Mes frères,
L’inauguration d’une année nouvelle est une parole prophétique que nous devons recueillir avec reconnaissance, une parole très belle dont nous devons faire notre nourriture dans l’action de grâces.
Cette parole ranime en nous la flamme de notre vocation. Elle en restaure l’élan s’il s’était détendu quelque peu au cours des semaines, des mois écoulés. Elle nous rappelle qui nous sommes, elle nous rappelle notre mission au sein de l’humanité.
Le moine est l’homme du commencement, de tous les commencements. Il a établi par la foi sa demeure en Celui qui était au commencement. Il vit à l’intérieur du Verbe de Dieu par qui tout a été fait, par qui tout continue à se faire. Et là, il admire l’œuvre de la création qui est jaillissement continu d’imprévisible nouveauté.
Il devient lui-même créateur par son obéissance fidèle, amoureuse, persévérante. Il vit à la source de tout, la source intelligente et aimante qui est Dieu lui-même, Dieu qui est amour et qui sème partout des étincelles d’amour.
Nous comprenons, à partir de cette parole, qui est vraiment une révélation venue pour nous de la part de notre Dieu, nous comprenons avec quel émerveillement les moines du désert pouvait lire la parole dans la moindre petite chose qui se présentait à leurs regards.
On comprend aussi que la grande tentation qui les assaillait, c’était le dégoût de la vie, le dégoût de la vie qu’ils menaient, cette fameuse acédie qui s’élançait sur eux à coups de boutoirs pour les jeter bas.
A ce moment-là, ils étaient vraiment sur le fil du rasoir. Ils pouvaient se replonger plus profondément encore dans la beauté de Dieu ou bien ils pouvaient tomber, lui tourner le dos et disparaître.
Le moine étant ainsi dans le commencement – n’oublions pas que ce commencement, c’est le Verbe de Dieu, c’est le Christ Jésus – il est donc dans le commencement et il comprend la dimension cosmique de l’amour, car l’amour n’est pas un petit sentiment agréable que l’on pourrait ressentir.
Non, l’amour, c’est Dieu ! Et l’amour a une dimension qui dépasse les limites de l’univers. L’amour pénètre tout, l’amour se répand en nous partout. Et encore une fois, il suffit d’avoir un cœur pur, d’avoir des yeux nouveaux pour le reconnaître et pour se précipiter en lui.
Car il nous habite aussi et l’oreille du moine doit être suffisamment fine pour percevoir à l’intérieur du cœur le chant de l’amour. Mais voilà, c’est tout un travail avant d’arriver à ce stade !
Si le moine est l’homme du commencement, il est aussi l’homme de l’accomplissement car le Christ Verbe de Dieu, dont il est membre, est l’alpha et l’oméga, le commencement et la fin. La vocation du moine est donc de nature eschatologique. Cela signifie que devenu un seul esprit avec le Christ, il rend la fin du monde présente dans sa chair. C’est ce que les premiers moines appelaient la petite résurrection avant la grande.
Et cette fin du monde, comment la rend-il présente ? Mais parce qu’il aime envers et contre tout, exactement comme le Christ. Le démon a tout mis en œuvre pour que, ne fut-ce qu’une fraction de seconde, dans sa pensée le Christ eu un mouvement qui ne fut pas l’amour. Mais c’était inutile, il a perdu. C’était perdu d’avance ! Comme Dieu dont il est le fils, Dieu qui ne désarme jamais quoiqu’on lui fasse, c’est à cette mesure sans mesure que le moine doit parvenir au niveau de l’amour.
Alors mes frères, mon souhait en ce premier Jour de l’An est que nous puissions accomplir notre vocation jusqu’à ce point extrême, jusqu’au bout. Ainsi notre cœur occupera le commencement, et la fin, et tout l’intervalle. Car l’intervalle, c’est le lieu de la lutte, du combat, de la peine ; c’est le lieu des choix ; c’est le lieu de la décision.
Et nous voyons, nous comprenons alors que le moine doit véritablement accrocher son cœur à l’obéissance qui, encore une fois, n’a absolument rien de dégradant mais qui est embrassement amoureux, et instant par instant, de Dieu lui-même dans sa volonté.
A ce moment-là, l’intervalle entre le commencement et la fin porte déjà en lui un peu de ce commencement et un peu de cette fin.
Frères et sœurs,
La bénédiction confiée par Dieu à Aaron et ses descendants en faveur des fils d’Israël a reposé en plénitude sur la Vierge Marie et, telle nous la voyons rejaillir sur chacun de ses enfants, sur chacun d’entre-nous.
Dès l’instant de sa conception, Marie avait été baptisée, immergée dans l’Esprit Saint et le feu. Ce feu a été autour d’elle, durant toute sa vie, un rempart infranchissable. Les assauts du péché se sont brisés contre lui.
Oui, le Seigneur a fait briller sur elle son visage, il s’est penché vers elle. Et Marie le savait, elle l’a dit, elle l’a chanté. Rappelons-nous ses paroles : « Il s’est penché sur son humble servante, c’est pourquoi tous les âges me diront bienheureuse ! ».
Nous sommes fils de Dieu. Nous sommes tous nés de Marie en même temps que le Christ Jésus. Et aujourd’hui encore, et à toute heure, Dieu se penche sur nous. Il veut que la bénédiction qui a reposé sur Marie devienne notre richesse. Il veut nous conduire à un épanouissement surnaturel, un épanouissement divin qui dépasse tous nos rêves.
Le visage de Dieu, c’est à dire son indicible beauté, est tout entier lumière, lumière au-delà de toute lumière. C’est un point de comparaison très faible, mais l’homme auquel il est donné déjà dès cette vie de voir des yeux du cœur cette lumière, il reste sans mots.
Et en se penchant sur Marie, Dieu l’a rendue lumière. Il n’a pu résister au désir, à la joie de devenir par elle et en elle lumière. Ainsi, frères et sœurs, la merveille de l’incarnation de Dieu en Marie était déjà inscrite dans la bénédiction confiée à Aaron et à ses fils. Personne ne le soupçonnait, Dieu seul savait, qui déjà en ce moment se préparait un nid.
Si la lumière est née corporellement de la chair lumineuse de Marie, nous-mêmes qui devons être lumière dans le Christ, nous avons à naître de Marie chacun à notre tour. Et quand je dis chacun à notre tour, je n’exclus pas que nous naissons de Marie tous ensemble. Car dans l’univers de Dieu, la durée est abolie. Il n’y a plus qu’un seul être et cet être, c’est l’amour.
L’œil éveillé du contemplatif admire cette beauté et, finalement il ne peut plus s’en détourner. Il voit même beaucoup plus loin. Il voit l’univers matériel devenir lumière grâce aux enfants de lumière nés de Marie.
Et Marie conservait toutes ces choses dans son cœur. Elle est pour jamais l’exemple que nous devons imiter. Est-ce que nous conservons dans notre cœur toutes les merveilles que Dieu accomplit pour nous, pour chacun de ses enfants ? Nous sommes si facilement distraits. Nous cherchons le divertissement, l’évasion alors que l’univers entier avec Dieu se trouve dans notre cœur.
Maintenant, frères et sœurs, nous connaissons mieux la splendeur inouïe de notre vocation chrétienne. Mon souhait, en ce premier jour de l’an, est celui-ci :
Que nous puissions être de plus en plus fidèle à cette vocation. Le monde a besoin de lumière, d’êtres de lumière vers lesquels il puisse regarder pour connaître la route à suivre, pour conserver l’espérance et pour croire qu’au-delà de toutes les laideurs, de toutes les souffrances, de toutes les injustices dont les hommes sont abreuvés quotidiennement, il y a l’amour, il y a la lumière et, il y a un avenir qui est un avenir d’éternité.
Amen.
Mes frères,
Ces paroles que nous venons d’entendre sont lourdes d’une densité spirituelle extraordinaire. Elles définissent en effet les deux composantes fondamentales de la vie monastique : entendre et voir ; regarder et écouter !
Le moine est une oreille et un œil. Il vit, il bouge, il fait d’après ce qu’il voit et qu’il entend. Il est donc oublieux de ses propres convoitises. Ce qui l’intéresse, c’est d’être en communion de plus en plus intime, et de plus en plus consciente, avec ce que ses yeux contemplent et ce que ses oreilles écoutent.
Ses yeux contemplent la lumière et ses oreilles écoutent un chant. Car la parole de Dieu chante toujours comme la lumière ne fait que danser. Saint Benoît nous dit : apertis oculis ad deificum lumen, Pr.25. Les yeux ouverts vers la lumière qui divinise. C’est la lumière qui fait de nous des dieux, la lumière qui nous fait entrer dans la plénitude de notre destinée divine.
Car nous sommes nés de Dieu, nous sommes des frères du Christ. Nous partageons en plénitude, sans mesure, sans réserve la vie même de Dieu. Nous devons le savoir et surtout en prendre conscience et en faire l’expérience. C’est pour cela que nous devons tenir nos yeux ouverts et nos oreilles ouvertes.
Nous avons hier fait mémoire de deux grands Saints : Basile le grand et Grégoire le théologien. Saint Benoît les a connus directement ou indirectement. Il nous parle de saint Basile. Il nous recommande de le fréquenter, d’être ouverts à son enseignement, à ses directives. Grégoire de Nazianze, saint Benoît l’a connu par l’intermédiaire d’Evagre le pontique. Pour Evagre, Grégoire a été le premier Maître à penser. Et Evagre est venu à saint Benoît par Cassien.
Il y a donc là, nous rencontrons ici un nouveau confluant de deux courants : un courant pratique qui est celui de Basile et un courant contemplatif qui est celui de Grégoire. Et nous le remarquons encore dans ce que saint Benoît nous dit aujourd’hui : Les oreilles ouvertes, les yeux ouverts à la lumière qui divinise, c’est Grégoire. Et si nous pouvons être en même temps et Grégoire et Basile, alors nous sommes des moines accomplis.
Maintenant, qu’est-ce que saint Benoît nous dit avec ces yeux ouverts ? Il parle donc d’une lumière qui fait de nous des dieux, deificum lumen, Pr.25. C’est plus qu’une lumière qui divinise. En latin, on pourrait voir : une lumière déifique, mais étymologiquement ça signifie une lumière qui fait de nous des dieux.
Or, cette lumière, c’est la personne du Christ ressuscité dont l’être remplit l’univers. Le Christ remplit l’univers de sa splendeur, de sa beauté, de sa gloire, de sa lumière. C’est une lumière qui donne vie et consistance à toutes choses. L’Apôtre Jean nous le dit au début de son Evangile : Il était la lumière.
La lumière, c’est la vie des hommes, c’est la consistance même du cosmos. Pourquoi ? Mais parce que, je le répète, cette lumière n’est pas distincte de la personne du Christ dans son être de Dieu, de Verbe et aussi dans son être d’homme ; mais un homme qui a traversé la mort et qui participe en plénitude à la beauté de Dieu le Christ ressuscité.
Cette lumière est donc Dieu lui-même dans son amour et ses énergies. Ce n’est pas une lumière qui ne ferait rien ? Non, c’est une lumière qui continue à créer, à embellir, à diviniser et aussi à transfigurer l’univers matériel.
Un jour viendra où Dieu sera tout en toutes choses. L’univers entier sera devenu lumière, transparence de cette lumière. Et cette lumière magnifique, elle transfigure tous ceux qui s’ouvrent à elle.
Le moine, au début, à l’origine de la vie monastique se retirait dans le désert pour bien des motifs, mais entre autres pour celui-ci : il ne voulait plus être distrait de cette lumière. Dans les déserts, il n’y a rien à voir, rien que la lumière.
Alors là, il était libre de pouvoir vraiment se tenir en dehors de toutes distractions, de tout divertissement et pouvoir s’abreuver de cette lumière. Ce sont naturellement les yeux du cœur qui regardent, qui boivent la lumière et qui deviennent de plus en plus beaux.
Et je voudrais pour clôturer ce soir – je continuerai demain ou après – vous donner un tout petit apophtegme de rien du tout d’Abba Essarion. Essarion était, on ne sait pas tellement de choses sur lui, mais ce qui est certain c’est que c’était un homme courageux, un homme puissant, un homme de foi.
Voici un exemple de sa foi. On peut penser : oui, mais ça, c’est anecdotique ! Oui, peut-être bien ? Mais voici un exemple de sa foi :
L’Abba Dula, le disciple de l’Abba Essarion disait : Alors que nous marchions un jour au bord de la mer, j’eus soif et je dis à l’Abba Essarion : « Père, j’ai très soif ! »
Vous savez que la déshydratation, si ça se poursuit un peu, en une dizaine de jours, c’est la mort ! Ici il avait très soif. C’est pas encore ça, mais enfin ça ne pouvait pas durer.
Ayant fait une prière, il me dit : « Bois de l’eau de mer ! ». Et l’eau se trouva adoucie et j’en bu. Or moi, craignant d’avoir encore soif plus tard, j’en vidai dans une outre.
C’est un homme prévoyant et qui a les pieds sur terre. Mais Essarion, il n’a pas les pieds par terre, il a le cœur dans la lumière.
Voyant cela, le vieillard me dit : « Pourquoi en puises-tu ? ». Je lui dis : « Pardonne-moi, j’ai peur d’avoir soif plus tard ! ». Alors le vieillard dit : « Dieu est ici, Dieu est aussi partout ! ».
Je viens de le prier et voilà ce qui s’est passé ici mais il est partout. Ailleurs je le prierai encore parce qu’il est partout. Il voit, il voit Dieu, il vit avec Dieu. Ses yeux sont ouverts à cette lumière. Cette lumière n’abandonne jamais ceux qui lui sont fidèles. Et voici le petit apophtegme :
L’Abba Essarion au moment de mourir…
Donc ce sont ses dernières paroles, c’est son testament spirituel et nous devons pouvoir le faire nôtre !
…dit : « Le moine doit être comme les chérubins et les séraphins tout œil. »
C’est ça ! Devenir tout œil, le moine est un œil.
Voilà, mes frères, restons sur cette belle parole et dans toute la mesure du possible essayons de devenir nous-mêmes des disciples confiants d’Abba Essarion, mais aussi de saint Basile, de saint Grégoire de Nazianze et de notre Père saint Benoît.
Mes frères,
Revenons un peu à ce que nous avons commencé à méditer hier. Saint Benoît disait donc qu’il fallait tenir les yeux ouverts à la lumière qui divinise, la lumière qui fait des dieux. Mais alors, il dit aussi qu’il faut avoir les oreilles attentives. Oui, le texte dit : attonitis auribus audiam, Pr.25. C’est pas facile à traduire. On a mis ici les oreilles attentives.
C’est autre chose, les oreilles sont assourdies. La voix de Dieu est clamans, elle crie. Et la voix de Dieu, c’est quelque chose, mais quand elle crie ! Rappelez-vous ce qui s’est passé au Sinaï lorsque les enfants d’Israël étaient là. Ils ont dit à Moïse : « Non, qu’il ne nous parle plus. Nous ne pouvons plus entendre cette voix. Nous allons tous mourir ». Alors il a parlé à Moïse seul et, il lui parlait dans la nuée et le tonnerre.
Donc, la voix de Dieu, elle assourdit. Elle entre dans les oreilles. On ne peut pas ne pas l’entendre à condition de ne pas se boucher les oreilles. Cette voix emplit l’univers de sa puissance si bien qu’on n’entend plus qu’elle. Elle est pressante, elle est séduisante, elle est irrésistible. Car Dieu ne propose pas des exploits à réaliser, il ne nous demande pas d’opérer des miracles.
Non, n’est-ce pas, il dit tout simplement : Je vous enseignerai la crainte du Seigneur, Pr.31. Et il vient de nous dire aujourd’hui : C’est celui lui qui marche sans tache et accomplit la justice, qui dit la vérité du fond de son cœur. Pr.60. Mais ce ne sont pas des choses extraordinaires ! Le plus faible physiquement est capable de faire ça comme le plus fort aussi.
Et cette voix, quand on veut bien l’écouter, on ne peut pas lui résister car si elle a la voix des grandes eaux, elle est aussi douce, infiniment douce comme un chant. C’est la voix des cithares, en même temps le tonnerre et en même temps les cithares. Je pense qu’au début elle apparaîtra tonitruante mais, quand on s’y habitue, elle devient musicale et elle suffit.
Eh bien, mes frères, remarquons encore que voir la lumière, tenir les yeux ouverts à la lumière, entendre, avoir les oreilles largement ouvertes pour recevoir toute la voix divine et la laisser pénétrer dans le cœur, dans le fond, c’est un seul et même acte.
Et nous aussi, comme saint Benoît le dit, nous sommes invités à sortir de notre sommeil. Le moine est un homme éveillé. C’est un vigilant, ce n’est pas un dormeur, ce n’est pas un somnolent. Il veille, c’est une sentinelle. Mais pourquoi ?
S’il est éveillé, s’il est vigilant, il va mener la vie angélique. Parce que les anges, dans l’Ecriture, certains sont appelés les vigilants, les hommes qui veillent. Et ils sont appelés des hommes parce qu’ils se présentent à nous sous des apparences humaines, les veilleurs, les vigilants. Et alors ainsi, nous pouvons recevoir la vie même de Dieu tout de suite, et cela pour l’éternité.
Mes frères,
L’Epiphanie éveille dans le cœur du moine dont rêve saint Benoît le désir d’accélérer le temps, de raccourcir la durée. Elle fait monter des profondeurs de l’être un cri, un cri d’impatience, un cri d’espérance qui est le dernier cri que l’humanité ramassée dans l’Eglise de Dieu lance vers le ciel. Et ce cri, nous le connaissons tous : Viens donc Seigneur Jésus !
La manifestation éclatante du Christ ressuscité, l’apparition de son visage de beauté ne peuvent être davantage différés. C’est maintenant, c’est tout de suite que doit se réaliser la bienheureuse rencontre. Il n’est plus possible d’attendre, plus possible de différer. Le fruit est mûr, il faut le cueillir.
Cet élan, ce besoin, cette soif doivent se trouver dans le cœur de tout moine. Si cette foi, si cette soif, si cet élan venaient à être absents, il n’est plus possible de parler de vie monastique, même pas de vie chrétienne. On est de confortables bourgeois qui se rassurent au sein d’une religiosité qui leur permet de mener sur terre une vie rassurante grâce à certains privilèges qui sont liés à cette religiosité, à l’exercice de cette religion.
Mes frères, si nous voulons être attentifs à la parole de Dieu qui nous atteint chaque jour au cours de l’Office, au cours de l’Eucharistie, nous remarquerons de suite que mes paroles sont vraies. Le moine, le chrétien doit être habité par un élan, par un désir. Et ce désir, c’est de voir apparaître sans retard la personne du Seigneur Jésus dans sa beauté.
Et saint Benoît nous le dit lui-même. Il dit que le moine doit vitam aeternam omni concupiscentia spiritali desiderare, 4,53. Ce n’est pas facile à traduire si on veut faire ressortir le sens profond de ce qu’il nous demande. D’abord, il faut remarquer qu’il existe une convoitise, une concupiscentia qui n’est pas inscrite dans la chair mais qui est suscitée par l’Esprit Saint ; donc une concupiscence spirituelle, dit saint Benoît, une convoitise spirituelle.
C’est une sorte de passion qui habite toute la personne et qui la rend malade, cette maladie dont parle l’épouse dans le Cantique, vous l’avez entendu au cours de l’Office de nuit. Je suis malade d’amour, je languis d’amour. Languir après quoi ? Mais on languit après la présence, après la vision de l’époux qui est le Christ. Alors le moine se laisse porter par cette convoitise qui est le besoin de la vie éternelle, la vita aeterna.
Mais cette vie éternelle n’est pas une vie étalée à l’intérieur d’une durée qui serait sans fin. Cette vie éternelle est elle-même une personne. C’est la personne qui dit : « Moi, je suis la vie ; et celui qui est en moi, il possède la vie éternelle. Celui qui est en dehors de moi, il va connaître une première mort et une seconde mort. Il va s’enfoncer de plus en plus bas à l’intérieur de la mort.
Alors, toute l’ardeur de cette convoitise spirituelle, c’est la vie comme je le disais, c’est la vie qui est Dieu lui-même. N’oublions jamais que Dieu, c’est la personne du Seigneur Jésus. Et lorsque au cours de l’Eucharistie, nous communions au corps et au sang du Christ, nous communions à la personne même de Dieu.
Il y a là des, disons des approches qui devraient nous prémunir de toutes distractions. Au cours de l’Eucharistie, où sommes-nous en réalité ? Où ? Est-ce que nous sommes là, ou bien sommes-nous ailleurs dans nos fantasmes ? Mais non, voilà, Dieu est là !
Alors, en la fête de l’Epiphanie, cette convoitise spirituelle devrait à nouveau s’enflammer. Elle peut couver sous la cendre mais en une fête comme celle-ci, elle doit lancer des flammes. Et si notre vie, je le disais il y a un instant mais je le précise, si notre vie n’est pas portée par ce désir de voir Dieu sans tarder, elle perd son sens. Elle s’inverse, elle se replie vers les choses terrestres et périssables.
Or, mes frères, nous sommes enfants de Dieu, nous sommes nés de lui. Nous sommes membres, nous sommes des cellules du corps ressuscité du Christ. Si bien que l’Epiphanie du Seigneur est l’apparition de notre portrait. Les traits du Seigneur doivent se discerner sur notre visage ; et ces traits sont l’amour, la compassion, la douceur, la patience, la bienveillance.
On ne peut jamais reprocher à un Abbé d’avoir trop de patience et d’être trop bon. Vous savez, il est très facile de briser les gens dès maintenant et pour toujours. Mais non, un représentant du Christ est là pour aider la vie à progresser, pour ranimer la vie et pour la conduire toujours plus loin.
Mais pour cela, il faut une patience qui est à l’image de la propre patience de Dieu. Et c’est là un des traits épiphaniques de l’apparition du Christ : la patience, la douceur et l’amour.
Mais cela n’exclut pas la rigueur car la vérité a ses droits et ses exigences. Cela ne veut pas dire que la patience a des limites, cela veut dire que la vérité a ses droits et, qu’à travers cette patience la vérité doit pouvoir avancer et s’affirmer. Car le frère, les frères doivent être conduits vers la guérison spirituelle, la guérison physique aussi.
L’Abbé doit être un sapiens medicus, 27,6. un sage médecin qui sait au moment opportun savoir agir. Le moine peut être ainsi absorbé dans bien des affaires temporelles, mais la pointe de son cœur est dirigée vers Dieu et son univers et, elle n’en dévie pas.
Remarquons encore, mes frères, que saint Benoît dans la liste qu’il donne des instruments du bon travail, il relie la mort au désir spirituel de voir Dieu et d’entrer dans sa vie, d’entrer dans la vie qu’il est, 4,53. Il dit immédiatement après que le moine doit avoir la mort chaque jour suspendue devant ses yeux. La mort n’est plus un spectre terrifiant. Non, la mort est la porte qui s’ouvre sur la vie.
C’est pourquoi saint Benoît les relie. Car là où se trouve le désir spirituel, là où se trouve la convoitise spirituelle, là se trouve sans arrêt la perspective de la mort, de la mort physique, de l’heure oµ la porte s’ouvre et oµ la convoitise peut alors se rassasier sans fin.
Alors, remarquons encore ceci : raccourcir la durée, hâter le temps ne veut pas dire mourir jeune. Il est vrai que les moines et moniales de notre Ordre qui ont dernièrement été béatifiés sont tous morts très jeunes. Thérèse de Lisieux dont nous avons reçu la visite ici à Rochefort dernièrement est aussi morte très jeune.
Mais attention, ça ne veut rien dire, rien dire du tout ! Accélérer le temps, raccourcir la durée ne signifie pas vouloir mourir jeune. Non, cela veut dire nous ouvrir au Christ pour qu’il prenne possession de nous et qu’il nous unisse à lui sans retour, le plus vite possible. C’est cela !
Si bien que nous sommes à l’intérieur d’une durée qui n’est plus la nôtre, qui est celle de Dieu lui-même. Si bien qu’il n’y a plus d’âge à ce moment. Je le rappelais, je pense, au cours d’une homélie de Noël.
Car nous sommes nous tous nés de Dieu, nous avons tous le même âge quel que soit notre carte d’identité. Et cela vaut pour les personnes du passé et pour les personnes du futur. Nous avons tous le même âge. Seulement il y en a qui ont leur âge véritable, c’est à dire que d’autres ne l’ont pas encore atteint. Eh bien, raccourcir la durée, c’est recevoir tout de suite notre âge véritable qui est la jeunesse même du Christ, la jeunesse même de Dieu.
Eh bien, le terme de notre vie monastique et de notre félicité dès ici-bas dans la lumière, c’est précisément avoir reçu le cadeau inestimable de cette jeunesse qui est le résultat de cette concupiscence spirituelle portée à un maximum d’intensité, une intensité telle que Dieu ne peut plus tarder et qu’il accorde tout de suite ce qu’il nous réserve et ce pourquoi il nous a appelés ici.
Eh bien voilà, mes frères, en quelques mots un petit aperçu de la fête de l’Epiphanie. Et comme c’est notre jour de récollection, nous pourrons peut-être laisser la grâce travailler notre cœur pour que nous puissions devenir vraiment ce que Dieu attend de nous et qu’il épiphanise de sa présence et de son être.
Frères et sœurs,
Nous l’avons compris, l’Epiphanie du Seigneur, la manifestation de Dieu dans une chair d’homme, n’est pas un butin réservé aux seuls chrétiens. Elle est un bien commun de l’humanité. Elle a une signification et un retentissement cosmique.
Dieu désire que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité, tous sans exception ; il désire les revêtir de sa propre beauté. Il veut que son image se reflète sur chacun des visages. Ils sont tous des enfants nés de l’amour qu’il est.
Par des voies mystérieuses qu’il est seul à connaître, il les attire à lui et les introduit dans son univers de lumière. Nous ne pouvons qu’admirer son infinie miséricorde et y répondre par un respect inconditionnel de tous les hommes nos frères en lui.
Des mages arrivent à Jérusalem venus de l’Orient lointain. Des mages ? Voilà bien un nom étrange ! En fait, ce sont des hommes qui scrutent le ciel pour en pénétrer les secrets et en recevoir une parole de vie. Ils sont en communion avec Dieu et Dieu leur répond par des signes.
Ce sont des personnages importants. Hérode les traite en égaux. On en a fait des rois d’une générosité et d’une simplicité sans égale. Ils ont soif de la vérité et ils traversent des déserts pour la trouver et, ils la trouvent. Ainsi, frères et sœurs, tout homme en quête de la vérité est un prince connu de Dieu seul et, tôt ou tard, il sera comblé au-delà de toute mesure.
Voici donc des païens qui découvrent l’enfant avec Marie sa mère. Ils se prosternent devant lui et ils lui offrent leurs présents. Ils donnent ce qu’ils ont et c’est sans prix mais surtout, c’est leur cœur qu’ils donnent. Ils sont des visionnaires car leur cœur très pur leur permet de reconnaître Dieu dans cet enfant.
Et ils offrent leur encens à ce Dieu qui est le maître de leur vie et que tant d’hommes méconnaissent. Leur regard franchit les espaces et la durée. Ils voient que cet enfant est le Roi des siècles et ils lui offrent de l’or. Ils voient que cet enfant devra un jour beaucoup souffrir et même mourir et déjà, ils lui offrent la myrrhe qui devra servir à son embaumement. Oui, il devra un jour mourir car Hérode est là, qui guette, qui épie et déjà machine son crime.
