathie avec elle, et nous fasse oublier tout ce qui peut nous avantager au plan humain pour nous faire entrer uniquement dans ce vouloir de Dieu auquel nous ne comprendrons jamais rien. Voyez encore cette histoire de Job qu'on commence à lire pendant l'Office de Nuit. C'est encore une fois la même chose. A longueur maintenant de discours, ses amis bien intentionnés var lui dire : « Mais enfin, si tout ça échoue dans ta vie, c'est que tu n'es pas bien avec Dieu. Mais si tu es bien avec lui, tu dois réussir. »
C'est toujours cette méconnaissance de qui est cette Personne unique qui est Dieu, et à laquelle nous, nous sommes voués. Eh bien, c'est un peu le rôle de l'Abbé d'apprendre aux autre à vivre en accord avec Dieu à ce niveau là. Mais il est indispensable, naturellement, que lui-même vive en accord avec Dieu ainsi.
Et qui peut dire qu'il est en accord à un tel niveau ? Qui peut dire qu'il connaît tellement bien Dieu, qu'il sait réagir immédiatement aux agir déroutants de ce Dieu, pour y faire entrer ses frères ?
Alors, comprenez combien chacun dans une communauté doit prier pour celui qui doit être cet œil, et cette fenêtre qui permet de voir qui est Dieu et, qui peut alors par son exemple et par sa parole aider les autres à mieux connaître, encore une fois, ce Dieu pour mieux vivre en accord avec lui.
Voilà le ministère de la réconciliation qui était demandé à Pacôme au plan de sa communauté et qui est demandé à l'Abbé et, qui sera demandé aussi à chacun des Anciens en qui habite l'Esprit.
Nous allons en rester là pour aujourd'hui. Nous verrons demain si Dieu nous prête vie, comment alors il faut apprendre à vivre en accord non seulement avec Dieu mais aussi avec les frères.
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Mes frères,
Nous avons vu que la mission de l'Abbé, dans le prolongement du rôle qui avait été imposé par Dieu lui-même au premier Abbé connu dans le monde cénobitique, Pacôme, que la mission de l'Abbé était d'apprendre aux frères à vivre en accord avec Dieu. Donc, apprendre à discerner la volonté de Dieu et, l'ayant discernée, à la faire.
Saint Benoît dira que l'Abbé doit être doctus lege divina, 64,9. Doctus est très difficile à traduire. On pourrait le traduire par : instruit dans la loi divine. Mais c'est beaucoup plus qu'instruire. Il doit avoir pénétré lui-même toute la doctrine, la doctrine de ce monde de Dieu qui n'est pas la nôtre. Ce monde de Dieu, ce Royaume de Dieu comme nous disons, obéit à certaines lois. Et ce lois ne sont pas les nôtres.
Nous en connaissons quelques unes que le Christ nous a dévoilé dans ce qu'on appelle habituellement le " Sermon sur la Montagne ". Heureux ceux qui pleurent ! par exemple. Cela va un peu contre la loi du monde humain. Le fait de pleurer n'est pas nécessairement un signe de contentement. Enfin, je donne ce petit détail seulement. Mais ce Royaume de Dieu a donc ses lois. Et ces lois, elles nous serons perceptibles si, encore une fois, nous voyons Dieu qu'il est, si nous n'en faisons pas une idole à notre mesure.
Et ce Royaume de Dieu, ne l'oublions pas, n'est pas à notre portée. Le Christ a été formel à ce sujet au moment le plus tragique de sa vie. Il comparaissait devant le Procurateur Romain qui lui demande : « Et alors, tu es donc roi ? » Il dit : « Oui, mais - il précise - mon Royaume à moi, il n'est pas de ce monde-ci. S'il était de ce monde-ci, mes fidèles, mes sujets combattraient Ils ne m'auraient pas laissé prendre par les Juifs. » Non, son Royaume va obéir à cette mystérieuse loi de la mort sur une croix. Si ce Royaume eu été de ce monde, obéissant à nos lois, le Christ ne serait pas mort sur une croix, il aurait triomphé.
Voyez, lorsque Pierre prend à part le Christ pour lui dire « Mais enfin, qu'est-ce que c'est que pour des histoires que tu nous racontes ? Cela ne peut arriver. » Pierre obéit aux lois du royaume de ce mande. Et le Christ lui dit: « Mais enfin, tu vas me faire trébucher, tu es pour moi un adversaire. Va-t-en en arrière ! » Tu vas me faire oublier les lois de mon Royaume.
Eh bien, le rôle extrêmement difficile d'un Abbé, c’est d'apprendre aux frères à vivre en accord avec les lois mystérieuses de ce Royaume de Dieu. Et ce n'est pas facile parce qu'elles ne sont pas naturelles chez nous, vu qu'elles sont d'un autre univers dans lequel nous devons pénétrer parce que nous sommes invités à y entrer. En plus, l'Abbé doit apprendre à vivre en accord avec les frères. Et ce n'est pas une tâche aisée.
Pour vivre en accord avec les frères, il y a d'abord un acte négatif à poser, puis un second acte positif. C'est à dire que les deux vont en même temps. Ce sont comme les deux faces d'un même acte : une face négative et une face positive.
La face négative, ce sera qu'il faut renoncer à ce que Saint Benoît appelle le vice exécrable du proprium. Ce n'est pas encore facile à traduire. Je vois ici dans le texte français qu'on le traduit par : la propriété ! C'est beaucoup plus que le vice de la propriété. Saint Benoît n'utilise pas ce mot de propriété. Il a toujours ce mot de proprium qui revient, soit au titre d'adjectif, soit eu titre de substantif, quantité de fois dans la Règle.
Et le proprium, c'est un peu ce qui fait que je suis moi, ce qui est irréductible à quelque chose ou à quelqu'un d'autre que moi. C'est ce que j'ai de plus cher parce que c'est ce qui me constitue dans mon essence personnelle, ce qui campe ma personnalité vis à vis des autres frères. C'est ça mon proprium ! Et c'est à ce proprium que je dois renoncer !
Pourquoi faut-il y renoncer ? Mais il faut y renoncer, parce que je dois revêtir un autre proprium, qui est celui du Christ. J'ai, encore une fois, un proprium d'homme. Et je dois revêtir super induit, dit Saint Paul, je dois le mettre au dessus. Je dois à un moment le revêtir au-dessus mon proprium de fils adoptif de Dieu.
Voyez la corrélation avec ce que je disais à propos de vivre en accord avec Dieu. Je ne puis vivre en accord avec Dieu que si j'ai renoncé à ce proprium, que si je renonce à être moi-même au plan humain pour devenir moi-même au plan de cette destinée divine qui est mienne.
Et mourir au proprium, c'est véritablement mourir. C'est un peu comme si on m'arrachait la peau de mon âme, la peau de mon esprit, la peau de... il y a la façon propre de voir les choses, il y a la façon propre de faire les choses. Non, je devrais marcher au jugement et à la volonté d'un autre, cet autre étant Dieu, cet autre étant l'Esprit qui habite en moi.
Le proprium a ceci de caractéristique : c'est qu'il me donne un sentiment d'autarcie. Vous savez ce que c'est que l'autarcie ? C'était le rêve de Hitler dans les années 30, au moment où i était au faîte de son pouvoir : se suffire à soi-même ! Nous devons nous suffire à nous même, disait-il, on peut nous bloquer, un blocus continental, nous nous suffirons par nous-mêmes, nous ne dépendrons de personne.
Le proprium va me faire entrer dans ce monde de l'autarcie personnelle. Je n'aurai besoin de personne, même à l'intérieur dl la communauté monastique. Je saurai me passer des autres. Je saurai, à la limite, aussi me passer de Dieu. Mais cette autarcie est totalement illusoire parce qu'elle va stopper, bloquer en moi toute mon évolution, et non seulement mon évolution spirituelle, mais aussi humaine. Parce que dans une vie monastique, le développement et l'épanouissement au plan humain dépendent absolument du développement au plan surnaturel.
Je vais donc devenir rabougri, être un nain au plan spirituel, une sorte de nanisme spirituel ; je ne vais pas me développer si je reste fermé dans mon proprium, si je ne m'en dépouille pas pour revêtir ce proprium nouveau qui est celui de fils de Dieu, qui ne va pas me détruire, mais qui va me faire sortir comme d'une sorte de coquille, comme d'un noyau, pour me faire devenir vraiment ce que je suis destiné à être.
Mais alors, le proprium a encore un autre mal. Vraiment, c'est un malheur alors, car il provoque, il crée dans le flanc de la communauté comme un chancre, une plaie purulente. Car ce proprium, c'est quelque chose de contagieux. Pourquoi ? Par-ce que pour se défendre, les frères alors vont aussi se retrancher dans leur proprium. Et chacun de son côté ! Voyez, c'est un cancer qui se répand et qui attaque toutes le cellules de la communauté et, qui risque de la contaminer et de la faire éclater.
Donc, au lieu d'avoir une koinônia, une communion, on n’a plus qu'une poussière, un éparpillement d'hommes qui roulent les uns sur les autres comme des billes dans un roulement ; ça peut très bien marcher, mais il n'y a plus d'âme. Il faut donc, que non seulement je renonce au proprium, mais je dois aussi entrer dans ce que Saint Bernard appelle la voluntas communis. C'est la volonté commun et on devrait plutôt dire une sorte de volonté communautaire. Cela veut dire que la communauté comme telle a une volonté. Donc, elle sait ce qu'elle veut.
Et c'est extrêmement diffus, on ne saurait pas le saisir, on ne saurais pas l'expliquer peut-être ? Mais partout où il y a une communauté, vous aurez cette voluntas communis. Et cette volonté commune, dans le fond, elle est l'âme de la communauté. Elle est l'âme de la communauté parce qu'elle est la transpiration d'une réalité qui, elle, est d'ordre divin et qui est cet Esprit, cet Esprit de Dieu qui anime la communauté, qui la fait vivre, qui la fait se développer, qui fait d'elle un véritable organisme.
Et un organisme qui a sa santé, qui a aussi ses maladies, ses accidents, c'est certain, mais ça vit ! Et cet organisme a une volonté commune dans laquelle tout le monde doit entrer.
Et cette volonté commune, comment va-t-elle s'exprimer ? Mais elle va s'exprimer d'elle-même parle simple fait que la communauté vit. Elle s'exprimera par des options que la communauté prendre, même quasi inconsciemment.
Voyez, c'est la loi de la vie, mais ici d'une vie qui n’est pas humaine. Ce n'est pas la vie d'une société d'hommes, mais c'est une vie de fils de Dieu qui sont là ensemble, et qui participent tous au même Esprit. Cette voluntas communis va se nourrir, dans un monastère surtout au moment de la Liturgie, mais de le Liturgie, je verrai surtout ici la Liturgie Eucharistique qui va elle-même se prolonger dans la Liturgie dite des Heures. Certains membres de la communauté ne pouvant pas tous y participer étant à leur emploi, mais cette vie se diffusant partout à travers tous.
Mais le centre de cette vie étant cette Eucharistie où on participe tous à cette même nourriture qui est le Corps et le Sang, donc la chair même du Christ ressuscité et qui est porteuse de cet Esprit. Et la voluntas communis, c'est quelque chose qui vient de là. Mais encore une fois, c'est inexprimable !
Et elle va peut-être, ou même disons certainement, être expérimentée, être vécue davantage dans la personne de l'Abbé. Et c'est la raison pour laquelle il devra apprendre aux frères à entrer dans cette voluntas communis. Et c'est la raison pour laquelle les frères doivent se référer à lui, lui faire confiance, pour justement connaître quelle est cette voluntas communis. C'est un des rôles de l'Abbé.
Donc, une communauté a ainsi une âme. Et ce que l'Abbé doit .apprendre pour aider ses frères à se réconcilier avec Dieu - car au départ nous sommes tous des pécheurs - c'est leur permettre de sentir cette âme, de sentir cette âme se développer en eux, être animé par cette âme, vivre en sympathie avec elle et en sympathie tous les uns avec les autres.
Quand je parle de sympathie, je le prends au sens étymologique, c'est à dire sentir la même chose, vouloir la même chose, juger la même chose ; ce n'est pas caporaliser une communauté ? Ce n'est pas ça ! C'est pas enrégimenter ? Non !
C'est permettre à chacun de recevoir l'Esprit, d'en vivre et alors de croître dans cet Esprit de façon à ce que véritablement ce soit une communauté d'hommes qui se laissent réconcilier avec Dieu, qui se laissent instruire des moeurs du Royaume de Dieu de façon à devenir vraiment tous de véritables enfants de Dieu et d'autres Christ.
Et nous verrons après, une chose dont Saint Benoît parle beaucoup encore dans sa Règle : c'est la destruction maintenant de cette âme communautaire. Mais ce sera pour une autre occasion.
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Mes frères,
Cette nuit eu coure de l'Office on e présenté une lecture - c'est moi qui l'ait lue d'ailleurs - qui m'a impressionnée. Et je pense que d'autres aussi ont été attentifs ? Et je me suis dit qu'il serait utile peut-être de le reprendre pour ceux qui n'étaient pas là ? Non pas la lire tout simplement car c'est un magnifique commentaire de le Règle de Saint Benoît !
En réalité, c'est extrait du commentaire de Saint Grégoire le Grand sur Job. Mais c'est à croire que cela a été écrit pour la Règle de Saint Benoît parce qu'il y a trois citations de la Règle dans ce tout petit texte.
Etait-ce des expressions tirées expressément de le Règle ? Ou bien des sentences qui couraient comme ça dans le monde monastique ? Peut-être plus probablement ? Mais je n’en sais rien. En tout cas je vais essayer de relire un peu ça avec voue. Noue en tirerons je pense un grand enseignement.
Il s’agit en effet de l'enseigneur et de l'enseignement. Comment doit-on enseigner ? Et quelles conditions doivent être remplies pour que l'enseignement soit valable ? Je vous en ai parlé déjà, et vous le savez aussi bien que moi ; mais je le répète encore, on ne le répétera jamais assez, qu'il il n'y a pour nous qu'un seul enseigneur qui est le Christ. Et alors dans le monastère, c'est celui qui tient la place du Christ, ce sera l'Abbé. Dans le rayonnement, dans le prolongement de l'Abbé, ce sera les Anciens en qui habitent l'Esprit. Cela, on comprend.
Mais je pense qu'il faut encore aller plus loin. C'est que chacun, chacun des frères dans un monastère est investi d'une mission d'enseignement. Non pas nécessairement d'enseignement oral ? Non, mais comme le dit Saint Benoît, factis, par la conduite, par le comportement. Et, ça c'est l'enseignement fondamental, et chacun dans un monastère y est tenu.
Voyez dans le monde ! Dans le monde, pour vivre une vie en société qui soit bien équilibrée, il y a des règles, il y a tout un code. Je ne dirais pas un rituel, mais il y a des règles de politesse. Beaucoup sont innées chez l'homme, d'autres sont apprises. On dira d'un enfant : il' est vraiment bien élevé ; on dire d'un homme : celui-là, c'est un grossier personnage.
Il y a donc quelque chose dans une société qui fait que un homme y est, je ne dirais pas à son aise, car un grossier personnage peut être a son aise dans tous les milieux. Mais dans la société, il y a une certaine atmosphère créée par chacun qui fait chacun s’y trouve bien à sa place, à son aise, pouvant y vivre et s’épanouir sans danger.
Dans le Royaume de Dieu, et plus précisément dans le monastère qui est une ébauche du Royaume de Dieu, il y a aussi des règles de politesse, des règles de savoir-vivre , mais qui sont d’une autre nature. Les règles de savoir-vivre, de politesse du monde sont valables dans le monastère, c'est certain, et avec beaucoup plus de force encore et de rigueur. Mais il y en a d’autres aussi : c'est ce savoir-vivre d'ordre surnaturel. Et celui-là, on doit l'apprendre.
Et comment peut-on l'apprendre ? Non pas en lisant des livres, non pas en écoutant un enseignement, mais par l'exemple. On l'apprend en regardent comment font les autres. Je ne dis pas en copiant les autres, mais en imitant les autres. Il y a tout un travail d'initiation et d'éducation qui vient de la communauté. Et c'est d'une importance extraordinaire. Et c'est là l'enseignement auquel chacun dans un monastère est tenu. C'est ce qui donne un peu cet air de famille à un monastère.
Je me souviens qu'a séjourné ici pendant 6 semaines à deux mois, il y a longtemps, un frère d'Orval. Il est mort depuis. Il était venu ici pour s'initier à la comptabilité. Après, il est rentré à Orval et il a tenu la comptabilité là-bas. Eh bien je me. souviens, il y avait à cette époque des personnes, des retraitants qui étaient à la tribune à l'église. Et ils voyaient un peu l'entrée au choeur, le sortie, .les évolutions au cours de la liturgie comme ça se fait.
Et je me souviens, j'étais hôtelier à ce moment là, un ou l'autre me disait : Mais enfin, il y en a un dans votre communauté, qu'est-ce que c'est ? Il n'est pas comme les autres ? Et lequel est-ce ? Mais c'est celui-là ! Il avait à ses pieds les chaussures d'Orval, une sorte de galoche comme ils avaient à l'époque. C'est celui-là !
Eh bien, je dis, c'est certain, il n'est pas d'ici ! Voyez, nous autres nous ne le remarquons pas peut-être ? Mais quelqu'un de l'extérieur, un retraitant comme ça remarquait qu' il y avait quelque chose de différent. Il y a un air de famille dans une communauté monastique qui est une ébauche de ce Royaume de Dieu au plan alors de la surnature. Et c'est ce qui fait son originalité et sa beauté. Mais encore une fois, c'est le fruit, de toute une éducation, de toute une formation qui vient de l'action des uns sur les autres.
Il y avaient un peu auparavant les Us, les fameux Us, les Règlements qui entraient dans beaucoup de détails pratiques comme ça. C'était un peu pour essayer d'éduquer et d'initier à un savoir-vivre qui n'était pas celui du monde, qui était ,au-delà de celui du monde. Eh bien, c'est ça l'enseignement ! Je ne vais pas en revenir aux Us naturellement, mais il y a tout de même des Us qui sont là et qui ne sont pas écrits. Il n'est pas nécessaire qu’ils soient fixés par écrit parce qu’ils vont de soi.
Et c’est ça la façon de vivre ensemble dans un monastère qui est fondamentalement surnaturel. Et ça, encore une fois, les jeunes l'apprennent des Anciens. Les Anciens se soutiennent entre eux et, ça crée, je dirais, cette atmosphère que tout le mande respire.
Donc, ce qui va être dit maintenant de Saint Grégoire ne s'adresse pas seulement à l'Abbé, ni aux Anciens Spirituels, mais c'est pour tout le monde parce que il va précisément insister sur la conduite. Et la valeur d'un enseignement dépend de la valeur da la conduite de quelqu'un.
Saint Grégoire disait ceci. Il est dur, si vous vous en souvenez ? Il est très dur :
L'enseignement des hommes arrogants a ceci de caractéristique qu'ils ne savent pas présenter avec humilité ce qu'ils enseignent et qu"i1s sont incapables de transmettre de façon véridique les vérités qu'ils possèdent.
Il parle ici des hommes arrogants ; un homme arrogant, voyez-vous ce que c'est ? Le frère Jules le sait ! Non parce qu'il l'est, mais parce qu'il se souvient de son service militaire. Là, il est de bon ton qu'un officier soit un homme arrogant. Attention ! Je ne pensais pas que nous en avions un ancien ici, il faut bien comprendre. J'ai connu un peu l'armée Belge durant la guerre et je me souviens pour mon compte personnel que c'était - ceux que j'ai connu - un peu comme ça.
Mais je me souviens très bien des Officiers Allemands, où ça, c'était typique. Ils savaient vous faire tenir un homme sans bouger devant eux, sans sourciller presque, mais pendant longtemps à hurler sur lui. Ce n'était pas parler, c'était hurler, plus que hurler. Voyez, c'est ça l'arrogance, faire sentir sur un autre sa domination, une domination à laquelle on a droit du fait de son état.
Cela se trouve aussi dans les bureaux. Je me suis rendu une , fois quelque part, je devais voir un chef d'entreprise. C'était justement aussi pour cette histoire de détournement de cette bretelle d'autoroute. Et il était en retard ! C'était un Monsieur de haut placé dans ces histoires de route. Enfin il était en retard et j'étais là dans le bureau. Il y avait deux, trois employés qui travaillaient et une dame.
Et puis voilà quelqu'un, qui entre, qui était probablement le chef de bureau. Il commence a se déchaîner sur cette femme. Qu'est-ce qu'elle avait fait ? Je n'an sais rien, mais c'était terrible, toutes sortes d'injures. Enfin, vous voyez un peu. Les autres employés étaient là qui ne bougeaient pas. La dame, elle était, voyez son état. Et moi qui était là, le faire devant moi encore. C’est ça l’arrogance !
Naturellement, dans un monastère, ça n'arrivera pas, mais il y a, je dirais, des nuances, des détails qui font que quelqu’un porte en soi un fond d’arrogance. Cela veut dire qu'elle n’a pas l'occasion de se déployer sous une forme violente dans le monastère parce que le milieu ne s'y prête pas. Mais si cet homme était dans telle ou telle situation dans le monde, alors ça se déchaînerait.
Mais dans le monastère, ça peut se déchaîner autrement, se manifester, se déployer autrement. Et c’est ce que Saint Grégoire va nous expliquer, mais il est temps de nous rendre maintenant à l’église.
En tout cas, Saint Grégoire dit que ces hommes-là sont incapable de transmettre de façon véridique les vérités qu’ils possèdent, toutes les vérités qu’ils possèdent. Ils peuvent être des puits de science, ils peuvent être n’importe quoi, s’ils sont arrogants, ils sont incapables de les transmettre. Voila ce que Saint Grégoire dit. Il a raison et il va nous expliquer demain pourquoi.
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Mes frères,
L'arrogance ne prend pas toujours une forme tapageuse, bruyante, tonitruante. Disons que ça, c'est encore assez innocent. On ne le prend pas trop au sérieux, quoique ce soit très désagréable. Il y a des forme qui sont beaucoup plus dangereuses. Je les qualifierais volontiers de félines. Rien n'apparaît, et puis brusquement les griffes sortent, elles déchirent, elles causent des blessures profondes et difficilement cicatrisables.
Saint Benoît en parle. Il y fait allusion à propos du cellérier, oui ! Il arrive parfois, dit-il, qu'un frère maladroit - on peut tous être maladroit à un moment ou l'autre de sa vie - et voilà que ce frère maladroit vient trouver le cellérier et lui demande quelque chose. Il lui demande à un mauvais moment, peut-être ?
Male petenti, 31,7, dit Saint Benoît, il le demande mal, mal à propos, à un mauvais moment. Il vient peut-être déranger le cellérier ? Ou bien que le cellérier, tout bonnement, ne peut pas le lui donner pour une raison ou une autre ?
Alors, la réaction de ce cellérier arrogant ? je ne parle pas du nôtre, c'est celui de Saint Benoît. Mais il y a tout de même un risque toujours, celui auquel Saint Benoît fait allusion en disant qu'il ne faut pas faire comme ça.
Eh bien, non constrited spernendo, 31,7, qu'il ne plonge pas ce frère dans la tristesse en l'écrasant de son mépris. Voyez, c'est cela l'arrogance ! Il sait très bien ce cellérier, qu'il est en son pouvoir d'accorder à ce pauvre frère ce qu'il demande mal à propos, il sait qu'il peut le lui donner. Mais il ne lui donne pas. Et en plus, il l'écrase de son mépris. Il lui fait sentir qu'il peut le lui donner, mais qu'il ne lui donnera pas. II a pouvoir sur lui, et il le lui fait sentir. Il refuse, et il le plonge dans la détresse, dans la tristesse. Alors que dans la Maison de Dieu : nemo contristetur neque perturbetur, 31,19, Que personne dans la maison de Dieu ne soit jamais attristé, ou troublé, dit Saint Benoît.
C'est cela l'arrogance, cette arrogance qui cause des blessures qui alors se ferment très, très, très lentement si un jour elles se ferment !
Mais il 'y a encore plus profond. L’arrogance, ici, s’est manifestée par un geste, par une parole. Mais elle ne se serait pas manifestée si elle n'était pas au préalable dans le coeur. Si le cellérier ne méprisait pas ce frère, il ne lui répondrait pas sur un ton de mépris. Ceux qui sont dans l'oei1 du cellérier, ceux-là, oh ça va bien ! Il aura de belles paroles même s'il faut refuser. Saint Benoît ne dit-il pas : Une bonne parole est encore plue précieuse que le don le meilleur, 31,14. Noua avons besoin d'amitié, d'affection, d'amour plus que de cadeaux.
Si le cellérier a le mépris dans le coeur, un beau jour l' arrogance va sortir. Donc attention ! dit Saint Benoît. Vous voyez, cellérier, c'est pas facile d'être cellérier, il faut presque être un Saint ? Je ne dis pas cela pour le flatter. Mais nous devons être ainsi, vous comprenez, toujours avoir des réactions pures, bonnes. C'est un idéal, mais nous y arriverons certainement.
Maintenant, le Christ, lui, nous a dépeint uns petite scène où nous voyons cette arrogance qui ne parait pas dans des paroles, mais qui s'étale devant Dieu presque comme une vertu. Car ce qui est tragique, l'arrogance peut très bien faire bonne compagnie avec de hautes vertus. C'est l'histoire de ce pharisien qui monte dans le temple.
Il va rendre visite à son Seigneur. Ce Seigneur devait être très honoré de recevoir la visite de ce pharisien qui jeûne trois fois par semaine. Vous vous rendez compte ! Et puis il donne l'aumône. Enfin, il les fait toutes. Et surtout, surtout, dit-il, je ne suis pas comme les autres hommes. Voyez l'arrogance ! Je ne suis pas comme les autres ! Et surtout pas comme ce publicain que je viens de rencontrer maintenant, là, à l'entrée, surtout pas comme lui !
C'est cela l'arrogance ! Un jour peut-être ça sortira, ça se manifestera à l'extérieur ? Mais ici, vous la voyez qui serpente dans le coeur. C'est pour cela que je disais qu'elle est féline. Elle est à l'intérieur comme un félin, puis les griffes sortent, et puis ça déchire.
Donc, l'arrogance, elle peut se trouver. C'est un danger, un danger auquel sont exposés
Tous ceux qui, pour des motifs réels ou tout simplement imaginaires, sont ou s’estiment être supérieurs aux autres. On peut être supérieur à un autre de droit. II y a une hiérarchie toujours dans une société. Il y a toujours des supérieurs et des inférieurs.
Mais on peut s’imaginer soi-même comme le pharisien être supérieur aux autres pour des motifs d’ordre moral, d’ordre spirituel. Et là, on est au départ de l’arrogance. L’arrogance est donc la cousine, ou la sœur de l’orgueil. L’orgueil est la racine ou plutôt le terreau de l’arrogance. L’arrogance pousse sur l’orgueil.
Et maintenant, voyons Saint Grégoire. Il dit ceci :
…Les hommes arrogants montrent par leurs paroles lorsqu’ils enseignent qu’ils se considèrent comme des installés sur un sommet et qu’ils regardent leurs auditeurs comme situés très en- dessous d’eux…
Voyez un peu comme je suis maintenant ! Je suis sur un sommet et je vous considère comme en dessous de moi. Mais voilà, vous l'êtes naturellement puisque je suis ici sur une estrade. Est-ce une des raisons pour lesquelles on supprime maintenant l'estrade et que tout le monde se mette sur le même palier et que on est là tout autour ?
Vous savez qu'on a déjà fait ça au réfectoire. Auparavant on était sur une petite estrade. Il fallait être partout sur une petite estrade une fois qu'on était supérieur. On l'a supprimée là-bas, pas ici pour des raisons d'ordre pratique : plus facile de parler, celui qui parle doit être vu.
Oui, mais dans le coeur de celui qui parle, même s’il est sur le même palier que tout le monde, il peut très bien y avoir une estrade imaginaire, l'estrade de cette suffisance, de cet orgueil qui fait qu’on se considère comme au-dessus, très au-dessus des autres. Si bien que les autres sont très en dessous de moi. Et c'est à partir de cette hauteur à laquelle je me situe par ma suffisance que je vais maintenant enseigner le vérité aux autres.
Mais comment voulez vous que j'enseigne le droit chemin et la vérité aux autres si moi je suis hors de la route ? Si je ne suis pas vrai vis à vis de Dieu, ni vis à vis de moi-même, ni vis de mes frères, comment voulez-vous que je leur parle de la vérité ? Ce seront donc des paroles en l'air ! Ce sera comme Saint Paul le dit : ce sera comme un bruit de trompettes ou de cymbales qui battent très fort et puis c'est tout. Là où il n'y a pas d'amour, eh bien il n'y a que du vent et du bruit !
… Ils regardent leurs auditeurs comme situés très en dessous d'eux. S'ils daignent leur adresser la parole, ce n'est pas pour les aider, mais seulement pour les dominer...
Voyez les faux enseigneurs ! Ce n'est pas pour les aider, mais c'est pour être leur dominus, pour exercer sur eux un pouvoir. Car il. y a toujours dans la société deux types d'hommes. Il y a ceux qui savent et ceux qui ne savent pas. Et ceux qui savent peuvent alors distiller leur savoir dans la mesure où ça leur sert.
On voit cela souvent, presque chaque semaine, mais ce n'est pas exprimé dans les mêmes termes, dans le journal des Syndicats. Il y a ceux qui possèdent et ceux qui ne possèdent pas. Il y a ceux qui savent où on va et ceux qui se laissent conduire. Or, ceux qui savent, où ils conduisent les autres ce sont ceux qui possèdent la puissance économique, financière. Voyez dans leur idée ! Alors ceux-là savent très bien où on va.
Puis il y a le troupeau de tous ceux qui ne comprennent rien à toutes ces hautes histoires de politique, de socio-économique et tout le reste. Eux, ils n’ont qu’une chose à faire : écouter ce qu’on leur dit et travailler. Et quand ça ne va plus, on les met au chômage et puis c’est tout.
Eh bien, dans le fond de ça, il y e quelque chose malgré tout de vrai. Attention ! Celui qui sait a toujours la tentation de profiter de la situation pour se servir des autres, pour les dominer, pour ramener tout è son profit. C'est exactement le contraire de l'attitude de la Charité, de l'Amour, où c'est plutôt celui qui sait qui se donne aux autres pour les aider. C'est l'attitude du Christ !
Vous avez le Christ qui, lui, non seulement sait, mais il est au-delà de la science même. C'est lui qui l'a faite, qui la constitue. Il est Parole de Dieu. Il est l'expression de qui est Dieu. Et vous le voyez qui sort de sa nature divine d'une certaine façon. Il se réduit à rien. Il se met à notre niveau, il ne reste pas où i1 domine. C'est pourtant le Seigneur, lui, bien réellement. Il n'a pas à le jouer, ni à le paraître, il l'est !
Et il se ramène à rien ! Pourquoi ? Pour aider l'homme et le conduire sur la route qu'il connaît. Je suis la route, la vérité, la vie, dit-il, il faut me suivre. Il est le berger qui marche devant ses brebis. Mais c'est tout autre chose que d'exploiter ses brebis, de les engraisser pour les manger ou pour les tondre un beau jour et se servir de leur laine pour se chauffer.
Vous voyez, c’est tout autre chose ! L'attitude de l'arrogant, c'est toujours de se servir des autres. L'attitude du véritable enseigneur, alors c’est servir les autres. C'est exactement le contraire.
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Mes frères,
Saint Grégoire nous dit encore :
C'est donc à juste titre que le Seigneur leur dit par la bouche du prophète : « Vous les gouverniez avec violence et dureté. » En effet, ils gouvernent avec violence et dureté ceux qui s'empressent non pas de redresser leurs inférieurs par de paisibles raisonnements, mais de les courber en les dominent avec âpreté...
Donc, vous avez leurs inférieurs qui, eux, ne savent pas. Ils sont sensés ne pas savoir. ne pas savoir encore, ne pas savoir assez. Les hommes arrogants, eux, sont conscients de leur supériorité. Ils regardent les autres du haut de leur dédain, de leur morgue, de leur suffisance. Et les autres leur servent de marchepied pour qu'ils puissent s'élever de plus en plus haut.
A partir de la, nous pouvons voir quelle doit être la qualité principale, fondamentale, la qualité de base d'un véritable enseigneur. I1 devra être humble. Humble, c'est à dire qu'il devra se situer au niveau de ses frères. Mais ce n’est pas encore suffisant. Il devra se situer en dessous de ses frères. Cela veut dire que dans son cœur, dans son esprit, dans son sentiment, il devra se juger inférieur à ceux qu'il enseigne.
Mais vous allez me dire : « Comment pourra-t-il les enseigner si lui-même se juge inférieur à eux ? » Eh bien, c'est justement là le secret. S'il se juge, mais vraiment sincèrement inférieur à ses frères, il se situe en dessous d'eux. Pourquoi ? Mais parce que alors il est en mesure de les porter.
L 'arrogant se place au dessus ; il domine, il écrase, il piétine. L'humble se situe en dessous. Et s'il est en dessous, alors il peut soulever, et il peut porter, et il peut aider efficacement.
Mais, dira-t-on, s'il est en dessous des autres, comment peut-il les porter ? Eh bien, c'est parce que ce n'est pas lui qui va les porter, c'est celui qui habite en lui. « Je puis tout, disait Saint Paul, « en celui qui me rend fort » C’est ça le secret de l’humilité ! C’est d’être fort par la force d’un autre qui habite dans l’homme et qui lui permet alors de porter. Saint Paul nous dit aussi : « Portez les fardeau les uns des autres et ainsi vous aurez accomplirez toute la Loi qu'est venu nous enseigner le Christ »
Donc, si dans une communauté monastique les moines sont humbles. c'est à dire que si chacun estime, mais sincèrement - ça ne peut pas être un jeu - que les autres lui sont supérieurs, à ce moment là, il est capable de les porter. Si bien qu'on se porte tous mutuellement, et c'est cela le véritable enseignement. Ce n'est pas un flux de parole, non, c'est par le fait qu'on soit capable de se porter les uns les autres.
Mais comment dans la pratique cela peut-il se faire ? Le Christ nous donne encore ici une petite clef pour comprendre. Il nous dit : « Un scribe qui est sage, et habile dans le Royaume de Dieu, il sait tirer de son trésor de l'ancien et du neuf. » Cela veut dire ceci : cet enseigneur, ce scribe chargé de l'enseignement, il va non pas pérorer, raconter des choses brillantes qu'il va tirer de son propre fond, non, il ira puiser dans la sagesse de ceux qui l'ont précéder, dans la sagesse des Anciens, dans une Tradition dont lui-même se nourrit.
Et à partir de cette Tradition Ancienne, il va confectionner du neuf c'est à dire qu'à partir de ce que lui-même vit, à partir de son expérience propre, il pourra mettre à la disposition des hommes d'aujourd'hui, de ses compagnons, les trésors du passé en les exprimant dans un langage que ces hommes sont capables de comprendre. Mais il n'innove pas, il innove uniquement dans le façon de le présenter, mais l'enseignement est déjà donné avant.
Ce qui va se passer alors, c'est ceci : c'est que les autres, ceux qui écoutent, ceux qui regardent, ceux qui voient - parce que ne l'oublions pas, cet enseignement sera donné tout autant et d'abord par la vie plutôt que par la parole - il va faire découvrir chez les autre ce qui se trouve en lui. C’est à dire qu'il va éveiller dans l’âme, dans le coeur de l'autre un écho ; non pas l'écho de ce que lui-même vit, mais l'écho de ce que l'autre vit.
Il lance une parole qui n'est pas une parole d'homme - ne l'oublions pas - c'est la parole de la tradition. Et si on remonte tout au début, c'est la Parole de Dieu. Et cette parole frappe le coeur de l’autre, elle y éveille un échos et, l’autre s'y reconnaît. Donc, il fait prendre conscience aux autres de quelque chose qui se trouve déjà en eux et qui attend d'être éveillé pour alors se mettre à grandir, et à germer, et à porter du fruit.
Et c'est possible, parce que ne l'oublions pas, en chacun des hommes, alors en chacun des frères dans une communauté vit le même Esprit. Chacun est séduit, attiré par le Christ qui prend possession de lui par son Esprit, par son Amour. Donc ce qui se passe en l'un, se passe chez les autres, d'une façon originale peut-être, mais cela passe parce que c’est le même Esprit qui habite en tous.
Si bien que, à partir de ce que je disais, un homme vit s’il est humble, s’il se met vraiment en dessous des autres pour être à leur service, ses paroles et ses actes vont éveiller chez ses confrères, chez ses compagnons, chez ceux qui vivent avec lui ; ils vont éveiller un besoin, le besoin de répondre à cet appel muet ou à cet appel parlé qui leur est adressé.
C'est cela' le véritable enseignement ! Et il faut dire que ce n'est pas facile, parce que ce n'est pas purement naturel. Le véritable enseignement vient toujours d'ailleurs dans une communauté monastique. C'est l'enseignement du Christ, c'est l'enseignement de l'Esprit, c'est un courant divin, un courant surnaturel, un courant d'amour qui doit passer. Et pour cela, il faut que celui qui parle ou bien que celui qui agit soit totalement disparu, totalement transparent, en un mot, qu'il soit humble, qu'il soit en dessous ; et ainsi, il peut porter.
On comprend bien que l'enseignement de l'arrogant sera tout différent ; lui, il est une muraille entre l' Esprit et les autres. D'ailleurs, ça ne l'intéresse pas. 1 La seule chose qui l'intéresse, c'est sa propre personne. Il ne sait pas disparaître, il ne sais pas être en dessous. Et Saint Grégoire continue, il dit :
Le véritable enseignement fuit d’autant plus vivement le vice de l’orgueil, même en pensée, qu’il attaque plus ardemment par les flèches de ses paroles celui qui est en personne le maître de l’orgueil. Il veille à ne pas mettre en valeur par ses manières hautaines celui qu’il combat avec de saintes paroles dans le cœur de ses auditeurs.
Il s’efforce de recommander par ses paroles et à manifester par sa vie l'humilité qui est la maîtresse et la mère de toutes les vertus, afin de l'inculquer aux disciples de le Vérité, par la conduite plus encore que par la parole...
Il dit de façon beaucoup plus élégantes et beaucoup plus docte ce que je me suis efforcé d'expliquer avec beaucoup de mots, et bien maladroitement. Mais c'est cela ! Le véritable enseignement doit d'abord combattre, détruire, exterminer le vice de l’orgueil. Aussi longtemps que ce n'est pas fait, il y aura toujours quelque chose qui manquera, quelque chose qui ira de coté, quelque chose peut-être qui détruira ?
Car il faut savoir un peu ce que c'est que l'orgueil ? L'orgueil, comme l'a expliqué Saint Bernard, c’est l’amor propriae excelentiae, c’est l’amour de sa propre excellence, c’est se délecter de sa propre valeur.
L’orgueil, c’est donc une forme extrêmement subtile de la gourmandise. Le gourmand orgueilleux ou l’orgueilleux qui est gourmand si vous voulez, donc l’orgueilleux , lui, se nourrit de beaucoup de choses. Par exemple de ceci : il va se nourrir de l’échec des autres, des maladresses des autres, des faux pas des autres, des bévues des autres. Il y trouve une certaine délectation, il s’en amuse. Pourquoi ? Parce que naturellement il se juge supérieur.
Alors oui, on va dire : Mais faut-il pousser les choses si loin ? Je pense que oui, car à la racine de cela, il y a l’orgueil, c’est l’amour de sa propre excellence. Et faisons bien attention, c’est beaucoup plus fréquent qu’on ne pense !
Enfin, pour être franc - c'est public - faisons bien attention ! Si un lecteur se trompe, si un serviteur d'église n'est pas bien, si ça traîne un peu trop avant que le lecteur du petit Capitule ait trouvé, ait retrouvé son passage, et bien, vous entendrez un petit murmure, une petite moquerie, un petit bazar ou l’autre. Oui, et il faut dire que ça vient quasi spontanément !
Chez certains, disons chez la plupart, ça ne sortira pas dehors, mais ça sera dans le cœur, ça bouillonnera : Mais enfin ! c'est encore une fois toujours celui-la ! C'est toujours le même ! Vous voyez, il y a là quelque chose, ça pousse sur la racine de l'orgueil. Il y a là un petit ? Naturellement, il y a de l'énervement, de l'impatience mais aussi ?
Je me souviens bien lorsque j'étais novice, il y avait quelques vieux Pères - que leur âme repose en paix - mais pour eux c'était un véritable sport de systématiquement se moquer et humilier les jeunes. Je me suis une fois informé auprès du Maître des novices : « Mais qu'est-ce que cela veut dire ? » Car ça ma semblait tout de même drôle. « Ah! Me dit-il, c'est ainsi qu'il faut faire pour humilier les jeunes et les novices et les former » Je me suis demander si cela devait être ainsi ? A cette époque, on était très docile, on acceptait tout ce qu'on disait. Mais enfin, aujourd'hui je pense que ce n'était pas tout à fait exact.
Prenons bien attention, ici, qu'il n'y ait pas là en dessous une certaine satisfaction de soi lorsqu'on voit un autre qui trébuche. Disons-nous : Voila, il a trébuché une fois en public, eh bien moi, je trébuche chaque jour, peut-être des dizaines de fois en mon coeur et personne ne le sait sauf celui qui voit à l'intérieur de mon cœur. Alors non seulement je ne vaux pas mieux que lui, mais je vaux encore moins, parce que lui au moins, il aura encore l'humilité que ça paraisse en public tandis que moi j’ai bien soin de le dissimuler dans mon cœur.
Et à partir de là, vous voyez, par un petit exercice ainsi, on peut à la longue se juger au moins les mêmes que les autres ; mais peut-être à la fin que les autres seront peut-être meilleurs que moi ? Et alors, on peut vraiment devenir un bon enseigneur, peut-être par sa parole en public, en privé, un petit mot, mais alors certainement par sa conduite.
Mes frères,
Saint Grégoire nous disait donc que le véritable enseigneur fuit le vice de l'orgueil, donc cet orgueil qui est l'amour de la propre excellence, un orgueil qui est une gourmandise qui se délecte des déboires et des échecs des autres, qui s'engraisse de mépris, de dédain, de morgue, de suffisance par rapport à tout ce qui l'entoure. Et ça va même plus loin !
Voici quel est le réflexe de l'orgueilleux, c'est ceci : toute la place est pour moi, il n'y en a pas pour les autres. Il occupe toute la place. Les autres sont là pourquoi ? Ils sont là pour servir de décors, de décors pour mettre en valeur, pour mettre en évidence mes qualités, ma prestance, mon savoir, etc.
Ils peuvent même servir de repoussoir. Vous savez ce que c'est qu'un repoussoir ? Ce sont les défauts des autres qui vont mettre en relief mes qualités et mon prestige. Ou bien ils seront là pour servir de moyen, ce sont des choses que je vais utiliser, mais toujours par rapport à moi.
Alors on comprend pourquoi il est impossible qu'il y ait un enseignement dans des conditions pareilles. Et c'est tout simplement parce qu'il n'y a pas d'auditeurs. Il y a bien des personnes, mais ces personnes sont réduites à l'état de choses. Ce sont des décors, ce sont des moyens. Elle sont inexistantes en tant que personnes. Je vais donc déverser sur elles un flot de paroles. Je vais essayer de les édifier par mes immenses qualités. Mais en réalité, il n'y a personne. Donc il n'y a pas d'enseignement.
Un enseignement s'adresse toujours à un partenaire, à un vis à vis avec lequel on peut échanger. Un enseigneur reçoit autant qu'il donne. Et on peut même dire qu'il donne dans la mesure où il accepte de recevoir. Mais s'il n'y a que des choses devant moi, je suis seul. J'occupe toute la place et alors il ne se passe rien qu'un flux de paroles dans le vide.
Il y a aussi un piège - avant d'aller plus loin - contre lequel nous devons nous prémunir. C'est l'orgueil au niveau communautaire car ça existe aussi une communauté orgueilleuse en en elle-même ! On n'utilisera pas le terme d'orgueil, parce que c'est un peu drôle de parler d’orgueil pour toute une communauté. On parlera plutôt aujourd’hui de triomphalisme, mais n’ayons pas peur d’utiliser ici le mot orgueil.
Une communauté peut être orgueilleuse du fait de sa puissance économique par exemple, ou bien du rang social de ses membres, ou bien de le valeur intellectuelle de ses membres, ou bien de l’abondant recrutement : un noviciat qui déborde, qui craque de tous côtés. Voilà ! Et puis alors à partir de là, cette autosatisfaction triomphale. Eh bien, on peut regarder de haut d’autres communautés moins favorisées. Et alors, vous avez ce type d’orgueil.
Ce n'est pas rare, savez-vous ! Disons que ça existe, on pourrait presque mettre des noms. MAIS nous y sommes tous exposés et, je me demande si parfois on n'y trébuche pas. Si donc on vient vous dire par exemple : Vous savez, c'est la Trappiste de Rochefort qui est la meilleure des bières en Belgique pour l'instant ! Maie c'est une vérité, naturellement c'est vrai ! Mais ce n'est pas une raison pour regarder de très haut toutes les autres bières Trappistes du pays. Non, on accepte le compliment, mais ce n 'eet pas pour cela qu'on doit maintenant s'asseoir sur les autres. Non !
Et quelle doit être alors l'attitude au plan communautaire, l'attitude vraie ? L'attitude vraie, il faut aller la chercher là où on peut la trouver et, c'est notre modèle absolu qui est le Christ en personne et aussi cette communauté qu’il a formé et qui doit toujours lui ressembler, qui lui a ressemblé pendant tout un temps et puis qui est tombée aussi dans le triomphalisme. Pensez à l'époque Constantinienne, ça est venu d'un coup ! Et au Moyen Age ?
Aujourd’hui, de nouveau l'Eglise, on n'en parle plus ! C'est assez insignifiant ! On m'a signalé dernièrement que l'Eglise représentait à peu près dans certaines régions 5 % de la population. Mais dans nos régions ici, je veux dire, ou en France, mais ce n'est pas 5% de baptisés car tout le monde est baptisé ou à peu près. Mais 5% dont on peut dire que ce sont encore des gens d'Eglise, le reste est de la tradition. Voyez, ça tourne à rien, le triomphalisme est très loin.
Mais pourquoi le Christ ? Pour y voir un peu clair, pour savoir qui était le Christ, nous devons nous référer à ses derniers instants parce que au moment où il était sur la croix, on a dû établir un constat d'identité pour qu'il n'y ait pas d'erreur sur la personne. Et on a affiché son nom au dessus de sa tête. Et c'était : Jésus de Nazareth. Et il faut bien savoir ce que c'était Nazareth ? Nazareth, c'était d'abord quelque chose qui se trouvait bien loin en Galilée. Et la Galilée était au-delà de la Samarie, en bordure de la Palestine.
Un endroit ? Oh, c'était tellement loin, qu’ils avaient de la religion, c'est certain ! mais c'était de l'à peu près. C'était, comme le disaient les Rabbins du Sanhédrin de l'époque – employons un terme d’aujourd’hui – c’était de la racaille. Tout, le monde court derrière lui ! Est-ce que vous aller vous laisser séduire comme cette racaille qui court derrière lui ? disait-on au moment de l’affaire de l’aveugle-né
Mais alors dans cette Ga1i1ée, il y avait encore Nazareth ! Et Nazareth, qu'est ce que c'était ? Et vous le savez bien : rien de bon ne pouvait sortir de ce trou. Ils étaient tous, à peu près tous parents. Pour aider à comprendre, c'était un peu le Briqueterie de la Galilée. Or, la Briqueterie, vous savez ce que c'est à Rochefort ! Eh bien, Jésus, c'était un homme de la Briqueterie, voilà ! Il faut bien se mettre ça dans la tête. Donc, on n'avait pour lui que du mépris. C'était des rien du tout !
Mais dans cette Briqueterie, il y avait Jésus, il y avait Marie, il y avait Joseph et personne ne le savait. Et eux n'en n’ont pas fait éclat. Il aurait très bien pu, lui, s'arranger. Il était le fils de Dieu, il était descendant de David. Il aurait très bien pu vendre et s'installer à Jérusalem qui était le nombril du monde, alors, pour les Juifs. Mais non, c'était là-bas Nazareth !
Alors dans une communauté, quelle doit être, je dirais, la gloire d'hommes qui composent une communauté ? Ce devrait être : non pas d'avoir des élans de triomphalisme mais de se dire : ma gloire est d'habiter, de faire partie de la 1communauté la plus faible, la plus démunie, la plus méprisée, celle qu'an ignore. On ne savait pas qu'elle existe au sein de l'Ordre, dans le monde.
Vous. voyez ! C'est exactement comme Jésus. On ne savait pas qu'il existait. Il était à Nazareth, MAIS il était Jésus, il était le fils de Dieu. Elle était Marie, elle était la mère de Dieu, l'Immaculée. Vous voyez, c'est cela ! Et ils n'en n'ont pas fait état ! On ne sait jamais ce qui se passe à l'intérieur d'une communauté et il n'est pas nécessaire de le crier sur les toits.
Demain, j'aurais l'occasion de citer un exemple par rapport à la nôtre. Mais pour aujourd'hui, retenons ça : que là où il y a de l'orgueil chez quelqu'un, il ne peut y avoir d'enseignement. Parce que en pratique, cet homme considère les autres comme des riens, comme des instruments, comme des choses. Donc il est seul à parler. Il ne sait pas enseigner, il parle pour lui tout seul.
Et alors, faisons attention a cet orgueil au niveau communautaire. C'est une tentation ! Mais n'allons jamais placer notre foi dans des valeurs purement humaines, mais uniquement dans les valeurs surnaturelles qui, elles, sont cachées et qui doivent être vues d'abord et surtout – pour ne pas dire seulement – par Dieu, par les Saints, par ceux qui vivent à ce niveau du surnaturel et de la vie dans l’amour de plus en plus vrai.
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Mes frères
Nous avons vu hier que le réflexe propre à l'orgueilleux était d'occuper toute la place. Les autres ne sont là que pour nous servir de décors,que pour mettre en valeur la personnalité de l'orgueilleux, ou pour servir de moyen pour lui permettre de s'élever encore d'avantage, à ses propres yeux naturellement, et puis alors aussi peut-être aux yeux des autres ?
Il y a une attitude qui est diamétralement opposée : c'est celle de l'humilité. L'humble dira : toute la place est pour l'autre. Et l'autre en premier lieu, c'est l'Autre par excellence qui est Dieu. Lui est véritablement autre. Il est d'une autre nature que nous. Il vit d'ailleurs dans un autre univers qui est le sien, qui est la surnature.
Eh bien, en moi, je laisse toute la place à cet autre dans mon coeur, dans mon esprit, dans mon corps. Il dispose de moi comme il l'entend. Je me suis vidé de moi-même. Il occupe toute la place. Cela, on le conçoit bien, on le trouvera normal ! Mais si je laisse alors toute la place pour cet Autre qui est Dieu, je serai amené par une sorte de pente logique à laisser toute la place à l'autre qui est le frère.
C'est lui aussi qui occupe tout mon cœur, c'est lui aussi qui occupe tout mon esprit, c'est à son service. que je mets toutes mes énergies. Je deviens son serviteur. Vous vous rappelez ce que j'ai dit : l'humble se trouve en dessous des autres pour les soulever, pour les porter, pour être entièrement à leur service. Il va donc laisser à l'Autre, aux autres, toute la place en lui, non pas pour se laisser exploiter par les autres, mais parce que alors il va pouvoir les aimer vraiment.
Nous retrouvons là l'attitude foncière qui était celle du Christ. Il l'a bien dit. Je vais vous apprendre quelque chose, leur a-t-il dit, et ce que je vais faire, l'acte que je vais poser, vous devrez aussi le poser les uns pour les autres. Je vais vous laver les pieds. Nous avons parlé de cela au moment de la Semaine Sainte. Je ne vais pas revenir là dessus. Mais c'est bien cet acte : être totalement à la disposition du frère, lui laisser en moi occuper toute la place.
Il n'y a plus, alors, d'égoïsme. Le centre de gravité de l'humble n’est plus en lui-même, il est chez l'autre. Et ça, c'est très beau ! C'est très difficile aussi, naturellement parce qu'il y a une sorte d'ex inanition qui doit s'opérer en nous, comme le Christ a fait. Il s'est vidé de lui-même. Ce n'est pas à force de volonté qu'on peut y parvenir, mais c'est dans la mesure où on laisse la place à Dieu en soi que finalement on laisse la place aux autres, qu'on devient vraiment leur serviteur.
Cela peut aller très loin, naturellement, comme le Christ qui a été jusqu'à donner sa vie. Et on est alors aux antipodes de l'attitude de l'orgueilleux, ça se conçoit de suite. Et Saint Benoît a défini cette attitude par une toute petite phrase qui est une perle dans sa Règle. Quand on le lit, on passe par-dessus. Mais si on veut l'approfondir, comme on essaye de le faire un peu maintenant, ça va révéler toute sa lumière. Et c'est ceci :
Il dit : nullus quod sibi utile judicat sequantur sed quod magis alii, 72,7. Donc, dit-il, que personne ne suive ce qu'il jugera lui être utile, mais plutôt ce qui sera jugé utile à l'autre. C'est cela, ne pas suivre ce qui pourra m'être utile à moi ! Vous voyez, c'est le suivre. La traduction, ici, dit rechercher. C'est autre chose.
Il y a comme un instinct en nous qui nous fait nous définir ce qui nous est utile et, ce qui nous sera utile ou nuisible. Et instinctivement nous le suivons. Eh bien, il ne faut pas suivre cette pente-là, dit-il. Il ne faut pas suivre cet attrait qui nous fait nous préférer d'abord. C'est presque un instinct de conservation, alors, qui va jouer dans la recherche de ce qui nous est utile. Non, dit-il, c'est plutôt ce qui sera utile à l'autre. D’abord penser à l'autre et puis seulement après, penser à moi.
Mais alors, par un juste retour des choses, si j'agis de cette façon, de façon paradoxale je vais trouver ma véritable utilité, ce qui m'est véritablement utile. Peut-être pas au niveau de la rentabilité humaine ? Mais au niveau de la rentabilité surnaturelle je vais entrer dans le domaine de la propre vie de Dieu. Car le Christ n'a pas cherché non plus ce qui lui était utile, il a cherché ce qui était utile aux hommes pour lesquels il s'était donné.
Mais alors, lorsque je me donne ainsi à l'utilité de mes frères, je reçois de Dieu tout ce qui m'est véritablement utile à moi. Donc, notre véritable utilité, notre véritable avantage se trouve dans ce que nous faisons pour être utile à nos frères. Le reste est illusion, au plan de la vie surnaturelle naturelle- ment. C'est illusion ! Et c'est ça le réflexe de l'homme humble.
Et je vais vous citer ici la réflexion d'un de nos frères. Il me l'a faite la semaine dernière. Je ne crains pas de mettre en danger sa modestie, ni de l'induire en tentation d'orgueil ou de vanité car il se connaît trop bien. Et voici ce qu'il m'a dit. Pour moi, dit-il, nous sommes sur la terre pour une seule chose, c'est pour aider les autres à se découvrir et à devenir pleinement eux-mêmes. Et alors, il m'a donné dans sa vie des exemples concrets de ce qu'il faisait.
Eh bien mes frères, ça c'est une sentence que je ne m'attendais pas à trouver du tout sur les lèvres de ce frère. Et encore moins, alors, l'application qu'il en faisait. Car il exprimait dans cette phrase qui était très bien choisie, non pas ce qu'il s'efforçait de faire, mais ce qu'il faisait.
Eh bien, c'est tout à fait ça ! Nous devons, nous, tout le temps nous efforcer. Nous n'avons pas d'autres raisons d'être que de nous efforcer à aider les autres à devenir eux-mêmes, à se découvrir et à parvenir là où Dieu veut les conduire. Il a sans le savoir imité ou répété la sentence du Pseudo Denys l'Aréopagite. Il l'a dit, lui, de façon beaucoup plus théologique, beaucoup plus percutante. Il disait la même chose.
Il disait ceci : L'oeuvre la plus divine à laquelle un homme puisse être appelé c'est de collaborer avec Dieu au salut du prochain. Mais c'est la même chose ! En terme moderne on dira : Mais c'est de collaborer avec Dieu dans le fait que les autres doivent vraiment devenir ce à quoi Dieu les destine.
Eh bien, voilà ce que nous avons à faire dans un monastère. C'est ça le propre de l'homme humble ou qui s'efforce de le devenir. Il n'est pas nécessaire pour commencer d'être arrivé au sommet de l'humilité. Non, c'est dès le début. Et c'est en forgeant qu'on devient forgeron. Et c'est en faisant cela qu'on devient humble, même si on doit s'y reprendre tous les jours, même si en essayant dix fois, on a neuf échecs. Mais une fois on a réussi ! Après, on réussira deux fois et ainsi on devient ce qu'on doit être dans un monastère.
Et il y a aussi une logique, ici, du fait d'être chrétien. On est chrétien, ou bien on ne l'est pas. Et si on est chrétien, vraiment, si on se glorifie de l'être, si ce n'est pas seulement une étiquette, eh bien, nous devons faire ça ! Cela veut dire que nous sommes tenus de nous vider de nous-mêmes dans toute la mesure du possible, comme le Christ l'a fait, pour que notre frère devienne, lui, vraiment un fils de Dieu. Et dans la mesure où je fais cela pour aider mon frère, je le deviens moi-même. Il n'y a pas d'autre voie. Tout le reste, c'est de l'illusion. On ne vient pas dans un monastère pour autre chose que cela.
Et ce frère qui m'a fait cette remarque n'a même pas dit dans le monastère. Il a dit sur terre. Et il a raison, c'est ça ! Nous sommes tous sur terre pour nous aider les uns les autres à devenir vraiment les enfants de Dieu. Et je vous dis : si nous pouvions mettre en pratique cette chose là, si nous pouvions la réaliser - non pas à la perfection, parce que la perfection, il n'y en a qu'un qui l'a réalisée, c'est le Christ - mais à la mesure de nos petites possibilités, de nos petites forces, à ce moment-là, je pense que nous serons les uns pour les autres de véritables enseigneurs.
Voyez, c'est cela ! Par notre vie, par nos réactions, par nos actions, par nos pensées, peut-être une fois ou l'autre aussi par nos paroles ? Mais toujours avec ce souci : il faut que mon frère devienne plus lui-même lorsque je le rencontre. C'est cela le véritable enseignement ! A côté, c'est du verbiage, ou bien il y a quelque chose qui ne va pas. Pensons-y si vous le voulez bien !
Et maintenant, n'allez pas penser : qui est ce frère qui a dit cela ? C'est l’anonymat le plus strict. Il ne m'en voudra pas de l’avoir dit parce que j’ai jugé que c'était tellement vrai et tellement bien, que nous pouvions en faire notre devise, notre mot d'ordre pour les jours à venir, et peut-être même pour, le restant des jours que nous avons encore à parcourir.
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Mes frères,
Saint Grégoire nous dit encore ceci :
…L’enseigneur doit s'efforcer de recommander par ses paroles et de manifester par sa vie l'humilité qui est la maîtresse et la mère de toutes les vertus...
Voici donc Saint Grégoire qui attribue à l'humilité ce que dit Saint Benoît de la discrétion. Benoît nous dit que c'est la discrétion qui est la mère des vertus. Saint Grégoire nous dit : c'est l'humilité qui est la mère des vertus. Seraient-ils donc en conflit théologico-ascétique à ce sujet ? Je ne le pense pas. Je vais essayer de scruter aujourd'hui et demain ce qu'est la discrétion et ce qu'est l'humilité et dans quel sens elles peuvent être dites toutes les deux mères des vertus.
D'abord la discrétion : dans le fond, pour l'humilité comme pour la discrétion, ce n'est qu'une question d'acuité visuelle dans leur essence. Je veux dire ceci : c'est que l' humilité comme la discrétion sont des activités de la vue. Cela peut paraître étrange, mais vous allez découvrir que c'est bien ainsi. Tout va dépendre de la qualité du regard pour voir si nous avons la discrétion, voir si nous avons l'humilité.
Pour la discrétion, c'est plus facile à comprendre car le terme lui-même invite à une activité d'ordre visuel. Discrétion vient du mot latin discernere qui signifie d'abord passer su tamis, passer au crible. Puis le sens suivant qui est le résultat d'un tamisage, d'un criblage : ce sera séparer. Puis le sens suivant : ce sers juger. J'ai séparé, j'ai porté un jugement. Et finalement ce sers voir.
J'ai donc extrait, j'ai séparé quelque chose, j'ai porté un jugement. Je regarde cette chose, je la vois, je la contemple. Donc, nous avons bien là finalement une activité qui relève de l'ordre de la vision ! Il est donc nécessaire d'avoir, pour juger sainement les choses, d'avoir un oeil propre, un oeil net, un oeil pur, un oeil qui va donc voir les choses telles qu'elles sont, un oeil, qui ne va pas les déformer. Non, il va les voir telles qu'elles sont dans la réalité, dans la vérité de leur être, de leur nature.
Le Christ l'a dit : Si ton oeil est pur, mais alors ton être entier sera dans la lumière. Il dira aussi : Ecoute, si tu veux voir ce qui se passe dans l'oeil de ton frère, lui enlever cette petite poussière que tu sembles y voir, mais enlève d'abord la poutrelle qui est dans le tien. Alors tu verras clair pour regarder dans l'oeil de ton frère. Si l'oeil est net, si l'oeil est propre, il va de soi que le regard alors sera net. Il sera aigu, il sera perçant, il sera pénétrant. Non seulement il verra les choses dans leur vérité, mais il ira au fond des choses, il pénétrera jusqu'à la racine des choses.
Alors, si nous sommes dans l'ordre moral, dans l'ordre je dirais de la conduite de la vie ordinaire, nous dirons d'un tel homme qui a un regard pénétrant et un regard net, nous dirons de lui qu'il a un bon jugement. Il voit les choses telles qu'elles sont. Il porte sur elles un jugement sain et il ne se laisse pas impressionner par les apparences, car les apparences peuvent être déformantes du fond d'une chose. Non, ce regard pénètre à la source de la chose. Il porte un jugement et ce jugement est bon. Voilà le fruit, au plan naturel, d'un oeil propre et d9un regard net!
Mais il est un stade plus élevé, plus évolué. C'est voir les choses telles que Dieu les voit. Et ça change alors ! C'est donc, ici, posséder un oeil qui, non seulement est propre, mais qui est pur, un regard qui est pénétrant. Mais c'est posséder un regard surnaturalisé ! C'est donc un oeil qui voit les choses telles que Dieu les veut, telles que Dieu les crée. C'est un oeil qui voit la vérité sur les choses et sur les hommes dans la lumière de l'amour. Voyez donc ici un regard qui est habité par l'Esprit de Dieu !
Souvenez-vous de cette hymne qu’on chante au moment de la Pentecôte : Veni Creator Spiritus, et alors tout ce qu'on lui demande ? Et dans le fond, on lui demande cela, c'est d'avoir, c'est d'être doté d'un regard qui est inspiré par cet Esprit qui, ne l'oublions pas, n'est pas une force anonyme ; c'est une Personne, une Personne qui habite quelqu'un. Mais si elle habite quelqu'un, elle habite aussi son oeil, elle habite son regard.
Et cet homme voit les choses exactement comme Dieu les voit ; parce que Dieu, tout ce qu'il voit, il l'aime. Et c'est parce qu’il l'aime, que la chose est, que la chose change, et que la chose grandit, et que la chose évolue toujours vers un plus. Le regard, ici, de la discrétion dans le sens supérieur du terme, c'est donc le regard même de Dieu qui transparaît dans le regard d'un homme.
Et ça va même plus loin ! Car ce regard, non seulement voit Dieu en train de créer, mais il collabore lui-même à la création. Comment cela se fait-il ? Mais parce que ce regard devient l'instrument d'un discernement - c'est cela le sens étymologique le plus proche du mot discrétion comme nous l'entendons - un discernement qui est à la fois théorique, mais qui est aussi pratique. Cela veut dire que non seulement les choses sont vues telles que Dieu les crée dans son amour, telles que Dieu les façonne, mais aussi tout l'être alors entre dans un mouvement.
