Lectures : ls 11. 1 - 10 * Rm 15. 4-9 * Mt 3. 1 - 12.
Mes frères.
Nous pourrions très bien nous passer d*homélie aujourd'hui car nous venons d'en entendre une qui sort du commun, de Jean. Il est presque malséant de prendre la parole après cet homme qui n'est rien d'autre que la voix, cette voix qui criait à travers le désert ; cette voix qui ébranlait et la terre et le ciel ; cette voix devant laque 1 le tout devait céder et mourir et renaître.
Cette voix a lancé un cri. comme on lance une flèche ébarbée qu'on ne peut plus arracher, comme un coup de massue qu'on ne peut plus effacer : Convertissez-vous, le Royaume de Dieu est là !
Se convertir, un mot bien usé. Il faudrait pouvoir lui rendre toute la vigueur originelle qu'il possédait, opérer une volte-face, renverser la vapeur, arracher et brûler. Se convertir, il y a de quoi hésiter pour entreprendre une telle démarche ! Pour avoir l'audace de s'y lancer, il faut être profondément motivé.
Aussi, voyons-nous Jean le Baptiseur. Jean l'immergeur multiplier, accumuler les images, entasser les images pour évacuer tout malentendu, pour forcer la décision, pour emporter un assentiment. Le Royaume de Dieu est la seule réalité valable. Qui le croyait alors ? Qui le croit de nos jours ?
Ce Royaume de Dieu, nous le savons plus particulièrement, nous, c'est le nerf de la vie monastique et, disons-le, de la vie humaine tout court. Rien d'étonnant donc, si nos lointains ancêtres se sont reconnus sous l'accoutrement étrange, et sous les manières abruptes du Baptiseur.
Jean était atteint d'une maladie ; Jean était de la lignée de ces fous qui ne pensent pas exactement comme tout le monde. Il était habité par une déraison qui lui venait d'ailleurs, une déraison qui lui venait de cet Esprit, de ce Feu dans lequel il avait été plongé dès le sein de sa mère. Une déraison qui réduit en poussière les structures inamovibles qu'édifient à grand-peine les gens de bien, vous savez, ces pharisiens et sadducéens de tous les âges et de tous les coins de la terre.
Reconnaissons-le franchement, nous avons peur de l'insolite, et de plus en plus ! Nous nous sentons bien mieux en sécurité sous la grisaille anonyme de tous les jours. Et pourtant, la vie et l'avenir sont au pouvoir de l'insolite, de ce Royaume de Dieu qui frappe inlassablement à la porte et aux fenêtres de notre cœur.
Le Royaume de Dieu, c'est être immergé dans l'Amour, c'est respirer et transpirer l'Amour et, cela détruit un homme et en même temps le ressuscite. Imaginons un instant un groupe humain, une communauté, qui serait totalement immergée dans l’Amour. Nous assisterions à un jaillissement continu d'harmoniques et de couleurs toujours nouvelles, jamais éteint, chacun étant pleinement soi-même, et l'ensemble se déployant en un geste de grâce et d'équilibre qui évoquerait spontanément la beauté ; cette transfigurante beauté d'une grandiose et somptueuse chorégraphie. Voilà le Royaume de Dieu!
Et ce Royaume de Dieu est tout entier suspendu à un maître de chœur d'où coule toute inspiration et vers qui reflue tout mouvement. Le Chorègos comme l'appelait les premiers Pères, la personne du Christ ressuscité, le dernier et véritable Immergeur qui nous baigne chacun à notre tour et tous ensemble dans son Esprit qui est Feu ; et pour tenir dans ce Feu, il faut une dose peu commune de persévérance et de courage mais la vie est à ce prix, et quelle vie!
Le prophète vient de nous en brosser un tableau saisissant : le loup et l'agneau, le nourrisson et le cobra, tout baignant dans la connaissance de Dieu, comme le fond de la mer est recouvert par les eaux. Mais nous en avons parlé hier soir, inutile d'y revenir.
Nous tenons en nos mains ce Royaume de Dieu que nous attendons encore. N'ayons donc crainte de le déployer comme un éventail pour la joie de nos cœurs et pour le repos de nos frères. Maran atha. Viens Seigneur Jésus!
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Mes frères.
J'ai donc vu une dernière fois en votre compagnie cette finesse d'intuition qu'avait eue le copiste moine qui un jour avait mis des titres aux chapitres de la Règle et en particulier au chapitre concernant l'Abbé. Nous avons bien senti que pour cet homme, le rôle de l'Abbé n'était pas d'exercer une fonction, mais que c'était plutôt de tenir la place de quelqu'un.
Donc d'être investi de certaines qualités qui deviennent partie intégrante de son être et qu'il possède toujours. C'est à dire qu'il doit idéalement posséder à tout moment. Ce n'est donc pas uniquement à certaines heures de la journée où il exercerait une fonction.