Et ensuite, les mages regagnent leur pays rassasiés de joie et de paix. Leurs yeux ont vu le Salut préparé pour tous les peuples. Et ce Salut n’est pas une entité …?…, ce Salut est une personne. Et cette personne est un enfant. Et cette personne est le Seigneur Jésus, Lui qui est l’enfant de toujours, le naïf, le candide, l’innocent, celui qui fait une confiance totale, qui ne recule jamais devant les trahisons, qui est toujours ouvert pour accueillir.
Et c’est ainsi que ce Jésus, étant l’amour même, finit par triompher de tous les refus car il n’est pas possible de résister indéfiniment à l’amour. Et c’est pourquoi il est le Salut de tous les hommes.
On pourrait toujours dire : mais il y a tant d’hommes qui n’ont jamais entendu parler de lui, qui ne le connaissent pas ? C’est vrai ! Mais nous restons alors à un niveau purement naturel, à un niveau quasi biologique tandis que le Seigneur Jésus et sa Vie ne tiennent pas compte de ces frontières.
Les hommes qui ne le connaissent pas, ils le connaissent tout de même car tous ensemble nous formons un seul Corps. Et à l’intérieur de ce Corps, il y a une faculté, un organe spirituel qui tout ensemble aime et connaît. Et c’est notre cœur, là où Dieu a établi sa demeure et d’où il rayonne.
Et ainsi, grâce à nous d’abord les chrétiens qui connaissons et aimons le Christ, tous les hommes à travers nous, tous les hommes qui sont nos frères, tous les hommes qui sont membres avec nous du Corps du Christ, tous les hommes sans exception connaissent le Seigneur Jésus et l’aiment. Et un jour, au grand jour où tous nous ressusciterons, ils verront et ils reconnaîtront.
Frères et sœurs, telle est la merveille opérée par notre Dieu, non seulement aujourd’hui, mais à chaque jour et à chaque instant. Les mages ont donc vu et ont reconnu le Sauveur du monde. Et par leurs yeux, c’est l’humanité entière qui accueillait Dieu. Et déjà, elle savait par eux qu’elle était aimée et entièrement réconciliée.
Mes frères,
Spontanément, lorsque nous parlons du genre cénobitique de vie, nous nous référons à l’étymologie du terme cénobite et nous voyons des moines qui vivent en commun. Saint Benoît le dit ici d’ailleurs : ceux qui vivent en commun, 1,4. C’est vrai et c’est inclus dans le terme monasteriale.
Ils vivent dans un monastère, donc en communauté, et cependant ils sont isolés des autres hommes. C’est une communauté de solitaires. Cela ne veut pas dire qu’ils sont juxtaposés car ils forment un Corps ; mais ils sont tout de même séparés de la communauté des hommes. Même s’ils se trouvent au cœur de l’Eglise, physiquement il y a entre le monde et eux, il y a une séparation, il y a une distance.
Et il y a encore un pas suivant, auquel saint Benoît fait allusion ici, lorsque le moine se sépare de la communauté où il vit pour s’enfoncer dans le désert.
Mais ici, faisons bien attention ! L’anachorétisme pur, c’est à dire les seuls à seul dans le désert a toujours été extrêmement rare et réservé à une élite de moines. C’est un charisme qui n’est pas attaché à tout le monde.
Vous vous rappelez l’apophtegme de Macaire l’Egyptien qui avait rencontré, qui avait vu des moines qui depuis quarante ans vivaient à deux, voilà, tous seuls dans le désert. Et Macaire disait : « Enfin j’ai vu des moines ! ». Oui, il avait vraiment été remis à sa place, il n’était pas encore parvenu à ce niveau. C’est un niveau que nous ne devons pas ambitionner parce qu’il n’est certainement pas pour nous.
Mais pour saint Benoît, l’essentiel de la vie cénobitique n’est pas de vivre en commun, mais de combattre sous une Règle et un Abbé. Voilà la pointe de la définition ! Le combat est caractéristique de tous les vrais moines, qu’ils soient cénobites ou ermites.
Pour les ermites, saint Benoît dira qu’ils peuvent soutenir, Dieu aidant, avec leur seule main et leur seul bras la guerre contre les vices de la chair et des pensées, 1,12. Donc le moine quel qu’il soit, c’est toujours un guerrier, un soldat. Il y a toujours un combat. Ce n’est donc pas un retraité ? Non, il est toujours en tenue de combat. Et c’est la raison pour laquelle le moine est en tenue.
Je sais que dans des monastères – dans notre Ordre, ça n’existe pas – mais dans des monastères bénédictin on est, comme on dit, en civil. Chacun est habillé un peu suivant sa fantaisie, suivant ses goûts. Mais à ce moment-là, il n’y a plus du moins cette façade d’une armée qui est en tenue de combat. Mais quand je dis façade, ce n’est pas dans un sens péjoratif du terme. Mais ce qui frappe que le moine est un soldat toujours en tenue de combat.
Alors un moine qui ne lutte pas ? Eh bien, ce n’est pas un moine authentique. Il usurpe le nom de moine. Il est un menteur. Saint Benoît dira demain qu’un tel homme ment à Dieu et aux hommes. Saint Benoît peut être dur dans ses jugements. Et lorsque saint Benoît porte un jugement, c’est un jugement que nous devons accepter. Et ce moine est un charlatan, il ne mérite pas confiance.
Ce mensonge et ce charlatanisme sont inscrits depuis toujours dans la tradition monastique. Si vous avez un jour l’occasion de lire l’histoire Lausiaque et son commentaire, vous comprendrez tout de suite.
Et donc le propre du cénobite, c’est la bataille sous une Règle et sous un Abbé. L’Abbé, c’est le chef de guerre ; la Règle, ce sont les règles du combat. Il faut donc un entraînement. Si vous envoyez en premières lignes des soldats qui n’ont pas reçu de formation, ils vont se faire tuer en moins de rien. Il y a donc une technique de la bataille, de la guerre. Et cette technique, le moine doit l’apprendre et doit la posséder.
Pourquoi donc sous une Règle ? Eh bien, c’est parce que la Règle codifie une tradition. Et une tradition, ce n’est pas une répétition. Disons que c’est un ensemble de règles, de coutumes, de norme, un esprit que l’on reçoit, dans lequel on s’engage, qu’on assimile et puis qu’on va porter plus loin, parce que chaque moine enrichit la tradition.
Cela ne veut pas dire qu’il doit écrire des livres ? Non, mais à l’intérieur de la tradition, il y a une sève, il y a une âme, il y a un esprit et, le moine qui vit correctement sa vocation de combattant, de lutteur spirituel, il donne un surcroît de vie à la tradition. Et cette tradition, cette Règle est donc source de vérité. Je pense que c’est cela qui est beau !
Maintenant, saint Benoît dit : « sous une Règle et un Abbé, 1,5 » Eh bien, l’Abbé lui-même, il explicite la tradition par sa conduite et par sa parole, par les deux. Une parole qui n’est pas l’expression, la traduction d’une conduite est une parole creuse, une parole vide, une parole vaine. C’est une parole de charlatan et de bateleur ! Non, il faut que la parole coïncide avec la conduite et en soit la traduction orale. L’Abbé est donc ainsi et le gardien, et l’illustration de la Règle.
Donc, mes frères, vous voyez ici, dans ce premier chapitre, pour saint Benoît se dessiner le schéma suivant : la Règle qui porte la tradition et qui la met à notre portée, puis l’Abbé qui explicite la Règle, puis les frères qui recueillent les fruits de la Règle. Et l’ensemble forme un tout organique : le Corps du Christ à cet endroit-là et un temple, un temple spirituel, le temple de l’Esprit-Saint. C’est la raison pour laquelle les premiers cisterciens ne craignaient pas d’appeler le monastère une Eglise, l’Eglise de Cîteaux, l’Eglise de Clairvaux, l’Eglise de Saint Remy.
Je pense que aujourd’hui nous manquons d’audace. On n’ose plus dire l’Eglise de Rochefort, d’Orval ou de Scourmont. On n’ose plus, on emploie des termes plus doux, des termes qui sont plus à notre portée mais qui ont perdu de leur vigueur spirituelle. Non, nous formons une Eglise et nous pouvons en être fiers. Mais c’est aussi une énorme responsabilité, et devant Dieu, et devant les hommes.
Mes frères,
Parler aujourd’hui de sarabaïtes ou de gyrovagues peut sembler anachronique. Mais prenons garde ! Nous pouvons nous demander si ces races ne se retrouvent pas à toutes les époques ? Car sachons-le bien, les mêmes monstres apparaissent sous des visages nouveaux suivant les époques où ils vivent et, derrière différents masques, si on gratte un peu, on reconnaît un esprit identique.
Soyons donc attentifs à ne pas nous laisser nous-mêmes convertir en sarabaïtes ou en gyrovagues ! La vigilance du moine doit être omniprésente. Il doit être un œil, un œil qui voit aussi bien derrière que devant. Oui, la race des sarabaïtes et des gyrovagues n’est pas morte.
Mais que signifie d’abord sarabaïtes ? C’est un mot d’origine sémitique. Les hébraïsants savent ou devraient savoir que la racine sarab signifie être contre, être contradicteur, récalcitrant, réfractaire. Le mot sarabaïtes trouve son origine dans le milieu monastique palestinien et, de là il s’est diffusé partout.
Donc d’abord le sarabaïte est un contradicteur. Il est récalcitrant. C’est un réfractaire. Et à partir de là, on comprend qu’il lui soit impossible de vivre en communauté. Il est toujours contre.
J’en ai connu un ici. Il est mort. Il était beaucoup plus ancien que moi. Eh bien, il était un sarabaïte sans le savoir. Je me souviens très bien car j’ai fait l’expérience, quand on lui parlait, il disait tout bas tout de suite : ce n’est pas vrai, ce n’est pas vrai, ce n’est pas vrai ! Tout le temps !
Donc on pouvait lui parler, il était contre, il contredisait, il n’acceptait pas. Et il disait, mes oreilles l’entendaient mais il ne se rendait pas compte qu’il le disait, mais il disait toujours : c’est pas vrai, c’est pas vrai ! C’est drôle, mais voilà ! Il était brave à par ça, mais il fallait le connaître pour s’accommoder un peu à lui. Il faut dire que ses supérieurs n’ont pas eu tellement facile avec lui. C’est çà être sarabaïte !
Dans le fond, c’est ça ! C’était très gentil, cela n’allait pas très loin. Mais lorsque c’est poussé plus loin, il y a une véritable séparation. Ils ne peuvent pas vivre sous une Règle et un Abbé. La Règle, l’Abbé, la tradition, voilà, ils contredisent tout ça et ils opposent leurs jugements et leurs désirs. C’est ça qui est la Règle suprême, c’est leur propre jugement.
On comprend alors saint Benoît qui dire que le vrai moine doit vivre, doit marcher alieno judicio et impesio, 5,25, d’après le jugement et les indications, ou les ordres, ou les conseils d’un autre. Mais pour le sarabaïte, c’est tout à fait impossible. Il ne s’appuie que sur son propre jugement. Saint Benoît le dit : la satisfaction de leurs désirs leur sert de loi. Ils tiennent pour saint tout ce qu’ils pensent ou préfèrent et regardent comme illicite ce qui leur déplaît, 1,25. C’est ça ! C’est impossible pour eux d’entrer dans des directives venant de l’extérieur. Donc, ce que les autres pensent, ils sont a priori contre. C’est la racine du mot : être contre, être contradicteur.
Et puis alors, en plus de ça, c’est qu’ils se jugent inspirés. Ils sont convaincus d’être dans le vrai. Et ce genre d’individu est incorrigible, on ne sait pas changer ça. Aujourd’hui, on devrait les présenter à un psychiatre qui découvrirait qu’ils sont comme ça depuis toujours. On l’est. Ils sont toujours contre.
S’ils n’étaient pas dans un monastère, ils brûleraient les feux rouges, vous comprenez ? Ils n’accepteraient pas de s’arrêter. Ils sont contre, c’est pas pour eux. Il faut faire autrement, faire autrement que les autres. Voilà le sarabaïte ! Et c’est pour ça que je vous dis que la race n’est pas morte. Et prenons bien garde, nous, de ne pas être tachés, tachetés de la lèpre sarabaïte !
Et je vous assure que ça peut être dangereux. Si je dis : moi, je ne suis pas d’accord avec ce qu’on dit, pas d’accord. A ce moment-là, je prends de la graine de sarabaïte. Et c’est un virus qui peut être dangereux parce qu’il pousse le moine à la singularité, à la marginalisation, à la ruine.
J’ai connu comme ça un jeune moine. J’étais jeune Abbé, quelques mois peut-être ? Et il m’a dit : eh bien moi, je vois très bien de quel bois vous vous chauffez. Je ne suis pas d’accord. Je m’en vais, au revoir. Et il est parti.
Voilà, vous voyez, c’est ça la graine de sarabaïte. Et le malheureux, il est allé jusqu’au bout et je vous assure qu’il en a fait des histoires. Rien de mal, pas des péchés mais en semant la ruine partout où il est passé.
Mes frères,
La vie de saint Antoine est une geste prophétique qui a une valeur normative pour les moines de tous les temps et de tous les lieux. Nous trouvons un fait semblable dans la geste de notre Père Abraham. Nous l’avons entendu au cours de l’Office de nuit.
Il est parti sans savoir où il allait. Il a suivi des chemins inconnus sur lesquels le guidait la voix de Dieu. Il a mérité ainsi de devenir le Père des croyants. Il a cru, il s’est fié à la Parole et il a mérité ainsi de devenir le Père de nous tous.
Eh bien, pour saint Antoine, il s’est passé quelque chose de semblable. Il a lui aussi tout quitté pour suivre la voix du Christ qui l’appelait. Et, il a posé un acte qui nous paraîtra peut-être étrange aujourd’hui, mais qui est précisément un acte d’une valeur incommensurable. Il s’est réfugié dans un tombeau et il y a vécu vingt ans.
Attention ! A cette époque, il n’était pas rare, du moins après saint Antoine, que les moines aillent vivre dans un tombeau. Si vous lisez entre autre l’histoire Lausiaque, vous verrez que c’était même fréquent. C’étaient des mausolées, de grands tombeaux. Enfin, c’est là qu’il a vécu solitaire.
Mes frères, il y a là une décision prise par Antoine certainement sous l’influence de l’Esprit-Saint, car ce devait être une indication pour nous. Antoine disait à sa manière – car il était initiateur, ne l’oublions pas, il n’avait pas de référence devant lui – il nous enseignait que le moine doit s’enraciner dans un lieu sans en sortir, sans le quitter.
Ce lieu, c’est un terreau à l’intérieur duquel il va enfoncer ses racines pour y puiser une sève qui lui permettra de vivre spirituellement, surnaturellement. Nous avons dans cette folie – appelons-là ainsi – de saint Antoine l’origine de notre vœu de stabilité.
Il y a d’autres détails dans la vie d’Antoine qui sont aussi remarquables pour nous, mais ce n’est pas le moment de nous y arrêter ce soir. Je veux simplement vous faire sentir la différence qu’il y a entre Antoine avec ce genre de caractère indispensable d’un enracinement dans un lieu et la folie du gyrovague.
Qu’est-ce qu’un gyrovague pour saint Benoît ? Eh bien, c’est un moine qui erre en tournoyant. Voilà ce que signifie l’étymologie de gyrovague. Et cet homme commet un double méfait. Il court de tout côté, il est vagabond, inconstant et il tourne en rond dans un cercle avec son moi comme centre.
Donc, il y a ici une double erreur : il court de tout côté et vagabonde et en même temps il tourne sur lui-même. Et c’est son moi qui est le centre de tout.
C’est exactement le contraire de ce que fait Antoine. Antoine, lui, se fixe en un lieu. Il s’y cache, il s’y enfonce comme le grain de blé dans le sol. Et là, il y meurt à lui-même. Et grâce à cette mort mystique, il va pouvoir devenir fécond et être le Père d’une multitude de moines.
Le gyrovague par contre, il tourne sur lui-même comme une toupie. Il est parfaitement stérile parce qu’il n’a pas de racines. N’ayant aucune stabilité, il ne peut grandir.
Nous devons prendre garde, mes frères, à ne pas tomber dans ce travers ! Mais comment le pouvons-nous aujourd’hui ? Ne pensons pas à l’un ou l’autre moine qui va aussi aujourd’hui de monastère en monastère, non pas deux ou trois jours mais deux ou trois semaines ou deux ou trois mois . et cela sous toutes sortes de prétextes jusqu’à ce que le Chapitre Général intervienne et lui ordonne de rentrer chez lui et de ne plus bouger. C’est une maladie mentale !
Mais nous, aujourd’hui, dans notre monastère, prenons bien garde ! Car dans une certaine agitation, nous pouvons nous imaginer que nous faisons quelque chose. Affairé sans rien faire, disait déjà l’Apôtre Paul. On remue beaucoup de vent mais on ne fait pratiquement rien. On est dans l’agitation et on est un inconstant. On devient un être inconsistant, fantomatique. On n’a pas de solidité.
Pour avoir de la solidité, il faut non seulement s’enraciner dans un lieu, mais il faut aussi s’enraciner dans l’obéissance, dans la volonté de Dieu. En dehors d’elle, il n’y a rien.
Maintenant, mes frères, pour être encore plus précis, prenons garde à une chose qui, celle-là, est très fréquente et nous y sommes tous autant que nous sommes, moi comme vous, nous y sommes exposés.
Quand je laisse courir mon imagination, ma mémoire, mon cœur, je suis un gyrovague, un vrai gyrovague. Je ne cours pas de tout côté avec mes jambes, mais j’y cours par mon imagination, ma mémoire, voilà !
Et je ne suis pas un homme stable. Je ne suis pas enfermé dans le tombeau de la volonté de Dieu. Je ne suis pas le fidèle d’un terreau. Non, je voltige. Je suis présent de corps mais pour le reste je suis parti ailleurs.
Mes frères, prenons bien garde à cela parce que, je vous le dis, c’est un piège dans lequel nous sommes tous tombés autant que nous sommes ici et contre lequel nous devons nous prémunir.
L’occasion de cela, une des occasions – heureusement elle n’est pas ici – c’est la TV. Voyez dans un monastère où tous les jours il y a un spectacle de TV ? Pour sensibiliser les frères aux besoins du monde, on leur passe le Journal Télévisé avec toutes sortes de choses les plus horribles et les plus belles.
Alors comment voulez-vous que ces hommes, après, ne retournent pas dans tous ces endroits qu’ils ont vus pour laisser courir alors leur imagination là-dessus, pour s’enflammer au sujet de certaines choses.
Mes frères, tous les jours, le journal me passe entre les mains. Mais il faut bien que je le consulte car il y a des choses que je dois savoir, ne fut-ce que la TVA qui passe de 20,5% à 21%, ou bien savoir si la monnaie unique va bientôt être instaurée, ne fut-ce qu’en comptabilité.
Mais, je ne dis pas ça pour me vanter, mais si je vais au Chapitre Général ou à une Conférence Régionale, ça peut durer huit jours, ça peut durer trois semaines, je ne vois absolument aucun journal même quand ils sont là. Cela ne m’intéresse absolument pas, mais absolument pas. Ce qui se passe dans le monde n’est pas mon affaire. C’est l’affaire des hommes et puis c’est l’affaire de Dieu tout au sommet.
Mais moi, mon rôle de moine, c’est de rester comme ça ouvert à la lumière de Dieu pour qu’il y ait au moins sur un point du globe, à un point précis de l’univers, qu’il y ait au moins un homme à l’intérieur duquel Dieu et son Esprit peuvent entièrement et librement jouer. Oui, c’est cela qu’il faut faire !
Donc, prenons bien garde, mes frères, de tomber dans le piège de la gyrovagie car cela pourrait être dangereux pour l’épanouissement de notre vie contemplative.
Mes frères,
Ce matin, nous avons ouvert la Semaine de Prières pour l’Unité des chrétiens. L’Eglise au cours des siècles a éclaté en une multitude de Confessions. Il y en a des centaines. C’est profondément triste mais le regard de notre foi doit percer le voile des apparences.
Les chrétiens sont divisés, certes, et pourtant ils sont radicalement UN. Les brisures, les fractures ont été et sont encore le fait d’hommes trop sûrs d’eux-mêmes ou angoissés, avides de pouvoir ou résignés, bornés dans leurs jugements ou aveuglés par les passions.
Si on veut faire l’historique de nos divisions, c’est cela qu’on trouve à l’origine. Ce sont des affaires d’hommes, d’hommes faibles, d’hommes faillibles, d’hommes pécheurs. Mais aujourd’hui, il y a en plus le poids de l’Histoire, l’accumulation des préjugés.
Je vais vous en donner un tout récent que j’ai appris. C’est une dame très intelligente, belle situation. Elle est de confession protestante et elle faisait cette remarque : Dire qu’il y a des catholiques qui pensent qu’ils sont chrétiens ! Pour elle, les catholiques ne sont pas des chrétiens. Et c’est d’aujourd’hui ! Vous voyez les préjugés tenaces !
Il y a aussi le durcissement des positions théologiques ou canoniques. Il y a des siècles de peurs, de rancœurs, de frustrations. Lorsque nous étions à Chevetogne lors de la visite du Patriarche de Constantinople, nous avons entendu son allocution durant les Vêpres. Et je l’ai redit ici, il a fait, je pense, trois fois allusion à la prise de Constantinople par les croisés. Regardez un peu, sept cent ans après, ce n’est pas encore enlevé du cœur des grecs !
Eh bien tout cela, mes frères, c’est la surface visible de l’Eglise, une surface bien réelle où les choses sont ainsi. Mais à la racine, dans des profondeurs inaccessibles à notre raison, il y a l’Esprit-Saint qui assure, qui garantit une unité que rien, absolument rien ne peut altérer.
Le Christ a dit avant de se séparer de ses disciples : « Je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin du monde ». C’est dans ces profondeurs qu’il est avec son Eglise par son Esprit ;
Alors pour ce qui nous regarde, notre contemplation et notre prière doivent se laisser porter avec audace et confiance jusqu’en ces profondeurs mystérieuses qui sont le cœur du cœur de l’Eglise. Et nous devons en faire monter un parfum que les chrétiens de toutes Confessions attelés au travail de réconciliation pourront mystérieusement respirer.
C’est là que se situe notre rôle et notre mission, notre grand labeur de la reconstruction de l’unité visible de l’Eglise. Même si cette unité devait se reconstituer quelques années ou quelques mois avant la fin du monde, notre mission n’aurait pas été inutile.
Car dans l’univers de Dieu – je l’ai déjà dit combien de fois ? – il n’y a pas de durée. Lorsque nous remplissons notre rôle aujourd’hui, nous agissons sur l’eskaton, sur le dernier jour.
Et le moine est ainsi une fenêtre ouverte sur l’espérance. Il voit ce que les autres ne voient pas et il en témoigne. Il voit cette unité et il en témoigne. Et il en témoigne par son infinie capacité d’ouverture, par un accueil qui ne fait pas de distinction entre les frères. Il en témoigne par son humilité, par une charité sincère.
Lorsqu’il se trouve devant un autre chrétien, lorsqu’il en entend parler, lorsqu’il écoute leurs paroles à travers un écrit, il va toujours donner le préjugé favorable. Il se trouve devant un frère qui a quelque chose à lui dire, quelque chose à lui apporter, quelque chose à rayonner, une lumière à verser dans son cœur. Et il le juge plus grand que lui. Un moine ne peut jamais avoir un sentiment de supériorité. Au contraire, il est en-dessous et à tout à recevoir de tout le monde.
Il en témoigne aussi par des paroles, des paroles de bienveillance, d’estime, de respect lorsqu’il parle des autres, lorsqu’il parle des autres chrétiens. Est-ce que chacun n’a pas le droit d’être ce qu’il est ? Est-ce que le bras de Dieu serait trop court ? Est-ce que les autres Confessions Chrétiennes ne seraient pas des nids où peut naître la sainteté ?
J’ai eu en main quelques extraits de la Règle des Diaconesses du Rely (?). Rely, c’est un faubourg de Paris où il y a des diaconesses, c’est à dire des religieuses réformées, protestantes réformées qui tiennent une grande clinique. Elles ont une Règle, ce sont donc de véritables religieuses. J’ai vu leurs photos et on ne saurait absolument pas les distinguer de religieuses d’ici sinon qu’elles sont bien mieux habillées. Elles ont un réfectoire disposé comme le nôtre, ici. On dirait vraiment des moniales de notre Ordre.
Eh bien, j’ai lu quelques extraits de leur Règle et c’est extraordinaire, très très beau au plan spirituel. Et je pense que partout dans toutes les Eglises Chrétiennes, il y a de la place pour la sainteté.
Alors, mes frères, au plan très pratique, maintenant descendons de la mystique dans la pratique concrète de notre vie de tous les jours ici, veillons pour nous à consolider l’unité de notre communauté. Comment serait-il possible de prier pour l’unité de l’Eglise si nous sabotions l’unité de notre communauté ? Ou bien si elle nous laissait indifférente ? Non, ce n’est pas possible. Il faut que notre communauté soit une, que la petite Eglise de saint Remy à Rochefort soit vraiment une. Alors sa prière pourra être vraiment efficace et son témoignage sera vrai.
Et pour sans cesse nourrir et affermir cette unité, essayons de mettre en œuvre, de travailler avec les deux premiers outils que saint Benoît nous a présenté aujourd’hui : avant tout, aimer le Seigneur de tout son cœur, de toute son âme et de toute sa force, ensuite le prochain comme soi-même, 4,4.
Si nous pouvions travailler avec nos deux outils, je vous garantis que votre unité ne fera que se resserrer. Ne l’oublions pas – je l’ai rappelé au moment des célébrations de Noël – nous sommes nés de l’Amour.
Alors laissons-nous saisir entièrement par l’amour. C’est si simple, c’est si facile ! Mais il y a en nous toujours cette peur viscérale que si je me laisse prendre par l’amour, il va m’arriver malheur ; mais en ce sens-ci qu’on va m’exploiter, on va me faire ceci, on va faire ça ?
Mais non, quand on se laisse saisir par l’amour, cet amour qui est Dieu, à ce moment-là on est dans le champ immense de la propre liberté de Dieu. Oui, laissons-nous vraiment dévorer par notre Dieu qui est amour ! Si nous mourrons en lui, en lui nous vivrons.
Voilà, mes frères, nous sommes tous différents, mais la diversité est un indice de beauté. Si nous étions tous les mêmes, ce serait mortel, ce serait artificiel. Nous serions comme des bouteilles de bière qui sortent de la soutireuse ou de la capsuleuse et qu’on va encaisser. Nous sommes tous différents, c’est là notre richesse et notre beauté.
C’est la richesse et la beauté de l’Eglise qu’il y ait des Confessions différentes à l’intérieur d’elle, mais qu’elles soient une. Et c’est à cette unité-là que nous devons travailler en étant, nous, un ici par le cœur et par l’agir.
Mes frères,
Saint Benoît termine la péricope qu’il nous présente ce soir sur deux sentences qui s’opposent et se complètent. Il nous recommande de nous reconnaître toujours comme auteur du mal que nous faisons et de nous l’imputer, 4,49. Par contre si nous voyons en nous quelque bien, nous devons le rapporter à Dieu et non à nous-mêmes, 4,47.
Nous reconnaître toujours comme l’auteur du mal que nous faisons, ce n’est pas un réflexe habituel comme si l’homme était foncièrement mauvais et qu’il ne pouvait sortir de lui que du mal. Non, saint Benoît nous dit que nous pouvons découvrir en nous du bien. Mais alors, nous devons le rapporter à Dieu. Mais pourquoi ?