Et ce mouvement est inspiré - encore une fois - par cet Esprit qui habite l'homme et qui lui fait alors entrer constamment velut naturaliter, dira Saint Benoît, 7,6, comme naturellement. C'est devenu comme une seconde nature pour lui. Et sa seconde nature, c'est cette nature spirituelle, cette nature divine. Et il entre dans la volonté de Dieu. Et il façonne la création dans la mesure où il collabore avec cet agir de Dieu.
C'est donc cela la discrétion dans son sens entier, global. C'est donc le fruit d'un regard pur, mais d'un regard surnaturalisé, spiritualisé, qui fait voir les choses, qui fait discerner les choses comme Dieu les voit, comme Dieu les discerne, qui fait porter un jugement théorique et pratique dont l’enjeu, l'enjeu est toujours celui-ci : c’est faire la vérité, facere veritatem.
Je suis venu, dit le Christ à Pilate - et c'est tout de même un moment sérieux quand Pilate lui pose la question : qui es~tu ? - eh bien, dit Jésus, je suis venu pour rendre témoignage de la vérité. Je suis venu pour être le témoin de la vérité. De la fidélité de Dieu d'abord, cet emet sur lequel tout, Dieu lui-même, toute la création, toute l'oeuvre de Dieu est construite. Mais aussi pour être le témoin de cette vérité, de cet accord profond entre l'être de Dieu et son agir.
Eh bien, la discrétion, c'est l'homme qui est en consonance avec cela, avec la volonté de Dieu, l'agir de Dieu, le plan de Dieu, et l'amour de Dieu. Dieu ne peut pas entrer en contradiction avec lui-même. Et l'homme habité par cette discrétion ne peut pas entrer en désaccord avec Dieu. Et alors il n'entre pas non plus en désaccord avec sa nature profonde d'être humain. Voilà la discrétion dans le sens, je dirais, chrétien, dans le sens surtout monastique du terme.
Naturellement, là dessus au plan pratique vient s'ajouter tous ces détails qui sont l'équilibre, le bon jugement, pas de trop, pas trop peu. Mais aussi – attention ! – ça, dans le domaine surnaturel : in medio virtus, la vertu dans un juste milieu. C'est un adage purement païen. C'est au plan naturel, je dirais très naturel encore. Car il y a des comportements de Dieu, qui peuvent être même raisonnable dans le plan de Dieu, mais paraître aberrants et absurdes au plan humain. L'exemple le plus spectaculaire de tous, c'est ce mystère de la croix qui est aberrant au plan humain, mais qui est parfaitement dans la logique de la vérité divine.
Et la discrétion, le discernement fera voir la logique de Dieu même dans une absurdité humaine. Cela arrive parfois dans la vie des saints. Un des plus remarquable a été François d'Assise. D'autres encore qui ont été regardés comme des fous. On voit ça assez bien dans les régions Slaves du christianisme. Dans nos régions, c'est un peu plus rare parce que nous avons une autre mentalité, nous sommes une autre race. Mais malgré tout, dans le comportement de Dieu, il peut y avoir une sorte de folie qui est toujours greffée sur la folie de la croix.
Eh bien, la discrétion, le discernement fera voir à travers cette folie au plan humain, cette sublime logique, ce sublime équilibre, cette sublime vérité qui vient de Dieu et qui est la manifestation de son être. Mais vérité devant laquelle nous devons rester muet et à laquelle nous devons collaborer en toute bonne foi. Mais cela, alors, nous allons entrer dans le domaine de l'humilité et ce sera pour demain.
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Mes frères,
Nous avons vu hier en quoi la discrétion pouvait être dite la mère des vertus. C'est donc parce que le regard pur, le regard surnaturalisé du moine lui permet de voir la vérité des choses. Il voit les choses façonnées par le Créateur, Dieu, et en plus, il entre dans ce travail de création. Il devient un collaborateur de Dieu, car la vérité qu'il découvre en regardant Dieu à l'oeuvre, entraîne à une coopération.
Elle ne peut laisser l'homme en spectateur facile. Non, il y a comme une attraction, une fascination. L'homme est créé à l'image de Dieu. Il porte en lui des facultés de création qu'il doit mettre en oeuvre. Et c'est dans ce sens là que la discrétion devient la mère des vertus. Donc, voyant Dieu agir, il veut imiter Dieu. Il commence à prendre les moeurs de Dieu, il devient comme Dieu. Et à l'origine, il y a ce discernement qui lui fait voir la vérité des choses.
Maintenant, si le regard au lieu de se porter sur les choses, se porte sur l'homme lui-même, il va donc commencer à découvrir la vérité sur lui. Et l'humilité n'est rien d'autre qu'une ascension dans la vérité sur sa propre personne. Le regard perçant, pénétrant, devient un regard juste en ce sens qu'il ne fait pas de quartier. C'est un regard qui n'a pas de complaisance.
Le regard de l'orgueilleux est un regard complaisant sur soi. C'est l'amour de sa propre excellence. Le regard de l'homme humble, c'est le regard de l'homme qui se voit tel qu'il est. C'est encore ce même regard, c'est toujours ce même regard de la discrétion, du discernement, du jugement juste. Le regard surnaturalisé est surnaturalisé toujours, il ne l'est pas qu'à un certain moment.
Donc, lorsqu'il se porte sur l'homme lui-même, l'homme se découvre tel qu'il est, dans sa vérité. C'est donc une croissance dans la vérité sur soi. C'est aussi, naturellement, une croissance dans la vérité sur Dieu. Les deux vont de pair. On ne sait pas les dissocier.
Et c'est ainsi que Saint Bernard va donner comme définition de l'humilité : la vertu qua verissima sui agnitione semetipsi. Cela veut dire ceci : c'est la vertu par laquelle le moine, l'homme par une connaissance très juste, très vraie de ce qu'il est, il n'attache plus aucune importance à sa propre personne, il se voit tel qu'il est. C'est donc toujours le même mouvement, et dans la discrétion, et dans l'humilité. C'est la découverte de là vérité. La discrétion, c'est la découverte de la vérité sur les choses en général. L'humilité, c'est spécialement la découverte de la vérité sur soi-même.
Vous pouvez, si vous en avez le temps une fois, essayer de relire le Traité de Saint Bernard sur les degrés de l'humilité. Vous verrez que c'est ainsi que lui-même a vu les choses. J'ai contrôlé aujourd'hui pour voir si c'était bien ainsi parce que j'avais un souvenir, un vague souvenir qu'il avait parlé un peu dans ce sens là. Et c'est ainsi que lui voit les choses également. Et ça ne peut pas être autrement parce que c'est vraiment, réellement ainsi.
Maintenant, ce discernement sur soi va devenir aussi la mère des vertus. Comment alors ? Mais c'est parce que l'homme n’attachant plus d'importance à sa propre personne, il va de par son propre poids, presque naturellement se conformer de plus en plus à cette action de Dieu sur lui-même et sur tout ce qui l'entoure. Il va donc se conformer de mieux en mieux au vouloir divin.
Et on comprend alors cette petite phrase de Saint Benoît qui dit que le premier, le principal - le premier dans le sens de principal - que le principal degré, signe de l’humilité, c’est l'obéissance sans retard, oboedientia sine mora, 5,1, tout de suite on obéit. Mais c'est normal, on n'attache plus d'importance à sa propre personne et on entre spontanément dans les vouloirs divins. Il y a donc là, du fait de l'humilité, une éducation à l'exercice de la vertu. Et l'homme redevient ainsi - ça se fait tout seul presque - il redevient semblable à Dieu. Il retrouve la similitudo Dei.
Pourquoi lui redevient-il semblable ? Parce qu'il l'imite, qu'il fait comme lui. L'homme, ne l'oublions pas, même s'il est adulte, et de plus en plus alors qu'il devient adulte spirituel, il se retrouve comme un petit enfant. Le Christ l'a dit d'ailleurs : Ne vous faites pas d'illusions ! Si vous ne redevenez pas comme de petits enfants, vous n'entrerez pas dans le Royaume de Dieu.
Et comment se fait-il qu'il redevient petit enfant ? Mais c'est parce que le petit enfant, il rejoue, il mime tout ce qu'il voit. Et d'ailleurs, tous les enfants, dans toutes les régions, lorsqu'ils veulent imiter un oiseau, ils feront exactement les mêmes gestes, tous. Mais on ne voit plus un adulte imiter un oiseau ? Je veux dire un adulte comme nous sommes. On dirait : Mais enfin, celui- là, qu'est-ce qu'il fait ? Il devient fou ? Mais on l'admettrait chez un enfant.
Et dans le Royaume de Dieu, c'est comme ça , L'adulte spirituel redevient un petit enfant en ce sens qu'il imite tout ce qu'il voit faire chez Dieu. Il le rejoue, il le mime. Et ça entre dans tout son être. C'est plutôt à l'intérieur de lui-même qu'il est porté par l'Esprit à poser tous ces gestes qui le rapprochent de Dieu, plutôt qui le rendent semblable à Dieu. C'est ainsi qu'il retrouve, oui, cette ressemblance qu'il avait perdue du fait de la désobéissance.
Et vous revoyez alors se dessiner tout le chemin, toute la courbe que dessine Saint Benoît ! Mais quand on y pense bien, c'est tellement simple, c'est tellement naturel, que ça va de soi quand on va au fond des choses. Il ne faut pas être un grand théologien, ni une super intelligence pour comprendre ces choses-là ! Non, ça va de soi !
Maintenant l'humilité, comme dit Saint Grégoire, elle n'est pas seulement la mère des vertus, mais elle est aussi magistra virtutum. Elle est la maîtresse des vertus, celle qui enseigne les vertus. Comment va-t-elle les enseigner ? Mais c'est parce qu'elle va encore une fois nous ouvrir le regard, nous le rendre de plus en plus aigu et attentif sur tout ce que fait Dieu. Et Dieu est alors comme un grand professeur, il devient le véritable enseigneur par l'intermédiaire de l'humilité.
Mais Dieu est tellement humble lui-même, il est tellement caché, il se tient tellement à l'arrière, qu'on ne le remarque pas. Mais en réalité, c'est lui par le canal de cette humilité qui, ne l'oublions pas encore, ne l'oublions jamais, est la vérité sur ce que fait Dieu, sur ce que nous sommes. C'est ainsi qu'elle devient maîtresse des vertus. Elle nous fait alors entrer dans les moeurs divines, elle nous éduque, elle nous initie, elle nous fait devenir semblable à Dieu.
Car nous ne voulons pas rester ce que nous sommes. Nous sommes les enfants de Dieu. Il y a en nous une puissance de vie divine qui ne demande qu'à s'épanouir et qui nous force presque à imiter Dieu lorsque, encore une fois, nous n'attachons plus d'importance à notre propre personne. Elle est donc un peu l'école de l'Esprit, de l'Esprit Saint, une schola Spiritus, une schola caritatis.
Et on comprend un peu mieux cette petite définition encore de Saint Bernard, lorsqu'il disait que la réunion communautaire au cours de laquelle on pouvait parler un peu ainsi, c'était l'auditorium Spiritus Sancti. C'était l'endroit où l'Esprit Saint parlait. C'est là qu'on était à l'écoute de l'Esprit. Mais pour être à l'écoute de l' Esprit, encore une fois, il faut avoir l'oeil bien ouvert et être à l'affût de la vérité...
Maintenant, toutes ces vertus auxquelles on est éduqué et introduit par l'humilité, vous les connaissez. Ce n'est pas la peine de tellement s'y attarder. Ce sera la paix, ce sera la joie, c'est la bienveillance, c'est la bonté, c'est la patience, c'est la maîtrise de soi, c'est la confiance que l'on accorde à l'autre, c'est l'ouverture à l'autre, c'est la grandeur d'âme, c'est la modestie, vous voyez ! Et tout ça se rassemblant, se concrétisant dans cette attitude de don de soi aux autres dans l'amour.
Et c'est ainsi que dans le monastère, chacun est investi d'une mission d'enseignement vis à vis des autres. Et sera le meilleur enseigneur parmi les frères, non pas celui qui a la langue la mieux pendue pour raconter de belles choses, mais celui qui est le plus humble. C'est celui, encore une fois, qui s'efface à ses propres yeux, qui veut rester effacé aux yeux des autres, mais qui par tout son comportement devient un véritable fils de Dieu qui imite de mieux en mieux les moeurs de Dieu.
Et qui alors, par toutes ces vertus que je viens de citer, incite les autres à s'engager sur cette route. Comme le dit le proverbe : verba movent exempla trahunt, les paroles émeuvent, mais ce sont les exemples qui mettent en branle.
Eh bien maintenant, nous irons jusqu'à l'église pour remercier le Seigneur de nous donner l'occasion de vivre de cette façon.
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Mes frères,
Pour en revenir à Saint Grégoire, nous voyons qu'il dit que l’enseignement doit être délivré - c'est à dire l'enseignement au sujet de l'humilité maîtresse des vertus, de toutes les vertus - doit être inculqué aux disciples de la vérité. Donc, cet enseignement ne s'adresse pas à tout le monde ? Il s'adresse uniquement aux disciples de la vérité ! Pourquoi ?
Mais parce que, nous l'avons vu, l'humilité est une ascension dans la vérité. Celui que la vérité n'intéresse pas, inutile de lui parler d'humilité. Par contre, celui qui est attiré, séduit par cette vérité, sur Dieu d'abord - ce qui est la vérité par excellence - puis sur lui-même qui essaye de se conformer à cette vérité, l'homme humble va donc être ouvert à cet enseignement. Il est donc un disciple de cette vérité. C'est inutile d'en parler aux autres !
Nous entendrons le Christ affirmer par exemple : Oh ! si vous étiez de Dieu, vous, vous m'écouteriez ! disait-il aux Pharisiens. Celui qui est de Dieu, celui-là m'écoute. Alors il vient à la vérité. Mais, disait-il, si vous n'êtes pas de Dieu, alors vous ne m'écouterez pas. C’est un jugement terrible savez-vous cela ! Celui qui n'ose pas, qui ne veut pas m'entendre dire la vérité n'est pas de Dieu !
Lorsque le Christ encore une fois se trouvait devant Pilate, donc à un moment où sa vie était en jeu, où se décidait sa vie et sa mort, Moi, dit-il, je suis venu dans ce monde pour rendre témoignage à la vérité. Et quiconque est de la vérité, celui-là en- tend ma voix. Il y a une espèce de surdité chez certains hommes. Et attention même que cela ne se glisse pas à l'intérieur de nos monastères ! ou à l’intérieur de notre cœur !
Naturellement, toute vérité n'est pas bonne à dire, toute vérité n'est pas agréable à entendre. Mais, même si elle n'est pas agréable à entendre, nous devons avoir le courage de l’entendre, si nous sommes de la vérité. Je pense que le fait d’être ainsi à l'écoute de la vérité, de s'en faire le disciple pour devenir soi-même entièrement vérité, c'est le propre du chrétien, donc ce disciple du Christ, du Christ qui a dit, lui : c'est moi la vérité !
Et a fortiori, c'est le propre du moine qui, lui, veut être un chrétien qui prend les choses presque au delà du sérieux, si on peut s'exprimer ainsi ? il les prend tellement au sérieux, que pour le commun des chrétiens, il exagère. Donc il exagérera aussi dans ce besoin de se mettre à l'écoute de la vérité.
Il y a chez lui, comme disaient les Anciens en latin, un anhelatio, un halètement dans l'impatience et dans ce désir de rencontrer la vérité subsistante qui est Dieu. Ils diront aussi qu'à partir d'un certain moment, ça va devenir une ivresse, inebriatio. Il va devenir ivre. Et cette ivresse va, non seulement le combler de bonheur, mais aussi va aiguiser chez lui le besoin de la vérité. Cela devient une maladie presque. Disons plutôt en terme d'aujourd'hui : une intoxication.
Le moine qui conduit sa vie comme il doit la conduire, toujours dans ce besoin d'être dans le vrai, finit par être intoxiqué de vérité. Il ne sait plus supporter des situations fausses, des situations louches, des situations qui ne soient pas vraies. Il n'est pas à l'aise. Il est obligé de les subir, mais alors il en devient presque malade parce qu'il est un disciple de cette vérité. Il n'a plus qu'un souci. C'est d'entrer - comme le disait le Christ aussi - dans la vérité entière : la vérité sur Dieu, la vérité sur lui-même, la vérité sur le monde.
Et ici, nous allons retrouver ces spéculations de l'Ancien Testament sur ce que nous traduisons par Sagesse, cette Sagesse qui était..? Il faut voir ce qu'ils entendent par là ? Ils disent: je suis la toute première née des créatures de Dieu. Je suis comme sa respiration qui s'est répandue sur le monde et qui a disposé l'univers entier en spectacle de beauté. Cette Sagesse, c'est la vérité de tous les êtres. Et c'est la vérité de la création et de l'ensemble des êtres qui est le reflet de l'inexprimable beauté de Dieu.
Pensons un peu à cette spéculation sur la Sagesse et voyons un peu, encore, cette Parole du Christ qui nous dit : Oh, je te bénis, toi Dieu mon Père, toi qui est le Créateur de l'univers, je te bénis et je te remercie, je te rends grâce d'avoir caché tout cela aux malins et aux prudents, à ceux qui sont trop prudents. Mais par contre, tu l'as délivrée, tu l'as ouverte, tu l'as révélée entièrement, tu l'as dévoilée aux tous petits, à ceux qui ouvrent la bouche : Ouvre la bouche bien large, et je l'emplirai.
Ils ouvrent la bouche d'admiration, ils ouvrent la bouche de contentement et d'envie aussi. Envie de recevoir cette Sagesse, de s'en inspirer alors dans leur conduite et de jouer avec elle. Car elle est venue sur la terre pour jouer avec les enfants des hommes. C'est cela la vérité ! Nous laisser prendre dans son jeu et tu nous laisser conduire dans une danse avec elle qui va alors nous donner ce vertige, le vertige de cette beauté de Dieu qui nous conduira là où tous dans le fond nous espérons aller, c’est à dire toujours plus loin dans son intimité.
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Mes frères,
Si un chrétien, et a fortiori un moine, doit être défini comme un disciple de la vérité, ce n'est pas dans le sens où on verrait un homme qui se fait l'adepte ou l'adhérant d'une doctrine qui serait la vérité. Ce ne serait même pas comme le disciple d'un homme - même le Christ - qui se présenterait comme étant la vérité. Cela va infiniment plus loin !
La seule vérité qui existe, c'est Dieu ! Tout le monde le comprend. Mais à l'intérieur de Dieu cette vérité s'exprime. Dieu se dit à lui-même sa propre vérité dans sa Parole, dans son Verbe. Cette vérité alors se communique à l'extérieur de Dieu. Dieu va commencer à créer par sa vérité, par sa Parole. Tout ce qui existe est vérité et vit en lui.
Mais il va se présenter aussi à cette créature privilégiée - qui peut, elle, entrer en rapport avec la vérité et devenir vérité sur le modèle de Dieu - qu'est l'homme. Le Verbe de Dieu va donc s'incarner dans une nature d'homme et devenir l’homme Jésus Christ, qui pourra dire alors : Voilà, moi, je suis la vérité ! Et étant la vérité, je suis la vie !
Mais le Christ, lui, il n'est pas seulement vérité par ce qu'il nous livre de lui-même, par sa Parole, par son enseignement. Il est vérité par son être même, dans tout son être : son être divin, son être spirituel, son être charnel. Et il va nous communiquer cette vérité totale qu’il est, justement et surtout par la communication de sa chair. Il dit : Si vous ne mangez pas ma chair, si vous ne buvez pas mon sang, vous n'aurez pas la vie en vous.
Mais pourquoi ? Mais parce que vous ne serez pas dans la vérité. Vous-mêmes, vous serez faussés d'un côté, vous ne serez pas vrais. Et n'étant pas vrais, vous ne vivrez pas vraiment. C'est donc dans l'Eucharistie que le Christ sera vraiment vérité pour nous, parce qu'il se communique à nous dans son être de chair.
Ce qui veut dire que le moine devient disciple de la vérité lorsqu'il n'y a pas seulement d’équation entre son esprit et donc une vérité abstraite, même une vérité théologique, ça doit être naturellement. Mais aussi et surtout, lorsqu'il est vrai dans tout son être : dans son esprit, dans son âme, mais aussi dans sa chair. On est vérité totale !
C'est ça le disciple de la vérité ! C'est celui qui s’efforce d’être vrai dans tout être, donc son oeil, ses mains, ses doigts, ses pieds sont vrais. Le Christ le dit aussi : Si ton oeil est pour toi une occasion de chute, si ta main, ton pied, sont des occasions de chute, mais n'hésite pas, retranche-les ! Pourquoi ? Mais parce que il y a une partie de toi qui n’est pas vraie. Et cette partie en toi qui n'est pas vraie, elle va pour finir te contaminer tout entier et te faire aller là où tu ne voudrais pas aller.
Etre vrai dans son esprit, dans son imagination, dans sa chair, totalement vrai ! Mais voyez un peu quelle exigence ça pose ? L'idéal, c'est de ne plus avoir de distorsion, plus de dissemblance avec cette image de nous que Dieu a. Donc, lorsque Dieu nous crée, il dépose en nous, en notre coeur, un germe. Nous appellerons ça la grâce sanctifiante. Elle est là en nous, le baptême de l'eau, le baptême de désir, elle est là en nous.
Et cette grâce, ce germe doit se développer, se diffuser à travers nous et nous transformer tout à fait, nous rendre conforme de plus en plus à l'idée que Dieu a sur nous. Car il a sur chacun de nous une idée unique, il ne fabrique pas en série ! Et dans la mesure où nous sommes conformes, où nous sommes semblables à cette image idéale qu'il a de nous et qu'il essaye de réaliser, alors nous sommes vrais. Sinon, il y a toute une partie en nous qui ne l'est pas.
Saint Bernard disait : Il faut que finalement nous soyons sine macula sine ruga, sans taches et sans rides, une parfaite image de ce que Dieu veut de nous. Il veut nous rendre semblable finalement à son fils Jésus Christ. Mais uniquement, uniquement dans la mesure où son fils était vrai, et totalement vrai, au point qu'il est, lui, non pas disciple de la vérité, mais la vérité elle-même incarnée.
Donc c'est un idéal, cela, qui est irréalisable ici sur terre. On peut toujours s'en approcher. Mais ce sera certainement réalisé après la résurrection des morts. C'est une certitude ! A ce moment-là, jusque dans notre corps nous serons totalement vrais. D'ici là, nous devons nous laisser faire et nous laisser façonner pour nous rapprocher de plus en plus de cette vérité.
Lorsque, voyons cela chez un moine qui est parvenu au 12° degré d 'humilité et qui avance dans la plaine de la charité, et voilà qu'il devient vrai, tout son être. A ce moment il reçoit, il peut recevoir de Dieu un nom nouveau. C'est ce nom qui avait été donné au Christ à l'avance par le prophète depuis toujours. C'est déjà ainsi qu’on l'imaginait ! Ce serait : Emmanuel, Dieu avec nous. Il faudrait pour bien faire, vous voyez, et encore une fois c'est de l'idéal, ce n'est pas de l'utopie. Attention, l’utopie n'est pas idéal ! C'est de l'irréel, c'est du faux, c’est pas la vérité. L'idéal est vrai !
Et cet idéal est que nous soyons un peu chacun d'entre nous et les uns pour les autres ce que Dieu attend de nous. Il faudrait que lorsque nous sommes en face d'un frère, que ce frère ait l’impression nette de se trouver devant un homme vrai, un homme qui est comme une apparition, une révélation de cette vérité totale. Mais cela, naturellement, dans la mesure où nous sommes déjà arrivés. Mais c'est l'impression qu'on devrait en retirer.
Il n'y a rien de plus horrible - le mot n'est pas exagéré - que de se trouver devant un moine, devant un prêtre, ou même devant un chrétien en face duquel on a une impression que ce n'est pas vrai, que ça sonne faux. C'est terrible, parce que à ce moment là ce n'est plus un chrétien ! Je ne sais pas ce que c’est ? Mais voyez, le Christ était la vérité totale.
Et tous ceux qui se réclament du Christ doivent d'une façon ou d'une autre laisser passer à travers leur être, leur regard, leur attitude, leurs gestes, leurs paroles, ils doivent laisser passer de la vérité, et si possible rien que de la vérité. A ce moment-là on peut dire : c'est un chrétien, c'est un moine. Je ne dis pas encore : c'est un saint ! Non, c'est un homme qui doit être tel qu'il est.
Vous voyez mes frères, ce n'est pas facile à réaliser ? Et c'est à cela que nous sommes appelés. Lorsqu'on parle de disciples de la vérité, il faut bien savoir que c'est ça ! Ce n'est pas une question de doctrine. On peut se disputer pour se dire : Oui mais, moi je suis catholique, moi je suis protestant, moi je suis orthodoxe, moi je suis encore autre chose. Oui, lequel est le disciple de la vérité là-dedans ? Je n'en sais rien ?
Le disciple de la vérité, c'est celui qui est le plus proche de l'image de lui-même que Dieu veut façonner dans cet homme, cette reproduction du Christ qui doit revivre dans cet homme. Celui-là, c'est un disciple de la vérité. Je puis être un n’importe quoi, mais du moment que je ne suis pas vrai dans ce sens là, du moment que je ne m'efforce pas de devenir vrai dans ce sens là, que je ne me laisse pas faire par Dieu pour devenir vrai ainsi, à ce moment là je ne serais pas chrétien...
Et nous sommes toujours un pied d'un côté et un pied de l'autre. Il faut bien le reconnaître. Mais on vient dans le monastère justement pour ne plus clocher d'un pied sur l'autre. Si on vient dans le monastère, c'est pour aller avec les deux pieds dans la même direction. C' est ça tout notre effort !
Mais à quoi pourrait-on reconnaître - un petit test ! - à quoi pourrait-on reconnaître qu'on est justement dans cette direction là de la vérité ? Ce n'est pas tellement difficile ! Le Christ l'a dit : On reconnaîtra que vous êtes mes disciples - donc disciples de la vérité - si vous avez de l'amour les uns pour les autres. Ce sera la première chose.
C'est d'ailleurs au fond le seul test. Si en présence du mal, ma réaction est d'être profondément attristé par le mal ? Et Saint Benoît le dit : il ne faut pas se réjouir du mal, du mal chez les autres, du mal qu'on rencontre. Non, être profondément attristé par le mal. Et puis dans un second mouvement, ne pas se laisser vaincre par le mal. Ne pas se laisser vaincre, c'est à dire ne pas repousser le mal, ou plutôt repousser celui qui fait le mal.
Celui qui repousse celui qui fait le mal, il est vaincu par le mal. Ne pas repousser, mais c'est de voir ce que l'Ecriture nous dit de Dieu comme étant sa qualité maîtresse par rapport aux hommes, ses créatures: avoir des entrailles de miséricorde ; avoir des entrailles de mère qui accueille le mal, qui le fait fondre, qui l'absorbe, qui le digère, mais qui n'est jamais vaincu par lui.
Voyez, c'est ça la vérité ! mais la vérité alors au pratique. Un homme qui réagit comme cela, qui commence à réagir ainsi et même alors qui réagit couramment ainsi, c'est un homme qui est vrai dans tout son être parce que c'est ainsi que Dieu lui-même réagit. Et Dieu avec nous - qui est le Christ - n'a pas réagit autrement !
Et c'est ainsi qu’il réagit, comme je le dis, avec chacun d'entre nous, sinon il y a longtemps qu'il se serait lassé, il y a longtemps qu'il aurait laissé tomber. Mais non, nous ne pouvons jamais laissé tomber parce que nous autres, nous ne sommes jamais laissés tombés par Dieu !
Donc retenons ceci, si vous le voulez bien : être disciple de la vérité, c'est être vrai, être vrai de tout son être, dans son esprit, dans son âme, dans son imagination, dans son corps, dans ses sens, partout de façon qu'il n'y ait plus en nous qu'une seule réaction, la réaction d'accueil, la réaction de don sans calcul, exactement comme Dieu et le Christ font pour nous.
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Mes frères,
Nous avons vu que le chrétien, et en particulier le moine, était ou devait être un disciple de la vérité. Cela veut dire qu'il doit tendre sans cesse à devenir dans tout son être, dans son esprit, dans son coeur, dans son imagination, dans sa mémoire, dans sa chair, dans son regard, dans ses mains, dans ses pieds,enfin dans tout son être, il doit devenir de plus en plus conforme à l'image que Dieu a de lui.
Dieu veut le façonner en une réussite, en un chef-d'oeuvre unique. Il est vrai dans la mesure où il se rapproche de l'idéal que Dieu a sur lui. Et ça, nous l'avons bien compris, ce sera parfaitement réalisé lorsque l'homme sera ressuscité d'entre les morts. Alors il n'y aura plus d'hiatus entre sa personne et ce que Dieu a voulu faire de lui.
En attendant, il doit progresser vers ce terme ultime de sa destinée. Et si on vient dans un monastère, ce n'est pas pour une autre raison que celle-là. C'est pour devenir de plus en plus le fils de Dieu qui a été déposé en nous et qui doit nous transformer totalement.
On comprend donc, alors, qu'un disciple de la vérité va éprouver une répulsion instinctive, une répugnance viscérale à l'endroit du mensonge. Il faudrait étudier un peu ce qu'est le mensonge. Cela nous permettra par contraste de mieux comprendre encore ce qu'est la vérité et ce qu'est un disciple de la vérité.
Il y a diverses sortes de mensonges, vous le savez ! Il y a pourtant au mensonge, un noyau à partir duquel tout explose en une diversité de formes, un peu comme vous aurez une bombe ou une grenade qui éclate en une fois. Au centre, il y a une puissance, une puissance de mensonge qui est le Mensonge avec un grand M, le Mensonge par excellence, le Mensonge essentiel ! Mais quel est-il donc ?
Nous voyons qu'il y a quelqu'un qui peut nous renseigner sur ce qu'est le mensonge. C’est Dieu. Dieu est le contraire absolu du mensonge et ça, par tout son être, ça nous le savons bien ! Nous pourrions dire : Mais alors le mensonge, c'est celui qui est appelé dans la Bible le père du mensonge, le démon. Mais non, lui, il est le menteur, le menteur par excellence.
Le mensonge, c'est l'état de celui qui est un menteur ! Mais quel est cet état de celui qui est un menteur ? La Parole de Dieu nous le dit à travers toute l'Ecriture, depuis le début, et on en parle encore dans les dernières lignes de l'Apocalypse. Vous le savez certainement aussi bien que moi, vous serez d'un autre côté peut-être étonné ? Mais après vous direz : c'est tout de même vrai. Je n'en sais rien ? Mais le mensonge essentiel, le mensonge dans son noyau, c'est le culte des idoles et ce n'est rien d'autre que ça ! A partir de là, tout se déploie dans toutes les directions !
Mais vous allez dire : Mais nous sommes en bonne position, parce que nous savons très bien, nous, que les idoles n'existent pas ! C'était bon pour les Peuples primitifs, c'était encore bon dans l'Ancien Testament, ou dans un coin du monde encore aujourd'hui ? On sait tout de même bien qu'il n'y a plus d'idoles. Nous sommes tellement évolués. Eh bien, c'est encore à voir ! Plus un homme devient civilisé, plus il est intelligent, plus il devient maître du monde, plus il devient libre et indépendant à l'endroit des forces hostiles ou même bienfaisantes de la nature qui l'entoure, plus son niveau culturel s’élève, plus il est en risque de devenir idolâtre.
Qu'est-ce qu'une idole ? Prenons l'idole à son niveau le plus grossier : je vais donc me façonner une statuette, grande ou petite. Je vais la revêtir, cette statuette, de divers attributs que j'attribue à Dieu, que je confère à Dieu. Et le tout premier, c'est la puissance. C'est l'attribut de Dieu qui m'intéresse le plus, que cette puissance divine puisse être à ma disposition, que Dieu soit un peu mon collaborateur, mon complice pour toutes sortes de choses que je veux réaliser. J'ai donc façonné mon idole, une image !
Maintenant, si nous allons au fond des choses - et ici la psychologie moderne peut très bien nous y aider - en réalité j'ai façonné, ou je façonne. Maintenant quittons le niveau grossier. Entrons dans ces idoles modernes qui sont immatérielles aujourd'hui, mais qui sont beaucoup plus pernicieuses parce qu'elles me touchent maintenant dans mon être d'homme intelligent et d'homme volontaire, dans mon être spirituel. Voyons maintenant ces idoles immatérielles !
Eh bien, cette idole immatérielle à laquelle je confie tous ces attributs qui vont me sécuriser, qui vont me donner à moi-même l'impression de devenir puissant, cette idole immatérielle n'est rien d'autre que la projection idéale de ce que je désirerais être. C'est ma propre image idéalisée que je revêts d'attributs qui sont ceux de Dieu lui-même ! C’est le vieux rêve, le tout premier rêve de l'homme : vous serez comme des dieux, vous saurez tout, et vous pourrez tout !!!
C'est cela le culte des idoles ! C'est cela l'idole ! L'idole n'est rien d'autre que moi. C'est exactement l'inverse de ce que Dieu a voulu réaliser ! Dieu veut me façonner à son image en me faisant participer au plus intime de sa vie. Et moi, je veux sans cesse opérer l'inverse. Je façonne Dieu à ma propre image de façon à prendre sa place ; çà, c'est le mensonge par excellence !
Et pourquoi est-il le mensonge ? Parce qu'il me détruit dans mon être. C'est une sorte d'autodestruction par autodivinisation. Je me divinise moi-même dans cette image, mais par le fait même je me détruit moi-même. Voilà comment va se dérouler le processus de cette autodestruction :
Je vais me replier sur moi. C'est à dire, je vais m’enfermer dans un cercle vicieux. Je ne parviens pas à briser le plafond, ou la carapace dans laquelle je suis enfermé en tant qu'être créé. Je le voudrais bien, j'essaye, mais je me heurte de tout côté à des parois infranchissables. Et elles sont d'autant infranchissables que je m'imagine que je puis les briser.
En m'auto divinisant, donc en donnant toute mon énergie à cette image idéale toute puissante que je me forge de moi-même, je m’enferme de plus en plus dans le cercle étroit de ma propre nature. Il m'est impossible d'accéder à la Vie Eternelle ! Il m'est impossible de devenir un fils de Dieu ! Il m'est impossible, même, d'avoir des contacts avec Dieu ! Pourquoi ? Parce que c'est moi qui devient ce dieu qui se satisfait de tout. C'est terrible, mais ça, c'est l'état du démon ! Si le démon pouvait sortir de ce cercle qui l'étrangle, et qui l'étouffe, alors ce serait fini en une fois. Mais tout dépend de lui ? Le fera-t-il un jour ? Je n'en sais rien ? Mais si nous nous enfermons dans le même cercle, nous partageons son sort. Et c'est ça le mensonge !
Nous avons entendu Saint Irénée nous dire aujourd'hui : la vie de l'homme, c'est la vision de Dieu ! Et c'est vrai ! Lorsque je regarde une idole - cette idole étant toujours finalement moi-même - lorsque je vois cette idole, je la regarde, je ne saurais pas en puiser la vie. Au contraire, elle va insensiblement m'empoisonner et me donner la mort parce que je suis dans l'illusion, je suis dans le mirage, je suis dans le rêve. Et sans le savoir je tourne dans un cercle, et je suis captif et je m'enfonce dans la misère de plus en plus.
Voyez! C'est cela le mensonge! Le mensonge, c’est la tricherie, je triche avec Dieu !
Notez bien que là-dedans, dans ce phénomène vraiment, je dirais, devenu immatériel de l’idolâtrie d'aujourd’hui, les théologiens ont une très lourde responsabilité à porter - certains théologiens, pas les bons mais des théologiens à bon marché - parce que au fond, en parlant de Dieu ils parlaient d'eux-mêmes. C'était presque sans le savoir ! Mais n'étant pas eux-mêmes, n'ayant pas, ne jouissant pas de cette déjà vision crépusculaire de Dieu qui pouvait leur donner la vie, à ce moment là, ce n'est pas de Dieu qu'ils parlaient, ils restaient enfermés dans leur cercle.
Et cette théologie - si je peux employer ce mot là - ou cette philosophie plutôt de la violence qui trouve son salut, qui essaye de trouver son salut dans le refus de Dieu, dans l'athéisme - il y en a tellement aujourd'hui, de plus en plus - c'est, j'en suis certain, une sorte de réaction sociale inconsciente, instinctive contre de fausses images de Dieu qui ont été semées dans les esprits, sans qu'on le sache et qui, aujourd'hui, portent du h fruit. On ne veut pas des idoles ! C'est une réaction qui dans le fond est très saine.
Il vous suffit parfois si vous rencontrez quelqu'un qui a un peu ces idées en tête et qui en parle, il suffit de lui dire, d'essayer même à travers une petite chose toute quotidienne de lui dire : « Mais voilà qui est Dieu, comment agit Dieu » Et alors la réaction est : Mais dans ces conditions-là, ça change !
Eh bien oui, le disciple de la vérité éprouvera une répugnance instinctive contre ce culte des idoles, le culte de l'idole, qui est le mensonge par excellence. Nous essayerons un peu de voir comment le moine doit s'efforcer de briser, de faire sauter le cercle du mensonge qui nous enserre tous, car nous y sommes tous plus ou moins asservis. Et dans un monastère, la tactique de Dieu, c'est précisément de délivrer l'homme de l'idolâtrie, donc du mensonge, pour le faire entrer dans l'univers de la vérité. C'est à dire de la rencontre mais alors du Dieu vivant, de celui qui seul peut donner la vie.
Et c'est un traitement long, et un traitement dur à subir ! Nous ne devons pas en avoir peur. Nous ne devons pas avoir peur de regarder la situation clairement en face. Et nous devons nous dire que au terme il y a toujours finalement, si nous sommes logiques avec nous-mêmes et si nous faisons confiance en Dieu, il y aura l'éclatement de cette gangue, de cette coquille dans laquelle nous sommes enserrés et la découverte alors, de qui est vraiment Dieu, la disparition des idoles et l'entrée dans la vérité et dans la vie véritable où se trouve vraiment la liberté.
Mes frères,
Le moine doit être un disciple de la vérité, il doit même en avoir le culte, de la vérité, et il ne doit tout de même pas sombrer dans ce qu'on appelle le fanatisme. Oui, le moine va dire : « Que tout le monde se soumette à l' idole, que tout le monde se laisse contaminer par le mensonge ! Tout le monde, mais pas moi ! Donc ça, c'est la réaction disons normale.
Mais soyons tout de même prudent ! Il pourrait très bien se faire qu'en voulant à tout prix défendre la vérité, en réalité je transfère le mensonge sur ce qui n'est pour moi qu'une apparence de vérité.
Le fanatisme, c'est étymologiquement un zèle outrancier pour le temple. fanum, en latin, c'est le temple. Le pro fanum, le profane comme on dit, c'est ce qui se trouve devant le temple, en dehors du temple. Le fanatique, c'est l'homme qui a un zèle outrancier, exagéré pour le temple, donc pour tout ce qui est de caractère religieux.
Je puis être un fanatique du marxisme aussi ? Mais alors, j'assimile le marxisme à une religion, ce qu'il est dans le fond, une sorte de religion laïque. Et le fanatisme devient ainsi un attachement hystérique à une vue subjective de la vérité. C'est la fa~on dont moi je vois la vérité. Elle m'est tout à fait personnelle. Dans ce que je perçois, il y a certainement de la vérité, mais mon point de vue est tellement fragmentaire que cette vérité n'étant plus située dans son ensemble, commence à s'entacher d'erreur et de mensonge.
A ce moment là, si je m'y attache à tout prix de façon exagérée, hystérique, maladive, morbide et si je veux imposer alors mon point de vue aux autres, mon point de vue étroit aux autres, je suis un fanatique et je deviens intolérant. Je ne puis plus tolérer qu'un autre voie les choses autrement que moi. Je m'adjuge le monopole de la vision globale de la vérité. Je suis intolérant. Toutes les intolérances sont toujours à base de fanatisme.
Etant intolérant, je vais pécher par - disons pour être modeste - par une charité mal comprise. Je vais vouloir faire entrer les autres à tout prix dans mon optique à moi. Un défaut de charité ! Et s'il y a un défaut de charité vrai, il y aura nécessairement un mensonge. Si bien que la boucle est fermée, je suis revenu au culte de ma propre personne.
C'est ce fameux culte de la personnalité dont on a tant parlé à l'époque de l'épuration dans les régimes totalitaires communistes. Staline a été condamné pour le culte de sa personnalité à lui qu'il voulait imposer à tous. Mais lorsque je m'adjuge le monopole de la vérité, c'est aussi un culte que je rends à ma propre personnalité comme si ma façon de voir les choses englobait la totalité du réel.
Vous voyez ! C'est une forme très subtile d'égoïsme. Et on va retomber alors dans les défauts que dénonçait Saint Grégoire : l'arrogance, l'esprit de domination, toutes ces choses qui ont des relents - disons-le encore une fois - de mensonge. Et cette atmosphère que je voulais écarter de moi, voici qu'elle me submerge à nouveau.
On comprend mieux encore maintenant que Saint Benoît plaçait comme qualité maîtresse de la vie spirituelle : la discrétion qui, disait-il, est la mater virtutum. Nous en avons parlé il y a deux ou trois semaines en comparant à Saint Grégoire qui, lui, mettait l'Humilité comme étant la Mère des vertus. Mais nous avons vu que discrétion et humilité sont deux positions par rapport à la même réalité qui est la vertu. Je vois la vertu sous un aspect : ce sera la discrétion. Je la vois sous un autre aspect : ce sera l'humilité.
Mais les deux vont ensemble. C'est toujours ce bilatéralisme qu'on va rencontrer dans l’homme. Même au plan spirituel, vous n'aurez jamais une vertu à l'état unique. Vous aurez toujours une vertu de l'autre côté qui vient l'équilibrer, qui vient la compléter de façon harmonieuse.
Et ainsi l'homme peut monter vers Dieu en s'appuyant toujours puisqu'il est bilatéralement construit, sur des bases solides et la discrétion, et l'humilité. Il n'est jamais debout sur un pied, il est toujours debout sur deux pieds ! Il ne travaille jamais avec une seule main mais toujours avec les deux mains !
Alors mes frères, n'oublions pas cela, que nous soyons toujours fermement résolu à ne pas nous en laisser imposer par le mensonge. Mais prenons bien garde lorsque nous voulons nous attacher à la vérité de ne pas retomber par une sorte de cumulet dans un mensonge encore pire que les autres.
Car, lorsque voyant un aspect de la vérité, saisissant un seul aspect, je veux à tout prix l'imposer aux autres, alors, je trébuche, je m'étale de tout mon long dans le fanatisme, ce fanatisme qui est une maladie difficile à guérir, car elle provoque l'aveuglement et elle ne fait presque que croître. A tel point que les expériences contraires qui devraient effacer le fanatisme, l'écarter, ne font que le faire grandir.
Vous connaissez peut-être l'une ou l'autre personne qui est très attachée a ses idées ? Et toutes les évidences contraires lui permettent toujours de retomber sur ses pieds. L'expérience, ici, ne profite guère parce que je pense que c'est une maladie très profonde qui a peut-être ses racines psychologiques aussi?
Je ne pense pas qu'il y en ait parmi nous ? Je n'en connais pas. C'est pour cela que je peux en parler avec tant de liberté. S'il y en avait un, je devrais mettre des gants. i Il n'yen a pas ! Mais faisons tout de même attention car c'est une maladie qu’on peut très bien attraper comme on peut avoir la grippe ou autre chose.
Mes frères,
On a dit que la culture était la poursuite d'un rêve, le rêve d'une harmonie parfaite entre l'homme et l'univers, entre l'homme et le Créateur de l'univers, entre l'homme et lui-même ; si bien que l'homme deviendrait alors le chantre, le prêtre du cosmos. Le rêve d'un retour au paradis perdu.
Et ce rêve, alors, s'exprime constamment à travers certains hommes qui sont capables de création artistique dans le domaine de la peinture, du théâtre, de la musique, de la littérature, de la poésie, de la chorégraphie, tous ces modèles de la création artistique que nous rencontrons aujourd'hui. Le mois de juillet, le mois d'août, ce sont les mois des festivals : festival d'Avignon, festival de Spa, festival de Durbuy maintenant.
Et c'est toujours la poursuite de ce rêve, un rêve où l'homme serait le roi d'une création où il n'y aurait plus que la beauté, l'ordre, la justice, la justesse plutôt ce qui correspond parfaitement à ce que Dieu veut. Si bien que l'homme y trouve sa place, sa place de poète, celui qui crée, qui façonne avec Dieu mais dans le sillage, dans la mouvance de Dieu.
Or, ce rêve est celui qui habite surtout le moine, lui qui est appelé à retrouver dans son être la beauté du premier homme au moment où il est sorti des mains de son créateur. Cette apocatastase - naturellement Origène et les tous premiers prétendaient un peu dans un sens un peu différent, pas tout à fait catholique ; mais enfin le concept s'est épuré par après - ce retour à la condition première de l'homme où il est heureux parce que il est devenu ce que Dieu attendait de lui, une réplique parfaite de son Verbe, un autre Christ. Et à ce moment là, il est vraiment le roi, le chantre, le prêtre de l'univers.
Lorsque nous sommes dans la liturgie pour l'Office Divin, et surtout pour l'Eucharistie, à ce moment là nous remplissons notre fonction dans la mesure, mais uniquement dans la mesure, où nous sommes devenus vrais, où nous sommes véritablement ce que Dieu veut de nous.
Et c'est une raison encore pour laquelle le moine doit s'imposer constamment de ne jamais mentir. Donc, de ne jamais céder devant le prestige, l'illusion de l'insignifiant et du néant qu'est l'idole et le mensonge. Et nous allons nous imposer de ne pas mentir surtout dans nos relations avec autrui. J'entends autrui dans le sens large du terme. C'est entre nous naturellement d'abord, mais de cela, j'entrerai dans quelques détails par après, une autre fois.
Voyons autrui en règle générale, c'est à dire moi et l'autre. Il faut qu'entre nous règne des rapports de vérité. Quand je dis oui, il faut que ce soit oui ; quand je dis non, il faut que ce
soit non. Et tout ce qui est surajouté vient du mauvais, a dit le Christ, c'est à dire vient de celui qui est menteur. Si je jure par tous les dieux que ce que je dis est vrai, eh bien, c'est que ce n'est pas vrai. C'est qu'il y a là en dessous quelque chose qui n'est pas tout à fait juste. Il y a là un relent de pas vrai ! Je n'ose pas encore dire de mensonge, mais enfin ça prête à soupçon. Et l'interlocuteur qui entend tous mes serments, lui, devient de plus en plus méfiant et soupçonneux. Non, quand je dis oui à un autre homme, ce doit être oui ; quand je dis non, ce doit être non.
J'ai vu au temps de mon enfance, des dizaines de fois pour ne pas dire des centaines de fois, sur le champ de foire, des foires à bestiaux, j'ai vu les marchands et les fermiers, chaque fois qu'ils avaient donné un prix au sujet de la bête, ils se frappaient mutuellement sur la paume de la main. Et le dernier prix appuyé d'une dernière tape sur la main de l'autre, c'était définitif. C'est un geste, ça, qui est extrêmement beau parce qu'il traduit bien ce qui se passe dans l'âme et dans l'esprit de ces hommes.
Car pour eux, c'était la marque définitive de la véracité de la personne, de la vérité de l'être dans la transaction. Il était inimaginable que quelqu'un revint sur le geste qui avait été posé ! Aucun papier n'était remis, aucun contrat, rien ! Le geste, et ça suffisait !
Et que signifiait ce geste ? Cela signifie que l'on peut construire sur l'autre, sur la valeur, sur la solidité, sur la vérité de l'autre, on peut construire quelque chose en commun. Et c’est cela qui permet à une société de grandir, de s'édifier, de subsister, de s'épanouir. C'est de cela que les hommes ont besoin, même dans une société monastique, naturellement. C’est un geste qui trouve son parallèle spontané. Lorsque je veux appuyer la vérité de ce que je dis, je peux frapper sur la table.
J'appuie mon assertion et ça se fait de soi-même, ou bien du pied sur le sol ! Souvenez-vous du geste de Galilée au moment où il était condamné et qu'il devait bien se soumettre à ce tribunal ecclésiastique. A ce moment-là, il frappe du pied sur le sol : mais non, elle se meut, dit-il, la terre. Il appuyait, c'était du solide, plus solide que toutes les arguties de ces dignes Ecclésiastiques. C'était cela ! Il y a un geste que nous devons poser !
Aujourd'hui, par contre, qu'arrive-t-il dans la pratique ? Maintenant, on a remplacé ce oui, c'est oui, ce non, c'est non, on l'a remplacé par des contrats. Des contrats, ce sont quelque chose d'incroyablement complexe. Par exemple : Conditions générales de vente. Il faut avoir bien soin de les lire, non seulement de les lire, mais de les analyser point par point car elles sont parsemées de pièges et de trous. Et il ne s’agit pas de tomber dans un de ces trous, sinon c'est perdu ! Il y a tout un droit à propos des contrats, et à propos du droit toute une jurisprudence, et des avocats, et des tribunaux pour essayer enfin d'établir de quel côté est la vérité ! C'est quelque chose de très inquiétant.
Dans son discours de Harvard, Soljenitsyne a mis le doigt sur cette plaie du juridisme qui est en train de contaminer comme un cancer toute la société occidentale. C'est fluent, c'est faux ! On ne sait plus se faire confiance l’un l'autre, on ne sait plus de quel côté se prendre. Voilà, il n'y a plus de rapports d'homme à homme, ça se dépersonnalise. Ce sont des rapports presque de machine à machine. Et c'est la société qui se disloque comme un bâtiment qui se fissure et qui un beau jour sous un petit choc va s'écrouler.
Dans un monastère, c'est une atmosphère qui ne doit pas régner. Et vous pouvez être certain - je l'ai déjà remarqué nombre de fois et vous aussi sans doute - lorsque des personnes de l'extérieur nous rencontre, c'est ce qu'elles attendent de nous, que nous soyons vrais dans nos transactions avec elles, mais aussi dans nos actions et dans notre être.
Si elles viennent parfois raconter leurs histoires, leurs déboires, leurs fautes aussi, leurs espoirs, enfin tout, c'est parce que d'instinct elles cherchent en nous la vérité. Non seulement une réponse de vérité, mais surtout un roc de vérité sur lequel édifier une petite certitude qui leur permet de repartir dans la vie, de continuer à vivre avec plus de confiance en elles-mêmes et dans la vie comme telle.
Mes frères, il est impossible de vivre sans cette vérité. Nous autres ici, nous devons en être les témoins, les cultivateurs, si je puis exprimer ce terme là ? Nous devons être les hommes du culte de la vérité, les prêtres de la vérité. Mais nous le serons toujours si nous nous laissons prendre par elle à chaque minute de notre existence, de façon à présenter à Dieu et aux hommes ce que Dieu et les hommes peuvent attendre de quelqu’un qui s'est donné ainsi totalement à celui qui est la vérité et la vie.
Mes frères,
Nous avons vu que si nous désirions être vraiment chrétien, disciple du Christ, disciple de la vérité, nous devions nous imposer de ne jamais mentir à autrui. Et autrui, ne l'oublions pas, c'est d'abord nos frères avec lesquels nous partageons cette vie monastique à longueur de jours, d'années, usque ad mortem. On aurait peut-être, par une sorte d'accoutumance, une certaine illusion comme cela que autrui ce serait tout le monde sauf nos frères ?
Vous connaissez peut-être le proverbe qu'on dit à propos des jeunes gens, des enfants surtout : « ange de rue, diable de maison ! » Voilà, le frère Jules s'en souvient. C'est bien comme ça : Ange de rue, diable de maison ; oui, on est parfait avec autrui, mais on est un petit diable chez soi.
Cela peut se trouver aussi à l'intérieur d'une communauté que voilà, nos frères, mais ce n'est pas autrui ! On est tellement habitué à vivre avec eux, que ma foi on peut tout se permettre ! Oui, c'est vrai, sauf une seule chose : on ne peut pas se permettre de marcher sur la vérité, de marcher sur la charité. Nous devons donc devenir de plus en plus transparent les uns
aux autres.
Et par transparence j'entends ceci maintenant : c'est que notre extérieur doit être le reflet parfait de notre intérieur. Notre extérieur ? C'est à dire nos paroles, nos gestes - vous savez, il y a tout ce langage de gestes dans un monastère trappiste - aussi nos attitudes vis à vis de nos frères. Donc, tout cet extérieur de nous doit être le reflet parfait, l'image, le miroir de ce qui est dans notre coeur vis à vis de notre frère : de l’estime, du respect, de la bienveillance, de l'amour, notre souci de ne pas le léser, de ne pas le tromper, de ne pas lui faire de tort, mais au contraire de l'aider.
Si nous portons les charges les uns des autres, alors nous seront vraiment les disciples du Christ. Mais cette transparence n'est pas tellement aisée à réaliser, parce que allez, n'ayons pas peur de regarder les choses telles qu'elles sont. Puis que nous sommes dans la vérité, tenons les yeux ouverts ! Déjà avant notre ère, le poète latin Claude, si j'ai bon souvenir, avait trouvé cette petite formule qui a fait fortune depuis lors : homo homini lupus. L'homme est un loup pour l'homme ! Lorsqu'on sait ce qui se passe dans le monde ?
D'ailleurs, nous venons du monde, Nous n'avons pas laissé le monde à la porte avec la poussière de nos chaussures, non, nous avons amené notre poussière avec nous. Donc, nous trouvons encore la dans le fond de notre cœur cet instinct de loup qui se trouve en chacun de nous vis à vis - d'un autre homme, toujours perçu comme un adversaire possible contre lequel il faut se défendre et qui, éventuellement, il faut supplanter et écarter.
Le Christ n'a pas été moins sévère. Vous savez qu'il a dit : Attention! Attention! Prenez garde que vous ne vous présentiez devant les hommes avec une peau de brebis, mais à l'intérieur, ce pourrait bien être un loup rapace ! Il y a un Père de l’Eglise qui a dit - on lisait cela auparavant au cours de l'Office de Nuit - eh bien, disait-il, c'est le fait de vivre ensemble comme ça, le petit choc d'une vie cénobitique les uns sur les autres finalement fera apparaître si c'est une brebis dans sa peau, ou bien si c'est un loup dans une peau de brebis ?
Donc vous voyez, c'est cela ! Il faut que notre extérieur qui est très beau parce que c'est une belle toison de brebis, peut-être la toison d'or vers laquelle chacun se dépêchait, la quête de la toison d'or ? Eh bien, si c'est une belle toison d'or, il faut qu’à l'intérieur notre coeur soit aussi doré par l'amour et par la vérité.
Saint Benoît a à ce sujet une phrase qui est très révélatrice encore. C’est à propos des sarabaïtes qui sont des moines, c'est à dire des hommes qui se targuent d'être des moines. Et voici en réalité ce qui se passe chez eux. Il dit ceci : adhuc operibus servantes saeculo fidem, mentiri Deo per tonsuram noscuntur, 1, 7. Donc, il faut le traduire : ils gardent leur foi au monde. Ils la gardent encore, adhuc. Et cela par leurs oeuvres, par leur conduite. Et ainsi noscuntur, ils sont convaincus de mentir à Dieu par leur tonsure.
Vous voyez, c'est cela ! A l'extérieur la vue découvre un moine, per tonsuram. Donc ce sont des moines, ils paraissent être des moines, mais en réalité ils ont conservé, adhuc, encore, ils ont conservé leur foi au monde. Vous avez là cette balance. Vous avez d'un côté le monde, et vous avez de l'autre côté Dieu. Le moine s’est retiré dans le désert pour se débarrassé de tout le comportement qui est celui du monde et alors revêtir un autre comportement qui est celui des fils de Dieu.
Donc ils ont opéré cette démarche, mais en réalité ils n'ont rien fait. Ce sont des loups en dessous d'une peau de brebis. Ils ont la tonsura monastica, mais en réalité ils ont conservé leur foi au monde. Et ici, c'est servare, ils la traînent vraiment en eux, un peu comme un trésor qu'on garde, qu'on conserve, qu'on prend toute son attention à ne pas perdre. Cela, ils l'ont conservé ! C'est cette fides.
Pour la fides, Saint Benoît ne fait pas de distinction dans toute la Règle entre cette confiance qu'on donne au monde et la vertu de foi. Donc, c'est une parodie de la foi. Ils ont une foi, qui au lieu d'être cette vertu théologale qui est participation à la vie de Dieu, est une fausse foi qui est participation à la vie du monde. C'est donc quelque chose d’infecter de l'intérieur, c'est le mensonge à l'état pur. C’est diabolique ! Et ça, ils l'ont encore !
Et ça se comprend. Un homme du monde il donne sa foi au monde, il ne peut pas faire autrement. Mais dès l'instant où il entre dans le monastère, il se convertit, c'est à dire qu'il opère un volte-face. Il renonce à tout ce qui est du monde, au prince du monde, à toutes les manières du monde et il revêt l'habit et le comportement d'un fils de ce Dieu auquel il se donne. Il emploie ce petit mot adhuc, Saint Benoît, encore. Donc, ils ne se sont jamais convertis ! Et ils conservent cette foi par leurs operibus, par leurs oeuvres, par leur agir, par leur conduite, par leurs actions, par leur comportement.
Donc, ils sont toujours au service du monde et du prince de ce monde. Ils sont toujours sous la coupe du mauvais qui, ne l'oublions pas, est menteur dès le début. Et alors vient la conclusion logique mentiri Deo, ils mentent à Dieu. Vous avez donc ici la démarche, ou plutôt un défaut de démarche, le tableau plutôt. Vous aurez le défaut de conversion, vous aurez l'idolâtrie : ils continuent à servir leur foi au monde et au prince du monde ; et alors fatalement vous aurez le mensonge mentiri Deo.
C'est ça qui est terrible et c'est contre ça que nous devons lutter. Car, soyons vrai en tout : notre conversion, nous ne pouvons jamais dire qu'elle est vraiment, totalement achevée. Nous ne pouvons jamais dire que nous n'érigeons jamais en lois nos propres idées et nos propres sentiments, ce qui est le propre des sarabaïtes. Nous sommes donc toujours un peu sarabaïtes au fond de notre cœur ou sur les bords. Nous devons donc toujours lutter contre cela ! Mais c'est cela précisément l'effort de conversion !
Et notre effort de conversion sera efficace, et il sera, je dirais, comme une lame de fond, il nous soulèvera si nous travaillons contre le mensonge, si nous nous efforçons d'être à l'intérieur ce que d'après l'étiquette nous sommes à l'extérieur, si nous sommes vrais dans notre coeur comme nous sommes sensés être vrai à cause de l'habit que nous portons.
Et nous ne devons pas nous faire illusion ! Mentir à un frère par la parole, léser un frère, tromper un frère, peut-être que personne ne le remarquera ? Le frère lui-même ne le remarquera peut-être pas ? Il y a un certain art du mensonge. On peut mentir avec beaucoup d'élégance et jeter la poudre aux yeux de tout le monde.
Mais il y a quelque chose ici qui est sous-jacent à cette phrase de Saint Benoît. C'est que lorsqu'on ment à un frère, qu'on le veuille ou non, qu'on en ait conscience ou non, qu'on le sache ou non, ça n'a pas d'importance. Mais toujours, TOUJOURS objectivement on ment au Christ. Et celui-là, on ne le trompe pas !
Chacun de nos frères, ne l'oublions jamais, c'est le Christ en lui. Et ça, nous ne devons jamais le perdre de vue. Le moindre mensonge à l'endroit d'un de nos frères, c'est un mensonge à l'endroit de la personne du Christ, mentiri Deo, dit Saint Benoît. On pourrait dire mentiri Christo ! Et ça, on n'y échappe pas ! Le Christ lui-même l'a dit : Tout ce que vous faites en bien ou en mal aux plus petits de ceux- là, c'est à moi que vous l'avez fait !
On dira : Mais quand ? Ah oui, mais à ce moment là, tu as trompé ou bien tu as dit la vérité, mais c'était à MOI ! Et ça, c'est quelque chose d'objectif auquel nous ne pouvons pas échapper. Cela dépasse même le domaine de la foi. Que nous le croyons ou que nous ne le croyons pas, c'est comme ça ! Alors mes frères, prenons bien garde ! Nous ne sommes pas encore arrivés, moi pas plus qu'un autre, à ces hauts sommets de vertus, d'amour et de vérité.
Eh bien, soyons sur nos gardes ! Si à un moment donné nous sommes acculés presque à la tentation de voilà, jouer un petit tour à un frère, eh bien, disons toujours : Oui c'est le frère, c'est vrai ! Mais en réalité c'est le Christ et avec lui je ne sais pas jouer, lui, je ne le trompe pas. Et un jour, je m'en apercevrai !
Alors, l'inverse est vrai aussi : si je suis ouvert, si je suis vrai, si je suis pur à l'endroit de mon frère, à ce moment là, je le suis aussi pour le Christ et ce n'est jamais perdu ! Aussi aidons-nous ! Nous sommes tous de la meilleure volonté possible, je le sais bien. Mais nous sommes aussi tellement faibles ! Et nous avons besoin tellement de nous soutenir les uns les autres.
Mes frères,
Il a été question de la Parole de Dieu. Mais prenons bien garde ! Il y a la Parole et il y a nous. Restons modestement, humblement à notre place. La Parole du Royaume n'est pas un objet que nous pouvons serrer sous la lentille de notre acuité intellectuelle ou spirituelle pour en scruter les détails, ou pour en apercevoir l'aspérité ou le creux qui nous permettra de nous l’approprier, de la maîtriser, de l'utiliser.
Non, la Parole du Royaume n'est pas un objet à notre disposition. Elle n'est même pas objectivable. Elle est une Personne qui se présente a nous, a notre cœur, une Personne qui ne s'impose pas. Elle n'est ni autoritaire, ni tyrannique. Elle n'est rien qu'Amour et beauté et, elle désire nous combler. Si nous pouvions comprendre ce que ce mot signifie, nous combler, lorsqu'il vient de la part de Dieu ! Et nous n'avons qu'une chose à faire : nous ouvrir, l'accueillir et nous donner.
Or, le Christ vient de nous adresser des Paroles extrêmement dures. Habituellement on les passe sous silence, on saute directement de la Parabole à son interprétation. Or il vient de nous dire, entre les deux, que le Royaume de Dieu n'était pas accessible à tout le monde. Pour entrer dans le Royaume, il faut avoir des pieds, des yeux et des oreilles.
Il faut avoir des yeux pour en admirer la douce Lumière, la vivifiante Lumière. Il faut des oreilles pour en capter les messages et aussi l'arrière fond musical. Il faut des pieds pour en parcourir, pour en explorer les multiples détours, pour en recueillir toutes les surprises.
Or, je n'ai ni pieds, ni oreilles, ni yeux, si je suis un servant des idoles. C'est à dire, si au lieu de me laisser attirer par ce Royaume dans lequel je suis invité, je me laisse plutôt séduire par ma propre image que je projette partout. Et je deviens semblable à ces objets sans vie. Elles ont des yeux et ne voient point ! Elles ont des oreilles et n'entendent pas ! Elles ont des pieds et elles ne marchent pas !
Devenu un servant des idoles, je me rends moi-même incapable de voir, d'entendre et de marcher. Je suis inadapté à cet Univers du Royaume qui d'ailleurs, au fond, ne m'intéresse pas ! Il n'intéresse pas mon autosuffisance. Je trouve mon ciel en moi et c'est la mort ! C'est cela la mort éternelle, rien d'autre !
La Parole du Royaume, comme le dit Jésus, est déposée en nous comme une semence, une semence qui doit pousser ses racines, se développer et prendre toute la place. Et c'est cela qui est tellement dur ! On comprend alors qu'il faille souffrir les douleurs d'un laborieux enfantement, car la Parole doit occuper toute la place.
Et alors, le chercheur de Dieu, l'amant de cette Parole, crie à la fois de désir et de peine. Et à travers ses cris, c'est la création entière qui gémit et qui espère. Elle espère car la venue au monde d'un fils de Dieu achevé, l'apparition au monde d'un nouveau Christ, est une victoire sans prix pour l'humanité et aussi pour le cosmos matériel tout entier. Que devons-nous faire finalement, nous dont le coeur est toujours encombré de pierres et de ronces, nous dont le coeur est toujours séduit par les idoles ?