Je m'en vais essayer de continuer tout doucement comme ça, avec votre aide. Et ensemble nous allons essayer de découvrir quelles sont les qualités que doit avoir l'Abbé. C'est son devoir, j'y avais beaucoup insisté aussi, plutôt que d'avoir des qualités, j'avais bien dit tel qu'il doit être ! On passe du domaine de l'avoir au niveau de ce qu'on est, ce qui est beaucoup plus engageant et beaucoup plus difficile naturellement.
Je vous avoue que je pars à la découverte sans idées préconçues. Donc, vous en apprendrez autant que moi au fur et à mesure. Et ce sera l'occasion à partir de certaines réflexions de rayonner un peu dans d'autres domaines. Si bien que nous en tirerons tous notre profit, moi le premier, et puis vous aussi.
A moins que ce ne soit l'inverse, vous les premiers et moi ensuite ? Ou bien les deux ensembles au même moment ? Je pense que ce sera plutôt ça ! Mais je vous le dis, il y en aura pour tout le monde.
Mais avant d'aller plus loin, je voudrais bien vous demander une faveur. Elle va peut-être vous paraître étrange ? Ou bien vous la trouverez peut-être toute naturelle ? Je n'en sais rien, mais enfin, pour moi c'est une vraie faveur ! Et c'est de m'appeler par mon nom. Donc de m'appeler soit Père Hubert, soit Dom Hubert, et de ne pas me servir de Père Abbé.
Pourquoi cela ? Pourquoi ? Mais parce que quand je l'entends dire, j'ai la nette impression que ça sonne faux. Si j’étais vraiment devenu un autre Christ, si je pouvais me rendre le témoignage qu'étant Christifié je tiens vraiment et parfaitement la place du Christ, alors je dirais: oui, je mérite en fait ce titre d'Abbé. Mais hélas ! Nous en sommes très loin, très, très, très, très loin.
Et je comprends quelqu'un qui avait - enfin je ne vais pas me mettre à son niveau, loin de là - mais je comprends tout de même cette expression de Saint Bernard qui disait lorsque il parlait de Saint Benoît : O Abbé, ça c'en était un ! Et celui qu'on appelle Abbé maintenant qu'est-ce que c'est à côté de celui-là ?
Alors, si vous voulez bien me faire cette grâce, vous me rendriez un immense service parce que cela me soulagerait énormément. Donc, non pas être appelé par une qualité qui est sensée être la mienne et qui dans le fond me dépersonnalise. C'est un vêtement qui ne me va pas. Non pas que je ne sois pas à l'aise dans, je dirais la mission que vous m'avez confiée, mais c'est autre chose que je veux dire.
Nous devons prendre un peu ça, cette mesure, un peu pour tout le monde : ne pas appeler les frères par leur fonction. Voilà un exemple qui me heurtait déjà avant quand je l'étais : notre frère Jacques par un pur hasard le voilà devenu Prieur. Oui, et pourquoi l'appeler Père Prieur ? C'est le frère Jacques, il n'y a rien à faire. D'abord, il exerce la fonction de Prieur, ici, tout à fait accidentellement et ça peut finir dans moins...dans un an, et puis ce sera un autre ! On est désigné par sa fonction comme par un numéro. On est dépersonnalisé. On est vidé de ce qu'on est.
Non, il y a quelque chose en nous qui ne change pas, et c'est notre nom. C'est ce qui marque notre identité la plus profonde. Et c'est celle-là qui par la grâce que l'on reçoit, ou bien la fonction que l'on exerce, qui doit être petit à petit façonnée, modelée, peut-être transformée ? C'est par le canal de la fonction et de l'état que doit passer la grâce, et qui de là va rayonner sur d'autres.
Donc, toujours dans la mesure où on est poreux par rapport à l'influx de l'Esprit, ou si on est rétif à la volonté du Christ, à ce moment là, la fonction que nous assumons, que nous avons reçu par obéissance, l'état dont nous avons été investis, à ce moment là, ça nous permet de croître dans notre vie d'enfant de Dieu et de nous épanouir. Mais la fonction n'est jamais que secondaire. L'essentiel, c'est toujours ce que nous sommes d'abord.
Donc si vous voulez, puisqu'il s'agit de moi personnellement, si vous voulez me soutenir, m'aider, appelez-moi par mon nom ! Ne m'écrasez pas pour commencer par un titre que je ne mérite pas encore pleinement. Avec votre aide, peut-être qu'un jour je le mériterai ? Enfin à ce moment là. il sera encore temps de revoir les choses.
Alors, je voudrais vous dire encore aussi, c'est toujours à propos de ces noms, c'est que Saint Benoît demande expressément - et il est même sévère à ce moment là - que lorsque les frères se nommeront les uns les autres, il ne sera permis à personne de désigner quelqu'un par son seul nom : mais on s'appellera ou bien frère, ou bien Nonus c'est à dire père, suivant les circonstances. L'Abbé, lui, on l'appellera Domnus ou Abba. 63. 11-13.
Donc on dira Dom Hubert ou Abba Hubert ; jamais, jamais Dom tout court ni Abba tout court, ni Père tout court. Toujours le nom, mais avec un qualificatif : Père, Frère, Dom. Abba etc. mais pas le nom tout court.