C’est que le terme que rend ici le latin bonum, le bonum, le bien, c’est ce qui est conforme à Dieu et à sa volonté. Dieu seul est bon, totalement bon. Le reste, c’est plus ou moins entaché d’erreur.
Rappelez-vous la réponse de Jésus à ce jeune qui voulait le suivre et qui lui disait : « Bon Maître, que dois-je faire pour avoir en partage la vie éternelle ? ». Et Jésus lui répond d’abord : « Pourquoi m’appelles-tu bon ? Dieu seul est bon ».
En l’appelant Bon Maître, ce jeune homme reconnaissait sans le savoir que Jésus avait en lui plus qu’une nature humaine. Il portait en lui la source de tout ce qui est bon. Il était Dieu le seul bon.
Le mal, le malum, comme dit saint Benoît, c’est ce qui est contre Dieu ou à côté de Dieu. C’est le contraire de l’amour car Dieu est bon parce qu’il est amour et que sa volonté ne cherche que le bien de la créature.
Lorsque Dieu avait tout fini de créer, et même parfois en créant, il s’arrêtait, il regardait et disait : « C’est tout de même bon, c’est tout de même bien, c’est tout de même beau ! ». Car le bon et le beau sont frères et Dieu qui est amour ne veut que notre bien. Il veut faire de nous des êtres bons, il veut faire de nous des créatures qui sont le reflet de sa beauté.
Et le mal, le malum, c’est ce qui est contraire à Dieu et à son amour. Et ce mal est lié à l’infirmité de la nature blessée, traumatisée, malade. Et il est souvent synonyme de péché, pas toujours mais fréquemment.
Nous avons été entraînés dans le mal parce que nous avons fait confiance au mensonge, à un menteur. Nous, dans la personne du premier homme qui a dévié de la trajectoire et qui a accueilli en son cœur le mal.
Mais attention ! Nous sommes aussi les membres du Christ, donc nés avec lui, nés en lui. Si bien que le germe de la bonté est aussi en nous. Mais comme saint Benoît nous le dit, nous devons le rapporter à Dieu, 4,47 et pas penser que cela vient de nous.
Maintenant, se reconnaître toujours comme l’auteur du mal et se l’imputer, 4,50, c’est le rappel d’une sentence de notre Père saint Antoine et, c’est un principe sur lequel les Pères du désert construisaient leur propre vie et celle de leurs disciples.
Antoine disait à Abba Poemen : « Voici la grande œuvre de l’homme, de tout homme : Prendre sur soi-même sa faute devant Dieu et s’attendre à la tentation jusqu’à son dernier souffle.
Prendre sur soi-même sa faute devant Dieu, c’est ce que saint Benoît dit ici se reconnaître comme l’auteur du mal qui est en soi et se l’imputer, 4,50. C’est donc assumer la responsabilité de sa faute et innocenter Dieu et les hommes.
Vous le savez, le réflexe premier quand on a commis une erreur dans quelque domaine que ce soit, c’est de rechercher la responsabilité hors de soi. C’est la faute d’un tel, c’est la faute de la machine, c’est de la faute de n’importe qui mais ce n’est pas ma faute à moi. J’ai été pris de court.
Non, l’origine de ma faute, elle est en moi. Je me l’impute, j’en prends la responsabilité et j’innocente Dieu, les hommes et les choses. C’est là l’exercice de la véritable humilité, l’humilité qui, à son sommet fera que le moine se jugera à toute heure coupable de ses péchés. Oui, coupable ! Et c’est pour ça qu’il se tient devant Dieu dans une attitude de coupable.
Voyez ! Il faut s’exercer à cela dès le début. Il ne faut pas penser que le douzième degré d’humilité est comme un chapeau, une couronne que l’on reçoit quand on arrive au-dessus de l’échelle. Non, non, il faut avec patience s’y exercer tout de suite. C’est la grandeur du moine, c’est la grandeur de tout homme d’innocenter Dieu et les autres et de prendre sur soi-même sa faute devant Dieu.
Maintenant, Antoine disait qu’il fallait s’attendre à la tentation jusqu’à son dernier souffle. C’est vrai ! La tentation, c’est ce qui nous met à l’épreuve, ce qui nous teste, ce qui est l’occasion pour nous de grandir ; mais peut-être aussi sera-ce une occasion de chute. C’est ambivalent !
Mais la tentation à laquelle Antoine fait implicitement allusion ici, c’est la tentation de rejeter la responsabilité de ses fautes. Jusqu’à notre dernier souffle, c’est ce qui va nous guetter. C’est un réflexe ! Ce fut le réflexe aussi du premier homme : oui, c’est ma femme, c’est la femme que tu m’as donnée. Et la femme dira : oui, mais c’est pas moi, c’est le serpent ! Voilà !
Non, mes frères, nous devons prendre sur nous ce que nous avons fait. C’est là le signe de la maturité spirituelle et d’une taille adulte en Christ. Car qu’a fait le Christ, lui qui n’avait pas de fautes, aucune faute ? Eh bien, le Christ a pris sur lui la faute des autres. Et ça, c’est encore un degré plus haut, lorsque nous prenons sur nous la faute de nos frères.
Alors ça, je pense que nous ne devons pas trop nous vanter d’y être arrivé, d’être arrivé à prendre sur nous la faute des autres. A ce moment-là, ce n’est plus moi qui vit, c’est le Christ qui vit en moi et qui en moi, à travers moi, poursuit et achève son œuvre, son travail, son labeur de Rédemption.
Mais voilà, mes frères, lorsque Dieu rencontre un moine de ce calibre, non pas un moine arrivé au douzième degré d’humilité mais un moine tout petit qui fait son possible pour se reconnaître tel qu’il est, qui ne recule pas devant la responsabilité de ses erreurs, et de ses fautes, et de ses péchés, lorsqu’il rencontre un homme de cette qualité, alors il peut tout oser avec lui parce qu’il sait que cet homme-là, que ce moine-là n’abusera pas.
Mes frères, n’oublions pas que nous sommes dans la semaine de prières pour l’Unité des chrétiens et c’est bien d’application ici dans la grande Eglise. Oui, nous prions pour que les autres se convertissent parce que c’est à cause de nous que l’Eglise est déchirée, qu’elle est divisée.
Non ! C’est de la faute des Orthodoxes, ils n’avaient qu’à faire ceci ! C’est de la faute des Protestants, ils n’avaient qu’à faire çà ! C’est de la faute des Nestoriens, ils ne valent pas grand chose ! Mais nous, voyez, nous sommes quittes de toute responsabilité.
Non, si nous voulons vraiment prier pour que l’unité de l’Eglise se reconstitue, nous devons dire, nous catholiques nous devons dire que nous sommes responsables de la déchirure de l’Eglise autant que les autres et, peut-être encore davantage. Ayant plus reçu, eh bien, on nous réclame plus que les autres.
Vous voyez, mes frères, faisons-en notre profit, non seulement pour nous-mêmes mais aussi au cours de cette semaine, que notre prière pour la reconstitution de l’Unité de l’Eglise soit une prière de repentir, reconnaissant nos erreurs, reconnaissant nos fautes et assumant en toute lucidité notre responsabilité.
Mes frères,
Saint Benoît vient de nous confier un …?… d’une remarquable beauté spirituelle. C’est une sentence qui est sortie de son cœur de Père. Nous allons en analyser chacun des termes afin d’en extraire la substantifique moelle. Il nous parle des praecepta Dei que nous devons cotidie adimplere, 4,78. Je cite le mot latin, puis français s’il a son correspondant dans la langue française.
Les praecepta ou les préceptes, c’est en hébreux les ……….., de la racine ……….. pour les hébraïsants parmi nous. Et cette racine signifie régler, ordonner, décider, commander. Il y a en elle une image d’ordonnance, d’équilibre, de solidité, je dirais de stabilité. C’est à l’intérieur d’une stabilité que nous devons accomplir les préceptes du Seigneur.
Le Psaume 18 en parle également. Il nous dit que le commandement du Seigneur est lumière et qu’il emplit les yeux de clarté. Le précepte du Seigneur doit donc décider de l’orientation et de la réussite d’une vie. Grâce à lui, l’homme devient lumière comme Dieu lui-même est lumière.
C’est normal car le précepte, le commandement, le conseil que Dieu nous confie vient des profondeurs de Dieu qui est amour, de Dieu qui est lumière. Lorsque nous le faisons nôtre, nous devenons nous-mêmes un rayon de cette lumière qu’est notre Dieu.
Il est donc bénéfique de les adimplere comme dit saint Benoît en 4,78. Dans la Règle en français, il est dit accomplir et c’est vrai ! Mais le mot latin va plus loin. Il faut les accomplir à fond, non pas à moitié, mais jusqu’au bout et de bon cœur. Ils sont nourriture divine et promesse d’avenir.
L’obéissance aux préceptes, aux commandements du Seigneur n’est pas avilissement mais elle est libération des passions stériles et des étroitesses peureuses. Un homme qui fait sien les commandements du Seigneur, il devient un homme aux idées larges. Toutes les étroitesses éclatent, elles sautent, elles disparaissent. Il y a une largeur d’esprit et une largeur de cœur égale à celle de Dieu. D’ailleurs saint Benoît dira au sommet de l’échelle de l’humilité que le cœur se dilate. Et c’est vrai !
Dans le mot latin aussi adimplere, il y a comme un enthousiasme, une joie porteuse d’espérance. Nous sommes à ce moment-là sous le souffle de l’Esprit-Saint et on ne sait pas où il va nous emporter. Abraham est parti sans savoir où il allait. Celui qui naît de l’Esprit, on ne sait ni d’où il vient, ni où il va. Il participe à la nature de Dieu.
Et nous devons accomplir à fond le précepte du Seigneur, cotidie, jour après jour. Nous sommes donc dans une aura qui a nom persévérance, ténacité, patience, confiance, fidélité, amour. Jour et nuit sans relâche précise saint Benoît aujourd’hui encore en 4,93. Jour et nuit sans relâche nous devons nous en servir. Et au jour du jugement nous le remettrons au Seigneur. C’est donc une exploration qui n’en fini pas et qui devient dans notre cœur avant goût de la vie éternelle.
Voilà, frères, la beauté de notre vie si nous avons l’audace de nous ouvrir à toute sa richesse !
Mes frères,
Nous allons ce matin faire un petit saut en arrière et revenir auprès de nos Saints Fondateurs. Nous avons commencé à les honorer au soir du jour où nous avions fait mémoire de la conversion de l’Apôtre Paul et où se clôturait la prière pour l’Unité des chrétiens.
C’est beaucoup de choses en une fois ! Et pourtant, il y a un lien qui unit ces trois événements ecclésiaux et liturgiques. Ils sont tous unis par une même exigence, à savoir un besoin urgent de conversion. Nous sommes tous habités par le péché qui exerce en nous et autour de nous une force centrifuge qui tend à nous éloigner les uns des autres, à nous séparer, à nous désunir.
Le péché est un enfermement sur soi, est un refus de l’amour. On se barricade dans une forteresse parce que l’autre fait peur. Même le péché le plus secret ressorti à ce phénomène d’égocentrisme. On comprend que le péché exerce cette force centrifuge qui divise les hommes. Il dresse vraiment des barrières jusqu’au ciel, des barricades, des forteresses.
Par contre, la conversion exerce une force centripète. Elle jette bas les barricades. Elle ouvre les frontières. Elle nous rapproche les uns des autres et, elle finit par nous unir. On peut dire sans crainte d’erreur que le ciment qui solidifie une communauté, et en particulier une communauté monastique, c’est la conversion de ceux qui l’habitent.
Il n’est donc pas étonnant que saint Benoît en ait fait l’objet d’un vœu. Nous devons toujours lutter contre les forces centrifuges et nous laisser emporter plutôt par les forces centripètes. Et cet abandon n’est rien d’autre que la conversion. C’est un bris parce que la conversion va aussi nous ouvrir la porte de la souffrance car l’autre est différent de moi et toute différence m’inquiète.
Il faudra donc que j’accepte cette différence, que je l’admire, que je l’aime en sachant que, et l’autre et moi, nous sommes complémentaires, que nous apportons une richesse à l’Eglise, à la communauté, la nôtre, et puis à l’humanité comme telle.
Et les fondateurs de Cîteaux ont voulu revenir à une forme de vie monastique plus proche de la réalité, une réalité qu’ils voulaient plus pure. Ils ont rejeté tout ce qui pouvait l’altérer. Ils nous enseignent ainsi le lien étroit qui unit la conversion, le renoncement et la pauvreté.
La qualité de notre vie contemplative dépend de ces trois dispositions fondamentales. Vivre pour Dieu seul, vivre de Dieu seul suppose qu’on se détourne de soi, qu’on renonce à son égoïsme et qu’on accepte de tout recevoir de Dieu, de Dieu qui donne toujours par l’intermédiaire des autres.
Je vous assure, mes frères, que ce n’est pas une entreprise de toute facilité. Comme je le disais tout à l’heure, créer une communauté, une véritable communauté où chacun est transparent devant l’autre, c’est une tâche qui dépasse les capacité de l’homme abandonné à ses forces humaines. Ce n’est pas possible ! Il faut que l’Esprit-Saint pénètre les cœurs, qu’il les transforme, qu’il les convertisse. Et à ce moment-là, une communauté commence à exister, à croître et à rayonner.
Où en sommes-nous, mes frères, sous ce rapport, rapport de la pauvreté, du renoncement et de la conversion ? Il n’est pas facile de le mesurer car les critères de jugement sont très subjectifs. Les besoins de l’homme d’aujourd’hui sont bien plus grands que les besoins de l’homme d’autrefois.
Quand on a l’occasion de rencontrer des personnes du monde qui racontent leurs petites affaires très gentilles, on s’aperçoit qu’ils sont encombrés d’un tas de futilités qui pourtant constituent l’étoffe de leur vie. Si on le leur enlevait, ils seraient tout perdus.
Prenons un petit exemple que nous pourrions avoir ici dans le monastère. Imaginons que nous devrions vivre sans électricité. Imaginez le bouleversement ! Pourtant cela pourrait très bien arriver : un accident spectaculaire quelque part et il n’y a plus de courant électrique !Eh bien, nous serions fameusement ennuyés.
Auparavant, il n’y a pas si longtemps de cela, ici, on vivait sans électricité. C’étaient des lampes à pétrole. Il y avait un Père, un vieux Père que j’ai encore connu, dont la charge était d’allumer les lampes et de les entretenir. Et il mettait toujours du pétrole et des mèches pour que ça fonctionne. Et les gens vivaient bien, les trappistes vivaient bien. Je ne prends que ça, mais il y a bien d’autres choses, encore bien d’autres.
Imaginons encore, mes frères, qu’on supprime au déjeuner le matin, et le beurre, et les confitures, et le fromage, et qu’on n’ait plus que sa ration de pain sec chacun, et un pain mesuré. Mais ce serait une révolution ! Pire qu’une révolution, on en mourrait, c’est-à-dire qu’on ne pourrait plus vivre. Eh bien, j’ai encore connu ce temps, moi, ici, où c’était comme ça. On recevait du beurre, un tout petit peu de beurre chacun à sa place le jour de Pâques, parfois à Noël.
Vous voyez, mes frères, les besoins d’aujourd’hui sont bien plus grands que les besoins de l’homme d’autrefois et nous ne devons pas nous en plaindre. Nous sommes les victimes de notre culture. Et même si nous cherchons à nous en séparer, nous en restons toujours les serviteurs. C’est ainsi !
Mais nous pouvons pouvoir gérer ces choses et malgré tout, à l’intérieur de notre cœur, rester pauvres, rester des renonçants et des hommes qui n’ont pas peur de s’ouvrir aux autres.
Ce que nous pouvons faire en tout cas, c’est de nous aider à maintenir l’unité entre nous. Et ainsi, ici à notre place, nous travaillerons à la grande œuvre de la réconciliation des chrétiens. C’est tout ensemble pour chacun de nous un devoir et une joie et, puisse Dieu et son Esprit nous y aider.
Mes frères, les Fondateurs de Cîteaux ont vécu voilà neuf cent ans. Les circonstances étaient bien différentes. Entre eux et nous, il y a un abîme. Ils ne s’y retrouveraient certainement pas dans nos monastères d’aujourd’hui. Mais pourtant, il y a une chose qui doit encore nous unir à eux, il y a une facette, une lumière qu’ils devraient pouvoir reconnaître sur notre visage.
Et cette lumière, c’est le besoin, le désir d’une conversion totale. C’est pour cela qu’ils avaient quitté Molesmes, c’était pour mener une vie monastique plus pure, mais aussi se placer dans des circonstances qui leur permettraient de se convertir entièrement, totalement à ce Seigneur qui les séduisait et dont ils voulaient tout sacrifier pour la beauté.
Voilà, mes frères, essayons de porter dans notre cœur ce désir, ce besoin de conversion même si, comme je le disais voici un instant, nous sommes d’une autre race, d’une autre culture et qu’il nous est impossible de renoncer à tout ce que la civilisation d’aujourd’hui met à notre disposition, non pas pour nous empêtrer, pour nous engluer, mais pour nous rendre plus libre, pour libérer nos énergies et les diriger, les focaliser vers la recherche et la découverte de notre Dieu.
Mes frères,
Saint Benoît, au second degré d’humilité, met en parallèle deux réalités constitutives de notre univers psychique : la volonté propre et les désirs. Un homme qui n’aurait pas de désir, un homme qui n’aurait pas de volonté propre serait un anormal. Il est dit de Daniel qu’il était un homme de désirs, de bons désirs naturellement. Ce n'est pas de ceux-ci que parle Saint Benoît, nous allons y arriver.
Nous ne devons donc pas nier cette part essentielle de nous qui est présente, toujours présente et qui nous presse, qui exerce sur nous une pression. Elle ne nous opprime pas mais elle est comme, oui, une pression. Je vois ici l’image d’une machine à vapeur qui exerce une pression sur le piston et qui l’oblige à avancer.
Donc en soi, cette part de nous est bonne puisqu’elle a été créée par Dieu ; mais elle est déréglée et nous devons nous en méfier. Notre praxis monastique consistera à la guérir, à la restaurer, à en faire un instrument de sainteté. Et ce sera le dur et long labeur de l’ascèse.
Les premiers moines, les tous premiers, étaient avertis de ces choses et Evagre le Pontique a parfaitement mis en lumière cet enseignement primordial de nos Pères. Son grand traité est le traité intitulé Le Pratique : comment faire pour remettre de l’ordre dans sa maison avec la grâce de Dieu naturellement ? Comment collaborer à la grâce pour remettre de l’ordre chez soi ?
Ce que je vais dire maintenant peut être assez neuf à vos oreilles ? Le proprium – je ne vois pas le correspondant français et je pense que quand on en parle, on utilise le mot latin – le proprium est ce qui nous est le plus intime, de plus secret, de plus précieux, de plus inaliénable.
Notre proprium est ce qui nous constitue. C’est notre propre et il n’est pas interchangeable. C’est lui qui nous définit. Il nous est donné et il correspond pratiquement à notre nom, notre nom que Dieu prononce et qu’il est le seul à prononcer correctement.
Il est donc constitutif de notre identité, mais nous pouvons en user ou en abuser. Nous en abusons si nous l’utilisons au profit de notre égoïsme, pour nous mettre en valeur, pour apprendre à dominer, à exercer un pouvoir. Il faut dire qu’aujourd’hui dans l’éducation des enfants, des jeunes gens et même des adultes, aujourd’hui mais déjà depuis tout un temps, on lance le proprium dans cette direction de la compétition.
J’ai reçu un petit livre en américain et je suis en train de le lire. Il est écri par une moniale-prêtre bouddhiste japonaise. C’est parce qu’elle présente son identité, sinon une moniale chrétienne aurait très bien pu écrire la même chose, sauf quelques petits détails. Ce sont de beaux petits chapitres et c’est très beau au plan de l’enseignement moral et spirituel.
Elle est entrée dans son monastère à l’âge de 5 ans. C’est sa mère, un peu comme le petit Samuel, qui a décidé à sa naissance qu’elle serait moniale. Et à 5 ans, on l’a conduite chez sa tante qui était Abbesse d’un de ces monastère bouddhiste, qui était prêtresse bouddhiste.
Eh bien cette petite fille, elle a été éduquée là-dedans. Mais attention, nous sommes au Japon ! Et elle raconte que vers l’âge de 10,11ans, elle allait avec sa tante l’Abbesse, elle allait au temple de leur monastère pour y prier. Et dans ce temple, il y faisait –15°, c’était pas chauffé ! Et elle devait rester là à prier sur ses genoux, de temps en temps mettre ses mains à plat par terre. Et prier ainsi pendant 1 heure. Vous voyez un peu !
Alors là, il n’est pas possible d’abuser de son proprium, de son égoïsme parce que à s’écouter, on prendrait la fuite. Rester dans le froid pour une petite fille pendant 1 heure, rien que d’y penser nous donne le frisson. Mais non, c’était pour elle tout naturel !
Il faut dire qu’au Japon, ils sont éduqués comme ça de façon très dure ; mais aussi, c’est là que je voulais en venir, dans un esprit de perfectionnisme et de compétition. Il faut pouvoir le faire parce que celui qui ne peut pas le faire, eh bien il sera renvoyé. Il faut être le premier, toujours le premier, le meilleur. Alors dans cette mesure là, on abuse du proprium. Et c’est par une petite note de rien du tout qu’on remarque que ce n’est pas chrétien. Là il y a un abus.
Mais si nous mettons notre proprium au service de l’amour, nous sommes alors dans l’ordre voulu par Dieu qui l’a créé et, c’est tout profit alors pour nous-mêmes alors, pour les autres et pour Dieu lui-même qui n’aura pas travaillé pour rien. Donc voilà notre proprium !
Et Saint Benoît nous dit que nous ne devons pas aimer notre volonté propre, c’est à dire notre proprium lorsqu’il suit notre volonté, notre volonté qui est un appétit de jouissance , un appétit de domination, de pouvoir et de prééminence. C’est dans ce sens-là qu’il l’entend parce que en soi le proprium est une qualité excellente qui nous constitue. Sans lui nous ne vivrions pas.
Alors nous sommes aussi habités par une foule de désirs. Et nous ne devons pas nous complaire dans l’accomplissement de nos désirs, dit Saint Benoît en 7,84. Eh bien là aussi, il s’est introduit une profonde dérégulation. C’est un peu comme si la machine s’emballait et qu’à force de s’emballer elle se détruit.
Si une machine s’emballe, elle finit par sauter, par se détruire. C’est une raison pour laquelle sur une grosse machine, lorsque ça tourne, il y a là un volant de régulation, une grosse pièce qui empêchera la machine de s’emballer.
Et ici, les désirs, ça peut s’emballer et nous détruire parce que, comme je le répétais, les désirs en soi sont indispensables sinon nous serions des minéraux. Nous ne vivrions pas.
Alors le travail du moine consistera à rester vigilant sur la nature de ses désirs. Il y a des désirs spirituels qui sont indispensables si nous voulons rencontrer Dieu. C’est dans ce sens que Daniel était un homme de désirs au pluriel. Il faut en arriver à se former le jugement, un jugement spirituel de manière à choisir, et à bien choisir à l’intérieur des désirs. Il y a donc là une remise en place fondamentale du proprium et des désirs. Et cette remise en place est la base de toute vie monastique. Saint Benoît nous dira par après comment procéder.
Et sa méthode peut se résumer en un seul mot obéissance. Coller à la volonté de Dieu, c’est s’assurer une guérison rapide et complète. Rapide, parce que si on ne quitte pas la volonté de Dieu, Dieu peut librement rétablir l’ordre en nous ; et complète parce que l’accomplissement de la volonté de Dieu devient notre véritable nature et nous pouvons nous ouvrir, nous épanouir comme une fleur, comme l’enfant de Dieu que nous sommes dès notre création.
Et le reste ? Le reste en dehors de l’obéissance, eh bien, pour Saint Benoît et la Tradition, c’est une perte de temps et le danger de ne jamais en sortir.
Pour Saint Benoît, si nous voyons maintenant son échelle de l’humilité, dans le premier degré, il présente Dieu avec lequel on doit vivre et devant lequel on doit bien se tenir.
Puis au deuxième degré, il nous présente l’homme dans son état réel, ayant à sa disposition des richesses extraordinaires, son proprium et les puissances de désirs qui sont en lui.
Et à partir du troisième degré, on commence alors à travailler. C’est l’obéissance qui se met en route et ce sera ainsi jusqu’au sommet.
Donc voilà, mes frères, nous avons du travail devant nous, mais c’est un travail intéressant parce que c’est pour ça que nous sommes ici.
Frères et sœurs,
Le Seigneur Jésus ne nous a pas laissé seulement un enseignement oral, c’est par toute sa conduite , par ses moindres gestes qu’il est notre Maître. Ainsi aujourd’hui, il nous montre jusqu’où nous devons nous abaisser. Nous devons descendre jusqu’au plus profond de notre vérité. Il a tout partagé de notre condition humaine pour nous apprendre qui nous sommes, pour nous arracher au pouvoir de la mort, pour nous rendre libres de sa liberté.
Car nous sommes ses frères. Il a partagé notre chair et notre sang ; nous partageons son être divin. Nous partageons son corps ressuscité et, en lui, nous devenons lumière. En lui, nous piétinons les puissance du mal ; en lui, nous devenons d’authentiques enfants de notre Père commun.
Il vient de nous l’être rappelé : tout premier né de sexe masculin appartenait de droit au Seigneur. Et cela depuis la nuit terrible de la Pâque où Dieu frappa tous les premiers nés de l’Egypte et fit sortir de la condition d’esclavage Israël son fils premier né.
Jésus, le véritable premier né de Dieu, Dieu lui-même par nature et par essence, n’avait pas besoin d’être racheté. Mais il se soumet volontairement, généreusement à la loi qu’il à lui-même édictée. Il le fait pour bien montrer la réalité de sa naissance charnelle.
Il proclame ainsi à la face du monde qu’il est le fils de Marie selon la chair et le fils de Joseph selon l’élection. Il savait déjà qu’il se trouverait des hommes pour contester la réalité de sa chair, pour affirmer qu’il n’était qu’une apparence d’homme.
Mais non, en entrant de tout son être à l’intérieur de la loi de Moïse, en se pliant au moindre rite du rachat et de la consécration, en permettant à sa mère de recevoir la bénédiction qui la purifierait de sa grossesse et de son enfantement, il montrait pour jamais qu’il était un homme véritable tout en restant un véritable Dieu, le Dieu unique devenu homme afin que l’humanité toute entière soit élevée en lui et soit, cellule par cellule, totalement divinisée. Il s’est inscrit pleinement dans notre race.
Oui, il est l’un de nous à part entière. Et nous, nous devenons l’un de ses membres à part entière également. Il n’y a pas lui d’un côté et nous de l’autre : nous sommes uns, lui la tête et nous les membres. Et tous ensembles lui et nous le Corps, ce Corps qui doit être un jour présenté à Dieu absolument pur, ce Corps qui va vraiment prendre sur lui, en lui, annexer à lui le cosmos matériel tout entier afin que Dieu soit tout en toutes choses.
Il a ainsi, frères et sœurs, assumé notre condition mortelle afin de nous insérer dans sa condition d’éternité. Il nous apprend par là que c’est dans un abaissement suprême que nous trouverons notre accomplissement car là, nous le rencontrons, là nous devenons avec lui un seul esprit.