Mes frères, le mieux est de nous livrer tout simplement, tels que nous sommes, à cette Parole de Dieu. Elle est infiniment plus puissante que toutes les formes de paralysie, de cécité, de surdité ! Elle nous en a donné de multiples preuves, elle qui est descendue plus bas que tout nos refus pour, à travers la mort même, faire surgir la vie impérissable.
Mes frères, nous sommes venus dans le monastère où nous avons été baptisés pour être ainsi ouverts, livrés à la Parole. Et si nous sommes fidèles au jour le jour - j'en ai confiance - nous entendrons, il nous sera dit à nous aussi cette merveilleuse Parole : Heureux vos yeux, ils voient ; Heureuses vos oreilles, elles entendent.
Amen.
Mes frères,
Dimanche prochain, qui est le jour de notre récollection mensuelle, nous allons célébrer la fête de la Transfiguration. Il m'a paru bon de lancer un petit excursus dans la direction de cette fête. On en parle très rarement. Elle est une fête parmi d'autres, de second rang semble-t-il dans le cadre liturgique. Et pourtant, lorsqu'on voit la place qu'elle tient dans la tradition monastique, je pense qu'il est utile pour notre profit spirituel de la creuser quelque peu. Alors, si vous voulez bien, je m'en vais y consacrer quelques petites causeries.
Ce sera très simple, ce ne sera pas de la haute théologie, quoique le sujet soit extrêmement difficile. Traiter des choses de Dieu, surtout de ces phénomènes qui nous paraissent bizarres comme un homme qui change de forme devant d'autres hommes, ça peut enfin, il faut savoir déchiffrer ce que l'Esprit veut nous dire.
D'abord il faut remarquer une chose, pour bien comprendre la Transfiguration. C'est que la fête de la Transfiguration ouvre une quarantaine. Elle tombe exactement quarante jours avant l'Exaltation de la Sainte Croix, le 14 Septembre qui, comme vous le savez, dans le calendrier monastique, fait passer de la saison d'été à la saison d'hiver.
Cette quarantaine est parallèle à d'autres quarantaines. Vous avez la quarantaine qui précède Pâques, de la tentation du Christ à Pâques. Puis une seconde quarantaine de Pâques à l'Ascension du Christ. Nous avons, nous allons vivre dans quelques jours, nous allons commencer une troisième quarantaine, de la Transfiguration à l'Exaltation de la Croix. Il y a donc là un signe, le signe d'un accomplissement, d'une complétude, d'un achèvement, d'une plénitude, la plénitude d'un mystère.
De même que la tentation du Christ trouve son plein éclairage dans sa passion et sa résurrection, au moment où le Christ terrasse définitivement et détrône Satan qui était venu le mettre à l'épreuve dans le désert, de même que l'Ascension n'est autre que l'achèvement de cette victoire du Christ qui ayant terrassé le démon, délivre l'humanité de ce joug diabolique et introduit l'humanité toute entière auprès de Dieu le Père, dans la gloire de Dieu le Père, il l'introduit dans sa personne à Lui, Christ homme ressuscité.
Mais chacun de ses disciples, chacune de ces cellules de son grand Corps devant petit à petit le rejoindre, comme se forme un cristal, un cristal qui insensiblement se forme d'un apport de cellules pour former une pierre magnifique. Ainsi, cette troisième quarantaine nous insinue un mystère. Nous allons essayer petit à petit de le découvrir.
Et cette fête de la Transfiguration toujours vue naturellement, ne perdons pas ça, dans l'optique de l'Exaltation de la Croix, elle a toujours séduit les premières générations chrétiennes, c'est à dire ces générations de chrétiens qui ont forgé les Evangiles. Vous savez que les Evangiles, c'est une tradition orale qui a été mise par écrit, l'oralité a précédé l'écrit. C'est une tradition qui s'est transmise comme ça par voie orale sans erreurs, sans la moindre erreur, et qui un jour a été couchée par écrit.
Or, chacun des trois Evangélistes nous relate ce fait de la Transfiguration. On en trouve même trace dans la seconde Epitre de Saint Pierre. Il y a donc eu là quelque chose, une réflexion qui s'est amorcée. Et cette réflexion, elle traduit, elle nous restitue l'expérience de témoins, de témoins d'un réel global. Je dis global, en ce sens que le fait de la Transfiguration ne peut pas être isolé de ce qu'il s'est passé après, ni de ce qu'il s'est passé avant. Donc, ce réel global qui est le fait Jésus, Jésus qui se dévoile petit à petit à ses disciples, à quelques hommes privilégiés, trois surtout, et puis qui doit se dévoiler à l'univers entier.
Et ce sont des témoins d'un fait, d'un réel contre lequel viennent se briser toutes les réductions minimisantes, les réductions arbitraires, les réductions apeurées, donc ce qui en terme très antique qu'on utilise encore aujourd'hui, contre lequel viennent se briser toutes les gnoses, tous ces systèmes qui ont peur. On dirait qu'ils ont peur de saisir tout le réel, je ne sais pourquoi, parce que ça dépasse la raison, peut-être ? Ou bien parce que ça demande un engagement trop poussé, ou bien parce que on en a peur. Je pense que ça intervient aussi : on en a peur !
C'est peut-être une réaction de l'homme devant le divin qui se manifeste. On ne veut pas y croire, on ne peut pas y croire, on recule tout en demeurant fasciné. Et on continue à l'étudier, à l'examiner, mais avec des yeux d'homme. Or ici, nous avons les témoins d'un fait. Et contre ce fait viennent se briser toutes les gnoses.
Et ici, je voudrais vous rapporter une réflexion que m'a faite Monseigneur Hamer un peu avant son départ. Je suis allé le saluer comme il convenait quelques instants avant qu'il ne parte, et nous avons parlé un peu. Il m'a dit ceci. Donc c'est un homme qui est bien placé pour parler, il faut bien le savoir. Il a dit qu'aujourd'hui la théologie, tout à fait comme c'était hier et avant hier, dès le début, elle n’est pas un système, une science qu'on enseigne comme la physique ou la chimie, ou la mathématique. Non, c'est autre chose !
La théologie est un discours sur Dieu, et elle doit toujours, mais toujours être appuyée par des témoignages. Il faut donc pour asseoir et rendre crédible le discours sur Dieu du savant, du théologien, il faut toujours à côté de lui un homme qui voit Dieu, il faut toujours un contemplatif, mais un vrai, un homme qui vit dans l'intimité de Dieu, qui le voit et qui peut rendre témoignage, soit par sa parole...
Cela arrive encore maintenant certainement, mais ça se dévoilera plus tard. C'est arrivé au début de l'Eglise, c'est arrivé au Moyen Age encore, ça arrive sans arrêt, on en trouve régulièrement où la conjonction du théologien et du contemplatif se fait dans la même personne. C'est ce qu'on appellera les Pères de l'Eglise. Ils parlaient de Dieu, du Christ parce que mais réellement ils le voyaient avec le regard de leur esprit transfiguré.
Eh bien, dit Monseigneur Hamer, aujourd'hui ça doit encore être comme ça. Mais il n'est pas nécessaire que le théologien connaisse un contemplatif, ça peut arriver mais ce n'est pas nécessaire. Mais il faut qu'il y en ait dans l'Eglise, les deux. Alors, dit-il, c'est la valeur irremplaçable de votre vie, de votre vie solitaire, de votre vie cachée, de votre vie dans le désert. Toute sa valeur est là au plan de la science théologique.
Laissons encore de côté le travail souterrain du contemplatif au plan du Corps Mystique comme tel, ça nous le connaissons. Mais uniquement au plan de la science théologique, il faut, dit-il, que ce que les théologiens disent puisse être contrôlé et appuyé par le témoignage de témoins, parce que alors, contre ces témoignages viennent se briser toutes les erreurs.
Je peux construire un système, c'est très beau peut-être, c'est très séduisant, mais si le témoin dit : « Je vois autre chose, c'est autrement ! », tout le système s'écroule. C'est encore une fois cette dialectique constante entre la vérité et le mensonge, entre Dieu et l'idole. Le mensonge, encore une fois, n'a toute sa force et sa puissance que par la complicité tacite qu'il rencontre. S'il se heurte à quelqu'un qui dit non, alors le mensonge est désarmé, il se dévoile comme mensonge.
C'est la même chose dans le domaine de la théologie. Si un système n'est pas exact au plan de la doctrine théologique, il pourra peut-être en séduire énormément ; mais s'il se heurte à quelqu'un qui dit : « Je sais moi ! », alors c'est fini, il se dévoile pour ce qu'il est : erroné. Alors c'est le rôle du saint aujourd'hui d'être dans la continuité de ces tous premiers témoins.
Donc, pour dire autre chose, pour présenter autrement : c'est que les Apôtres, la succession apostolique aujourd'hui, mais primitivement à l'origine, c'était donc les Apôtres. Ils savaient, eux et en particulier les trois privilégiés Pierre, Jacques et Jean, eux voyaient, eux avaient vu, ils pouvaient témoigner : c'est comme ça !
Puis nous nous éloignons de plus en plus de cette origine. Aujourd'hui la succession Apostolique, elle sera encore dans les Evêques toujours d'abord successeurs des Apôtres, mais les Evêques jamais seuls. Toujours à côté de l'Evêque, dispersé dans le monde, il n'en faut pas beaucoup mais il en faut, des contemplatifs qui voient. II ne faut pas les dissocier de l'Evêque. A l'époque, au début du monachisme c'était encore très, très, très vivant.
Vous voyez les Evêques qui régulièrement allaient dans les déserts pour y retrouver quelques saints. Vous connaissez les noms, vous avez : Athanase, Chrysostome, Grégoire de Naziance, Basile, certains d'entre eux étaient moines d'ailleurs. Mais sinon ils étaient toujours en symbiose, en sympathie. Il y avait un courant de vie qui circulait entre eux et leur témoignage était alors irréfragable.
Mais nous allons arrêter pour aujourd'hui. Ils sont témoins donc, ces Apôtres de la Transfiguration, et les contemplatifs d'aujourd'hui avec les théologiens, d'un réel global. Et ce réel global, je voulais vous en parler, mais c'est trop tard. Je commencerai par cela demain, et puis nous avancerons encore un petit pas.
Mais je pense que vous avez déjà saisi aujourd'hui l'importance unique, capitale, essentielle, indispensable de notre contemplation au niveau de la science théologique.
Mes frères,
Hier en terminant, nous avons dit que les Apôtres Pierre, Jacques et Jean qui avaient participé à part entière à l'événement de la Transfiguration, avaient été de ce fait constitués les témoins privilégiés d'un réel global, globalisant. Et ce réel embrasse, englobe toute l'économie de l'Incarnation, comme on dit en jargon théologique. C'est à dire qu'ils voient le Christ, leur compagnon, cet homme Jésus, ils le voient tel qu'il est dans son être apparent, mais aussi dans son être invisible, ce qui constitue son destin. Nous avons chacun une destinée. La destinée du Christ est apparue à cet instant de la Transfiguration. Cet homme Jésus, c'est un être Divin, les Apôtres s'en aperçoivent. Ils l'ignoraient certainement auparavant, c'était un prophète, un prophète extraordinaire.
Mais non, maintenant c'est autre chose, c'est un être Divin. Mais ils ne comprendront parfaitement l'événement que longtemps après, lorsque toute l'histoire du Christ sera clôturée pour eux. Il leur dit d'ailleurs, le Christ, vous ne parlerez pas de ceci avant que je ne sois ressuscité d'entre les morts. Mais eux se demandent alors : qu'est-ce que ça veut dire ressuscité d'entre les morts ? Ce n'est donc qu'après, lorsque tout a été terminé, qu'ils ont compris ce qu'était cet événement de la Transfiguration. Et c'est une raison pour laquelle les trois Evangélistes doivent la relater.
Jésus est donc un être Divin. Il y a en lui une puissance, une puissance qui n'est autre déjà que la résurrection et qui agit à travers les moindres événements de sa vie, et qui va trouver son maximum d'intensité et de puissance à l'heure même où il meurt, dans les jours, dans les deux jours de sa passion.
Au moment où il meurt, où il descend au plus profond de la déréliction comme on dit, de cette descente aux enfers du samedi saint, c'est alors que la puissance de la résurrection agit avec le plus de force. Car il est un être Divin et il va apparaître, il va leur apparaître après, à nouveau dans la splendeur achevée de cette Transfiguration.
Et ces hommes vont donc être constitués témoins, témoins de cette réalité globale. Donc, un être qui est un homme pur, un homme parfait, un homme à part entière, mais qui est en même temps un être Divin à part entière, un homme qui vit la vie de tous les hommes, qui subit le sort de tous les hommes, mais qui aussi transporte l'humanité au-delà d'elle-même et l'engage dans ce processus irréversible de divinisation qui doit introduire l'homme au coeur même de la Trinité.
Le christianisme, ne l'oublions pas, n'est pas adversaire du …?..., il est fondé sur le témoignage. Hors du témoignage, le christianisme n'est rien du tout. C'est une doctrine qui peut être sortie de la tête de ...?..., même d'un certain Jésus. Admettons-le !
Non, le christianisme est fondé sur le témoignage des hommes qui ont donc vu, et qui ont entendu, et qui ont touché, et qui disent : Nous parlons de ce que nous savons, de ce que nous voyons, de ce que nous entendons. Ce seront donc des témoins de la vérité. Ce témoignage sera poussé à l'extrême lorsque pour affirmer la véracité de ce qu'ils disent, ils mourront, ils se laisseront mettre à mort plut8t que de dire : « Nous nous sommes trompés ! »
Non, ce que nous avons vu, dit Saint Jean, ce que nos yeux ont vu, ce que nos oreilles ont entendu, ce que nos mains ont touché, nous vous le racontons. Hors ce témoignage il n'y a pas de christianisme, ne l'oublions jamais. « Vous serez, a dit le Christ au moment de quitter ses apôtres, vous serez mes témoins jusqu'aux extrémités du monde », dans l'espace mais aussi dans le temps.
Il faut donc qu'il y ait toujours, régulièrement, de nouveaux témoins. Ce ne sont pas des théologiens, les témoins, ça peut se rencontrer naturellement à la fois théologien et témoin. Mais comme je l'ai dit hier, les deux peuvent être distincts. On peur rencontrer un théologien qui n'est pas un témoin, et un témoin qui n'est pas théologien. Mais il doit toujours y avoir, ne fut-ce que dans l'invisible, une sympathie, une symbiose, une collaboration entre les deux. Mais le premier rôle, c'est celui des témoins.
Et ces témoins sont encore choisis aujourd'hui. Mais avant d'en parler, il faudrait voir d'où vient, d'où provient cette force qui se trouve dans ces témoins et d'où provient cette réalité au sujet de laquelle ils portent témoignage ? Cette réalité vient d'au-delà de Jésus. Elle vient d'une source, d'une source qui est faute de mieux, en terme de théologie encore, le Christ l'a employé aussi d'ailleurs pour parler de ces réalités surnaturelles, divines, nous devons bien emprunter le langage de tous les jours, trouver une analogie dans notre monde humain. Cette source, ce sera Dieu le Père.
Le Père, personne ne l'a jamais vu. Seul le Fils venu du Père nous en a parlé. Le Fils lui-même est un témoin. Il est le témoin d'un autre que Lui qui est son Père. Et ce Père, nous ne le verrons jamais. Nous ne le connaîtrons toute l'éternité qu'à travers son Fils, à travers son logos, à travers ce qu'il nous dira de Lui. Donc, cette source est inaccessible.
Et cette source, elle se révèle tout de même à nous, non pas en elle-même, mais par son rayonnement. Et ici encore on utilisera - ce n'est pas une image, ce n'est pas un symbole, c'est une réalité - mais le mot, le terme de lumière. Il habite, comme le dit l'Apôtre encore, Lui qui habite une Lumière inaccessible, que nul homme n'a vu, ni ne peut voir.
La lumière est donc le vêtement dans lequel Dieu se drape. Drapé de lumière, est-il dit, nous le chantons dans le psaume. La lumière est donc ce qui sourd de lui, ce qui rayonne de lui, ce qui à partir de lui s'étend à travers l'univers, et ce qui nous atteint. Nous pouvons donc connaître Dieu à travers cette lumière incréée qui vient de Lui. Je dis lumière incréée, pour la distinguer de cette lumière ci, la lumière créée.
On dira aussi que Dieu est soleil, soleil de justice. Le Christ dira même : « Je suis la lumière du monde ». Oui, mais ce n'est pas la lumière dans ce sens ci, c'est une lumière d'un autre genre, mais c'est une lumière bien réelle. Et c'est une lumière qui a transpiré au moment de la Transfiguration. Son visage est devenu brillant comme le soleil, ses vêtements sont devenus lumineux comme de la lumière. Voila comment il s'est montré !
Et il ne faut pas penser qu'il était ainsi pendant quelques minutes, peut-être un certain temps. Il est toujours ainsi, seulement notre regard n'est pas adapté à la perception d'une telle lumière. C'est impossible, à moins que nous ne soyons en possession d'un autre regard. Ce n'est plus alors un regard charnel, mais ce sera un regard spirituel. Ce seront des organes, un organe de perception par mode de vision qui nous est donné par l'Esprit, et qui est incéré dans notre être là où notre être joui déjà de cette Vie Eternelle qui est Divine.
Comme Monseigneur Hamer l'a dit dans le petit mot qu'il a adressé aux novices, en parlant de Saint Anselme - il est précisément en train d'étudier Saint Anselme car on prépare un document sur ce sujet - Saint Anselme dit en parlant de ce mode de vision : « Ce n'est déjà plus la Foi, ce n'est plus la Foi et ce n'est pas encore la species, ce n'est pas donc encore ce qui apparaît dans une claire vision. C'est l'entre-deux, c'est la vision adum brata, donc cette vision ombreuse qui est déjà au-delà de la foi mais qui n'est pas encore la vision béatifique.
Il faut donc mes frères, et cela c'est extrêmement important pour nous, qu'il y ait toujours encore maintenant, des hommes qui soient témoins de cette lumière. Des hommes donc qui jouissent encore maintenant du privilège qui a été donné à ces trois apôtres, des hommes qui peuvent voir de cette façon surnaturelle, pur don de Dieu, qui peuvent percevoir cette lumière qui est le vêtement dans lequel Dieu se drape, qui est le rayonnement qui donne vie et consistance à la création entière, cette lumière sans laquelle absolument rien n'existerait.
C'est cette lumière qui crée, elle est nourriture. Lorsque le Christ disait : « Oh non, je n'ai pas faim maintenant, j'ai une nourriture que vous ne connaissez pas », ils se demandaient, les apôtres : est-ce que quelqu'un lui aurait apporté à manger ? « Mais, reprenait Jésus, ma nourriture est de faire la volonté de celui qui m'a envoyé ». Et cette nourriture qui porte la volonté de celui qui l'a envoyé, c'est cette lumière.
Pour avoir, je dirais, une connaissance du Christ vraie, profonde à chaque instant de sa vie, voyons-le toujours dans cette attitude qu'il avait au moment de la Transfiguration. Cette lumière, elle était toujours en lui. Il s'en nourrissait toujours, il en était toujours drapé seulement personne ne la voyait, personne ne pouvait la voir, personne ne pouvait la supporter.
Il faut donc qu'il y ait encore dans l'Eglise à tout moment des témoins, qui aujourd'hui encore à tout moment, peuvent porter témoignage de cette lumière, donc des hommes qui la voient. Et c'est un peu ce que Monseigneur Hamer expliquait : il est indispensable dans l'Eglise qu'il y ait de ces types de contemplatif dont la vision se situe entre la foi et la vision béatifique. Et c'est à partir de là que les assertions des théologiens trouvent leur poids et leur degré de véracité.
Un théologien devrait pouvoir dire pour être concret, mais ça ne peut pas se faire naturellement : « Ecoutez, allez à tel endroit, dans tel monastère, demandez un tel et lui vous dira si je dis la vérité ou non, lui peut se porter témoin par ce qu'il voit, par ce qu'il entend, par ce qu'il touche, car cette lumière est aussi palpable.
Eh bien, je pense que nous pouvons un peu réfléchir à cela. L'évangile de ce jour se terminait par cette phrase, si j'ai bon souvenir : « Les justes resplendiront un jour comme le soleil » à propos de la parabole de l'ivraie. Les anges seront donc envoyés. Ils vont récolter tous les méchants et ils vont les jeter dans la fournaise. Ils vont récolter tous les bons et ils vont les faire entrer dans le Royaume où les justes resplendiront comme le soleil.
C'est toujours cela, c'est toujours ce fait que dès l'instant où quelqu'un est justifié, où quelqu'un entre dans la vie Divine, où quelqu'un en terme plus théologique, vit à plein la Vie de la Grâce, à ce moment là, il devient rayonnant comme le soleil même si personne ne le voit. Mais il y en a tout de même un qui le sait, c'est celui qui en est le bénéficiaire, comme le Christ savait très bien qu'il rayonnait normalement même si personne ne le voyait, même si personne ne le savait. Un instant, un jour ou l'autre, un l'a vu.
Vous vous souvenez de ce petit récit qui est célèbre. On l'a lu je pense au moment de la Pentecôte. Ce récit de la rencontre de Séraphin de Sarov avec Molitov, où un instant son disciple le voit tel qu'il est toujours, il le voit rayonnant.
Voyez mes frères, ne situons pas encore notre vie monastique à un niveau plat, bas, au niveau de petites choses. Oh, on en fait toujours assez, c'est toujours bon comme ça, notre vie est déjà assez pénible ainsi, elle est tellement dure. Regardez les gens du monde à côté, ils ont une meilleure vie que la nôtre, ils ont tellement de satisfactions. Nous, nous nous privons, et nous faisons...
Non, situons là très, très, très haut, à ce niveau auquel nous sommes invités, à ce niveau qui doit devenir quasi naturellement le nôtre : être témoin, témoin de cette Transfiguration et de cette lumière. Car l'Eglise en a besoin, le Christ en a besoin, Dieu en a besoin, et disons, les hommes dans le monde en ont besoin.
Nous allons en rester là aujourd'hui. Demain nous essayerons d'entrer encore un peu plus en avant dans ce mystère car c'en est un. C'est un mystère de grâce, c'est un mystère merveilleux que Dieu nous fait. Et Dieu dirait presque : « Ouvre ta bouche que je la remplisse ! ». Mais alors, n'ayons pas peur de l'ouvrir !
Mes frères,
Dans l'expérience de la Transfiguration, les Apôtres ont fait une expérience d'ordre surnaturel, uniquement surnaturelle. Il n'existe donc pas de vocabulaire adéquat pour l'exprimer correctement. Et c'est la raison pour laquelle, lorsqu'ils ont rapporté leur expérience, ils l'ont exprimée en empruntant des images aux théophanies connues de leurs auditeurs, toutes ces théophanies de l'Ancien Testament qui avaient tellement imprégné l'âme d'Israël, et qui était un langage courant à cette époque d'apocalyptique.
Les contemporains des Apôtres, les Apôtres même avaient bien conscience de vivre les derniers temps. Ils voyaient des hommes, dans leur littérature, revenir de l'au-delà pour leur annoncer ce qui se préparait, pour leur permettre de déchiffrer les signes des temps. On connaît toute une littérature apocalyptique apocryphe. Vous en avez entendu parler certainement, ce n'est pas le moment d'en discourir maintenant.
Il est question dans le récit d'une montagne, il est question de lumière, il est question de blancheur, il est question de la nuée, il est question d'une voix et aussi de ce fameux sommeil qui n'est pas un sommeil naturel mais ce sommeil divin qui tombe sur l'homme, qui se saisit de l'homme et qui va devenir le lieu d'une naissance à un nouveau monde, le lieu d'une révélation.
Pensez par exemple, à ce sommeil qui tombe sur Abraham, et au cours du quel il va voir Dieu passer comme une flamme entre les deux morceaux de la bête dépecée, Dieu qui à ce moment là va conclure son alliance avec lui. Mais aujourd'hui, ça ne nous satisfait pas. Et on voudrait bien savoir : mais que c'est-il passer exactement ?
Et on voit aujourd'hui se déployer des entreprises de démythologisation ou de démythisation du phénomène, ou du fait de la Transfiguration. On veut essayer d'objectiver pour voir un peu ce que c'était exactement scientifiquement, techniquement presque comme si on avait pu être là pour filmer l'événement. Alors le résultat, c'est que il n'en reste rien. Aucune objectivation n'est possible. Il ne reste qu'un résidu de poussières. Dès qu'on veut approcher, toucher l'événement avec nos sens humains, il s'évanouit.
Alors, comment faire pour en parler, pour comprendre de quoi il s’agit ? Les premiers chrétiens, vers le 5°,6° siècle, quand ils ont commencé d'être les maîtres de leur vie à l'extérieur, en public, quand ils pouvaient se manifester publiquement après les persécutions, ils ont commencé à évoquer le fait de la Transfiguration sur le mode de la représentation artistique, l'évocation artistique.
Evoquer, ça veut dire comme l'étymologie le signifie: appeler à l'extérieur, faire surgir.
Vous vous souvenez, lorsque Saül va trouver la bonne femme à Ein-Dor, 1S 28,7, elle lui dit : « Que dois-je faire pour toi ? » « Evoque-moi » dit-il « évoque-moi Samuel. » Evoquer Samuel, c'est l'appeler et le faire revenir du séjour des morts.
Donc évoquer ici le fait de la Transfiguration, pour nous ce sera essayer de nous faire saisir par le coeur surtout, par notre sentiment, par notre intellect aussi, par tout notre être, ce que ça a pu être pour les Apôtres. On pourra évoquer sur le mode artistique de la musique, c'est très possible, sur le mode du mouvement, du geste et sur le mode du verbe, du mot, du poème. On a essayé, tout cela a été réalisé. C'est réalisable, on le réalise d'ailleurs.
Mais les premiers chrétiens jusqu'à une période très tardive, 14°, 15° siècle, l'ont évoqué sur le mode de la peinture par les icônes. Et là, c'est une intuition vraiment géniale chez eux, parce que ne l'oublions pas, l'icône par excellence de Dieu, c'est le Christ Jésus. C'est dit qu'il est l'image du Père, l'image de Dieu, ce qui en grec, dans un terme dérivé du grec : il est l'icône de son Père, il est l'icône de Dieu.
Donc, on va représenter cette icône de Dieu qu'est le Verbe dans son état Divin au moment où il est transfiguré, sur une planche, sur un mur. Et on va essayer par un jeu de représentation de faire revivre aux spectateurs, non seulement par son regard, mais par tout son être qui est saisi comme par une vision, ce qu’à du être l'événement de la Transfiguration. On va l'évoquer en lui.
Cette évocation sous la forme de l'icône est quelque chose qui nous est étranger un peu à notre culture qui est devenue trop technique, trop scientifique, une culture qui essaye d'objectiver encore, mais qui en objectivant, n'atteint rien du tout du domaine surnaturel. Essayons de retrouver ces artistes et nous avons alors le Christ qui nous apparaît comme ce qu'il est, le centre d'une liturgie qui embrasse le cosmos tout entier.
La liturgie, c'est une forme de l'icône, mais une liturgie bien exécutée. La fête de la Transfiguration, in illo tempore, aux temps heureux de la liturgie en grégorien, était une très belle fête au plan liturgique, au plan de l'Office, au plan de la messe aussi. Aujourd'hui, disparu, évacué! Espérons que dans les années qui vont venir, notre équipe de liturgistes va nous faire revivre un peu cette fête de la Transfiguration.
Et à ce propos notre frère Gilbert pourrait déjà peut-être - il en est bien capable, et même s'il n'en a pas le temps maintenant, il le trouvera bien un jour - présenter un peu cette icône de la Transfiguration. Car la première représentation iconographique, c'est justement la Transfiguration. Et c'est à partir d'elle que toutes les autres icônes ont pris corps, ont pris naissance. Elles ont découlé de cela comme naturellement, vu que le Christ est l'icône de Dieu. Et nous assistons alors dans cette icône, comme dans toutes les autres et comme ça devrait être dans la liturgie, à une véritable fête de la lumière, la férie de la lumière, et à une hymne chantée à la beauté.
C'est cela ! Nous devons dans cet événement de la Transfiguration voir une liturgie où tout le cosmos est invité, voir un jaillissement de lumière qui éclaire l'univers entier, et une hymne que toute la création chante à la beauté, surtout à l'auteur de la beauté qui est Dieu le créateur dans son Verbe encore, dans son Christ. Et ça, c'est donc l'évocation au niveau artistique.
Mais il y a encore une évocation beaucoup plus prenante alors, c'est l'évocation au plan de la vie. C'est à dire que des hommes peuvent atteindre et vivre l'expérience de la Transfiguration. C'est ce que les premiers moines espéraient. C'est ce que inconsciemment peut-être, ou consciemment tous ici nous espérons. Mais à ce moment, c'est l'homme qui devient une icône du Verbe. Il faut bien comprendre ici ce que je veux dire.
Dans le récit que fait Saint Luc de la Transfiguration, il nous dit que Moise et Elie sont là qui parlent avec le Christ. On nous donne le sujet de leur entretien. Ils lui parlent, ils lui disent, ils lui expliquent 1’ ex hodos, l'exode qu'il devait accomplir à Jérusalem. C'est le mot qu'on emploie: ex hodos, exode.
Donc vous savez ce que c'est que l'exode, ce que le mot évoque immédiatement pour un Hébreux, un Israélite, et pour un premier chrétien. Il faut partir de l'Egypte pour entrer dans la terre promise par Dieu. Il faut sortir de l'esclavage pour entrer dans la liberté. Il faut cesser d'être un fils d'étranger pour devenir un fils de Dieu.
Et nous voyons le Christ qui va accomplir cet exode. Il va sortir de la condition purement humaine, mortelle, pour revêtir l'immortalité qui lui revient de droit a lui parce qu'il est Fl1s de Dieu, mais pas a nous qui sommes des hommes rongés et détruits par le péché. Mais que va-t-il faire alors ? Il va, lui, faire ce voyage, cet exode par la souffrance, par la mort ; puis la mort ne pourra le retenir, il va revenir à la vie. Et puis ce ne sera pas encore suffisant : il va introduire cette humanité dans la sphère de Dieu, ce sera l'Ascension. Vous avez donc : Passion - Mort - Résurrection - Ascension. Voila tout son exode.
Et l'homme qui consent à parcourir cet exode à sa suite, celui-là doit faire aussi l'expérience de la Transfiguration. N'oublions pas que la fête de la Transfiguration est le début de la quarantaine qui conduit à la fête de l'Exaltation de la Croix. C'est un peu ici les événements à l'envers. La Transfiguration n'est rien d'autre que ce qu'en termes monastiques primitifs on appelait la petite résurrection. Donc, c'est goûter, faire l'expérience de la résurrection avant de faire celle de la mort.
C'est ce que le Christ fait ici devant ses Apôtres. Il est pré-ressuscité. Sa chair humaine apparaît dans l'état qui sera le sien après sa résurrection. Mais il n'a pas encore souffert la croix, mais ça ne fait rien, la croix est là qui l'attend. Les deux sont liés, les deux ne font qu'un. Et c'est cet exode qu'il est permis au moine de faire, s'il est fidèle, s'il consent à suivre le Christ.
A travers ce cheminement, il passera aussi par la mort, il passera par la résurrection, il passera par l'ascension. Et tout cela s'il est fidèle, il le fera mystiquement mais bien réellement avant de mourir biologiquement. Alors qu'arrive-t-il ? Il est devenu lui-même une icône, une icône de ce Christ qui a déjà fait son passage, son exode, et qui peut se présenter devant les autres hommes tel que toute l'humanité sera un jour.
Naturellement cette transfiguration chez un homme, n'atteindra jamais l'éclat qui était dans la personne du Christ. Mais ça ne fait rien, il est tout de même debout, cet homme, tout à fait régénéré. Il est devenu un autre Fils de Dieu jusque dans sa chair. Et cet état va transparaître. Peut-être pas aux regards des hommes ? N'oublions pas que chez le Christ, ça n'a transparu que pour ces trois témoins privilégiés.
Mais dans l'invisible, ce rayonnement agit et opère, et élève le monde, car le Christ était, ne l'oublions pas, comme Saint Paul dit, le nouvel Adam, c'est à dire qu'il était l'homme avec un grand H. Tous les hommes étaient en lui, tous les hommes qui vivaient cet événement.
Et le moine qui redevient icône de Dieu, comme ça parce qu'il est devenu un autre Christ, il est devenu aussi un homme avec un grand H. C'est à dire que tout l'événement Christique revit en lui et c'est indispensable. Car comme dit Saint Paul, il faut que l'homme, lui, ( il parlait de lui) achève dans sa chair l'événement Christ qui a été limité, lui, dans l'espace de quelques années.
Il le dira aussi sous d'autres formes en disant : Nous maintenant qui avançons dans la vie, nous sommes transformés en la même image de clarté, en clarté sous l'action de l'Esprit de Dieu qui est Amour. Et c'est ça l'expérience qu'il peut nous être donné de faire si nous consentons à être fidèle.
Nous voici au terme de cette soirée. Demain ou dans les prochains jours nous allons essayer de voir un peu ce que ça exige de l'homme, ce que ça peut exiger de nous. Et nous pouvons dès à présent nous appuyer sur une autre parole du Christ, qui a dit au moment de prendre congé de ses Apôtres, au moment d'entrer dans cet événement terrible de sa mort, il leur a dit : Confiance, j’ai vaincu !
Et cette Parole, il nous l'adresse aussi. Il ne nous demande qu'une seule chose : c'est que nous lui fassions confiance, que nous nous abandonnions à son Esprit. Et nous sommes certains alors que si lui a pu vaincre, nous aussi nous pouvons être vainqueur de nous-mêmes d'abord, du péché, de la mort, et de toutes les formes de mensonge et d'idolâtrie pour entrer alors dans cette lumière qui est la sienne.
Mes frères,
Comme dans une huitaine de jours nous allons fêter Marie comme Reine de l'Univers, comme nous avons aussi répété les hymnes Grégoriennes de la Sainte Vierge, on m'a demandé ce matin si je ne pouvais pas présenter ces hymnes dans le cadre d'une sorte d'octave Mariale. Et voila, j'ai réfléchi à cela, je m'y suis attelé ce matin et je pense que je suis arrivé à quelque chose que je vais vous livrer dès aujourd'hui. L'idéal eut été que chacun ait le texte latin, que chacun ait le texte français, puis qu'il y ait ici un tableau ou l'appareil magique que vous avez vu il y a une quinzaine de jours. Enfin nous ferons avec les moyens du bord.
Ave Maris Stella, c'est une hymne de Vêpres. Elle date du 9° siècle, donc approximativement de l'époque de Charlemagne. C'est une hymne de Vêpres et il faut bien voir ce que représentent les Vêpres. Pour nous aujourd'hui ça ne signifie pas grand chose au plan du mot et même de la réalité. Nous avons chanté les Vêpres tout à l'heure et ça n'avait pas du tout l'apparence de Vêpres. Pourquoi ?
Parce que l'Office de Vêpres doit se chanter dans l'obscurité ou plutôt lorsque l'obscurité commence à descendre. Il est encore trop tôt maintenant pour chanter l'Office de Vêpres. Dans deux heures peut-être le moment sera-t-il là ! Voyons un peu ce que ça représente pour les hommes du 9° Siècle, ou encore à l'époque de Saint Bernard, ou encore il n'y a pas si longtemps. Moi-même j'ai encore connu ce temps dans les villages Ardennais.
Donc à ce moment il n'y a pas d'électricité, il n'y a pas d'illuminations comme nous en avons aujourd'hui. Actuellement en ville on ne sait pas si c'est le jour ou la nuit parfois tellement il y fait clair et, je suis revenu le long des autoroutes le soir en hiver en lisant le bréviaire dans la voiture. Tellement l'éclairage est intense sur ces autoroutes le petit lumignon à l'intérieur de la voiture suffisait.
A l'époque c'était tout autre chose, il n'y avait donc rien comme lumière. Il n'y avait que les étoiles, la lune, ou alors dans les maisons un petit lumignon à l'huile, et c'était tout. Donc les ténèbres, c'est toujours un lieu, c'est une réalité que je dirais spatiale dans laquelle on entre, ou plut6t qui descend lentement comme une chape, comme une boite, comme un couvercle, qui descend sur le monde et qui réduit les hommes à l'inactivité sauf ceux qui ont des mauvais coups à faire.
C'est l'heure de la puissance des ténèbres. Il faut penser au Prince des ténèbres. C'est le démon, le roi du mal qui règne lorsqu'on ne s'y retrouve plus. Les honnêtes gens sont chez eux, les brigands sont sur les routes.
A la dernière panne d'électricité à New York, cette année-ci encore, en hiver, par un coup de chance si on peut dire mon frère s'y trouvait ce jour là. Donc imaginez-vous cette ville de New York où il n'y avait plus de lumière du tout, alors que c'est vraiment une ville lumière. Les gens sont devenus fou de peur, beaucoup en ces quelques heures sont littéralement devenus fou, le patron de l'hôtel s'est suicidé.
Alors dans les rues la mafia est entrée en action. Il y a eu des crimes, des vols, des pillages et, cela n'a duré que quelques heures la nuit. Eh bien ça, c'est la puissance des ténèbres. Ici c'était extraordinaire, mais dans des occasions exceptionnelles ainsi ça ressurgit brutalement, les instincts sanguinaires de l'homme et les instincts de peur resurgissent en un instant, bouleversent et submergent tout.
A l'époque donc où on chantait l'hymne de Vêpres, ce sont donc toujours des hymnes qui laissent percevoir une certaine inquiétude, une angoisse en face des dangers qui sont dissimulés dans ces ténèbres. Et n'oublions pas que c'est quelque chose de bien concret pour eux. Je vous le dis, moi- même j'ai encore connu cela dans les villages Ardennais, et c'était vraiment une expédition quand on était gosse d’aller de la maison au magasin le soir. Il n'y avait pas d'éclairage, ni chien, ni chat. Enfin vous l'avez connu certainement, du moins les anciens...
Alors l'Ave Maris Stella, c'est donc une prière cette hymne, mais une prière dans un long regard contemplatif, à l'heure où l'obscurité avec ses dangers, ses inquiétudes, ses angoisses, descend sur la terre et l'enveloppe comme d'un linceul. Donc mettons nous bien ça dans la tête. C'est difficile, nous devons faire un effort d'imagination pour le sentir dans notre chair, mais il faut restituer le lieu théologique et le lieu cosmologique dans lequel est née cette hymne, pour savoir ce qu'elle veut dire.
C'est aussi un chant. C'est le chant des voyageurs, des pèlerins qui sont en route vers un lieu, et ce lieu est encore fort loin. Ce lieu est le Royaume de Dieu. C'est le ciel comme on disait à l'époque. Donc c'est ce Royaume de Dieu où on va pouvoir enfin vivre dans la lumière, en pleine lumière cette fois-ci, mais dans la compagnie du Christ, de sa Mère et des Saints. C'est un chant, disons de pèlerinage, un chant de route qui permet d'avancer. Et dans cette optique il est parfaitement monastique si on voit le moine comme étant un homme qui est en route vers le Royaume de Dieu.
Cette hymne est une hymne Mariale. Marie est vue ici, d'abord et surtout dans le rayonnement de sa gloire, de la lumière, qu'elle est devenue dans tout son être. Il faut voir ainsi Marie : on la prend à la base qui est son état de Mère de Dieu, elle est prise, elle est portée et elle est élevée dans sa gloire. Et là on la contemple, on la regarde, on l'invoque, on la prie, on se place sous sa protection. Ave Maris Stella est donc essentiellement une hymne de l'Assomption. Il faut donc avoir tous les aspects présents à l'esprit en même temps. C'est pour cela qu'il faut un regard contemplatif et un esprit méditatif lorsqu'on prie, lorsqu'on chante cette hymne.
Cette hymne a une très belle structure, une structure qui répond parfaitement à son titre. Comme pour les encycliques du Pape aujourd'hui, comme pour les livres de la Tora, de la loi dans la Bible, le titre est formé des premiers mots du document ou du livre, ici de l'hymne. On dira: nous allons chanter l'Ave Maris Stella, et tout le monde sait de quoi il s’agit. Eh bien ici, le titre est très bien rendu et exprimé par la structure.
1
2 5
4
3 6
7
Il est dit donc : Salut Etoile de la mer. On s'adresse donc ici à une étoile, et l'hymne a la structure d'une étoile. Elle comporte sept strophes, un nombre impair. La 4° strophe se trouve au centre, c'est la strophe qui explique tout. Elle donne la signification, la source théologique de l'hymne et de tout ce qu'on va dire de Marie et de ce qu'on va lui demander.
Et partir de cette strophe 4, comme des rayons qui se répandent dans trois directions, les strophes se répondent chaque fois. La strophe l répond à la strophe 7 qui est la doxologie. Nous aurons donc : Ave Maris Stella et puis la doxologie Sit laus Deo Patri. On salue Marie puis on salue Dieu pour finir. La strophe 2 correspond à la strophe 6 et la strophe 3 correspond à la 5.
Vous avez donc la forme d'une étoile, une étoile à 6 branches, avec au centre le foyer lumineux qui est la maternité Divine de Marie. Elle est la theotokos, et c'est parce qu'elle est la theotokos qu'elle peut darder ses rayons et qu'elle est une étoile.
Nous allons en rester là pour aujourd'hui. Avant de commencer l'explication des strophes, nous allons d'abord voir la strophe centrale, la strophe 4, puis nous les prendrons chacune par paire, 1-7, 2-6, et 3-5. Nous allons faire cela à notre aise et vous verrez la richesse théologique et la richesse contemplative de cette hymne que nous avons chanté un nombre incalculable de fois auparavant. Et alors un peu par routine, finalement on n'y prend plus garde, on ne fait plus attention, on est distrait.
C'est pour cela qu'il est bon, il faudrait faire cela pour toutes les hymnes puisque, maintenant nous chantons de nouveau les hymnes grégoriennes. Ce serait intéressant de les prendre toutes à l'occasion des temps liturgiques, pour chaque fois les saisir et puis alors vraiment les méditer et les prier pendant tout le temps qu'il faut, puisque on les répète parfois pendant des semaines : temps de l'Avent, temps de Carême, temps Pascal, etc. Mais là, ce sont des projets à long terme.
Mes frères,
Nous fêtons aujourd'hui Marie dans le mystère de son assomption, et qui est la patronne principale de l'Ordre de Cîteaux. Nous pourrions nous demander pourquoi on a choisi précisément le mystère de 1'assomption pour la couronner patronne d'un Ordre monastique. Pour le comprendre, il faut saisir ce qu'est ce mystère de l'assomption.
Nous le savons tous, Marie, dans son corps transfiguré, glorifié, donc pénétré de toute part des énergies divines, a été enlevée, transportée, transférée là où se trouve déjà son Fils ressuscité. On ne parle pas de résurrection de Marie, pourtant,c'est le même phénomène. On ne le fait pas afin d'éviter des confusions.
Certains théologiens, comme vous le savez, prétendent que Marie n'a pas connu la mort. Je me souviens, au cours de nos études,que c'était un débat passionnant. Laissons cela de côté, cela n'a pas d'importance.
Marie, la voici donc telle qu'elle est maintenant : Je ne vais pas dire : « Essayons de nous la représenter ! » Nous ne saurions pas. N'essayons pas non plus de nous référer à des apparitions, car les apparitions, ce sont des manières de s'approcher de nous, pour que nous puissions tout de même, dans notre faiblesse charnelle, corporelle, saisir un petit peu quelque chose de son mystère.
Marie donc, dans l'état où elle est aujourd'hui, est notre mère. Comme je l'ai rappelé hier, c'est sa maternité physique qui est la source de tout ce qu'elle est devenue. Marie est mère de Jésus. Mais Jésus, qui est le Christ, est lui-même la tête d'un corps. Cela veut dire qu'au fur et à mesure que l'histoire des hommes progresse, tous ces hommes viennent s'agréger à lui, se greffer sur lui, pour recevoir sa vie, et insensiblement devenir pleinement ce que lui est, chacun dans sa personnalité, dans son individualité propre. L'ensemble s'édifie alors en Corps, dont lui est la tête.
Eh bien, Marie est la mère de toutes les cellules de ce Corps. Comme dans le corps de Jésus, elle était la mère de toutes ses cellules corporelles, charnelles, il en est de même maintenant au plan de son corps mystique.
Mais à l'intérieur de ce Corps, il y a des membres, des cellules dont la fonction est spécifique. Chacune a la sienne. Celle des moines contemplatifs, c'est d'être ici sur terre, maintenant, ce que Jésus est maintenant. Nous avons toujours tendance à voir Jésus tel qu'il était avant, c'est-à-dire quand il était ici sur terre, avant sa Résurrection.
Non, il faut le voir tel qu'il est aujourd'hui. Voilà ce qui nous est demandé d'être aujourd'hui aussi tel qu'il est aujourd'hui. Nous ne savons pas le devenir en une fois, nous le devenons insensiblement, progressivement. Qu'arrive-t-il alors ?
Nous devenons ce que Lui est : lumière, source intarissable de vie pour les autres, et cela dans un amour inconditionnel, c'est-à-dire un amour qui ne pose pas de condition de la part des autres, car cet amour est premier, il est gratuit, il n'attend rien de retour. Comme cet amour inconditionnel est vie et lumière, il se produit une métamorphose de l'autre. C'est seulement au terme, lorsque chacun sera pleinement greffé sur le Christ, qu'on se reconnaîtra, qu'on se découvrira comme frères et soeurs. Voilà donc la fonction du moine aujourd'hui, et c'est cela que Marie nous aide à devenir.
On pourrait traduire ceci en concepts théologiques,mais alors cela se complique car en une fois cela devient sujet de spéculation et de réflexion. Restons plutôt dans le domaine de la vie de ce Corps qui grandit,et dont Marie est toujours la mère.
Essayons d'aller encore plus loin pour comprendre que c'est dans le mystère de son assomption que Marie est Reine de Cîteaux. Marie modèle en elle-même, dans son sein, le corps de son enfant selon ce qu'elle est. Son enfant est un morceau d'elle-même,donc son enfant lui ressemble, et il lui ressemble pour toujours. Elle nous modèle dans le grand sein qui est le sien aujourd'hui.
Et elle nous modèle à son image et, il n'est pas possible qu'il en soit autrement. Nous sommes modelés à son image et nous devons devenir alors l'image de son premier-né, une icône de plus en plus fidèle de son Fils, qui est lui-même (c'est cela qui est extraordinaire) modèle parfait de ce que elle est.
Voyez-vous, Jésus avait comme Père, Dieu, il avait comme mère, Marie. Le physique charnel de Jésus, il le tenait uniquement de cette femme. II n'y a pas eu d'apport masculin qui aurait pu mitiger la ressemblance de Jésus à sa mère. Non, elle était totale. C'est ce que Marie au plan surnaturel fait avec nous. Nous l'avons comme mère, et nous avons Dieu comme Père, et alors, le fruit, c'est un nouveau Christ en nous. Nous devons voir Marie telle qu'elle est aujourd'hui. Nous nous approchons toujours ainsi de ce mystère de l'assomption.
Nous devons voir Marie telle qu'elle est aujourd'hui. Or ce n'est pas là un mythe, nous ne devons pas voir en elle une image idéale d'une mère vers laquelle nous devrions nous approcher de plus en plus en ressemblance. Elle n'est pas un mythe, elle est une vivante, une personne bien vivante,dont la présence physique est agissante. Lorsque nous voyons Marie apparaître ici ou là, c'est quelque chose qui en soi n'a pas tellement d'importance, car Marie est là, elle est présente pour moi à tous moments.
Cela veut dire qu'elle agit, et elle est présente physiquement partout, elle jouit du même privilège que son Fils. Cette présence agissante la fait travailler sur nous. Cela nous aide un peu à comprendre aussi ce vocable que lui donnaient ces premiers cisterciens Notre-Dame .C'était l'époque de la chevalerie. Chaque chevalier ,chaque miles, chaque soldat, donné tout entier au service du suzerain, au service du roi, avait sa dame, la dame de ses pensées pour laquelle il luttait, pour laquelle il combattait, pour laquelle il recueillait des trophées qu'il venait lui offrir, et aucune ne pouvait la surpasser, aucune ne pouvait lui être comparée, il donnait sa vie pour elle.
Pour ces moines cisterciens, pour ces fils de chevaliers, Marie était la domina, elle était la dame de leurs pensées, elle était leur Regina, celle qui dirigeait toute leur vie. Tout ce qu'ils faisaient, c'était pour elle.
Nous comprenons un peu mieux pourquoi saint Bernard, et les autres encore, chantaient si facilement et avec tant de coeur, cette Marie qui était la dame de leurs pensées. Ils pensaient à elle tout le temps, ils ne vivaient que pour elle. Cela devrait être un peu la même chose pour nous. Ils la voyaient telle qu'elle était dans sa gloire de Dame et de Reine.
Et ainsi, elle les conduisait sûrement jusqu'à la perfection de leur état,qui était de devenir eux-mêmes, à sa ressemblance, des lumières, des sources de vie, et un amour inconditionnel pour tous les hommes. Or,c'est cela, mes frères, qu'en termes plus techniques, on appellerait « transfiguration de l'homme » ou bien « pré-résurrection ». C'est cette merveille que dans l'assomption de Marie, choisie comme patronne, nous essayons de vivre et de comprendre, mais surtout de vivre.
Donc, Marie est patronne de Cîteaux dans son assomption, parce que c'est elle qui nous conduit à cet état sublime de transfiguration, de métamorphose, de pré-résurrection, que elle, elle possède en plénitude. Elle est un phare sur notre route, une lumière, une étoile sur cette mer agitée que nous traversons vaille que vaille, elle est cette étoile qui sans cesse luit dans l'obscurité devant nos yeux, jusqu'à notre transformation totale.
C'est parce qu'elle est la reine des contemplatifs, qu'elle est la reine de Cîteaux dans son assomption. Cela veut dire que nous devons la voir telle qu'elle est aujourd'hui, ne l'oublions jamais.
Vous aurez d'autres congrégations qui sont consacrées, qui retrouvent leur idéal dans son immaculée conception, dans sa visitation. C'est très bien, c'est indispensable dans l'Eglise, mais pour nous, c'est dans son assomption.
A1ors, mes frères, comme il est d'usage en ce jour d'échanger des voeux en son honneur, je pense que celui que nous pouvons échanger, c'est celui que je vais formuler : c'est que nous puissions devenir bientôt, mox comme dit saint Benoît, devenir bientôt, chacun pour nous, ce qu'elle est pleinement maintenant auprès de son Fils dans la gloire éternelle.
Chapitre : Ave Maris Stella. 22.08.78
2. Le Docétisme.
Mes frères,
Il est toujours un peu malaisé de reprendre un entretien après une interruption d’une semaine. Je vais donc essayer d’être très bref pour rappeler ce que j’avais déjà exposé.
Cette hymne Ave Maris Stella se présente sous la forme d’une étoile dont les rayons partent d’un noyau, d’un centre, d’un soleil qui est la maternité divine proclamée dans la 4° strophe. Cette maternité divine entraîne pour Marie une série de prérogatives qui deviendront aussi des servitudes.
N’oublions pas que dès les premiers instants elle s'est proclamée servante, mieux encore esclave et elle l'est toujours. Elle est constituée dans son être de servante. Nous la voyons souvent comme souveraine. Elle l'est aussi d'ailleurs mais elle est d'abord en tout premier lieu servante, servante de Dieu, mais aussi servante de tous les enfants de Dieu dont elle est en même temps la mère. Et vous voyez ici cette belle image : la mère qui est au service de sa famille, de ses enfants.
Elle sera aussi extrêmement puissante. Nous avions vu d'abord que son être de mère de Dieu, de theotokos genitrix c'est beaucoup plus que mère. Son être de génitrice de Dieu avait fait d'elle un être absolument étranger à tout ce qui est mal. C'est même beaucoup plus que ce qui est péché. Il n'y a rien de mal en elle, aucune source de mal, rien. Le mal peut presser sur elle, peut l'écraser, pourrait même la tuer comme le mal a tué son propre fils, mais le mal n'est pas en elle. Elle a toujours en présence du mal qu'elle voit et qu'elle subit un étonnement douloureux, une stupéfaction angoissée. Voila je pense l'endroit où nous étions arrivés. Et ici, avant d'aller plus loin, je voudrais ouvrir une petite parenthèse qui va me permettre d'entamer un second point.
C'est qu'il me semble que notre psychisme spirituel est toujours plus ou moins entaché de l'hérésie Docète, le Docètisme. C'est une hérésie des premiers siècles chrétiens au terme de laquelle le Christ n'était pas un véritable homme. Dieu avait pris l'apparence d'un homme, il jouait à l'intérieur d'un homme mais ce n'était pas véritablement un homme. La maternité Divine va contre cela. Il est vraiment engendré d'une femme comme n'importe quel homme.
Eh bien nous dans le fond, nous ne le croyons pas, nous ne parvenons pas à le réaliser, nous sommes toujours Docète sur les bords. Par exemple, nous allons prêter à Jésus homme une science qu'il n'avait pas. Nous ne pouvons pas concevoir que Jésus n'était pas au courant des derniers secrets de la science nucléaire ; il était tout de même le Fils de Dieu, il est le Créateur. Et ça c'est l'hérésie Docète, pas tout à fait homme ! Or Jésus étant un homme comme vous et moi a tout dû apprendre comme un homme. Il a dû apprendre à lire, à écrire. Il était au niveau de la science de son temps, pas plus. Et entre autre, il a dû apprendre la vie, ce que c'est que la vie concrète à une école qui était comme pour chacun d'entre nous, le foyer, la maison. Et dans cette école il avait un modèle, une figure, un maître, qui était sa propre mère.
Alors, lorsque plus tard devenu un homme et devenu Rabbi, Maître, lorsqu'il enseigne ses disciples, lorsqu'il enseigne les foules, lorsqu'il présente certaines figures de perfection, vous pouvez être certain que toujours il se réfère à la figure de sa Mère. C'est auprès d'elle qu'il a vu ce qu'était la sainteté pour un être humain.
Il ne s'est pas référé à lui, il n'a pas été imaginer des exemples, il ne s'est pas référé à des figures de l'Ecriture. C'eut été, je ne sais pas, trop abstrait, trop spéculatif. Non, il avait un modèle, il dépeint sa Mère. Et entre autre, lorsque la première fois, d'après les Evangiles, il s'adresse à ses disciples et à la foule, il commence son grand discours en disant : Heureux les pauvres en esprit, le royaume des cieux: est à eux. Le tout premier mot est heureux.
Et souvenez-vous de ce que sa Mère avait dit un jour, elle avait dit : « Toutes les nations, toutes les générations jusqu’à la fin du monde et au delà de la fin du monde pour toute l'éternité, diront de moi heureuse. Il dit : Heureux les pauvres, Heureux les doux, Heureux les purs, Heureux les pacifiques, Heureux ceux dont le coeur est plein de compassion et de miséricorde, Heureux ceux qui savent supporter le mal et même souffrir à cause de lui, Heureux ceux qui savent pleurer, Heureux tous ceux là !
Eh bien, mes frères, j'en suis sûr, pour moi c'est une certitude, ici, il dresse le tableau de sa Mère. Il la voit au moment où il dit cela et il la dépeint devant toute la foule. Et c'est là quelque chose de très vrai. Car si Marie était telle, qu'elle était Theotokos, et qu'elle était immaculée dans son être, alors elle devait être en même temps tout cela : et pure, et douce, et humble et compatissante et, alors posséder le Royaume, posséder la terre, voir Dieu, exulter de joie déjà en son cœur. Voyez un peu, elle commence et elle dit : « Mon âme exalte le Seigneur et mon esprit saute de joie en Dieu mon Sauveur. II faut voir ! C'est une jeune fille qui dit cela, elle n'est pas au garde à vous. Non, elle danse déjà sa joie à ce moment.
Eh bien, voila la prérogative de Marie, c'est d'être elle, le réceptacle et la source de toute cette béatitude, et alors d'en être la dépositaire, d'être la dispensatrice de tout cela, car c'est elle qui la première, et la seule d'ailleurs, en plénitude, les a possédées jusqu'à devenir le prototype de ces béatitudes.
Et on le retrouvera à l'intérieur de notre hymne, de toutes petites notes qui peuvent passer inaperçues, mais qui sont tout de même là. On dira d'elle Dei Mater alma. Elle est alma. L'alma c'est la pure, mais c'est une pureté qu'on n'ose presque pas toucher, c'est la candeur, c'est, enfin c'est la pureté. C'est beaucoup plus que ce que nous mettons sous le terme de pur. C'est le coeur pur. Voyez, c'est un coeur absolument innocent, un coeur transparent, un coeur qui reflète, un coeur cristallin. C'est cela alma !
On dira plus tard : Mater Virgo inter omnes mittis. Toi qui est douce entre toutes rends-nous doux également. Et ceci : Praesta nobis vitam puram ut videntes Jesum. Fais de nous, donne-nous une vie qui soit imprégnée de pureté. Cette fois ci c'est le coeur pur, le coeur dans lequel il n'y a plus trace de malice et alors cette béatitude. A ce moment là nous verrons Dieu et nous serons dans la joie, nous verrons Jésus le Fils de Dieu et ensemble nous nous réjouirons.
Vous voyez toutes ces petites notes à travers l'hymne qui nous dépeignent Marie dans son privilège d'être la femme qui est la source de tout ce qui peut être le bonheur pour un être humain, parce que c'est elle qui d'abord en a été la dépositaire. Et alors à partir de là viendra ce que nous avons fêté il n’y a pas longtemps : c'est qu'elle a été emportée dans le Royaume de Dieu, c'est son Assomption. Elle a été enlevée chez Dieu. Cela ne pouvait pas être autrement, mais comme j'en ai parlé à ce moment là je ne vais pas y revenir maintenant.
Marie aussi, du fait qu'elle est la Theotokos, est la dépositaire d'une puissance que nous pouvons presque qualifier de Divine tellement elle est énorme, elle est infinie. Et pourquoi encore ? Mais parce que dans le sens strict du mot cette fois ci, elle est spi- ritualisée, totalement spiritualisée. Il est dit d'elle, au moment de l'Incarnation l'ange lui dit dynamis. Donc la puissance, la force, les énergies de Dieu, de l'Esprit, vont reposer sur elle comme une ombre.
En Grec on dit episkiatzei, c'est très difficile de traduire en français, c'est presque intraduisible. Nous autres, nous voyons simplement un fait qui arrive et qui passe. Voila, la puissance du Très Haut va te prendre sous son ombre, puis tu vas devenir la Mère de Dieu, et puis c'est fini. A non, ce n'est pas ainsi.
Si on voit maintenant le sens vrai et profond du texte dans l'original, ça veut dire ceci : c'est que la Puissance du Très Haut - et il faut voir ce que c'est que le Très Haut pour un Juif -donc cette Puissance du Très Haut arrive et elle repose sur toi comme une ombre. Mais tu vis toujours maintenant dans cette ombre, elle ne te quitte plus. Donc, dès cet instant là, tu es totalement imprégnée par le propre Esprit de Dieu. Il y a entre l'Esprit de Dieu et toi une relation sponsale. Tu es spiritualisée dans le sens vrai du mot.
Lorsqu'un saint est spiritualisé, il l'est aussi naturellement, mais il l'est d'une manière dérivée de celle-là. Il y a entre l'Esprit Saint et Marie un rapport qui n'existera jamais plus avec aucune autre créature. Et ce qui est arrivé une fois pour elle, est arrivé une fois pour toutes et ça a duré toujours, et ça dure encore maintenant. Voila la source de la puissance de Marie. C'est parce qu'elle est divinisée au delà de ce que nous autres nous ne pouvons même pas imaginer.
Naturellement quand je dis cela je ne l'exalte pas de façon lyrique. Non, j'essaye de creuser la réalité parce que c'est vraiment ainsi. Nous la voyons, nous, d'habitude comme un être tout à fait extraordinaire naturellement, mais toujours par rapport à nous. Je pense qu'il faut se placer à un autre point de vue. Il faut la voir par rapport à Dieu n'est-ce pas, par rapport à Dieu qui a un plan, Dieu qui va commencer une nouvelle création à partir de Marie.
Donc elle est un être unique et Il va lui donner une puissance dans son être charnel capable d'enfanter un Dieu, le propre Verbe de Dieu. Alors voyez un peu ce qu'il y a en elle. C'est toute la puissance de l'Esprit qui définitivement est en elle et y est encore aujourd’hui. Alors à partir de là vont découler pour elle des devoirs, elle va se trouver campée, installée dans son être de servante.
Mais si vous le voulez bien nous verrons cela une autre fois parce qu'il est déjà temps de nous rendre à l'église. Et nous allons remercier Dieu pour elle et en notre nom et en son nom. A la fin de l'Office nous allons l'implorer en sachant qu'on l'appelle, qu'on lui a donné ce surnom de omnipotentia suplex. C'est la toute puissance suppliante. Il suffit qu'elle demande pour que ce soit accordé.
Or si nous lui demandons ce que Dieu veut nous accorder, ce que Dieu veut faire de nous, c'est à dire de véritables enfants de Dieu, nous pouvons être certains que ça nous est donné. Mais voila, il faut pouvoir le demander, et puis quand ça nous est donné, il faut encore savoir l'accepter même si l'emballage ne nous plait peut être pas toujours. Mais ce qui compte ce n'est pas tellement l'emballage, c'est plutôt le contenu, n'est-ce pas !
Mes frères,
En détail et en profondeur nous avons admiré et contemplé le noyau de cette étoile que constitue notre hymne. Nous avons vu que c'était la Maternité Divine de Marie. C'est parce qu'elle est theotokos qu'elle resplendit sur l'univers entier, univers du ciel et univers de la terre. Nous avons vu que invinciblement elle nous attire à lui, elle nous attire à elle, mieux encore elle nous enfante à la Vie Divine. Et maintenant nous allons si vous le voulez bien contempler les rayons.
Et d'abord les deux premiers rayons qui se trouvent dans le prolongement l'un de l'autre. Ils sont constitués par la première et la dernière strophe de l'hymne. Nous allons si vous le voulez bien la lire :
1
Salut, étoile de la mer
sainte mère de Dieu
et toujours vierge
bienheureuse porte du ciel.
7
Louange à Dieu le Père
honneur au Christ souverain
ainsi qu'à l'Esprit Saint
Gloire indivisible à tous trois. Amen.
D'abord remarquons ceci. Pour exprimer les mystères de la Vie Divine, les mystères de la surnature de cet univers de Dieu dans lequel nous sommes invités à entrer, nous pouvons user d'un langage disons philosophique ou théologique extrêmement sec. Ce langage, il faut l'avouer, n'est pas encore mis au point. Il a fallu des siècles pour que les Conciles parviennent plus ou moins à définir clairement ces vérités que nous appelons les vérités de la foi et qui ne sont rien d'autre elles aussi que des rayons qui nous viennent de ce monde de Dieu.
Le langage le plus apte pour en parler est toujours le langage de la poésie, car il éveille en nous des échos ; il parle à notre coeur en même temps qu'à notre intellect et il use d'images que nous connaissons et dans lesquelles notre expérience personnelle se retrouve. Et nous pouvons alors saisir, un peu comprendre, même si nous ne savons pas épuiser. Il n'est pas nécessaire d'épuiser, nous pouvons un peu saisir la profondeur du mystère et nous laisser séduire par lui.
C'est ce que nous avons ici dans cette première strophe. Marie est contemplée installée dans sa gloire. Elle est la Mère de Dieu toute sainte, alma. Et ici une petite notation intéressante, c'est que le mot latin alma est le même que le mot hébreux almah, qui signifie la jeune fille. Dans la fameuse prophétie d'Isaïe, la prophétie de l'Emmanuel, il est dit la almah va concevoir et enfanter un fils, on lui donnera le nom d'Emmanuel. Vous connaissez bien ce texte. Cette Mère de Dieu, elle est toujours Vierge. Donc voila son titre.
Nous retrouvons ici un rayon qui vient directement du centre de l'hymne, qui est la strophe 4, sur laquelle nous nous sommes si longtemps arrêtés. Elle est Vierge. Et parce qu'elle est Vierge elle est aussi la porte du ciel. J'anticipe un peu sur ce que je vais dire tantôt. Vous avez là la fécondité infinie de la virginité pour le Royaume de Dieu.