Or, c'est une habitude qui s'est introduite ici, et je pense qu'elle n'est pas belle car ça devient du copinage : copain, copain, on se tape sur le ventre, sur les épaules ! Cela fait un peu genre grand camp scout, un peu folâtre, gentil ; ou ça devient un peu groupe d’atelier ?
Oui, il y a des ateliers ici, il y a même une brasserie. Mais alors il n'y a plus grande différence entre Vital et Pierre, ou bien entre Jules et Antoine ? Non, si je m'adresse à eux, ce doit être le frère Pierre et le frère Antoine. Il y a tout de même là quelque chose !
Voyez, on perd petit à petit, on laisse se perdre cette notion si importante que les moines sentaient. Et notez bien que Saint Benoît est sévère ici. Il n'est pas permis, dit-il, nulli liceat, 63,11, à personne qu'il n'est permis, pas même à l'Abbé, nulli. La Règle est au dessus de l'Abbé, ce n'est pas permis, même à lui !
A ce moment là. on perd le sens de la communauté, de cette union de communion qui fait que réellement nous sommes des frères. Vous avez entendu cette belle homélie de Saint Bernard, qui l'a dit tant de fois. Il était son frère selon la chair, mais il était encore infiniment plus son frère selon l'Esprit. Mais à force d'entendre dire Père, Frère, ça passe et on ne le sait plus.
Mais est-ce que ce n'est pas ça une part de notre ascèse, de devoir sans cesse en reprendre conscience ? Même les choses les plus sacrées, les plus belles comme l'Eucharistie qui est le sommet. Mais si nous n'y prenons garde, ça devient une routine. C'est ça ! La vie de foi doit toujours être ravigotée ! c'est une reprise de conscience continuelle.
C'est pour ça qu'on appelait le moine : le vigilant. C'est un homme qui peut s'assoupir un instant parce que la nature, la chair est toujours là. Mais à un moment donné il se réveille. C'est un veilleur ! Il ne se laisse pas entraîner dans la routine.
Alors si vous voulez, reprenons un peu entre nous ce nom de frère quand nous parlons les uns des autres. C'est tellement beau lorsque nous le chargeons de tout son poids de réalités surnaturelles, que nous partageons tous la même vie ! Nous ne pouvons pas. nous ne devons pas nous chercher des misères, nous devons plutôt comme des frères nous soutenir, nous porter les uns les autres et ainsi petit à petit grandir, et vieillir, et mourir en sens contraire.
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Mes frères.
La Règle de Saint Benoît se présente tout d'abord sous la forme d'une exhortation, d'un petit sermon, d'une sorte d'homélie qui s'efforce de définir un peu les grandes lignes de la vie chrétienne, et à partir d'elles, l'intention du législateur pour ce qui a trait à la vie monastique. On dirait presque une exhortation adressée à des novices au moment de la prise d'habit.
Puis vient un premier chapitre où Saint Benoît présente quatre types de moines qui se trouvaient à son époque. Et il précise que ce qu'il va dire a trait uniquement à la race puissante des cénobites. Donc il va légiférer uniquement à l'intention des moines qui vivent une vie en communauté. Puis commence immédiatement le corpus Regulae, donc le corps lui-même de la Règle. Or, il y a quelque chose qui est vraiment symptomatique et qui à mon sens définit d'emblée toute la perspective monastique de Saint Benoît, qui du même coup se trouve être parfaitement traditionnel. Car cette perspective, on la trouve à la naissance même de la vie monastique.
Je n'y avais jamais pris garde, et vous non plus sans doute, parce que voilà, on l'entend, on l'entend. Mais aussitôt qu'on est soi-même un peu concerné, alors on est beaucoup plus éveillé. Et il est remarquable que le premier mot, le tout premier mot de la Règle elle-même, c'est Abbas. Pourquoi ce mot a-t-il été placé en tête ? En latin, comme vous le savez, on joue avec les mots à l'intérieur des phrases un peu comme on veut. Il aurait pu torcher, tourner sa phrase autrement. Mais non, son premier mot est celui-là. Est-ce volontaire ou est-ce involontaire ? On peut se le demander ?
Si c'est volontaire, si donc Saint Benoît a bien réfléchi avant de placer ce mot, ce petit mot en tête, alors c'est pour lui le fruit d'une réflexion sur son expérience personnelle, et puis sur l'expérience de toute la tradition qui l'a précédé. Nous avons donc alors tout de suite un élément qui pèse, un élément qui vaut, un élément qui est important parce qu'il est prégnant. il est lourd de toute une théologie de la vie monastique.
Je dis bien une théologie parce que comme il va le dire un peu après, il va de suite le situer dans une perspective Trinitaire. Vous aurez cet Esprit, vous avez reçu l'Esprit qui fait de vous des fils, Esprit par lequel nous crions: Père ! Il situe donc d'emblée, en tout premier lieu, la vie monastique au sein de la Trinité.
Voyez, je vous dis, est-ce que ça a été réfléchi chez Saint Benoît ou bien non ? Je n'en sais rien ? Mais si ça a été réfléchi, c'est extraordinaire déjà ! Ou bien