Si nous entrons par toute notre vie au cœur de ce mystère, et c’est là la vocation chrétienne et surtout la vocation monastique, nous deviendrons frères et sœurs, ne l’oublions pas, un signe de contradiction pour les hommes encore attachés aux valeurs illusoires de ce monde qui glisse – mais ils ne le savent pas – qui glisse vers son néant.
Le chrétien, le moine descendu au plus bas de l’humilité conteste le monde et il en est le vainqueur. Vous savez que les lois du monde sont la compétition, sont l’efficacité, sont l’enrichissement, sont la croissance indéfinie.
Le prix qu’il faut en payer, nous le savons aujourd’hui mieux que jamais, c’est l’écrasement d’une quantité d’hommes, c’est l’appauvrissement de la majeur partie de l’humanité. Voilà le prix qu’il faut payer pour cette croissance. Mais là n’est pas le Royaume de Dieu.
Dieu a établi son Royaume dans une vérité qui est autre, dans une vérité qui est partage complet, qui est charité sans défaillance, qui est accueil, qui est don. Et dans cet univers de Dieu dont le Christ a ouvert les portes, nous sommes tous égaux. Il n’y en a pas qui sont plus grands, il n’y en a pas qui sont plus petits. Nous sommes tous uns à l’intérieur de ce monde, nous sommes tous comme des anges de Dieu.
C’est là le mystère de notre vocation, mystère que Dieu nous rappelle aujourd’hui. Si nous y répondons, nous vainquons le monde, mais aussi, nous le rachetons, nous le soulevons et l’introduisons en Dieu.
C’est ainsi, frères et sœurs, que la mort n’est pas devant nous, elle est déjà derrière nous. La mort biologique, elle est une force qui nous ouvre à notre réalité essentielle, notre réalité première et notre réalité dernière. La vie éternelle, nous la possédons dès aujourd’hui et, nous chrétiens, nous devons la rayonner sur tous les hommes.
Puisse Marie notre Mère nous donner de comprendre le mystère de notre vocation et nous donner aussi de la réaliser en plénitude.
Amen.
Mes frères,
Nous devons sans cesse nous remettre dans la droite ligne de notre vocation. Non pas que nous soyons des hommes instables mais notre fragilité est telle que bien souvent nous traçons des lignes courbes. Le jour de la récollection est l’occasion de les redresser.
Saint Benoît vient de nous dire des choses assez dures au 6° degré en 7, 131. C’est que la vie monastique est une entreprise dangereuse pour qui n’y est pas appelé et, elle est un art difficile pour celui qui en a reçu la vocation.
En notre cœur, depuis notre enfance, se cache un instinct de puissance, un besoin de réussite et de succès. Nous désirons récolter des prix et des lauriers, être félicités, applaudis, admirés. Nous avons soif d’être considérés comme une valeur par les autres et par nous-mêmes aussi.
C’est là un instinct normal, un instinct qu’il ne faut pas nier, qu’il ne faut pas contrecarrer, mais que nous devons discipliner. Il est le moteur du développement humain depuis le stade du jeu jusqu’aux grandes réalisations.
Dans la vie monastique, mes frères, le succès ne compte pas. C’est plutôt le contraire qui s’impose. Le moine, comme dit Saint Benoît, doit être contentus, 7,132, c’est à dire comblé par le plus vil et le plus méprisable. Il doit se considérer comme un ouvrier indigne et incapable, un ouvrier mauvais. On l’a embauché pour le tirer d’affaire et on le garde par pitié parce que de toute façon il n’est bon à rien.
Tel est Dieu, tel est l’amour ! Il ne regarde pas nos qualités ou nos performances, il regarde la confiance que nous lui faisons. C’est cela le sixième degré d’humilité ! Ce n’est pas une réaction masochiste, une réaction qui serait malsaine, anormale. Prenons bien garde !
Et pourquoi alors cette réaction ? Elle fait tout de même question. Mais c’est parce que il s’est opéré chez le moine une transmutation et un renversement de l’échelle des valeurs. La part la meilleure de lui est entrée dans l’univers de Dieu et il y découvre des réalités nouvelles, inconnues. Il y découvre Dieu, le Dieu amour dans sa lumière, dans sa beauté et dans ses œuvres.
Mes frères, la plus grande découverte, la découverte la plus comblante que puisse faire un homme sur cette terre, c’est la découverte de l’amour, mais du véritable amour, de l’amour qui est une personne, de l’amour avec lequel on peut dialoguer, dans lequel on peut se perdre, de l’amour qui vous prend en lui-même et vous fait tellement participer à ce qu’il fait qu’on ne peut plus rien faire d’autre qu’aimer. Alors, vraiment on est entré dans la vie éternelle.
Et à ce moment-là, mais tout le reste n’a plus tellement d’importance. Cela peut en avoir dans la mesure où c’est un support, une révélation de l’amour, mais ça ne va pas au-delà. Le moine s’est oublié, le moine est disparu à l’intérieur de l’amour. Qu’on le juge incapable, vil et tout ce qu’on veut, cela n’a pas d’importance pour lui. Il est déjà parti ailleurs. Il a compris que la réussite de sa vie est une participation à la vie de Dieu.
Mes frères, n’ayons pas peur de ce que Saint Benoît nous dit ce soir. Pour le moine qui se trouve au sixième degré d’humilité, il n’y a pas de souffrance, il n’y a aucune souffrance car il est comblé. Il est rassasié du bonheur de voir Dieu et il n’est rien. Et il est content de n’être rien car son cœur goûte la saveur de l’amour.
Vous savez que, les cisterciens entre autres, avaient placé la découverte de Dieu dans le sens du goût. On goûte Dieu. Ce n’est pas un goût sensible , c’est un goût spirituel. C’est un goût qui s’apparente au toucher, à la palpation. Et à partir de ce goût, tous les autres organes s’éveillent : l’ouïe, la vision. On voit, on entend, on goûte, on touche.
Il y a même aussi le sens de l’odorat. C’est l’homme entier qui est saisi – l’homme spirituel s’entend – mais pas l’homme charnel car l’homme charnel est resté dehors. Ce n’est pas une désincarnation, mais ce sont les sens et les passions qui sont entrées à leur place. C’est l’homme qui a retrouvé un état de pureté qui l’apparente à la pureté angélique.
D’ailleurs si on parlait de la vie angélique, mais encore une fois il n’y a rien de désincarné, bien au contraire. Car un moine qui est arrivé au sixième degré d’humilité, il admire la création de Dieu, il la respecte. Et dans la mesure du possible, il en extrait, il en fait apparaître les germes de beauté, et pour lui et pour les autres.
Voilà, mes frères, ces quelques réflexions nous aideront à entrer dans le mystère qu’est notre vocation. Encore une fois, c’est un art difficile parce qu’il engage notre être dans sa globalité. Mais c’est un art que nous pouvons maîtriser dans la mesure où nous nous laissons instruire par l’artiste suprême qu’est notre Dieu, notre Dieu qui est avec nous dans la personne du Christ Jésus ressuscité et dans celle de son Esprit.
Mes frères,
Le septième degré d’humilité nous montre où est conduit le moine qui ne recule pas sur le chemin de l’obéissance, qui accepte d’être aidé, guidé et même porté, qui accepte à travers son Abbé de faire confiance totale au Christ, qui se contente d’être tout ce qui lui est demandé, fut-ce le plus vil. Dieu l’a introduit dans son intimité, dans le secret de sa beauté. Là, il est arrivé au terme de sa pérégrination. Il a touché le but vers lequel il a inlassablement marché.
Mes frères, lorsque Saint Benoît nous présente ce 7° degré d’humilité qui consiste à croire du plus profond de son cœur qu’on est le dernier, le plus vil de tous, n’allons pas croire que c’est par l’effort d’auto-accusation que nous allons nous élever à ces hauteurs.
Non, tout cela – comme je l’ai rappelé hier soir – n’est que le produit d’une grâce reçue. Lorsque le moine a rencontré Dieu, absolument tout change pour lui. Il a reçu des yeux nouveaux et il ne voit plus les choses telles qu’il les voyait auparavant ; il ne se voit plus tel qu’il se voyait. Il se reconnaît autre. Il se découvre tel qu’il est.
A côté de cette immense beauté qu’il ne cesse de contempler et dont il se nourrit, il remarque que sa condition mortelle n’est tout de même pas quelque chose d’inouï. Non, il laisse aux autres bien volontiers d’être applaudis, d’être admirés. Pour lui, il est entré dans le secret et là, il désire se cacher.
Et il se cache dans le fait qu’on ne fait plus attention à lui. Et jusque dans le fond de son cœur, il n’opère pas de retour sur sa propre personne . Il est là, il est le plus vil. Et comme Saint Benoît dit : il est content, il est comblé, 7,132.
C’est que la rencontre de Dieu dans sa lumière, dans sa pureté, dans sa grandeur éveille chez le moine des sentiments nouveaux qui sont imprimés en son cœur pour jamais et qui extirpent l’orgueil jusqu’à sa plus profonde racine.
Dans le miroir de cette beauté qui est Dieu, il se voit dans sa vérité ontologique, morale et spirituelle. Je pense que il en sera ainsi toute l’éternité. C’est la vie éternelle qui commence dès ici-bas et elle ne sera pas modifiée. La seule chose qui sera changée, c’est qu’il y aura une stabilité absolue dans cet état.
Aujourd’hui, on est tellement fragile que il arrive encore d’être inconstant, de dévier, d’être distrait, de se laisser attirer ne fut-ce que quelques instants hors de cette beauté. On y revient tout de suite mais il n’y a pas encore cette stabilité totale qui sera celle de la vie après notre résurrection.
Il sait qu’il existe non pas par lui-même mais par la grâce de Dieu. Et il a conscience d’être créé par Dieu à chaque instant et d’être reçu de Dieu et de son amour. Il n’est rien de plus beau, il n’est rien de plus doux, de plus réconfortant et de plus solide que de se sentir reçu, de se sentir naître de l’amour.
Déjà un tout petit enfant, dès qu’il est venu au monde il a besoin de sentir l’amour de sa mère. Il se tient collé contre elle parce que là est la source de sa vie. Eh bien, le moine arrivé au septième degré d’humilité agit de même avec Dieu. Il se tient collé contre Dieu qui est amour. Et ainsi il vit et il ne demande rien de plus.
Il remarque cependant qu’il y a toujours en lui une certaine opacité, une certaine lourdeur, parfois encore des résistances qui sont inhérentes au péché, à la partie infirme de lui qui aurait encore tendance à refuser.
Il voit même ce péché avec une acuité qui lui était étrangère autrefois. Il est comme extrait hors du péché à chaque instant, mais le péché est toujours là. C’est, je pense, cela le secret de l’humilité de cet homme qui en tant devenu un saint se reconnaît le pécheur par excellence.
Saint Benoît a un tout petit mot qui se trouve dans le texte latin mais qui a sauté dans le texte français. Il dit qu’il se croit le dernier, le plus vil de tous et il le croit du fond de son cœur, 7,14O. Mais Saint Benoît dit intimo cordis affectu, 7,141.C’est le mot affectus qui est là. Le moine est comme touché au plus intime de son cœur ; il est comme blessé au plus intime de son cœur. C’est une blessure d’amour.
Vous savez que au Moyen Age, chez les moniales surtout, se rencontrait cette blessure que le Christ ouvrait dans leur cœur. C’est de cela qu’il s’agit, c’est l’affectus. Et c’est là à l’intérieur de cette blessure que le moine va découvrir combien encore malgré tout il est aimé.
C’est une blessure qui est pénible mais qui est en même temps délectable parce qu’elle est le nid , le lieu où va se dissimuler, se cacher la miséricorde de Dieu. C’est le lieu où l’amour va pouvoir faire son nid et, à partir de là, rayonner dans l’être entier du moine et au loin tout autour de lui.
Voilà, mes frères, le sort du moine humble. Et c’est cela qui est son expérience dès qu’il commence à voir Dieu. Certes, il ne le voit pas des yeux du corps – ne nous y trompons pas, ne tombons pas dans l’illusion – mais les yeux de son cœur ne le trompent pas.
Il sait très bien que ce qu’il voit, c’est la lumière qu’il contemple, c’est l’amour même, et c’est Dieu dans sa beauté. Il sait que ce qu’il perçoit, c’est la personne même du Christ ressuscité ; et que ce qu’il goûte dans tout son être, c’est l’onction royale de l’Esprit-Saint.
Voilà, mes frères où nous sommes appelés. Essayons d’en reprendre conscience en ce mois de février qui va nous ramener au début du carême. Car nous sommes maintenant dans une période de grands froids et de neige, mais ça ne pourra jamais durer. Le printemps est déjà là qui pousse . Hier, au loin dans la neige, j’entendais chanter la tourterelle. Elle est annonciatrice du printemps.
Eh bien, ce que Saint Benoît nous dit aujourd’hui, c’est un chant très beau qui nous encourage, qui va nous dire que au travers du carême de cette vie, nous allons vers un printemps qui est la rencontre avec Celui qui est l’amour et qui veut inlassablement et immensément nous rassasier de sa personne.
Frères et sœurs,
Nous ne pourrons jamais enfermer à l’intérieur de notre intelligence l’amour qu’est notre Dieu. Il est à la fois trop immense et trop fou. L’Apôtre vient de ramasser cette folie en une formule saisissante et percutante. Ecoutons là encore une fois. Elle devrait pénétrer notre cœur et le tarauder sans fin : Celui qui n’a pas connu le péché, Dieu l’a pour nous identifié au péché des hommes afin que grâce à lui nous ayons part à la justice de Dieu.
Au seuil de ce carême, frères et sœurs, donnons à Dieu sa chance, la chance de déployer en nous l’amplitude de sa folie, la chance de faire de nous des révélations de son amour et de sa beauté.
Donnons-lui donc toute notre confiance ! Evacuons nos peurs ! Mettons-nous en accord, en harmonie avec lui ! Supplions-le de nous pardonner, de nous aider, d’ouvrir notre cœur à sa grâce !
Nous ne le savons que trop, nous sommes des êtres tordus, repliés sur eux-mêmes, égocentriques. C’est notre condition pécheresse et, c’est à partir d’elle que Dieu entend faire de nous des saints.
Mais qu’est-ce qu’un saint ? C’est un homme établi dans la vérité, dans la lumière de la vérité. La vérité est une exigence radicale rappelée aujourd’hui avec force par le Christ. Faire l’aumône, prier, jeûner, c’est bien, c’est louable, c’est excellent, c’est parfait à condition que ce ne soit pas une tapisserie derrière laquelle se dissimule notre malice.
Oui, l’effort doit aller jusque là. S’installer dans la vérité, c’est renoncer définitivement à vouloir …?…, c’est s’enfoncer dans une humilité sans fond, c’est descendre jusqu’à la racine de notre être et là, découvrir la présence de celui qui est amour et ne plus vouloir en sortir.
Saint Augustin disait : Je t’ai cherché dehors, je te cherchais au-dehors, je me dispersais à l’extérieur et c’est au-dedans de moi que tu étais ! C’est cela, frères et sœurs, qui nous est demandé pour que nous soyons vrais !
C’est pourquoi en donnant du …?…, soyons toujours clairs dans notre agir. Evitons surtout de nous comporter en exploiteurs de la piété. Et pour cela, nous devons apprendre à vivre constamment, comme je viens de le dire, sous le regard de Dieu et dans sa compagnie.
Mais Dieu est présent partout, il est au cœur de sa création. Il poursuit son œuvre de beauté. Il veut que chacun de nous devienne un reflet de ce qu’il est. Et c’est pourquoi, n’ayons pas peur de nous confier à lui. Je pense que le plus grand obstacle sur la route de la sainteté, c’est la peur.
Dernièrement, le Cardinal nous a rappelé que les jeunes, surtout aujourd’hui, sont habités par une multitude de peurs. Ne cédons pas à cette sorte de panique qui peut s’ancrer sur chacun de nous, mais ouvrons-nous à Dieu qui est notre Père. Découvrir que Dieu est notre Père, c’est avoir fait un bon décisif sur la route qui conduit à lui.
Il ne s’agit pas, lorsque nous parlons de Dieu, d’un Dieu espion, d’un Dieu gendarme mais d’un Dieu qui est l’amour, d’un Dieu qui veut nous rassasier de sa propre sainteté, d’un Dieu qui nous a créés pour que nous soyons heureux.
Dieu lui-même et les hommes attendent ainsi que nous soyons vrais. Le carême nous rappelle cette exigence, cette exigence qui est une sagesse, une sagesse et une grandeur opposée à celle du monde et de son prince.
Les cendres que nous allons recevoir vont proclamer haut et fort que nous la faisons nôtre cette sagesse et que les pécheurs que nous sommes ouvrirons bien large leur cœur à la sainteté, à la vérité que Dieu leur propose.
Amen.
Mes frères,
L’exigence de vérité dont je parlais ce matin se retrouve chez Saint Benoît lorsqu’il nous parle du carême. Oui, le moine doit être un homme vrai, dans son cœur d’abord et dans toute sa conduite. On doit pouvoir le regarder en face pour constater qu’il est toujours dans la ligne de ce que Dieu attend de lui. A ce moment-là, il est vrai. Oui, il est vrai quand il est en harmonie avec Dieu, quand sa nourriture est de faire la volonté de son Père.
Or la vérité nous rend libre, la vérité dilate notre cœur, la vérité nous introduit au plus intime de la Sainte Trinité qui, elle, est parfaitement infiniment vraie en elle-même au sein des relations qui la constituent. Nous serons donc parfaitement vrais lorsque nous serons non seulement en accord avec Dieu mais aussi en accord avec nos frères.
Mais comme Saint Benoît vient de le dire au chapitre 49, au cours des semaines et des mois, il se produit fatalement quelques relâchements. C’est le tribut qu’il faut payer à la chair : l’esprit est prompt mais la chair est faible. L’accepter est un acte d’humilité et donc aussi de vérité.
Il est donc nécessaire de procéder à un réajustement. Ce sera le labeur du carême surtout par le moyen du jeûne ; pas seulement le jeûne de nourriture, mais tous les jeûnes dont Saint Benoît vient de nous parler : nourriture, boisson, entretiens, plaisanteries.
Et pourquoi et surtout le jeûne au niveau de la nourriture va-t-il nous rétablir, nous réajuster à la vérité ? Eh bien, c’est parce que en infligeant – j’emploie ce terme à dessein – un jeûne à notre corps biologique, nous mettons notre esprit dans les dispositions les meilleures pour jeûner du péché.
C’est par la chair qu’il faut commencer, l’esprit vient en second lieu. Si je ne puis discipliner mon corps, je ne parviendrai pas à me discipliner, moi. C’est cela, mes frères, une des disciplines peut-être la plus belle du carême. Le jeûne est donc un outil qui permet de remettre les choses en place et de restaurer une attitude de vérité.
Et maintenant, la clef qui assure , qui établit, qui enracine le moine dans une vérité pleinement recouvrée ou en voie de rétablissement, est le fait d’agir non pas de son propre chef ou seul, mais en accord avec l’Abbé. Prendre appui sur l’oratio et la volunta, comme dit Saint Benoît, sur la prière et la volonté ou l’approbation de l’Abbé, c’est se fixer solidement en Dieu et donc dans la vérité.
C’est là un acte de foi essentiel ! Hors de lui, tout est vain, car ce sera imputé à présomption et à vaine gloire. C’est inutile, il vaut mieux ne rien faire du tout que de le faire sans la bénédiction de l’Abbé.
Oui, mes frères, la vérité, elle porte et couronne la vie d’un moine et je vous propose d’y penser tout au long de ce carême.
Mes frères,
Saint Benoît parle de l’Opus Divinum, 19,5, traduit ici par l’Office Divin. On pourrait tout aussi bien et encore mieux le traduire par l’ouvrage de Dieu. Et l’ouvrage de Dieu par excellence, c’est la création du cosmos : l’apparition et la construction d’un univers matériel et spirituel qui serait pour Dieu un partenaire avec lequel il pourrait entreprendre et poursuivre un dialogue d’amour.
Dieu s’est lancé dans une aventure périlleuse car il n’a pas voulu avoir devant lui une mécanique, un robot, mais un être qui lui ressemble, un être libre, un être qui fut son image matérialisée. Mais voilà, le dialogue alors peut être refusé et l’amour qui est offert par Dieu peut être bafoué !
Oui, Dieu a pris un risque, un risque dangereux et il a jeté dans la balance tout le poids de son être qui est amour. Mais n’oublions pas que, puisque Dieu est amour, il est faiblesse extrême, il est vulnérabilité, il est pauvreté absolue. Si bien que en présence du mal, il ne peut rien.
Pourtant, nous savons que l’issue de cette œuvre entreprise par Dieu sera une réussite totale mais au prix d’une souffrance, d’une souffrance dont l’intensité et la longueur seront à la mesure de Dieu, c’est à dire infinie.
Ce temps de carême puis le temps de la Passion vont nous permettre d’en reprendre conscience. Nos yeux doivent rester ouverts sur cette réalité et notre cœur, la contemplation de notre cœur ne doit pas la quitter.
Le chant des moines traduit l’espérance de Dieu en l’harmonie finale du cosmos, car cosmos veut dire beauté parfaite. Et ce chant s’élève, comme le dit encore Saint Benoît en 19,9, en présence des anges qui sont les recteurs du monde. Certains de ces anges ont voulu détourner à leur profit la régence de l’univers. Ils y ont introduit le désordre et y ont entraîné les hommes avec eux.
Nous sommes donc témoins d’un conflit gigantesque entre le prince de ce monde et le Verbe créateur du monde et les psaumes, d’un bout à l’autre, retentissent des cris de cette guerre.
Chacun d’entre nous, mes frères, est engagé dans cette lutte. Pour Saint Benoît comme pour toute la Tradition, le moine est un lutteur. En grec, la lutte se traduit par agonia qui a donné en français agonie. Il y a donc là une ambivalence. C’est une lutte qui sera bien souvent pour nous une agonie car nous devrons mourir à toute la part de nous-mêmes qui est complice du satan. Et cette mort est extrêmement dure parce qu’elle est un arrachement à ce qui est le plus invétéré en nous, à savoir le péché. Nous sommes devenus complices du démon.
Oui, il a insufflé en nous sa vision de lui-même, et du monde, et de Dieu. Si bien que pour arracher du cœur de notre cœur ce que nous sommes, ce que nous sommes devenus et pour le remplacer par ce que Dieu veut qu’il y soit, par notre véritable identité, c’est un combat, un combat qui sera toujours, toujours une mort. Et c’est pour ça qu’on peut l’appeler une agonie dans les deux sens du mot.
Et nos armes, mes frères, dans cette lutte, elles doivent être l’humilité, la douceur et la patience. Oui, ce sont des armes qui nous sont confiées, qui nous sont données par celui qui est notre véritable chef à savoir le Christ. Il a dit : Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur. Je ne suis pas quelqu’un qui brise les hommes quelque soient leurs erreurs et leurs fautes, mais quelqu’un qui essaie avec une patience infinie de les porter et de les guérir, de les acheminer vers la guérison.
Telles sont nos armes, mes frères, et nous ne devons pas avoir peur de les utiliser. Contre de telles armes en effet tous les traits enflammés de l’ennemi s’éteignent.
Le retour maintenant à l’ordre et à l’harmonie voulue par Dieu, par le Créateur à l’origine, sont opérés par la vie angélique des moines ; une vie angélique qui n’est pas une vie désincarnée, mais une vie angélique qui est pureté du cœur, qui est louange, qui est service et qui est paix.
Si nous voulons voir d’un seul regard la Règle de Saint Benoît et la Tradition qui la porte, nous verrons qu’il en est bien ainsi. Le moine est un homme dont le cœur est pur ; un homme qui n’a sur les lèvres que la louange, la louange de Dieu, la louange de ses frères ; un homme qui est tout entier donné aux autres dans un service sans réserve ; un homme qui répand autour de lui la paix.
Et là où fleurit cette vie, mes frères, le cosmos apparaît dans sa beauté. Le moine est ainsi porteur d’espérance dans un monde sans repères et dans un monde qui a peur, aujourd’hui plus que jamais, mais un monde qui est envers et contre tout le temple de Dieu.
Je vous livre ces quelques réflexions à l’entrée du carême. Si vous pouvez les entretenir dans votre cœur, elles vous aideront à la conversion vers laquelle nous nous élevons, péniblement peut-être mais avec persévérance.
Mes frères,
La récollection de ce dimanche nous permettra d’entrer plus profondément à l’intérieur du carême qui est un esprit avant d’être une observance. Et le carême nous élève lentement vers la célébration de la Semaine Sainte qui est, elle, omniprésente à l’intérieur de notre vie. L’existence du moine est la traduction vivante, existentielle, de cette semaine sacrée entre toutes.
Nous sommes les membres d’un grand Corps, le Corps même du Christ. Notre tête, c’est le Fils de Dieu devenu homme, le Fils de Dieu qui a été livré à la mort par les hommes qu’il venait délivrer, et qui a été ressuscité, qui est entré dans une existence nouvelle, différente, autre, la vie même de Dieu.
Jésus, dans son corps mortel, est devenu héritier de la vie impérissable, de la propre vie divine. Et nous qui sommes les membres de son Corps, nous jouissons dès maintenant de ce même héritage.
La Semaine Sainte va nous permettre de raviver en nous cette foi. Lorsque Saint Benoît nous dit que l’observance du carême devrait être la règle habituelle du moine durant toute l’année, c’est en premier lieu à cela qu’il pense. Nous ne sommes pas venus au monastère pour nous livrer à des prouesses ascétiques.
Non, nous sommes venus pour prendre de plus en plus conscience de ce que nous sommes vraiment. La vie du Christ circule en nous et entre nous : son mystère a pris possession de notre être.
La vie contemplative, c’est avoir conscience de cette réalité et se laisser porter par elle jour après jour jusqu’au moment où nous entrons pour jamais dans le lumière de Dieu, là où nous sommes déjà ; mais nous devons tout de même y entrer dans la mesure où nos yeux doivent s’ouvrir tout à fait.
C’est comme un nouveau né qui a déjà des yeux, mais il ne voit pas trop bien. Ce n’est que plus tard que son acuité visuelle sera parfaite. Il en est de même dans la vie spirituelle, dans la vie divine qui est nôtre dès maintenant. Donc, la vie monastique doit être comprise et vécue à l’intérieur de cette lumière.
Elle ne poursuit pas, la vie monastique, une certaine perfection morale qui est en soi accessible à tout le monde, même aux païens. C’est cette perfection que les sages grecs poursuivaient, que les sages bouddhistes poursuivent encore.
Non, ce n’est pas vers cela que nous conduit la vie monastique. Elle est d’ordre mystique en ce sens qu’elle vise à hâter la transfiguration et la divinisation de notre être total et, en lui, de l’univers.
Notre mission, je l’ai déjà rappelé, n’est pas étroite, elle n’est pas petite. Nous ne sommes pas des rentiers qui se sont mis à l’abri des difficultés que rencontre le commun des hommes dans le monde. Non, nous sommes plutôt à la pointe d’un combat, d’un combat qui doit précisément conduire le monde vers sa destinée, plus près de la destinée.
Et cette destinée est d’être transparent en lui de la présence du Verbe Créateur. Il faut que cela se réalise en chacun d’entre-nous, à l’intérieur du Corps, du petit Corps monastique que nous formons. Et alors, à partir de là, ça doit se répandre, ça se répand dans l’invisible à travers le cosmos.
Mais l’accomplissement de notre vie monastique est atteint quand nous vivons de manière habituelle sous la motion de l’Esprit-Saint. On parle beaucoup aujourd’hui de l’action de l’Esprit-Saint dans le monde. Le Renouveau – qui est une très belle chose en soi – est la prise de conscience par certaines personnes de ce travail de l’Esprit en elles. Et elles veulent alors que les autres, il faudrait que tous le monde le sache aussi.