Nous devons y croire, et je pense ici à nous. Nous sommes des célibataires et nous ne devons pas devenir de vieux garçons. Nous devons bien savoir que si nous sommes vraiment vierges, c'est à dire que si dans notre coeur, dans notre esprit, dans notre âme, dans tout notre être d'homme pur nous sommes vraiment donnés à Dieu, si nous le laissons travailler en nous, si nous laissons la Vierge librement nous enfanter à l'univers de Dieu, à ce moment là notre virginité devient elle aussi infiniment féconde.
Nous ne le remarquons peut être pas, mais peut être que nous le voyons déjà, la virginité est d'une fécondité pour l'univers de Dieu, pas pour l'univers de la terre. Des personnes, soit dans le passé, soit maintenant, soit dans le futur sont enfantées alors par le moine pur de coeur à la Vie Divine. Il n'est pas nécessaire, comme on dit, d'exercer un ministère par rapport à d'autres hommes. Non, ce n'est pas nécessaire. Il suffit d'être. Ce n'est pas l'action qui compte ici, mais le fait d'être.
Et on agit dans l'invisible dans la mesure où on est dans l'invisible. C'est ici en relation directe et dans la suite directe de cette virginité de la Vierge Marie, qui est la première, et qui est la seule référence valable. C'est toujours encore une fois en corrélation avec son être à elle qu'un homme peut enfanter à l'Univers de Dieu. Ce que Saint Bernard a très bien dit, je l'ai déjà dit souvent et le répète encore : Anima sponsa Verbi. L'âme qui est devenue l'épouse du Verbe, conçoit du Verbe et elle enfante pour le Verbe dans l'univers de l'invisible. Elle le fait bien réellement.
Donc Marie est l'étoile de la mer et on la salue Ave Maris Stella. Ce n'est rien d'autre ici que la traduction en latin des premiers mots de la salutation angélique : Je vous salue Marie. Maris stella, c'est la traduction un peu arrangée du nom hébreux de Marie : Maryam, Myriam. Ce mot hébreux voudrait dire exactement goutte d'eau de mer. Alors la stilla avec i est devenue stella, avec cette magnifique image que Marie est devenue l'étoile de la mer. Mais que signifie cette étoile ?
C'est tout simple. Nous devons ici voir le ciel. Saint Etienne disait : « Je vois le ciel ouvert et le Fils de l'homme à la droite de Dieu ». C'est la même image ici. Nous voyons le ciel ouvert, il y a une porte qui est Marie. Cette porte est ouverte et à travers cette porte filtre une lumière. C'est la lumière qui emplit le Royaume, c'est la lumière dans laquelle baigne Dieu et tout l'univers de Dieu.
Et cette lumière, elle filtre, elle perce à travers une porte, une porte qui est étroite, naturellement. Nous le savons bien, pour entrer dans le Royaume de Dieu la porte est étroite, le Christ nous l'a dit. Pour y entrer il ne faut pas être obèse, il ne faut pas être gros. Il faut devenir tout maigre et même se mettre tout nu pour s'y glisser. Et cette porte c'est Marie. Et cette lumière qui filtre à travers cette porte nous apparaît, à nous qui sommes à distance, très loin, comme une étoile. Mais cette étoile c'est la porte du ciel, c'est une lumière qui vient de Dieu et qui, à travers Marie nous atteint et devient l'étoile d'une mer.
Et alors ici, nous avons cette magnifique image de la mer. Il y a ici une allusion certaine et directe au chaos primitif, où, vous le savez, il est dit que, un souffle d’Elohim, un souffle venant de Dieu couvait à la surface des eaux. Le monde était un abîme, et à la surface des eaux couvait un souffle, un Esprit venant de Dieu. Et voyez l'image encore que nous avons retrouvée au moment de l'Annonciation, où ce même Souffle de Dieu va venir sur Marie et couver sur elle.
C'est le même qui couvait sur la mer primordiale et qui maintenant vient couver sur celle qui doit devenir la Mère du Verbe de Dieu. Et de même qu'Il continue à couver sur l'univers, de même il continue à couver sur Marie, c'est le même. Et cette mer primordiale, cette mer chaotique, cette mer qui est toujours agitée par des tempêtes, cette mer qui est soulevée de houles et de vagues inquiétantes, est en pleine obscurité, en pleine obscurité dans les ténèbres, sinon nous ne verrions pas l'étoile.
Les étoiles on ne les voit pas en plein jour, non. Ce monde est dans les ténèbres, ce monde est une mer et sur cette mer nous naviguons. Et nous n'avons aucun point de repère, aucun, sauf cette étoile. Mais cette étoile est sûre car elle nous apporte une lumière qui vient de Dieu. En la regardant, nous sommes donc toujours certains à travers les tempêtes, d'être sur la route et de ne pas dévier ni à gauche, ni à droite.
Maintenant pour naviguer, il y a des moyens ultramodernes, mais les premiers navigateurs se guidaient la nuit d'après l'une ou l'autre étoile. Grâce à elle, ils avançaient en sécurité vers le but malgré les vents contraires. Malgré tout ils savaient toujours repérer leur route. Notre but à nous c'est d'arriver dans le Royaume de Dieu. Nous avons cette étoile qui est Marie dans les tempêtes et dans l'obscurité. C'est cela Ave maris stella.
Mes frères,
Nous avons donc vu que Marie se présentait à nous comme l'étoile de la mer et aussi comme la porte du ciel. Nous avons vu que dans ce ciel qui est le Royaume de Dieu il y a une ouverture par laquelle nous parvient la lumière de ce Royaume. Cette lumière, nous la voyons. Cette lumière nous captive, elle nous séduit, elle nous attire irrésistiblement à elle car elle est la Vie Eternelle.
Cette lumière est aussi une personne vivante. Elle est l'Agneau, cet Agneau qui dans le Royaume est la lumière. Dans ce Royaume, comme vous le savez, il n'y a plus ni soleil, ni lune. Il n'y a plus de nuit car son flambeau en est l'Agneau qui éclaire et illumine tout. Or cette lumière de l'Agneau arrive à nous, nous la voyons, nous sommes attirés par elle.
La porte qui permet à ce rayon d'arriver à nous c'est Marie. Elle est, comme le dit l'hymne, la porte du ciel. Bienheureuse porte du ciel ! Bienheureuse pour elle, mais bienheureuse aussi pour nous. Mais qu'arrive-t-il alors lorsque nous franchissons cette porte?
Nous nous laissons attirer, nous arrivons devant la porte, nous la franchissons. A ce moment nous sommes dans la lumière, nous sommes dans le Royaume, un Royaume qui est lumière, un Royaume qui est Amour, un Royaume qui est Vie, car dès cet instant, nous avons abandonné la mer houleuse, secouée, dangereuse de ce monde pour nous plonger corps et âme dans l' océan sans fin de la Trinité.
Et alors nous sommes là comme un petit poisson de l'océan. Nous n'avons jamais fini de l'explorer. Ce sera notre vie pour l'éternité de contempler, d'admirer, d'adorer les trois Personnes Divines, de nous nourrir de leur vie sans être jamais rassasié mais tout en étant toujours comblé. C'est ce que nous trouvons alors dans l'autre branche de notre rayon qui est la dernière strophe de l'hymne. Elle sera : Louange à Dieu le Père, honneur au Christ souverain, ainsi qu'à l'Esprit Saint, Gloire indivisible à tous les trois, Amen.
Voila quel sera notre vie. Mais lorsque je dis sera notre vie je pense que je ne suis pas tout à fait juste. Comme nous sommes dans un monastère, ici, de contemplatifs, je dois dire pour être vrai : c'est déjà notre vie.
Car il est normal, il est requis, qu'un moine consacré à la vie contemplative connaisse cette vie. Oh pas le premier jour naturellement. Mais qu'à un moment donné il ait déjà, non pas la possibilité d'explorer tout cet univers, mais tout de même la possibilité de déjà passer sa tête à travers la porte pour admirer déjà ce Royaume, pour s'en nourrir, pour s'en délecter. Et puis alors, comme il est encore tout de même ici tout en étant déjà là-bas, pour pouvoir alors le dire aux autres...
Ce que aujourd'hui on cherche dans l'Eglise de plus en plus, mes frères, ce sont des témoins, des témoins de l'invisible, des témoins de l' Amour, des hommes qui peuvent dire : j'ai vu et entendu, j'ai touché ; des hommes qui sont crédibles, qui ne vont pas chercher leur témoignage dans des livres que tout le monde peut trouver et que plus personne ne croit...Des hommes qui par le témoignage de leur vie d'abord, peut être de leur parole, mais surtout par le témoignage de leur comportement, peuvent montrer aux autres que le Royaume de Dieu est là et que eux peuvent en parler. Leur vie est un dabar, est une parole. Ils peuvent donc en parler dans le sens large du terme, parce que ce Royaume est leur nourriture et déjà toute leur vie.
2
Ce sont des strophes qui se répondent aussi parfaitement.
Recevant l'Ave des lèvres de Gabriel,
établis-nous dans la paix
en retournant le nom d'Eva.
6
Obtiens-nous une vie sans tache
ouvre-nous un chemin sûr
et que la vision de Jésus nous fasse
pour toujours communier à ta joie.
C'est beaucoup plus expressif en latin qu'en français, en français c'est un peu long. En latin c'est beaucoup plus ramassé, beaucoup plus percutant. Il y a donc un jeu de mot sur Ave, le premier mot de la salutation angélique Avé Maria gratia plena, et le nom de Eve, Eva. Le v est resté en place, mais le A et le E ont voyagé, ils ont changé de place. Qu'est-ce que cela veut bien dire ?
Eva, donc Eve, c'est la vivante. Voila ce que signifie le nom de Eva. Elle est la vivante. C'est un nom qui lui a été donné par son mari Adam après la chute. C'est un peu un nom de dérision car ils avaient entendu la sentence : maintenant vous mourrez ! C'est donc une femme qui donne la vie. Elle est vivante, elle donne la vie, une vie qui n'en n'est pas une, une vie qui fatalement aboutit à une mort, une vie qui sombre dans l'impuissance totale, dans l'anéantissement. Ce n'est pas ça une véritable vie, mais c'est notre vie à nous maintenant.
En face nous avons une autre femme, une autre femme qui a entendu, qui a reçu de la bouche d'un envoyé de Dieu un autre nom, le nom d'Ave. Nous avons donc ici deux femmes qui sont deux créatures, deux premières créations de Dieu. Eva qui a été tirée de la côte d'Adam et qui a été façonnée, sculptée par Dieu en forme de femme. Donc c'est une créature toute première de Dieu, un chef d'oeuvre de Dieu, c'est la première qu'il ait construite. Puis nous avons une seconde femme qui est aussi un chef d'oeuvre de Dieu, car Dieu l'a façonnée, comme nous l'avons vu, expressément pour pouvoir en faire sa mère. C'est donc une nouvelle création. Il n' y en a pas eu de pareille avant elle et il n'yen aura pas après.
Or cette nouvelle femme, elle s'entend dire Ave. Et Ave signifie ceci : c'est la transcription latine de la salutation hébraïque habituelle shalom. Et ce shalom, c'est la paix. La Paix soit avec toi ! voila ce que l'ange lui dit. Mais la Paix, ce n'est pas la paix que les hommes maintenant recherchent parce qu'il y a toujours des menaces de guerre un peu partout. Non, la Paix c'est la plénitude, la plénitude de la joie, du bonheur, la plénitude de la grâce comme l'ange dit : gratia plena.
Il dit à Marie : Paix pour toi qui est comblée de l'Amour de Dieu, donc de cette grâce, de cette faveur, de cette préférence que la Trinité a pour toi et qui comble ton être tout entier, si bien qu'il ne peut plus rien désirer d'autre qu'une nouvelle plénitude. On va de plénitude en plénitude.
Saint Paul le dira aussi. Par le Christ nous avons tout reçu, dira-t-il, plénitude sur plénitude. Mais ça c'était l'état de Marie et, l'ange la salue sous ce nom. La voila donc saluée sous le nom de paix, donc de plénitude. Alors de suite dans notre hymne nous allons saisir la balle au bond et nous allons de suite demander que notre vie à nous soit établie, fondée sur cette Paix. On dira funda nos in pace. Recevant l'Ave, la Paix des lèvres de l'ange Gabriel, établis-nous dans la Paix.
Ce sont de toutes petites choses qu'il faut bien saisir, sinon on pourrait se dire que dans cette hymne on pourrait demander autre chose que la paix. Et ce n'est pas possible puisqu'il est question de cet Ave.
Donc Marie qui possède en elle la plénitude de tout ce que une créature pourrait désirer ou recevoir, eh bien, qu'elle nous établisse dans cette même plénitude. Il est dit funda nos in pace, donc que notre fondement, que notre base, que tout sur quoi repose notre vie jour après jour, que ce soit cette plénitude. Voyez un peu ce qu'on demande, ce qu'on ose demander !
Eh bien ce qu'on ose demander, c'est tout simplement de recevoir la faveur de passer par cette porte qui est Marie, et d'entrer dans cet univers de Dieu qu'est le Royaume où là il n'y a plus que cette plénitude, cette paix, ce bonheur ; et que notre vie soit déjà maintenant fondée sur cette réalité, qui nous attend, qui est à notre disposition, que nous pouvons recevoir.
Il suffit que nous ouvrions la bouche : Ouvre ta bouche et je l'emplirai ! Mais non, Israël a fermé sa bouche et, c'est un peu notre réflexe. Nous ne savons pas ce qui se trouve sur la cuillère, si c'est une potion amère ou si c'est du miel. Comme nous sommes très méfiants nous préférons ne pas accepter. Oui, c'est peut être un peu de fiel, parce que comme nous l'avons vu, nous devons passer par cette croix. Pour arriver à la transfiguration, donc pour entrer dans cette lumière, il faut passer par le couloir de cette croix. Alors, nous préférons fermer la bouche. Mais non, ayons le courage de l'ouvrir et puis alors nous entrons dans cette plénitude qui n'est rien d'autre que la lumière de ce Royaume auquel nous sommes invités.
Mais si vous le voulez, demain, si nous n'avons pas de haricots à nettoyer, nous allons essayer d'avancer un peu plus loin dans l'étude de notre hymne et vous voyez qu'on y découvre des choses qui sont vraiment extraordinaires. Une simple lecture, un simple chant ne les fait pas apparaître. Elle nous révèle ce qui nous attend, ce qui nous est promis, ce qui peut être nôtre encore une fois si nous l'acceptons.
N’oublions pas ceci, qui est une vérité et ce n'est pas moi qui l'ait trouvé : On obtient de Dieu autant qu'on en espère. Celui qui espère peu reçoit peu. Pourquoi ? Mais parce que dans le fond cela ne l'intéresse pas tellement. Celui qui espère beaucoup reçoit beaucoup, et celui qui espère tout il reçoit tout. Alors mes frères, choisissons un peu de quel côté nous voulons être !
Mes frères,
Si nous nous laissons enfermer dans notre égoïsme, si nous nous laissons de plus en plus saisir par notre cécité spirituelle, si au lieu d'ouvrir les yeux de notre coeur, de notre âme, à la lumière de la foi nous nous contentons de nous laisser guider dans notre vie pratique par les lumières de notre raison raisonnante, de notre nature pure, nous allons de suite être accablé de maux. Ces maux que nous allons demander à la Vierge de chasser loin, de nous, mala nostra pelle, chasse-les loin de nous !
Mais ces maux, tous ces maux, je pense qu'on peut les ramasser en un seul mot. Tous ces maux, c'est qu'on est enfermé comme dans un cercueil. Imaginez un peu un homme, vous savez dans les romans ça arrive, ou dans les cauchemars plutôt, quelqu'un qu'on enterre, on pense qu'il est mort, on l'enterre et il se réveille dans le cercueil à 3m sous terre. Vous voyez ! C'est un beau sujet de cauchemar.
Mais c'est un peu notre situation alors, on est aveugle au monde de Dieu. On a une impression de liberté comme avaient Adam et Eve lorsqu'ils avaient enfreint l'ordre de Dieu. Mais en réalité on s'aperçoit vite qu'on manque d'espace. On a des difficultés de respirer et finalement on étouffe. On est pris dans un corset qui empêche de respirer à fond et même de respirer du tout...O'est ce défaut d'espace, je pense, qui est le plus marquant lorsqu'on veut à tout prix se laisser guider par sa raison naturelle.
Je me situe ici dans un monastère. Naturellement dans le monde il y a beaucoup de diversions, il y a beaucoup de possibilités d'évasion, il y a beaucoup de possibilités d'illusion. Dans un monastère, on a vite fait le tour de toutes ces illusions et alors on étouffe ; pas entre les murs, mais on étouffe en soi-même, on n'a pas cet espace, cette dilatatio cordis dont parle Saint Benoît. Il a trouvé là un si beau mot, on a le coeur dilaté parce qu'on vit dans le Royaume de Dieu, on ne respire plus que l'Amour. Or l'Amour seul peut nous dilater, même au plan naturel.
La littérature dans le monde du roman, ou dans le monde du théâtre, depuis une centaine d'années environ, mais surtout depuis quelques décades, a bien mis en relief le sort de l'homme enfermé dans sa nature à lui et ne parvenant pas à en franchir les frontières. Alors les littérateurs analysent avec finesse, dans le détail, tous les maux que cela engendre. Et c'est d'autant plus tragique que souvent ces hommes, surtout les écrivains, les romanciers, sont enfermés eux-mêmes dans ces maux. Et alors ils savent très bien les décrire car ils ont l'instrument du verbe, de la parole, ou bien de la scène et du geste si ce sont des hommes de théâtre.
Nous autres mes frères, je pense que nous pouvons faire l'épargne, l'économie de cette situation si nous nous laissons séduire par ce qui nous est proposé, par le Christ lui-même, par l'Esprit parlant à notre cœur et que nous pouvons obtenir par Marie. Car tous ces maux, elle peut les écarter et elle peut nous donner tous les biens.
Demande-les pour nous, allons-nous dire : bona cuncta posce, obtiens-nous tous les biens. Et nous allons maintenant passer au rayon correspondant de l'autre côté, où là nous allons découvrir les biens qu'elle peut nous donner et qui sont fondamentaux dans une vie chrétienne et surtout dans une vie monastique.
On l'appelle ici Virgo singularis. Elle est une Vierge unique en son genre. C'est le seul endroit dans l'hymne où on l'appelle Vierge, sauf dans la première strophe qui est la strophe d'invitation, de salutation. Mais elle est une Vierge d'un genre tout à fait spécial, unique en son genre. Elle est vierge parce que elle a été mère. Et si elle n'était pas vierge, si elle n'était pas restée vierge, eh bien soyez en sûr, elle ne serait pas notre mère à nous, elle ne serait pas notre mère au plan de la nature Divine...
Nous retrouvons ici, j'en ai déjà parlé à propos de cette hymne, cette fécondité inépuisable de la virginité. Un être qui est vierge a beaucoup plus de descendance, a une descendance beaucoup plus nombreuse que l'être qui n'est pas vierge. Et ça, c'est un mystère qu'il est difficile de saisir au plan comme ça du raisonnement. II faut ici avoir le regard qui permet d'embrasser le plan de Dieu et avoir cette condition de l'homme ou de la femme qui est au plan humain un bois sec, un bois stérile, unique.
En réalité, au plan de la surnature, lorsque naturellement il se laisse envahir par l'Esprit de Dieu, il devient d'une fécondité inépuisable, une fécondité qui s'étend non seulement pour lui dans le futur, mais aussi pour lui dans le passé. II participe à la fécondité virginale de Marie, qui elle est mère de tous les hommes, même des hommes qui sont nés avant elle et aussi bien que ceux qui sont nés après elle. Elle est leur mère au plan de la surnature.
Eh bien le moine, puisque nous sommes dans un monastère, qui est parfaitement vierge, ce moine alors participe à ce privilège Marial de fécondité, et dans le passé, et dans le futur. Mais lorsque je parle de virginité ici, il ne faut pas voir uniquement cette intégrité physique qui a été le propre à la perfection de la Vierge Marie, intégrité non seulement dans son être de chair, mais aussi dans son coeur, dans son être spirituel, puisque elle était absolument étrangère à tout ce qui n'était pas Dieu.
Et ça ne peut être le cas pour nous. La virginité parfaite n'existe pas pour nous. C'est impossible, parce que nous sommes des enfants d'Eve avant de devenir des enfants de Marie. Mais cette virginité nous est remise comme un cadeau que nous devons recevoir avec reconnaissance, que nous faisons nôtre. Et à partir de ce moment là, nous pouvons à notre tour commencer à devenir fécond au plan surnaturel.
Et c’est ce que nous demandons encore dans cette même strophe. On va dire : Vierge de nature tout à fait unique, rends-nous doux et chaste ! mites fac et castos. Il est question ici de chasteté, mais il faut bien comprendre ce qu'on entend par la chasteté. La chasteté, ne voyons pas uniquement la continence, ça en fait partie naturellement mais c'est infiniment au delà. La chasteté, c'est une réalité de lumière. C'est la luminosité d'un amour total, d'un amour inconditionnel, d'un amour qui ne se reprend pas.
Et un tel amour est lumineux. Il est lumineux et il rend l'homme sans une ombre, sans une apparence même, sans rien qui soit contraire à ce qui est Amour. C'est cela la chasteté, la chasteté dans son état parfait naturellement, pas dans son état initial. Mais dès le début, la chasteté est déjà marquée par cette lumière. Et c'est pour ça qu'un être qui est chaste, qui est profondément chaste dans ce sens là, est toujours d'une certaine façon lumineux, même au plan physique. Et ça se verra dans son regard, dans son attitude, dans son geste parce qu'il ne peut rien faire d'autre que de transpirer l'Amour qui est en lui. Telle était Marie, et c'est tel que nous lui demandons de pouvoir devenir. Qu’elle nous rende ainsi semblable à elle, chaste dans ce sens là.
Mais alors on dit d'elle qu'elle est inter omnes mitis, elle était douce entre toutes. C'est la douceur, ici, des béatitudes où le Christ dit en voyant certainement sa mère à ce moment là : Heureux les doux car ils possèderont la terre, la terre est à eux ! Et ici nous avons cette douceur, mais il ne faut pas voir une mièvrerie. Non, le Christ avait dit : Moi je suis doux de coeur, mais lorsqu'il en était besoin il savait frapper sur ceux qui transformaient la Maison de son Père en une maison de trafic. Et il avait ramassé des cordes et il frappait sur les gens pour les mettre à la porte. Il n'était pas doux à ce moment là !
Si, il était doux, infiniment doux, mais n'essayons pas de trop comprendre. C'est cette douceur Divine. La main de Dieu est excessivement douce, mais lorsqu'elle se pose sur un homme pécheur elle devient trop lourde. La douceur de Dieu est trop lourde, est trop pesante pour nous. Mais il est doux et notre organisme ne sait pas supporter la douceur de Dieu.
Eh bien cette douceur vient du fait que quelqu'un est à l'intérieur du Royaume de Dieu. C'est quelque chose qui est, qui est, comment trouver le mot pour l'exprimer ?, qui est un comble, qui est une plénitude. Mais une plénitude qui vient d'un renoncement total. Seul peut être doux celui auquel on ne peut plus rien faire, celui auquel on ne peut plus rien enlever parce qu'il a absolument tout abandonné.
On ne peut plus rien lui faire parce qu'il est mort, il n'existe plus pour lui, il n'existe plus que pour Dieu et pour les autres. Et à ce moment-là il lui est possible d'être doux. Autrement il ne saurait pas être doux. Ou bien il va se défendre et il va sortir ses griffes, ou il va attaquer et il va sortir ses crocs pour se défendre, pour défendre son être, pour défendre ses possessions.
Tandis que celui qui n'a plus rien, qui a tout abandonné, qui s'est abandonné lui-m~me, eh bien, il peut se payer le luxe d'être doux. La douceur, c'est un luxe, comme la pauvreté, c'est un luxe, un luxe pour les gens extrêmement riches parce qu'ils possèdent Dieu. Et à ce moment là ils possèdent la terre, les doux, ayant tout abandonnés n'est-ce pas.
Pour comprendre aussi, c'est ceci, cette parole du Christ : Ecoutez, dit-il, cherchez d'abord le Royaume de Dieu, entrez dans le Royaume de Dieu, et alors tout vous sera donné par surcroît, en rawètte. Ce sera le surplus et vous le recevrez en plus. C'est ça la douceur. Et c'est cette douceur là qui était celle de la Vierge, naturellement, et que nous demandons aussi pour nous : qu'elle nous rende doux et chaste, doux de cette douceur là qui est la sienne.
Mais à ce moment là nous sommes culpis solutos, nous sommes délivrés de toutes nos fautes et de tous nos maux. Nous pouvons enfin commencer à vivre, nous pouvons commencer à respirer nous pouvons commencer à être nous-mêmes. Pourquoi ? Parce que nous sommes vraiment devenus des fils de Dieu. Et voila ce que Marie peut faire de nous. Nous avons la contrepartie de notre autre rayon où nous développions là tous nos défauts, nos vices, nos péchés, nos maux. Et ici nous en avons le remède et c'est elle qui peut le donner.
Lorsque notre amour est parfait et qu’il brille dans la chasteté, lorsque ayant tout abandonné nous possédons le Royaume et qu'alors nous pouvons être doux, à ce moment là il n'est plus question de malheurs pour nous, nous possédons tous les biens et c'est elle qui nous les donne.
Voila mes frères, nous voici au terme de notre hymne. Mais on pourrait encore, vous comprenez bien, parler beaucoup. Nous avons fait comme ceci : nous sommes partis du centre, de la 4° strophe, puis nous avons fait un bond vers l'extérieur. Nous sommes repartis alors de l'extérieur, disons de ce soleil, pour retourner vers le centre. Nous avons pris la 1° strophe et la 7°. Nous aurions pu prendre le chemin, inverse : partir du centre puis aller vers l'extérieur, donc la strophe 4, puis 3 et 5, et les autres. Mais non ! Alors je dirais que l'optique eut été plus logique peut être ? Je n'en sais rien, c'est un peu au choix de chacun.
Mais pour résumer en deux mots : Nous avons donc Marie qui est la Mère de Dieu, qui est la Mère du Christ et par le fait même devient notre Mère. Marie alors, à cause de cela, nous engendre à l'univers de Dieu. Elle est cette fenêtre ou cette porte par laquelle tout le rayon de la Vie Divine vient vers nous. Elle est l'aqueduc, le canal, ou bien étant la porte elle est aussi celle qui nous introduit grâce à cette lumière, dans le Royaume de Dieu.
Mais alors dans la pratique, elle peut et elle fait, elle transforme notre état d'enfant d'Eve en un état d'enfant de Dieu. Elle opère en nous une conversion totale. Tous nos maux, elle parvient à les faire sortir de nous, puis elle nous emplit de ses biens. Elle nous rend heureux, elle nous rend plénifiés. Elle nous rend comme elle : doux, chaste, véritablement ce que nous devons être, des enfants de Dieu et des enfants à elle.
Car ne l'oublions pas, si Dieu est notre Père, Marie est toujours notre Mère. Si nous devons devenir, être christifiés, nous ne le serons jamais que dans la mesure où nous vivrons, pour employer une image un peu osée, dans son sein à elle, où elle nous enfante toujours sous l'action de l'Esprit.
Mes frères,
Nous avons vu que la composante première - je dis première dans l'ordre de l'analyse logique - de la vie monastique était la vérité ; vérité, qui n'est pas la conformité à un idéal de perfection humaine ou religieuse qu'on se proposerait et vers lequel on tendrait de son mieux, même de toutes ses forces. On serait encore alors dans le domaine purement humain. Tels étaient les héros de l'antiquité, ces héros fameux qu'on essayait de reproduire dans son existence personnelle.
Non, c'est autre chose ! La vérité, c'est la conformité à notre véritable nature qui est d'être élevé à la surnature. La vérité, c'est devenir avec la meilleure perfection possible - si je puis utiliser cette expression - un fils de Dieu participant à la nature divine dans son être de chair déjà. Et alors, étant un homme que Dieu peut regarder avec complaisance en disant : Voilà mon fils sur lequel repose tout mon amour. Dire cela d'un moine, dire cela d'un homme, c'est cela la perfection vers laquelle nous tendons, c'est cela la vérité.
La splendeur, maintenant, de cette vérité qui s'impose alors, peut-être pas aux regards des hommes, mais certainement aux regards de Dieu et des hommes qui vivent déjà de cette nature divine de façon consciente, c'est ce que nous avons vu : la beauté.
Maintenant nous allons aborder une troisième composante de la vie monastique. Et vous la connaissez déjà. Nous en parlons sans arrêt entre nous ! Il en sers encore question demain au cours de la liturgie : c'est l'Amour. L'amour, c'est la perte de soi dans la beauté. Au plan humain, c'est déjà un peu ainsi. On est séduit par une beauté, par une personne qui nous paraît belle. Elle ne l'est peut-être pas en soi ? Elle ne l'est peut-être pas pour un autre ?
Mais pour moi, elle est la plus belle. Je suis séduit par elle. Mon idéal, ce sers de souder ma vie à la sienne, de façon à ne plus former qu'un. C'est se perdre alors soi-même dans la beauté de l’autre.
Il en va de même avec Dieu. Et c'est ainsi que l'amour qui me jette vers Dieu dans un élan auquel je ne puis résister, c'est vraiment une perte de moi dans la beauté. Beauté qui est ici - ne l'oublions pas pour voir toujours le lien logique - la splendeur de cette vérité de mon être qui doit devenir divinisé.
Au plan de l'analyse, comme nous le faisons maintenant, nous sommes obligés de distinguer ces différentes facettes : vérité, beauté, amour. Mais dans la réalité, c'est un seul et même acte, une seule et même attitude, un seul et unique mouvement. Mais comme nous sommes très limités dans nos facultés, dans nos possibilités d'intellection, nous devons regarder cette chose si riche de différents endroits, et nous lui donnerons des noms différents.
Mais la vérité, c'est Dieu ! La beauté, nous l'avons vu, c'est Dieu lui-même qui se présente à nous tel qu'il est. Dieu est Amour. Nous touchons alors au mystère de la vie monastique qui est un mystère d'amour, et qui est le mystère lui-même de Dieu. Dieu est Amour. Il ne faut pas avoir peur d'aller jusque là lorsque nous pensons à la vie monastique. Elle est un mystère ! J'aurai l'occasion un de ces jours, le jour de la Toussaint peut-être, de revenir là dessus?
Elle est un mystère et nous ne devons pas avoir peur de la laisser dans son mystère. Nous ne devons pas essayer de l'édulcorer, ce mystère, pour le mettre à la portée de n'importe qui. Non, c'est ce qui fait la transcendance de la vie monastique. C'est cet aspect qui la rend incompréhensible, étrange, sauf à celui qui la vit !
Pour celui qui la vit, elle est toute naturelle parce qu'il est saisi par ce mystère. Dieu travaille dans un homme. L'homme en a plus ou moins conscience. Il en aura de plus en plus conscience au fur et à mesure qu'il progressera dans l'amour. Mais malgré tout ça demeure un mystère car il va sans cesse se heurter à de nouvelles manifestations de cet amour.
Disons que le moine c'est un homme amoureux qui vit toujours dans cet état d'amoureux. Et il n'est jamais à son aise, car il est dans l'incertitude, il est dans l'angoisse, il est dans l' exaltation, il sera dans le découragement, il sera dans l'espérance, il va glisser dans le désespoir.
Mais tout ça, ce sont des phénomènes de l'amour qui se passent en lui, mais à un degré très fort car l'objet, ici, de l'amour, ce n'est pas une personne, mais c'est Dieu lui-même. Mais Dieu, alors, vit alors dans le moine de lui-même pour entrer en lui et le transformer. Ce n'est pas quelque chose de si simple et, c'est la raison pour laquelle il est recommandé, sinon indispensable, d'avoir un témoin ; donc quelqu'un à qui confronter son expérience pour la faire contrôler et pour ne pas perdre de temps.
Car voici ce qui se passe. Vous le savez déjà. Tout ce que je dis maintenant, je l'ai déjà répété, mais enfin, c'est une reprise pour souder un peu l'ensemble. L'Amour, c'est un progrès insensible mais constant. Je dis insensible d'un jour à l'autre. A une certaine distance, on peut voir la différence, mais d'un jour à l'autre ça ne se remarque pas, ça ne procède pas par saut, par palier. Non, c'est une croissance !
Et Dieu s'y connaît en croissance, lui qui est le créateur. C'est donc un progrès constant, insensible, vers une préoccupation de salut personnel - donc sauver son âme, se sauver - et une urgence. Et une urgence qui est le contraire, qui est donner sa vie pour ceux qu'on aime, dû-t-on soi-même aller en enfer !
Attention ! Il faut bien me comprendre, ici ! Je me réfère à l'expérience du Christ, que nous répétons chaque dimanche dans le Credo : descendit ad infenos - propter nos et propter nostram salutem. Pour nous, pour notre salut, il est descendu là où nous aurions mérité d'aller et de rester. Lui a voulu y aller pour que nous n'y allions pas ! C'est ça que je veux dire : perdre sa vie jusqu'à aller en enfer, c'est à dire là où nous ne voulons pas qu'aille celui pour lequel nous nous sacrifions.
Mais vous voyez, ça, c'est le sommet de l'amour ! C'est le comble de l'amour, car celui que nous aimons, peut-être qu'il ne nous aime pas ? Ou bien notre geste ne l'intéresse pas du tout ? Ou bien il nous est même inconnu ? Ou nous lui sommes inconnus ? Ou il nous méprise ? Voyez un peu jusqu'où ça peut aller ?
Mais nous retrouvons, alors, l'expérience même du Christ qui a donné sa vie pour nous alors que nous lui étions hostiles. Ce n'est pas nous qui avons aimé Dieu le premier, c'est lui qui nous a aimé et qui a voulu se faire homme quand nous étions ses ennemis. Il a donné sa vie pour des hommes qui ne l'aimaient pas, pour des hommes qui ne l'aimaient pas tellement, puisqu'ils l'ont fait mourir !
Voyez ! C'est presque là qu'il faut aller ! Partir de ce salut personnel : voilà, je sauve mon âme, que les autres tirent leur plan ; jusqu'à arriver à perdre son âme pour que les autres vivent. Celui qui perd son âme, dit le Christ, la trouvera. Celui qui veut à tout prix la garder pour lui tout seul, celui-là la perdra. Car il n'y a de salut que dans la mesure où je me donne aux autres. Voyez jusqu'où ça va ! C'est la logique de cette réflexion du Christ, de cette demande qu'il adressait à son Père : Je veux, dit-il, que là où je suis, les autres, ceux-là y soient aussi avec moi.
C'est le cri spontané de l'amour. Si moi je jouis du bonheur complet dans la société des trois Personnes Divines, si je vois Dieu, si je vois le Christ, si je lui parle, si je suis un avec lui, je jouis d'un tel bonheur que je veux absolument que les autres jouissent du même bonheur que moi. Sinon, je suis dans l'illusion, je suis dans le rêve, je suis dans la divagation. Ce que je pense être mon amour n'est pas vrai.
Et je veux que tous y soient sans exception ! Même ceux que ça n'intéressent pas, même ceux qui me méprisent, même ceux qui ne veulent pas de moi, même ceux qui en veulent à ma vie. Vous voyez mes frères, ça, c'est une composante essentielle aussi de la vie monastique. Et c'est extrêmement pratique dans notre vie de tous les jours.
Car, reconnaissons-le franchement, il y en a dans une communauté que nous préférons à d'autres, c'est fatal ! Il y a des sympathies naturelles, il y a des antipathies naturelles ! On ne sait absolument pas empêcher ça ! Mais si nous aimons ceux qui nous sont sympathiques, ou ceux qui nous aiment bien, que faisons-nous de plus qu'un païen ? qu'un homme du monde ? qu'un homme étranger au Christ ? Mais les païens entre eux font la même chose.
Non, ce que nous devons faire, c'est avoir les moeurs de notre Père : être de véritables fils de Dieu et alors aimer tous en communauté : ceux qui nous sont sympathiques, ceux qui nous le sont moins, ceux qui nous ont regardés une fois de travers, ceux qui nous rendent de suite service, ceux qu’il faut piler pendant tout un temps avant qu'ils se décident à vous rendre le service que vous attendez d'eux.
Non, aimer tous ! Voyez, comme ce Dieu notre Père qui fait tomber sa pluie sur tout le monde de façon égale, sur ceux qui la méritent, sur ceux qui ne la méritent pas. Il est désintéressé. Notre amour doit être gratuit, il doit venir d'un trop-plein et humainement ce n'est pas possible. C'est possible un jour, ou deux jours, ou huit jours ? Ce n'est pas possible à longueur de vie ?
Il faut donc que nous soyons vraiment possédés par cet Esprit de Dieu qui est amour et alors tout simplement, le laisser travailler en nous. Nous ne possédons pas l'amour, ne l'oublions pas. Mais nous sommes possédés par lui. Le moine, c'est un possédé ! Au lieu d'être un possédé par le démon, il est possédé par l'Esprit, il est possédé par l'Amour. Il ne peut rien faire d'autre que d'aimer.
Imaginez un peu, mes frères, une communauté où tout le monde serait : soit ainsi, soit presque ainsi, soit devenant ainsi ? Mais alors, ce serait tellement beau qu'on aurait presque envie de dire alors comme les Apôtres sur le Thabor : Il nous est bon d'être ici. Nous voudrions bien goûter ce bonheur sans arrêt.
Enfin mes frères, ça paraît un peu utopique! Mais n'oublions tout de même pas que c'est l'idéal vers lequel tous nous tendons. Et alors, malgré tous nos apparents échecs, malgré nos difficultés, malgré les épines de scandales qui peuvent surgir entre nous, reprenons toujours cette réalité en main. C'est à dire: laissons-nous reprendre par elle, par cet amour qui désire nous posséder, nous transfigurer, et ainsi faire progresser le Royaume de Dieu, non seulement ici en cet endroit, mais partout dans le monde, même le monde à venir.
Mes frères,
La transparence de l'Abbé, c'est une question qui a été abordée à la Conférence Régionale et qui a été discutée en trois groupes : deux groupes d'Abbés et d'Abbesses, et le groupe privilégié des Délégués. La réflexion s'est située exclusivement à un niveau socio psychologique. Ce niveau est réel, il ne faut pas l'esquiver. Mais il est tout de même un peu court. On peut le résumer en ceci :
Vous avez deux entités qui se trouvent l'une en face de l'autre : l'Abbé et la Communauté. Ces deux entités s'observent, s'analysent, essayent de se pénétrer, de se connaître de façon à pouvoir vivre harmonieusement ensemble et à progresser ensemble encore vers un but commun qui est la recherche et la rencontre de Dieu.
Comment donc harmoniser ces deux choses ? L'Abbé peut-il se montrer tel qu'il est ? L'Abbé doit-il se présenter dans sa fonction d'Abbé ? A-t-il encore le droit d'être un homme ? Et s'il est un homme, comment doit-il se présenter devant ses frères ?
On a cité cette parole, qui est réelle, d'un très grand Abbé. Il n'y a pas tellement longtemps qu'il est décédé. Il est venu une fois ou l'autre ici. Et voilà ce qu'il disait un jour, ça va bien situer le problème. Il rentrait de voyage en compagnie d'un autre Abbé. Et au cours de ce voyage il avait été très naturel, dirait-on, très enjoué, très disert, très agréable. Et l'autre Abbé était au diapason. Ils arrivent à la porte du monastère. Alors que l'autre Abbé continuait sur sa lancée, l'Abbé invité, l'Abbé du monastère dit : Ecoutez mon Révérend Père, attention, maintenant nous rentrons dans le monastère et nous devons être nous-mêmes !
Voyez, on citait ça ! Comment un Abbé peut-il être lui-même dans le monastère et à l'extérieur du monastère ? Il y a-t-il donc deux personnalités dans un Abbé ? Voilà, vous voyez un peu ! C'est autour de tout ça que ça tournait ! Et alors, je vais maintenant vous donner mon opinion personnelle. C'est la mienne, et je vous la livre en toute bonhomie. C’est peut-être aussi une forme de transparence ? Je n'en sais rien !
A mon idée, il y a trois transparences chez un Abbé. C'est à dire, plutôt il doit y en avoir trois. Et ce qui est dit de l'Abbé vaut aussi pour chacun des frères, car l'Abbé et les frères ne sont pas deux entités distinctes. L'Abbé et les frères forment un Corps, un Corps qui est animé d'une même vie. L'Abbé en est la tête. Et ce qui est dans la tête doit nécessairement diffuser à travers tout le Corps. Et le Corps lui-même doit donner vie à la tête ! N'allons donc pas indûment séparer ce que Dieu a uni en un seul Corps.
La première transparence, celle qui conditionne les deux autres, c'est celle-ci : L'Abbé doit être transparence du Christ. Si vraiment dans la communauté il est le Vicaire du Christ, à ce moment là, il peut être transparent d'une seule réalité : la réalité qui le constitue dans son être d'Abbé et qui est le Christ. S'il n'est pas transparence du Christ ? - disons-le un peu brutalement - comment peut-il être Abbé ?
Mais s'il est transparence du Christ, ça veut dire ceci pour l'Abbé. Cela veut dire qu'il doit être mort à lui-même, mort à ses sentiments, mort à ses jugements, mort à ses volontés. Il ne peut plus avoir, il ne peut plus exprimer que les sentiments, les jugements et les volontés du Christ. C’est un autre qui vit en lui et, cet autre qui vit en lui va s'exprimer à travers lui et transparaître à travers lui. Donc l'Abbé, lui, doit totalement disparaître.
Et ce n'est pas là une comédie, c'est à dire une sorte de rôle dont il s'acquitterait au moment où il devrait être Abbé ? Donc je veux dire qu'il doit être toujours ainsi, toujours, à tout moment de son existence ! Qu'il soit devant la communauté, qu'il soit devant un frère ou qu'il soit seul, qu'il dorme ou qu'il soit en état de veille, il doit être toujours transparence du Christ. S'il ne l'est pas ainsi toujours, il ne le sera pas du tout ! Il ne faut pas penser qu'il le serait par éclair, comme ça à certains moments ? Non, il doit être !
C'est donc la transparence, une réalité qui prend tout son être, qui l'habite, et ce n'est plus lui qui vit, c'est le Christ qui vit en lui. Mais ce doit être vrai ! Ce ne doit pas être au niveau de la foi du côté des frères ? Ce doit être tel du côté de l'Abbé. Et voilà la première transparence qui est exigée de lui : donc, il doit être transparent du Christ à tout moment.
Lorsqu'un frère ou une communauté se trouve avec l'Abbé, il doit d'une certaine façon - indéfinissable naturellement - transparaître quelque chose du Christ. Mais ça peut susciter chez les frères une double réaction : ou bien une réaction de sympathie, ou bien une réaction d'hostilité, n'ayons pas peur de le dire ! Car le Christ n'a pas été accepté par tout le monde ! Et lui n'avait pas besoin d'être transparent, il l'était !
Or, vous savez comment le Christ a été accueilli : par les uns favorablement, par les autres défavorablement. Mais alors, l'Abbé est révélateur. S'il est transparent du Christ, il est révélateur des sentiments des frères. Et ça, c'est grave !
Donc, si le frère veut savoir qui il est, qu'il examine et qu'il regarde un peu son comportement vis à vis de l'Abbé, et ça naturellement, toujours dans l'hypothèse où l’Abbé est vraiment transparence du Christ, où le Christ vit dans l'Abbé.
Et à partir de là, il y a une seconde transparence. C'est que l'Abbé doit être transparent à Dieu, dans ce sens-ci que le Père maintenant - c'est plus facile de dire Dieu, mais c'est sous-entendu que c'est Dieu le Père - donc que Dieu maintenant doit voir les frères à travers l'Abbé.
Donc, l'Abbé ne peut pas être entre Dieu et les frères une cloison ou un voile. Il doit être, je ne dirais pas une vitre, c'est beaucoup trop peu ! Il doit être un prisme qui est tout à fait entre Dieu et les frères. Si bien que lorsque Dieu voit ou regarde un frère, il ne peut pas faire autrement que de le regarder à travers l'Abbé qui doit donc être totalement transparent aux regards de Dieu qui est obligé de voir les frères à travers l'Abbé.
Donc, que va-t-il arriver alors ? Dieu va voir le frère dans une lumière, dans une coloration qui viendra de cette transparence de l'Abbé. Plus précisément, ça voudra dire ceci : que les fautes, les péchés, les défaillances, les erreurs des frères seront vues toujours à travers l'Abbé. Ces fautes - ramassons cela en un mot - les péchés des frères sont retenus par l'Abbé, et sont dissous dans la personne de l'Abbé.
Dieu ne les voit plus dans les frères puisqu'ils sont retenus par l'Abbé. Mais alors, Dieu ne voit plus la faute dans le frère, mais il la voit dans l'Abbé qui la porte. L'Abbé doit donc être transparent dans le sens où le Christ est transparent pour nous vis à vis de son Père. Et ça veut dire ceci : que le péché des hommes est retenu dans la personne du Christ pour que le pécheur en soi déchargé.
Dieu ne voit donc pas le péché dans le frère. Il le voit dans le Christ qui est devenu péché pour tous les hommes et qui à cause de cela a du donner sa vie à la place de tous ces hommes qui ne méritaient pas de vivre ! Eh bien mes frères, il doit en être de même pour l'Abbé. Et c'est cela la seconde transparence de l'Abbé. Donc, pour le résumer encore : Dieu ne voit plus la faute dans le frère, mais il la voit dans l'Abbé, qui en décharge ainsi le frère, et qui expie pour le frère devant Dieu. Il est donc devenu péché et il donne sa vie pour le frère.
Et ça, ce doit être quelque chose qui doit être très vrai et qui doit être fortement senti dans la personne de l'Abbé et dans la personne du frère. Ce n'est pas une position très agréable pour l'Abbé, ce n'est pas une position agréable pour le frère non plus ! Mais c'est la position du pécheur, et c'est la position de celui qui étant pure transparence du Christ - mais totalement alors - devient aussi péché et alors, doit donner sa vie pour ceux qu'il aime.
Vous voyez ! C'est donc parfaitement toujours dans la logique de cette première transparence, donc que l'Abbé est transparence du Christ.
Maintenant, il y a une troisième transparence. Et cette troisième se situe plutôt dans le regard de l'Abbé. L'Abbé doit avoir un regard transparent, un regard tellement pur qu'il perce la gangue, l'extérieur du frère pour pénétrer à travers cette écorce dans le secret, là même où le frère ne pénètre pas lui-même. Et là, y voir le diamant qui est le Christ dans le frère, qui est la vie divine dans le frère, ce diamant qui doit être un jour la seule subsistance, la seule expression, la seule manifestation de ce qu'est le frère.
Il ne s'arrête donc pas à ce qui apparaît extérieurement. Mais le regard pur pénètre derrière la gangue jusqu'au coeur. Et alors là, ce regard taille le diamant. Il le taille, il le polit à l'insu du frère, pas à l'insu de l'Abbé, mais surtout pas à l'insu de Dieu, à l'insu du Christ qui se façonne à l'intérieur du frère et qui, un jour, fera sauter la gangue et apparaîtra dans la lumière. Ce jour-là, ce sera le jour de la manifestation de tous les hommes, donc le jour où le Christ sera vraiment tout en tous au jour de la résurrection.
Il faut avoir la patience d'attendre jusque là. Mais il faut savoir que cela s'opère déjà maintenant. Et si l'Abbé est vraiment transparence du Christ, s'il est vraiment donc le Christ parmi les frères, alors son regard qui doit être pur façonne, taille ce diamant. Ce n'est pas naturellement l'Abbé qui opère cela, mais c'est le Christ habitant dans l'Abbé qui travaille par le regard de l'Abbé.
Donc vous voyez, mes frères, c'est trois transparences : la transparence du Christ, transparence de l'Abbé à Dieu qui voit les frères maintenant uniquement à travers l'Abbé, Abbé qui retient les fautes sur lui, si bien que le regard de Dieu ne voit plus que le frère dans sa beauté. Beauté qui, au fond, est un diamant caché, secret mais alors que le regard transparent de l'Abbé, grâce à cette ouverture totale permet de façonner.
Mes frères, voilà ce que doit être la transparence de l'Abbé!
Vous comprenez que nous sommes infiniment au dessus de toutes les petites relations difficiles socio psychologiques. Mais ces relations sont toujours là ! Elles sont assumées, elles sont transformées, elles sont utilisées. Car l'Abbé est un homme. Et ça veut dire qu'il a ses faiblesses, il a ses défauts, il a ses lacunes, il a ses failles, il a ses limites. Mais heureusement !
Car la transparence doit aller au-delà, çà veut dire, elle doit être parfaite. Et ces faiblesses de l'Abbé font ressortir davantage que celui qui travaille en lui, ce n'est pas un homme qui serait exceptionnel ? Non, c'est le Christ ! Lorsque je suis faible, disait l'Apôtre Paul, c'est alors que je suis fort. Car c'est à ce moment-là que transparaît en moi toute l'énergie stupéfiante, infinie du Christ. C'est aussi une précaution ? Une précaution, car l'honneur de ce qui peut se réaliser ne peut pas être transféré à un homme, l'Abbé.
Non, cet honneur doit toujours être rapporté à celui dont l'Abbé est le vicaire, au Christ. Si bien qu'il est utile que le voile des défauts de l'Abbé soit toujours là, tendu devant les yeux des frères pour que l'action de l'Abbé, l'action bénéfique de l’Abbé soit rapportée à celui dont il est la transparence.
Mes frères, vous comprenez encore mieux maintenant que nous nous trouvons ici devant un mystère qui est beaucoup plus que le mystère attaché à chaque personne humaine. C'est un véritable mystère de foi. Et ce mystère doit être respecté. Il ne faut pas vouloir scruter, ni analyser les défauts ou les qualités d'un Abbé. Il faut le respecter dans ce qu'il est, dans ce qu'il doit être, dans ce qu'il doit s'efforcer d'être toujours plus : pure transparence du Christ. Nous sommes en présence, ici, d'une manifestation privilégiée du mystère de l'Incarnation. Dieu s'incarnant dans un homme. Un homme prêtant tout son être pour que le Verbe de Dieu puisse disposer dans un groupe de frères d'une humanité de surcroît, grâce à laquelle il peut toujours opérer son travail de sanctification, de divinisation dans les frères.
Car, si l'Abbé est christifié, n’oublions pas qu'il est la tête d'un corps qui est une unité. Et à ce moment-là, le Corps lui-même va insensiblement, jour après jour, se christifier et devenir le Corps du Christ.
Voilà mes frères, le mystère qui est celui de l'Abbé et celui de la communauté, qui est le mystère d'un Corps ! Voilà, je vous ai livré ma pensée. Voyez un peu, non pas si elle se réalise, mais comment nous pouvons ensemble lui donner une réalité concrète dans le quotidien et dans le jour après jour de notre vie.
Si nous sommes vrais, si nous vivons dans cette vision qui est la seule authentique, à ce moment-là, mes frères, vous verrez, vous expérimenterez que toute notre vie en trouvera une coloration différente, et que le bonheur que nous cherchons, et la paix dont nous avons tant besoin, seront notre partage.
Et non seulement maintenant, mais en croissant toujours jusqu'au moment où nous goûterons pleinement le bonheur et la paix, parce que ce n'est plus nous qui vivrons, mais ce sera le Christ vivant vraiment et entièrement en chacun d'entre nous.
Mes frères,
Nous avons vu déjà, ou revu, trois composantes de la vie monastique : la vérité, la beauté et l'amour. On pourrait se demander quel est déjà parmi ces trois-là la plus importante ? Mais c'est là une question oiseuse car ce ne sont que trois facettes d'une unique réalité qui est la vie divine en nous.
Et nous ne pouvons comprendre ces facettes, ni les admirer, ni les connaître réellement que dans la mesure où nous en vivons. Il s’agit donc d'une vie qui va s'exprimer sous forme de vérité, de beauté et d'amour. Spéculer dans l'abstrait - disons il faut tout de même le faire un peu - mais cette spéculation ne peut jamais être qu'une prise de conscience d'une expérience vécue. Réfléchissons donc encore un peu sur l'amour !
L'amour, nous l'avons vu, c'est une perte de soi dans la beauté, la beauté suprême qui est Dieu, Dieu se manifestant à nous dans son être qui n'est que beauté. L'amour est donc gratuité pure, désintéressement absolu. Dans la pratique, cette perte de soi va s’exprimer par un geste qui sera de confier le gouvernail de sa vie à un autre, qui est pour nous l'image parfaite de cette beauté, qui elle-même est amour. Encore une fois, on ne peut pas distinguer les deux.
Et cette beauté qui est amour, elle est cet homme Jésus, le Christ mort à notre place, pour nous, et puis ressuscité, et maintenant devenu le kyrios, le Seigneur, le Maître, le Guide de toute l'humanité. C'est donc renoncer à tenir en main le gouvernail de sa propre vie ! Voyez, il y a là un aspect de renoncement dans cette remise de soi à un autre.
Mais le pilote que nous choisissons, c'est un pilote infaillible. Saint Paul nous le dit fréquemment : Il est parti, il est entré le premier là où nous autres nous devons aller. Le Christ l'a dit lui-même : Je m'en vais d'abord vous préparer une place. Puis je reviendrai et je vous prendrai auprès de moi. Nous avons peut-être, nous, toujours, avec notre esprit discoureur et discutailleur, envie de donner à ces Paroles du Christ un sens allégorique ou trophologique, enfin tous les grands mots d'aujourd’hui.
Prenons-les à la lettre ! Et nous trouvons alors le geste du moine qui répond à une invitation, et qui alors va remettre toute sa vie entre les mains du Christ, mais dans la personne d'un homme qui est l'Abbé. Mais Abbé qui est au regard de la foi - d'une foi éveillée, d'une foi qui ne s'endort pas - le Christ, l'organe du Christ, le prophète, le vicaire du Christ. C'est donc une remise de soi à autre dans lequel on reconnaît le Christ.
Laissons donc tomber cet autre qui n'est qu'un intermédiaire obligé pour que cette présence du Christ soit bien concrète, soit physique. Il y a donc une remise de soi totale au Christ, donc un oui inconditionnel, un oui sans limite, et un oui donné à l'avance pour tout ce qui peut survenir après le jour où je prononce mes voeux, comme on dit.
Laissons de côté l'aspect purement juridique. Vous savez : obéissance, conversion des moeurs, stabilité, pauvreté, chasteté. Tout ça c'est très bien, c'est requis, c'est vrai ! Mais ça se
condense en un acte qui est un oui sans condition et sans limite à ce Christ. C'est exorbitant ! Humainement c'est absurde ! Humainement c'est inacceptable !
D'ailleurs, lorsque les révolutionnaires, à l'époque, ont supprimé les voeux de religion, c'est parce qu'ils jugeaient que il n'était pas permis de poser un acte pareil. Et c'est vrai ! Humainement parlant, ce n'est pas possible ! Mais ce oui est donné au Christ et, lui a le droit de l'exiger parce qu'il l'a dit, et il l'est : la voie, la vérité, la vie. Et il est la voie, la vérité et la vie parce qu'il est Dieu et parce qu'il est amour. Seul l'amour peut exiger cette remise de soi inconditionnelle et à l'avance.
Si je dis à l'avance, ça veut dire que tout le déroulement de ma vie postérieure est confiée à cet homme qui va donc la conduire sur une route que lui seul connaît, que lui seul trace. Et je le suis, non pas les yeux fermés, mais avec les yeux grands ouverts pour toujours placer mes pas sur la trace des siens.
Donc, nous trouverons ici cet aspect indispensable et tellement beau de la fidélité. Non pas de la fidélité à un idéal qui serait alors une espèce de constance dans une ligne de conduite ; non pas une fidélité à soi, qui pourrait être une forme très subtile d'orgueil ; non, la fidélité à cet Autre qui est le Christ ! Et une fidélité qui alors devient créatrice, car il s'établit une coopération entre le guide et celui qui suit ce guide. Et plus cette coopération devient franche, ouverte, plus elle est fructueuse et plus elle devient épanouissante pour celui qui se laisse conduire.
Car le but qui est poursuivit, quand on se remet ainsi sans condition au Christ, ce n'est pas la réussite d'une vie à un horizon terrestre. Et ici, je pense qu'il faut faire très, très, très attention ! Car nous sommes des êtres blessés, malades, corrompus. Nous sommes des enfants d'Adam et d'Eve, eux qui ont rêvé au départ d'une réussite au plan terrestre. Et dans un monastère, dans une vie monastique, dans une vie ou l'amour est le Roi souverain, la réussite ne se situe pas à un U horizon terrestre.
Je veux dire ceci : je ne dois pas me confier au Christ pour devenir un homme qui sera considéré, un homme qui aura une intelligence au-delà de la moyenne. Si je suis habité par Dieu, si c'est l'Esprit de Dieu qui prend possession de moi, mais je pourrais me dire : mais alors je serai un homme. Vous savez, tous les dons de l'Esprit Saint : la science, l'intelligence, la sagesse, le conseil, la prudence, etc. Mais alors, je vais devenir un homme extraordinaire ! C'est cette tentation, vous voyez : Si tu es le fils de Dieu, et bien, jette-toi en bas de ce Temple, et tu verras, les anges vont te porter. Oui, voilà la tentation, la réussite au plan terrestre !
Et cela peut être beaucoup, beaucoup plus grossier ! Si je suis vraiment dans la ligne de ce que le Christ attend de moi, les hommes vont me considérer ? Certainement je vais être honoré pour ce que je suis ? Ou bien plus grossièrement encore : Je n'aurais pas d'ennuis en brasserie ! Je n'aurais pas d'ennuis dans mon élevage ! Mon yoghourt sera toujours réussi ! Enfin, toutes choses pareilles, vous voyez !
Mais oui, regardons un peu au fond de nous ! C'est ça hein, c'est ça ! C'est dans des petites choses ainsi qu'on cherche inconsciemment une récompense, déjà, à la donation de soi qu'on a faite à Dieu, au Christ. Non, notre réussite n'est pas à ce niveau là ! Notre réussite se situe bien ailleurs. Nous devons devenir de véritables fils de Dieu.
C'est là que le Christ veut nous conduire. Insensiblement, jour après jour, il veut nous faire naître à cet état qui est le sien. Et à ce moment-là, il y a une immersion de soi dans cette beauté, une beauté qui est invisible, sauf au regard du Christ lui-même et peut-être au regard de l'un ou l'autre ? Mais c'est rare, c'est très, très rare !
Regardez le Christ lui-même. Il a été reconnu de si peu de personnes, tellement peu. Et il est certain que si nous avions été de ses contemporains, de ses voisins, de ses compagnons d'enfance et de jeunesse, nous aurions réagi de la même façon. Nous aurions dit : mais c'est pas possible !
Et le monastère alors, nous comprenons mieux que c'est ce que les premiers cisterciens l'appelaient, Saint Bernard surtout, une schola caritatis, une école où on apprend cet art sublime de se laisser conduire par le Christ, cet art d'une remise inconditionnelle de soi à ce Christ, l'art de pratiquer jour après jour ce OUI sans limite, ce OUI donné une fois pour toutes pour toujours, ce OUI grâce auquel il nous forme.
Mais il y a alors, dans cette schola caritatis, l'aspect pénible qui est cette munditia a vitiis et peccatis, cette purification de tout péché et de tout vice qui est vécue, qui est sentie comme une mort. Car c’est peut-être facile à renoncer à de véritables péchés, à de véritables vices. Mais le vice et le péché ont des racines qui sont tellement fines, tellement encrées en nous que même certaines qualités peuvent, dans le Royaume de Dieu, devenir vicieuses ou dangereuses. Et c'est celles-là qui doivent être extirpées, c'est à tout cela que nous devons renoncer !
Donc, l'amour c'est une épreuve, l'amour est toujours un mystère. Et si nous pouvons nous y abandonner, si nous pouvons y demeurer fidèle, alors petit à petit la souffrance elle-même est assumée. Et on y trouve, non pas une satisfaction, elle demeure toujours souffrance, mais on y découvre un sens, un sens qui était celui même que le Christ trouvait dans la sienne lorsqu'il disait à Pierre qui lui avec des vues humaines disait : Non, pas possible ! Le Christ lui disait : Tu n'y comprends rien ! Va à l'arrière. Tes vues sont celles d'un homme, tu ne connais pas encore les plans de Dieu.
Et alors mes frères, si vous le voulez, pensons à tout ça dans les jours qui se préparent. Après demain, nous avons la fête de la Toussaint. Et ce sont là des hommes qui sont de l'autre côté, entrés pleinement dans le Royaume de Dieu. Ils savent maintenant par expérience ce qu'est la vérité, la beauté, l’amour.
Et alors nous leur demanderons de pouvoir nous soutenir. Car comme j'essayerai de le montrer - si mes idées se clarifient pour ce jour là - leur monde n'est pas étranger au nôtre, c'est nous qui sommes étrangers au leur. Et si dans notre vie contemplative nous avons une foi suffisamment éveillée et un coeur qui se laisse purifier, le jour vient où ces deux mondes se compénètrent à tel point que nous vivons avec eux, eux avec nous, et que l’amour devient chez nous l'habitude et le réflexe normal en toute circonstance.
Mes frères,
Hier soir le Père Eugène nous a rappelé que la mission de l'Abbé était principalement, sinon exclusivement d'ordre spirituel. Il doit prier, il doit scruter les Ecritures, il doit se laisser remplir par l'Esprit de façon à déchiffrer pour la communauté, pour chacun des frères, quelle est la volonté de Dieu et ainsi, guider et conseiller l'ensemble des frères et chacun d'eux.
Mais il ne s’agit pas, comme le dit St Bernard, d'être un canal qui laisse passer l'eau, puis c'est tout, qui ne garde rien pour lui. Il doit être une fontaine, une vasque qui doit livrer son trop-plein, qui doit sans cesse déborder. Mais alors, mes frères, veillez à ce que cette vasque soit toujours remplie. Cela veut dire que, comme le dit aussi St Bernard, c'est votre désir qui doit remplir la vasque.
Et alors, je m'en vais tout simplement vous faire part d'une petite découverte que j'ai faite en préparant la fête de Toussaint. Vous allez remarquer que c'est une évidence que je vais vous dire. Une évidence qui s'imposait aux tous premiers chrétiens, une évidence encore pour les chrétiens qui vivent aujourd'hui dans les pays communistes. Dans nos régions, au régime beaucoup plus libéral, cela n'apparaît pas avec autant de clarté. Et pourtant c'est une évidence. Vous remarquerez que ici ou là cette évidence peut risquer de s'estomper et de disparaître. Voici de quoi il s’agit :
C'est à propos de la lecture de la première lettre de St Jean qui sera faite aujourd'hui au cours de l'Eucharistie. Voici ce que dit l'Apôtre : Mes bien-aimés, voyez comme il est grand l'amour dont le Père nous a comblés. Il a voulu que nous soyons appelés enfants de Dieu, et nous le sommes. Voila pourquoi le monde ne peut pas nous connaître, car il n'a pas découvert Dieu. Bien-aimés, dès maintenant nous sommes enfants de Dieu, mais ce que nous serons ne parait pas encore clairement. Nous le savons : lorsque le Fils de Dieu paraîtra nous serons semblable à Lui parce que nous le verrons tel qu'il est. Et tout homme qui fonde sur Lui une telle espérance se rend pur comme lui-même est pur.
L'Apôtre nous le dit ici, la vie chrétienne est une énigme. Mais comme nous sommes dans un monastère je dirais que la vie monastique est une énigme plus impénétrable encore. Et pourquoi ? Mais parce que le moine est un enfant de Dieu. Or, comme nous le dit Saint Jean, le monde n'a pas découvert Dieu. Il est donc absolument incapable de reconnaître un enfant de Dieu. Mettons-nous cela bien en tête, car là se trouve la réponse à tant de choses que se passent dans les monastères aujourd'hui.
C'est que le monde, lui, lorsqu'il se trouve en face d'un moine, qui est un enfant de Dieu, va spontanément édulcorer, déformer la vie monastique. Le monde lui, vu qu'il ne connaît pas Dieu, qui ne peut pas comprendre, qui ne peut donc reconnaître un enfant de Dieu. Il vous suffit, remarquez-le, d'entendre les réflexions qu'on vous fera à propos de la vie monastique. Et alors la tentation du moine sera de s'adapter à l'idée que le monde se fait du moine. Et à ce moment là, le moine perd son identité d'enfant de Dieu. Et cela c'est grave !
Un enfant de Dieu se conduit non pas selon les maximes du monde, mais selon les normes qui sont les normes d'un fils de Dieu. Or le Fils de Dieu par nature, nous le sommes nous par adoption, le Fils de Dieu par Nature nous a délivré toute une série de normes qui sont les siennes, et ce sont celles-là qui doivent devenir l'inspiration de notre vie. Nous allons les entendre tantôt au cours de l'Eucharistie dans ce qu'on appelle les Béatitudes.
Mais cela n'est jamais qu'une introduction. Il faudrait en un jour comme celui-ci avoir la patience de relire tout le discours qu'il a tenu à ses disciples, ce jour là, sur la montagne. Nous voyons que ces maximes qu'il délivre à ses disciples sont tout à fait à rebours de la sagesse humaine. Pour un homme du monde, elles deviennent folie.
Vous vous rendez compte : Il est question du bonheur de gens qui sont pauvres, de gens qui sont doux, de gens qui sont purs, de gens qui pleurent, de gens qui pardonnent tout, de gens qui supportent la contradiction, même la persécution, et même la mort. Ces gens là débordent de joie. Ce n'est pas cela le monde !
Le monde: c'est heureux les riches, heureux les durs, heureux les violents, heureux ceux qui ne se privent de rien, heureux ceux qui jouissent de tous les plaisirs. Eh bien, mes frères, nous ne devons pas céder à une telle mentalité.
Saint Paul qui connaissait lui aussi le Christ, car il l'avait vu, et il le voyait sans arrêt, il avait été saisi et transfiguré en une fois par le Christ. Saint Paul donc recommande à ses premiers chrétiens de ne pas se conformer aux moeurs, aux façons du monde. Et Saint Benoît, lui, dira dans la même ligne quand il voudra fustiger les faux moines : ils ont conserver leur foi au monde. Ces gens là sont convaincus de mentir à Dieu. Ils se croient moines mais ne le sont pas.
Mes frères, nous ne devons pas avoir peur d'affirmer notre identité. Il faut parfois du courage. Mais il faut l'affirmer non pas tant par nos paroles, cela n'arrivera pas tous les jours, cela arrivera parfois et alors nous ne devrons pas craindre de dire ce que nous sommes, de dire et d'affirmer que nous ne marchons pas selon les normes du monde. Mais nous devons affirmer cela surtout par notre conduite. Nous devons être vrais. Que va-t-il arriver alors ?
Cela va susciter l'étonnement, peut-être faire surgir des questions ? Cela va peut-être provoquer l'admiration, mais peut-être aussi déclencher l'hostilité ? C'est normal, heureux serons-nous à ce moment.
Mes frères, dans les pays sous régime communiste, cette énigme est là une réalité qui constitue la vie chrétienne vraie. Dans un pays communiste cela apparaît, car là nous avons une société qui est constituée selon les normes du monde. Et n'oublions pas que le Prince du monde, ce n'est pas, du moins provisoirement le Christ. C'est un autre, que le Christ veut mettre à la porte, expulser. Mais alors l'affrontement peut devenir terrible.
Dans nos régimes ici, comme je le disais tantôt en les qualifiants de libéraux, cette différence, cette marge, cette incompatibilité entre les deux n'apparaît pas aussi clairement. Mais elle est tout aussi réelle et peut-être beaucoup plus insidieuse. Et attention alors au piège que peut nous tendre le monde.
Dernièrement, grâce à la bonne obligeance du Père Eugène, j'ai eu en main un article rédigé par un américain à l'occasion d'une visite qu'il avait faite dans une Abbaye dont je ne vais pas citer le nom. Un Père, c'était le Père Hôtelier ou je ne sais pas quoi, se présentait à ses hôtes et à son américain, sous le nom de Père, j'ai oublié son prénom, de la Sainte Farce. Voyez Sainte Thérèse de l'Enfant Jésus et de la Sainte Face. Et lui se présente de la Sainte Farce ! C'était une pétarade de cyclomoteurs de filles et de garçons en jeans dans les jardins du monastère.
Oui, cela attire du monde. Le monde y est à son aise, le monde se plait dans cela, le monde va applaudir. Mais tout de même, quand cet américain rapportait le surnom que se donnait le Père, il n'était pas tout à fait d'accord. Mais c'était un américain, peut-être ne voit-il pas les choses comme le verrait un européen. N'y avait-il pas là tout de même une petite semonce de l'Esprit ?
Vous voyez, mes frères, conservons notre identité. Ne nous laissons pas éblouir par ce que le monde peut espérer de nous. Ce que le monde attend de nous ce sont des témoins du royaume. Il n'attend pas des exemplaires parfaits de ce que en suivant ces lois nous pourrions devenir. Non, il attend autre chose. Même si ce quelque chose le heurte, même si ce quelque chose le scandalise. Vous serez un scandale pour le monde, a dit le ChriSt. Mais cela ne fait rien. Ce que nous sommes, nous sommes des enfants de Dieu. Donc, le monde ne peut pas nous connaître puisqu'il ne connaît pas Dieu. C'est impossible !
Mais, dit encore l'Apôtre, ce que nous serons ne paraît pas encore clairement. Lorsque le Fils de Dieu paraîtra, alors nous serons semblable à Lui parce que nous le verrons tel qu'il est. Notre véritable nature n'apparaît pas encore clairement aujourd'hui, mais lorsque le Fils de Dieu paraît, alors elle commence à se manifeSter. Cela veut dire ceci : c'est que le Fils de Dieu, le Christ donc, finit toujours tôt ou tard par se montrer à celui qui le cherche. Ce n'est pas possible autrement.
Lorsque le Christ prend possession de quelqu'un, ce quelqu'un le sait. Et un jour, le jour se lève. Cela peut être tard, cela peut être plus tôt, mais le Christ dans sa lumière se dévoile au regard du coeur de celui qui le cherche, d'un coeur qui se purifie. Oh, il n'est jamais parfaitement pur, aussi le Christ ne se montre jamais parfaitement. Mais malgré tout Il est là, et on peut le voir, et on peut le reconnaître sans aucune erreur possible. Et c'est cela qui est notre espérance. Nous le voyons tel qu'il est et à ce moment nous devenons semblable à lui.
Dans les premiers cisterciens, c'est à mon sens, Saint Bernard surtout, et Guillaume de Saint Thierry ensuite, qui sont les deux plus grands poètes qui ont essayé d'expliquer dans leur commentaire sur le Cantique, ce que pouvait signifier cette apparition du Christ au moine qui lui devient semblable. Et le moine devenant de plus en plus semblable à mesure que le Christ se manifeste de plus en plus clairement.
Mes frères, c'est là notre véritable identité. Mais alors le monde ne peut pas reconnaître, le monde ne peut pas comprendre, et le monde peut risquer de se détourner. C'est là notre espérance, mes frères, mais alors nous devons nous purifier comme le dit Saint Jean en terminant : Tout homme qui fonde ainsi sur le Christ une telle espérance, celui-la se rend pur comme le Christ lui-même est pur.
Et nous retrouvons là le terme vers lequel essaye de nous conduire patiemment Saint Benoît : la Puritas Cordis, un coeur pur, un coeur dans lequel il n'y a plus qu'amour, un coeur qui n'a plus que bienveillance et douceur. Et nous retrouvons alors toutes ces béatitudes qui deviennent le lot du moine qui a choisi comme cela de suivre le Christ jusqu'au bout.
Et ce qui n'est pas négligeable quand même, c'est qu'un tel homme est heureux. Et je pense que les gens du monde alors, même s'ils ne comprennent pas la vie monastique, ce qu'ils espèrent rencontrer lorsqu'ils viennent se présenter ici, ou bien lorsqu'ils nous croisent dans la rue, ce sont des gens heureux. Des gens qui transpirent le bonheur, mais pas un bonheur factice, ce bonheur factice que peut donner le monde, mais le bonheur profond qui est le propre bonheur de Dieu, le propre bonheur du Christ qui disait : Ma joie, eh bien, je vous la donne, il faut quelle déborde de vous.
Non pas alors la sainte farce, mais la vérité profonde d'un homme qui partage la vie de Dieu et qui sans le vouloir, sans le chercher, ne peut que la rayonner. Mes frères, eh bien ce sera mon souhait pour vous aujourd'hui, et j'espère que dans votre coeur vous le formulerez aussi à mon intention.
Mes frères,
Je me dis parfois qu'il faut une certaine audace et un petit grain de folie pour parler ainsi devant une communauté des composantes essentielles de la vie monastique, de l'âme monastique. Et je me demande parfois si je ne vous parais pas un peu naïf, car est-ce que ça ne rend pas un petit son d'irréel de parler de toutes ces choses aujourd'hui. Mais prenons un peu conscience de ce que nous sommes.
Nous nous glorifions et nous nous honorons d'être des cisterciens, et nous nous en rendons compte lorsque nous nous trouvons dans une autre communauté, ou bien, qu'à la suite d'une correspondance nous apprenons ce qui se passe dans un autre ou dans d'autres monastères. Alors nous prenons conscience que nous avons une spécificité à l'intérieur de l'Eglise. Et si nous sommes cisterciens, nous devons alors rechercher notre inspiration auprès de ceux qui ont donné le branle à cet esprit cistercien.
Or eux, ils voyaient le monastère comme un paradis, le paradisus claustralis, comme un beau jardin. Au centre de ce jardin il y avait une lumière. Et cette lumière était la personne du Christ ressuscité, mais portant encore dans sa chair les stigmates, les signes de sa passion et de sa mort. Et de cette lumière qu'était le Christ - lui qui a dit : Je suis la lumière du monde - voila que coulait sans arrêt quatre fleuves : des fleuves qui irriguaient, qui fécondaient, qui fertilisaient tout ce jardin. Ces 4 fleuves étaient la Vérité, la Beauté, l'Amour et la Paix. Et ce jardin rendu fertile produisait toutes sortes d'arbres aux fruits merveilleux qui donnaient la vie.
Voila comment un St Bernard parlait de la vie monastique à ces hommes, à ces moines qui l'écoutaient. Et ces hommes le croyaient, Saint Bernard était leur conscience. Ce que lui disait, eux le vivaient ou s'efforçaient de le vivre. Il avait le talent d'exprimer ce que tous cherchaient, ou ce que tous expérimentaient déjà. Or, c'était des hommes comme nous, des hommes avec les mêmes défauts, les mêmes vices, les mêmes péchés. Ils n'étaient ni meilleurs ni pire que nous.
Mais ils avaient peut-être quelque chose qu'à notre époque nous sommes probablement en train de perdre. Ils n'avaient pas cette naïveté encore de l'homme du moyen age. Non, c'était autre chose. Ils avaient de l'énergie. Ils avaient de la vigueur. Ces mêmes hommes qui entraient et qui peuplaient les monastères, c'étaient ceux-la qui n'hésitaient pas à prendre la route pour aller délivrer le tombeau du ChriSt. Ils se mettaient dans les jambes des milliers de Km, à travers des pays inconnus. Quelques uns avaient des chevaux. Les autres n'avaient que leurs pieds. Ils ne pratiquaient pas l'auto-stop, ils n'avaient pas de vélo !
Oui, il y a parait-il les nouveaux croisés d'aujourd'hui qui sont les scouts ! Mais enfin ils sont déjà motorisés et leurs expéditions ne portent pas si loin. Il y a parfois aussi des pèlerins ! On ira même jusqu'en Espagne. Mais enfin on sait bien où on va et si on a des difficultés en cours de route on a toujours le train ou l'avion. Mais eux, non. Ces hommes qui partaient là-bas mouraient en grande partie en cours de route. Cela n'avait pas d'importance.
Ils recherchaient le tombeau du Christ, et cette terre où le Christ avait vécu, où il était mort, et à partir de laquelle, ressuscité, il était monté au ciel. Et c'est ce qu'ils faisaient aussi dans les monastères. Ils venaient chercher la même chose. Cette aventure qu'ils portaient en eux, ils essayaient de la vivre dans ce paradisus claustralis, et ils y croyaient. Et le plus extraordinaire, c'est que cela arrivait.
Et nous autres ? Oui, c'est ce qui nous manque, nous sommes des dégénérés. N'ayons pas peur de le regarder en face. C'est peut-être alors l'occasion de nous redresser une bonne fois, de retrouver notre sang, notre sang noble. Pourquoi ? Mais parce que nous vivons dans un univers de commodités qui nous épargne tout effort, si bien qu'on s'avachit. Tout doit nous être donné tout fait, ça doit être donné tout cuit.
Et on n'a plus le sens du labeur, de la fatigue, de la peine, de l'effort, de la difficulté à vaincre, de la lutte à entreprendre, de la guerre à mener, et de cette constance, de cette persévérance qui fait aller jusqu'au bout, dut-on mourir en route. Cela c'est le fruit de notre civilisation contemporaine. on est blasé avant de commencer. On sait tout. On n'a plus rien à apprendre.
Vous rencontrez de ces postulants qui s'amènent et qui vous disent : Ecoutez savez-vous, oui, je viens dans le monastère mais vous devez savoir que je sais déjà tout savez-vous, hein ! - et il n'a jamais été dans un monastère, mais je sais tout - Non, non il n'y a plus rien à apprendre ! Je vais d'ailleurs vous montrer comment il faut faire.
Je vous fais déjà remarquer d'ailleurs que tel et tel, que tel religieux n'est pas dans la communauté comme il devrait être. Voici ce qu'il faut faire avec lui ! Vous entendez ça de la bouche ...oh, pas de François savez-vous, attention ! Ceux qui tiennent de telles remarques ne restent pas longtemps, ils sont vite expédiés. Mais vous voyez, c'est ce que je veux dire, plus de sens de l'effort, on sait déjà tout avant de commencer.
Or voyez-vous, si nous voulons entrer dans ce port de la tranquillité que ces moines cherchaient, nous devons bien nous dire que nous devons nous donner de la peine. La justice, la paix qui est le fruit de cet ordre reçu de Dieu comme un cadeau splendide, est aussi un ouvrage : opus justitae, oeuvre de la justice. Elle est un labeur car le Droit qui doit nous donner la paix n'est pas le droit des hommes. C'est le Droit de Dieu.
Celui qui fait le plus dans le monastère, mais c'est celui-la qui est capable de faire le p1us ; donc il doit recevoir le moins et il ne doit pas en être fâché, ni être jaloux. Celui qui est capable de moins, c'est à ce1ui- la qu'il faut donner davantage. Et lui ne doit pas se dire alors que c'est arrivé, on me donne.
Non, cette justice, cette égalité, pas cet égalitarisme de Dieu est quelque chose de très déroutant et pour y entrer nous devons acquérir la justesse, la justesse par rapport à Dieu précisément. C'est cette justesse qui nous fait situer correctement à l'endroit que Dieu veut pour nous. Et l'endroit où il nous veut, Saint Benoît l'a très bien situé par ce mot remarquable qui est l'humilité. Le mot lui-même est déjà très beau.
J'ai eu en main, il y a quelques mois, une traduction française sans doute préparée pour le quinzième centenaire de St Benoît. C'était très bien. Il faut le dire, c'était très bien traduit. Pourtant il y avait quelque chose qui m'avait un peu étonné dans cette traduction. On y avait laissé tomber le mot humilité et on l'avait remplacé par celui de modestie. Mais non, l'humilité n'est pas la modestie. L'humilité qu'est-ce que c'est ?
L'humilité c'est ceci. Voila justement je suis comme ce postulant, je suis arrivé avant d'être parti. Oh oui, je suis au dessus. Cela va bien. Je n'ai plus rien à apprendre. Je vais vous montrer tout, ça va. Je suis l'ami de Dieu, ça va bien, vous devez être bien contant car c'est un honneur pour vous de me recevoir dans votre monastère. Et alors qu'arrive-t-il ?
Eh bien, Dieu lui d'une chiquenaude vous envoie par terre. Et c'est très, très bien, car il n'y a rien de meilleur pour l'homme que de se trouver le nez par terre, c'est à dire dans la boue, vous voyez, dans la boue dont il est sorti, car nous ne sommes que de la boue, un peu de boue, oh animée naturellement. Il y a au dedans quelque chose qui la fait se mouvoir. Mais ça vit, ça respire, et c'est pourtant de la boue.
On le verra bien d'ailleurs quand on sera remis dans le trou, on va retourner à la boue dont on est sorti. Et de cette boue vont sortir des plantes que nous allons manger une fois ou l'autre, et puis voila, c'est un cycle, c'est ça, bien savoir d'où on vient. L'humilité, humus, l'humus dont je suis sorti et dans lequel je vais retourner. Au départ je ne suis que ça, je ne suis pas un Dieu, je ne suis que ça. D'ailleurs c'est ce que Dieu a dit. Ecoute, a-t-il dit à Adam, tu as voulu jouer au Dieu, eh bien, tu vas redevenir Adam, c'est à dire terre, et puis alors on verra, tu verras à ce moment là.
L'humilité c'est ceci : oui, je sais que je ne suis que de cette boue, je ne suis que de ça. Mais je sais aussi. que Dieu m'a dit : Eh bien oui, tu es boue, mais moi aussi je ne suis pas satisfait si tu n'es que boue. Et pour te montrer qui je suis, je vais moi-même devenir comme toi, de la simple terre, de la terre animée. Et puis je m'en vais te prendre, et je m'en vais t'introduire là, en un endroit qui n'est même pas entré dans ton cœur, ton oreille ne l'a pas entendu, ton esprit ne l'a même pas soupçonné. Tu entreras au coeur, au centre de ma vie à moi. Oui c'est cela.
Celui qui veut se monter un peu la tête, eh bien il va se retrouver dans sa boue. Tandis que celui qui n'a plus de regard que pour la terre, la terre d'où il est sorti, parce qu'il sait bien qu'il n'est que ça, et que du jour au lendemain il peut y retourner. Alors il ne regarde pas plus haut. Et bien, celui-la, Dieu va descendre vers lui, et le prendre, et l'élever, et l'amener jusque chez lui. C'est cela la justesse, c'est se tenir à sa place devant Dieu. Et alors tout de suite on est à sa place devant soi-même.
On est ce qu'on est, on sait ce qu'on est. Et alors quasi naturellement, sans difficultés, on trouve sa place devant les autres. Et se maintenant dans ces dispositions là, tout devient possible, car ce que l'homme ne peut pas faire, mais Dieu le fait pour lui et en lui. Et Il le prend et le conduit dans ce paradisus claustralis, dans ce paradis, dans ce paradis claustral qui est son royaume, qui est sa propre vie.
Vous voyez mes frères, c'est peut-être très naïf de dire des choses pareilles. J'ai dit l'autre jour que c'était plutôt de l'utopie mais dans le sens étymologique du terme qui veut dire que ce n'est pas localisable. Parce que le royaume de Dieu se trouve partout, mais en même temps il se manifeste dans les endroits privilégiés que sont les monastères, et dans les âmes de ceux qui y habitent. Oui, c'est cela être cistercien. Et je pense que nous devons croire cela et savoir que si Dieu nous appelle c'est pour réaliser en nous ces choses qui sont très belles, qui sont merveilleuses, mais qui sont à notre portée dans la mesure ou nous savons et ou nous croyons qu'il est là et qu'il veut nous les donner.
( Intervention du Père Eugène : comment traduire humilitas ? )
Il faut le traduire par humilité - oui, l'humilité est l'état de celui qui est tiré de l'humus. C'est cela. C'est un substantif qui définit l'état de celui qui est tiré de l'humus. C'est cela. Je pense que si on veut s'adapter au français courant c'est assez obscur mais il faut au moins alors que dans les monastères l'on revalorise le terme. Je pense que le problème est là. Il faut revaloriser le mot, pas tellement par sa vie, ne disons pas cela, mais le remettre en valeur. Et c'est peut-être, ce serait peut-être un des objectifs tout désignés pour le quinzième centenaire de St Benoît.
Mes frères,
Il est dit, et vous le savez, que le courant d'un fleuve puissant et impétueux comble de joie la cité de Dieu : fluctibus impletus laetif'icat civitatem Dei. Et cette cité de Dieu, quelle est-elle ? On en a parlé aujourd'hui à l'occasion de cette dédicace. Mais la Cité de Dieu, n'est-ce pas cette Cité pour laquelle un seul fondement peut être poser, ce fondement étant le Christ. Il a été posé, aucun autre ne peut être posé que le Christ.
Il est aussi cette pierre d'angle, vous savez, la pierre qui relie les murailles entre elles et qui consolide tout le bâtiment. Cette pierre, dont personne n'avait voulu. Ceux qui étaient chargés d'édifier cette Cité ne voulaient pas du Christ, ils l'ont rejeté. Mais Dieu l'a pris et en a fait la pierre d'angle.
Mes frères, prenons bien garde à ce qui nous arrive parfois de ne pas, nous à notre tour, rejeter le Christ jugeant que ça ne convient pas ce qu'il peut dire ou ce qu'il peut faire. Et le Christ, ne l'oublions jamais, ça peut être un frère, un frère humble, un frère petit, un frère... Nous sommes tous un peu ainsi, nous sommes tous humbles, nous sommes tous limités. Mais prenons bien garde de ne pas, je dirais de ne pas accepter dans le frère cette Personne du Christ, et inconsciemment, humainement le mettre sur le côté ou bien lui faire quelque chose. Non, c'est à ce moment là, il suffit que les hommes rejettent quelqu'un pour que Dieu s'en empare et qu'il fasse quelque chose d'extraordinaire avec lui. Ne l'oublions pas, tous ces gestes posés par le Christ sont des gestes prophétiques qui nous regardent aujourd'hui.
Et cette Cité, aussi, c'est cette ville qui n'a besoin ni de soleil, ni de lune, parce qu'elle a un flambeau, un flambeau qui est une lumière, cette lumière qui est le Christ. Et voyons donc cette Cité : au coeur de cette Cité, vous avez le Christ ressuscité, mais immolé toujours. Et à côté de lui, ou au dessus de lui comme on veut, vous avez son Père. Et de leurs trônes, comme nous l'a bien dit encore la lecture de l'Office d'aujourd'hui, de leurs trônes coule un fleuve, mais un fleuve qui est la vie, le fleuve de la vie.
Et cette vie, elle se répand partout dans cette Cité. Si bien que Dieu imbibe tous les éléments de cette Cité, non seulement le sol, mais aussi les murailles, et aussi l'air. Et Dieu alors est tout en tout. Mais quand on dit tout en tout, ça veut dire tout. C'est difficile aussi à imaginer. Ne laissons pas marcher trop facilement notre raison, parce qu'elle n'y comprendrait rien. Et cela signifie que dans la Cité de Dieu, tout ce que je touche, tout ce que je vois, c'est Dieu que je touche et que je vois.
Rappelez-vous St Benoît qui dit que le cellérier et les chefs d'emploi doivent tous considérer les outils du monastère comme des vases sacrés, 31,21. C'est ça que ça veut dire. Dans la Cité de Dieu, tout est théophore, tout est porteur de Dieu parce que Dieu est en tout. Rien ne peut être négligé.
Et de ce trône coule un fleuve. Mais quel est-il ce fleuve ? Ce fleuve ne peut être autre que ce fleuve dont il est dit : la paix va descendre sur toi comme un fleuve. Et ce fleuve va devenir tellement puissant, qu'il va pour toi devenir vaste comme la mer. Ta paix deviendra vaste comme la mer.
Ce sont là, vous allez me dire, des images. C'est vrai, ce sont des images. Mais il n'est pas possible de parler de ces choses du Royaume de Dieu sans utiliser des images qui sont quelque peu évocatrices car, dès les premiers temps du monachisme, nous voyons les moines rechercher avec une ardeur inlassable cette cité et ce fleuve, cette cité et cette mer. Ils veulent y accoster et s'y fixer. Ils sont donc ballottés sur les flots tempétueux, ici, du monde. Ils sont en péril, et leur bonheur c'est de pouvoir enfin aborder au rivage de cette Cité et entrer dans l'embouchure de ce fleuve pour le remonter et trouver ce qu'ils appelaient le portus tranquillitas, le port de la tranquillité.
C'est devenu chez eux presque une obsession. Ils savaient, l'Apôtre leur avait dit qu'il leur était préparé pour eux une Cité qui n'était pas faite de main d'homme, mais que Dieu leur avait aménagée pour eux spécialement. Et ils avaient aussi entendu le Christ qui disait : Ecoutez, je m'en vais, Je vais vous quitter, mais Je vais vous préparer une place. Et lorsque je vous l'aurais préparée, je reviendrais prés de vous, je viendrais vous prendre et je vous conduirais là !
C'est là un peu tout le mouvement et toute l'espérance du monachisme primitif. Et je ne vois pas pourquoi ça ne pourrais pas encore être notre espérance aujourd'hui. Car les besoins des hommes d'aujourd'hui sont peut-être encore beaucoup plus grand du côté de la Paix, du côté de la plénitude de bonheur, qu'ils ne l’étaient à l'époque du quatrième ou du cinquième siècle.
Et il y a peut-être une petite différence. C'est que notre foi s'est attiédie. Nous sommes peut-être un peu trop, je ne sais pas, je ne dirais pas corrompus. je ne dirais pas infidèles, mais trop technicisés. Nous pensons trop que nous pouvons y arriver par nos propres moyens quand en réalité, nous devons nous laisser prendre et conduire, et transporter par ce fleuve, ne pas aller à contre-courant.
Car ce qui est vraiment beau dans ce processus, disons inventé par Dieu, c'est que lorsqu'on s'engage à l'embouchure de ce fleuve, au lieu d'être repoussé comme on l'est à l'embouchure d'un fleuve, on est attiré, et il suffit de se laisser porter. C'est un fleuve, je dirais, presque à deux courants. On expérimente ça d'ailleurs dans les fleuves, ici naturels, au pied des barrages. L'eau tombant dans le barrage, il se produit un remous et au lieu d'être écarté du barrage, vous êtes attirés vers lui.
C'est un peu le phénomène qui se passe ici dans le domaine de Dieu. Ou encore paradoxe, enfin c'est une autre image, pour reprendre ce que dit St Benoît que lorsqu'on monte à l'échelle d'humilité qui nous diminue à nos propres yeux, en réalité on s'élève vers Dieu. Mais nous avons ce qui est vertical. Nous l'avons aussi pour ce qui regarde ce fleuve qui est une autre image au plan horizontal.
Et ces premiers moines, dans le port de la tranquillité, cherchaient le repos. Vous savez, en latin, ce quies, cette hésychia en grec, ce n'était pas me fiche la paix, vous voyez. Non, c'est autre chose. Nous en parlerons d'ailleurs un de ces jours. C'est une paix qui est personnelle et qui doit déborder.
Car le Christ a dit aussi : Attention ! Cette eau que je vous donnerai, elle pourra devenir en vous, elle-même, un fleuve. Vous allez vous-mêmes devenir fleuve et alors donner cette eau. Et vous n'aurez plus jamais soif. Et ceux qui croient à ce que vous dites, qui croiront à votre expérience, qui voudront la partager, n'auront plus jamais soif non plus. Et il disait ça de l'Esprit que devaient recevoir ceux qui croiraient en lui.
Vous voyez déjà tout de suite, maintenant, cette connexion entre la Paix que Dieu peut donner et la possession de l'Esprit Saint. Un homme qui devient pneumatophore, dans la mesure où il est habité par l'Esprit, il goûte cette paix et il peut la faire rayonner sur les amateurs de paix.
Mais on pourrait dire alors, lorsqu'on parle de repos, de tranquillité qu'il y a là un peu un relent de paganisme. Il est vrai qu'ils ont utilisé des termes qu'ils empruntaient au langage courant de leur époque. Mais attention, cette paix, ce repos, cette tranquillité que Dieu nous donne, veut nous donner dans la vie monastique, c'est autre chose que les paix qu'on peut obtenir par des techniques humaines.
Il y a donc deux possibilités qu'on trouve très fort aujourd'hui dans notre monde contemporain si agité : ou bien une évasion vers le haut, ou bien une évasion vers le bas. Une évasion vers le haut pour échapper au trouble de la vie courante, donc se réfugier dans le ciel des idées, et là, voguer au-delà de toutes les contingences matérielles, des contingences des hommes et ne plus s'occuper de rien, mépriser tout. On est dans le ciel des idées.
Ou bien vers le bas : et vous aurez alors toutes ces techniques extrême-orientales qui s'introduisent de plus en plus dans tous les milieux, même dans les milieux religieux, mais surtout chez les jeunes. S'échapper vers le bas, ça veut dire se fondre dans le grand monde, dans le grand tout, dans l'indifférencier et ne plus bouger.
Vous voyez cette Statue de Bouddha qui est abstrait de tout, qui est perdu dans la contemplation de son nombril, en lui. Et voila, pour tout le reste il est mort. Il est fondu dans le grand tout. Il n'a même plus conscience à ce moment-là qu'il existe. Il a trouvé un repos. Mais cela, ce sont des techniques humaines pour échapper au tragique de la vie. Mais pour le Christ, ce n'est pas comme ça. Il a dit : Attention ! Je ne viens pas vous donner la Paix, mais je vous donne la guerre. Et d'un autre côté il dit : Je vous donne ma Paix, je veux que vous soyez comblés de ma Paix.
La Paix du Christ, celle qu'il donne, ne va donc pas nous éviter les difficultés, ni la guerre, ni la lutte, mais c'est un autre type de Paix. C'est la Paix que Lui seul peut donner et qui est Lui. Comme l'Apôtre le dit : C'est le Christ qui est la Paix, c'est sa personne qui est la Paix. Et dans la mesure où un homme est Christian, où il partage la vie du Christ, il possède la Paix, il devient lui-même Paix.
Naturellement, dès l'instant où nous commençons à nous donner au Christ, nous goûtons un peu de cette Paix. Et à mesure que nous grandissons, où plutôt que le Christ grandit en nous, cette Paix devient notre bien et elle devient notre être.
Voila donc le port de la tranquillité vers lequel Dieu veut nous conduire. Et regardez cette hymne que nous avons encore chantée aux Vêpres : il est question de cette urhs Jerusalem beata dicta pacis visio. Jérusalem, on peut le traduire et certains l'ont traduit par vision de paix ; donc, ville de Jérusalem dite vision de paix. Et c'est juste ! S'il fallait le traduire exactement ce serait même : vision de la double paix, car c'est un duel.
Et Jérusalem, vous voyez cette Cité de Dieu vers laquelle nous sommes appelés, mais qui est déjà ici. Elle est un temple, cette Cité, parce que Dieu est TOUT en TOUT. Mais l'Apôtre dira aussi : Attention ! Le temple de Dieu, c'est vous, c'est votre être personnel et c'est l'Eglise que vous formez, c'est la communauté que vous formez.
Et là-dessus, voyez un peu lorsque St Benoît parle du corpus monasterii, 61,19, du corps que constitue le monastère, il a en vue ce temple de Dieu, cette Cité de Dieu qui doit être baignée par un fleuve, un fleuve qui ne peut être que la Paix, la Paix qui est la Personne de l'Esprit Saint.
Voila donc le monastère, ce qu'est le monastère pour St Benoît. Et alors vous comprenez un peu à quel point St Benoît est dur lorsqu'il parle du vice du murmure, ou bien de tout ce qui peut troubler les frères, ou troubler la Paix dans le monaStère.
Nous verrons un peu ça plus tard en détail, en analysant un peu le texte même de la Règle. Mais ça suffit pour aujourd'hui. Nous verrons la fois prochaine pour clôturer du moins provisoirement cette question de Paix au plan théorique, la Paix maintenant dans son aspect subjectif.
Mon Frère,
Au terme d'un séjour de six mois parmi nous, vous avez exprimé le désir de commencer votre noviciat canonique, c'est à dire de recevoir une initiation plus approfondie et plus systématique aux beautés et aux austérités de la vie cistercienne.
Vous n'êtes pas un débutant dans la vie monastique. Tous avez déjà passé quelques temps dans un monastère qui se voulait orienté davantage vers une vie contemplative. Mais c.e1a ne vous suffisait pas. Vous avez voulu vous engager dans la foulée de ces grands Bénédictins de l'Age d'or, qui considéraient comme une grâce insigne d'être admis à embrasser la pauvreté et l'abjection d'une vie perdue pour le Christ et dans le Christ, et cela dans un monastère du Cîteaux naissant.
L'habit que vous allez recevoir sera et restera pour vous le symbole de la créature nouvelle que vous devez être à partir d'aujourd’hui. Dites-vous bien que vous venez au monde aujourd'hui, et oubliant tout ce qui est derrière vous, vous devez courir, tendu vers l'avant, afin de pouvoir si possible saisir celui-là qui a déjà mis la main sur vous.
Donc ne vous référez jamais à votre expérience antérieure, mais, jour après jour, recevez en toute simplicité la nourriture forte et solide qui vous sera donnée, afin que vous puissiez devenir un adulte. Mais qu'est-ce qu'un adulte ?
Un adulte, c'est un homme libre, c'est un homme dont les choix ne sont pas imposés par des convoitises, par des peurs, par une passion quelconque, mais qui sont commandés uniquement par l'amour, c'est à dire par Dieu. Car l'amour est la nature la plus intime de Dieu, de ce Dieu qui vous aura finalement transfiguré en un autre lui-même.
Mon frère, ayez suffisamment de lucidité que pour situer à cette hauteur l'idéal que vous devez atteindre. A ce sommet, et quand je dis un sommet, je ne vois pas un pic sur lequel on serait plus ou moins en équilibre, sans oser remuer. Non, ce sommet est lui-même un plateau, un plateau aux dimensions infinies, sur lequel vous allez pouvoir circuler, aller et venir, en toute liberté.
Et sur ce plateau souffle un vent tonifiant, un vent qui vous donnera des poumons de plus en plus larges qui vous feront vivre. Et ce vent, c'est celui de l'Esprit qui souffle où il veut et qui vous emporte là où lui veut.
Mon frère, cette lucidité, ayez-la toujours. Mais sachez que vous gravirez ces sommets en montant jours après jours, échelons après échelons, la rude échelle de 1'humilité. Cette ascension vous paraîtra une descente dans la mort, car vous devez renoncer à tout ce qui à votre avis constitue le plus cher de votre personne, votre personne même.
Vous devez renoncer à vos jugements propres, à tout votre proprium, à vos volontés propres, vos idées, vos sentiments, pour épouser ceux d'un autre. Mais cet autre là, à travers celui qui vous parlera ce sera le Christ. Le Christ dont vous serez finalement revêtu, et qui vous revêtant, vous pénétrera à travers tous les pores de votre chair et de votre âme. Il vous pénétrera si bien que finalement, ce n'est plus vous qui vivrez, mais c'est lui qui vivra en vous. C'est lui qui sera devenu votre véritable moi.
Mon frère, vous allez naître à nouveau. Et cette naissance va se réaliser à l'intérieur d'un sein qui est celui de la Theotokos, de la mère de Dieu, de votre mère, de la nôtre, de celle qu'on a choisi pour être la Reine de Cîteaux. Laissez-vous mettre au monde sans opposer de résistance, même si ce sein, parfois, vous parait bien obscur.
Laissez-moi vous dire pour terminer, vous rappeler ceci plutôt que vous savez certainement, c'est qu'on obtient de Dieu autant qu'on en espère. Alors n'ayez crainte d'espérer tout, comme Marie a tout espéré.
Mes frères,
La Paix qui habite les hommes constitués en communauté monastique et édifiés en Corps, cette Paix descend, cela va de soi, de la tête de ce Corps comme d'une source, et se diffuse dans tous les membres, et assainissant les membres, elle pacifie le Corps entier. Et cette Paix, cela va de soi, ne peut être que le ChriSt.
Mais ça nous montre tout de suite que la Paix qui habite le moine, et qui habite la communauté, ne peut être une paix artificielle, c'est à dire une paix qui est le fruit de compromis, de marchandages, de conventions, de tractations, de traités comme ça se fait dans le monde. Le Christ, d'ailleurs, nous a prévenu. Je vous donne ma Paix, a-t-il dit, ce n'est pas la paix que donne le monde, pas à la manière du monde.
Cette Paix est donc une réalité en soi. Elle est naturellement toujours la tranquillité de l'ordre. Mais la tranquillité de l'ordre est ici le résultat d'une réalité qui précède cet ordre. La Paix dont nous jouissons donc dans notre coeur, disons dans notre sentiment, que nous sentons, est donc elle-même l'effet d'une autre réalité de laquelle elle transpire et, je dirais, nous anime.
Et cette Paix, c'est la plénitude en nous de la vie Trinitaire, cette vie Trinitaire qui nous est donnée dans la personne du ChriSt. L'Apôtre Paul dira d'ailleurs : notre Paix, c'est le Christ. Ce n'est pas une réalité à côté du Christ. Non, c'est le Christ lui-même en tant qu'il est le réservoir de la Vie Trinitaire à notre portée. Dans la mesure où le Christ vit en moi, alors je jouis de la Paix.
Alors nous retrouvons maintenant la Paix dans son sens Biblique. Qu'on la prenne dans son sens Hébraïque, ou bien dans la langue du Nouveau Testament, c'est la même chose, shalom ; ou bien comme les grecs diront, le mot français est identique : plérome - plerôma. C'est quelque chose de très beau, mais c'est encore un paradoxe comme tout ce qui a trait au Royaume de Dieu lorsque nous voulons y jeter un regard. Cette Paix est un plérome. C'est un assouvissement toujours en appétit et ça parait une contradiction dans les termes.
Un assouvissement : notre coeur, ou notre être plutôt qui reçoit cette Paix, en est rempli à déborder. Mais à ce moment là notre être se dilate, il devient capable d'en recevoir encore. A l'instant de cette dilatation, dilatatio cordis dira St Benoît, Pr.114, de cet élargissement de notre être, il y a un appel vers un supplément de Paix. Ce supplément de Paix se déverse, il nous emplit, il provoque un nouvel élargissement, une nouvelle demande, une nouvelle soif, et ainsi sans fin. Nous pouvons ainsi nous dilater au-delà des dimensions du monde. Nous nous dilatons dans la sphère de Dieu.
C'est le résultat normal de la divinisation de notre être. Notre être étant divinisé, jouit des prérogatives de la Divinité, de la Trinité qui, elle, ne connaît pas l'espace. Voyez, il y a là encore une contradiction, un paradoxe qui ne peut se résoudre, à mon sens, que dans la lumière de la foi, et puis après dans la lumière de l'expérience, qui n'est pas différente de la foi, qui n'est rien d'autre que la foi vécue et la foi, je ne dirais pas sentie, mais la foi expérimentée, la foi reçue et la foi devenant vie.
Ce plérome sera donc un achèvement de notre être, un achèvement dont Dieu peut se féliciter. Il a achevé son travail en nous et il peut se dire en le regardant : c'est bien, mais c'est même très bien. Comme il a dit à la fin de la création : ce que j'ai fait est vraiment bien.
Et ce sera ce que les saints, Saint Benoît le dit d'ailleurs, mais aussi d'autres saints comme St Ignace : à ce moment là paraîtra la gloire de Dieu. Lorsque Dieu peut se féliciter d'avoir réussi un chef- d'oeuvre, c'est cela sa gloire. Elle apparaîtra d'abord à ses yeux à lui avant de déborder aux yeux des hommes.
Voila donc ce que peut être la Paix lorsqu'elle est dans le coeur d'un homme. Saint Paul la souhaitait aux Philippiens lorsqu'il disait : Que la Paix de Dieu qui surpasse toute compréhension garde vos coeurs et vos pensées dans le Christ Jésus.
Ici nous avons encore un tout petit détail qui va nous faire comprendre encore un peu mieux ce qu'est cette Paix. Je vous le dis, nous sommes dans un univers qui nous dépasse de tous côtés, et les images peuvent s'accumuler. On ne viendra jamais à bout de cette réalité si belle, puisque elle est participation à la nature de Dieu qui est Paix.
St Paul nous dit : Que la Paix de Dieu qui dépasse toute compréhension. Le mot français dépasser n'est pas exact. Il faut voir une image. Ici d'abord, toute compréhension, ça veut dire : panta noun, dit-il. C'est tout contenant, tout ce qui peut contenir, tout ce qui peut tenir. C'est prendre ensemble, con-tenir, tenir dans quelque chose.
Eh bien cette Paix, elle contient cela. Le mot grec veut dire : le contenant du contenant. Notre coeur qui lui est dans la Paix, ou notre être qui est dans la Paix, il est dans la Paix, il est contenu dedans. Il est comme un poisson dans l'océan de Paix.
Il ne faut donc pas le voir comme - nous ne sommes pas dans le domaine de la spéculation, ni du platonisme - donc que notre intellect ne pourrait pas concevoir une Paix semblable, donc qui dirait : que la Paix de Dieu qui surpasse toute intelligence - comme on traduit habituellement - ce n'est pas ça, donc une Paix qu'on ne pourrait pas comprendre.
Non, non, c'est notre être tout entier qui est enveloppé dans la Paix, tout à fait. Mais ça déborde au-delà. Il n’y en a pas seulement pour moi, mais il y en a aussi pour tout le monde. Il y en a pour tous, et tous sont dans la même situation, et tous débordent. Et alors cette Paix, on comprend bien, puisque je suis en elle, elle va garder mon coeur, et elle va garder mes pensées à l’intérieur du Christ Jésus. Vous voyez, c’est cela la Paix !
Naturellement on peut accumuler les images, une apparemment peut annuler l'autre ; mais en réalité elle la conforte, elle la fait monter à un niveau plus haut, à un niveau de transcendance.
Donc cette Paix, comprenons-le bien, elle est à la fois plénitude, mais elle est aussi surabondance. Lorsque le Christ dira : Ecoutez, si vous n'avez pas peur de vous donner et de donner tout ce que vous avez, à vous-mêmes il sera donné une mesure pleine, tassée, secouée, débordante. C'est cela, cela déborde, il y a plénitude. Mais il y a surabondance, il y a assouvissement, mais il y a encore appétit. La Paix est en nous, mais en réalité c'est la Paix qui nous porte, c'est la Paix qui nous enveloppe. Le Christ nous donne la Paix. Il est notre Paix. Mais dès l'instant où nous l'avons en nous, nos pensées, donc le fait que nous pensons est toujours dans le Christ Jésus.
Et ça veut dire qu'on y pense tout le temps, tout le temps, tout le temps, même en faisant autre chose que de penser à lui. On peut faire n'importe quoi, on peut faire de la comptabilité - on ne peut pas se tromper, là, il faut penser aux chiffres qu'on écrit - oui, c'est vrai, mais en réalité, à travers cela et à l'arrière en sourdine, comme une musique qui est toujours là ou comme une vision entre les deux, comme un brouillard entre les deux, comme un arrière plan, on le voit toujours, la pensée est toujours fixée dans le Christ Jésus. C'est ça que ça veut dire, elle baigne dedans.
Et voila la Paix ! Et vous allez peut-être dire : c'est très bien, mais c'est très idéalisé tout ça ! Oui, ça parait idéalisé, mais en réalité ça ne l'est pas parce que c'est à cela que nous sommes appelés.
Et nous verrons une autre fois que cela ne doit pas être tellement difficile. Car ce que Dieu veut nous donner, il suffit d'ouvrir les mains ; c'est à dire ouvrir son coeur, ouvrir son être et de le croire, de l'espérer et, infailliblement on le reçoit.
Mes frères,
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ce que nous appelons le ciel. Alors pour en parler maintenant, nous devons user d'images empruntées au monde Biblique, au monde monastique et même au monde de la nature et des hommes. Mais ces images sont toujours imparfaites, et elles laissent plus d'obscurité qu'elles n'apportent de lumière.
Mais enfin, nous ne devons pas avoir peur de nous aventurer dans cette région qui est malgré tout extrêmement belle, car nous la connaissons déjà un petit peu par notre expérience personnelle. Comme je le disais encore il n’y a pas longtemps à quelqu'un, nous la portons tous, cette Paix, au fond de notre coeur, sans le savoir et, c'est elle qui nous fait tenir à l'intérieur du monastère, il faut bien le savoir, même sous les plus grandes tempêtes.
Car la Paix qui est dans le coeur d'un moine, qui est à partir de chacun des moines dans la communauté, elle n'est pas le fruit d'un équilibre plus ou moins laborieusement acquis dans le chef des personnes, dans le chef du groupement des personnes qu'est la communauté. Elle n'est pas non plus la paix du vide, c'est à dire d'une vie exempte de soucis, d'une vie qui serait exempte d'angoisse, une vie qui serait exempte de souffrance. Alors vous voyez, ce serait de l'irréel.
Il y en a qui l'essaye, savez-vous, toutes ces techniques qui ont grande vogue maintenant dans le monde dit spirituel même à l'intérieur des monastères, ces techniques extrême-orientales qui font que l'homme entre dans un vide intérieur qui le libère justement de toutes ses angoisses, de tous ses soucis. Ce n'est pas cela la véritable Paix.
Non, la Paix qui est la nôtre, et qui doit toujours grandir en nous, elle coule d'une tête, de notre tête qui est le Christ. Elle se répand en nous et à partir de nous elle se diffuse à l'extérieur. Et cette Paix, le Christ nous l'a donnée à un moment bien précis de sa vie. Il ne l'a pas donnée au début, il ne l'a pas donnée après sa résurrection, il nous l'a donnée quelques minutes avant, une heure peut-être, avant d'entrer dans son grand drame, au cours de la dernière Pâque, lorsqu'il a dit : Je vous donne ma Paix, je vous laisse ma Paix, pas celle que le monde donne.
Il savait déjà à ce moment qu'un de ses disciples préférés - peut être bien que c'était celui-là qu'il préférait à tous ? - mais voila, je ne dis pas celui qu'il aimait, mais celui qu'il préférait, voila que c'était celui-là au dernier moment, où il lui avait encore donné la bouchée, il savait qu'il était en train de le vendre et de le trahir. Il le savait, une heure après, il le savait, il serait là dans une telle angoisse que de tout son coeur transpirerait des gouttes de sang. Nous n'arriverons jamais à ce niveau-là d'angoisse. Et alors un peu après c'était, nous le savons, la crucifixion et le reste.
Or, il a choisi ce moment là pour dire : Je vous donne ma Paix. Donc la Paix alors, la Paix qu'il nous donne est bien compatible avec les soucis, tous nos soucis de tous les jours. Elle est compatible avec nos angoisses, toutes les questions qui se posent à nous, toutes les peurs qui étreignent notre coeur. Elle est bien compatible avec toutes les souffrances, et physiques et morales, et psychiques et spirituelles qui nous assaillent tous les jours, plus ou moins. Pourquoi ?
Mais parce que la Paix, cette Paix est une nature différente de ce que le monde peut donner. Elle coule du Christ, elle est sa vie. Elle est une participation à ce qu’il est. Et cela, le monde ne peut pas le donner parce que c’est étranger au monde. Nous sommes ici dans l'univers de Dieu. Nous sommes dans la Nature de Dieu. Nous entrons à l'intérieur de la Vie Trinitaire.
Et cette Paix là, personne ne peut nous l'enlever. Elle entre en nous dans notre coeur, elle le noie, elle noie tout notre être et finalement elle transpire hors de nous. Elle nous revêt comme un manteau, un manteau dans lequel nous ne sommes pas à l'abri. Non, le Christ n'était pas à l’abri. Il était peut-être plus vulnérable que n’importe qui ? Pensons aussi à la Vierge Marie, qui elle jouissait de cette Paix, mais qui était d'une vulnérabilité devant le mal ! Nous ne pouvons pas l'imaginer, nous qui sommes mauvais.
Eh bien, cette Paix est pourtant là. Et elle peut être la nôtre de plus en plus, elle est déposée en nous. Mais il y a ici une difficulté, c’est que dans la pratique, nous élevons sur son passage des barrages. Donc, elle coule comme un ruisseau, même comme un fleuve ; mais, ou bien nous élevons des barrages qui l' arrête, ou bien nous creusons des fosses qui l'engloutissent, et elle n'arrive pas à nous submerger. Pourquoi ?
Plus tard dans quelques jours, nous allons un peu voir cette façon pour nous d'élever des barrages et de creuser des fossés pour empêcher que la Paix arrive jusqu’à nous, nous envahisse tout à fait. Pourquoi ? Mais parce que il y a en nous une partie qui n’est pas bonne. C'est donc notre partie égoïste, le fait que nous nous regardons, une partie idolâtrique, une partie de nous qui n’est pas vraie, qui nit est pas belle. Et cette partie de nous sent, elle sait que Dieu est dangereux.
Alors on va dire : oui, d'accord, je veux bien Dieu tout ce que tu veux, d'accord, je me suis donné à toi, je me donne à toi à cent pour cent. Voila tout, mais laisse-moi encore aujourd'hui. Tout, mais demain ! Laisse-moi encore respirer aujourd'hui. J'ai encore ça, et encore ça, et encore ça que je voudrais faire. Ceci et ça que je devrais examiner, encore cette affaire, et celle-là, et celle-là à régler. Et voila, Dieu alors attend demain.
Mais demain pour nous, vous savez, c’est vraiment demain, C’est toujours demain, et voila que le barrage s'élève. Et vous reconnaissez là cette Parole que le Christ rapporte, ce n’est pas Lui, c’est l'Evangéliste qui rapporte le fait. Ces hommes qui viennent dire au Christ quand le Christ les invite : bien voila, je voudrais bien te suivre, mais je devrais encore aller enterrer mon père, je devrais encore régler cette affaire là. Et le Christ leur dit : Ecoutez, si ce n'est pas tout de suite, eh bien ce ne sera jamais ! Celui qui met la main à la charrue et puis l'ayant mis, commence à regarder en arrière, il ne saura guère charruer.
Naturellement maintenant on charrue avec des tracteurs. S'il y en a parmi vous qui ont charrué avec des charrues, des araires à un soc avec un cheval devant, ils sauront bien qu'on ne peut pas regarder en arrière, sinon on est perdu. Voyez, c'est cela ! Laisse les morts enterrer leurs morts. Vous voyez, notre réflexe est demain parce que Dieu est perçu comme dangereux. Et notre instinct nous le dit : si nous tombons entre ses mains, il va nous dévorer tout entier. Et nous ne voulons pas !
Je ne sais pas, il y a comme une sorte de crainte devant cette Paix que donne Dieu. On dira alors, on aura un peu ce réflexe normal : un je tiens vaut mieux que deux tu l'auras. Je sais ce que je possède, mais je ne sais pas ce que Dieu peut me donner, ça m'est inconnu. Cette Paix dont il parle ? Oui, mais enfin j'en ai une à moi dans ma satisfaction de mes petits besoins journaliers, comme ça des petites activités. Celles-là je les possède, je sais ce que c'est, elles me satisfont pour l'instant. La tienne, tu me la donneras demain. Il y a cette méfiance, toujours.
Mais pourtant lorsque le moine reçoit cette Paix - celui qui s'ouvre à cette Paix, celui qui n'a pas peur alors de se livrer à ce Dieu qui, ne l'oublions pas, est amour - il ne faut pas penser que le moine ferme ses yeux et qu'il se bouche ses oreilles à tout le mal, à tout le mal qui est en lui, à tout le mal qu'il voit à l'extérieur. Oh non, au contraire. Alors ses sens s'aiguisent, il le verra avec beaucoup plus de perspicacité, de lucidité. Sa souffrance augmentera peut-être ? Mais sa Paix grandira car voila alors ce qui se passe.
C'est qu'il entre dans ce qu'on pourrait appeler un état qui est une anticipation de, pour reprendre le terme grec, de l'eschaton, donc une anticipation de l'état qui sera à la fin, donc une anticipation du dernier jour. C'est alors que le moine devient un être eschatologique, comme on dit, il est un témoin de ce qui sera un jour pour lui et pour tout le monde. Et il se situe alors au-delà du mal.
Ce n'est pas facile à comprendre mais je pense qu'on peut tout de même l'imaginer, faute de le comprendre. Il est au-delà du mal qui est chez lui, qu'il subit chez lui, et du mal qui exerce sa tyrannie sur les autres aussi. Il voit donc déjà le mal vaincu, et le mal est déjà réellement vaincu. Il se voit donc lui-même et il voit les autres dans l'état qui sera le leur après la résurrection des morts. Pourquoi ? Parce que c'est déjà acquis.
Allez, vous aurez des phrases comme celle-ci, de Saint Paul, qui dit : Voila, vous êtes déjà ressuscités dans le Christ. Ou bien cette Parole du Christ qui disait : Je voyais Satan tomber du ciel comme un éclair. Mais ça n'est pas arrivé, nous ne sommes pas ressuscités dans le Christ encore. Nous sommes toujours en état de naître à cette résurrection. Mais Saint Paul le voyait déjà, le Christ le voyait déjà.
Eh bien, c'est cet état, la Paix. Elle nous situe au-delà du mal. Le mal, tout en étant encore grouillant, tout en étant là, est déjà vaincu. Il est déjà, il n'est pas encore éliminé, mais il est vaincu. Et c'est ce qui donne la Paix. Et c'est ça la Paix. Ce n'est rien d'autre que cela, les deux coexistent, et le mal et cette Paix.
Pourquoi ? Mais parce que c'est dans l'homme qui la possède, la plénitude de Dieu qui s'installe. Donc une plénitude d'amour et un amour qui n'est jamais vaincu par le mal. L'amour, du fait qu'il est présent, est toujours, est déjà vainqueur malgré toutes les apparences.
Quelque soit les morsures du mal sur quelqu'un, à condition que l'amour ne cède pas, le mal est toujours et déjà vaincu. Et c'est cette certitude dans le coeur d'un homme qui est la Paix.
Donc, c'est la présence dans un homme de l'état qui était celui du Christ au moment où il était sur la terre, où il souffrait, où il mourait, mais qui du fait qu'il était en plein à l'intérieur de la volonté de son Père, lui donnait la Paix dans la certitude absolue et définitive que le mal était déjà vaincu, rien que par la présence de l'amour et de cette Paix.
C'est très difficile à comprendre ! Mais je vous le disais au début, nous sommes en plein dans le mystère peut-être le plus impénétrable de la Vie Divine, de la vie chrétienne qui est donc la Vie Divine dans les hommes, qui est donc une vie de lutte, mais en même temps, au même moment une vie déjà de victoire.
Ce sera une vie d'angoisses, de soucis et de souffrances psychologiques et spirituelles, mais déjà une vie de Paix, de victoire, d'amour, de tranquillité parce que tout est pris et englobé dans cet acte de Dieu qui détruit tout le mal, le fait fondre et le dissout. Je vous dis, c'est une expérience qu'il faut faire.
Je pense aussi, comme je le disais au début, que nous la faisons tous à des degrés divers. Sinon, devant le mal que nous voyons en nous, dans un monastère on ne sait pas y échapper, le mal que nous découvrons chez les autres, dans un bouillon de culture qu'est une communauté, on ne sait pas y échapper non plus, sinon nous ne saurions pas rester, nous ne saurions pas tenir.
Donc mes frères, demandons à Dieu surtout de faire grandir en nous cette Paix. Nous allons voir la fois prochaine un peu comment elle se présente encore, à l'aide de quelques images. Et puis nous allons aborder, ce sera beaucoup plus pratique, et plus intéressant, et plus facile à comprendre, et extrêmement révélateur, ces fameux barrages et fosses, obstacles que nous mettons sur la route de la Paix.
Mes frères,
La Paix de l'âme d'un moine, elle n'est jamais la victoire d'un homme sur lui-même ou sur les autres, nous devons bien comprendre cela. Elle n'est donc pas une espèce de détachement, de résignation stoïque en face des contrariétés, ou bien un mépris hautain en face des contradictions. Vous savez les réflexions qui peuvent surgir : pff, ça ne vient jamais que d'un tel, ça ne me touche pas ! Je suis bien au dessus de tout ça, bien au dessus de sa personne d'ailleurs ! Ou, ça ne m'atteint pas, je reste dans la paix !
Ce n'est pas ça la paix, n'est ce pas, c'est du mépris pour l'autre. C'est exactement le contraire de l'humilité. Dans son quatrième degré, St Benoît nous décrit un peu les contrariétés, les contradictions, les difficultés que peut rencontrer un moine. Et que fait alors le moine ? Le moine souffre, c'est certain, mais le moine épouse ses difficultés, il se coule en elles. Pourquoi ? Parce qu'il voit en elles une médication que Dieu lui applique. Il sait très bien qu'il est malade, il sait qu'il est un pécheur, il sait que doivent sortir de lui beaucoup de sanies, beaucoup de pus, beaucoup d'infections.
Et la médication que Dieu lui applique ce sont ces épreuves, ces contrariétés qui lui viennent de son intérieur malade, mais aussi de la malice des autres. Et deux malices qui se conjuguent, ça peut provoquer comme en électricité, de fameuses étincelles et des explosions. Mais c'est très bien, le moine se coule là parce que Dieu est en train de travailler.
Si bien que la Paix, la Paix dans un homme, et aussi la Paix dans un groupe, c'est toujours, mais toujours, non pas une victoire de l'homme, mais une victoire de Dieu dans un homme ou dans un groupe. La victoire dans un homme, et bien ce n'est rien d'autre que la perfection de l'espérance chez quelqu'un. Mais il faut savoir ce que c'est que l'espérance.
L'espérance est une vertu théologale. En nous, nous possédons la Vie Divine. En terme de théologie, on va l’appeler la grâce. Cette Vie Divine s'infiltre dans toutes nos facultés spirituelles et même psychiques. Elle possède comme des organes alors, cette vie Divine, qui permettent de travailler. On les appelle d'ailleurs des vertus, donc des énergies d'ordre Divin. L'espérance en est une.
Et l'espérance est l'énergie qui découle directement de la personne de Dieu le Père. Cela veut dire que l'espérance étant une participation au Père, est une participation à la source de la Divinité. Dans la Trinité, vous avez une source qu'on appelle le Père. On peut aussi l'appeler autrement.
Les anciens Hébreux, les Israélites n'avaient pas comme nous une perception aussi claire de la Trinité, une théologie aussi achevée. Pour eux, Dieu était unique, il était un, comme pour nous d'ailleurs Dieu est toujours un. Mais la perception des trois personnes a été réservée au moment où le Christ, seconde Personne incarnée, est apparu. Mais ça existait déjà dans la conscience obscure d'Israël.
Il n'appelait pas Dieu, le Père, mais c'était celui qui parlait. Puis vous aviez son parlé, sa Parole. Et puis vous aviez l'interprète de sa Parole. En termes chrétiens, vous aviez le Père, le Fils et l'Esprit ou le Souffle.
Eh bien, si l'homme est greffé sur le Père par la vertu d'espérance, donc sur la source de la divinité, il est à la source de tout, donc sur Dieu en tant que Créateur. Et à ce moment, étant greffé par l'espérance sur Dieu agissant en tant que Créateur, l'homme devient maître de tout. Il participe à la maîtrise de Dieu sur tout ce qui existe. Il est donc en possession de tout, il est propriétaire de tout.
Et à ce moment là, étant propriétaire de tout et avec Dieu dirigeant tout, il est dans une Paix parfaite. Saint Paul y fait allusion lorsqu'il dit : Ni la vie, ni la mort, ni le présent, ni l'avenir, ni les hauteurs, ni les profondeurs etc, rien ne pourra nous séparer de l'amour de Dieu qui est dans le Christ Jésus. C'est cela la Paix. Mais la Paix, pourquoi ?
Parce que Paul sait très bien que par cette espérance qui est en lui, il est greffé sur la source de tout ce qui existe. Et dans sa doxologie, car c'en est une, vous avez trois choses : rien ne nous séparera de l'amour de Dieu, l'Esprit qui se manifeste dans le Christ, mais sous-entendu pourquoi. Mais il faut voir ce qu'il dit avant : Parce que nous sommes hantés et greffés sur la source de tout qui est le Père. C'est cela l'origine de la Paix. Et vous voyez que ce n'est pas l'effort d'un homme qui pourrait accéder à ce niveau. Ce que nous appelons paix, au plan humain, ce n'est pas ça la véritable paix. On n'insistera jamais assez.
Et je vais vous donner lecture d'une petite glose, ici, du texte de St Paul, que vous connaissez peut-être, qui est très connue parce que c'est une des maximes de St Jean de la Croix, où il dit ceci : A moi sont les cieux, et à moi est la terre, et à moi sont les peuples. Les justes sont à moi, et à moi les pécheurs.
Cette incise à moi les pécheurs est extrêmement importante, parce que l'homme qui est dans cette Paix sait très bien que le mal est déjà vaincu et dépassé. Et le pécheur qui est là est déjà sauvé, il est déjà sanctifié et il est déjà assis à la droite de Dieu dans l'homme qui est en Paix. Naturellement c'est très difficile à imaginer.
Mais c'est exactement ce que St Paul dit : Dieu nous a déjà fait ressusciter et nous a déjà fait asseoir avec le Christ dans le ciel. Donc l'homme pacifié qui est greffé sur Dieu participe à ce privilège, et il le sait. Et c'est pour ça que St Jean de la Croix dit ici : à moi les pécheurs.
Les anges sont à moi, et la Mère de Dieu est à moi. Et toutes les choses sont à moi, et Dieu même est à moi et pour moi, parce que le Christ est à moi et tout entier pour moi. Que demandes-tu et que cherches-tu donc mon âme ? A toi est tout ceci et tout ceci est pour toi. Ne t'estime pas moindre. Ne prête pas attention aux miettes qui tombent de la table de ton Père. Sors au dehors et glorifie-toi en ta gloire. Cache-toi en elle et sois dans la joie, et tu obtiendras ce que ton coeur demande.
C'est certain qu'il l'obtiendra, comme dit Saint Jean de la Croix, puisque c'est lui qui étant greffé sur Dieu, le Père va le réaliser. Donc pour un saint, le miracle est quelque chose de - pas le miracle spectaculaire, ne parlons pas de ça - mais tout ce qu'il demande, il l'obtient. Le Christ l'a dit aussi : Demandez et vous le recevrez. Croyez en moi et vous recevrez tout ce que vous demandez. C'est cela !
Vous voyez, cette Paix créée par Dieu dans l'homme, donne à l'homme l'assurance et la joie. St Benoît le dit encore. Il a deux petits mots dans ce quatrième degré d'humilité, qui disent tout : securi de spe, 7,104. Ils ont l'assurance, assurance, securi, en parfaite sécurité. Pourquoi ? Parce que ça découle de leur espérance, cela va de soi. N'oublions pas que l'espérance est possession.
Et en rapport avec ce que dit ici St Jean de la Croix, n'oublions pas que demain, nous avons déjà débuté aujourd'hui, c'est la fête du Christ Roi de l'Univers. Eh bien, nous devons savoir, que comme le dit St Jean de la Croix ici dans la ligne de St Paul, si le Christ est Roi de l'Univers, eh bien nous, si nous sommes vraiment des fils de Dieu, nous règnerons avec Lui. A moi sont les cieux et à moi est la terre, et à moi sont les peuples, et à moi sont les justes, et à moi sont les pécheurs, tout est à moi. Est-ce que ce n'est pas cela régner ? Nous devons régner avec le Christ, St Paul l'a dit aussi : Il vous a fait ressusciter avec le Christ et il vous a fait co-régnant avec lui.
Je pense que ce sont des réalités, ça, auxquelles on ne pense pas assez. Nous avons peur de manifester à l'extérieur notre dignité. Nous sommes des fils de Dieu. N'ayons pas peur de le montrer, n'est-ce pas. De le montrer, non pas par un triomphalisme totalement déplacé, ce n'est pas ça. Plus on le sait et plus on en vit, et plus on devient humble, car on sait très bien que c'est un cadeau, n'est-ce pas, on ne s'en vante pas. Mais malgré tout on doit le savoir.
Donc nous devrions toujours dans notre comportement les uns vis à vis des autres, et même vis à v1s des gens de l'extérieur, avoir une certaine assurance, une grande assurance, une totale assurance que nous sommes des gens qui sont appelés à régner, et qui règnent déjà. Je pense que c'est Nietzsche qui disait : Je croirais à leur Dieu qui les a sauvés quand ils auront un peu plus l'air d’être des gens sauvés. Un chrétien triste, ce n’est pas un chrétien, c'est un stoïque peut-être, ou un orgueilleux, ou tout ce qu'on veut. Mais ça ne va pas, c'est incompatible.