Oui, nous vivons sous la motion de l’Esprit-Saint, mais c’est cela, je dirais, le cœur même de la vie chrétienne et surtout de la vie monastique. Saint Benoît le dit : Lorsque le moine est arrivé au-dessus de l’échelle de l’humilité, c’est à dire lorsqu’il est descendu au plus bas de la connaissance de soi, à ce moment-là il est libéré et l’Esprit-Saint peut accomplir en lui ce qu’il voudra ; pas des choses fantastiques, mais des choses divinement belles que Dieu lui-même est le premier à admirer.
Elle est donc accomplie, notre vie monastique, lorsque le Christ a pris possession de toutes nos facultés. C’est à cela – qui n’a rien d’extraordinaire – que nous sommes appelés. Ce n’est pas extraordinaire parce que c’est le mûrissement normal de la vie divine dans l’homme. Mais alors, mes frères, pourquoi, mais pourquoi est-ce si rare même à l’intérieur des monastères ?
Pourquoi est-ce si rare ? Mais c’est parce que nous sommes dispersés dans mille futilités extérieures à nous. Je me demande si la ruse la plus habile du démon, ce n’est pas justement de nous perdre dans une foule, et une foule de bêtises qui en soi, chacune prise en particulier, c’est intéressant, c’est amusant, c’est même passionnant, mais ça n’a rien à faire avec le Royaume de Dieu. Et alors, mes frères, prenons bien garde !
C’est la raison pour laquelle l’épanouissement spirituel parfois est même rare à l’intérieur des monastères. Donc, l’ascèse monastique et la nôtre – soyons bien concrets ! – notre ascèse consistera essentiellement à passer du dehors au dedans. Le véritable sanctuaire de Dieu, c’est l’homme dans sa concrétude charnelle. Nos corps sont le temple de Dieu, le seul temple qui soit digne de ce nom.
Vous savez, lorsque le Christ avait mis à la porte du temple tous ceux qui trafiquaient, on lui demande : « Mais enfin, qu’est-ce que tu fais là ? Donne-nous un signe ! Mais, dit-il, détruisez ce temple et en trois jours je le relèverai ». Le temple dont il parlait, c’était son propre corps. C’est plus tard que les disciples l’ont compris. Mais je me demande si nous, aujourd’hui, nous comprenons ?
Notre corps est le véritable temple et nous ne le respecterons jamais assez. Nous ne respecterons jamais assez le corps de nos frères. Pourquoi ? Parce que chacun d’entre-nous est le sanctuaire de Dieu. Prenons bien garde, mes frères, de ne pas enfermer Dieu dans des maisons de pierres ou bien dans des tabernacles précieux ! C’est très très facile de faire ça !
C’est très simple parce que ça nous dispense alors de vénérer Dieu présent dans notre corps et dans le corps de nos frères. Cela nous dispense alors de pratiquer la charité. Oui, nous pratiquerons la charité mais une charité qui ne va pas jusqu’au bout, une charité qui a des limites.
Si nous entrons à l’intérieur de notre cœur pour y rencontrer Dieu, pour l’y adorer, pour le servir ; si nous nous laissons captiver par sa douce beauté ; si ainsi nous nous déprenons des divertissements apportés par les choses extérieures, alors nous recevrons une sensibilité nouvelle, nous recevrons un regard nouveau et nous pourrons reconnaître le Christ vivant au plus secret de chaque homme , même du plus moralement déchu.
Il n’y a rien à faire, à la racine de chaque homme il y a Dieu vivant quelque soit cet homme. Mais pour reconnaître Dieu dans cet homme, il faut avoir reçu un regard divinisé. Non pas une sensibilité qui est une sensibilité animale, biologique, instinctive, qui renferme les hommes chacun sur eux-mêmes ! Non, il faut être rené de l’Esprit comme le dit le Christ à Nicodème.
Et renaître de l’Esprit-Saint, c’est être passé de l’extérieur à l’intérieur, c’est avoir la source, c’est avoir retrouvé son origine et sa source qui est Dieu, et qui est Dieu Amour. A ce moment-là, nous sommes libres d’aimer gratuitement sans jamais se décourager.
C’est cela, mes frères, peut-être qui est le signe le plus certain d’un véritable amour : c’est quand cet amour ne se décourage pas. Dieu ne se décourage jamais. Il est amour et il l’est toujours. On dit que amour rime avec toujours et là-dessus, on brode toutes sortes d’histoires pour justement décourager les hommes d’aimer.
Non, Dieu est l’amour et il ne se décourage pas. Il ne cesse jamais d’être l’amour quoi que nous fassions.
Et alors, mes frères, comment est-ce possible d’aimer quelqu’un sans jamais se décourager, même quand il apporte chaque jour sa collection de déceptions. Mais enfin à quoi bon ? Cela ne sert à rien ! C’est toujours à recommencer !
Oui, c’est vrai, peut-être ? Mais il faut avoir un regard assez pur pour remarquer que l’œuvre de Dieu en l’homme est toujours merveilleuse même si l’expérience à courte échelle, échelle humaine, demeure décevante. Ce n’est que plus tard que nous pourrons recueillir les fruits de notre amour ; peut-être déjà ici maintenant, mais certainement plus tard.
Eh bien, mes frères, pour en revenir à notre carême, notre discipline de carême sera donc un retour à notre cœur, comme disaient les anciens. Les privations que nous nous imposons surtout au niveau des regards, des jugements, des pensées sont autant de moyens de rompre avec les illusions. La vérité n’est pas dans les apparences, la vérité est dans l’essentiel ; est l’essentiel est d’abord à l’intérieur de notre cœur, là où se trouve Dieu dans sa Trinité.
Le reste, c’est à dire tout ce que nous ne pouvons pas atteindre par nos propres forces, le reste auquel nous prépare la discipline du carême, eh bien le reste, c’est l’œuvre de l’Esprit-Saint en nous. Il créera le recueillement, l’écoute, l’admiration, la paix et surtout la charité. Il allumera en nous le feu de la bienveillance et de la patience car c’est un véritable feu auquel on ne peut pas échapper.
On voudrait bien courir hors de ce feu, cesser d’être bienveillant, être une fois, une bonne fois méchant et, ça devient impossible. On est prisonnier de ce feu qu’est l’Esprit-Saint. Et voilà, la seule chose à faire est de se laisser consumer par lui comme le buisson de Moïse qui brûle sans jamais être détruit.
Et puis alors, l’Esprit-Saint nous ouvrira largement au pardon. Oui, vous savez qu’il n’y a pas de vie chrétienne possible sans l’exercice du pardon. C’est encore une chose qu’on commence à découvrir aujourd’hui même chez les chrétiens du monde : le pardon !
Nous ouvrons chaque célébration Eucharistique par une petite célébration dite pénitentielle qui est vraiment une célébration du pardon. Et puis je pense que la vie, notre vie bien pratique de tous les jours, elle est portée par le pardon car nous avons toujours des choses à nous remettre, à nous pardonner les uns aux autres.
Et Saint Benoît demande que l’Abbé, aux Laudes et aux Vêpres, chante tout haut le Notre Père uniquement pour rappeler à tous que nous devons nous pardonner. Ainsi Dieu lui-même nous pardonnera et nous introduira de plus en plus dans sa vie.
Voilà, mes frères, le Carême est donc l’occasion pour nous de revenir sur la route de la vérité. Je l’avais dit je pense lorsque nous l’avons ouvert, le mercredi des Cendres. Donc, ne négligeons pas ce temps de grâces qui nous est offert et qui est infiniment précieux.
Mes frères,
Nous pouvons peut-être nous poser une question : la lecture du réfectoire durant les repas a-t-elle encore sa place aujourd’hui ? Ne serait-il pas plus convivial d’être groupés par quatre ou six autour de petites tables, ce qui permettrait des échanges fraternel ? La vie commune serait plus agréable, l’esprit de famille se fortifierait et l’équilibre des personnes serait nettement favorisé.
Et puis, ne serait-il pas urgent de nous mettre au goût du jour ? Ne devenons pas des …?… de formes désuètes de vie. N’est-il pas urgent de faire bouger les choses en vue d’un avenir prometteur ?
Par les informations qui sautent au-dessus des murs de notre clôture, nous savons qu’il se construit maintenant dans le monde un homme absolument nouveau. Il n’est plus citoyen d’une région ou d’un pays mais il devient citoyen du monde. Il est pris dans un réseau d’informations qui le structurent à son insu.
Si bien que d’ici quelques années, si le mouvement s’accélère, il y aura un type d’homme mondial qui ne sera plus reconnaissable qu’à la couleur de sa peau. Tout le monde pensera la même chose, tout le monde réagira de la même façon.
Et alors, ne serait-il pas nécessaire pour nous moines – je ne pense pas seulement à notre communauté, mais partout – d’accueillir également cette métamorphose ? Et une des premières choses à faire serait de nous informer mutuellement en échangeant au cours des repas autour d’une petite table.
Saint Benoît n’est pas de cet avis. Il exige un silence parfait, summum silentium, 38,13. C’est plus qu’un silence parfait, c’est un silence à son sommet. Il y a un progrès à l’intérieur du silence et ce silence finit par s’établir sur un sommet.
Je pense à la montagne mystique de Saint Jean de la Croix que l’on gravit avec patience à travers un dépouillement de plus en plus poussé. Et au sommet de la montagne, il n’y a rien, rien qu’un silence d’émerveillement devant la gloire de Dieu.
Saint Benoît est un mystique. Il connaît la valeur de ce silence qui est déjà anticipation, avant-goût de la vie paradisiaque. On doit, durant les repas, entendre uniquement la voix du lecteur, donc aucun chuchotement, aucune parole. Nous savons que pour Saint Benoît et la Tradition, le réfectoire se situe dans le prolongement de l’oratoire et le repas dans le prolongement de l’Opus Dei. Pourrait-on sans danger trancher ce lien, briser cette unité ?
La lecture du réfectoire rappelle aussi le temps lointain, le temps béni où l’Abba , l’Abbé, rompait pour ses disciples en même temps et le pain matériel, et le pain de la Parole. Saint Benoît y fait une prudente allusion lorsqu’il dit : Le supérieur pourra dire quelques mots pour l’édification, s’il le juge à propos, 38,22. C’est une petite queue de la Tradition qui existait dans le désert.
La nourriture matérielle, ne l’oublions pas, est le symbole d’une autre nourriture, une nourriture d’éternité, une nourriture spirituelle, une nourriture divine. L’homme ne vit pas seulement de pain mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu. Et Jésus lui-même a dit : « Moi, j’ai une nourriture à manger que vous ne connaissez pas ! »
Est-ce que nous sommes aussi obtus que les disciples de Jésus lorsque ils le rencontraient en compagnie de la femme de Samarie ? Ou bien sommes-nous éveillés à cette réalité qu’il existe une autre nourriture que le pain terrestre ? Je ne pense pas ici à l’Eucharistie, je pense à la communion de plus en plus étroite avec la Sainte Trinité qui habite notre cœur et qui, insensiblement nourrit le plus profond de notre être pour le transfigurer.
Si nous sommes attentifs à cet opus, à cette œuvre de Dieu en nous, nous recevons cette nourriture et nous devenons ce que nous devons être, non plus des hommes qui collent à leurs instincts mais des enfants de Dieu parfaitement libres comme leur Père, libres d’aimer et non plus emprisonnés dans leur égoïsme, dans leurs peurs.
La lecture du réfectoire est donc porteuse d’un mystère, celui de notre destinée éternelle, de notre vocation au partage de la vie divine. Et cette coutume monastique, elle conteste avec vigueur les excès de la culture contemporaine. Celle-ci tourne de plus l’homme vers une saoulerie d’images, de bruits et de sons, vers un assouvissement de tous ses instincts.
On prône aujourd’hui la liberté, mais attention ! il s’agit d’une fausse liberté. Car en réalité, si je veux être libre d’assouvir tout ce que je sens en moi, je me jette dans un filet et je deviens prisonnier. L’animal est ainsi, mais lui il n’est pas prisonnier parce que il n’a pas d’intelligence.
La vie monastique, elle tend à libérer l’homme des contraintes biochimiques qui le constituent et des pulsions organiques qui le font marcher. La vie monastique fait décoller l’homme de son moi. C’est un décollement comme un avion ou une fusée décolle de la terre sur laquelle il est fixé et est lancé dans un espace.
Si nous pouvons décoller de nous, alors viendra le jour où nous graviterons librement autour de notre véritable pôle qui est la Sainte Trinité. Voilà à quoi nous sommes promis !C’est tout autre chose que d’être enfermé à l’intérieur de son moi. On a décollé pour toujours, c’est fini !
Alors, nous sommes ouverts sans limite à la dépossession, à la pauvreté, à l’oubli de soi, au don de soi et à la charité, la véritable charité qui est Dieu lui-même. Et la charité, elle n’est pas dans le brouhaha des paroles, mais elle est toute entière dans la douceur d’un regard émerveillé.
Voilà, mes frères ce que, sans peut-être en avoir pleinement conscience, le monde attend de nous. Il attend que nous soyons chacun un homme au regard de douceur, au regard d’émerveillement, au regard qui sait accueillir, qui sait rassurer, au regard qui est déjà la rencontre pour les autres hommes du regard que Dieu pose sur eux, un regard qui sait attendre et un regard qui est tout entier accueil et don.
Mes frères,
Voici des dispositions qui sont bien étrangères à la culture monastique d’aujourd’hui. Elles recèlent pourtant un enseignement spirituel de grande valeur, et pour l’Abbé, et pour les frères. Je vais, si vous le voulez bien, essayer de le dégager en quelques mots.
Il faut d’abord savoir, se rappeler que Dieu est amour. Cela signifie bien concrètement qu’il préférerait disparaître lui-même plutôt que de nous voir séparés de lui, plutôt que de voir un seul homme séparé de lui.
Et ce paradoxe s’est réalisé dans la personne du Christ Jésus. Il a aimé jusqu’au bout, jusqu’à la fin, jusqu’à l’extrême, au-delà de tout l’imaginable. Nous allons évoquer à nouveau ce mystère la semaine prochaine.
Il s’est anéanti dans la mort pour nous laisser toute place en lui. Comme dit l’Apôtre Paul : « Il s’est vidé de lui-même ». Il s’est vidé de sa substance. Il a créé ainsi en lui un espace à l’intérieur duquel tous les hommes peuvent trouver refuge, trouver vie et trouver bonheur.
Voyez déjà, mes frères, ce qui doit se passer pour nous ! Nous vider de nous pour laisser à l’autres toute le place en nous. Ce n’est pas possible humainement, mais avec l’aide du Christ, avec l’aide de son esprit, c’est réalisable.
Oui, il est attendu la même disposition chez l’Abbé qui est présence du Christ parmi ses frères. Et nous découvrons cela dans le processus de réintégration d’un frère égaré dans toutes sortes de choses non désirables, la réintégration de ce frère dans la communion des autres.
Car ce n'est pas seulement dans le cœur de l'Abbé qu'un vide doit être créé, ni même dans le cœur de chacun des frères, mais dans le cœur de la communauté comme telle. Ce sont là des mystères sur lesquels nous devrions de temps en temps nous arrêter.
Nous avons peut-être peur de les regarder en face parce que ils nous interpellent trop fort? Ils nous mettent vraiment le dos au mur et ils nous demandent où les choses en sont pour nous.
Le sort du frère est, comme Saint Benoît le dit ici, remis entre les mains de l'Abbé. L'intervention de l'Abbé se voit à chaque instant.
Or, mes frères, tous les abus sont possibles. Il est en effet si facile et si agréable de faire sentir son pouvoir. La volonté de puissance est chevillée dans le cœur des hommes, dans celui de l'Abbé comme dans celui des autres. Il n'échappe pas à ce phénomène.
Oui, cette volonté de puissance est chevillée dans le cœur de l'Abbé sauf si ce n'est plus lui qui vit mais si c'est le Christ qui vit en lui. A ce moment-là, il est libéré de cette volonté de puissance.
C'est là, mes frères, la grande leçon que Saint Benoît adresse aujourd'hui à l'Abbé et, à travers lui, à tous les frères, à chacun d'entre nous. Il n'est plus permis dans le monastère de réagir de façon purement humaine. Non, ce n'est plus permis !
Si cela arrive encore, le monastère – sur ce point là – n’est plus une maison de Dieu, il n’est plus le Corps du Christ. Il faut donc redresser les choses, il faut les corriger, il faut les rectifier, il faut les placer à nouveau dans la droite ligne du projet de Dieu sur nous. Il est indispensable, mes frères, de passer au plus vite de l’égoïsme à l’amour.
C’est pour ça que j’insistais il y a un instant sur le fait que Dieu est amour. Si nous sommes des enfants de Dieu dans la réalité, à ce moment-là, nous n’avons plus à nous laisser conduire par l’égoïsme, mais uniquement avoir en nous des réactions motivées par l’amour.
Vous allez dire que ce sont là des mots ! Peut-être bien ? Mais ce sont des mots qui essayent peut-être, mais bien maladroitement, d’évoquer cette belle réalité qu’est notre Dieu, qu’est notre Christ et que nous sommes si nous nous livrons à cet agapè, à cet amour qu’est notre Dieu.
Et une manière d’exercer cet amour, pour ce qui regarde l’Abbé, c’est d’exercer la justice par le moyen de la miséricorde. Saint Benoît le dit, il l’ordonne à l’Abbé : il doit toujours placer bien haut la miséricorde avant la justice, 54,27.
Il y a des règles - elles sont indispensables pour maintenir le bon ordre dans un groupe d’hommes – mais ces règles n’ont pas de valeur absolue. Il y a au-dessus d’elles et à l’intérieur d’elles, il y a la miséricorde.
Et cette miséricorde doit s’exercer surtout à l’endroit du frère qui, comme le dit Saint Benoît ici, commet des fautes. Ce sont peut-être des fautes purement personnelles, pas seulement des fautes qui affectent la communauté comme telle. Mais l’Abbé est au courant de bien des choses.
Et lorsqu’il exerce la miséricorde, on peut penser ou dire que l’Abbé est faible, qu’il n’a pas d’autorité, qu’il laisse aller des choses, qu’il devrait être plus sévère, plus dur, qu’il devrait agir, qu’il devrait faire.
Oui, c’est peut-être vrai ! Mais l’Abbé doit se demander comment Dieu lui-même agit à l’endroit de sa personne à lui. Si l’Abbé n’a pas l’expérience de la miséricorde de Dieu à son endroit, il ne saura pas ce que c’est que la miséricorde à l’endroit d’un frère.
Et voilà ce que nous pouvons retenir aujourd’hui : en reprenant un frère, l’Abbé doit donner sa vie pour lui et le frère doit le sentir. C’est quelque chose qui ne se raisonne pas, c’est quelque chose qui se vit et qui se sent.
Il y a ce qu’on appelle un nonverbal. A travers un geste, à travers un regard, à travers un salut, à travers un rien le frère doit sentir qu’il est aimé et que la miséricorde de Dieu repose sur lui. Et c’est cette découverte, cette certitude qui peut l’aider à sortir de sa faute, à s’en libérer.
Voilà, mes frères, la petite leçon, la grande leçon que Saint Benoît nous donne aujourd’hui. A l’entrée de la semaine de la Passion nous y penserons parce que c’est ce que Dieu à fiat à notre endroit – je le rappelais il y a quelques secondes – et c’est la raison pour laquelle il n’a pas hésité à mourir à notre place et pour nous, afin que nous puissions vivre de sa vie.
Frères et Sœurs ,
Nous n'aurons pas la prétention de percer le mystère qu'est l'homme Jésus de Nazareth, le prophète de Galilée comme l'appelaient les foules. Même si nos lèvres vont parler comme il convient en ce jour, tout au fond de nous, nous nous tiendrons en silence devant Lui, un silence fait d'admiration, de respect, de confiance, d'amour.
Car Jésus, dans sa majesté et son humilité, dans sa divinité et son humanité, dans sa douceur, dans sa beauté, Jésus n'est pas loin de nous. Ne le rejetons pas dans un passé lointain et inaccessible. Il habite le ciel qu'est notre coeur. Il est plus intime à nous-mêmes que notre intimité la plus secrète.
Ne nous laissons donc pas égarer par nos pulsions organiques. Fermons nos oreilles à leurs appels et restons au creux de notre coeur, là où nous sommes vraiment nous, là où nous sommes vrais, là où nous sommes nouveaux, là où nous pouvons réellement toucher Dieu car c'est Lui qui le premier nous touche.
Ne cessons jamais de remonter à notre source, à celui qui est la Vie de notre vie, ce Jésus, le prophète de Nazareth caché au-dedans de nous.
Et alors, les kéroubim que Dieu chevauche ? Vous savez que tout l'Ancien Testament contemple Dieu porté par un équipage d'anges que l'on appelle les chérubins ou les kéroubim. Et voici que ce Dieu est là devant nous et les kéroubim prennent la forme d'une ânesse. Et nous le reconnaissons, Lui notre Dieu, sur le visage déjà torturé de Jésus.
Car Jésus à tous moments, en cet instants où les foules l'acclament, Jésus sait très bien, Lui, ce qui l'attend: l'échec, la défaite, l'abandon, l'esseulement, une douleur sans mesure et finalement la mort
Ce drame, il le portait en Lui quand il descendait le Mont des Oliviers vers sa ville de Jérusalem. Il savait trop bien ce qu’il y a dans l'homme, combien les foules délirantes sont versatiles, combien ses disciples, ses plus proches étaient faibles et encore malgré tout incrédules.
Mais comment Dieu peut-il aller à l'échec ? Tout simplement parce qu'il est l'amour et que l'amour est suprêmement pauvre, démuni, impuissant. L'amour s'offre, l'amour se donne, il ne contraint jamais. Si on le renie, si on est indifférent, si on le trahi, si on le rejette, il accepte de mourir et il reste toujours cet amour que rien ne peut atteindre.
Voilà, frères et sœurs, ce que vivait Jésus, ce que vivait Dieu au milieu de l'enthousiasme populaire. Et maintenant au coeur de notre coeur, il attend. Allons-nous lui tourner le dos à notre tour et faire notre vie comme s'il n'existait pas ? Allons-nous nous disperser au dehors ? Ou bien, allons-nous accepter de rentrer une fois pour toutes en nous-mêmes et d'y rester ?
Au cours de cette Sainte Semaine. nous aurons à renouveler ou à approfondir un choix. le choix bien sûr de la Vie véritable. de la Vie éternelle. de la Vie en communion de plus en plus étroite avec Jésus, avec Dieu. avec les trois personnes de la Trinité: le choix de l'Amour, de l'Amour qui nous est offert et qui est là avec le Christ dans notre cœur, le Christ Jésus. lui le plus humble, le plus doux, le plus beau des enfants de 1'homme.
Nous aurons ces sentiments éveillés dans notre coeur lorsque nous allons prendre nos rameaux et parcourir notre église à la suite du Christ. N'allons pas encore une fois penser qu'il est loin de nous ? Non, il est ici présent au milieu et plus que jamais présent au creux de notre coeur. Nous lui chanterons notre reconnaissance, nous lui dirons notre confiance. Et quoi qu'il arrive. nous savons qu'il sera toujours avec nous le premier .
Amen.
Frères et sœurs.
La Passion de Jésus, sa tristesse. son angoisse. son approche de souffrances sont inscrits en lui jusqu'à la fin des temps. Ces horreurs que l'on voudrait ignorer, que l'on voudrait oublier, sont gravées aussi dans la chair du monde et elles ne font que gonfler sans mesure. nous ne le savons que trop.
Retenons ceci: Jésus est le Fils de l'homme. Ce qui veut dire que Lui et tous les hommes, du premier au dernier, sont un seul Corps. Dieu, dans 1 'homme Jésus, est venu affirmer, sacraliser pour jamais l'absolue dignité de 1'homme. Toute souffrance d'homme est une souffrance de Dieu ; tout ce qui atteint l'homme, tout ce qui le blesse est une blessure infligée à Dieu. Ne l'oublions jamais !
Le Christ lui-même l'avait dit : « Tout ce que vous faites au plus petit d'entre les miens. c'est à moi que vous le faites. Que vous le fassiez en bien, que vous le fassiez en mal, c'est toujours moi que vous touchez ». Et plus tard, c'est sur cette base que nous serons jugés.
La croix se dresse sur le monde pour nous clamer l’invraisemblable : Dieu a tant aimé le monde qu'il a livré son Fils unique non pas pour condamner le monde mais pour le sauver de ses crimes. « Il n'est pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux que l'on aime » fussent-ils des renégats descendus au plus bas de la trahison.
Nous venons encore de l'entendre. Lorsque Judas s'approche et vient embrasser Jésus - c'était le signe qu'il avait donné aux autres lorsqu'il embrasse Jésus, celui-ci ne lui adresse aucuns reproches ; il lui dit : « mon ami ». Il est resté son ami jusque là, il n'a jamais cessé d'être son ami.
C'est que pour Dieu, 1 'homme est le reflet de ce qu'il est lui-même, un reflet presque éteint peut-être, mais jamais mort. C'est pourquoi Dieu, en Jésus, consent à une mort injuste, cruelle, infamante. Dans sa mort, il rassemble toutes les morts, absolument toutes, celles des innocents et celles des bourreaux, celles des indifférents et celles des saints, celles des enfants et celles des vieillards.
Aucune mort n'est étrangère à sa mort à lui. C'est lui qui meurt en eux et ce sont eux qui meurent en lui. Il n'y a plus de différences, il n'y a plus de distinction. Toute mort d'homme est la mort de Jésus et mort de Dieu.
L'incarnation de Dieu en Jésus est donc une réhabilitation de 1 'homme, de tout homme. Tout homme est en effet une apparition du Fils de l'homme et revêtu d'une grandeur incomparable. Nous devrions nous agenouiller devant chacun d'eux. C'est ce que Jésus a fait en leur lavant les pieds peu avant de mourir.
Et pour nous, pour nous aujourd'hui, que faire concrètement ? Pensons d'abord que Dieu est capable d'opérer en nous le plus grand des prodiges et nous devons le laisser faire. Et ce prodige, le voici : il peut dilater notre coeur à la mesure du ciel .
Et alors, frères et sœurs, essayons de retenir ceci pour cette année, de le graver dans la chair de notre coeur. Retenons ceci : nous pouvons recevoir de Dieu, recevoir du Christ Jésus un coeur sans murailles, sans barrières, sans frontières, un coeur totalement ouvert, un coeur où tous les hommes, où tout l'univers aura sa place. C'est pour nous donner un tel coeur à l'image du sien que le Christ a voulu mourir.
Alors, frères et sœurs, encore une fois tendons nos mains pour recevoir ce cadeau. Il n'en est pas de plus extraordinaire et, c'est celui-là même que le Christ Jésus veut nous donner. Pourquoi alors refermerions-nous nos mains sur un quelconque avoir qui ne soit pas celui-là ?
Lorsque nous possédons un tel coeur, nous sommes absolument libres, nous sommes devenus l'amour ; nous avons accompli notre destinée d'homme et nous possédons déjà la vie éternelle, la propre vie de Dieu que nous pouvons déguster et que nous pouvons partager sans aucunes limites, sans aucunes mesures.
Frères et sœurs, demandons cette grâce les uns pour les autres. Et encore une fois, puisqu'elle nous est offerte, acceptons-là ! A ce moment, quelque chose aura bougé dans le monde, quelque chose aura changé. Et ce sera, j'ose le dire, parce que le Christ caché dans notre coeur en aura pris totale possession. Et à travers nous, il pourra rayonner dans notre pauvre univers tout ce qu'il est, tout l'amour qu'il est.