Un chrétien doit être un homme qui possède la Paix en lui, donc un homme qui sait qu'il est appelé et que déjà il règne avec Dieu, que le sort de l'Univers est entre ses mains, et qu'il doit se comporter comme tel. Et cette assurance doit le remplir de joie. Et ça ne veut pas dire maintenant qu'il ne doit pas souffrir. Mais les deux sont compatibles comme je l'ai rappelé il y a quelques jours. Au moment où le Christ a donné sa Paix à ses disciples, il était au comble de la misère spirituelle et psychologique, et bientôt physique, mais ça ne l'empêchait pas d'être dans une Paix parfaite. Et lorsqu'on lui demandait devant le tribunal : Es-tu roi ? Oui, je le suis, disait-il, et un jour vous verrez le Fils de l'homme revenir pour juger l'univers. Vous voyez, c’est cela !
Eh bien, si nous sommes ressuscités avec le Christ, et si nous le croyons, et si nous portons en nous cette vertu d'espérance, mes frères, sachons que là est notre sort et que c'est ainsi que nous devons nous comporter. Et pensons y demain surtout puisque c'est la fête du Christ Roi de l'Univers, et pensons aussi que c'est un peu et même beaucoup la nôtre.
Mes frères,
En l'année 132 de notre ère, pour la seconde fois, les Juifs se sont révoltés contre les Romains. A leur tête se trouvait un Judéen appelé Bar Kokéba, le fils de l'étoile. Et de suite, nous pensons à cette étoile prophétisée par Balaam : Une étoile sort triomphante de Juda, un sceptre se dresse hors d'Israël et il fracasse les temples de Moab, et il brise les crânes des fils de Seth. Nb. 24,17. Et ce Bar Kokéba avait à côté de lui un Rabbi qui est un véritable saint, Rabbi Aqiba. Et ce Rabbi en présentant le chef de la révolte aux Juifs a prononcé ces paroles : Voici, lui, c'est le Roi Messie !
La révolte a duré trois ans. Ce fut une guerre atroce. En 135 Bar Kokéba fut tué et les légions d'Adrien, de l'empereur Adrien ont exercé une répression terrible. On peut dire qu'à ce moment le peuple Juif a été au seuil de l'extermination. Le Rabbi Aqiba a été déporté à Rome, et là, il a été martyrisé, on l'a écorché vif. Et pendant qu'on lui arrachait la peau, il se balançait encore en chantant la profession de foi d'Israël : Ecoute Israël, le Seigneur notre Dieu est le seul. Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur, de toutes tes forces, de toute ton âme,
de tout ton esprit. Et la suite.
Mes frères, une centaine d'années auparavant les Juifs accueillaient dans Jérusalem un autre homme et aux mêmes paroles : Voilà, lui, c'est le Roi Messie ! Et quelques jours plus tard la même proclamation se trouvait écrite en Hébreux, en Grec et en Latin sur une planchette accrochée à une croix sur laquelle était suspendu et se tordait Jésus. Et aujourd'hui, mes frères, c'est toujours au fond chez les hommes et même, allez soyons sincères, en nous la même question qui se pose, celle que les disciples de Jean avaient posé à Jésus : Est-ce Toi, ou bien devons-nous encore en attendre un autre ? Ils avaient attendu cent ans pour retrouver le fils de l'étoile.
Et nous aujourd'hui ? Qu'est-ce que le Christ pour nous ? Quand je dis pour nous, c'est pour ceux qui croient en lui, pour les chrétiens et même pour ceux qui ne sont pas chrétiens, et pour nous les moines.
Eh bien, le Christ, c'est celui qui plus ou moins doit nous assurer le succès. C'est ainsi qu'il est vu et c'est ainsi que nous le ressentons. Or, c'est justement ce qu'il n'est pas. Mais qu'est-ce donc alors le Christ ? Eh bien c'est justement celui-là : Messie et Roi. Mais qu'est-ce qu'on entend par là ?
Nous devrions, pour bien le comprendre, essayer de faire revivre en nous jusque dans notre musculature les gestes et les énergies qui sont sous-tendues en dessous de ce vocable Messie-Roi. Nous sommes dans une civilisation extrêmement, de plus en plus sophistiquée, de plus en plus cérébrale, de plus en plus abstraite. Nous ne savons plus saisir et comprendre les choses, les hommes et les situations à travers le mot qui les exprime. Sous le mot il y a toujours une scène, il y a toujours un jeu et, nous devons laisser ces gestes et ces dynamismes rejouer jusque dans notre chair.
Or Messie veut dire ceci : Messie, c'est un mot, c'est la transcription phonétique du mot hébreux. Et il faut voir en dessous du mot Messie le geste de frotter. Voyez le prêtre ou le prophète qui prend de l'huile enfermée dans une grande corne de ruminant. Et cette huile, il la verse sur la tête d'un homme qui va être sacré roi, chef. Cette huile coule, mais il ne suffit pas de la laisser couler. Il va alors frotter le corps pour que cette huile pénètre à l'intérieur des pores de la peau, et si possible qu'elle pénètre jusqu'à la moelle des os. Si bien que l'homme devient entièrement autre par cette huile qui est porteuse de l'énergie divine.
Eh bien le Christ, lui, il est dit qu'au moment de son baptême, Jean a vu le ciel s'ouvrir et l'Esprit descendre sur le Christ comme une colombe. Et cet Esprit est entré sur le Christ, à l'intérieur du Christ ; il a été vraiment frotté, obligé d'entrer jusqu'aux profondeurs du ChriSt. Si bien que ce Christ est beaucoup plus qu'un homme, beaucoup plus qu'un prophète, il est la divinité même, qui le pénètre, il n'est que divinité. Il est divinité rayonnante à nos yeux dans une chair d'homme. Voila ce qu'est le Messie.
Mais alors, nous autres, lorsque nous sommes devant le Christ, nous entrons en contact avec l'univers de Dieu, et beaucoup plus qu'en contact car à notre tour nous devons être, comment dire, christifié. Plutôt, cette chrismation du Christ, la première, se reproduit en nous ; ce sera ce que nous appelons le sacrement de confirmation. Déjà un peu le baptême, et puis la confirmation où l'on doit être...mais regardez un peu à quoi ça se réduit : un tout petit geste sur le front ou sur la tête ! Non hein, cet Esprit de Dieu doit entrer en nous exactement comme il est entré dans le Christ et alors nous diviniser jusqu'au plus profond de notre ossature et de notre moelle.
Mais alors ça nous réserve des surprises, car nous sommes initiés à un monde qui n'est pas du tout le nôtre. Et parmi, ces surprises, il y a de formidables déceptions au plan humain. Car si nous voulons nous laisser mouvoir alors, par cette huile divine et spirituelle qui est en nous, il ne nous est plus possible d'agir dans des perspectives purement humaines de succès, de réussites. Non, nous sommes obligés d'entrer dans une logique qui n'est plus la nôtre, mais qui nous ouvre alors des perspectives inouïes.
J'ai essayé de les évoquer hier soir en disant qu'elles nous font participer à la Royauté cosmique du ChriSt. Le chrétien vraiment christifié sait très bien que le sort du monde est entre ses mains. Voila ce que c'est un Messie, et voila ce que e'est qu'un chrétien qui a reçu aussi l'onction de l'Esprit, qui participe aux fonctions, à la mission du Messie.
Voyez alors, pour reprendre cette révolte des Juifs en 132, vous aviez ce Bar Kokéba, ce fils de l'étoile qui éclatait en une multitude d'étoiles qui étaient tous ces hommes qui en lui voyaient le messie. Et le dynamisme qui était dans cet homme, il le faisait passer dans tous ses adeptes.
Eh bien c'est ce qui arrive, mais alors en toute vérité et en toute réalité avec le véritable Messie qui fait passer son Esprit en tous ceux qui ont le bonheur et la grâce de participer à sa vie. Et alors, ce que Lui fait, tous ses disciples le font ; et ils feront des choses plus grandes que Lui encore, il les a prévenus.
Mais alors il n'est pas seulement Messie, mais du fait qu'il est Messie, il est Roi. Et maintenant que signifiait roi dans ce langage des Juifs ? Que se rejouait-il dans leur esprit, et dans leur corps, et dans leur chair ? Le mot, nous le connaissons : roi = malak. Nous avons le dieu Moloch ; nous avons le sacrifice molck. Il faut voir alors cette image-ci : c'est découper, c'est couper, c'est trancher, c'est arracher, c'est disperser, c'est broyer et c'est écraser. Voila le roi ! Donc nous aurons toujours associée l'image de bataille, mais de batailles terribles.
Pensez un peu à tout ce que nous chantons dans le Psaume. On les a maintenant, parait-il, dans le nouveau bréviaire pudiquement écartés. Nous voyons dans le Psaume 109 qu'il fracasse aussi les têtes de ses ennemis sur la terre entière, et d'autres, et d'autres. Il va les conduire avec un sceptre de fer, enfin des tas de choses. C'est ça le Roi !
Nous la trouverons, cette image, à travers l'enseignement des disciples de Jésus, ce qu'il nous en est resté dans les Epîtres de Paul, dans les Ecrits de Jean, et surtout nous le savons dans ce Livre de l'Apocalypse dont on nous lit encore maintenant à peu près chaque jour des extraits. Mais cette bataille, disons ces violences, elles ont été assumées par Jésus, mais d'une façon absolument extraordinaire, et unique, et inattendue.
Car il n'est pas venu, lui, massacrer des hommes. Il n'est pas venu massacrer les mauvais et les ennemis. Il est venu s'attaquer au mal absolu, au Mal avec un grand M, au Mal presque personnifié. Et ce mal, il l'a vaincu à l'aide d'armes, de sceptre, et de massues qui étaient celles de Dieu. Vous connaissez l'hymne de St Paul : Il s'est fait obéissant jusqu'à la mort sur une croix.
C'est en se laissant écraser par le mal, sans jamais rendre le mal pour le mal, qu'il l'a vaincu. Celui qui est le vainqueur, c'est celui qui est le dernier sur le terrain. Or le dernier sur le terrain, ça n'a pas été le mal, mais ça a été l'Amour. Et ainsi il a pu, étant descendu plus bas que le mal, remonter, revenir et alors exercer sa domination qui n'est pas une domination d'écrasement d'hommes, mais qui est une domination de libération totale du mal.
Alors ici, le Roi, lorsqu'il est ainsi installé dans son Royaume, qu'il a pu donner la tranquillité à ses frontières, qui sont ici pour le Christ l'univers entier, alors il initie ses disciples ou ses sujets. Il les initie aux règles de son Royaume. Et ça, c'est le second sens du mot Roi, ça vient aussi de couper et de trancher. C'est celui qui décide, c'est celui qui dit comment il faut faire et ne pas faire. Or cette régulation, ce règlement des moeurs, des hommes, voila ce qu'il est venu nous apporter.
Et cette initiation aux règles du Royaume de Dieu, on peut dire qu'elle est aussi en rapport avec son titre de Messie. Il ne faut jamais les distinguer, les séparer. Ils ne sont pas les mêmes, ils ne sont pas synonymes, mais ils sont complémentaires. Il est Messie, il est Roi. Il est Roi, mais en étant Messie.
Donc cette initiation aux règles du Royaume de Dieu, elle sera infusante, elle va pénétrer insensiblement dans tout notre être. Elle sera englobante, car elle va nous revêtir comme d'un manteau. Et puis, elle sera aussi explosante, elle va éveiller en nous une puissance qui nous fera nous donner aux autres, et qui fera de nous des témoins, et des propagateurs, et des apôtres du Royaume. Car finalement elle aura transformé notre être entier en cette arme qui a permis au Christ de vaincre le mal, et qui est l'Amour.
Alors mes frères, nous pouvons nous demander : quelle est la position du Christ aujourd'hui ? Nous avons vu un peu sa démarche : Messie-Roi. Mais aujourd'hui ? Aujourd'hui, il est donc ressuscité, il a passé par le terrible tunnel de cette mort. Il est vainqueur absolu, mais il n'y a chez lui pas de triomphalisme. Il n'y a chez lui ni domination, ni vengeance. Cet esprit de vengeance qui a été comme ça larvé chez les chrétiens pendant des siècles. Pensons un peu à ce qui se passait il n'y a pas encore tellement longtemps !
Chaque vendredi-saint, dans certains pays où se trouvaient des Juifs, où les chrétiens descendaient dans la rue pour massacrer et vraiment tuer les Juifs. On les tuait pour venger le Christ. Le Christ se vengeait par ses disciples de ces hommes qui l'avaient mis à mort, soi disant. On l'a encore lu dans la vie de Golda Meïr. Lorsqu'elle était jeune, en Russie, ses parents - elle l'a vu - se barricadaient dans leur maison. Ils clouaient des planches pour qu'on ne puisse pas ouvrir les portes, pour que les chrétiens ne viennent pas les tuer, et çà les jours de la Pâque.
Non, mes frères, ce n'était pas ça le Christ. Il n'y a pas de vengeance en lui, il n'y a pas de domination, il n'y a pas de triomphalisme. Il est ceci : il est le ressuscité et avec son Esprit encore - c'est toujours le même processus - il pénètre à l'intérieur de l'univers comme un levain. Et il essaye, il le soulève, il le fait fermenter, il le fait fermenter d'amour. Il y a toujours à la surface une écume, c'est certain. Mais cette écume, inlassablement il l'enlève. C'est l'écume du mal. Et en dessous de cette croûte, la beauté se prépare. Et cette beauté, c'est SA VIE dans tous les hommes.
Mais alors il en choisit certains. Il en choisit certains pour être dans ce monde des étincelles, des étincelles de ce qu'il est, des lueurs, des flambeaux de sa présence et de son agir. Et ça, ça devrait être tous les chrétiens et, disons que ça s'épanouit pleinement en quelques hommes, et plus particulièrement ça devrait être ainsi en nous.
Car il cherche, St Benoît nous le dit tout au début, il cherche dans la multitude des hommes qui auront le courage d'affronter son combat qui est un combat de passion, ne l'oublions pas, des hommes qui auront la confiance que ce combat sera finalement victorieux et qu'ils pour ont un jour partager, régner avec lui dans son Royaume.
Mes frères,
Nous avons vu que la Paix n'était pas la victoire qu'un moine peut remporter sur lui-même, mais bien plutôt la victoire du Christ dans l'homme. C'est le Christ qui est devenu Roi dans un homme, mais cet homme règne alors avec le ChriSt. C'est le sommet de la vie spirituelle. C'est là, normalement, que le moine doit aboutir : siéger à la droite de Dieu avec le Christ, avant de voir la mort.
Ce n'est plus l'homme qui vit, c'est le Christ qui vit en lui. Ce n'est rien d'extraordinaire. C'est le terme normal d'une vie spirituelle qui évolue suivant les lois du Royaume de Dieu. Cela arrive peut-être beaucoup plus souvent qu'on ne le pense, qu'on ne le sait, parce que ça ne transparaît pas au dehors.
Souvenons-nous de Thérèse de Lisieux. Au moment de son décès, nos Thérésiologues ici pourrait le dire, on se demandait : qu'est-ce qu'on va bien raconter d'elle dans le nécrologe de Lisieux ? Pas grand-chose, une brave petite fille et c'est tout. Personne ne le savait, vous voyez. Nous ne savons jamais à côté de qui nous vivons !
Alors, l'ascèse du moine, tout au long de sa vie, va consister en ceci : à laisser le Christ devenir Roi dans l'âme. Donc en d'autres termes : se laisser vaincre par le Christ, permettre au Christ de triompher. Il y a donc une lutte, une joute qui va s'engager entre le Christ et le moine. Mais la meilleure façon de vaincre pour le moine, c'est de capituler sans condition, c'est de remettre au Christ toutes les clefs de son être. Ce sera ça l'ascèse.
Et en terme plus Bénédictin ou monastique on dira, c'est ça l'obéissance. L'obéissance est souvent vue, ou plutôt ressentie comme une diminution de l'être, comme un avilissement, comme une castration. On n'est plus tout à fait homme. Ce qui fait l'homme, mais c'est sa liberté, et aujourd'hui, sa spontanéité, sa créativité. Mais l'obéissance, elle bride tout cela, elle l'empêche, elle le coupe. Alors, qu'est-ce que l'obéissance ?
Eh bien, l'obéissance n'est pas un avilissement. Elle est au contraire une puissance, elle est un ennoblissement. L'obéissance permet au Christ de démanteler les forteresses, les forteresses de notre égoïsme. Nous sommes bien, là, à l'abri dans une carapace, dans une coquille, derrière des murailles, derrière des blindages. Eh bien, l'obéissance va démanteler tout ça et elle va permettre au Christ de s'installer dans une âme, et puis alors d'y régner. Mais à ce moment, à ce moment l'âme devient noble - nous allons le voir dans un instant - et puis elle devient puissante surtout, parce que le moine peut alors tout en Celui qui le rend fort, en celui qui habite en lui.
Si bien qu'on peut dire que le moine est alors une âme royale, une âme dans laquelle le Christ s'est installé en Roi. Et le contraire d'une âme royale, n'est-ce pas, c'est une âme mesquine. Et la mesquinerie, elle a deux rameaux : la peur et la rapacité, sur laquelle vient elle-même se greffer la cruauté.
Nous avons tous nos tentations de mesquinerie. Mais le danger, le péril, c'est d'en faire son nid, de devenir mesquin et de le rester. Un homme mesquin, c'est un homme qui a peur. Il a peur de perdre ce qu'il a. Or ce qu'il a ? C'est un homme tellement petit qu'il n'a rien. Mais, même ce rien lui sera enlevé. Pensez à cette parabole : Même ce qu'il a, ça lui sera enlevé !
Et cette peur, alors, engendre la rapacité, s'emparer du bien d'autrui pour le faire sien. C'est un, peu celui qui était paré des plumes du paon. Alors la cruauté ? Un homme mesquin, c'est un homme sans pitié pour les autres, et c'est un homme qui salit tout ce qu'il touche. Il ne peut pas supporter le succès, ni la réussite d'un autre. Il ne peut pas supporter qu'un autre reçoive des éloges parce que tout lui est dû.
La mesquinerie, c'est l'état d'âme habituel de l'homme vaniteux et orgueilleux. Et ces hommes là sont cruels. Ils ne savent pas supporter la beauté. Ils sont comme les limaces. Vous savez, les limaces, partout où elles rampent, elles laissent une tache de bave. C'est ça le mesquin. C'est tout autre chose que l'âme royale.
L'âme royale, c'est l'âme dans laquelle le Christ habite. Alors, elle, elle sera généreuse, elle donne. Cela revient souvent dans les Psaumes. On dira l'homme mesquin, il prête à intérêt et à usure. Le juste, le royal, il donne ; il ne prête pas, lui ; il donne, lui. C'est ça l'âme généreuse. Généreux, ça veut dire qu'on est de bonne race.
De bonne race ? Mais oui, on est de la race de Dieu. Si le Christ est installé en Roi dans une âme, cette âme est de la race de Dieu. Le sang qui circule en elle, c'est un sang spirituel. C'est le même sang spirituel qui circule dans l'âme du ChriSt. C'est la même chose, ils sont parents, ils sont frères, ils sont fils de Dieu ; l'un, le Christ, naturellement et l'autre, le moine, par grâce.
Et le contraire, alors, d'une âme généreuse, ce sera une âme dégénérée. Elle a perdu sa race. Elle tourne à rien. C'est une vie qui est construite sur le sable. Mais non seulement sur le sable, mais aussi la construction elle-même, c'est de la paille, c'est du papier, c'est du bois, et une petite étincelle, une petite flammèche et tout prend feu et il ne reste plus rien. Une âme dégénérée, c'est une âme qui tourne à rien. Et elle tourne à rien parce que ce n'est pas du sang spirituel qui circule dans ses veines, mais c'est du sang de navet, ça ne réagit pas.
Une âme royale, une âme donc tout à fait pacifiée, ce sera donc une âme magnanime aussi. Magnanime, ça veut dire qui respire largement, qui respire profondément, qui a une bonne poitrine, un bon poumon, qui a du coffre dirait-on. Et ayant du coffre, une telle âme peut supporter l'épreuve, elle n'a pas peur de l'épreuve.
Je pense qu'on en a lu quelque chose au réfectoire il y a un jour ou deux à propos de qui ? Je ne sais plus mais le lecteur pourrait peut-être s'en souvenir. Mais on a parlé de cette magnanimité. Je suis fort, dira le magnanime, je peux tout grâce à celui qui me rend fort. Mais c'est certain, c'est Lui qui est fort en moi. Le moine par lui-même, il sait très bien qu'il n'est qu'un paquet de chair, il ne vaut pas grand chose. Il sera écrasé de suite par l'épreuve comme n'importe qui. Mais ce n'est pas lui qui supportera l'épreuve, c'est le Christ qui est en lui, cette FORCE énorme qui porte et qui soutient le monde.
Mais alors l'épreuve sera vue, elle sera supportée pour ce qu'elle est, d'abord une médication. Une médication qui va permettre au Christ de démanteler les derniers obstacles parce qu'il y en a malgré tout toujours, ce n'est pas toujours parfaitement lisse. Il y aura des petites choses à enlever. Puis alors à nettoyer les recoins, enlever toutes les crasses pour que ce soit parfaitement pur, pour que l'âme devienne un cristal tout à fait transparent et réverbérant la lumière.
Ce sera aussi les épreuves qui, supportées avec magnanimité, vont permettre à l'Esprit de Dieu de creuser de nouvelles capacités à l'intérieur de cet homme, de nouvelles grottes, de nouvelles profondeurs dans lesquelles vont s'engouffrer la Vie Divine, et la Paix va encore s'agrandir. N'oublions pas que la Paix dilate les capacités d'un homme. Et cette Paix transparaît, transpire à travers les pores de cet homme pour devenir son manteau. Tout cela, c'est l'épreuve qui l'opère. C'est pour ça que l'âme royale n'aura pas peur de l'épreuve, même si l'épreuve la fait souffrir, et terriblement souffrir.
Alors comme c'est le Christ qui vit dans cet homme, cet homme va achever en lui ce qui manque à la passion du Christ. Le Christ, dans sa situation historique privée, individuelle, n'a pas pu assumer toutes les situations de tous les temps. Mais il les assume maintenant en ceux dans lesquels il peut librement régner et poursuivre son travail. Et c'est pour cela qu'il met des hommes privilégiés dans les monastères pour qu'il ait l'occasion d'avoir des substituts, ou des prolongations, ou des lieutenants de son travail de rédemption du monde.
Mais tout cela, mes frères, c'est le fruit, les fruits magnifiques, tellement beaux, qui germent dans une âme pacifiée, une âme qui se baigne dans la Paix, et pour laquelle Dieu peut tout faire, et dans laquelle Dieu peut tout réaliser parce que le Christ vraiment y est Roi, n'est-ce pas, c'est à dire Celui qui décide, Celui qui inspire, Celui qui gouverne et Celui qui agit ; non seulement pour le moine lui-même, mais aussi pour tout le grand Corps dont ce moine n'est jamais qu'une toute petite cellule, mais une cellule tellement importante car à partir d'elle peut rayonner la vie.
Voila mes frères, n'ayons pas peur encore une fois de regarder les choses à cet endroit. C'est le terme normal d'une vie spirituelle qui évolue suivant, encore une fois, les normes du Royaume de Dieu. Alors n'ayons pas peur de nous laisser porter par cet Esprit et donner à Dieu et au Christ la joie de pouvoir être Roi, totalement Roi chez nous, n'est-ce pas.
Mes frères,
La Paix n'est pas seulement la victoire de Dieu, ou plus précisément la victoire du Christ dans un homme, elle est aussi la victoire du Christ dans la communauté comme telle. Et c'est alors que se précise et se vérifie la devise que la tradition a donné à l'Ordre de Saint Benoît : PAX, PAIX.
Cette Paix doit devenir l'état habituel de la communauté. Et alors elle réalise dans le plan de Dieu ce qu'elle doit être au milieu des hommes : une manifestation, une révélation du Royaume eschatologique, c'est à dire de l'état d'une communauté humaine au moment où le Christ reviendra pour juger tous les hommes ; ça ne veut pas dire pour les condamner, mais pour leur manifester l'ampleur, l'amplitude infinie de son Amour et répandre sur eux la plénitude de sa Paix.
Je pense que si une telle communauté pouvait exister, elle exercerait sur les hommes une séduction irrésistible, à moins que les hommes effrayés ne la détruisent, ce qui pourrait très bien arrivé aussi, comme on a détruit le ChriSt. Mais enfin ne pensons pas si loin, voyons simplement et comprenons que si une telle communauté devient vraiment une manifestation du Royaume de Dieu tel qu'il sera à la fin des temps, c'est parce que déjà alors le Christ est déjà TOUT en TOUS et en TOUT. Qu'il soit Roi en tous, nous le comprenons, mais en TOUT aussi ?
En tout, mais parce que les bâtiments, le mobilier, l'environnement du monastère devient un endroit sacré. Il faut les voir alors un peu comme le vêtement de ces hommes qui sont devenus des hommes spirituels, des hommes christifiés, des hommes débordants de Paix. Mais ils ne courent pas tout nu, ils sont revêtus de choses matérielles qui alors deviennent sacrées. Et c'est ainsi qu'il faut comprendre ce que Saint Benoît dit, et qui à première vue, peut nous sembler exagéré.
Il dira que le cellérier, mais aussi dans la dépendance du cellérier, tous les moines doivent traiter les vasa monasterii, 31,21, comme il dit, cunctamque substantiam ac si altaris vasa sacrata, les objets et tout ce qui constitue la substance, c'est à dire le soutien matériel de la communauté doit être traité comme s'il s’agissait des vases sacrés de l'autel.
On comprendra aussi quel soin il apporte à ce que rien ne soit abîmé, à ce que rien ne soit perdu, détérioré, négligé dans le monastère. Mais c'est parce que tout est devenu sacré dès l'instant où les hommes qui habitent dans ce monastère sont habités par le Christ, et que le Christ règne en Roi partout. C'est ça la Paix.
Alors le monastère est vraiment devenu ce que Saint Benoît dit encore si bien : une domus Dei, 57,47, une maison de Dieu. Il ne faut pas voir ça seulement au plan allégorique. C'est bien réellement ainsi. C'est ainsi voyez, si le Christ habite en chacun, le lieu devient domus Dei, un temple de Dieu. St Benoît n'emploie pas le terme temple de Dieu, mais enfin dans le contexte biblique temple est synonyme de maison. Nous allons à la maison de Dieu, est-il dit. Et ça veut dire : nous allons vers le temple de Dieu. Et non seulement l'endroit sacré était le temple de Dieu proprement dit, mais aussi toute la ville de Jérusalem, tout le territoire, et puis finalement toute la Terre Sainte ; et alors au dernier jour ce sera la terre entière.
Maintenant, ramenez ça dans l'autre sens au monastère, au bâtiment, au lieu, voila la maison de Dieu. Et dans cette maison de Dieu habite des hommes qui constituent une famille de Dieu. Le Christ en est la tête, il en est le modérateur, il en est le Roi. Mais une famille ? Pourquoi une famille ? St Paul nous dit que nous sommes de la famille de Dieu, mais pourquoi?
Eh bien, je pense que ça vaut la peine de s'y arrêter une minute. J'y ai fait une brève, très brève allusion hier. C'est parce que dans les veines du Christ et dans nos veines à nous coulent le même sang spirituel. Mais qu'est-ce qu’un sang spirituel ? C'est un sang qui est un support matériel. De quoi ? Mais de l'Esprit de Dieu, donc de la Vie Divine. Est-ce que nous avons déjà vu un sang spirituel ?
Mais oui nous en avons déjà vu ! Mieux que cela même, ce sang spirituel nous le consommons chaque jour à l'Eucharistie, ce n'est rien d'autre que cela. Les yeux, nos yeux charnels, nos yeux corporels mais alors éclairés et rendus perspicaces et dioratiques par l'Esprit de Dieu qui est en nous, voient dans cette coupe, un sang. C'était du vin, maintenant c'est du sang et un sang spirituel.
Et ce sang spirituel, nous le prenons. Mais c'est le même sang qui coule dans les veines du ChriSt. Ce n'est pas un autre. Et c'est ainsi que nous devenons consanguins du Christ et consanguins les uns des autres. La vie de l'un, dans un monastère de moines, passe dans tous les autres, mais la source première est dans le ChriSt. Et alors, cet organisme qui vit, qui s'affermit, qui se construit, et qui a ses heures et ses malheurs, mais qui malgré tout grandit. Et cette consanguinité, c'est quelque chose de très beau, ça nous introduit alors dans une vision et une vie qui sont tout à fait différentes de notre expérience purement charnelle - et par charnel, j'entend ce qui n'est pas de l'ordre de l'Esprit de Dieu - donc de notre expérience humaine intellectuelle ordinaire, notre expérience de perception sensible. C'est autre chose !
Nous le percevons, mais comme on le dira, par la foi, c'est vrai, mais c'est un mode encore de vision et de vie qui est différent de notre expérience habituelle, mais qui pourtant est à l'oeuvre partout, partout dans le monde et partout en nous dans le secret. Et la contemplation - disons déjà à un certain niveau, mais qui n'est pas le niveau extrême - elle permet déjà de percevoir ces énergies divines qui travaillent, de les voir agir, et alors de danser avec elles. Vous voyez, d'entrer dans la danse.
Car c'est une véritable danse, ça veut dire que c'est très harmonieux. Ce n'est pas quelque chose de disparate, lancé à gauche, à droite, ainsi sans but précis. Non, c'est quelque chose de très souple, de très harmonieux, de très beau qui se fait et qui se construit. Et St Paul, lui, le percevait. Naturellement il avait son charisme, ce n'était pas un homme ordinaire. Mais nous pouvons le croire lorsqu'il nous le dit. Et si nous entrons dans le jeu du mieux que nous le pouvons, nous verrons que c'est vraiment ainsi.
Il disait que tout, tout, absolument tout sans exception, tout est centré vers le bien de ceux qui sont et qui vivent dans l'Amour de Dieu, et qui sont habités et mûs par cet Amour et par cet Esprit, ceux dans lesquels le Christ commence à régner et à établir sa Paix. Mais alors, tout collabore au bien d'hommes pareils!
Et voyez alors, lorsque ce sont des hommes pareils qui constituent une communauté monastique, cette communauté alors devient un organisme plein de cohésion et de force. Il peut réaliser des choses dans l'invisible, dans le monde de Dieu toujours, pas nécessairement et surtout pas au plan naturel pas de triomphalisme surtout, mais des choses qui vont durer. C'est l'unité d'un organisme en pleine expansion et en pleine croissance.
Et ce qui constitue cette unité, c'est ce sang spirituel qui circule dans les veines de tous à partir du coeur, de ce coeur qui le propulse sans cesse et qui est le coeur même du Christ. C'est une vision qui est belle, mais ce n'est pas métaphorique, ce n'est pas de l'allégorie, c'est du réel, et c'est du réel plus vrai que notre réel matériel car tout notre réel matériel charnel est condamné à disparaître, à se dissoudre, à se corrompre. Mais ce qui va rester, c'est le réel spirituel et divin, c'est le seul qui restera, voyez !
A ce moment-là, dit l'Ecriture, ce sera achevé. Le Christ sera tout en tout, et il sera la plénitude de tout, et il remettra tout à son Père pour que Dieu lui-même dans sa Trinité soit tout. Voyez, ça, c'est quelque chose qui est destiné à rester ; le reste est destiné à disparaître.
Et dans cet organisme, ce qui va lui donner son tonus et son équilibre, c'est la Paix. Et nous retrouvons ici la définition classique de la Paix qui est la tranquillité de l'homme. Tout est en équilibre, tout a un tonus vivifiant parce que tout est rempli de la Paix. Il n'y a pas de distorsion, chacun est à sa place dans ce grand Corps qui se conStruit. Et c'est là quelque chose de très beau auquel nous devons croire. Il y a une interaction continue entre les membres et la communauté. La croissance de la santé spirituelle et de la Paix en chaque membre fait croître la santé et la Paix de l'ensemble. Mais la santé et la Paix de l'ensemble infuse une nouvelle vie en chacun. Et ainsi, ça se développe et ça croît sans cesse, c'est un organisme qui ne cesse pas de croître.
Nous, dans notre organisme de chair, nous grandissons, nous atteignons une certaine taille qui est prédéterminée par l'hérédité et toutes sortes de circonstances, et puis c'est tout, n'est-ce pas. Mais dans le domaine spirituel, ce n'est pas ainsi. La Stature du Christ, elle est sans limite, nous ne serons pas limités. Et l’organisme que constitue une communauté monastique, dans l'invisible toujours, est aussi en croissance indéfinie.
Alors mes frères, nous devons voir cette réalité à l'oeuvre en nous, nous ne devons pas avoir peur de la regarder en nous personnellement, et dans la communauté que nous constituons ; et ne pas avoir peur de nous laisser entraîner par le dynamisme interne de ce processus. C'est un dynamisme irrésistible. Si vous avez un enfant, on peut l'enfermer dans une boite, imaginons cela. Mais il va continuer à grandir et à grandir. Il n'y a rien à faire, il doit grandir.
On le voit ici dans le jardin. Vous avez de ces arbres qui grandissent, ça pose même des drames, il faut parfois en abattre. Les racines grossissent et grossissent, et ça fait sauter un mur, ça déplace une grille. Eh bien, la grille doit partir, ou bien l'arbre. Voila, un des deux ? Eh bien, c'est la même chose cette vitalité de l'Esprit de Dieu et de la Paix de Dieu en nous. Si nous nous abandonnons à elle, c'est irrésistible.
Et il suffit de s'abandonner souplement, le plus souplement possible a ce dynamisme interne. Ce n'est pas tellement difficile, il suffit de faire confiance en Dieu, à l'Esprit de Dieu. Et c'est ce que Dieu attend de nous, et aussi ce que les hommes attendent de nous.
On m'a encore signalé il y a quelques jours, le cas d'une personne qui vient de temps en temps travailler ici, et qui a été élevé en dehors de toute religion. Ce n'était pas possible d'ailleurs, donc voila, tout en dehors. Et voila, il s'amène ici, mais alors il n'en revient pas. Il découvre justement cette réalité absolument inconnue, qui n'est pas conceptualisable - mais qui est saisie par intuition et par expérience de l'une ou l'autre rencontre - il découvre qu'il se passe ici des choses qui ne sont pas du domaine purement naturel.
Et cet homme en est ébloui au point qu'il le raconte à l'extérieur de façon toute simple, très primitive. Mais enfin, il a perçu quelque chose. Et nous autres qui vivons dedans, je pense que nous ne devons pas avoir peur de le percevoir aussi dans notre vie personnelle, dans la vie de nos frères et dans la vie de la communauté comme telle. Et c'est ainsi, mes frères, qu'une communauté, la nôtre, peut devenir cette ville Sainte dans laquelle coule sans cesse un fleuve de vie.
On nous en parle de plus en plus à la fin de cette année liturgique, à la lecture de la messe, à la première lecture, vous aurez cette Jérusalem, ne l'oublions pas, dont le nom signifie vision de paix. Et cette vision de paix, ce nom de Jérusalem, on devrait l'appliquer aux communautés monastiques, à la nôtre, qu'elle puisse devenir pour nous, pour Dieu surtout, pour le Christ qui a tant fait pour elle, pour les saints, et aussi pour les hommes qui nous entourent, qu'elle puisse devenir une véritable vision de paix.
Mes frères, ce serait là quelque chose de si beau, n'est-ce pas. Et c'est ce que Dieu attend que nous réalisions pour lui, pour nos frères, pour les hommes. Et si vous le voulez, et bien, jour après jour nous essayerons de le faire.
Mes frères,
La fin d'une année liturgique est toujours teintée de mélancolie. L'année qui s'est écoulée a mordu sur notre chair. Elle y a laissé des stigmates. Elle a aussi mordu sur nos esprits et y a laissé des blessures. Et puis, cette fin d'année liturgique, qu’on le veuille ou non, nous rappelle qu'un jour notre fin personnelle se présentera à nous, dans toute sa brutalité, dans toute son horreur. Il faut bien le reconnaître, nous avons tous une crainte instinctive de ce passage que nous appelons la mort. C'est à ce moment que nous récolterons ce que nous avons semé.
Si nous avons semé dans la chair, nous récolterons de la chair la corruption. Saint Bernard vient de nous le rappeler. Il nous semblait pourtant alors que nous tenions en main quelque chose de solide, de pesant, de ferme, de définitif. En réalité ce n'était que de la neige, de la crasse, de l'eau, une vapeur qui s'est glissée à travers nos doigts.
Si nous avons semé dans l'Esprit, nous récolterons de l'Esprit la Vie Eternelle. Il nous semblait que nous n'avions en main que le vide, rien. En réalité ce n'était pas un rêve que nous portions. Nous tenions en main ce qu'il y a de plus solide, tout ce qui supporte l'univers, qui le crée, qui le maintient dans l'existence, qui le fait grandir et évoluer. Nous avions en main la propre vie de Dieu, cette vie de l'Esprit. Et avec elle nous serons emportés là où notre cœur désire tant pouvoir se fixer.
Voilà, mes frères, ce que nous rappelle cette fin d'année liturgique. Nous allons recommencer un nouveau cycle. Oui, l'année liturgique se déroule en forme de cycles. Ce n'est pas démystifier le mythe de l'éternel retour, vous le savez, quand on a tout fini, quand on a tout achevé, on n’est encore nul part, c'est encore à recommencer, à reprendre à zéro. Alors à quoi bon se donner tant de peines ?
Ce n'est pas non plus pour sacraliser le temps, pour neutraliser toutes les forces obscures, maléfiques qui hantent la durée. Non, ce n'est pas pour démystifier et sacraliser. L’année liturgique, le cycle liturgique est tout autre chose. Voici ce que c'est : C'est une croissance ascendante en forme de spirale, autour d'un axe dressé de la terre au ciel. Et cet axe lui sert de support et de guide et lui imprime une direction sûre vers le haut.
Cet axe est la Thora, la Loi de Dieu. C'est cette Loi que nous chantons si souvent ici dans cette église, surtout dans ce long psaume 118. Et cet axe qui est la Loi de Dieu possède une moelle, une moelle qui lui donne vie, une moelle qui lui donne sa fermeté. Et cette moelle c'est l'amour. Et l'amour est une personne. C'est cette personne de l'Esprit qui est la profondeur venue de Dieu. Vous voyez, mes frères, c’est cela le cycle liturgique.
Et maintenant que nous amorçons un nouveau cycle, nous devons nous demander quel a été la vigueur de notre ascension au cours de l'année écoulée. Pour mesurer cette vigueur ascensionnelle nous disposons de deux paramètres. Le premier : d'abord quelle a été la vérité de nos renoncements à nous-mêmes ? Sommes-nous sortis de notre égoïsme ? Plus de vérité donc, plus d'humilité, de la circonspection, de la prudence et du silence. Et le second paramètre : Avons-nous nourri en nous des élans hors de nous-mêmes par la charité ? Plus de confiance, plus d'audace, de la force de la paix et de la prière.
Ces deux paramètres, mes frères, peuvent se ramener à deux unités : d'un côté le silence, de l'autre côté la prière. A l'issue de cette année, de ce cycle qui s'achève, il y a-t-il en nous, autour de nous, dans notre vie personnelle, dans notre vie communautaire, plus de silence et plus de prière ?
Et maintenant, mes frères, nous allons commencer un nouveau cycle. Nous devons le commencer en ayant au coeur une grande espérance. Le point où nous sommes arrivés est le tremplin pour un nouveau départ, un nouveau départ vers le haut. Nous devons exprimer notre reconnaissance à Dieu et à nos frères, car au cours de l'année écoulée rien ne nous a manqué, ni du côté de la grâce, ni du côté de la lumière, et rien ne nous manquera au cours de l'année qui commence. Nous devons en remercier Dieu et puis nous devons aussi en remercier nos frères, car une croissance dans la santé rejaillit abondamment sur tous les autres.
Mes frères, au cours de l'année qui commence, nous allons donc si vous le voulez, continuer notre travail, c'est à dire construire cette tour, qui elle va vraiment pénétrer à l'intérieur des cieux. Ce n'est pas la tour de Babel, car cette tour fut construite dans la confusion. Elle était le symbole du titanisme, de l'orgueil, de l'illusion de l'homme. Elle était la manifestation nouvelle de ce péché originel : seul j'obtiendrai Dieu et j'irai m'installer près de lui.
Non mes frères, reprenons l'image de tantôt qui très juste et très vraie, notre croissance sera, ne l'oublions pas, en forme de spirale autour de cet axe qui est la volonté de Dieu. Et cette volonté de Dieu est animée par une moelle qui est l'Amour, l'Amour que Dieu nous porte, l'Amour qu'Il veut dépenser en nous et qui est son propre Esprit.
Afin de nous préparer à ce travail que nous allons reprendre et poursuivre, pour effacer de nous toutes les négligences, toutes les erreurs, toutes les défaillances de l'année écoulée, nous allons bénir l'eau, et tantôt nous en serons aspergés. Cette eau, ne l'oublions pas est porteuse de l'Esprit. Cet Esprit de Dieu va pouvoir nous soulever et nous emporter car il va nous rendre léger, de plus en plus léger. Nous allons devenir semblable à lui, devenir un grain de lumière dans la lumière qu'Il est, et aussi ainsi pénétrer là où il nous attend dans le royaume. Dans ce royaume nous serons tout entier lumière pour Dieu et pour nos frères, l'un pour l'autre.
Voilà, mes frères, ce que nous allons rejouer. J'emploie ce terme car la liturgie est un immense jeu. Ce n'est pas un jeu dans le sens de divertissement, mais c'est entrer dans le jeu de Dieu, qui comme un poète extraordinaire crée une oeuvre de beauté, avec la matière, dans le monde entier, en chacun d'entre nous. Et cela jusqu'au moment ou il aura pénétré entièrement en nous, où il sera tout en tous. Et alors mes frères, ce sera la PAIX, ce sera la beauté, ce sera le bonheur pour toutes ses créatures.
Mes frères,
Lorsque l'année dernière, je vous ai adressé la parole pour la première fois, je vous ai remercié de la confiance que vous m'aviez accordée en me choisissant pour votre Abbé. Je vous ai dit que cette confiance n'était pas à sens unique, que je vous accordais la mienne, totale, entière sans réticence, du premier coup. Après un an, je pense que je peux me rendre le témoignage que j'ai tenu parole, et chacun de vous sait que je ne mens pas.
Je veux aussi vous remercier d'avoir tenu la vôtre, de m'avoir maintenu votre confiance. J'en ai reçu tellement de témoignages, jour après jour, que j'en suis confondu. Si vous le voulez, nous allons alors continuer sur cette route, car le chemin qui nous conduit à Dieu est long et l'ascension que nous devons poursuivre n'est pas encore terminée.
Lorsqu'on parle aujourd'hui de confiance, cela amène souvent, surtout chez les gens du monde, un petit sourire de pitié. La confiance, cela n'existe pratiquement plus. Elle est vue comme une séquelle d'un comportement infantile. Oui, c'est peut-être vrai si on la confond avec une espèce de naïveté. C'est pourquoi, si vous le voulez, je m'en vais un peu vous donner mon opinion personnelle sur la confiance et la façon dont je l'exerce. Cela peut-être utile à chacun et puis cela vous éclairera un peu sur ma propre personne.
La première condition pour qu'il y ait confiance, c'est tout d'abord la lucidité. C'est à dire de voir les hommes tels qu'ils sont, non pas tels qu'on les rêve, tels qu'on voudrait qu'ils soient. Non, mais tels qu'ils sont. Or vous savez qu'il existe des handicaps physiques : on est aveugle, on est sourd, on est paralysé. Cela frappe et on en tient compte. Il existe des handicaps de nature psychologique. Ceux-là peuvent échapper même au regard de celui qui en est affligé. Un Abbé, lui, doit les voir, il doit les percer. Mais à côté de cela, il doit aller plus loin, il doit aller en dessous. Il doit aussi remarquer les potentialités secrètes qui sont cachées, qui échappent parfois à l'intéressé lui-même, des potentialités, des richesses immenses.
Il suffit alors de la chaleur d'un rayon de soleil pour les faire germer, pour les faire fleurir et pour les faire porter du fruit. Je ne parle pas des qualités qui sont visibles. Voila, tout le monde les voit, tout le monde les connaît. Mais je parle surtout ici d'une lucidité à propos de ce qui est secret, de ce qu'on ose pas avouer, ou bien de ce qu'on ignore et qui est beau. La première qualité est de prendre les homme tels qu'ils sont, même dans leurs profondeurs inconnues. Et le regard de l'Abbé doit aller jusque là.
Mais à côté de cela, il y a une seconde qualité qui est exigée pour qu'il y ait confiance : c'est le jugement. Il faut alors accepter et aimer les hommes tels qu'ils sont. Il ne suffit pas de les voir tels qu'ils sont, il ne suffit pas encore de les accepter, il faut les aimer. Et il faut les aimer, non pas tels qu'on voudrait qu'ils soient, mais tels qu'ils sont. Saint Benoît en parle à travers toute sa Règle.
Je ne vais pas commencer à explorer tous ces textes, toutes ces petites notations, parce que cela nous traînerait des soirées et des soirées. Mais il y en a une toute petite qui résume bien tout ce que je viens de dire. C'est dans son dernier chapitre, ou plutôt l'avant dernier, où il dit : infirmitates suas sive corporum sive morum patientissime tolerent. Je vais le traduire en termes modernes : Les handicaps, qu'ils soient de nature corporelle ou qu'ils soient de nature psychique, il faut les porter avec une patience infinie.
Saint Benoît dit cela de tous les moines, mais en tout premier lieu il l'exige de l'Abbé. Car si l'Abbé ne le fait pas, ou s'il n'est pas capable de le faire, comment alors pourrait-il l'exiger de ses frères ? Non, pour lui, c'est son devoir premier. C'est à cette condition là qu'il pourra prouver qu'il a confiance et qu'il pourra demander à ses frères de lui faire confiance. Et cette confiance sera pour chacun en particulier, non pas globalement, mais pour chaque personne en privé. Il y a d'autres choses encore, mais enfin je ne vais pas m'y arrêter car je voudrais achever tout ceci aujourd'hui.
Quand on parle par exemple de ces handicaps psychologiques, on les dissimule sous un langage très pudique. Chacun pour soi, on parlera de ses limites, on parlera de ses faiblesses. En réalité, il y a des impossibilités et des incompatibilités définitives et absolues. Il y a des choses que certaines personnes ne savent pas faire, ne peuvent pas faire. Et cela il faut le savoir. Mais aussi, cette lucidité et ce jugement doivent venir du coeur. Un Abbé ce n'est pas un cerveau, un Abbé c'est un coeur. Je parle ici de l'Abbé idéal, et l'Abbé en chair que je suis doit tendre vers cet idéal qui n'est pas inaccessible.
L'Abbé doit avoir un coeur pur. Oui, ce coeur doit être pur. Donc si le coeur est pur, le regard sera pur, le regard sera perçant, le regard sera enveloppant et aimant. L'Abbé devra donc être un coeur, un coeur de Christ, un coeur de Dieu. Il devra être un coeur tout à fait brillant, au centre duquel se trouve une lumière qui est le Christ, qui est l'Esprit, qui est Dieu lui-même. Une lumière qui se réfracte et se diffuse à partir de ce coeur, qui pénètre les hommes, les réchauffe et lui permet de les voir et de les aimer tels qu'ils sont...
C'est cela juger avec le coeur qui a des raisons que la raison ne connaît pas. Donc retenez bien cela mes frères, un Abbé ce n'est pas un cerveau, c'est un coeur. Dans ces conditions là, il faut donc faire confiance à l'Abbé. Et vous pouvez savoir que pour ce qui me concerne il y aura toujours le prima de la personne. Vous l'avez déjà certainement expérimentés, soit en privé, soit au niveau communautaire.
Et cela, c'est ce que Saint Benoît exige de l'Abbé. Toi, dit-il, tu es appelé à regere animas, et ce n'est pas regere l'economicum. Oui, bien sûr l'économique est là aussi, et on dira : oui mais cela est le rôle du cellérier. C'est vrai, mais toujours en dépendance de l'Abbé qui doit donner la priorité à la personne, et cela quelque soit le dommage que doive en subir le monastère, dira Saint Benoît. Et alors regere animas en servire multorum moribus, se mettre au service des mores, c'est à dire des caractères de chacun, donc des handicaps de chacun, mais aussi des potentialités de chacun.
Cela est donc le rôle de l'Abbé : le primat de la personne. On n'est pas venu au monastère pour réaliser une belle entreprise au niveau économique, au niveau intellectuel, au niveau culturel et même au niveau spirituel. Non, on est venu au monastère pour faire des fils de Dieu. C'est cela le primordial, le reste est moyen. Alors, comme le dit Saint Benoît, c'est une tâche difficile. Elle est difficile, elle est pénible. Mais non pas dans le sens qu'elle donne de la peine, mais elle donne tout de même du souci.
Alors mes frères, si vous le voulez bien, nous devons aussi nous faire confiance les uns aux autres. Il ne suffit pas que l'Abbé, que moi je vous fasse confiance et que même cette confiance vous me la rendiez. Il faut que nous nous fassions confiance les uns aux autres. Mais le point de confluence et le point de départ de cette confiance, c'est la confiance que l'Abbé fait. Si l'Abbé fait confiance à un moine, les autres aussi doivent faire confiance à ce moine. Pourquoi ? Parce que eux-mêmes font confiance à l'Abbé.
Il y a donc là tout un tissu de relations interpersonnelles qui se créent, qui se tissent et qui cimentent une communauté. Je pense que c'est cette confiance réciproque multidimensionnelle - en langage d'aujourd'hui on dira tout azimut - qui cimente une communauté, qui la construit, qui fait qu'elle ne se disloque pas.
Alors mes frères, ce n'est pas facile. Il faut, disons de la vertu, mais il faut aussi de la force et il faut du courage. Ce courage, c'est le courage de la Foi et le courage de l'Amour. Nous pouvons nous appuyer sur Dieu, nous appuyer sur le Christ qui nous a appelé et qui lui, voyez-vous, nous fait confiance.
La source de cette confiance, c'est la confiance que Dieu nous fait. Il serait déplacé qu'un Abbé, qui tient dans une communauté la place du Christ, n'accorde pas à ses frères la confiance que Dieu lui-même leurs accorde. Or Dieu nous fait confiance. Nous pouvons le décevoir bien souvent, c'est vrai, mais malgré tout Il nous fait confiance. Et c'est cette confiance qui finira par l'emporter sur nos refus et sur nos défiances.
Voila mes frères, je vous remercie encore pour tout ce que vous m'avez apporté pendant cette année. Par hasard cette année coïncide avec l'année liturgique. Et si vous le voulez nous allons commencer un nouveau cycle, pour une nouvelle spirale qui nous fera entrer un peu plus loin dans ce royaume de Dieu où nous sommes tous attendus.
Mes frères,
Tout d'abord, il faut bien comprendre que ce privilège unique de l'Immaculée Conception ne place pas Marie en dehors, en marge de l'humanité. Marie n'est pas un être mythique, une sorte de créature irréelle dans laquelle l'homme projetterait tous ses besoins de pureté, de sainteté. Non, elle est la fine pointe de l'humanité.
Voyons l'humanité comme un navire qui s'avance à travers le monde, à travers le temps, la durée. Marie est l'étrave de ce navire. Elle est ce qui fend, ce qui ouvre la route. Et elle peut l'être parce qu'elle est forte et puissante. Elle monte, elle s'avance, elle progresse dans la force de sa puissance et sa force lui vient de sa foi.
Fort dans la foi, tel vous devez être, disait Saint Paul. Elle l'était. C'est sa foi qui la rend forte. Et alors cette puissance du Très-Haut qui a reposé sur elle, qui l'a investie, qui s'est emparée d'elle, lui permet d'ouvrir la route pour toute l'humanité, lui permet de traîner toute l'humanité derrière elle.
Nous, nous sommes embarqués sur ce navire, nous sommes une des pièces de ce navire. Mais sans Marie qui ouvre la route, ce navire n'existerait pas. Ce ne serait pas un navire, ce serait une épave. Voilà quel est un peu son rôle dans l'Eglise. Et naturellement, ce doit être aussi un peu le nôtre aussi, dans la mesure ou nous partageons sa force, sa puissance. Elle est donc cette nuée de feu et de fumée qui montrait la route aux Hébreux dans le désert. C'est ainsi que les Pères l'ont vu.
Elle est aussi le premier témoin de ce que sera le royaume. En elle nous voyons ce que nous devons devenir. Mais il est une chose dont nous devons bien nous persuader, c'est que Marie n'était pas sainte avant de commencer à vivre.
Nous pouvons dire : oui, mais tout de même, elle était Immaculée dans sa conception, elle n'avait donc en elle aucune propension au mal. Elle avait donc une chance, beaucoup plus de chance que nous qui sommes naturellement enclin au mal. Oui, elle n'était pas encline au mal, elle ne savait pas ce qu'était le mal. Elle pouvait toutefois spéculativement le comprendre en voyant ce qui se passait autour d'elle.
Mais n'oublions pas que le mal exerçait sur elle une pression intolérable, épouvantable, atroce. Nous ne pouvons absolument pas l'imaginer, cette pression que le mal exerçait sur elle. Et, durant toute sa vie, elle a du résister à cette pression et lutter. Donc on peut dire qu'après le Christ, elle est celle qui a le plus souffert.
Et nous, un petit bobo et nous sommes de suite à crier au sacrifice et au renoncement. Nous offrons, oui, c'est bien, il faut le faire, c'est vrai. Mais elle, qu'est-ce que cela ne représentait pas ? Elle était plongée dans la marée du mal et n'avait pas ce mal en elle. C'était quelque chose de terrible n'est-il pas vrai.
Alors, elle partageait absolument en tout notre nature. Elle était une femme comme une autre. Elle avait les coutumes, les préjugés, enfin les visions du monde de sa race, de sa culture. Elle avait hérité des complexes, des traumatismes psychologiques de ses ancêtres, qui eux n'étaient pas tous des saints.
Elle a suivi l'évolution normale de croissance de tout être humain. Elle a du apprendre. Elle a du s'enrichir par son expérience. Elle a du recevoir des autres. Et voila, elle était, je dirais, aussi asservie à tous les besoins des hommes. D'ailleurs, ceux qui vivaient avec elle ne la distinguaient pas, certainement pas. Mais il y avait pourtant une différence, une différence avec nous. C'est que, elle était malgré tout l'inverse de ce que nous sommes.
Nous, nous sommes des êtres repliés sur nous-mêmes, recroquevillés sur nous-mêmes, des êtres tordus sur nous : l'autonomie d'abord. Ah oui, nous devons marcher d'après nos idées, d'après nos jugements, d'après nos volontés. La façon dont nous voyons les choses est celle d'après laquelle nous nous guidons. Nous sommes autarciques, nous n'avons besoin de personne, nous nous suffisons à nous-mêmes.
Oh, nous voulons bien dépendre des autres pour une chose ou pour une autre, mais à titre d'échange et nous leurs faisons bien savoir que eux aussi ont besoin de nous. Nous sommes autonomes, autarciques, puis nous sommes autolâtres. C'est nous qui devons être mis en évidence, c'est nous qui devons grandir, c'est nous qui devons être cultivés. Et toujours ce repliement sur nous.
Chez des jeunes aujourd'hui, ils sont lucides, ils le savent très bien, ils le sentent et c'est un terrible tourment pour eux de toujours voir qu'instinctivement ils sont centrés sur eux-mêmes. Ils essayent par tous les moyens de faire sauter cette prison dans laquelle ils sont enfermés. C'est très beau quand on les connaît, qu'on les entend ou qu'on voit leur correspondance. Nous sommes donc, nous, des tarés et nous ne devons pas l'oublier. Nous sommes esclaves de nous-mêmes.
Tandis que Marie était exactement l'inverse. Elle, elle était ouverture, elle était béance totale. Sa devise était celle-ci. Elle l'a dit une fois, mais cela n'est pas sorti ainsi d'elle-même. Il y a des paroles qui sortent ainsi une fois, et puis c'est fini, elles ne reviennent plus. Non, pour Marie, ses paroles trahissaient tout son être, lorsqu'elle a dit : Qu'il me soit fait selon ta parole. C'était toujours ainsi pour elle. Elle n'était pas autonome, ni autarcique, ni autolâtre.
Non, son centre de gravité était hors d'elle-même. Il était dans la parole de Dieu, il était chez Dieu. Et c'est cela justement son Immaculée Conception. C'est là que l'Immaculée Conception la situe. Elle la situe hors d'elle-même, tandis que le péché originel nous enferme, nous, en nous-mêmes. Cela ne veut pas dire qu'elle avait la vie plus facile, loin de là ! Mais c'est cela la différence. A cause de cela, Marie est la porte par laquelle Dieu peut entrer en nous et se diffuser à travers toute l'humanité.
Car Marie est à la fine pointe de l'humanité, et plutôt que de voir un angle aigu, voyons plutôt un angle obtus ; et alors en enlevant, en éliminant la tyrannie de l'égoïsme, et permettre ainsi aux hommes de respirer dans la liberté du véritable amour, qui est amour de l'autre, qui est amour de Dieu et qui n'est plus amour de soi. Voila quel est son rôle dans l'Immaculée Conception. Il fallait qu'il y ait une créature qui soit dans cet état pour pouvoir réaliser cette mission et pour pouvoir permettre aux autres hommes d'en sortir. Vous voyez, c'est cela, en sortir.
Marie est donc, elle, dans son Immaculée Conception, le miroir de ce que nous sommes, et le miroir de ce que nous devenons. Elle est le miroir de ce que nous sommes par contraste. Nous autres, nous sommes ankylosés, nous sommes raides, nous sommes tordus, nous sommes lourds.
Elle, par contre, était tout à fait dégagée d'elle-même. Elle est souple, elle est agile, elle est légère, elle est libre. Voila donc ce que nous sommes et ce que nous devons devenir. Nous devons le devenir et c'est possible, mais à condition que nous la suivions dans sa confiance. Elle avait placé toute sa confiance en Dieu. Elle avait dit : Bien, voila ce ne sera pas fait comme moi je l'entends, mais ce sera comme Toi tu l'entends.
Si nous prenons comme devise de notre vie monastique cette parole de la Vierge, alors nous deviendrons comme elle : léger, souple, ouvert, libre. Si nous ne le faisons pas nous resterons ankylosés, lourds, raides, esclaves et malheureux.
Alors vous le voyez, pensons demain à cela, voulez-vous, et avec elle, plaçons notre sécurité. Par elle plaçons la non pas en nous, non pas dans une autre créature, mais en Dieu. Et à ce moment-là, étant décentrés, nous entrerons dans la liberté. De façon lointaine mais réelle quand même nous participerons déjà à son privilège d'Immaculée Conception dans ses conséquences pour nous. Nous serons libres, nous serons heureux. Et alors ce qui est bien, dans notre communauté, nous rendrons aussi les autres, nos frères, plus libres et plus heureux.
Mes frères,
Nous avons vu que le bien le plus précieux d’une communauté monastique, c’est la Paix, Paix cimentée par une entière confiance mutuelle, confiance des moines en l’Abbé, confiance surtout des Abbés en chacun des moines, confiance des frères entre eux. Cela n'est possible que si une plénitude de vie Divine circule en tous. Donc une Vie qui est là, qui bondit, qui rebondit, qui jaillit et qui circule sans arrêt en chacun des membres. Je me rappelle cette parole que le Pape Jean-Paul II a énoncé dans sa dernière allocution rappelant un verset du Ps : Vous êtes des dieux et vous êtes tous des fils du Très-Haut.
Oui, c'est cela, nous sommes des dieux, des enfants de Dieu. Et cette relation qui fait de nous des enfants, des fils de Dieu, qui nous divinise, cette relation qui nous lie à Dieu et qui nous lie ensemble. C'est elle qui nous constitue en tant que personne. Nous sommes, nous avons d'autant plus de personnalité que nous avons de vie Divine en nous. Et par là donc que nous avons des relations plus confiantes, plus fraternelles, plus vraies avec nos frères.
Un homme qui dans une communauté s’isole des autres, se marginalise, c'est toujours une personnalité faible. Un par contre qui sait s'intégrer aux autres, qui a des relations d’Amour, des relations de charité franches et confiantes avec les autres, lui est une personnalité au plan humain. Alors que dire au plan surnaturel ?
Donc notre personnalité au plan humain est toujours définie par la vigueur de notre vie surnaturelle. Dans un monastère c'est ainsi, c'est ainsi dans le monde aussi d'ailleurs. Donc, nous sommes constitués en personne par cet amour que nous recevons et que nous donnons. Pourquoi ? Comment est-ce possible ? C'est possible si le Christ est vraiment le roi dans les coeurs et dans les communautés, un Roi incontesté.
En d'autres termes, l'idolâtrie a été extirpée des coeurs et de la communauté. Nous n’avons plus d'autre Roi que le Christ, d'autres maîtres, d'autres chefs, d'autres guides que l'Esprit Saint, d'autre but que de rencontrer la Trinité et de nous enfoncer en Elle. Il n'y a plus d'idolâtrie, c'est une vie dans la vérité.
Le monastère devient alors un territoire spirituel édifié sur une assise matérielle bien concrète. C'était le but que poursuivaient les premiers fondateurs de Cîteaux. Nous l'avons déjà vu. Le coeur de cette communauté d'hommes c'est le Christ qui propulse à travers tout l'organisme un sang spirituel qui est son sang à lui, qui est sa vie à lui. Nous étions arrivés là, je pense. Il faut chaque fois rappeler un peu ce qu'on a dit, sinon on perd le fil des idées.
La condition pour jouir de cette Paix est d'être relié à ce coeur qu'est le Christ. Il faut donc être greffé et profondément, fermement greffé sur le corps du monastère dont le Christ est le coeur. Et cette greffe se réalise par le moyen de l'obéissance. Il n'y a pas d'autres moyens. Mais il faut voir l'obéissance dans son sens le plus large du terme : obéissance à l'Abbé - obéissance des frères entre eux - obéissance à. la communauté. Saint Benoît nous explique bien ces trois niveaux de l'obéissance. Nous verrons un peu cela en tout gros la fois prochaine.
Maintenant, voyons un peu ce qu'est l'obéissance dans ce corps. Eh bien, mes frères, l'obéissance est le réseau des canalisations qui portent la vie jusqu'aux extrémités de ce corps, jusqu'au moindre des membres, et jusque dans la dernière cellule du membre le plus éloigné de ce centre. Mais c'est un éloignement purement, comment dirais-je, c'est encore quelque chose de très paradoxal. Je prends éloignement dans le sens de celui qui s'estime être le plus loin du Christ, celui qui s'estime être un pécheur.
Donc l'homme le plus humble, celui qui aura l'impression d'être le plus éloigné, en réalité c'est lui qui est le plus proche. Lorsque le Christ nous apparaît dans la vie contemplative, il est extrêmement proche, on peut le toucher du doigt tellement il est proche. Mais en réalité il parait extrêmement lointain, hors de portée.
Pendant les Vêpres on nous a lu la prière de Saint Anselme. Il a joué sans arrêt sur ce paradoxe : extrêmement loin, et pourtant tout proche - invisible et pourtant nous pouvons le voir - inaccessible et pourtant il y a un accès vers lui - on doit le chercher, on ne sait pas le trouver et pourtant il est déjà là. Tout cela, c'est ce paradoxe que nous allons voir battre dans l'obéissance qui est, je le rappelle, le réseau de canalisations portant le sang spirituel dans tous les membres. Pour jouir de la Paix, il faut donc être branché sur ce réseau. La difficulté est là, car des accidents peuvent survenir.
Le premier accident est la rupture. Donc c'est un infarctus, une blessure, une rupture, une fracture. Alors c'est fini. A plus ou moins brève échéance, c'est la mort, la mort spirituelle. Et cette rupture va se produire par la contestation. Lorsque Saint Benoît parle de la contestation, il est terrible : le moine contentiosus, 71,11, proterve contendere, contester avec effronterie. Et pourquoi cela ?
Mais parce que la contestation s'attaque à la source même de la Vie. Elle met en cause, elle met en question ce qui constitue le moyen de réaliser une vie monastique, ce moyen qu'est l'obéissance. Elle est le contraire de la foi. Une contestation, c'est la foi qui est morte, ou qui alors est bien près de mourir, elle est moribonde.
Un autre accident dans ce réseau de canalisations est la thrombose. La thrombose est un caillot, un durcissement qui vient se placer dans une artère. A ce moment là se produit l'accident : c'est la paralysie. C'est une vie diminuée. Or le mal paralysant dans l'obéissance est le vice de la propriété, c'est le proprium. C'est de ne pas savoir obéir et puis finalement de ne pas obéir du tout. On peut se donner de magnifiques raisons pour obéir, alors qu'en réalité c'est n'en faire qu'à sa tête, suivre ses jugements, suivre ses idées, suivre ses volontés, suivre ses goûts.
C'est aussi circonvenir le supérieur et circonvenir les frères, se moquer de la communauté tout en ayant l'air d'être à son service, mais en réalité l'exploiter, mener une vie de sangsue, une sangsue qui suce la substance de la communauté pour s'engraisser elle-même.
C'est cela le mal que j'appelle la thrombose. Ce n'est plus l'obéissance, c'est le proprium. C'est une rechute dans l'idolâtrie, c'est s'engraisser en profitant des autres.
C'est un mal auquel nous sommes tous exposés. Car ce proprium, ce goût que nous avons, cet égoïsme, cet égocentrisme, c'est tellement difficile de l'enlever de notre coeur. Mais il y a un autre mal dans ce réseau de canalisations : c'est la sclérose.
La sclérose, c'est lorsqu'on obéit, comme dit Saint Benoît, malo animo, de mauvais gré, parce qu'il faut bien, parce qu'on ne sait pas faire autrement. On a émis des voeux, on a promis, alors on le fait, parce qu'il faut bien. Puis on a peur, peur du qu'en dira-t-on, peur pour toutes sortes de motifs et on le fait malo animo. Et c'est vrai, le coeur n’y est pas. A ce moment-là, c'est encore de l'obéissance, mais c'est la maladie qu'on appelle la tiédeur.
Et vous le savez, mes frères, un homme n'a pas l'âge de sa carte d'identité. Il a l'âge du degré de sclérose qui a déjà atteint son organisme au plan physique, au plan physiologique. C'est la même chose au plan spirituel : je suis vieux, je dépéris au plan spirituel, je meurs si mon obéissance ne se fait pas de bon coeur. La jeunesse d'une communauté n'est pas non plus la moyenne d'âge comme on le voit dans les statistiques. La jeunesse d'une communauté se mesure à la souplesse de ses canalisations spirituelles, donc à la souplesse de son obéissance.
Si les moines et les frères sont souples dans leur obéissance à l'endroit de l'Abbé, s'ils sont souples dans leur obéissance les uns aux autres, s'ils sont souples dans l'obéissance à l'endroit de la communauté, à ce moment-là cette communauté est jeune, quelque soit son âge de calendrier. C'est cela la souplesse. La souplesse est la caractéristique de la jeunesse. La dernière fois que je suis allé au dentiste, le petit enfant de la dame s'est amené dans la salle d'attente. Quel âge a-t-il ? Deux ans peut-être ? Il faut bien passer un peu son temps avec lui, n'est-ce pas. Il est par terre, et vous savez prendre sa jambe et la lui tourner autour du cou. Mais quelle souplesse !
Eh bien, un moine qui avance dans la vie spirituelle c'est cela. Il devient tellement souple qu'il peut faire tout ce qu'il veut avec son être ; c'est à dire que plutôt Dieu peut faire avec lui tout ce qu'il veut. Et plus il est souple et plus il est jeune, plus une communauté est souple et plus elle est jeune ; cela veut dire : mieux elle obéit à Dieu, mieux elle est dans le plan de Dieu qui se manifeste au jour le jour et plus elle est jeune.
Saint Benoît a un petit mot pour signifier cette souplesse, c’est mox, ce qui peut signifier tout de suite : à peine entendu, réponse souple, on suit : L'ordre n’est même pas encore sorti de la bouche du supérieur qu'il est déjà exécuté. C'est cela la souplesse ! Mais alors une souplesse joyeuse, hilarem datorem diligit Deus, rappelle Saint Benoît. Dieu aime le donateur hilare, joyeux. Il aime celui qui donne avec un rire, avec un sourire et non pas avec une trogne. Non, il s'est donné tout de suite d’un coeur joyeux.
Mais imaginez un peu une communauté où tout le monde serait ainsi. Eh bien, c'est une communauté comme cela que nous devons former. Et il ne faut pas penser que c'est quelque chose d'inaccessible, si chacun s'efforce d'être souple. C'est une question de gymnastique. Vous avez des grandes personnes qui parviennent encore à mettre leur jambe derrière leur tête, naturellement ils se sont entraînés à cela depuis l'enfance, par la gymnastique et tout ce qu'on veut.
Dans le spirituel c'est la même chose, c'est l'entraînement, c'est la gymnastique, c'est s'y reprendre toujours. En d'autre terme, c’est l'ascèse qui permet de rester souple, ou si nous sommes un peu durcis de le redevenir. Je vous garantis que cette souplesse donne à l'homme, au moine, une plénitude de paix parce qu’el1e est le signe en lui qu'une vie Divine circule, qu'elle bondit, qu'elle enlève les toxines au fur et à mesure, car le sang ne manquera jamais.
Voilà mes frères, pensons-y si vous voulez bien au jour le jour de façon à ce que notre communauté soit vraiment territoire spirituel sur une assise matérielle comme le désiraient tant nos Pères de Cîteaux.
Mes frères,
Nous connaissons tous cette parole du Christ : Si vous ne devenez pas comme des petits enfants, vous n'entrerez pas dans le royaume de Dieu. L'imagerie Saint Sulpicienne a fait de cette expression des tableaux très attendrissants. Mais en fait c'est une parole extrêmement dure. Le Christ nous dit que le Royaume de Dieu n’est pas fait pour les grandes personnes. Il est fait pour les tous petits enfants, les népion, donc des gosses de 2, 3, 4 ans. Les grandes personnes sont des pierres, elles sont lourdes. Le vent de l'Esprit ne peut les soulever. Bien sûr le Christ a dit aussi : Oui, de ces pierres Dieu peut susciter des enfants à Abraham. Oui, mais enfin, ce n'est pas la manière habituelle d'agir.
L'Esprit de Dieu souffle, on ne sait ni d'où il vient, ni où il va, mais il emporte alors les plumes légères que sont les petits enfants spirituels. Ces petits enfants sont souples alors sous le jeu de l'obéissance, de cette obéissance grâce à laquelle Dieu façonne ses enfants, façonne le monde, le Royaume, le monde à venir. Dans les veines de ces enfants de Dieu circule à plein un sang spirituel qui les tonifie, qui les purifie, qui les vivifie. Si bien qu'ils ne vieillissent pas, ils sont dans une jeunesse perpétuelle. Et cela se remarque sur leur visage.
Vous pouvez avoir des hommes très âgés, des vieillards décrépits au plan biologique, mais dans leur regard et sur leur visage se marque la jeunesse de leur coeur, c'est à dire la jeunesse de leur vie intérieure, de leur vie Divine. Ces hommes ne vieillissent pas. C'est cela la Vie Eternelle. Et alors la mort pour eux, ce n'est rien d'autre que la transformation, c'est à dire l'apparition à l'extérieur de cette jeunesse éternelle qu'ils portent déjà dans leur être de chair, mais qui ne se manifeste pas.
C'est là peut-être un des fruits du péché, cette dégradation qui se marque dans notre être physique. Mais comme le dit Saint Paul : Si mon être physique se dégrade, mon être intérieur se rajeunit de jour en jour. Vous voyez, c'est cela devenir des petits enfants. Et ces petits enfants sont des hommes qui croient tout, qui espèrent tout, qui supportent tout. Ils sont habités par l'Amour et ne peuvent plus rien faire d'autre que d'aimer, c'est à dire d'obéir. Je l'ai rappelé la dernière fois, on dit au niveau médical qu'un homme a l'âge de ses artères. Une communauté a l'âge, elle, de son obéissance. Il faut bien comprendre cela car c'est important. Une communauté chrétienne, surtout une communauté monastique est constituée de petites églises chrétiennes par sa religio. J'emploie le mot latin parce qu'il dit beaucoup plus que le mot français religion.
Religio veut donc dire, par le fait d'être relié à Dieu, d'être relié à Dieu qui est la source de la vie qui circule dans ces hommes réunis en communauté, et qui leurs fait partager non pas le même idéal, mais la même réalité surnaturelle qui est la participation à la nature de la Trinité. Et cela ne peut se faire que lorsqu'il y a un lien. C'est cela la religio !
Et ce lien c'est toujours l'obéissance, on ne sait pas y échapper. Donc ce réseau vasculaire spirituel qui fait circuler la Vie entre Dieu et les hommes, entre Dieu et le groupement d'hommes, est ce qui distingue une communauté chrétienne, une communauté monastique d'une communauté purement naturelle. A l'heure actuelle, il se constitue beaucoup de communautés naturelles, de plus en plus, surtout dans les villes.
Il y a des jeunes et des moins jeunes qui se groupent pour vivre ensemble, en dehors de tout contexte religieux. Ils mettront même tout en commun. Je ne tiens pas compte des sectes naturellement, il y a des sectes aussi. Mais même des gens très, très honnêtes mettent tout en commun. Cela ce sont des communautés naturelles. Dieu n'intervient pas si ce n'est de très, très, très loin, dans leur instinct peut-être ? Ce n'est pas cela une communauté monastique, une communauté chrétienne proprement dite, de loin peut-être ?
Et lorsque je dis qu'une communauté monastique est constituée par l'obéissance, je ne vois pas l'obéissance au niveau canonique. Ce serait beaucoup trop facile, mais c'est l'obéissance effective, c'est à dire le fait de se soumettre en tout à ce que Dieu demande. Ce n'est pas celui qui dit Seigneur, Seigneur, qui entre dans le Royaume, mais c'est celui qui est suffisamment souple que pour s'adapter avec harmonie dans cette symphonie qu'est la volonté de Dieu sur le monde et sur les hommes.
Ce n'est pas la circoncision de la chair qui fait de quelqu'un un véritable Israélite, mais bien la circoncision du coeur. C'est celle-là qui est importante. L'autre n'est qu'un signe qui n'est pas indispensable, qui ne l'est plus aujourd'hui. L'indispensable, c'est la circoncision du coeur, c'est cette donation totale de soi à Dieu, donation effective alors, ne pas dire Seigneur, Seigneur !
Mes frères, pour une communauté monastique comme la nôtre, la toute première obéissance, celle qui la constitue, c'est l'obéissance au Pape. Il est très facile d'être obéissant à Dieu. Il y en a qui diront : oui, mais pour moi cela me suffit, je suis tout à fait donné à Dieu, je n'ai pas besoin d'intermédiaires. Or à ce moment, ils évacuent la réalité de l'Incarnation. Petit à petit ils vont glisser et trébucher dans l'hérésie. Non, l'Incarnation est la réalité fondamentale du Christianisme. Sans l'Incarnation il n'y a pas de Christianisme du tout.
Mais alors cette Incarnation se poursuit et elle va surtout se manifester pour nous dans cette personne du Vicaire du Christ qu'est le Pape. Le Pape alors, agissant par lui-même, ou bien agissant par ses dicastères, agissant par ses organes, par ses bras ou par ses doigts que sont ce que nous appellerons aujourd'hui en langage assez vulgaire, les congrégations. Il y a toujours derrière ce mot une certaine note péjorative, car il y a tellement eu d'histoires vraies ou romanesques à ce sujet. Mais enfin on ne sait pas y échapper.
Et on peut dire qu'une des notes spécifiques de Cîteaux est précisément cette obéissance au Pape. Cela vient des origines de Cîteaux et c'est une dette de reconnaissance. Lorsque tout au début Cîteaux était en difficulté, ils se sont adressés directement au Pape. Ils lui ont envoyé deux moines avec une recommandation du Délégué pour les Gaules. Ils se sont rendus là bas, le Pape les a accueillis et ils sont revenus avec un document qui les confirmait dans leur vocation et qui les protégeait. C'était ce fameux édit de Pascal II. Depuis lors les Cisterciens sont restés très attachés à. la personne du Pape et au Siège Apostolique.
Et je pense alors que c'est un encouragement pour nous, mais aussi, et là je n'oserais pas dire une servitude car ce mot est encore mal compris, ou alors servitude dans le sens noble du terme, comme le Christ quand il dit qu'il est venu pour servir et non pour être servi. Employons donc le terme dans ce sens la. C'est donc pour nous une servitude, parce que alors nous sommes tenus de répondre avec beaucoup de souplesse aux demandes que nous adresse le Souverain Pontife.
Et je dis ceci, car je me rappelle ce que je vous ai raconté hier à propos de ce qu'il nous demande aujourd'hui. Oui, pour l'accueil des hôtes dans notre liturgie, il nous demande par son dicastère, donc par la Congrégation des Religieux, de rendre la participation aux offices liturgiques facile et convenable, aux hôtes que nous recevons chez nous.
Alors mes frères, si la communauté est jeune, si elle a en elle cette jeunesse spirituelle qui la rend souple sous l'action de l'Esprit, nous voyons alors se réaliser ce que Saint Benoît demande : mox. Oui, mox, tout de suite, on le fait bono animo, de bon gré, hilarem datorem diligit Deus, et avec un coeur joyeux, même s'il faut peut être pour une chose ou l'autre procéder à de douloureuses révisions de nos façons de voir ou de sentir dans ce domaine comme dans tous les domaines d'ailleurs, et tout en restant discrètement dans la ligne de l'Esprit. Ce n'est pas facile ! C'est là alors que vient se jouer le rôle de l'Abbé.
Dans un monastère, l'Abbé c'est une antenne. C'est l'antenne qui capte la volonté et le vouloir de l'Esprit de Dieu. Mais c"est une antenne douée d'une extrême sensibilité. J'en parlerai la fois prochaine plus en détail. Mais je puis déjà dire que cela place l'Abbé dans une situation inconfortable, inconfortable du côté de Dieu et du côté des hommes.
Du côté de Dieu, parce que il pourra toujours se dire : est-ce que je ne suis pas dans l'illusion ? Est-ce bien le vouloir de Dieu que je capte ? N'est-ce pas plutôt une idée que j'aurais, un sentiment, un désir confus qui viendrait à la surface de ma conscience et que je canoniserais du nom de volonté de Dieu ? Il faut donc que le corps de l'Abbé soit extrêmement pur. Lui doit être un petit enfant qui croit tout, qui espère tout, qui supporte tout.
Il doit être un petit enfant qui n'a dans son être que du sang spirituel qui le met en consonance exacte avec l'Esprit de Dieu, qui le met sur la même longueur d'onde que le vouloir de Dieu, si bien qu'il ne sait plus capter que la volonté de Dieu. Et c'est encore inconfortable du côté de Dieu parce qu'il va être alors soumis à des pressions de la part de Dieu. Et je pense ici à ce que disait le prophète Jérémie qui demandait d'être déchargé de ce rôle, Dieu lui demandant des choses dépassant les forces d'un homme.
Et alors inconfortable du côté des hommes, car cette volonté de Dieu captée par l'antenne doit être traduite et transmise aux hommes. Mais alors comment sera-t-elle reçue ? Comment sera-t-elle acceptée ? Ne va-t-elle pas provoquer un scandale ? Ne va-t-elle pas entraîner le refus ? C'est très difficile. Si vous le voulez, la fois prochaine et peut être un jour ou l’autre après, nous allons voir quelle condition un Abbé doit remplir pour être une véritable antenne. N'oublions pas alors ceci : tout ce que Saint Benoît dit de l'Abbé dans sa Règle, il le suppose et l'adresse à tous.
Non pas que tous doivent nourrir secrètement l'espoir de devenir Abbé un jour. Ce n'est pas cela. Mais l'Abbé est un peu dans le monastère la cible sur laquelle tire Dieu. Il est celui que Dieu met en évidence pour dire : voila comment vous devez agir, voila comment vous devez réagir. Vous devez tous alors devenir des antennes, mais des antennes qui sont alors reliées à une antenne principale qui est l'Abbé.
Voila mes frères, c'est un peu cela l'obéissance monastique, l'obéissance du groupe. Si vous le voulez, nous allons essayer jour après jour de grandir de façon à devenir des antennes de plus en plus fidèles.
Mes frères,
Je terminais la dernière fois en disant que dans la communauté l'Abbé était pour ses frères l'antenne qui captait les vouloirs de Dieu. Il est donc l'antenne qui capte les messages transmis par Dieu à la communauté, c'est à dire à chacun personnellement et à la communauté dans son ensemble. Mais il ne fait pas seulement que transmettre, il les interprète et les met à la disposition de chacun et de tous. Il est donc non seulement une antenne, mais il est aussi un diffuseur. Donc, les messages que l'Abbé capte, il les transmet. Et c'est là à mon sens le rôle essentiel d'un Abbé dans une communauté.
Son rôle est d'être le relais entre Dieu et les frères pour que l'obéissance puisse normalement jouer, c'est à dire pour que chacun des hommes qui constituent cette communauté puissent en toute sécurité connaître la volonté de Dieu et recevoir l'aide et la force pour l'accomplir directement. On dira et on dit, d'ailleurs c'est vrai, que l'Abbé est le Père Spirituel de la communauté, le Père Spirituel de ses frères.
C'est vrai, mais cette fonction est subsidiaire, cette fonction est seconde. Il est le Père Spirituel lorsqu'il est un relais correct dans la transmission des vouloirs de Dieu. Il est Père Spirituel lorsqu'il est donc une aide pour l'exécution de la Parole de Dieu, Parole qui est toujours créatrice, vivificatrice et sanctificatrice. S’il ne joue pas correctement ce r6le de relais, il n'est pas le Père Spirituel de la communauté, ce n'est pas possible.
Ce que je dis là est peut être un peu original, je n'en sais rien, mais à mon sens cela explique très bien le fait que les frères promettent obéissance entre les mains d'un de leurs frères, qu'ils ont choisi pour être leur Abbé. Ils n'abdiquent pas leur liberté entre les mains d'un homme, mais ils disent à cet homme : « Voila, je me confie à vous, je sais maintenant que c'est par vous qu'en toute certitude, qu'en toute sécurité je connaîtrai la volonté de Dieu sur moi. Par vous, par votre doctrine duplici doctrina, double, comme dit Saint Benoît, par vos paroles, par votre exemple, votre conduite, je recevrai l'aide, les secours et la force pour entrer dans cette volonté de Dieu et devenir vraiment l'homme que je dois être au plan naturel et au plan surnaturel. »
Donc, dans cette promesse d'obéissance, le plus engagé ce n'est pas le frère, c'est l'Abbé. Pourquoi ? Parce que l'Abbé devra répondre de deux choses devant Dieu : il devra répondre de sa propre fidélité dans ce rôle de relais obligé, d'antenne et de diffuseur dans la transmission de la Parole de Dieu, du vouloir de Dieu, mais il devra répondre alors aussi de la façon dont les disciples, dont ses frères vont y répondre. Pourquoi encore ? Mais c'est parce que l'être de l'Abbé, donc son essence, ce qui le fait comme Abbé, c'est de dévoiler la volonté de Dieu. Mais n'oublions pas que la volonté de Dieu c'est l'être même de Dieu.
C'est une question à laquelle en Occident on n'a pas tellement réfléchi. Mais les Orientaux, eux, s'y sont attardés très fort. C'était un problème pour eux : comment est-il possible de connaître Dieu, alors qu'il est inconnaissable ? Il est d'une autre essence, d'une autre nature que nous. Nos facultés naturelles ne sont pas conçues pour connaître Dieu. Et même nos facultés élevées par la Vie Divine, par la Foi, ne peuvent pas connaître Dieu tel qu'il est, ne peuvent pas le voir. Mais comment malgré tout devons-nous connaître Dieu ?
C'est donc là une antinomie, un paradoxe qu'ils ont résolu de façon très élégante et qui à mon sens est très vraie : c'est que Dieu ne peut être connu qu'à travers sa volonté, donc comme ils disent, à travers ses énergies, à travers sa puissance active sur nous. C'est dans la mesure où nous participons à sa vie que nous le connaissons. Il n'est pas possible de le connaître de façon spéculative. On le réduirait ainsi à un objet inférieur à notre intellect qui pourrait s'emparer de lui pour le scruter.
Non, c'est quand nous entrons dans son vouloir, quand nous collaborons à ses énergies, à son action sur nous et sur le monde que nous pouvons le connaître. Or, l'Abbé c'est le relais qui permet d'entrer dans disons cette vocation qui est celle de tout homme. Mais nous sommes dans un monastère. La vocation spéciale du moine est d'entrer dans cet agir de Dieu qui nous permet de le connaître, d'entrer dans ses énergies et de les laisser travailler sur nous de façon à ce qu'elles nous transforment.
Je disais donc, que c'est l'Abbé qui est le plus engagé la dedans. C'est vrai parce qu'il doit être, lui, parfait dans son obéissance, il doit être d'une perfection telle qu'il doit disparaître entièrement dans la personnalité de celui dont il tient la place. Et il tient la place de Dieu, dans une chair d'homme, c'est à dire le Christ. Il s'acquitte donc parmi ses frères de la fonction qui était celle du Christ. Et pourquoi le Christ est-il venu ?
Le Christ est venu propter nos et propter nostram salutem, pour nous, pour notre salut et c'est vrai. Mais le Christ ne peut nous donner le salut que dans la mesure ou lui-même est vis à vis de son Père d'une obéissance totale et l'expression de la volonté de Dieu en elle-même et sur nous. Pour lui je dirais que c'était sa nature. Il n'y avait pas d'hiatus, il n'y avait pas de distorsion entre la volonté de Dieu et la personnalité du Christ. Ils ne faisaient qu'un. Moi et mon Père nous sommes un, disait-il.
Eh bien, l'Abbé, lui, devrait pouvoir dire : Dieu mon Père et moi l'Abbé choisi nous sommes un. Disons que ceci est irréalisable. Mais enfin c'est un idéal qui n'est jamais, mais au grand jamais atteint. Mais c'est un idéal vers lequel toujours on doit tendre et qui ne sera peut être atteint qu'au plan analogique, être aussi un avec Dieu.
Disons que si ce n'est pas possible d'arriver là, car on n'est tout de même pas le Christ, on n'est tout de même pas Dieu, il faut tout de même être un fils de Dieu le meilleur possible de façon à pouvoir dire : « Ce n'est plus moi qui vit, c'est le Christ qui vit en moi. On rejoint donc ce que j'ai expliqué après la conférence régionale sur la transparence de l'Abbé, ce que j'entendais par la transparence de l'Abbé. Il est donc tout à fait disparu et en lui ses frères ne doivent plus voir que l'expression de la volonté de Dieu qui est la personne du Christ.
Naturellement ici c'est très difficile, voyez-vous, parce que l'Abbé comme les frères sont placés au pied du mur. Les frères, eux, qui doivent à travers la chair toujours faible et fragile d'un autre frère, qui doivent voir la personne du Christ. Voyez quel esprit de Foi cela demande. Mais aussi et surtout dans la personne de l'Abbé, ou pour lui c'est un devoir d'être ce que les autres croient qu'il est. Autrement il y aurait quelque chose qui n'est pas vrai.
Si les frères croient que l'Abbé tient la place du Christ, il faut que l'Abbé soit vraiment devenu un autre Christ, sinon il y a là une sorte de dolus, un dol, une tromperie. Et Saint Benoît est très dur pour cela. Malheur à l'Abbé, dit-il, qui serait différent dans sa conduite de ce qu'il dit, de ce qu'il déclare être par ses paroles. Il doit être dans sa communauté le tout premier obéissant. Et pourquoi le tout premier ?
Mais de lui va dépendre l'obéissance des frères. Et je reviens à l'image que j'ai utilisée dès le début, de ce circuit sanguin qui transporte le sang spirituel à travers tout le corps de la communauté. Dans ce système vasculaire l'Abbé doit être vu comme la paroi interne de ce système vasculaire. Cette paroi est omniprésente, elle est partout. Plus elle est souple, plus elle est jeune, plus elle est vivante et mieux alors circule partout le sang spirituel. Si par contre elle est durcie, elle est sclérosée, donc si l'obéissance de l'Abbé vis à vis de Dieu n'est pas parfaite, à ce moment, le sang spirituel ne circule pas convenablement et tous les frères en sont intoxiqués et empoisonnés. Et cela, vous pouvez être sûr que c'est juste.
Vous avez devant vous ce tableau : la beauté et la grandeur de cette relation entre Dieu, l'Abbé relais obligé et les frères qui se sont confiés à lui pour réussir leur vie monastique, pour réussir leur vie d'enfant de Dieu. Ce n'est pas quelque chose de figé. C'est beau parce que cela vit, c'est beau parce que c'est la vérité. On pourrait dire : mais l'Abbé tient alors le rôle de prophète. Nous sommes au delà de cela.
Le rôle de l'Abbé est plus que celui du prophète. Car le prophète se contente de transmettre le message qu'il entend de Dieu. L'Abbé, lui, doit faire plus. Il doit être lui-même le message. Il doit donner la force d'accomplir le message, et il ne peut la donner que s'il est en communion étroite, et avec Dieu qu'il capte, et avec les frères qu’i1 aime. Il ne faut pas qu'il y ait de rupture. C'est un organisme qui forme une unité et dans lequel circule la même vie. Mais l'inverse est vrai aussi.
Si on remonte maintenant, si la paroi extérieure de ces vaisseaux, et cette paroi extérieure c'est les frères, si donc cette paroi n'est pas suffisamment souple, si elle se durcit, la paroi interne va aussi avoir difficile de faire circuler le sang spirituel. Il y a donc une corrélation : l'attitude, l'obéissance, l'esprit de foi des frères réagissent sur l'obéissance de l'Abbé ; ce n'est pas à sens unique ! Je pense que c'est très beau car on est ainsi étroitement lié les uns aux autres, et cela nous grandit. Cela nous grandit au plan spirituel mais même au plan humain.
Je me souviens d'un Abbé Général, peut être Don Sortais, qui vers la Noël avait transmis une lettre circulaire. Cette lettre définissait les défauts rencontrés parmi les communautés monastiques. Et parmi ces défauts figurait l'infantilisme. Ce sont des hommes qui sont de grands gosses, de grands enfants. Mais si on voit la vie monastique comme elle est vraiment, cette coresponsabi1ité, cette imbrication des frères entre eux, des frères avec l'Abbé et le tout vers Dieu, si on voit cet organisme dans lequel circule ce sang spirituel, il n'est pas possible alors de sombrer dans l'infantilisme parce que la tâche à laquelle on est attelé est trop belle, elle est trop grande, elle demande trop de nous, trop d'oubli de nous.
Voilà mes frères, en conclusion on peut dire que la vie de l'Abbé qui est donc le premier obéissant, que cette vie doit être un langage, elle doit être un discours, et un discours dont le thème ne peut être que Dieu. Sa vie doit nous révéler Dieu dans son vouloir, Dieu dans son agir et alors Dieu dans sa nature. Cela ne peut être que cela.
C'est ce que Saint Benoît nous dit : Par sa parole, par son enseignement, par sa doctrine, l'Abbé n'est rien d'autre que l'écho ou la répétition d'une autre parole qu'il entend. Mais sa vie est aussi une parole vivante, sa vie est un message que les yeux doivent pouvoir lire, tandis que sa doctrine est un message que les oreilles peuvent capter.
Nous allons en rester là pour aujourd'hui, mes frères, nous verrons un peu une autre fois comment l'Abbé peut capter ces messages venant de Dieu et comment aussi dans la pratique il peut les transmettre.
Mes frères,
Nous avons vu que l'Abbé est le Père Spirituel de ses frères parce qu'il les engendre à la volonté de Dieu. Et il ne peut réaliser cet engendrement que s'il n'est lui-même parfaitement un avec la volonté de Dieu. La volonté de Dieu ne vient à nous en effet qu'à travers le canal qui nous relie à Dieu. Ce canal, nous l'avons vu, c'est la volonté de Dieu et c'est notre obéissance. Le rôle de l'Abbé, rôle essentiel, rôle premier, sera d'aider ses frères à entrer d'un coeur toujours plus donné, toujours plus vrai, dans cette attitude d'obéissance envers Dieu.
Et pour essayer de bien faire saisir le rôle de l'Abbé, je vais établir un parallèle avec le cellérier. On nous en a déjà parlé ces derniers temps. Pour Saint Benoît, le cellérier est le père du monastère parce qu'il donne à ses frères la nourriture terrestre. L'Abbé lui sera le Père de ses frères parce qu'il leurs assure la nourriture spirituelle. Nous allons un peu voir ce que c'est.
Voyons d'abord cette nourriture terrestre que le cellérier doit assurer jour après jour à ses frères. Saint Benoît dira fratribus, à ses frères, constitutam annonam, la ration qui a été fixée, offerat, il leurs offre, il n'attend pas que ses frères viennent la demander, 31,34. Non, il la met à leur disposition spontanément et cela sine aliquo typho vel mora, 31,34, sans aucun retard. Mais tout d'abord Saint Benoît parle de constitutam annonam, que nous traduisons maintenant par portion, par ration.
Vous sentez l'étymologie qui est annus, année. L’annonam est la récolte de l'année en céréales, en fruits, en légumes. De là est venue la récolte qui était mise à la disposition de chacun jour après jour. C'est donc la part de récolte mise à la disposition des frères jour après jour. Et c'est cela le rôle du cellérier. Il doit le faire sine mora, sans retard, et sine aliquo typho. Et cela veut dire ceci : le typhus est un mot grec qui signifie fumée, vapeur. C'est la vapeur qui monte à l'esprit et qui enténèbre l'intelligence et la volonté. C'est la vapeur de la vanité, c'est la vapeur de l'orgueil !
On imagine bien un cellérier qui se fasse tirer l'oreille. On doit bien savoir que c'est lui le cellérier et que c'est de lui qu'on dépend. Et pour cela, la ration n'arrivera pas en temps voulu. On devra aller chez lui, implorer pour qu'enfin il nous donne de la nourriture. Cela Saint Benoît ne l'admet pas. La nourriture de chacun doit être offerte. Il ne doit même pas attendre qu'on la lui demande, elle doit être offerte sans retard et sans lésiner, sans faire sentir qu'on dépend de lui. Et tout cela c'est pour la nourriture terrestre. On comprend ce que c'est.
La nourriture spirituelle, elle, vient du Pater Spiritualis, du Père Spirituel. Et ce terme, Saint Benoît ne l'utilise qu'à propos de l'Abbé, pour personne d'autre. Et en quoi consiste cette nourriture spirituelle ? Cette nourriture spirituelle n'est rien d'autre que la volonté de Dieu. Ce n'est pas seulement de pain que vit l'homme, nous dit l'Ecriture déjà dans le Deutéronome dans la bouche de Moïse. L'homme vit de toute parole qui tombe de la bouche de Dieu. L'homme la recueille pour recevoir la vie. Mais la Parole de Dieu demande d'être suivie, elle exige l'obéissance et aussi une obéissance sans retard.
Le Christ s'entretient avec la Samaritaine. Il a envoyé ses disciples au village chercher un peu de nourriture. Ils en reviennent et il n'est plus question de manger maintenant pour le Christ. Eux disent : « Allons il est temps de manger ! » Lui leur répond : Non, cela ne vaut pas la peine, j'ai une autre nourriture que la vôtre ! Eux de se demander si on lui a apporté quelque chose ? Peut être cette femme lui aura-t-elle donné une galette ? ou quoi ? Mais non, dit-il, ma nourriture à moi c'est de faire la volonté de celui qui m'a envoyé. Et la véritable nourriture c'est celle-là.
Lorsque dans le Pater nous demandons : « Donne-nous aujourd'hui notre pain de ce jour » cela veut dire ceci : le pain du monde qui vient. Que ta volonté soit faite, c'est cela notre pain de ce jour. Que chaque jour nous ayons notre ration de ta volonté. Que nous la consommions. Et pour cela, ne nous laisse pas tomber dans les pièges qui nous seront tendus, délivre-nous de l'emprise du mauvais qui veut nous détourner de ta volonté.
C'est cela le rôle du Père Spirituel et ce n'est rien d'autre. C'est cela le rôle de l'Abbé. Son rôle est d'apprendre à ses frères à entrer dans cette volonté de Dieu. C'est une tâche difficile, extrêmement difficile, car elle n'est possible que si l'Abbé lui-même est devenu infinimen1 souple, léger sous le souffle de l'Esprit, qui est lui le messager, le porteur de cette volonté Divine.
Maintenant revenons un petit instant au cellérier. Saint Benoît dira ceci à propos de lui, de ce qu'il doit faire et de ce qu'il doit donner. Il emploie deux expressions qui sont de magnifiques expressions bibliques construites dans un strict parallélisme antithétique et en chiasme. Il dit ceci : Le cellérier ne fait rien sans l'ordre de l'Abbé. Un peu après il dira : Il fait tout selon l'ordre de l'Abbé. Et cela englobe absolument tout. Donc il ne peut rien faire. Vous avez l'antithèse ici entre le rien et le tout et l'ensemble suspendu à l'ordre de l'Abbé.
Sans l'ordre de l'Abbé il ne fait rien, mais tout ce qu'il fait, il le fait selon les instructions qu'il reçoit de l'Abbé. Il ne faut donc pas voir le cellérier comme étant à côté de l'Abbé, ou comme une sorte de lieutenant de l'Abbé pour le matériel. Non, il est le doigt de l'Abbé pour ce qui regarde le terrestre et, le doigt de l'Abbé obéit toujours à la volonté de l'Abbé. Mais pourquoi cela ?
Ce n'est pas ici parce que l'Abbé voudrait maintenir ses pouvoirs, son autorité, et tout ça, car ce serait alors un certain typhus, une certaine typhoïde, une certaine maladie, une enflure de vanité ou d'orgueil dans le chef de l'Abbé. Non, mais c'est simplement et uniquement pour avoir la garantie que c'est bien la volonté de Dieu. Donc, même dans l'agir matériel du cellérier c'est encore la nourriture spirituelle que l'Abbé donne à ses frères. Est-ce que vous avez saisi cela ? Cette volonté de Dieu est englobante, elle ne laisse rien en dehors d'elle dans le monastère.
Nous allons essayer de le voir encore. Nous savons tous par expérience que la volonté de Dieu est une nourriture austère. C'est presque inutile de le dire, mais nous allons le rap- peler tout de même. C'est donc une nourriture dont les goûts ne sont pas toujours adaptés à nos désirs. Pour goûter cette nourriture qu'est la volonté de Dieu il faut un palais spirituel extrêmement pur, car c'est une nourriture très, très, très délicate.
En effet, dans la volonté de Dieu se glisse la nature même de Dieu et 1'être de Dieu ne peut se goûter que par un palais spirituel propre, pur, qui n'est pas contaminé par des goûts frelatés, par des goûts qui l'excite vers d'autres dégustations. Il faut donc que la nourriture terrestre dans un monastère soit aussi une nourriture austère, frugale, qui ne soit pas trop épicée, qui ne soit pas trop alléchante. Cela parce que le palais spirituel ne peut pas être détourné de sa fonction.
Donc dans un monastère, la nourriture terrestre que nous recevons est le signe symbolique de la nourriture spirituelle qui est la nôtre et qui est la volonté de Dieu. Et ce qui est vrai pour la nourriture l'est aussi de tout dans le monastère. C'est ce qui explique son austérité dans le vêtement, dans les bâtiments, dans les cérémonies du culte. C'est cela que les premiers cisterciens ont essayé de retrouver lorsqu'ils cherchaient la simplicité, la pauvreté, le dépouillement.
Ce n'était ni pour faire autrement que les autres, ni pour se singulariser. Non, c'était pour maintenir ou pour retrouver la pureté de leur palais spirituel, de façon à pouvoir déguster les saveurs inexprimables de l'être de Dieu. Et on ne peut goûter ces saveurs que lorsqu'on est en rapport avec cette volonté de Dieu par l'obéissance. Tout donc dans le monastère est organisé pour cela, même le matériel même le terrestre.
On comprend donc pourquoi Saint Benoît dit que le cellérier, qui lui doit régler toutes ces choses matérielles, ne puisse rien faire sans l'ordre de l'Abbé et doit tout faire selon l'ordre de l'Abbé. Car c'est l'Abbé qui est le relais obligé entre ses frères et Dieu pour retrouver cette volonté. Le cachet, la garantie de l'Abbé doit être porté sur tout ce qu'il fait. Voyez un peu les exigences que cela pose quand, dans un monastère on veut faire les choses comme elles doivent être faites !
Donc mes frères, prenons bien conscience de tout cela et ayons pitié de deux hommes, de l'Abbé et du cellérier, et aussi alors de tous ceux qui dans le monastère, à partir de là, doivent s'occuper des choses spirituelles et des choses matérielles. Car nous sommes tous solidaires. La sainteté de l'un, je l'ai déjà dit tant de fois, rejaillit sur tous et la maladie de l'un entraîne un malaise chez tous.
Voila mes frères, notre semaine s'achève, nous commençons demain notre deuxième période de l'Avent. Nous allons très vite arriver à la Noël. C'est donc le moment de nous purifier afin que notre palais spirituel puisse bien déguster ces saveurs extraordinaires que va nous servir ce temps de Noël.
Mes frères,
Je vais vous proposer, et vous serez sans doute d'accord, de vivre la Noël de cette année avec une profondeur particulière, de façon à laisser ce mystère pénétrer en nous et agir puissamment en nous. L'Incarnation du Christ, ou plutôt l'Incarnation du Verbe de Dieu, c'est l'événement le plus extraordinaire de l'histoire du monde et même de l'histoire du cosmos tout entier. Nous y sommes tellement habitué que cet événement ne nous touche plus. Tout d'abord parce que nous ne savons pas qui est Dieu.
Nous savons très bien ce qu'est une idole, nous qui sommes des idolâtres. Mais qui est Dieu nous ne le savons pas. Si nous pouvions seulement le comprendre, le réaliser un tout petit peu dans notre sensibilité, dans notre sentiment et pas seulement dans notre cerveau, alors nous pourrions d'avantage laisser s'infiltrer en nous cette extraordinaire réalité : Dieu a voulu devenir un homme, il a voulu devenir matière, de façon à pouvoir élever tout le cosmos créé dans la sphère de sa Vie Trinitaire.
Lorsque nous sommes devant le Saint Sacrement par exemple, et que nous voyons là une petite hostie, eh bien nous ramenons instinctivement Dieu à la mesure de cette hostie. Alors qu'en réalité, le Christ qui est présent là totalement, c'est le Verbe de Dieu qui est en train à l'instant même de créer, de poursuivre la création de l'univers. Il est en train à l'instant même de pénétrer à l'intérieur de cet univers pour le faire éclater en un grand corps qui sera un jour le sien. Et nous sommes entraînés, que nous1e voulions ou non, dans ce processus de métamorphose. C'est cela que nous devons essayer de vivre, c'est de cela que nous devons essayer de reprendre conscience pendant ces quelques jours de Noë1.
Or, nous qui sommes des êtres incarnés, nous ne pouvons en reprendre conscience que par le biais de la liturgie. Mais encore une fois, ce n'est pas ici une question de pénétration intellectuelle, il n'est pas question que ce soit réservé à une élite, une super élite. Il y en a peut être un ou l'autre ici parmi nous ? Je ne sais ? En tous cas ce n'est pas mon cas. Il n'y aurait qu'eux alors qui pourraient pénétrer dans tous ces mystères divins, un second dieu quoi, un peu concurrent de l'autre. Notez bien que c'est cela le péché originel.
Non, nous devons, nous, nous laisser prendre par le mystère et non pas essayer de le saisir et de le maîtriser. Et nous nous laissons prendre par lui dans la liturgie. La liturgie ce n'est que cela. La liturgie, c'est un geste porteur de divin, et pour que ce geste soit efficace, il faut qu'il soit vrai. Il faut qu'il soit éloquent, qu'il soit parlant de lui-même.
Nous ne devons pas commencer à construire à côté du geste toutes sortes de choses, encore une fois dans notre cerveau, et essayer de comprendre mais qu'est-ce que cela veut-il bien dire ? Si c'est ainsi, nous perdons notre temps et le geste passe à côté de nous. Car cela demande aussi chez nous une petite dose de simplicité, d'ouverture, d'humilité. Le Royaume de Dieu qui est porté par ce geste liturgique n'est accessible qu'aux petits enfants.
Rappelons-nous toujours bien cela ! Devant l'entrée du Royaume de Dieu il y a un grand panneau qui nous dit : Ici les grandes personnes ne sont pas admises. Il faut bien nous le répéter, je vous l'ai déjà dit, mais c'est ainsi ! Celui qui s'imagine être une grande personne et tout savoir, celui-là reste dehors. Il n'est pas admis.
Nous allons essayer de faire de nos diverses c616brations de toute cette semaine un tout bien ordonné, un tout qui va se dérouler suivant un certain ordre. Et ce tout aura un centre. Et ce centre sera, il n'est pas possible d'en mettre un autre, ce centre donc sera la Personne du Verbe Incarné, la Personne de Jésus le Christ. Ce sera donc en terme de théologie le mystère de l'Incarnation.
Et nous pourrions pour mieux le saisir nous aider d'un leitmotiv, d'une formule ou d'un slogan qui a été découvert par Saint Irénée. C'est peut-être la plus belle expression de l'Incarnation qu'on ait trouvé dans un langage d'homme. La voici : La gloire de Dieu, c'est l'homme vivant ; et La vie de l'homme c'est la vision de Dieu, avec le corollaire obligé Dieu a voulu se faire homme pour que l'homme puisse devenir Dieu. Et voila tout le mystère de l'Incarnation.
Si vous le voulez, nous allons chaque jour réfléchir un peu à ce mystère de façon à nous laisser insensiblement pénétrer par lui. Car la Vie véritable qui est la Vie Eternelle, comme on l'appelle, c'est la Vie de Dieu. Et cette vie de Dieu peut devenir notre partage lorsque nous voyons Dieu. La vie de l'homme c'est la vision de Dieu et, à ce moment-là la gloire de Dieu se manifeste.
L'homme est un petit soleil. Il est un petit soleil qui rayonne Dieu lui-même. C'est cela le rôle de l'homme. Voyez maintenant tous les hommes ensembles dans le cosmos. Cela suffit pour que l'univers entier soit transfiguré et que cet univers entier devienne manifestation de cette gloire, de cette lumière, de cet éclat qu'est Dieu dans sa Personne. Or, mes frères, la vision de Dieu, qui est la participation consciente à sa Vie, c'est le but de la vie monastique. On ne vient pas dans un monastère pour autre chose.
Peut être bien n'en a-t-on pas pleinement conscience, mais en réalité c'est pour cela. On va peut être aussi utiliser d'autres formules. On va dire c'est pour chercher Dieu, ou même que c'est pour sauver son âme, ou toutes sortes d'autres locutions qui tournent autour de la véritable locution qui est voir Dieu.
Aujourd'hui, par une coïncidence providentielle, c'est la fête du dernier moine à être canonisé. On nous l'a rappelé hier dans le martyrologe. Ce Libanais, Charbel Makhlouf, mort en 1898. Voila un homme qui a vécu la vie cénobitique pendant 20, 25 ans. Comme c'est la coutume dans ces régions, il est entré ensuite dans le désert et là il est disparu, enseveli. Or à ce moment cet homme n'était plus seul, cet homme avait vécu ce que vit le Christ, qui un moment donné disparaît aussi à nos regards
Mais ce Christ peut disparaître à nos regards car il a accompli son cycle terrestre, il a subit sa passion, il est mort, il est ressuscité, il entre chez Dieu. Ce moine Libanais a parcouru le même cycle, il est entré chez Dieu avant de mourir, ce pourquoi il voyait Dieu. Et c'est à ce moment que son rayonnement dans le visible comme dans le secret devient extraordinaire et se répand dans tout l'univers. La canonisation n'a pas d'autre motif que de nous rappeler cela.
Pendant ces quelques jours donc, nous allons essayer de revivre ce mystère qui est le nôtre. Car lorsqu'un moine, ne l'oublions pas non plus a rencontré Dieu et commence à le voir dans sa lumière, il ne va pas en jouir de façon égoïste. Ce n'est pas une espèce de coup de force qu'il aurait réussi pour lui tout seul.
Non, le moine est un homme corporatif, c'est une personnalité corporative. Lorsqu'un seul découvre Dieu, une foule d'autres qu'il porte en lui de façon mystérieuse le découvre aussi comme la Vierge Marie portait l'humanité entière en elle au moment où elle recevait le Christ. Alors il n'y a certainement rien d'égoïste dans la réussite pareille d'une vie.
Au contraire, c'est le mystère du Christ qui se reproduit dans un homme et une foule d'homme portée par ce moine. Ce moine en connaît peut être l'un ou l'autre ? Quant à l'immense foule, il ne la connaît pas mais il la connaîtra un jour, et tous ces autres hommes le connaîtront.
Et voyez un peu tous ces îlots qui sont pour l'instant dispersés dans le monde et qui ne se connaissent pas. Ils vont s'apercevoir qu'ils sont reliés entre eux par un même océan, qui est l'océan de l’Esprit, qui est l'océan de l'Amour de Dieu. Cet océan les fait vivre, et ils vont se découvrir comme étant un grand corps qui est le Corps mystique du Christ. Voila mes frères la célébration profonde de Noël.
C'est tout autre chose naturellement que de s'apitoyer sur un petit enfant entre un boeuf et un âne, avec une gentille maman et un vieillard, qui là, ne sait pas trop bien ce qui lui arrive. Voyez un peu comment dans notre imagination, dans les images pieuses que nous recevons à l'occasion de la Noël, nous retrouvons encore souvent représentée cette façon-là.
Naturellement oui, il y a quelque chose de vrai la dedans, le sentiment doit aussi entrer en jeu. Ce ne doit pas être encore une fois du cérébralisme sec et inhumain. Non, c'est notre esprit et notre chair qui doivent entrer dans ce mystère. Et c'est pour cela que nous devons essayer de le jouer.
La liturgie est une représentation, c’est un mémorial. Cela veut dire que la scène qui est représentée n'est pas du théâtre. Non, c'est autre chose. Elle est la présence de ce qui est arrivé alors. Ce fait de t'Incarnation du Christ est contemporain à toutes les époques. Ce qui est arrivé alors est encore présent et arrive encore aujourd'hui dans le grand corps du Christ qui est en train aussi de naître en chacun de nous. C'est de cela que nous devons essayer de reprendre conscience, et c’est cela que nous devons essayer de revivre.
La célébration des jours qui vont venir, mais surtout de cette nuit et de demain, va se présenter sous la forme de deux tableaux précédés d'un prologue. Le sommet d'intensité dramatique -- j'emploie ce terme dramatique parce que c'est la vérité. Je ne pense pas à une catastrophe. Quand nous nous parlons de drame, c'est toujours dans un sens catastrophique, vu que nous sommes toujours des gens plus ou moins catastrophés nous-mêmes. Non, il faut voir dramatique dans le sens de quelque chose qui saisit, quelque chose qui prend, quelque chose qui touche --.
Le sommet d'intensité dramatique est naturellement au cours de la nuit. La nuit s'y prête d'ailleurs. La Pâque, c'est aussi au cours de la nuit. Lorsque Dieu veut se manifester à quelqu'un, c'est au cours de la nuit. Pourquoi ? Mais parce que la nuit est toujours prégnante des secrets. La nuit n'est pas seulement hostile, elle est aussi maternelle.
Et alors, dans la journée de demain, nous noua laisserons emporter par un dépassement au delà de nous-mêmes et nous essayerons de saisir, de percevoir comme intuitivement, spirituellement, mystiquement, ce qu'est cet univers de Dieu dans lequel nous sommes déjà introduits, mais que nos yeux qui sont chassieux ne parviennent pas à voir. Mais toujours dans notre coeur l'espérance que nos yeux seront un jour guéris et que nous verrons alors face à face comme nous sommes vus nous-mêmes. Suit l'explication des offices.
Et ainsi je pense, mes frères, que nous aurons bien créé dans la communauté une certaine atmosphère, je n'ose pas dire de relaxation car nous n'en n'avons pas besoin, ni de vacances car ce ne sont pas des vacances, mais une atmosphère de méditation, c'est le meilleur mot, de contemplation, une atmosphère de silence, et de paix qui est le fruit de la Noël, le fruit de cette Incarnation de Dieu.
S'il est venu, or nous en avons tellement parlé ces derniers temps, s'il est venu c’est pour nous accorder ce bienfait qui est le sommet de toute vie humaine, la Paix, la Paix qui est la devise de l’Ordre Bénédictin. Cette Paix qui est, qui est l'équilibre parfait d'un homme qui est dans la vérité, qui est dans l'Amour, qui est uni à tous les hommes, à Dieu lui-même. Et cet homme rayonne de tout son être une lumière qu'il est devenu parce qu'il partage la vie de Dieu et qu'il voit Dieu.
Cette Paix, essayons de la vivre dans cette ambiance que noue allons créer parmi nous pendant une huitaine de jours. Et quand alors nous déboucherons sur l'année nouvelle, je pense que ce rayonnement s'étendra alors sur tous les jours de l'année qui va commencer.
La liturgie n'est pas une affaire de cérébralisme, c'est une affaire qui engage tout notre être. C'est notre corps qui est pris, c'est notre corps qui doit répondre et pas seulement un assentiment purement spirituel. Non, c'est de l'extérieur aussi. Et alors, l'agir de Dieu, l'Esprit de Dieu, les énergies de Dieu peuvent se saisir de nous et petit à petit faire de nous d'autre Christ. Alors le mystère de l'Incarnation joue à plein en nous et à travers nous dans le monde entier.
Mes frères,
Cette année, le dernier dimanche de l'Avent tombe la veille de la Noël. Nous allons assister à un télescopage des temps et des événements. Dans quelques minutes on va nous annoncer la naissance virginale du Christ et dans quelques heures on nous fera déjà part de sa naissance.
De suite nous sommes ainsi projetés au coeur d'un mystère qui est celui-ci : Voici que naît dans notre temporalité celui dont la génération à l'intérieure de la Trinité est éternelle. Comme le dit si bien Saint Augustin : Le temps de l'éternité entre dans notre temporel si court - Le jour éternel entre dans notre jour temporel si court. Voila exactement ses paroles.
Mes frères, c'est là tout le mystère de notre vie. A travers ces minutes et ces jours qui peuvent nous paraître si longs mais qui à mesure que notre vie avance deviennent de plus en plus courts, nous devons entrer dans ce grand jour éternel là où la Trinité nous invite à partager sa vie. Mais pour contempler ce mystère, pour le laisser agir en nous il faut que notre regard soit pur. Il faut que nos yeux, les yeux de notre coeur soient débarrassés de tout voile occultant.
Alors si vous le voulez, en cet instant où nous allons déjà d'une certaine façon ouvrir la célébration de Noël, demandons à Dieu de nous rendre pur, de nous rendre sincère, de nous rendre libre de cette liberté qui nous permettra de l'accueillir lui-même en sa personne, lui-même en la personne de nos frères, lui-même en la personne de tous ces hommes qui sont sur notre chemin. Et même des hommes qui sont au loin, même de ceux que nous ne connaîtrons jamais sur cette terre mais dont nous ferons la connaissance plus tard.
Mes frères, demandons lui d'enlever de notre coeur toute trace de méchanceté, de malice, qu'il n'y ait plus de place que pour la lumière et pour l'amour. Il a pris notre chair pour la sanctifier, implorons-le donc maintenant avec une confiance renouvelée.
Mes frères,
Nous venons d'entendre l'Apôtre Paul annoncer aux Romains la grande, la merveilleuse nouvelle. Le mystère tenu dissimulé depuis toujours dans le silence vient d'être manifesté au monde entier. Et ce mystère c'est Jésus le Christ. Après deux millénaires, nous devons bien reconnaître que ce mystère est impénétrable. Et comment pourrait-il en être autrement ? Quel homme sera jamais en mesure de se saisir de Dieu, de le maîtriser, de le domestiquer ? Jésus Christ n'est-il pas le Verbe de Dieu ?
Le premier péché n'a-t-il pas été la tentative absurde de forcer le sanctuaire de la Divinité et de le cambrioler ? Et chacun de nos péchés n'est-il pas la répétition stupide de ce geste insensé : ravir ce qui est à Dieu et devenir dieu soi-même ? Mais Dieu est Amour et nous n'avons jamais fini de percer ses desseins qui ne sont que des desseins d'Amour.
Dieu ne nous a pas lancés dans l'existence pour nous tenir indéfiniment à l'écart de sa vie. Et nous nous trouvons alors en présence d'une nouvelle évidence. Ce béatifiant mystère, ce mystère impénétrable peut être connu de l'intérieur par une participation intime, existentielle, par une sorte de fusion avec lui, par une divinisation, une divinisation par assimilation progressive au Verbe Incarné.
Nous devons bien le savoir, le Christ est une réalité en mouvement. Voyons la personne de Jésus, mais voyons aussi chacun de ses membres. Cette réalité est en mouvement, en croissance comme un organisme. Et l'homme qui se laisse saisir par ce mouvement, par cette dynamique qui le travaille de l'intérieur, finit par s'unir au Christ dans un sommet, un culmen qui sont d'authentiques épousailles, épousailles qui sont devenues fécondes pour l'humanité entière.
Or, mes frères, le Christ, le mystère du Christ dans sa totalité, c'est l'Eglise, ce que nous appelons nous l'Eglise, c'est à dire cette assemblée, ces hommes qui ont entendu un appel, et puis qui se sentent attirés et qui accourent pour être agrégés à ce grand corps en devenir. L'Eglise ainsi au fil des siècles s'agrège l'humanité entière et tout homme, tout homme quel qu'il soit, qu'il l'accepte ou qu'il le refuse, qu'il le sache ou qu'il l'ignore encore, tout homme donc est déjà un fragment intégrant de ce grand corps.
A l'intérieur de ce corps il y a des cellules privilégi6es. Ce sont le chrétiens. Mais pas encore tous les chrétiens sans exception, mais certains chrétiens seulement, qui eux non seulement ne mettront aucun obstacle à cette croissance du Christ en eux, mais au contraire qui vont s’ouvrir comme une fleur sous la chaleur du soleil, pour laisser en toute liberté le Christ naître et grandir en eux.
Et alors ces hommes vont vivre consciemment, avec émerveillement, jusque dans leur chair, le stupéfiant mystère de cette divinisation par assimilation au Verbe Incarné. Et cette naissance, et cette croissance, vont s'opérer dans le sein mystique de celle qui est et qui sera à jamais la Mère de Dieu et la Mère de tous ceux qui sont destinés à devenir des Dieux. Or c'est cela qui nous ouvre sur le dessein de Dieu des perspectives infinies, aucun homme n'échappe à ce sein virginal de Marie.
Mes frères, dès aujourd'hui déjà un peu, mais demain surtout et les jours qui vont suivre, nous laisserons ce mystère de la naissance du Christ en nous, en nos frères, nous le laisserons se réfléchir sur nous, sur nous-mêmes comme sur des pellicules vivantes afin qu'il opère en nous tout son pouvoir.
Mais déjà maintenant si vous le voulez, nous allons retenir cette parole, cette parole qui est source de vigueur inépuisable, cette parole qui tomba dans le coeur de Marie pour ne jamais plus en sortir : A Dieu rien n'est impossible ! Et en écho nous répondrons : A moi aussi qu'il me soit fait selon ton vouloir. Amen.
Mes frères,
Aujourd'hui partout dans le monde les hommes se préparent à célébrer Noël, des croyants et des incroyants avec des dispositions bien diverses certes, mais de larges pans de l'humanité ne savent même pas que Noël existe.
Demandons à Dieu, demandons au Christ aujourd'hui de verser à flot sa grâce dans le coeur de tous les hommes sans exceptions pour que ceux qui le connaissent comme ceux qui ne le connaissent pas se sentent aujourd'hui et dans les jours qui vont suivre malgré tout un peu meilleurs.
Frères et soeurs,
Le mystère de l'Incarnation que nous célébrons en ce jour est d'une profondeur insondable. Il nous est impossible d'en cerner en une fois les multiples facettes. Et aujourd’hui, nous arrêterons notre regard quelques instants dans la durée de cette célébration, sur l'une d'entre-elles. Noël, c'est la fête de l'éternelle jeunesse de Dieu. Nous allons contempler ce qu'Il nous révèle de Lui en la personne de Jésus le Christ. Nous allons contempler sa pureté, son innocence, sa transparence, sa beauté, son amour.
Les alchimistes des temps passés ont cherché avec passion l'élixir de jouvence. Ce fameux élixir qui devait leur assurer une jeunesse perpétuelle. Ils oubliaient, ou bien ils ignoraient que l'âge d'un homme se mesure à la vigueur du sang spirituel, du sang divin qui circule dans ses veines. La jeunesse d'un homme c'est la jeunesse de Dieu dans cet homme.
Eh bien, cette jeunesse, le germe de cette jeunesse, nous le portons en nous. Comme Saint Irénée nous l'a dit : La gloire de Dieu, c'est l'homme vivant – et La vie de l'homme, c'est la vision de Dieu - et Si Dieu a voulu se faire homme, c'est pour que les hommes puissent devenir Dieu. Par son Incarnation, Dieu a déposé en nous le germe de sa propre vie la vie éternelle qui est la vie de jeunesse perpétuelle.
Nous allons donc célébrer cette Eucharistie pour ce qu'elle est. Nous le ferons dans l'action de grâce, dans la gratitude pour les dons ineffables qu'il nous fait en la personne de son Fils Jésus. Et nous serons heureux.
Mais il y aura aussi au fond de notre être une pointe de regret, car nous savons trop, nous ne le savons que trop, nous ne correspondons pas, nous ne répondons pas avec suffisamment de confiance et de générosité à tout ce qu'Il nous donne, à tout ce qu'Il attend de nous.
Nous penserons aussi à celle, qui elle a été ouverture totale à l’Esprit qui un jour lui a proposé cette merveille unique d'accepter en elle le Verbe de Dieu. Nous penserons à Marie, elle qui est l'incomparable Vierge Génitrice.
Nous allons maintenant nous rendre à l'église pour commencer cette Eucharistie. Nous écouterons la Parole de Dieu, puis nous recevrons le Christ en nous et ainsi ensemble nous formerons ce que nous devons être : un seul corps animé d'une seule vie.
Nous retournerons chacun dans notre foyer, chacun aux taches qui nous attendent. Mais nous saurons que nous sommes tous du même sang et qu'un jour nous nous retrouverons tous ensemble dans le Royaume de Dieu pour le louer et le remercier à jamais.
Frères et soeurs,
La solennité de Noël se développe pour nous communautairement en deux tableaux. Le premier s'avance au milieu de la nuit. Nous y sommes pour l'instant. Le second étale ses richesses en plein jour. Nous y serons dans quelques heures. Chacun est une Parole clamée à nos oreilles. Chacun est un geste déployé sous nos yeux. Chacun doit éveiller en nous des ondes de vie, de sérénité, de paix. Chacun à sa manière nous dit qui est Dieu.
Et n'est-il pas souverainement important, n'est-il pas indispensable pour nous, dont la vie est si étroitement liée à celle de Dieu, n'est-il pas indispensable donc de savoir avec qui nous avons fait alliance. Hier, le mystère du Dieu fait homme nous apparaissait dans son imperméabilité absolue. Mais le Dieu de tout Amour se déclarait disposé à nous rassasier déjà dès maintenant par une participation à sa propre nature. Il n'attendait que notre consentement, que notre oui conscient, amoureux, fidè1e.
Et aujourd'hui, maintenant une nouvelle surprise. Dieu se présente à nous, mais dans la nuit. Dieu se présente à nous, mais sous le manteau absurde d'une faiblesse extrême. Mais ne nous laissons pas dérouter. Les façons d'agir de Dieu n’ont rien de commun avec les nôtres. Dieu nous a créé, il nous connaît, il nous jauge à notre véritable mesure et surtout il nous aime. Alors il a mis au point un stratagème, ce stratagème que les Pères ont vu comme une ruse destinée à duper le démon qui nous avait ravis à Lui notre créateur.
Nous allons donc essayer très brièvement de contempler cet agir déroutant de Dieu, cette divine pédagogie. Nous baignons dans la lumière qu'Il est, lui, Dieu. Et cette lumière nous ne la voyons pas. Nous vivons dans l'obscurité car nous sommes devenus des êtres de la nuit. Nous ne voyons pas la lumière parce que nous ne voulons pas être vu d'elle. C'est toujours l'antique réflexe d'Adam qui travaille en nous s’échapper par tous les moyens aux regards de Dieu. Oui, échapper aux regards de Dieu.
Et alors nous inventons, nous imaginons une pitoyable, une dérisoire astuce. Nous nous façonnons, nous fabriquons de nos mains des idoles rassurantes qui nous ressemblent, des idoles qui ont des yeux et qui ne voient pas. Elles ne nous voient pas et nous pouvons alors tout à notre aise, en toute tranquillité agir devant elles comme nous l'entendons. Et nous leurs sacrifions allègrement, joyeusement. Voila notre situation !
Mais Dieu, lui, ne s'avoue jamais vaincu. Nous, nous devrons un jour capituler devant lui. Mais Lui ne capitule devant personne. Mais il use, il use de ruses que seul l'Amour qu'il est peut inventer. Le voici donc qu'il descend au plus profond de notre obscurité, et là, patiemment il la grignote, il l'use, il la dissout. Divinement il nous apprivoise, il nous calme, il nous séduit.
Et voici que petit à petit les parois granitiques de notre coeur se fissurent, elles finissent par s'écrouler, et le vent de l'Esprit en emporte les poussières. La peur qui nous possédait au fond des entrailles est enlevée et nos pauvres yeux malades peuvent déjà voir filtrer quelques petits rayons de cette lumière qu'il est lui, Dieu. Alors nous commençons a être rempli de bonheur et de paix.
Mais nous ne connaissons pas encore suffisamment Dieu. Il est d'une délicatesse que nous ne pouvons imaginer. Si nous pouvions entre nous avoir cette même délicatesse ! Il ne bouscule rien, il ne dérange rien. Il descend au plus profond de notre obscurité, mais non pour nous bousculer, pour nous dominer, pour nous écraser. Non, Il y descend sous le manteau d'une faiblesse indicib1e. Voyez ! Nouveau né d'une heure, un rien pourrait le détruire. Et au terme d'une effrayante logique, misérable chenille clouée sur une croix. C'est cela Dieu !
Mes frères, si un jour nous avons le bonheur de parvenir à la plénitude de la Vie Divine en nous, sachons que c'est ainsi que nous devrons être pour nos frères. Mais prenons bien garde aussi que si parmi nous nous rencontrons un homme de cette taille, que nous ne le traitions pas comme en la personne de ces païens, de ces Juifs, nous avons traité Jésus notre Dieu. Frères et Soeurs, voici les merveilles que Dieu opère pour nous.
Mais comprenons le bien : son amour se livre à la discrétion de ces êtres de la nuit que nous sommes. C'est l'impuissance totale de cet amour qui devient pour lui, qui est pour lui l'arme absolue qui lui assure la victoire sur nous. Cet amour finit par enlever de nous toute crispation, tout repli toute peur, tout égoïsme. Cet amour devient irrésistible.
Maintenant peut être nous ne le remarquons pas encore, mais un jour nos yeux s'ouvriront et à ce moment nous serons surpris, nous serons étonnés de voir les merveilles que cet anéantissement de notre Dieu a pu réaliser et en nous, et en tous les hommes.
Mes frères, ne méprisons jamais personne. Dieu en s'incarnant, en devenant homme n'a exclu personne de son coeur. Nous devons marcher sur ses traces. Et ainsi frères et soeurs, la naissance du Christ s'opère à nouveau constamment dans la nuit de notre coeur et sous le voile épais de notre chair. Mais nous savons maintenant que notre délivrance est proche et que bientôt paraîtra la gloire indicible de notre Dieu, de notre Dieu devenu homme.
La question est là, toujours. Cette gloire, ne la voyons nous pas déjà poindre à l'horizon ? Restons si vous le voulez sur cette question pour l'instant, la réponse ne tardera pas. Mais en attendant, recueillons toutes ces paroles que l'Esprit nous a envoyé au début de cette liturgie, toute cette Parole de Dieu qui est tombée dans notre coeur.
Méditons-là, conservons-là comme faisait Marie Mère de Dieu, Mère aujourd'hui de tous les hommes. Méditons cette Parole, conservons là précieusement, veillons sur elle car elle grandira en nous et elle deviendra ce qu'elle est devenue en Marie. Elle deviendra une nouvelle manifestation du Verbe de Dieu dans une chair d'homme.