Amen.
Mes frères, ma sœur,
Nous voici revenus ce soir dans la maison de Béthanie où se sont passées des choses merveilleuses dont on parlera jusqu'à la fin des temps. L'Apôtre que Jésus aimait a retenu un détail que les autres évangélistes ont laissé de côté. Nous devons prendre attention à ce que nous dit l'Apôtre Jean car ce souci des détails est prégnant d'une charge théologique et mystique profonde. Il en est toujours ainsi.
Il nous dit que la maison s'est remplie de l'odeur du parfum. C'était une odeur pénétrante, une odeur douce, une odeur revigorante, une odeur qui donnait la vie, une odeur qui était déjà porteuse de résurrection car elle avait touché le corps de Jésus et, de là, elle se répandait partout. Personne ne pouvait y échapper.
On dirait vraiment que l'Apôtre Paul a saisi au bond ce détail. Etait-il au courant ? Probablement, il nous dit en effet que nous devons être, nous les croyants, la bonne odeur du Christ à la gloire de Dieu parmi ceux qui se sauvent et parmi ceux qui se perdent, pour les uns parfum de mort à la mort, pour les autres parfum de vie pour la vie.
Voici donc le même parfum qui peut être cause de mort aussi bien que de vie. Nous en avons un exemple effrayant dans l'Apôtre Judas. Judas a déjà dans son coeur comploté la trahison de Jésus. Il pactise avec la mort. Cette odeur pénètre en lui et elle le précipite dans la mort. Car quelques jours plus tard, peut-être le lendemain nous n'en savons rien - il va trouver les chefs des prêtres pour leur livrer Jésus.
Par contre, pour ceux qui ont donné leur foi à Jésus, même s'ils sont faibles, même s'ils ne comprennent pas tout, même s'ils vont prendre la fuite, même s'ils vont renier comme l'Apôtre Pierre, ce parfum va devenir pour eux source de vie éternelle. Et au lieu de livrer Jésus à la mort, ils vont donner leur vie pour lui, pas tout de suite mais plus tard. Ce parfum pénètre le coeur et lentement, lentement le transforme. Par contre, lorsqu'il est facteur de mort, il agit très vite.
Mes frères, ma sœur, il y a ici une petite leçon pour nous car ce parfum, qui est le parfum du Christ, qui est le parfum de l'Esprit-Saint, qui est le parfum de la résurrection, il pénètre encore en nous aujourd'hui, nous qui sommes les disciples, surtout les disciples préférés, ceux qui l'aiment de façon particulière.
Mais, comme il y avait dans le collège des apôtres un homme qui était déjà vendu à la mort, attention qu'il ne se passe pas la même chose entre nous ! Ce n'est pas parce que nous sommes dans un monastère que nous sommes à l'abri de la faute et de la trahison.
Et nos dispositions profondes, celles de notre coeur, celles que nous tenons secrètes, elles se trahissent au dehors dans notre comportement à l'endroit des autres. Là est le teste infaillible, il est impossible d'y échapper. Donc, mes frères soyons très très prudents !
Le parfum de Marie porte l'amour de cette femme. Et cet amour qui est déjà, qui est d'ordre surnaturel, qui est d'ordre divin, il est répandu aujourd'hui encore par le Christ dans notre propre coeur pour que à notre tour, nous posions le geste de Marie à l'endroit de chacun des hommes dans lesquels le regard très pur de notre foi nous fait reconnaître la personne du Christ .
Et quand je dis chacun des hommes, c'est d’abord ceux avec lesquels nous vivons et puis au-delà, de proche en proche tous les hommes. Nous ne pouvons pas en laisser un seul en dehors de notre coeur.
Nous devons être parfum du Christ pour nos proches d'abord et puis alors pour les plus lointains; pour ceux qui sont morts, et pour ceux qui vivent, et pour ceux qui viendront. Car celui qui s'est laissé métamorphoser par ce parfum devient agissant à travers les temps et à travers les espaces.
Nous avons donc à nous prosterner devant chacun pour répandre sur ses pieds l'amour qui emplit notre coeur et en déborde. Et c'est cela la vie chrétienne dans sa perfection : « A cela on reconnaîtra que vous êtes mes disciples si vous avez de l'amour les uns pour les autres ».
Si vous n'en avez pas, si dans une communauté monastique nous laissons un en dehors de notre amour, nous ne sommes pas disciples du Christ. Attention, nous commençons à regarder du côté de la mort ! C'est terrible, savez-vous mes frères; c'est très, très, très dur ! Et cette formule n'est pas de moi, elle est du Christ lui-même.
Maintenant, encore autre chose: l'odeur de ce parfum se répand à travers toute la maison et il sacralise cette maison. La maison de Béthanie devient ainsi une maison de Dieu . Béthanie signifie la maison de la pauvreté, la maison de la douceur, la maison de 1'humilité, la maison de celui qui se donne totalement en toute confiance et qui attend tout car il est démuni de tout.
Dieu est ainsi, Dieu est l'être le plus pauvre qui soit. Pourquoi ? Parce que il est l'Amour. J'aurais peut-être encore l'occasion de le dire au cours de cette semaine. Je l'ai déjà dit tellement de fois, mais il faut toujours le répéter jusqu'à ce que ce soit entré dans notre tête et descendu jusque dans notre coeur .
La maison de Béthanie, c'est donc déjà une maison de Dieu. Elle est la maison où le Christ, où Jésus est chez lui. Car il a dit un jour : Apprenez donc de moi, non pas de gouverner le cosmos, non pas à créer des univers, non, non, non ! Apprenez de moi que je suis la douceur et 1'humilité jusqu'au profond de mon coeur. Il est donc chez lui dans cette Béthanie, c'est sa maison à lui.
Et voici que cette maison emplie de ce parfum infiniment précieux devient maison de Dieu. Et le prodige annoncé par Jésus à Nathanaël se réalise: Marie voit les anges de Dieu descendre et monter au-dessus de Jésus.
Vous allez dire que ce n'est pas écrit. C'est certain que ce n'est pas écrit parce que l'on ne peut pas l'écrire. Les convives n'ont rien remarqué de cela. C'est un privilège qui a été réservé à Marie. L'amour est tellement humble, il est tellement ouvert que Dieu peut alors accorder à cet amour les choses les plus indicibles qui soient. Mais pas des choses fantastiques, non !
Personne ne le sait. C'est un secret entre Dieu et l'homme, ici entre Dieu et Marie. Elle a vu, mais réellement vu, que Jésus était Dieu et que les anges étaient tout entier à son service. Et la grâce d'une symphonie parfaite a été ainsi scellée entre Jésus et Marie par ce parfum. Et au-delà de la maison, c'est l'univers entier qui a été sacré temple de Dieu.
.
Les premiers moines dans leur désert. ils n'avaient rien. Ils n'avaient pas de radio, pas de TV, ils n'avaient pas de journaux, ils n'avaient parfois même pas de livres. Certains, la plupart, ne savaient ni lire ni écrire.
Mais ce qu'ils avaient, ils avaient l’œil ouvert, ils avaient des yeux de séraphins et leur coeur pur voyait Dieu dans l'immensité du cosmos. Ils habitaient le temple de Dieu et eux-mêmes étaient devenus temple de Dieu.
Et tout cela, mes frères, est implicitement formulé à travers ce parfum qui emplit la maison de Béthanie, oui, maison de Dieu ; l'univers devenant, étant la maison de Dieu. La présence de Jésus aujourd'hui ressuscité emplit le cosmos et il le rend sacrement de beauté et d'amour, de gratuité et de communion. Donc, l'univers matériel devient un sacramental.
Pour être plus précis, il est porteur de cette gratuité infinie de Dieu, de cet amour qu'il est et qu'il déverse sans arrêt sur chacun, sur les bons comme sur les méchants - il l'a bien dit - sur les injustes comme sur les justes. Il ne fait pas de distinction. Il attend que chacun s'ouvre à ce qu'il donne et finalement devienne ce que Lui est, c'est à dire beauté, gratuité, communion, amour.
Et le parfum mystérieux qu'est le Christ ressuscité, il est toujours présent; il est intégré à la vie divine et il en révèle la présence. Les âmes purifiées à l'image de celle de Marie courent à l'odeur de ce parfum. C'est une antienne que nous chantons et qui est extraite du Cantique des cantiques: Nous courons derrière toi à l'odeur de tes parfums. Et ces âmes très purs s'en délectent, et elle s'en nourrissent. Et il ne leur est plus possible de vivre en dehors de lui.
Ici, mes frères, nous sommes en plein dans la vie mystique. Cela ne doit pas nous inquiéter, çà doit au contraire éveiller en notre coeur l'espérance de recevoir un jour cette grâce.
Notre corps spirituel, ce corps qui est en train de naître en nous maintenant, il est doté de sens spirituels, de cinq sens spirituels comme notre corps physique est doté de cinq sens physiques.
Nous pouvons voir la beauté du Christ ressuscité, nous pouvons entendre sa parole, nous pouvons toucher son être merveilleux, nous pouvons sentir l'odeur vivifiante de son parfum et nous pouvons goûter la douceur de son être. C'est cela la vie éternelle !
Mes frères, nous n'avons pas à nous demander ce qui se passera après la mort ? C'est un grand problème aujourd'hui pour beaucoup de gens. Il paraît même des livres "La vie après la mort". C'est l'expérience de personnes qui sont revenues d'un coma très profond. Ils racontent ce qu'ils ont expérimenté. Mais l'essentiel n'est pas là. L'essentiel, voyez-vous, c'est d'être vivant avant de mourir. C'est vraiment malheureux de devoir être mort avant de mourir.
Or, nous sommes morts avant de mourir si nous sommes des esclaves de nos instincts biologiques, de nos pulsions organiques, de nos hormones, de nos glandes, de nos convoitises, de nos peurs. Si c'est cela qui nous conduit, mais nous sommes morts. Par contre, si nous nous laissons conduire, si nous nous laissons guider par le meilleur de nous, c'est à dire cette part de nous dont s'empare le Christ, dont l'Esprit-Saint fait la demeure de Dieu, à ce moment là, nous passons de la mort à la vie.
Comme nous dit l'Apôtre nous ressuscitons avant de mourir. Avec le Christ, nous sommes déjà entrés dans l'univers nouveau; nous sommes déjà les princes de son Royaume. Et tout ce que je viens de détailler, nos sens spirituels peuvent le percevoir. Alors, vraiment nous vivons avant de mourir. Et la mort biologique, elle est un éveil à ce que malgré tout ici-bas nous ne pouvons percevoir spirituellement qu'à travers une énigme, comme le dit aussi l'Apôtre qui a connu, lui, cet état.
Mes frères, l'Eglise qui est le Corps du Christ, elle est rendue vivante par ce parfum. C'est par lui qu'elle est pure et sainte. Et à l'intérieur de ce parfum, tout homme atteint une valeur inestimable. Je pense l'avoir dit hier dans une des homélies. Tout homme est devenu le sanctuaire de la divinité.
Le véritable temple de Dieu, ce n'est pas une maison de pierre. Il en faut bien une pour que le Corps du Christ puisse s'y réunir et prendre conscience qu'il est un Corps. Mais le véritable sanctuaire de Dieu, c'est l'homme. Et c'est pourquoi l'homme doit être non seulement respecté, mais il doit être vénéré.
Et nous verrons dans quelques jours le Christ s'agenouiller devant 1 'homme ; Dieu s'agenouillant devant son image ; Dieu s'agenouillant devant le temple qu'est 1'homme. Et le parfum répandu par Marie sur les pieds de Jésus, il nous dit tout cela. Je vous assure que c'est un parfum magnifique, c'est à dire qu'il rend l'homme grand. Et à partir du corps du Christ, corps aujourd'hui ressuscité, ce parfum devient vraiment ce qui porte le monde.
Ainsi, nous sommes en quelque sorte créés par le geste de Marie, c'est à dire que nous serons notre exacte capacité d'amour. Et nous aurons notre exacte capacité d'amour si, à la manière du Christ, nous laissons tout simplement ce parfum se répandre sur nous.
Et comment va-t-il se répandre ? Eh bien, il se répand par cette fameuse obéissance, cette volonté de Dieu qui veut faire de nous des saints, c'est à dire des êtres qui soient le reflet parfait de ce que Lui est. Dieu a des mains; et ces mains, c'est l'obéissance, c'est ce qui nous est demandé de faire, c'est ce qui nous est offert. Car à travers l'obéissance, c'est un cadeau que nous recevons, le cadeau de ce parfum. Et nous devons à travers l'obéissance permettre à Dieu d'inverser les rôles. Cette fois-ci, c'est lui qui oint nos pieds de parfum. Et ainsi, nous lui devenons semblable jusqu'au plus profond, jusqu'aux profondeurs les plus secrètes de notre être.
Ma sœur, mes frères.
La péricope évangélique dont nous avons entendu la proclamation ce matin a été amputée de deux versets. Le fil du discours en est allégé. A mon sens, les liturgistes ont commis une erreur. C'est une opinion personnelle et elle sera peut-être contredite ? Je ne vais pas jouer au contestataire.
Nous sommes entre nous ici et je vous partage mon opinion. Vous la comprendrez mieux lorsque je me serais expliqué. Ces deux versets sont à leur place où ils se trouvent, à leur place la meilleure. Et ces deux versets constituent le testament spirituel de Jésus. Ils sont le sommet de toute la révélation biblique. Ce n'est pas de la haute théologie, mais c'est le chemin que le Christ nous propose et, c'est la raison fondamentale pour laquelle il s'est incarné.
Vous savez que les théologiens se posent la question de savoir si le Verbe de Dieu se serait incarné s'il n'y avait pas eu de péché originel ? C'est très débattu ! Je me souviens au cours des études de théologie, c'était une question passionnante pour les théologiens. Mais lorsqu'on voit ces deux versets, on comprend que le Verbe de Dieu devait s'incarner quelque soient les circonstances, quelque soit la situation dans laquelle se trouvaient les hommes.
Et ces deux versets, les voici, je vais les traduire ainsi : « Je vous donne un commandement nouveau: que vous vous aimiez les uns les autres. Comme moi je vous ai aimés, vous devez vous aussi vous aimer les uns les autres. Et en ceci, tous reconnaîtrons que vous êtes des disciples pour moi si vous avez de l'amour les uns pour les autres ». Voilà le testament spirituel de Jésus !
Remarquez qu’au moment d'entrer dans sa passion - il y est déjà entré d'ailleurs, nous allons le voir - à ce moment crucial de sa vie, il ne commande pas à ses disciples d'aimer Dieu, mais il leur commande d'aimer l'homme, de s'aimer les uns les autres.
C'est facile, d'aimer Dieu. Dieu, il est loin, çà peut devenir une abstraction. Et un Dieu à notre image, un Dieu que nous imaginons, un Dieu à notre portée, un Dieu que nous pouvons mettre à notre service, il est facile de l'aimer. Mais par contre, aimer son frère quel qu'il soit, aimer l'homme quel qu'il soit, çà c'est autre chose !
Remarquons que ce testament spirituel de Jésus est pris en tenaille entre des allusions à deux trahisons : celle de Judas en voie d'accomplissement, celle de Pierre en voie de préparation.
C'est donc au moment où Jésus est saisi de troubles, de peurs à la racine de son esprit et où il le déclare, c'est à ce moment-là qu'il introduit la nouveauté absolue de l'Evangile.
C'est à partir de l'horreur qu'il ressent en lui qu'il parle d'un amour inconditionnel. Il offre le plus précieux de sa mission dans un contexte de trahison pour bien signifier jusqu'où l'amour doit porter, jusque au-delà de 1 'humainement possible.
Vous vous rappelez sans doute ce qui était dit : Ayant dit cela, c’est à dire, celui qui mange mon pain, il a dressé contre moi le talon, il m’a donné un coup de pied. Alors, est-il dit : ayant dit cela, Jésus fut secoué, ébranlé, bouleversé dans son esprit, donc dans la partie la plus secrète de son être.
A la racine même de son être, il fut troublé. Le mot, c'est bouleversé. Il n'y a pas de correspondant exact en langue française. C'est une sorte de cataclysme qu'il a ressenti et, c'est alors dans un tel contexte qu'il nous lègue son testament. Il va mourir, il le sait bien.
Judas est sorti. Et l'Evangéliste note encore ce petit détail. Je vous l'ai dit, les détails chez Jean sont extraordinaires. Il dit : il faisait nuit. Donc Jésus est plongé au plus profond de la nuit. Ce n1était pas seulement la nuit météorologique, c'est aussi la nuit dans laquelle son âme était plongée.
Et cette nuit allait s'appesantir de plus en plus. Elle allait prendre possession de lui. Il allait souffrir l'abandon absolu puisque il n'aurait même plus conscience qu'il était soutenu par Dieu. Il dira : « Mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ? » C'était fini ! Et alors, c'est à l'intérieur de cette tragédie qu'il nous laisse son testament.
Il y a aussi Pierre. Pierre, lui, c'est un impulsif : « Moi, je vais mourir avec toi! » Oui, et Jésus dit : « Mourir avec moi ? Le coq n'aura pas chanté que tu m'auras renié trois fois ». Voilà la lucidité de Jésus !
Et c'est entre ces deux, entre une trahison qui s'accomplit et un reniement qui se prépare qu'est enchâssé le testament de Jésus, cette perle qui est le plus profond, le plus beau, le plus somptueux de son coeur. Il s'agit d'un commandement nouveau qui n'existait pas auparavant. Il était dit: « Tu aimeras ton prochain comme toi-même ». C'est vrai ! Mais qui était le prochain dans le contexte de la première alliance ?
Le prochain, c'était le compatriote d'abord, c'était 1'homme de la même race. C'était celui-là qu'il fallait aimer comme soi-même. Mais ceux qui étaient étrangers à la race d'Abraham, ceux-là on n'avait pas à les aimer. Ici, c'est un commandement nouveau, il n'existait pas auparavant. Et la nouveauté, en quoi consiste-t-elle ?
Essentiellement en ceci, c'est que vous vous aimerez comme moi je vous ai aimé. Comme moi je vous ai aimé ? Or - et c'est la raison pour laquelle ces deux versets sont à leur place - or, il a aimé le traître et il a aimé le renégat. Si les deux se coupent de lui et de l'amour, lui ne les renie pas. Il ne les exclut pas, il ne les met pas à la porte de son coeur. Non, il continue à les aimer.
Il fallait donc, mes frères, que ce testament soit enchâssé comme dans une griffe, comme on enchâsse un diamant qu'on doit porter pour mettre en évidence, entre une trahison et un reniement. Alors nous comprenons mieux ce que le Christ nous demande: c'est son propre amour qui doit animer le nôtre.
Le comme qui est ici est saisissant et il est terrible. Nous devons nous aimer les uns les autres comme Lui continue à aimer le traître et ne cessera pas d'aimer le renégat. Voilà comment nous devons nous aimer !
C'est à dire que nous devons ouvrir notre coeur à l'impossible amour, à un amour tellement impossible à notre échelle qu'il renverse tous les préjugés, absolument tous. Et pour que ce prodige puisse se réaliser, il est nécessaire, vous le comprenez, que Jésus vive en nous.
Il n'est pas possible d'aimer de cette manière aussi longtemps qu'on ne peut pas témoigner comme l’Apôtre Paul : « Ce n'est plus moi qui vit, c'est le Christ qui vit en moi ! ». Et la preuve qu'il vit en moi, c'est que j'aime les autres comme Lui les aime. A cela, a-t-il dit, on reconnaîtra que vous êtes mes disciples si vous vous aimez les uns les autres. C'est la notre carte d'identité et notre certificat d'authenticité.
Mais encore une fois, c'est un sommet qu'il faut atteindre, ce n'est pas comme ça au départ. Nous ne serons jamais pleinement disciples du Christ car le comme sera malgré tout toujours relatif. Il n'y aura pas d'identité.
Il y aura identité dans le monde de la résurrection. A ce moment-là, nous ne ferons vraiment plus qu'un seul esprit avec le Christ. Nous serons totalement transparents les uns aux autres et nous pourrons aimer comme Lui aime. Mais ici-bas, nous serons toujours en état de croissance.
Maintenant, si je devais définir le péché, eh bien, je dirais qu'il n'y en a qu'un et c'est de ne pas aimer ainsi, de ne pas aimer les autres ainsi. Et lorsqu'il nous est dit d'un saint qu'il a le don des larmes, qu'il pleure - et on les voit - c'est parce qu'il n'aime pas les autres ainsi. C'était Arsène, je pense, qui pleurait tellement que ses larmes avaient creusé des sillons le long de ses joues, des rigoles.
Oui, nous n'en sommes pas encore là. Mais il me semble que si nous devons pleurer dans notre coeur, c'est parce que nous n'aimons pas exactement comme le Christ aime, comme il nous demande d'aimer, de nous aimer ici entre nous, nous qui sommes les membres les uns des autres.
C'est une exigence démesurée, mais nous ne pouvons rien en rabattre. Nous n'avons pas le droit. C'est un commandement, il n'a pas à être discuté, il n'a pas à être soupesé. Attention aux professeurs de morale et aux théologiens qui font de la morale parce que eux, ils parviendront toujours à arranger les choses pour mettre ça à notre portée. Non, ce n'est pas à notre portée, c'est d'ordre divin.
Nous sommes venus au monastère, nous avons été appelés à la vie monastique pour apprendre à aimer ainsi, à aimer sans mesure, sans calcul , sans réserve. Je ne vais pas entrer dans le détail parce que je n'en ai pas le temps et ce n'est pas le lieu. Et je pense que chacun peut faire l'expérience chaque jour de ce que peut signifier aimer comme le Christ nous le demande.
Le monastère est ainsi tout ensemble le lieu d'une mort et le lieu d'une vie. Le lieu d'une mort car nous devons mourir à notre égoïsme, à nos instincts, à nos peurs, à nos agressivités. Nous devons mourir à notre protection, à nos barrières, à nos frontières. Nous devons mourir à tout ça ! Nous devons devenir des êtres livrés, livrés aux autres comme le Christ. Il aurait très bien pu échapper. Il savait que Judas allait le trahir. Il n'a rien fait. Il l'a aimé jusque là.
Mais le monastère est aussi le lieu d'une vie car nous devons vivre, apprendre à vivre de la vie même de Dieu. Nous devons avoir un coeur qui accueille, un coeur qui fait confiance, un coeur qui ose croire, un coeur qui prend le risque de l'espérance, un coeur qui n'a pas peur de se dilater, de se laisser buriner pour en enlever toutes les aspérités, de se laisser vitrioler pour en enlever toutes les impuretés. Alors cela, c'est prendre le risque de le vie, de la vie véritable.
Car celui qui s'abandonne ainsi au travail de l'Esprit dans son coeur et dans son corps, mais celui-là, il communique à la propre vie de Dieu et il le sait. Le plus remarquable, c'est qu'il en a conscience, peut-être pas au début, mais à un moment donné, oui. Et il a conscience aussi de rencontrer Dieu quand il rencontre un homme.
Vous connaissez certainement cette expression de Saint Séraphin de Sarov qui vivait là tout seul dans son bois. Lorsqu'il rencontrait un homme sur son chemin, il s'exclamait : « O, le Christ est ressuscité ! ». Il le reconnaissait immédiatement dans le frère, dans 1'homme qu’il rencontrait. Il ne se demandait pas si cet homme était un brave homme ou un brigand, non, il était le Christ ressuscité. C'est jusque là que nous devons aimer !
Alors pour terminer, nous comprendrons mieux cette petite expression de Saint Benoît qui parle du moine qui a été élevé au 4° degré d'humilité. Il dit : non lassescat vel discedat, 7,97. qui ne se lasse pas et puis qui ne recule pas. Alors, il est donc là vraiment devenu une cible, une cible sur laquelle Dieu peut tirer toutes ses flèches. Il ne se lasse pas, il ne recule pas, il reste sur place.
Vous avez alors le sens du vœux de stabilité. Il ne faut pas bouger parce que on est exposé à ce feu qu'est l'amour de Dieu qui veut nous transformer nous-mêmes en brasier.
A ce moment-là, vraiment nous pourrons nous aimer les uns comme les autres. Mais en attendant, il faut comme le dit aussi Saint Benoît : patientiam amplecti, 7,96, il faut vraiment embrasser la patience et se dire que le frère qui aujourd'hui me paraît impossible, demain il sera une fleur. Et il commence déjà à l'être dans le paradis de Dieu, le paradisus qu'est le monastère, ce jardin où Dieu cultive des fleurs qui doivent s'harmoniser les unes les autres et dégager ensemble un parfum, le propre parfum de Dieu dont je parlais hier.
Voilà, mes frères, nous devons ainsi pouvoir aller jusqu'au bout du rêve que Dieu a sur nous car chacun de nous est un rêve. Dieu nous rêve. Mais laissons-nous rêver afin que au jour que lui seul connaît, nous aurons été métamorphosés. C'est le Christ qui vivra en nous et alors vraiment, nous pourrons aimer comme lui aime, nous serons vraiment ses disciples et le bonheur habitera notre coeur. Et nous pourrons diffuser autour de nous la lumière et aussi l'amour qui nous possède.
Ma soeur, mes frères,
Lorsque on s'approche de Dieu - du vrai Dieu, du Dieu de Jésus-Christ, pas du Dieu des philosophes - quand on s'approche de Dieu, on est immédiatement affronté à un univers de paradoxes, d'énigmes, d'obscurités. On commence à comprendre que Dieu se manifeste à l'intérieur d'une nuée, une nuée obscure, une nuée lumineuse parfois, mais une nuée.
On pourrait en arriver à douter, à se demander si on n'est pas dans l'illusion ? si ce Dieu que l'on cherche existe vraiment ? C'est qu'il n 'y a pas d'adéquation entre notre raison et Dieu. Pour saisir quelque peu la nature de Dieu et son être réel, notre raison doit être élevée à un étage supérieur. C'est ce qu'on appellera la foi, la foi qui est une participation à la connaissance que Dieu a de lui-même.
A ce moment-là, notre raison raisonnante démissionne et elle accepte d'épouser la sagesse de Dieu, sagesse qui jusque là lui paraissait folie. Aussi longtemps que l'homme demeure un être charnel - c'est à dire un homme qui construit sa vie sur sa raison, sur son jugement - tout ce qui concerne Dieu et son agir paraît folie.
Oui, la sagesse de Dieu, est la face démentielle de l'amour qu'il est. Cet amour ne se mesure pas à l'aune des hommes. Il aveugle par excès de luminosité et il effraye. Il obéit à une logique dans laquelle nous sommes, nous ses disciples et ses enfants, invités à entrer.
Dieu a fait de l'homme le temple de sa présence, le sanctuaire de son être à lui. Il en a fait l'apparition de ce qu'il est. Et remarquons, lui-même est le premier à s'incliner devant la dignité et la grandeur de 1'homme et à lui vouer un respect inconditionnel. L'homme est pour Dieu ce qu'il y a de plus précieux, tellement précieux que il s'est sacrifié pour 1 'homme. Il a accepté de mourir pour l'homme.
On conçoit bien dans notre univers à nous qu'une mère puisse se sacrifier jusqu'à la mort pour son enfant. Cela se rencontre. Il y a des situations où la mère voit dans son petit enfant, et même dans son grand enfant, ce que cet enfant est, un morceau d'elle-même. Et pour récupérer ce morceau, pour le sauver, pour lui rendre vie, elle consent à le mettre au monde de nouveau. Mais elle le mettra au monde en sacrifiant sa vie pour lui.
Eh bien Dieu, lui, il réagit de la même façon en présence de 1'homme. Et alors nous, nous mes frères, comment réagissons-nous les uns en présence des autres ? Nous devons parfois nous poser la question.
Nous voyons aujourd'hui, nous l'avons vu ce matin, ce que Dieu a fait à l'endroit de l'homme. Et avouons que notre raison abandonnée à elle-même ne comprend pas.
Jésus sait très bien ce que trame Judas. Il y a longtemps qu'il l'a remarqué. Or, il ne lui adresse aucun reproche. Il essaye seulement de le retenir sur la pente qui conduit à l'abîme. Il est profondément peiné, il souffre atrocement, mais non pas sur son propre sort, mais sur celui de Judas.
Je rappelle ce qu'il a dit : « Le Fils de l'homme s'en va selon ce qui a été écrit de lui. Mais malheur à cet homme par qui le Fils de l'homme est livré. Il eut été préférable pour lui qu'il ne fut pas né cet homme-là » . Et Judas entend cela !
Avant cela, Jésus s'est agenouillé devant Judas et lui a lavé les pieds. Il n'a pas sauté au-dessus de Judas. Tous les Apôtres et Judas étaient là. Par après, il lui a présenté la bouchée.
Il faut savoir que dans ce repas, lorsque le maître de maison présentait à un hôte, à un convive la bouchée, c'était pour l'honorer. Il n'y avait qu'une bouchée qu'il donnait. C'était celle-là, et il la donne à Judas.
Donc il a tout fait, absolument tout fait pour empêcher que Judas aille au bout de son projet. Mais voilà, il n'y avait rien à faire car Judas n'écoutait plus. Judas était devenu sourd.
Là, mes frères, il ne faut pas essayer de comprendre. Il n'entendait plus, il n'écoutait plus mais se réveillera plus tard, trop tard et il ira se pendre. Et pourtant, jusqu'à l'intérieur de ce suicide, Dieu sera présent. Non pas pour condamner, mais pour compatir. Pardonne-leur, dira-t-il, car ils ne savent pas ce qu'ils font. Et Judas était compris à l'intérieur de ce pardon.
En face de cette folie qui est gratuité pure se dresse son contraire. Et son contraire, c'est le calcul, c'est la froide raison. Vous n'avez donc pas compris, dira le grand prêtre en exercice cette année, vous n'avez donc pas compris qu'il est préférable qu'un seul homme meure plutôt que toute la nation ne périsse. Oui, le calcul ! C'est froid, c'est logique, c'est comme ça !
Il y a la cupidité, le marchandage. Un des douze appelé Judas s'en alla trouver les grands prêtres et il leur dit: Que voulez-vous me donner et moi je vous le livrerai. Le marchandage, c'est le contraire, le contraire de cette folie d'amour qui possédait le Christ, qui était le Christ. Or, mes frères, ce qu'il y a encore derrière tout ça, c'est l'absence de pitié.
J'ai lu dernièrement un petit article assez bien rédigé, même très bien rédigé dans les feuillets économiques du journal. C'est le lieu d'une lecture spirituelle parfois très intéressante. "les nouvelles tables de la loi" était, je pense, le titre de l'article. Nous connaissons les anciennes Tables de la Loi, maintenant il a des nouvelles. Et ces nouvelles lois sont détaillées, mais elles aboutissent toutes à ceci: c'est que les lois, ces lois qui sont les lois de l'économie, les lois de la finances, les lois de la compétivité dont on parle tellement aujourd'hui, les lois du profits, toutes ces lois n'ont pas de coeur.
Malheur aux perdants, il ne peut y avoir que des gagnants. Et pour gagner, on écrase. Celui qui doit gagner ne peut pas avoir de coeur, sinon il ne gagnera pas. Pas de sentiment, pas de pitié, telles sont les lois du monde d'aujourd'hui. C'est bien souvent ainsi ! La rentabilité, oui ! Eh bien, ce n'est pas le monde de Dieu, ce n'est pas le monde du Christ !
Mais malgré tout, mes frères, soyons sincères ! Tous ces sentiments que je viens de détailler, ils grouillent dans notre coeur quand nous n’aimons pas ou que nous n'aimons pas assez. Comment se fait-il que je puisse ne pas aimer un frère ? Mais si je veux aller au fond des choses, c'est parce qu'il me gêne. Il serait … ? … il
est Dieu et qu'il est l'amour.
Et aimer l'homme ainsi, c'est s'aventurer sur la route suivie par le Christ. c'est accepter de devenir fou pour être vraiment sage et, c'est être un chrétien à part entière ! .
Voilà, ma sœur, mes frères, ce qui nous est rappelé en ces jours-ci, ces jours bénis qui nous replacent dans notre vérité, notre vérité d'aujourd'hui, c'est à dire notre vérité de pécheur; et dans notre vérité de demain qui est notre vérité d'hommes appelés la sainteté, d'hommes qui sont déjà des saints et qui le deviendront de plus en plus. Il n 'y a pas, je vous assure, de distance, il n 'y a pas d’intervalle entre le pécheur et le saint.
Le saint, c'est un pécheur qui sait qu'il est pécheur. Regardez ! Lorsque le moine est arrivé au-dessus de l'échelle de l'humilité et qu'il entre dans les espaces immenses de la charité, de l'amour, il ne fait que se dire: O mon Dieu, je ne suis qu'un pécheur ! C'est cela la sainteté !
Et voilà, je vous souhaite de bien vivre ces quelques jours dans l'esprit que j'ai essayé, maladroitement peut-être mais tout de même de tout mon cœur, que j'ai essayé de dégager. Et ainsi, nous serons peut-être plus près de ce que Dieu attend de nous. Nous en serons plus heureux aussi car le véritable bonheur, c'est de reconnaître le Christ, c'est de reconnaître Dieu dans le frère.
A ce moment-là, ce sont des courants de communion qui passent. Le Corps se construit, se fortifie, le Corps du monastère, le Corps du Christ. Et c'est déjà un avant-goût, petit mais bien réel, de la béatitude éternelle.
Frères et sœurs,
Depuis dimanche dernier, nous entrons toujours plus profondément à l'intérieur du mystère de Jésus le Christ notre Seigneur; mystère qui est aussi le nôtre car avec lui nous ne formons qu'un seul Corps. Il est notre tête et nous sommes ses membres.
La scène du lavement des pieds devrait être présente à la racine de chacune de nos pensées et de chacune de nos actions. Elle est indissociable du commandement de l'amour, commandement fondateur de 1'Alliance Nouvelle. Elle est indissociable de l'Eucharistie dont elle a été la mise en œuvre symbolique. Dans le lavement des pieds, Jésus s'est donné ; dans l'Eucharistie, Jésus s'est donné.
Frères et sœurs, comprenons d'abord que dans le christianisme, les perspectives sont inversées. Le testament de Jésus, sa dernière volonté, sa dernière parole, ce n'est pas d'aimer Dieu, c'est d'aimer 1 'homme. Et il s'agit d'aimer l'homme dans son animalité, l'homme avec ses limites, l'homme avec tout ce qui en lui peut nous rebuter et nous faire peur.
C'est en dépassant nos répugnances, nos peurs, nos instincts d'autoprotection, c'est en aimant l'homme tel qu'il est que, en vérité, nous atteignons Dieu. Depuis que Dieu s'est fait homme, depuis le fait de l'incarnation, il est impossible de rencontrer Dieu sans passer par l'homme.
Ne l'oublions jamais, frères et sœurs, le testament légué par le Christ, le testament éternel, c'est celui-ci : il s'agit - comme l'a très bien dit Maurice Zundell, ce prêtre Suisse qui est mort voici une vingtaine d'années - ce qui importe, c'est de rencontrer le testament du Christ qui raisonne comme ceci ; c'est d'aimer l'homme pour être sûr de ne pas manquer Dieu.
Si nous pouvions retenir cette consigne, je pense que notre vie en serait transformée. L'enjeu de notre conversion porte précisément sur ce point : aimer l'homme pour être certain de ne pas manquer Dieu. Cela signifie que si je n'aime pas l'homme, je n'aime pas Dieu. Il n'est pas possible d'en sortir.
Le réalisme de ce testament proprement divin est souligné de manière la plus irrécusable par le lavement des pieds. Vous ferez vous-mêmes comme je vous ai fait. Ce n'est pas un conseil qui peut être suivi ou non, c'est un ordre. Et nous somme au coeur de l'engagement chrétien.
Le sanctuaire de la divinité, ce n'est pas une montagne, ce n'est pas un temple de pierres ; le sanctuaire de la divinité, c'est l'homme tel qu'il est. Et en s'agenouillant devant ses disciples, en s'agenouillant devant l'homme, Jésus s'est agenouillé devant son Dieu et notre Dieu.
Et c'est lui aussi qui mystérieusement habite tout homme, tout homme qui a faim, tout homme qui est nu, tout homme qui est sans abri ou en prison, tout homme sans distinction de race, de culture, d'âge, de condition.
Frères et sœurs, il n’est pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis. Jésus avait le droit de parler, il a donné sa vie jusqu'au bout de l'amour. Et à ce moment-là, nous entrons dans l'Eucharistie. Car donner son corps à manger sous les apparences du pain, donner son sang à boire sous les apparences du vin, il n'est pas possible d'aller au-delà.
Mais attention! Ne nous méprenons pas ! L'Eucharistie n'est pas, ne peut jamais être un foyer d'idolâtrie ou de magie. L'Eucharistie, c'est l'impossibilité d'aller à Dieu autrement qu'ensemble.
Et ensemble veut dire que lorsque nous nous approchons de l'autel pour partager le corps et le sang du Seigneur Jésus, nous apportons toute l'humanité avec nous, toute son Histoire avec ses douleurs, ses faiblesses, ses détresses, ses misères, ses culpabilités, ses crimes, ses péchés; mais aussi avec toutes ses espérances.
Et ensemble veut dire que nous devons totaliser tout cela en nous. Chacun de nous doit mystiquement devenir tous les autres. Et alors s'accomplit le mystère de notre transfiguration. Vraiment alors nous nous interpénétrons. C'est la même vie qui circule en chacun et en tous. Dans 1'Eucharistie, nous venons à Jésus comme son Corps Mystique, Corps Mystique dans lequel chacun est chez lui.
Retenons encore ceci, frères et sœurs! Nous ne pouvons aller au Christ, nous ne pouvons aller à Dieu en laissant un seul homme hors de notre amour. Ce sont là des exigences qui paraissent démesurées et c'est pourquoi notre religion chrétienne est un risque difficile, mais c'est un risque à prendre.
C'est le risque de l'amour. Nous devons aimer, nous devons aimer chacun des hommes. Nous ne pouvons en laisser aucun, absolument aucun à l’extérieur de notre coeur. Mais ce n'est pas simple car nous avons peur, car nous avons besoin de nos sécurités. Nous n’ouvrons pas facilement notre porte.
Et pourtant, nous devons avoir - comme je l'ai rappelé dernièrement - un coeur sans barrières, un coeur sans frontières, un coeur sans murailles, un coeur qui est une place ouverte où chacun peut se trouver chez soi.
Tel est, frères et sœurs, le mystère que nous célébrons particulièrement aujourd'hui. Mais si vous le voulez bien, permettez-moi de répéter ce mot extraordinaire de ce grand théologien que fut Maurice Zundell : Aimer l'homme pour être sûr de ne pas manquer Dieu !
Amen.
Frères et sœurs,
Il est tombé de la bouche de Pilate des paroles qui dépassaient bien loin ses intentions. Dans son esprit, c'étaient des paroles de moquerie, ou bien des paroles de provocation, ou bien des paroles d'humour sinistre.
A ce moment-là, il était comme un prophète. Il proclamait des vérités qui feront trembler les hommes et l'univers jusqu'à la fin des temps. Voici l'homme ! a-t-il dit, a-t-il osé dire en exposant aux hurlements de la populace Jésus vêtu d'un manteau de pourpre et la tête couronnée d'épines. Comment ne pas frémir ?
Quelle horreur et quelle beauté! ! Jésus, Dieu avec nous ; Jésus, Dieu pour nous ; Jésus s'est identifié à l'homme, l'homme qui roule au plus profond des abîmes parce qu'il a peur d'aimer, parce qu'il ne sait pas aimer, parce qu'il se barricade dans ses peurs, parce que aussi il se défigure ; l'homme qui se ferme sur lui-même.
On est pleinement homme lorsqu'on est transparent aux autres. Mais dès qu'on se défend et dès qu'on agresse alors on perd sa qualité d'homme. Cela peut aller très, très, très loin, nous ne le savons que trop.
Et voilà que Jésus a voulu devenir une caricature d'homme, de cet homme livré à tous ses instincts et être torturé à mort par eux !
Frères et sœurs, nous reconnaissons-nous dans un tel homme ? Si nous avons en nous un grain d'humilité, si nous sommes témoins de la vérité, nous répondrons par l'affirmative, à notre honte. Ne sommes-nous pas victimes de notre biologique, de nos instincts de possession, de domination, de notre besoin de réussir, de nous affirmer, fut-ce au dépens des autres. Nos sécurités animales sont dérisoires, elles sont construites sur du vent et, nous nous y accrochons.
Eh bien, Dieu en Jésus a pris tout cela sur lui. Il l'a pris pour nous ouvrir les yeux, pour transpercer notre coeur, pour nous éveiller à notre véritable vocation d'homme, notre vocation qui s'accomplit dans l'oubli de soi, dans la dépossession et dans l'amour. Il nous dit ce que nous sommes à l'intérieur de notre péché et ce que nous devons devenir en lui.
Car l'homme est promis à un destin prodigieux : devenir fils de Dieu en étant un avec le Christ dans l'amour. Alors l'homme sera roi, juge et sauveur de l'univers. C'est ce que Pilate - encore lui - annonçait en installant Jésus sur l'estrade du jugement et en proclamant à la face du monde : Voici votre Roi !
L'homme est appelé à une royauté cosmique. Nous sommes tous et chacun d'une grandeur et d'une dignité sans égale. En avons-nous conscience ? Avons-nous suffisamment confiance en nous ? Nous sommes de race noble, nous sommes de race divine: vivons-nous en accord avec notre véritable origine ?
Mais faut-il que l'homme passe par la croix et la mort pour être investi de sa royauté ? Il le doit et il ne faut pas craindre de le dire. Mais attention ! Toute souffrance en Lui et toute mort sont souffrance et mort de Dieu. Jésus dans le dérisoire et l'absurde de son échec a donné un sens à tout l'absurde de l'homme.
Dans son accoutrement dérisoire, Jésus nous dit silencieusement que la vraie royauté n'est pas une domination sur un monde d'objets. Pilate parlait de pouvoir. Oui, il était investi d'un pouvoir, mais c'était si peu, si peu de chose. L'atroce et l'intolérable de la vie vient de ce que nous sommes encore des choses, des objets, des êtres soumis aux énergies obscures de notre nature. Nous sommes bien tout autre chose que des flux pulsionnels générés par des glandes et des hormones.
Jésus a tout pris sur lui, tout, absolument tout de nos égoïsmes, de nos méchancetés, de nos guerres, de nos reculades. Il veut nous rendre libres, il veut nous investir d'une royauté fondée sur la gratuité, sur l'amour, sur le service.. Il veut nous faire passer d'un simulacre de vie à la vie véritable, la sienne.
Il ne contraint personne. Il attend, il s'offre. Il attend que nous lui fassions confiance, que nous nous donnions à lui. Il attend que nous le reconnaissions dans nos frères et nos sœurs. Il attend que nous nous mettions à son service, au service des hommes.
Oui, il est si facile, si facile de servir un Dieu hors de notre portée. Mais servir le frère, servir l'homme qui est là devant nous, l'homme qui s'approche de nous ou avec qui nous vivons, c'est bien plus dur. Et pourtant dans cet homme, c'est le Christ lui-même, c'est Dieu lui-même que nous rencontrons et que nous servons.
Frères et sœurs, la passion du Christ, c'est la nôtre en lui. Soyons donc éveillés à ce mystère pour nous-mêmes et pour nos frères. Laissons-nous vaincre par l'amour et lançons alors le monde vers sa véritable destinée qui est de devenir le Royaume de Dieu et notre royaume à nous.
Car Dieu n'humilie jamais, Dieu désire nous élever jusqu'au coeur de sa propre vie. Il veut partager avec nous tout ce qu'il est. Voilà ce que Pilate disait sans trop bien savoir ce qu'il disait : Voici l'homme et voici votre Roi !
Frères et sœurs, n'hésitons plus ! Faisons à Dieu ce plaisir de lui donner notre foi, de croire en lui ; de donner aussi notre foi à nos frères et à nos sœurs, d'ouvrir nos cœurs à ce qu'ils attendent de nous.
Et si nous pouvons ainsi devenir les uns pour les autres une ouverture, un accueil, un don, un appel, une promesse, alors vraiment nous serons des hommes accomplis et nous serons vraiment les rois de la création.
Frères et sœurs,
Que dire après avoir entendu la belle homélie du Cardinal Ratzinger ? Que dire encore de cet être que nous appelons Dieu, cet être qui est au-delà de tout nom, cet insaisissable qui est le vide et qui est le rien, cet être qui est l'amour au plus profond de notre coeur.
Le Samedi-Saint, ce que nous appelons le Samedi-Saint a été le jour le plus long de l'histoire cosmique. Le mal, le péché, la mort avaient triomphé du Christ et de Dieu. C'était la fin de tous les espoirs, le glas d'un monde, l'épaississement d'une nuit atroce. Et pourtant tout continuait à tourner comme si de rien n'était.
Caïphe et ses complices, Pilate et ses soldats, les citadins, les pèlerins se reposaient dans la paix du sabbat. Leur conscience était tranquille, ils avaient fait leur devoir. Ils avaient débarrassé Israël d'un imposteur, d'un gêneur, d'un révolutionnaire, d'un homme qui se prétendait fils de Dieu. Les disciples, eux, ils retourneraient bientôt à leurs filets et à leurs comptoirs. La page était tournée.
Il existe deux univers qui s'interpénètrent sans jamais se rencontrer: l'univers des hommes tout de superficialité, d'inconsciences, d'ivresses, de luttes, de compétition comme on dit aujourd'hui, ou plutôt de compétitivité ; et l'univers de Dieu qui est tout de souffrance, d'attente, de solitude, de fol amour.
L'être le plus solitaire qui existe, n'est-ce pas Dieu ? Qui se préoccupe vraiment de lui ? N'est-il pas préférable de se construire une idole, un dieu à sa mesure, un dieu sur lequel on a barre, un dieu qui est à notre service et qui peut nous assurer le succès ?
Mais Dieu, le Dieu qui est amour, c'est un Dieu qui est seul. Aussi, une des plus grandes grâces que ce Dieu peut accorder à quelqu'un qui s'ouvre à son mystère et qui est prêt à tout accueillir, la plus grande grâce qu'il puisse lui accorder, c'est de l'entraîner avec lui dans la solitude du Samedi-Saint.
Alors, c'est le vide, c'est le rien, c'est le doute, c'est l'illusion. On ne sait plus, on ne croit plus, on n'espère plus, on n'aime plus, on est perdu. Mais c'est alors au creux de cet esseulement que finalement les yeux du coeur vont s'ouvrir parce que c'est dans le Samedi-Saint que nous pouvons véritablement rencontrer Dieu. Le Cardinal Ratzinger vient de le dire en d'autres mots, mais c'est cela le sens le plus beau du message qu'il vient de nous délivrer.
Dieu a tenté de réunir l'univers des hommes et l'univers de Dieu dans la personne de son Fils Jésus. Et voilà que ce Samedi-Saint signe un bilan abstrus, l'échec total. Dieu ne serait-il pas celui qui ne réussit jamais ? Mais qui est Dieu ? Qui donc nous le dira ?
Le grand et saint samedi nous apporte quelques éléments de réponse. Je vais tenter avec de pauvres mots, des mots bien maladroits de l'évoquer devant vos yeux. Dieu ne finira jamais de nous surprendre, de nous étonner, voir de nous scandaliser. Dieu est tout entier dans cette réflexion sortie un jour de son coeur: ils respecterons mon fils !
Vous connaissez l'histoire: le maître de la vigne avait envoyé des serviteurs et les tenanciers les ont attrapés, ils les ont battus, ils les ont tués. Il en envoie d'autres et l'affaire recommence. Et finalement il se dit : « Ils respecteront mon fils. C'est lui que je vais envoyer. »
Naïveté sans borne, confiance éperdue, amour et toujours amour , tel est Dieu. Et quoi qu'il lui en coûte, il ne désarme pas. Il ne peut d'ailleurs pas désarmer, c'est impossible. Chaque instant est pour lui un commencement nouveau, un commencement absolu, une origine nouvelle, un monde qui surgit de son coeur qui est amour.
Dieu est le grand naïf. Et alors pourquoi, nous, ne partagerions nous pas sa naïveté, sa confiance, son amour ? C'est là qu'il nous attend, c'est de cela qu'il veut nous combler. Mais voilà, nous avons peur car être naïf , être confiant, c'est se livrer à bien des déconvenues et tôt ou tard sombrer à l'intérieur du Samedi-Saint.
Au fond de l'abîme dans lequel l'homme, le péché, la mort ont jeté Jésus qui, ne l'oublions jamais, est Dieu, au fond de cet abîme, il reste amour, il est l'amour. Et c'est cela son nom, et c'est cela sa victoire !
Le Samedi-Saint nous dit aussi que si Dieu est amour, il est aussi espérance. Dieu conserve intacte sa foi en l'homme même quand il sait très bien ce qu'il y a dans l'homme, combien les hommes sont versatiles, combien les hommes sont lâches, combien les hommes sont peureux, combien les hommes sont vindicatifs.
Mais non, il conserve intacte sa foi en l’homme. Il a pris sur lui tout le négatif de l’homme pour ne lui laisser que l'étincelle originelle de lumière et de beauté. Et tout est gagné lorsque chez l'homme finit par coïncider le plus intime de lui avec cette étincelle.
C'est un labeur auquel Dieu se livre sans jamais se lasser : faire coïncider l'homme avec l'étincelle qui est la source parfaitement pure de son être. Car il y a tout au fond de nous une source qui est pureté. Et cette source, c'est Dieu.
Et c'est pourquoi - comme je l'expliquais encore dernièrement - nous devrions nous agenouiller, nous prosterner devant chaque homme comme le Christ Jésus l'a fait peu avant d'entrer dans sa passion. Et il nous dit : « Ce que j'ai fait, eh bien, faites-le vous aussi ! C'est un exemple que je vous ai donné. Lavez-vous les pieds les uns des autres, prosternez-vous aux pieds les uns des autres ! »
L'homme deviendra finalement ce que Dieu rêve de lui. Non pas un paquet de cellules, mais un fils partageant sa propre vie. Le Samedi-Saint est 1'heure de l'engendrement de 1'homme à son être de fils. Et le lieu de cet enfantement, c'est l'espérance démesurée qui demeure indemne en Dieu au creux de la mort.
Nous, chrétiens, qui savons ce que les autres ignorent, nous devrions être les témoins de Dieu jusque dans cette folie : savoir croire en l'homme, espérer en l'homme même et surtout lorsque tout nous crie que c'est inutile, qu'il n'y a rien à faire, que tout est vain, que tout est perdu d'avance; et malgré cela, croire en l'homme.
C'est un devoir auquel nous ne pouvons nous dérober. On se moquera de nous, on nous critiquera, on nous condamnera peut-être ? Eh bien, tant pis, c'est alors que nous serons vraiment les enfants de notre Père, les frères du Christ jusqu'au bout de l'amour.
Frères et sœurs, telle est la grande leçon de ce Samedi-Saint, de ce jour qui devait ne pas prendre fin, de ce jour qui a été un jour de ténèbres, un jour de vide, un jour de désespoir mais qui tout au fond portait l'espérance, la foi de Dieu dans l'homme. Eh bien, nous ne resterons pas à l'arrière. Nous aussi, nous aurons foi dans l'homme et ainsi nous aurons foi en Dieu.
Et lorsque nous serons nous-mêmes dans le vide et dans le rien, lorsque notre coeur sera serré parce que nous ne verrons plus clair, à ce moment-là, tout au fond de nous, une petite voix nous dira que nous sommes installés, établis dans la vérité parce qu'il ne nous restera plus aucune issue que de nous abandonner à ce vide qui est la demeure de Dieu, à ce Samedi-Saint où il s'est révélé d'une manière invraisemblable.
Et pourtant, c'est bien vrai !
Frères et sœurs,
Nous sommes emportés tous ensemble dans les flots d'un fleuve au courant imposant, lent, magnifique. C'est ce fleuve qui réjouit, comme dit le psaume, la Cité de Dieu. Il l'irrigue en toutes ses parties et il lui donne vie. Car ce fleuve, c'est le fleuve de la Vie Eternelle et il prend sa source dans le coeur de Dieu.
Cette eau venue de Dieu est transparente, elle est pure, elle est cristalline et elle est vivante. On peut lui donner une foule de noms à elle qui est à l'origine de tout ce qui existe. Les femmes, en découvrant le tombeau vide, et les anges, et la merveilleuse nouvelle, ont été mystiquement purifiées, transfigurées, par cette eau et, elles nous invitent cette nuit à partager leur émerveillement et leur joie.
Il n'était pas possible que la mort eut le dernier mot, que tout sombra dans le néant, que le rien triompha, que la vie fut une illusion, la plus dangereuse de toute. Non, ce n'était pas possible, le dernier mot devait être à l'amour, à l'amour qui est plus fort que la mort.
Si nous avons été attentifs à la Parole de Dieu, nous aurons compris que la mort, la mort physique, n'est jamais qu'une pâque. Elle est un passage. Elle est un passage vers cette cité qui est irriguée par l'amour et par la vie, cette cité qui est Dieu lui-même et dont le Christ est le Prince et la Lumière.
Par le baptême, nous avons été greffés sur le Christ. Il est notre tête, nous sommes ses membres, ensemble nous formons un seul Corps. Et déjà maintenant nous sommes ressuscités en espérance, c'est certain ! Mais l'espérance est ce qu'il y a de plus certain car elle est une participation à la possession que Dieu a de son être.
Oui, lorsque l'homme-Jésus s'est relevé après l'épouvantable et longue nuit du Samedi-Saint. Il a signé pour l'éternité la victoire de la vie et la victoire de l'amour. Car amour et vie ne peuvent être disjoints, c'est une seule et même entité. Celui qui n'aime pas demeure dans la mort, la véritable mort celle-là, la seconde mort. Oui, tandis que celui qui aime, il est entré dans la vie car la puissance de Dieu l'habite et tout - absolument tout - lui est possible.
Rien ne peut arrêter l'amour, l'anéantir, le freiner. Il est le souverain, il est la vie, il est Dieu et il coule vers nous et en nous. Il est le fleuve et c'est sur ses flots que nous sommes emportés. Il nous emporte au plus intime de nous-mêmes, au plus intime des autres et au plus intime de Dieu.
Les paroles, même inspirées, sont incapables d'évoquer la beauté de ce fleuve qui est la Vie. Elles sont pourtant nécessaires car elles portent l'Histoire et elles nous relient à elle. Cette Histoire, c'est nous et nos immenses pauvretés, nos erreurs, nos péchés, nos égoïsmes, nos convoitises, nos peurs, nos cruautés.
Cette Histoire, nous venons de la suivre depuis son origine jusqu'aujourd'hui. Elle nous déborde de tout côté bien qu'elle soit nôtre. Et Jésus, Dieu, s'y est glissé pour en être et le sens et le terme.