Frères et soeurs, c'est à cela que nous sommes appelés. Ne nous estimons pas moindre que ce que nous sommes. Nous sommes des fils de Dieu. Et maintenant tous ensemble chantons et proclamons notre foi, mettons notre confiance en notre Dieu un et trine devenu homme pour f'aire de nous des fils de Dieu.
Frères et soeurs,
Jamais un enfant ne fut attendu par sa mère et par son père comme le fut l'enfant Jésus. Lorsqu'il arriva dans le monde, avec quel amour ne fut-il pas accueilli ? Mais aussi nous venons de l'entendre avec quelle cruauté et quelle indifférence de la part des hommes. Il n'y avait pas de place pour eux dans la salle commune.
Maintenant nous allons adresser à Dieu une prière : que dans notre coeur il y ait de la place pour tous les hommes sans aucune exception, ces hommes qui en ont assez de l'indifférence et de la cruauté, ces hommes qui ont tellement faim et soif de paix, de bonheur.
Et nous allons adresser notre prière à Dieu pour ceux qui dans le monde sont responsables de la paix, pour notre Pape Jean-Paul, pour tous les gouvernants et en particulier pour nos Souverains, pour nos amis du Luxembourg. Nous allons prier aussi pour tous les hommes qui en cette nuit vont souffrir d'être seul, de n'être pas aimé, dans les cliniques, dans les prisons.
Pour ceux aussi qui ne pourront fêter Noël parce qu'ils seront retenus par leur travail. C'est grâce à eux qu'en cet instant nous sommes libres de cé1ébrer, ils célèbreront avec nous. Nous ne laisserons personne en dehors de notre amour, tous nous les prendrons et nous les confierons à l'Amour de notre Dieu incarné.
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Mes frères,
Nous sommes des fils de Dieu. Nous en prenons conscience davantage en ces jours de Noël. Le sang de la Vie Divine circule en nous, il y bouillonne, il voudrait emporter toutes résistances. Il voudrait nous enlever, nous soulever, nous entraîner sur ses flots comme sur un torrent, jusqu'au coeur de la Trinité, et là, nous rassasier de beauté, de lumière, de béatitude, de paix.
Mais hélas, mes frères, nous avons peur de Dieu. Nous avons peur de nous abandonner aux flots de l'Amour, cet Amour qui pourtant est déjà en nous. Sans cesse nous dressons de nouveaux obstacles, de nouveaux barrages, derrière lesquels nous nous protégeons.
Reconnaissons encore une fois nos maladresses, nos atermoiements, nos erreurs, nos péchés. La liturgie d'aujourd'hui va nous proposer des textes qui sont parmi les plus riches et les plus beaux de toute la Révélation. Laissons l'Esprit dont ils sont porteurs entrer en nous afin qu'il puisse nous travailler comme un levain et nous transfigurer.
Mes frères,
Nous vivons maintenant le second panneau du diptyque de notre célébration communautaire de Noël. Il est Esprit et il est Vie. Nous devons nous laisser saisir par lui. Il nous domine et il nous porte. Il est en nous et autour de nous. Les mots, les sons, les couleurs, les gestes sont impuissants à le décrire parfaitement. Tout au plus peuvent-ils maladroitement l'évoquer. Une seule parole peut en rendre compte. Essayons de la laisser éveiller en nous des échos infinis. Lumière éclatante de la gloire de Dieu, tel est Jésus le Christ.
Voici quelques heures nos doigts palpaient la nuit : nuit amère et nuit honnie. Nos regards se posaient sur une faiblesse sans nom : faiblesse cherchée et faiblesse subie. Et maintenant nous sommes projetés au seuil d'un univers nouveau, d'un univers étrange. Cet univers n'est pas le nôtre. Il est puissance incommensurable et il est clarté souveraine. Devant lui nous sommes en voie de disparition, et pourtant nous ne saurions pas vivre sans lui.
Comment se fait-il que dans le coeur de chaque homme, dans le nôtre aussi, à travers tous les temps, il y a cette espérance d'un monde qui serait lumineux, d'un monde qui ne serait que lumière ? Pourquoi ? Sinon parce que ce monde existe. Mais s'il existe, où est il ? Il n'est pas loin de nous. Rien ne nous en sépare, rien sinon l'épaisseur de notre péché.
Noël est un événement contemporain à toutes les époques. Noël arrive chaque fois qu'un homme purifié sept fois au feu de l'Amour déchire ce voile et, est admis à franchir le porche inaccessible de la lumière, cette lumière qui est Dieu. Le Verbe s'est fait chair, il a dressé sa tente parmi nous. Ce nous, c'est vous et c'est moi.
Le seul malheur, la seule grande souffrance, c'est que nous ne puissions pas le voir tout de suite, le voir Lui ce Verbe devenu homme, ce Verbe qui est mort mais qui est ressuscité, le voir Lui dans sa lumière, lui qui est la lumière du monde, de ce monde ci et du monde à venir. C'est cela, mes frères, la seule grande souffrance et pourtant Il est ici présent parmi nous devant nos pauvres yeux malades.
Mes frères, le monastère est une fournaise dans laquelle se jette un homme qui ne peut plus supporter de ne pas voir la lumière. Les flammes de cette fournaise brûlent son coeur et le rendent transparent. Et voila que se produit la merveille tant espérée. Un nouveau fils naît à Dieu et ce fils se trouve tout à coup dans la lumière comme le Christ lui-même est dans la lumière, lui qui est, je le répète encore, la lumière de ce monde et la lumière de tous les mondes.
Mes frères, n'oublions jamais ceci encore. Chaque fois qu'un homme est admis à entrer de son vivant dans la lumière du Royaume, chaque fois que cette merveille se réalise, alors une foule d'autres hommes, tôt ou tard entrent avec lui ; mieux encore, ils y entrent déjà en lui, car il les porte en son sein comme Marie maintenant encore, noue porte tous dans son sein virginal.
Telle, mes frères est la réalité secrète de Noël. C'est la naissance à la lumière, naissance de toute l'humanité à la lumière, naissance à travers la nuit, naissance à travers la faiblesse, naissance à travers une infinitude de tourments, naissance à nulle autre comparable, naissance pour une joie sans limite, joie de pouvoir enfin voir Dieu dans la personne du Christ Jésus ressuscité.
Mes frères, écoutons la voix des guetteurs ! Ils voient de leurs yeux le salut qui approche. Leur clameur, leur appel retentit en un long cri de joie, il éveille en nous une espérance sans limite.
Mes frères, en ces jours et alors tous les jours qui vont suivre, écoutons attentivement la voix des guetteurs. Amen.
Mes frères,
Tous les hommes sans exceptions, consciemment ou inconsciemment cherchent cette lumière dont ils ont faim et soif, cette lumière qui est la personne du Christ ressusciter, cette lumière qui est l'Esprit, cette lumière qui est Amour.
Maintenant, mes frères, prions pour tous ces hommes, n'excluons absolument personne du chant de notre prière.
Mes frères,
Lorsque nous réfléchissons à ce que en langage d'aujourd'hui on appellerait « L'affaire du diacre Etienne », nous pourrions nous demander ce que nous aurions fait à sa place ?
La réponse n'est pas difficile à trouver. Que faisons nous maintenant lorsque nous nous trouvons en présence du mal, en présence du péché, en présence de la tentation ? Est ce que nous opposons une résistance qui pourrait aller jusqu'au sang, au moins jusqu'au sang de notre âme ? Est-ce que nous élevons le barrage infranchissable de l'Amour ? Ou bien est-ce que nous dressons seulement une petite clôture symbolique si facilement détruite par les vagues de la tentation ?
Mes frères, reconnaissons que nous sommes faibles, que nous sommes malheureux, que nous sommes encore loin de posséder en nous cette flamme qui détruit tout, cette flamme de l'Amour. Tantôt après la lecture de l'Evangile, nous arrêterons un instant pour contempler la figure de Saint Etienne. Pour l'instant demandons à Dieu le pardon, le pardon qui nous permettra de mieux entrer dans le sillage de celui qui a été pour tous les temps le premier des témoins.
Mes frères,
Hier le Verbe de Dieu naissait au monde des hommes. Aujourd'hui le diacre Etienne naît au monde de Dieu. Les Pères ont longuement disserté sur cette coïncidence. Nous en avons encore entendu un d'entre eux nous en parler au cours de l'Office de nuit. Mais pour notre part, plus modestement, nous allons un peu nous arrêter, si vous le voulez, sur un trait du caractère d'Etienne.
On dit de lui qu'il est le protomartyre, le premier des martyres. On pourrait tout aussi bien dire qu'il est le premier des contemplatifs, le protocontemplatif ! Il dit en effet : Je vois les cieux ouverts ! Or, un moine contemplatif est un homme qui voit les cieux ouverts. Il les voit d'abord par l'intensité de sa foi, dans la nuit, dans l'obscurité. Mais comme le dit Saint Benoît : processu vero conversationis et fidei, Pr. 113. Dans la mesure, au fur et à mesure ou il avance dans la vie d'union à Dieu, dans la vie de la foi, cette foi commence à se transformer, elle va au delà d'elle-même.
Le regard devient tellement pénétrant, tellement tranchant qu'il agit à la manière d'un scalpel, d'un rayon laser qui déchire, qui découpe le voile de la chair, le voile derrière lequel se dissimule le Royaume de Dieu. Il en écarte les lèvres et il regarde. Il voit l'univers de Dieu. Et que voit-il? Il voit ce que voyait le diacre Etienne : il voit la lumière de Dieu. Il voit cette lumière qui est la gloire, le rayonnement lumineux de l’Etre même de Dieu et au sein de cette lumière il voit le Christ Jésus ressuscité.
Il voit ce Jésus alors qui est debout, qui domine ferme, qui dirige, qui règne mais avec humilité. Car le Christ est éternellement humble et d'une discrétion telle que les hommes ne s'en aperçoivent pas. Mais aussi avec une puissance telle que les événements les plus adverses, les plus contraires tels que la souffrance, les séparations, les déchirements, la mort, le péché même, tout cela devient par lui des matériaux pour construire son propre corps.
Voila, mes frères, ce que voyait le diacre Etienne et c'est la raison pour laquelle la mort ne l'effrayait pas. Et voila aussi ce que contemple le regard du moine contemplatif à un certain degré d'évolution de sa vie.
Mais on peut toujours se poser la question : N'est-ce pas une illusion ? N'est-ce pas un rêve d'estomac creux ? Vous savez dans la vie monastique parfois on peut avoir faim, toutes sortes de faims, alors l'imagination et le rêve se mettent en route pour échapper à la condition présente. Et voilà, on voit toutes sortes de belles choses, et n'y a-t-il pas illusion ?
Eh bien, il y a un critère, un critère infaillible, le critère du discernement que nous trouvons aussi chez le diacre Etienne. C'est le critère infaillible de l'Amour. Etienne n'était plus rien d'autre qu'Amour. Il ne lui vient pas à l'idée de s'opposer à ses adversaires, à ses bourreaux. Il les tance, il les réprimande avec vigueur comme Saint Fulgence nous l'a rappelé au cours de l'Office de nuit. Mais c'était encore Amour de sa part pour essayer de les en sortir. Et d'ailleurs il en a sorti un déjà, 1e jeune homme qui gardait les vêtements, donc qui s'associait plus qu'implicitement, explicitement au meurtre d'Etienne.
Mais non il ne s'oppose pas, lui il les excuse, il ne leurs impute pas cette faute, il demande qu'on leurs pardonne. Et Dieu naturellement ne peut pas résister à une prière pareille, la prière de l'Amour est irrésistible devant Dieu. Et Dieu leurs pardonne.
Vous voyez, c'est cela le critère, c'est un coeur qui est devenu tellement beau, tellement pur qu'il ne peut plus sortir de lui que de l'Amour. Alors ce que ce coeur voit, ce ne peut être que la vérité. Etienne devient ainsi le prototype du moine contemplatif. Un coeur qui n'est plus qu'un cristal de pureté, un coeur qui ne peut plus rien faire d'autre que de rayonner à jet continu et sans arrêt l'Amour.
Mais alors un coeur devenu ainsi pur a ce bonheur de voir le Royaume de Dieu, de voir Dieu lui-même. Heureux les coeurs purs, car ce sont ceux-là qui voient Dieu. Et n'allons pas nous imaginer que c'est encore une fois des paroles en l'air. C'est quelque chose de bien réel, car un homme ne pourrait pas tenir contre les assauts du mal, à l'intérieur de lui-même et à l'extérieur de lui-même s'il ne voyait pas le Christ dans sa gloire. Et ainsi Etienne est devenu aussi le premier des témoins.
C'est dans le prolongement de sa confession de foi qu'il est le témoin, qu'il est le martyre. Mais par confession de foi je veux dire ici qu'il n'y a pas de discordance entre ce qu'il est et ce qu'il fait. C'est le même homme. Et ici, il se rapproche un peu de ce qu'est Dieu. Dieu est celui qui est. Il n'y a pas de distinction entre son être et son agir. Il est Amour et tout ce qu'il fait est Amour. Ainsi en est-il d'un témoin au terme d'une Foi tout à fait arrivée à sa fleur et à son fruit. Etienne est donc une illustration d'un Noël réussi.
Comme nous l'avons vu hier, Noël, c'est la naissance encore maintenant du Christ dans un homme. Et cette naissance étant achevée, on a un fils de Dieu parfait, un fils de Dieu qui est une couronne dans la main de son Dieu, dans la main de son Père. Etienne signifie couronne. Mais si maintenant nous opérons une rétroversion dans sa langue originale : couronne voulait dire quelqu'un qui est achevé, parfait. C'est un cercle, c'est fini on ne saurait pas aller plus loin. Il est mûr, il peut être cueilli. Il n'est plue digne de vivre dans le monde des hommes.
Voila, mes frères, ce que nous pouvons retenir de l'affaire du diacre Etienne, pour nous aujourd'hui. Et je vous souhaite à chacun de pouvoir marcher sur ses traces. Je vous souhaite de pouvoir laisser l'Esprit de Dieu, l'Esprit du Christ travailler en vous jusqu'a ce que vous soyez transformés en un autre fils de Dieu, et qu'ainsi vous soyez aussi chacun dans la main de Dieu couronne de gloire. Et je vous demande simplement d'implorer le Seigneur pour que à moi aussi il accorde une telle grâce.
Mes frères,
L'Apôtre Saint Jean nous avertit : Si nous affirmons que nous n'avons pas de péchés, nous nous égarons nous-mêmes et la vérité n'est pas en nous. Mais si nous avouons nos péchés, Dieu qui est juste et qui est bon pardonne tous ces péchés et il enlève de notre coeur tout ce qui Lui fait obstacle.
Mes frères, avouons donc humblement, sincèrement tous nos péchés.
Mes frères,
Les premiers prédicateurs de l'Evangile présentaient Jésus comme le témoin fidèle. Jésus lui-même devant Pilate affirmait qu'il était venu comme témoin de la vérité. Et pourtant il savait qu'il jouait sa tête. Saint Jean nous explique ce que Jésus entendait par ses paroles.
Le teste qui nous est rapporté n'est pas facile de traduire en Français. Car n’oublions pas que nous sommes dans un milieu de traditions orales et ce qui est dit de Jésus est plutôt une scène. Chaque mot est un petit jeu dans lequel nous devons essayer d'entrer, même avec notre musculature pour essayer de le comprendre par l'intérieur. Je vais essayer de le rendre ainsi. Il dit :
Dieu personne jamais ne l'a vu, mais le Dieu monogène (le latin dira le fils monogène - le grec dit le Dieu monogène) lui qui sans cesse plonge à l'intérieur du sein de son Père, lui il nous l'a raconté, plus exactement lui il nous en a fait l'exégèse. Voila le témoignage de Jésus.
Il est donc le Dieu monogène, et sans cesse il plonge. C'est cela ! Il faut voir le mouvement d'entrer dans le sein de son Père. Et là, nous avons tout le mouvement, car c'en est un, de la génération du Verbe. Il est engendré par Dieu son Père et il y revient sans arrêt pour être engendré de nouveau. Et ce mouvement d'engendrer et celui de retour n'est rien d'autre que la Personne de l'Esprit. Il est engendré dans l'Amour et il revient dans son Père porté par l'Amour.
Là nous voyons une petite expérience, la toute première que Jean a faite quand il a rencontré Jésus pour la première fois. Jésus se promenait le long du Jourdain. Jean était là, avec l'Apôtre André et Jean le Baptiste. Jean-Baptiste dit : Voila l'Agneau de Dieu. Les deux disciples l'entendirent et se mettent à suivre Jésus. Lui se retourne et leurs demande : Que cherchez-vous ? Ils disent : Nous voudrions savoir où tu habites ? Et Jésus leurs dit : Eh bien, venez et voyez ! Ils entrent chez lui et passent avec lui la journée.
Vous avez là l'expérience qu'ils ont faite. Et nous retrouvons cette expérience, mais sublimée au niveau de la théologie la plus profonde de la génération du Verbe. Il dira : Venez et voyez ! C'est lorsque vous entrerez chez moi, en moi, que vous verrez et que vous connaîtrez, que vous commencerez à connaître. Et alors, vous pourrez en faire l'exégèse.
Cela veut dire ceci : vous pourrez prendre par la main, et introduire, et conduire, et faire visiter. Jésus leurs a fait les honneurs de sa maison comme lui-même a le bonheur de connaître le Père, son Père. Il va donc noue prendre par la main, nous introduire à l'intérieur de la Divinité et là nous expliquer qui elle est, nous en faire découvrir les richesses absolument inimaginables, incommensurables, inénarrables, ineffables. Il n'y a pas de mots pour les traduire. Et nous retrouvons là encore l'expérience de Jean avec Jésus : Voyez, je vous accueille chez moi !
Mes frères, est-ce que nous nous rendons compte que c'est cela que Jésus encore aujourd'hui veut faire pour nous. Est-ce que nous n'avons pas peur ? Est-ce que nous ne sommes pas encore trop marqués par cette mentalité jansénisante qui fait que nous ne pouvons pas nous approcher de Dieu ? Mais si, il nous prend par la main, il nous introduit chez lui et nous dit : Maintenant regardez !
Le chrétien, l'homme même est un contemplatif, il est destiné à l'être. Ouvrons simplement nos yeux, laissons les plutôt ouvrir par celui qui a le pouvoir de placer un peu de boue sur nos yeux et puis alors de nous rendre la vue. Et Jean le théologien est alors capable de devenir un témoin. Un témoin, il le dit, c'est quelqu'un qui a le droit de parler parce qu'il a vu, il a entendu, il a touché de ses mains.
Lorsque Dieu aussi nous introduit chez lui, il nous dote de tout un organisme surnaturel qui nous permet de le voir, de l'entendre, de le toucher. Et de tous les témoins, Jean peut être considéré comme étant le patron, le premier, celui qui a été le plus loin, celui qui a été le plus audacieux parce qu'il était le plus aimé.
Et toutes ces expériences que nous faisons de Dieu, toutes ces expériences que nous pouvons faire à la suite de l'Apôtre Jean et de tous les autres témoins, toutes ces expériences se ramènent en une seule : c'est que Dieu est Amour. Tout se ramène en cela. L'Amour, c'est le coeur du monde, c'est l'âme du monde, c'est l'espoir du monde. C'est l'Amour qui donne consistance au monde. C'est l'Amour qui donne consistance à tous. Et nous devenons vraiment nous-mêmes lorsque nous nous laissons saisir par l'Amour et transformer insensiblement par lui jusqu'à nous-mêmes devenir Amour.
Et c'est ici que nous retrouvons toujours cette mission de premier témoin qui était celle de Jésus. Car sa mission de témoin il la poursuit aujourd'hui, il l'achève, i1 la continue jusqu'à la fin des temps dans des hommes qui consentent, qui acceptent d'entrer pleinement dans le mystère de Noël, ce mystère de Noël qui devrait nous soutenir tout au long de notre vie. Mais hélas, encore une fois, nous sommes timorés.
Je pense que la première vertu d'un chrétien et surtout d'un moine, cela devrait être l'audace. Ce sont des hommes qui osent parce qu'ils sont possédés par l'Esprit du Christ. Et cet Esprit est en train de les faire devenir autre que ce qu'ils sont par nature. Mais en les faisant devenir autre que ce qu'ils sont par nature, il leurs fait trouver leur véritable taille d'homme. Ce n'est plus moi qui vit, c'est un autre qui vit en moi et à ce moment là, je deviens témoin à mon tour. Et cela ne sait pas se jouer !
Un véritable témoin ce n'est pas un homme qui répète ce qu'il a appris dans des livres. Oh non, ça ce n'est pas un témoin, ce n'est rien du tout. Non, le véritable témoin est celui qui par sa vie campe devant les hommes celui qui est, le Christ, révélation du Père : Qui me voit, voit le Père ! Un tel témoignage transparaît toujours, les hommes ne savent pas y échapper. Ou bien ils l'acceptent, ou ils le rejettent. Ils ne savent pas rester indifférents.
Mes frères, je pense que nous pouvons voir le monastère comme une sorte d'atelier dans lequel Dieu se façonne des instruments de musique à la sonorité parfaite, à l'accord bien construit. Et sur ces instruments l'Esprit qui est le doigt de Dieu peut jouer une mélodie d'une variété infinie, mais dont le thème est toujours, toujours unique. Ce thème, ç'est Dieu, Dieu qui est beau, Dieu qui est 1umière, Dieu qui est grandeur. Et tout cela parce que Dieu est Amour.
Mes frères, voyez un peu, si nous pouvions devenir de tels instruments dans lesquels l'Esprit de Dieu pourrait jouer en toute liberté. Si chacun d'entre nous pouvait être ainsi, voyez un peu quel orchestre serait un monastère, et quel retentissement n'aurait-i1 pas dans le monde. Oh, certainement pas dans le monde de la chair, mais dans le monde invisible de l'Esprit, dans ce Royaume de Dieu qui est en train de se construire, qui est porté, qui est animé et qui grandit sous la puissance de l'Amour qui est Dieu.
Dans quelques instants nous allons recevoir en nous l'Eucharistie. Et l'Eucharistie, ce n'est rien d'autre que ce Jésus ressuscité qui désire poursuivre en nous son travail de témoin de Dieu. Et nous allons le recevoir, il est un feu. Il a dit : Je suis venu pour jeter le feu sur la terre. Laissons-nous emporter par ce feu qui doit bouillonner dans nos veines, qui doit nous purifier et qui doit faire de nous, chacun à notre place, de véritables témoins qui seront pour les hommes des phares, des lumières, un réconfort.
Et ils seront tout cela pour les hommes qui ont des yeux pour voir. Mais ils en ont tous n'est-ce pas pour voir. Dans le coeur de tout homme, même dans le coeur de l'homme le plus déchu, il y a une petite étincelle. Et cette petite étincelle est tenue en vie par le feu qui brûle dans l'âme de l'un ou l'autre homme.
Mes frères, essayons de devenir ces feux qui peuvent ainsi porter le monde et le conduire vers la plénitude de sa taille dans le Christ, vers la plénitude de son bonheur et de sa joie.
Mes frères,
Lorsque le Christ naît au monde des hommes, il déchaîne immédiatement l'hostilité contre sa personne. Il en est encore de même aujourd’hui car il ne cesse pas de naître au monde des hommes. Et quelle société, quel compagnonnage peut-il y avoir entre lui et le péché ? Or mes frères, reconnaissons le bien humblement maintenant au seuil de cette Eucharistie, nous sommes encore trop souvent dominés par le péché.
Mes frères,
Lorsque le Christ prend possession d'un homme, lorsqu'il naît et grandit dans un homme, il ne faut pas s'imaginer qu'il l'introduit dans un univers aseptisé, conditionné, ouaté, un univers où tout serait bon, un univers où tout serait bien, un univers où tout serait beau. Non. C'est plutôt le contraire qui arrive.
Car à mesure que s'installe dans un homme la pureté, la transparence, la lumière, la beauté, comme par un jeu d'équilibre qu'il faudrait rétablir, comme par un jeu de bascule, en même temps surgissent des marécages qui portent les noms de cruauté, de bassesse, de lâcheté, de laideur.
Lorsqu'un homme est brûlé par le feu de l'Esprit, lorsqu'il est purifié par ce feu, il découvre avec horreur qu'en lui sommeille un Hérode, un Hérode qui est prêt à tout pour assouvir ses instincts de domination.
Ecoutez bien ceci, mes frères ! Si nous ne sommes pas disposés à donner notre vie pour un autre, à donner notre vie pour un frère, alors nous sommes prêts à le tuer. Oh, nous ne verserons pas son sang comme Hérode l'a fait, mais nos paroles, nos regards, nos gestes, nos pensées peut-être ne seront-ils pas autant d'attentats contre le frère ?
Aussi longtemps que l'autre n'est pas devenu pour moi un père, une mère, un frère, une sœur, tant qu'il n'est pas devenu celui qui me donne à moi-même, celui grâce auquel je suis ce que je suis, aussi longtemps n'est-ce pas que ce n'est pas arrivé, eh bien, il est pour moi un rival, il est pour moi un concurrent, il est pour moi un adversaire.
Et tôt ou tard, je ferai ce qui est en mon pouvoir pour l'écarter, pour le neutraliser. Il n'y a pas de place sur la terre pour lui et pour moi en même temps. Un des deux doit disparaître, et celui qui disparaîtra, ce sera l’autre.
Mes frères, si nous voulons analyser ce qui se passe dans notre coeur lorsque des pensées s'élèvent contre celui que nous coudoyons, contre l'homme que nous rencontrons, c'est tout cela qui se passe en nous ; c'est Hérode qui est là et qui sommeille, c'est Hérode qui prend peur et c'est Hérode qui se défend.
Chez un saint, il se passe un phénomène qui est assez étrange. En lui cohabite en même temps, au même moment, l'Esprit de Dieu le Christ et un démon, ce démon qui est le moi. Or l'égoïsme est peut être rasé, mais les racines de l'égoïsme sont toujours là, et ces racines doivent rester là.
Car pour l'homme possédé ainsi par l'Esprit de Dieu, pour cet homme qui sent encore en lui les racines de l'égoïsme, c'est un tourment terrible mais infiniment bienfaisant. C'est cela qui lui donne des entrailles de miséricorde pour les autres, c'est cela qui lui donne la pureté du regard et, c'est cela qui va l'introduire dans la vérité et dans une paix plus vaste que tous les océans.
Mes frères, naturellement, tels que nous sommes, nous ne sommes pas du côté du Christ. Ne nous faisons pas d'illusion, nous sommes du côté d'Hérode. Le Christ est seul, et effroyablement seul. Si Pierre n'avait pas renié, il est possible que les événements aient pris une autre tournure. Le Christ serait-il mort ? Mais il fallait que Pierre renia, car Pierre était lui aussi du côté d'Hérode et Jésus devait être seul.
Le massacre de ces enfants par le tyran Hérode c'est une parabole en actes, mais une parabole à l'envers. Tous les enfants meurent et le Christ seul échappe ; et plus tard le Christ seul meurt et tous les hommes échappent. Il devait en être ainsi. Le grand Prêtre n'avait-il pas prophétisé en disant : Il est préférable qu'un seul meure et que tous les autres ne périssent pas.
Vous voyez ! Il y a toujours ce clivage : le Christ seul, et nous autres tous, Hérode, de l'autre côté. Mais alors le Christ a lancé une gageure que lui seul pouvait trouver. C'est celle-ci : naître en Hérode et faire de Hérode un autre Christ. C'est à cela que l'Esprit de Dieu veut et peut arriver. Car ne l'oublions pas, n'oublions pas cette parole qui est tombée dans le coeur de Marie : A Dieu rien n'est impossible ! Même pas cela !
Mes frères, pour vivre Noël, pour vivre Noël aujourd'hui et jusqu'à la fin des temps, il a fallu au Christ une fameuse dose de courage. Et pour que nous puissions, nous, vivre Noël aujourd'hui, il nous faudra aussi beaucoup de courage. Ce courage nous sera donné, mais il ne nous sera pas donné en une fois, pour toute notre vie en un paquet. Non, il nous est donné jour après jour, heure après heure, mais il nous est donné. Et nous devons avoir confiance, et nous devons savoir que le Hérode que nous sommes doit devenir un jour un autre Christ.
Amen.
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Mes frères,
Il y avait à Jérusalem un homme appelé Siméon. La tradition en fait un vieillard parce qu'il fait allusion à sa mort qu'il estime proche puisqu'il a vu le Messie du Seigneur. En fait il n'est dit nulle part que c'est un vieillard. Tous les âges sont bons pour mourir, dès qu’on a obtenu, dès qu'on a vu ce qu'on attendait.
Mes frères, ne devons nous pas voir la mort comme la plénitude de la réalisation de ce que nous sommes ? N'est-elle pas Noël achevé ? N'est-elle pas le fruit qui est mûr et qui se détache de l'arbre de ce monde pour tomber dans l'autre monde où il est attendu ? Et tous les âges sont bons pour mourir dès qu'on est mûr.
Et cet homme de Jérusalem s'appelait Siméon. Il portait un nom, un nom qui ne lui a pas été donné par hasard. Ce nom, déjà dès l'instant où il a été donné à cet homme, ce nom contient en germe tout le destin de cet homme. Et ce destin va au jour le jour grandir, se déployer, apparaître aux regards de tous, aux regards de l'homme lui-même qui en sera le premier étonné.
C'est un destin, c'est un homme qui est voulu par Dieu, qui est aimé de Dieu, qui est porté par Dieu vers un but que Dieu seul connaît. Il ne peut pas le révéler de suite pleinement car ce serait trop beau pour cet homme. Mais l'homme le porte déjà dans son nom et s'il parvient à déchiffrer son nom il parvient à déchiffrer son destin.
Et ce nom est aussi un programme. Ce nom va le guider sur cette route où Dieu le conduit. Ce nom sera déjà une Tora, une loi à laquelle il devra obéir pour être fidèle. L'identité entre la personne et le nom donné par Dieu c'est la sainteté. Quel était ce nom ? Ce nom est Siméon, c'est à dire celui qui écoute, mais qui d'abord écoute.
Le premier qui écoute, le grand écoutant, au fond le seul écoutant, les autres n'étant que des échos de ce premier écoutant, c'est Dieu lui-même. Dieu est tout écoute et l'oreille de Dieu c'est son Esprit. Dieu écoute avec une suprême attention parce qu'il est amour. Voyez comment ! Il écoute au début de la création. L'Esprit plane au dessus du chaos et délicatement son aile caresse les eaux. Il écoute, Dieu, les remous du chaos.
Un jour il descend, cet Esprit, sur une jeune fille. Il l'enveloppe comme d'un manteau, comme d'un voile, et il écoute les battements du coeur de cette jeune fille. Le chaos primitif, lui, attendait, Marie attendait. Et voici aujourd'hui, l'Esprit, cet Esprit encore, repose sur homme. Il est au dessus de lui et il écoute ce que dit cet homme. Il écoute les soupirs de cet homme qui porte le nom de celui qui écoute. Et voici deux écoutes qui se répondent.
Mais qu'attendait le chaos ?
Le chaos attendait que soit déposé en lui un germe qui allait foisonner la vie, un germe qui déjà était Amour et qui devait au cours de milliers, de millénaires, conduire l'univers à un point de maturation, où une fleur qui était cette Vierge Marie allait aussi attendre. Mais qu'attendait-elle?
Mais elle attendait que le germe de vie soit la Vie elle-même et qu'elle descende en elle, qu'elle descende en elle cette Parole qui soutenait, qui transformait le chaos, qui le faisait évoluer, mais qu’elle soit en son coeur et que le Verbe de Dieu prenne en elle une chair d'homme et qu'il devienne matière au sens de la nature.
Et qu'attendait Siméon ? Oui, il y avait un homme à ce moment qui s'appelait Siméon. Et cet homme, il était sur la terre à ce moment précis ce que Dieu était au ciel. Rappelez-vous ce que nous demandons chaque jour si souvent : Qu'il en soit sur la terre comme il en est au ciel !
Et Siméon écoutait. Il était l'oreille d'Israël à ce moment, Israël qui avait été formé pour écouter. C'était sa vocation d'écouter. Jour après jour, il se répétait à lui-même : Ecoute Israël, le Seigneur ton Dieu est le seul Seigneur, écoute ! Israël était l'oreille du monde qui écoutait Dieu, qui le recevait, et qui recevait en lui l'Esprit ! Et voici que cette oreille se ramasse dans un seul homme : Siméon qui écoute. Il écoute parce qu'il attend. Et qu'attendait Siméon ?
Il attendait la consolation d'Israël. Il attendait la paraclèse d'Israël. Et qu'elle était cette paraclèse d'Israël ? Ce n'était rien d'autre que la réalisation de cet immense espoir qu'Israël puisse enfin devenir l'écrin, l'écrin qui allait recevoir le Messie, qui allait recevoir cet homme qui serait le lien parfait entre le ciel et la terre, entre le Seigneur et les hommes. Israël recevrait en lui le Verbe de Dieu. Israël dans sa chair deviendrait un petit corps pour Dieu, ce corps grandirait aux dimensions de l'humanité entière.
Mais dans ce temple de chair devenu le temple de Dieu, il y aurait toujours un Saint des Saints, et ce Saint des Saints serait Israël. Voici la consolation qu'attendait Siméon, la consolation qu'il espérait. Et c'est pour cela qu'il était l'écoutant. Et l'Esprit lui parlait. Et l'Esprit lui disait : « Le moment est venu, va, c'est aujourd'hui ! » Il va et il voit.
Mes frères, il est indispensable qu'il y ait encore aujourd'hui sur la terre des Siméon. Car l'espérance qu'est cette attente, elle a un pouvoir extraordinaire. Elle a le pouvoir de provoquer l'événement. L'espérance est déjà l'événement rendu présent et il devient tellement présent qu'un moment donné il se réalise. S'il n'y a pas d'attente, s'il n'y a pas d'espérance, il n'arrive rien.
Il faut qu'il y ait encore sur terre des écoutants. Et c'est pour quoi Dieu, nous dit Saint Benoît, cherche dans la multitude un homme qui voudra devenir son operarius, son ouvrier, celui qui consentira à espérer, à attendre, à écouter. Et lorsqu'il a trouvé quelqu’un qui dit : Eh bien, moi je suis d'accord. La toute première parole alors que Saint Benoît, l'oracle de l'Esprit lui adresse est : Ecoute ! Toujours écouter n'est-ce pas.
Mes frères, le moine, c'est l'homme qui écoute. Son rôle dans l'humanité, c'est d'écouter, surtout si c'est un moine contemplatif. La contemplation, ne l'oublions pas, avant d'être vision, elle est d'abord audition. Et que va-t-il attendre cet homme ?
Il va attendre de devenir à son tour l'écrin de l'Esprit, recevoir en lui cette lumière qui est le Verbe de Dieu pour en être transformé. Et alors un jour aussi, le grand événement qu'il espère se produit : la lumière de Dieu apparaît à ses yeux et le Christ ressuscité, il le voit et il converse avec 1ui. Il peut le tenir dans ses bras, le palper, et dire : Maintenant tu peux aussi, si c'est ton bon plaisir, me laisser aller car enfin je l'ai vu.
Mes frères, c'est cela Noël ! C'est Noël encore une fois qui se perpétue et qui continue jour après jour dans nos vies. Nous laisser devenir écoute entière, écoute parfaite, écoute d'une délicatesse qui ne laisse rien passer. Et cette écoute, elle devient notre travail, ce que Saint Benoît appellera encore obéissance. Mais obéir cela veut dire écouter, étymologiquement c'est écouter. Ce n'est rien d'autre qu'écouter, donc de suite répondre. La vigueur de notre obéissance est toujours l'intensité de notre écoute et de notre attente.
Mes frères, Noël c'est cela, c'est attendre, c'est écouter, c’est recevoir en soi la lumière, la laisser grandir jusqu'a ce que nous soyons totalement transformé en elle. Amen.
Mes frères,
Hier nous avons rencontré dans le temple un homme de Jérusalem du nom de Siméon. Cet homme était la réplique terrestre, lui qui portait le nom de j'écoute, il était la réplique terrestre du grand écoutant dont la demeure est dans le ciel. Dieu, dont l'oreille qui est l'Esprit touche, caresse, pénètre pour ausculter, pour saisir les battements d'un coeur, les désirs qui font battre un coeur. Et ces désirs, pour les combler lorsqu'ils sont dans la ligne du plan que Dieu a sur un homme, du plan que Dieu a sur l'univers.
Et Siméon l'écoutant terrestre était, lui, attentif à l'écoute de l'Esprit, à l'écoute des secrets de Dieu. Et Dieu les lui révélait. Dieu l'a conduit dans le temple et Dieu lui a permis de prendre dans ses bras celui-là même que Siméon écoutait, attendait.
Et aujourd’hui, nous rencontrons une femme très âgée elle, elle a 84 ans. Cela veut dire qu'elle a parcouru 1 fois le pèlerinage mystique des 12 portes de la cité sainte. Chaque porte est une pierre précieuse sur laquelle est ciselée le nom d'une des tribus d'Israël. Et sa porte à elle portait le nom d'Aser. Aser est celui qui est heureux, qui est divinement, infiniment heureux, et qui veut combler de bonheur celui qui consent à entrer par cette porte.
Anne, au terme de ses pèlerinages, a mérité ainsi d'entrer dans le sabbat de sa vie. Elle se repose maintenant. Elle ne vit plus que de Dieu et pour Dieu. Jour et nuit elle se repose en lui, elle ne le quitte jamais.
Et cette femme, elle s'appelle Anne, fille de Phanuel, ce qui veut dire traduit dans notre langue, d'abord assez grossièrement puis après plus poétiquement : la grâce fille du visage de Dieu, de la face de Dieu ; plus harmonieusement elle s'appelait : beauté née du regard de Dieu, Dieu qui est la beauté souveraine, Dieu que aucun oeil ne peut voir s'il n’ouvre cet oeil.
Et voila que Dieu rencontre là sur cette terre d'Israël qui lui est si chère un homme qui lui est oreille, écoute, attente et, à côté de lui une femme qui est oeil, regard, vision, toute attentive, elle, à la beauté qu’elle porte en elle, qui vient de son créateur, le Beau.
Et cette beauté de Dieu se trouve toute entière dans son regard, ce regard qui est flamme de feu, une flamme insoutenable - on ne peut pas voir Dieu sans mourir - mais une flamme qui purifie, une flamme qui fortifie aussi, une flamme qui fait rester debout, une flamme qui ouvre l'oeil de l’homme.
Et l'homme peut alors sous le regard de ce Dieu qui est beauté devenir beauté lui-même et prendre le nom de beauté née du regard de Dieu. Voila, telle était cette femme ! Et elle se reposait en Dieu, et elle ne le quittait pas.
Et elle se met à parler. Elle parle, elle est prophétesse. Elle parle par sa vie, elle parle par son être. Elle va aussi parler par le son de sa bouche. Elle parle de ce qu’elle voit, elle parle de la beauté qu'elle admire, de la beauté qui est en elle.
Et elle en parle à ceux qui attendent la rédemption, la dé1ivrance de Jérusalem. Elle n'en parle pas à tout le monde. Elle en parle à Siméon et à tous les Siméon qui sont à Jérusalem, ceux qui attendent et ceux qui espèrent la délivrance de Jérusalem. Jérusalem qui sera enfin libérée des liens de la chair pour devenir la Jérusalem de l'Esprit, cette cité nouvelle qui va descendre du ciel parée comme une fiancée pour son époux. Voila de quoi elle parlait à ceux qui attendaient.
Mes frères, le mystère de Noël ne finit jamais. Il travaille encore en nous maintenant, il travaillera tous les jours de notre vie. Mais nous devons le laisser agir, nous devons nous ouvrir à lui, nous devons nous laisser transfigurer par lui car il est regard de Dieu sur nous, regard qui veut faire de nous aussi une beauté, regard qui fait naître et grandir en nous la personne de Jésus Christ.
Mes frères, ouvrons nous à cette espérance car elle est vraie. Et qu'un jour nous puissions aussi porter ce nom qui était celui d'Anne, tous et chacun d'entre nous, beauté née du regard de Dieu.
Amen.
Mes frères,
Nous voici arrivés au dernier jour de l'année civile, et demain nous allons commencer une année nouvelle. Pour les enfants, une année de plus, c'est une aubaine. Ils en tirent gloire auprès de leurs petits camarades. Ils ont hâte de devenir des hommes. Ils se sentent grandir. Lorsqu'on commence à prendre un certain âge, une année de plus engendre un certain malaise. On s'aperçoit qu'il y a quelque chose qui nous échappe.
Et ce qui nous échappe, c'est la vie. Nous nous apercevons que nous ne sommes pas maître de notre destinée, que nous sommes emportés dans un cortège, un cortège qui va finalement sombrer. Nous sommes, comme on dit, embarqués tous sur le même navire qui tôt ou tard va faire naufrage. Et nous le savons.
Alors cela crée en nous un certain sentiment d'insécurité qu'on va essayer de corriger par toutes sortes de choses. De là vient par exemple la manie des gadgets, comme on dit aujourd'hui, manie des petites choses auxquelles on s'accroche et qui nous donnent la sensation que nous allons pouvoir durer.
Au passage de l'année, voyons un peu ce qui se passe : on passe d'une année à l'autre. Aujourd'hui, ce soir, cette nuit, il y aura dans beaucoup d'endroits - on va se rencontrer dans des restaurants, on va organiser cela en famille - des festivités, un banquet, des beuveries, peut être des chansons. Ce sera le réveillon.
Et ce réveillon si on veut bien l'analyser, ce n'est pas le fait des enfants. Non, ils sont au lit, ou bien on aura cherché une brave dame, ou un vieux grand père, ou une brave demoiselle qui a besoin d'argent pour faire ses études, pour faire du baby-sitting, les garder pour qu'ils ne soient pas seul à la maison ; on ne sait jamais ce qui peut arriver n'est ce pas ?
Non ce n'est pas le fait des enfants, il y a autre chose en dessous de cela, et c'est toujours le même malaise qui joue. Alors, on crée un climat d'euphorie artificielle pour se donner l'illusion qu'on est en pleine vitalité encore. Et il se passe une petite chose qui est remarquable. Vous l'avez déjà peut être vu, si pas en réalité du moins en photo. Vous voyez des personnes qui au cours de ces réveillons portent un masque tout petit !
Derrière ça il y a ceci : c'est le désir d'échapper à la mort au cours de l'année qui va venir. La mort va me rechercher, mais je vais porter un masque, elle ne me reconnaîtra pas, va passer à côté de moi et j'échapperai encore, j'échapperai encore cette année ci. Il ne faut pas naturellement raconté ça dans un banquet de réveillon parce que on dirait : Mais il est fou celui-là ! Mais parlez-en un peu à un psychanalyste, lui vous dira bien comment les choses sont. Et il réveillonne aussi certainement, lui, car il est un homme comme un autre.
Le dernier jour de l'année revêt un signe, il est un signe plutôt, c'est un signe symbolique qui est chargé d'un poids très lourd et très puissant d'affectif. Il y a en lui une charge affective explosive que nous ne devons pas nous dissimuler. Nous devons la voir, nous pouvons, nous devons la regarder en face, sans peur.
C'est que ce dernier jour de l'année, il est pour nous le signe symbolique du dernier jour de notre vie. Et je dis cela toujours à partir d'un certain âge, je ne parle pas des enfants. Donc le dernier jour de notre vie, ce jour où nous allons rentrer dans le néant dont nous sommes sortis. Vanité des vanités ! dira l'Ecclésiaste. A quoi sert donc toute la peine que je me suis donné sur la terre puisque finalement on va me jeter dans un trou ? A quoi bon ? Mais à quoi bon tout cela ?
C'est cela le dernier jour de notre vie, car c'est cela le dernier jour de l’année dans nos profondeurs. Et ce jour de notre vie, le dernier, il est aussi inéluctable que le dernier jour de l'année civile. Nous n’y échapperons pas. C’est cela que nous portons en nous dans ce petit malaise qui nous donne de l'insécurité.
Mais ce dernier jour de l’année est aussi le signe symbolique d'un autre jour, du dernier Jour avec un grand J, du dernier jour du monde, de la fin du monde comme on dit. Alors ça prend des allures apocalyptiques, des allures do catastrophes, car à ce moment-là, je sais bien qu’il y aura une reddition publique des comptes. Même chez les incroyants ça joue ce phénomène. Et on saura alors, tout le monde saura des choses que je préfère qu’on ne sache pas. Alors ça me met encore mal à l'aise.
Nous avons ainsi la sensation de tenir en main quelque chose qui coule entre nos doigts sans arrêt. Nous essayons de le retenir, mais ça coule, ça échappe et on ne sait, on est impuissant. Et ce qui coule ainsi entre nos doigts, c’est le temps, le temps. Nous ne pouvons pas le retenir.
Alors nous allons tout de même essayer de le retenir ou essayer de le supprimer plutôt, ou de l’arrêter, de le bloquer. Et voici comment : le temps est la mesure du mouvement, nous le savons. Eh bien, c’est tout simple : qu’on arrête le mouvement. Que plus rien ne change, que plus rien ne bouge, ainsi il n’y a plus de temps et je suis en sécurité.
Là vous avez le drame, le drame que représente pour les personnes âgées le changement de quelque chose dans leur environnement, dans l’endroit où elles habitent ! En tout, non, plus rien ne doit changer. Vous aurez ainsi de vieilles personnes qu’on retrouve dans des taudis. Et on ne peut même plus nettoyer la poussière, la crasse est devenue sacrée. Plus rien ne doit changer. Et ça c’est le désir d'arrêter le temps en arrêtant le changement.
A côté de cela vous aurez les jeunes. Eux, plus ça change et mieux ça vaut parce qu'alors ça vit. La vie est dans le changement, le mouvement. Le temps, ça doit avancer, on doit devenir un homme, on doit prendre sa place, on doit faire quelque chose. Et alors vous avez ce drame des générations !
Et ne nous faisons pas d’illusions, c'est comme ça dans les monastères, il ne faut pas se faire d'illusion. Naturellement dans les monastères il y a de la vertu, il y a autre chose encore, j'en parlerai dans un instant. Mais le fond de l'humanité, le fond humain qui est en nous, c'est ainsi qu’il réagit. Donc il est bien d'en avoir conscience. C'est bon de le savoir pour se rendre compte de certaines réactions qui se passent en nous, nous qui avons déjà un certain âge, lorsqu'il s’agit de changer quelque chose à notre vie, à notre cadre de vie.
Il y a encore un autre moyen, non plus ici d'arrêter le temps en ne bougeant plus à rien, mais d'essayer de transcender le temps. Je vais essayer de me faire un nom, je vais essayer de laisser une trace de mon passage sur la terre, comme cela j'aurais vaincu le temps...Je vais subsister. Je vais laisser de moi un monument comme cela après on parlera encore de moi, il y aura quelque chose de moi qui sera resté là.
Je vais laisser une oeuvre, une oeuvre écrite, une oeuvre de construction, une oeuvre de n'importe quoi, mais au moins que je vive encore, que je ne disparaisse pas dans la mort, que je vive mystiquement ou bien dans le souvenir des hommes. Oui, ça c'est encore très fort ancré en nous, très, très fort.
Il ne faut pas avoir peur de le regarder en face parce que mieux on voit une réalité un danger, et plus on peut le maîtriser, et ne pas se laisser devenir esclave d'un instinct qui est l'instinct de mort et qui est le plus puissant de l'homme d'ailleurs.
Vouloir se faire un nom, c'est le complexe de Babel. Vous savez, ces hommes de Babel disaient : « Nous allons élever, construire une tour qui va pénétrer jusque dans les cieux et ainsi nous nous ferons un nom, nous laisserons de nous quelque chose sur la terre » Mais alors ça crée aussitôt la confusion - Babel c'est confusion - cela crée la confusion et alors des rivalités parce que chacun voudra laisser son nom. Et quel sera le nom qui finalement subsistera parmi tous ces noms ?
Quand on connaît un peu le monde des écrivains, pour prendre celui là, ou le monde des artistes, il ne faut pas penser qu'ils sont tous des petits saints. Il y en a naturellement, il y a des hommes vraiment extraordinaires, qui sortent vraiment, qui transcendent le commun des humains. Mais il y a aussi ce que j'appellerais une mafia ; ils s'entrégorgent pour se détruire l'un l'autre, pour qu'il n'en reste plus qu'un ! C'est alors celui dont le nom subsistera. Oui, c'est cela Babel, c'est l'égoïsme forcené. Et ça, c'est essayer de transcender le temps.
Enfin mes frères, tout cela parait un peu sinistre, mais enfin il ne faut pas avoir peur encore une fois de voir les choses telles qu'elles sont. Nous sommes des gens tarés par le péché originel et il vaut mieux connaître sa maladie de façon à pouvoir la guérir. Et comment la guérir ?
Le passage d'une année à l'autre - nous restons maintenant dans le monastère. Nous n'allons plus faire de petites excursions à l'extérieur pour essayer de mieux nous comprendre -Non, maintenant nous sommes ici dans ce lieu sacré qui doit être une petite cellule du Royaume de Dieu. Nous allons essayer de voir comment nous, nous devons passer d'une année à l'autre.
Le passage d'une année à l'autre, dans un monastère, pour un moine ça lui rappelle quelque chose, ça lui rappelle qu'il est toujours en mouvement de conversion. Il ne peut pas s'arrêter. Il a fait un voeu d'abord, il a promis de toujours travailler au passage d'un bien vers un mieux, de sans cesse revoir sa vie, de prendre du recul par rapport à elle de façon à la reprendre en main.
C'est cela le passage d'une année à l'autre pour un moine. Il peut regarder tout ce qu'il a fait pendant cette année écoulée et à partir de là se ressaisir pour un élan, pour un nouveau saut pour une année à venir, pour croître encore un peu plus en Dieu. Car si l'homme extérieur se délabre au fil des années, l'homme intérieur par contre se rajeunit de jour en jour. Il y en a un autre qui a déjà fait cette expérience. Et celui qui d'ailleurs a bien coulé cette expérience dans une petite formule, c'est l'Apôtre Paul.
Nous le connaissons. Lui aussi a eu un terme à sa vie, mais lui, il savait, il sentait bien qu'il commençait à diminuer tandis qu'à l'intérieur de lui il y avait quelque chose qui grandissait. Le charnel passe, lui, de la jeunesse à la vieillesse. Le spirituel, lui, il passe plutôt de la vieillesse à la jeunesse. Cela veut dire que au fur et à mesure qu’on avance dans la vie spirituelle, dans la vie de l’Esprit, de la vie de Dieu, on s’ouvre de plus en plus à la nouveauté.
Car Dieu, lui, c’est un jaillissement continu, imprévisible de nouveauté en lui, et alors dans l’univers et surtout dans les hommes chez qui il a établi sa demeure, dans les hommes dont il s’est emparé pour quoi faire ? Mais pour les faire participer à sa propre Vie, pour que ces hommes goûtent en eux cette inépuisable jeunesse de la divinité, de la Trinité, de l’Esprit qui est Amour.
Et aussi, mes frères, ce qu’on devrait trouver dans un monastère, et j’espère bien qu’on l’y trouve, ce sont des réussites d’hommes âgés. Les Pères du désert étaient des seniores, des vieillards, des hommes avancés en âge. Saint Benoît, lorsqu’il parle des hommes spirituels, ne dit pas des juniores spirituales. Non, il dit des seniores spirituales. Ce sont des personnes âgées dans lesquelles habite l’Esprit, qui respirent l’Esprit de Dieu et qui ne peuvent plus dire que des choses venant de l’Esprit.
C’est cela une vie réussie dans un monastère. Il n’y a rien de plus pénible que de se heurter dans un monastère à des hommes âgés qui ont des réflexes de petits enfants gâtés. Et ça arrive ! Et nous devons bien prendre garde que ça ne nous arrive pas. Comme on l’a dit dans une des lectures évangéliques de ce jour : c’est à ce moment que sont révélées les pensées secrètes du cœur.
Devant une situation imprévue, il y a une sorte d’auto police, de maîtrise de soi qui nous échappe et alors ce qui est dans notre cœur en sort. Attention ! Non, ce qui doit en sortir toujours pour bien faire – mais ce n’est pas au début encore une fois, c’est au terme d’une croissance spirituelle réussie – ce qui doit sortir devrait être l’amour, l’abandon, l’ouverture, la sérénité, la paix. C’est cela la jeunesse !
C’est cela qui doit nous donner le courage et aussi une certaine joie de prendre de l’âge, de vieillir parce que nous savons que si nous vieillissons bien en Dieu, en réalité une partie de notre être rajeunit. Et cette partie qui rajeunit, c’est notre être qui va durer éternellement. Il participe à l’éternelle jeunesse de Dieu.
Dans le livre de l’Apocalypse, on nous parle des 24 vieillards qui se trouvent devant le trône de Dieu. Ces vieillards jouent de la harpe et ils sont extrêmement jeunes malgré que ce sont des vieillards car on les voit qui se lèvent, qui se prosternent, qui se redressent, qui chantent, qui jouent. Ce sont des vieillards au plan biologique, ce sont des jeunes au plan de la vie divine qui est en eux.
Mes frères, la mort, nous ne devons pas en faire un spectre lugubre. C’était un peu le genre trappiste autrefois. J’ai vu dans la sacristie de l’Abbaye de Port du Salut comme ça une peinture sinistre. On portait en terre un moine, c’était peut-être l’Abbé de Rancé ? Mais quel décor ? C’était pour avoir peur de la mort.
Mais non, la mort, c’est autre chose. Saint Benoît nous dit que nous devons toujours l’avoir devant les yeux. C’est pas pour nous donner la trouille, comme on dit vulgairement, c’est pas pour nous faire peur ? Non, n’est-ce pas. La mort, c’est celle qu’aimait Saint François d’Assise.
Il remerciait Dieu pour notre sœur la mort corporelle dont il nous fait cadeau. C’est une sœur qui nous prend dans ses bras et qui nous porte là o ù depuis toujours nous espérons aller, où nous sommes déjà par une bonne partie de notre être, dans cette jeunesse éternelle qui sera la nôtre dans une participation pleine à la vie de Dieu.
Donc mes frères, si ce malaise surgit en nous au passage d'une année à l'autre - cela arrive parfois aussi à la date de notre anniversaire - ne nous laissons pas emporter. Disons non n'est-ce pas, car c'est le moment où j'acquiers une année de jeunesse en plus au plan spirituel. Il y a là comme un compte à rebours. Le Christ d'ailleurs nous l'a dit. C'est lorsque vous serez de nouveau devenus des petits enfants que vous entrerez chez moi. Eh bien, chaque année qui passe nous rapproche de cet état et de cette échéance.
Alors mes frères, je pense qu'à la fin de cette année, au dernier jour de cette année, il y a un grand devoir qui nous incombe et nous devons nous en acquitter. C'est le devoir de la reconnaissance. Reconnaissance envers Dieu qui nous a donné pendant toute cette année écoulée de devenir un peu plus jeune spirituellement. Il nous a comblés de faveurs, personnellement, mais aussi au niveau communautaire.
Car j'ai l'impression, et vous aussi sans doute, que même dans la communauté, même si elle a encore vieilli d'un an, même s'il n'est pas arrivé une foule de jeunes qui auraient donné une certaine jeunesse artificielle, j'ai l'impression qu'il y a eu un peu plus de jeunesse spirituelle et nous devons pour cela en remercier Dieu.
Mais notre reconnaissance envers Dieu sera vraie, si nous remercions aussi nos frères, si nous nous remercions les uns les autres pour ce que nous nous sommes apportés les uns aux autres, même à travers des heurts, des chocs, des petits scandales comme dit Saint Benoît, comme il arrive tous les jours dans les monastères.
Mais non, ça a été aussi providentiel pour tester notre jeunesse, pour voir si nous étions capables de réagir tout de suite comme un jeune ! Les jeunes n'ont pas de rancune entre eux. Ils se disputent, ils se battent tant et plus. même dans les familles les mieux organisées, les plus policées on se bat, mais on s'aime bien. Et c'est l'occasion de tester notre jeunesse de coeur dans toutes ces petites choses qui nous arrivent.
Alors si vous le voulez bien, puisque ce soir nous avons le dernier Salut de l'année, nous chanterons ensemble un Te Deum d'action de grâces pour remercier le Seigneur pour tout ce qu'il nous a donné. A ce moment là, essayons d'être groupés ensemble. Nous serons debout et la communauté comme telle exprimera sa reconnaissance et sa gratitude envers Dieu qui est si bon pour nous.
Et après cela nous chanterons l'Office des Complies et nous irons ensuite nous reposer dans la paix comme il est si bien dit dans le psaume. Et alors demain nous nous éveillerons pour une nouvelle année de croissance dans cette jeunesse éternelle vers laquelle nous allons et qui déjà bouillonne en nous.
Table des matières pour l’année 1978 :
Chapitre du jour de l’an. 01.01.78
Chapitre : Portrait d’un Abbé. 03.01.78
8. Son enseignement donne la vie !
Bénédiction Abbatiale de Dom Hubert. 17.01.78
Chapitre : Portrait d’un Abbé. 26.01.78
9. L’Abbé doit s’adapter au tempérament de chacun !
Chapitre : Lettre du Père Abbé Général. 28.01.78
1. Solitude avec Dieu et amour fraternel.
Homélie : Fête de la Présentation. 02.02.78
Chapitre : Le rôle du Prieur. 03.02.78
La nouvelle forme de récollection.
Homélie : Mercredi des cendres. *08.02.78
Chapitre : Lettre du Père Abbé Général. 08.02.78
2. La communauté n’est pas une abstraction.
Chapitre : Lettre du Père Abbé Général. 11.02.78
3. La vie communautaire est un soutien.
Chapitre : Lette du Père Abbé Général. 12.02.78
4. La vie de communauté nous guérit.
Chapitre : Lettre du Père Abbé Général. 13.02.78
5. Un monastère est une communauté de foi.
Chapitre : Option de pauvreté. 14.02.78
Chapitre : Lettre du Père Abbé Général. 15.02.78
6. Nous avons besoin les une des autres !
Chapitre : Lettre du Père Abbé Général. 17.02.78
Nous pouvons, ici, nous mettre à l'école des gens mariés…
Chapitre : Lettre du Père Abbé Général. 18.02.78
Chapitre : Lettre du Père Abbé Général. 20.02.78
Chapitre : Lettre du Père Abbé Général. 21.02.78
10. Importance de l’Eucharistie – rayonner la joie.
Chapitre : L’enseigneur. 22.02.78
Chapitre : L’enseigneur. 27.02.78
Chapitre : L’enseigneur. 28.02.78
Chapitre : L’enseigneur. ??.04.78
4. Le disciple. (non enregistré)
Chapitre : L’enseigneur. ??.04.78
5. Seniores spirituales. (non enregistré).
Semaine Sainte : du 19.03.78 au 26.03.78.
Dimanche des Rameaux. 19.03.78
Introduction à la bénédiction des buis :
Homélie après l’Évangile de l'entrée messianique à Jérusalem.
Homélie après l’Évangile de la Passion.
Introduction à la prière des fidèles.
Introduction à la célébration.
CHAPITRE : Commentaire de Jn 12, 1-11
Chapitre : Commentaire de Jn 13, 21...38
Introduction à la célébration.
Introduction à la prière des fidèles.
Chapitre : Commentaire de Jn 26, 14-25
Introduction à la célébration.
Introduction à la prière des fidèles.
Dimanche de Pâques : Homélie. 26.03.78
Profession des frères Christian, Paul-Michel et Bernard.
Chapitre du jour de Pâques. 26.03.78
Chapitre : L’enseigneur. ??.04.78
Chapitre : Les pensées. 17.04.78
Chapitre : Les pensées. 18.04.78
Chapitre : Les pensées. 24.04.78
4. Fils d’Adam ou fils de Dieu ?
Chapitre : Les pensées. 25.04.78
Chapitre : Les pensées. 28.04.78
Chapitre de l’Ascension. 04.05.78
Récollection mensuelle. 05.05.78
Chapitre : Les pensées. 09.05.78
Fête de la Pentecôte. 14.05.78
1. Introduction à la célébration.
Chapitre : Saint Pacôme. 16.05.78
Chapitre : Saint Pacôme. 19.05.78
Chapitre : Saint Pacôme. 23.05.78
Chapitre : Saint Pacôme. 26.05.78
Chapitre : Saint Pacôme. 27.05.78
Chapitre : Saint Pacôme. 28.05.78
Chapitre : Commentaire sur l’arrogance. 08.06.78
1. Nous sommes chacun des enseigneurs.
Chapitre : Commentaire sur l’arrogance. 09.06.78
2. Le pharisien et les autres.
Chapitre : Commentaire sur l’arrogance. 10.06.78
3. Etre en dessous pour porter les autres.
_____________________________________________Chapitre : Commentaire sur l’arrogance. 12.06.78
Chapitre : Commentaire sur l’arrogance. 13.06.78
5. L’humilité - Le service des autres.
Chapitre : Commentaire sur l’arrogance. 15.06.78
Chapitre : Commentaire sur l’arrogance. 16.06.78
Chapitre : Commentaire sur l’arrogance. 17.06.78
Chapitre : Commentaire sur l’arrogance. 20.06.78
Chapitre : Commentaire sur l’arrogance. 28.06.78
Chapitre : Commentaire sur l’arrogance. 20.07.78
Chapitre : Commentaire sur l’arrogance. 22.07.78
12. Ne jamais mentir à autrui !
Chapitre : Commentaire sur l’arrogance. 25.07.78
Homélie : La Parole du Royaume. 16.07.78
25° Dim. A. * Is. 55, 10-11 * Rm. 8, 18-23 * Mt. 13, 1-23.
Chapitre : La Transfiguration. 31.07.78
1. Le mystère d’une quarantaine.
Chapitre : La Transfiguration. 01.08.78
2. Un réel global – Le manteau de Dieu.
Chapitre : La Transfiguration. 02.08.78
3. L’expérience de la Transfiguration.
Chapitre : Ave Maris Stella. 14.08.78
1. L’hymne, prière contemplative.
Chapitre : L’Assomption de la Vierge Marie. 15.08.78
Marie, patronne de l’Ordre Cistercien.
Chapitre : Ave Maris Stella. 27.08.78
Chapitre : Ave Maris Stella. 27.08.78
Chapitre : Ave Stella Maris. 14.09.78
Chapitre : Amour, perte de soi dans la beauté. 28.10.78
Chapitre : La transparence de l’Abbé. 29.10.78
Chapitre : Amour: Oui inconditionnel sans limite.30.10.78
Chapitre de la Toussaint. 01.11.78
La vie monastique est une énigme.
1. Prendre conscience de ce que nous sommes.
2. Le paradis claustral – Le port de la tranquillité.
Entrée au Noviciat du Frère Jean-François. 12.11.78
3. Plénitude et surabondance de la Vie Trinitaire.
4. Anticipation de l’eschaton.
5. Victoire de Dieu dans un homme.
Chapitre : Le Christ Roi de l’univers. 26.11.78
7. Victoire de Dieu dans une communauté.
Récollection du mois de décembre. 03.12.78
Chapitre : L’obéissance. 04.12.78
Chapitre : Fête de l’Immaculée Conception. 07.12.78
Que représente pour nous cette fête ?.
Chapitre : L’obéissance. 08.12.78
2. L’Abbé nous greffe sur le Christ.
Chapitre : L’obéissance. 11.12.78
3. Devenir des petits enfants.
Chapitre : L’obéissance. 13.12.78
4. L’abbé est une antenne, et un diffuseur.
Chapitre : Le Père Spirituel et le cellérier. 16.12.78
Chapitre : Le mystère de Noël. 24.12.78
Eucharistie du dimanche – Veille de Noël. 24.12.78
1. Introduction à l’Eucharistie.
3. Introduction à la prière des fidèles :
Noël : Messe de minuit. 25.12.78
La fête de l’éternelle jeunesse de Dieu.
1. Avant la procession d’entrée.
2. Homélie de la messe de minuit :
3. Introduction à la prière des fidèles :
Noël : Messe du jour. 25.12.78
1. Introduction à la célébration :
3. Introduction à la prière des fidèles :
Fête de Saint Etienne. 26.12.78
1. Introduction à la célébration :
1. Introduction à la célébration :
Fête des Saints innocents. 28.12.78
1. Introduction à la célébration :
Homélie : Et qu’attendait Siméon ? 29.12.78
Homélie : La Prophétesse Anne. 30.12.78
Chapitre du dernier jour de l’année. 31.12.78