En dehors de Lui, l'Histoire est absurde. A quoi bon vivre si ce n'est pas pour entrer définitivement dans la lumière qu'est notre Dieu. Toute l'Histoire monte vers cette apothéose. Et nous-mêmes, nous en sommes tout à la fois et les artisans, et les constructeurs, mais aussi parfois les démolisseurs.
Car lorsque nous commettons le péché, c'est à dire lorsque nous renonçons à l'amour, lorsque nous donnons la préférence à nous-mêmes, à notre égoïsme, à ce moment-là nous faisons office de démolisseurs.
O frères et sœurs, pourvu que ça n'arrive pas trop souvent ? Et si jamais cela arrive, nous savons que nous avons un avocat et une avocate. Nous avons un avocat qui est le Seigneur Jésus, lui qui s'est chargé de tout nos péchés et qui les a dissous en son être d'amour. Et nous avons une avocate qui est sa Mère, la Vierge Marie, elle qui n'a pas connu le péché mais qui nous comprend si bien.
Maintenant, nous savons que le fleuve qui est amour et vie est le véhicule de notre histoire. La résurrection de Jésus en transforme toutes les ombres et elle en dissipe toutes les nuits. Quoique nous entendions, quoique nous subissions, quoique nous voyions, une certitude se dresse : l'amour est déjà vainqueur.
Le Christ est ressuscité, et le monde, et nous avec lui. Baptisés dans la mort et la résurrection du Christ, voilà que nous sommes plongés en elle, purifiés en elle. Et dans quelques instants, nous allons ranimer cette grâce. Ce n'est plus nous qui vivrons, mais c'est le Christ qui vivra en nous. C'est cela qu'il attend.
Alors, frères et sœurs, cédons-lui toute la place, ne retenons rien pour nous ! Et lorsque la merveille sera réalisée, mais que vraiment alors c'est lui qui sera l'inspirateur, le moteur de toutes nos pensées, de tous nos désirs, de tous les mouvements de notre coeur et de notre être, à ce moment-là, la fin du monde sera déjà arrivée quelque part, la fin du monde qui est la transfiguration du cosmos.
Si ça se réalise dans un seul homme, le plan de Dieu déjà réussi et, de proche en proche, cela va s'étendre à l'univers entier. Nous ne le remarquons pas peut-être parce que nos yeux de chair ne peuvent pas percevoir ces beautés ; mais les yeux de notre coeur peuvent l'admirer.
Car, je l'ai expliqué ces derniers jours, l'étincelle divine, elle est en chacun des hommes et une couche de détritus peut la cacher. Mais elle est toujours présente et c'est elle qui sera la plus forte. Et nous devons, nous, l'admirer, la respecter et nous agenouiller devant chacun des hommes quel qu'il soit.
Que nos pensées, frères et sœurs, deviennent des pensées de bienveillance, des pensées de paix, des pensées diaphanes comme les pensées du Seigneur Jésus. Et alors notre coeur deviendra source de vie pour le cosmos entier. Il le deviendra parce que ce sera devenu un coeur divinisé .
La source peut être en chacun d'entre nous. Elle y est déjà, mais n'ayons pas peur de la dégager pour qu'elle rayonne dans notre entourage propre d'abord et puis jusqu'aux confins du monde. Tout cela, je le répète, dans l'invisible, mais pourtant c'est la seule réalité, celle qui est destinée à durer pour jamais. Et ainsi ce fleuve, grâce à nous, pourra emporter le monde vers son destin d'éternité. Telle est, frères et sœurs, la splendeur de notre vocation chrétienne, telle est notre mission, notre fierté et notre assurance pour jamais,.
Amen.
Frères et sœurs,
Au matin du jour de Pâques, les disciples ont confusément senti que leur vie allait basculer. Son point d'équilibre, son centre de stabilité ne serait plus en eux mais ailleurs, un ailleurs mystérieux, inaccessible qui était leur maître Jésus devenu autre. La résurrection n'était pas un simple retour à la vie, ce qui eût déjà été extraordinaire. Mais une réanimation ne délivre pas de la mort , elle en suspend l'échéance. La résurrection de Jésus était bien autre chose. C'était un indicible qu'aujourd'hui encore nous ne pouvons ni cerner, ni définir, ni imaginer.
La Bonne Nouvelle du Royaume, c'était donc cela: le surgissement d'un autre univers dont Jésus était le Prince et l'accomplissement, et auquel on n'avait accès qu'à travers une foi plus précieuse que la vie, d'une remise de soi absolue. Il vit et il cru !
Telle était la nouveauté merveilleuse, terrifiante qui habitait la tête du disciple que Jésus aimait et qu'il allait bien plus tard évoquer dans des pages sans doute les plus belles jamais sorties d'un coeur d'homme. Oui, il se bousculait beaucoup de choses dans sa tête.
C'était donc vrai ! A côté de notre univers matériel, le pénétrant, le portant, lui donnant d'évoluer, d'avancer vers une maturité - au terme très éloigné peut-être, mais tout de même un terme connu de Dieu - il y avait un autre univers, l'univers de Dieu. Et cet univers était l'endroit, le lieu où nous pourrions enfin être assurés de posséder une vie impérissable, une vie autre, une vie qui serait le sommet absolu de notre existence. Et c'est pour cette vie que nous avons été créés.
Et nous, frères et sœurs, en ce jour de Pâques, sommes-nous au comble de l'émerveillement ? Ou bien sommes-nous distraits ? Les yeux de notre coeur sont-ils ouverts sur la beauté du Christ ressuscité, sur la beauté de Dieu, de l'amour qu'il est et qu'il nous disperse sans réserve ?
Prenons-en conscience, l'heure est venue de nous arracher à la dispersion, à la futilité, aux divertissements ; l'heure est venue de nous tourner au-dedans de nous et de nous plonger dans le ciel qu'est notre coeur.
Saint Grégoire le Grand l'a affirmé avec force : le ciel, c'est l'âme du juste. Et justes, nous le sommes, nous pouvons l'être maintenant si nous laissons le Christ ressuscité régner librement en nous.
L'Apôtre vient de nous le rappeler : Vous êtes ressuscités avec le Christ et votre vie est cachée avec Lui en Dieu. Mais croyons-nous vraiment que nous sommes déjà ressuscités avec Lui ? Je pense que c'est la question essentielle que chaque chrétien devrait se poser.
Et alors, nous serions comme l'Apôtre Jean, nous serions des êtres qui auraient basculé dans cet autre univers qui est celui de la résurrection. Et nous ne pourrions plus faire qu'une seule chose : accueillir la vie impérissable et être témoins de sa présence dans cet univers-ci.
Lorsqu'on parle de résurrection et de vie éternelle, il ne s'agit pas de la continuation de notre état actuel. Non, un corps de ressuscité ne ressemble pas au nôtre. Nous savons que le Christ ressuscité n'était même pas reconnu de ses disciples, ni de Marie-Madeleine qui lui était pourtant si familière. Il était devenu autre, il était devenu apparition de beauté, mais d'une beauté qui n'était pas de ce monde-ci.
Oui, il s'agit d'un être nouveau ressuscité avec le Christ. Et cet être nouveau, frères et sœurs, nous pouvons le devenir avant même de connaître la mort physique. N'allons pas laisser tourner notre imagination, mais - encore une fois - pénétrons à l'intérieur de notre coeur car là se trouve la source de notre résurrection, là se trouve la source de la Vie Eternelle.
Et si nous laissons la puissance de la résurrection s'emparer de nous et nous transfigurer, c'est l'univers entier qui va s'en trouver transformé. La puissance de la résurrection est une puissance d'amour et celui qui en est possédé ne peut plus rien faire d'autre qu'aimer.
La grandeur de l'homme, c'est de pouvoir devenir amour comme Dieu est amour. Il n'est pas d'autre grandeur que celle-là. Elle est le visage de Dieu imprimé sur l'homme et elle déborde toutes les éternités.
C'est cela, frères et sœurs, être ressuscité des morts avant même de mourir ! C'est cela réellement vivre ! Tous les hommes sont appelés à cette transfiguration sublime. Tout homme est en chemin vers elle. C'est la seule et véritable grandeur, c'est elle qui fait de nous tous des égaux.
Marie-Madeleine pensait qu'on avait enlevé le Seigneur et, c'est elle qui quelques instants plus tard allait être enlevée par lui. Après cela, on n'entend plus jamais parler d'elle. Elle était entrée dans cet ailleurs où l'avait précédé son Seigneur Jésus. A nous comme à Marie-Madeleine, Dieu a confié la résurrection de son Fils et il nous demande de la rayonner sur le monde, de l'annoncer non par nos paroles mais par notre vie.
Chacun de nous doit devenir un évangile vivant porteur de paix et de joie afin que tout homme se découvre frère des autres, que tout homme sente se réveiller au fond de lui la flamme de l'espérance; et que tout homme sache qu'il existe un avenir pour lui et pour chacun, et que cet avenir, c'est la Vie Eternelle.
Amen.
F I N
Mes frères,
Si nous en croyons Saint Benoît, le moine devrait durant toute sa vie, et chaque jour, nourrir la même ferveur que pendant le temps du carême. Et notre saint législateur constate avec regret que c’est le fruit d’un petit nombre seulement.
La perfection monastique, ne l’oublions jamais, elle n’est pas dans le rire mais elle est dans les pleurs. Le pentos, la componction est une des vertus essentielles du moine qui est conscient de sa vocation.
Il est un pécheur, il le sait. Et il a conscience que son péché alourdit le péché du monde et aggrave la souffrance de l’humanité. Il le sait et il implore sans cesse son pardon. Dans ces conditions-là, comment pourrait-il passer son temps dans les bouffonneries ?
On peut légitimement dire que le carême est le lieu habituel, l’endroit où il se tient sans jamais le quitter. Mais on peut tout aussi légitimement affirmer que sa maison d’habitation est Pâques et le Temps Pascal.
Le moine est témoin de la résurrection. Il s’expose à son feu, il la laisse agir dans ses membres. Il n’est pas un instant où les énergies de la résurrection ne travaillent pas jusqu’à dans ses profondeurs, jusque en son intimité la plus secrète, jusqu’à la source de son être.
Et la porte par laquelle entrent ces énergies, c’est l’obéissance. C’est par les oreilles que entre la résurrection et sa puissance. Le moine est un être éveillé : il écoute, il capte. Et aussitôt qu’il a entendu, il réagit, il vibre à la voix de Dieu, il vibre aux énergies de la résurrection. Et son souci, c’est de coller à la volonté de Dieu et ainsi d’espérer sans mesure.
A l’instant me vient cette comparaison, mes frères. Vous savez que notre église est construite sur un lieu vraiment privilégié, un lieu où les énergies telluriques sont très fortes. Et ces énergies qui sont purement naturelles, qui sont d’ordre physique ont été sacralisées par la construction de notre église. Si bien qu’elles portent non seulement des fruits de bien-être physique mais aussi de renouvellement spirituel. C’est la raison d’être d’un temple habité par la divinité.
Eh bien, mes frères, il y a quelqu’un qui me faisait remarquer dernièrement que lorsqu’on se trouve dans notre église et qu’il n’y a aucun office, qu’on y est là seul ou avec d’autres et qu’on est bien détendu, qu’on est là vraiment pour accueillir Dieu et entrer en communion avec lui, cette personne me disait qu’on entendait comme une musique ? Et là-dessus, je me suis dis : je vais voir moi-même. Eh bien, c’est vrai ! Et ce qu’on entend, ce sont les vibrations du bâtiment. Il vibre à ces énergies et on les entend.
C’est une comparaison, c’est une image ! Mais je reviens à mon sujet, c’est cela les énergies de la résurrection. Elles sont partout présentes et, plus notre cœur devient pur, plus nous vibrons à elles.
Donc l’univers maintenant est habité par la personne du Christ ressuscité. Et cette personne n’est jamais, jamais inactive. Le moine est donc un homme qui écoute, qui entend cette musique, ce chant de la résurrection et, tout son être y vibre.
Saint Benoît à une allusion voilée au triomphe de Pâques, et cela lorsqu’il a conduit le moine sur les sommets de l’humilité. A ce moment-là le moine découvre l’amour parfait de Dieu, un amour qui met à la porte toute espèce de crainte, toute espèce de peur.
Le moine peut pécher, il pèche encore, il péchera toujours ; il ne sera jamais parfaitement adapté à Dieu et à son univers, à Dieu et à sa volonté. Il l’avoue d’ailleurs au seuil de chaque Eucharistie. Mais ce n’est pas ça qui lui fait peur.
Au contraire, à l’intérieur même des erreurs qu’il commet, il sait que les forces de la résurrection sont en train d’agir. Et c’est ce que l’Apôtre Paul veut dire lorsqu’il affirme avec conviction que tout, absolument tout concourt au bien de ceux que Dieu aime : tout, même le péché.
Lorsque le moine débouche ainsi dans le véritable amour de Dieu, il est livré à l’Esprit et il disparaît dans la lumière. C’est vraiment Pâques pour lui ! Et l’irruption dans l’univers nouveau, il est impossible d’en parler. Et Saint Benoît dit : on verra bien. On verra, on verra ce que Dieu va faire. On ne peut pas en parler, on est entré à l’intérieur du mystère.
L’homme né de l’Esprit, dit Jésus lui-même, on ne sait ni d’où il vient, ni où il va. Il est une créature nouvelle. Il est tout entier amour. Il vient de Dieu et il retourne à Dieu et, son destin s’accomplit. La mort est derrière lui. Il n’appartient plus à cet univers périssable. Il est libre à l’endroit de tout et de tous.
Mes frères, on peut donc dire que le lieu du moine est double, et le carême, et Pâques. C’est une situation provisoire qui est liée à notre condition charnelle et mortelle. Mais l’heure se lèvera, elle est toute proche, où il ne restera que Pâques et sa lumière. Et cette heure, c’est celle de notre mort physique.
A ce moment-là, si déjà durant notre vie nous avons établi notre maison à l’intérieur du carême et aussi à l’intérieur de Pâques, si nous avons bien vécu en conformité avec notre vocation, à ce moment-là, l’heure de notre mort sera l’irruption totale et définitive de la résurrection et de sa puissance en nous.
Nous pouvons dire que la demeure du moine est une maison avec deux pièces. On vit, on passe de l’une à l’autre sans arrêt. Mais viendra le moment où notre maison sera le cœur de notre Dieu, le cœur de notre Christ, le monde nouveau, la Jérusalem nouvelle. Que peuvent bien représenter des années et des années encore au regard de cet instant qui va abolir toute durée et tout espace ?
Mes frères, telle est notre espérance ! Et comme nous l’a dit aussi l’Apôtre, nous savons que l’espérance ne trompe pas.
Mes frères,
Saint Benoît n’est pas tendre à l’endroit du prêtre, choisi par lui pourtant, mais qui oublierait qu’il est d’abord un moine. Si l’élu ne reste pas à sa place, s’il s’entête ou s’il se rebelle, il sera chassé du monastère, 62,20.
Cette sévérité, cette intransigeance s’explique par un problème de fond sous-jacent. C’est l’essence même de la vie monastique qui est mise en jeu. Saint Benoît fait preuve de beaucoup de patience car il s’agit de sauver un de ses disciples. Mais finalement il faut trancher sinon on se renie soi-même et on anéantit le projet monastique.
Depuis l’origine, la vie monastique est fondée sur la recherche de la vie. Cette recherche de la vie est l’instinct le plus fondamental de l’homme. Il est dirigé vers l’accomplissement plénier de la personne, d’une plénitude de vie, de vitalité, de liberté, de bonheur.
Ce que recherchent les moines, ce n’est pas n’importe quelle vie. C’est la vie impérissable, la vie éternelle, une vie nouvelle, une vie autre que celle que l’on connaît habituellement. Or, cette vie autre, c’est Dieu lui-même qui s’offre à nous dans la personne du Seigneur Jésus.
Jésus l’a proclamé hautement à un moment crucial de son passage sur notre terre. Je suis, a-t-il dit, la résurrection et la vie ! Si bien que suivre Jésus, c’est recevoir la vie. Et telle est la beauté de l’obéissance : nous devenons un seul esprit avec le Christ et nous vivons.
Saint Benoît affirme cela avec force dès le Prologue de sa Règle. Il dit : Quel est celui qui désire la vie et souhaite voir des jours ? Pr.37. Et si à cette demande tu réponds : « C’est moi ! », Dieu te réplique : « Si tu veux jouir de la vie véritable et éternelle, la perpetua vita, la vie qui ne va jamais cesser, Pr,39.
Nous ne devons pas voir ceci comme un étalement sans fin dans la durée. Nous sommes élevés, emportés au-delà de ce que nous percevons habituellement par nos sens ou par notre intellect. Nous sommes emportés chez Dieu jusqu’à l’intérieur de son cœur, jusqu’au plus intime de son intimité ; et là, nous partageons sans réserve sa vie. C’est une plénitude absolue ramassée en un seul instant.
Voilà donc ce que Saint Benoît nous propose : la vie véritable et éternelle dans la lumière de l’amour. Et c’est cela qui nous est promis à l’intérieur du monastère.
Mais dans le monde maintenant ? Dans le monde, on cherche aussi la vie. On veut réussir sa vie, on veut faire sa vie. Et on réussit sa vie par le succès, par les honneurs, par la fortunes, par les promotions, par les plaisirs.
Et tout est organisé en vue de cette réussite. Les études où déjà on apprend, on incite les enfants à être parmi les premiers. Il y a la compétition, il y a aussi les ruses. C’est le champ immense des convoitises, des luttes, des compétitions, des égoïsmes. C’est cela que l’on met en œuvre dans le monde pour réussir sa vie.
Ce peut être très honnête, il ne faut pas voir de mal partout. Non, mais voilà, il faut pour cela réussir, être parmi les premiers ; ce qui signifie qu’il y en a qui seront parmi les derniers.
Au fond, pour réussir sa vie dans le monde, il ne faut pas faire beaucoup de sentiments. C’est celui qui est le meilleur qui gagne, tant pis pour les autres. On les aidera, on ne les laissera pas de côté, mais enfin ils auront une condition moindre que ceux qui réussissent.
Mais, ceci est beaucoup plus subtil, et c’est bien réel, et ça se trouve même chez les gens, les chrétiens les meilleurs, c’est que Dieu lui-même est mis au service de cette réussite. Ce n’est plus Dieu qui est la réussite, Dieu devient un allié afin de réussir avec certitude.
On s’arrange pour être bien avec lui, pour l’avoir de son côté et ainsi on a toutes les chances de réussir. On en fait son complice. C’est beaucoup plus fréquent qu’on ne pense et ce serait intéressant de l’analyser avec beaucoup plus de précision et de finesse. Mais il faut laisser cela aux sociologues du phénomène religieux.
Mais ce dont je me rappelle, c’est ce que je voyais sur les ceinturons des soldats allemands ou des milices hitlériennes pendant la guerre : « God mit uns ». Voilà, imprimé, gravé, « Dieu avec nous ». Donc, dans ces conditions-là, nous serons les vainqueurs.
Et vous comprenez, mes frères, que nous sommes alors aux antipodes de la visée monastique. Dans le monastère, on fait le sacrifice de cette vie au rabais pour en obtenir une autre. Le moine renonce au succès. Il vit en solitaire dans un endroit désert. Il se dépossède de tout, de toute propriété et même de sa volonté propre. Rien ne l’intéresse plus de ce qui attire ou ébloui les autres hommes.
Il colle littéralement à Dieu, à la volonté de Dieu. Il s’efforce de ne plus faire qu’un seul corps avec cette volonté. Dans le Psaume 118 qui est un très long et très beau chant de la Thora, de la Loi, de la Volonté, de la Parole de Dieu, il y a un mot qui exprime bien ce que je veux dire ici. Le psalmiste emploie le mot collé. Je colle à tes volontés, je suis soudé à tes volontés. Et cette soudure est tellement forte que je ne fais plus qu’un seul avec toi.
Voilà, mes frères, ce que le moine ambitionne ! Et à ce moment-là, il partage avec de plus en plus de joie, de conscience, la propre vie de Dieu.
Maintenant revenons à notre prêtre. Eh bien, le prêtre dévoyé – employons ce mot ! – s ‘attache à autre chose ; Il se place dans une position inverse. Il profite du sacerdoce pour s’élever au-dessus des autres. C’est un peu un God mit uns qu’il pratique de façon à réussir au plan humain. Mais attention ! Il a oublié qu’il est dans un monastère. Il redevient un mondain. Il exploite Dieu et du coup, il perd le bénéfice de la vie éternelle.
Alors, mes frères, vous comprenez que Saint Benoît ne peut pas permettre que cela dure car c’est un exemple qui peut être contagieux. Et si l’Abbé, dit Saint Benoît, n’intervient pas, le Corps entier peut être gangrené par cette déviance.
Alors, que fait-il ? Il essaye de remettre son disciple sur le bon chemin, de lui faire prendre conscience qu’il est dans le monastère non pas pour se servir du sacerdoce et réussir au plan humain au dépens des autres, mais qu’il doit exactement comme les autres, et avec plus de fidélité encore grâce à son sacerdoce, devenir un seul être avec la personne du Christ.
Si malheureusement Saint Benoît et l’Evêque ne peuvent le persuader de sa faute, il n’y a plus qu’un seul remède, c’est de le renvoyer dans le monde, ce monde auquel il a tout sacrifié.
Mes frères, c’est là un péril qui guette chacun de nous, ne l’oublions pas ! Nous avons chacun un emploi et cet emploi pourrait être le prétexte de nous affirmer aux dépens des autres, de redevenir des mondains.
Alors, il y a un antidote, une sorte d’antibiotique qui est la fameuse devise qui a été reprise dans l’imitation de Jésus-Christ : « Aime à être ignoré et même à être compté pour rien » dans le monastère. Ne cherche pas à te mettre en évidence mais perds-toi, évanouis-toi, meurs à l’intérieur de la volonté de Dieu !
Et là, dans le secret de cette profondeur qui peut être pour toi un samedi saint, trouve la vie véritable, la vie éternelle, la propre vie de Dieu.
Mes frères,
Le moins qu’on puisse dire est que Saint Benoît a de la suite dans les idées. Dimanche nous l’avons entendu jeter hors du monastère le prêtre qui oubliait d’être moine. Proiciatur, 62,20, disait-il, qu’on le jette dehors comme un paquet de linge sale. Et aujourd’hui, le Prieur qui se prendrait pour un second Abbé, on le chasse du monastère, pellatur, 65,61, et on met les chiens à ses trousses. Et ça, c’est Saint Benoît ! Oui !
Mais n’oublions pas qu’il obéit à une dialectique qui justifie et construit toute la Tradition monastique. Elle est empruntée à la révélation biblique et surtout aux paroles de Jésus. On peut même dire que toute l’Histoire du monde est construite sur cette dialectique, l’histoire des hommes naturellement. Il s’agit d’un chassé-croisé permanent entre deux sortes de vie.
La vie que nous connaissons de manière habituelle, c’est la nôtre. C’est une vie qui est soumise aux lois de l’entropie, qui se dégrade petit à petit et qui finalement s’éteint. C’est une vie périssable !
Et se présente une autre vie, une vie mystérieuse, inconnue, une vie au-delà de la nature, surnaturelle, une vie impérissable. La vie périssable, nous la connaissons par expérience ; l’autre vie, nous ne pouvons la connaître que par la foi. Dieu nous en parle, le Christ nous en parle. Il nous l’offre.
Nous l’accueillons. Dès qu’elle est en nous, si nous lui sommes fidèles, nous finirons par l’expérimenter comme nous expérimentons notre vie mortelle car les deux devraient pouvoir faire bon ménage. Mais malheureusement, la première vie, celle que nous recevons en entrant dans ce monde, elle s’est corrompue et elle est franchement hostile à la seconde.
Le Christ est très net. Il dit que celui qui veut sauver sa vie, garder cette vie, celui qui veut réussir à l’intérieur de cette vie périssable, il la perdra. Par contre, celui qui prendra le risque de perdre cette vie, de la sacrifier, celui-là gagnera la vie éternelle. C’est cette dialectique à l’intérieur de laquelle le monde se débat et le monde se construit. Et la tradition monastique, elle est édifiée sur cette lutte entre les deux vies.
La première vie périssable, elle n’est pas mauvaise en soi. Elle a été créée par Dieu. Mais voilà, elle s’est corrompue. Et lorsque nous venons au monde, nous sommes parfaitement purs, mais il y a déjà en nous le germe de corruption qui va s’éveiller et qui va peut-être lancer notre existence dans une direction qui n’est pas la bonne. C’est ce qu’on appellera le péché originel, les suites du péché originel.
Et cette vie, elle est dominée par l’égoïsme - moi d’abord - par la convoitise, par la jalousie, par le non respect des autres, par l’orgueil. Et tous les moyens sont bons pour assouvir la soif de puissance, de domination, de plaisir qui ainsi se développent dans le cœur de l’homme et finissent par tout submerger.
Ce sont des choses difficiles à dire, mais les sociologues aujourd’hui sont de plus en plus éveillés, attentifs à ce phénomène, ce phénomène de l’écrasement des faibles par les forts. C’est le libéralisme économique débridé où il n’y a plus rien, ni sentiments, ni pitié, ni compassion, rien ! Il n’y a plus que la réussite personnelle au détriment des plus faibles qui sont toujours les perdants.
Cette vie corrompue asservit tout à ses désirs, même Dieu qu’elle transforme en idole. Je pense avoir expliqué cela dimanche dernier. Et on peut dire qu’elle est à l’origine de tous les maux qui déchirent l’humanité. Et nous-mêmes, nous en sommes les esclaves quand nous recherchons ce qui nous convient et que nous le recherchons au dépens des autres. Et cette vie a son dieu qui est le prince de ce monde.
Eh bien, mes frères, nous sommes dans le monastère pour nous dégager de la tyrannie de cette vie meurtrière et pour nous ouvrir de plus en plus à l’autre vie. Et cette autre vie est fondée sur l’oubli de soi, le respect des autres, la bienveillance, la compassion, la douceur, l’amour, la patience.
Et on le comprend quand on sait qu’elle est la propre vie de Dieu qui est toute entière enclose dans la personne du Christ, qui nous est offerte gratuitement et que nous pouvons recevoir. Car nous sommes greffés sur le Christ et il y a un canal entre lui et nous.
Les racines de notre être profond, le plus profond, elles sont en lui. Si donc, nous permettons à la sève divine de passer en nous, si nous n’obstruons pas le canal qui transfère la vie divine en nous, nous allons peu à peu nous dégager de la vie périssable qui nous conduit à la corruption et, de plus en plus, nous allons respirer à l’intérieur de la vie incorruptible qui est la propre vie de Dieu.
Et puis viendra un moment où nous aurons conscience de cette vie. A ce moment-là, à l’intérieur même de cette vie, nous connaîtrons Dieu et nous commencerons à le voir. Comme le disait Maurice Zundell, il ne faut pas se demander comment on peut vivre après la mort, ce qu’il faut, c’est être vivant avant de mourir !
Mais l’immense majorité des hommes sont morts. Ils n’ont pas encore commencé à vivre tant qu’ils sont soumis aux instincts de cette vie qui essaye de dominer tout en nous et sur les autres et qui fatalement s’en va vers la ruine.
Voilà, mes frères, notre travail, notre labeur, notre ascèse, c’est de rster branché sur la vie impérissable, de rester branché sur elle par le dépouillement, par le renoncement, par une obéissance confiante.
Mais attention ! Si on se dépouille de cette vie périssable, c’est pour recevoir en contrepartie la vie éternelle ; si on se dépossède d’une multitude de futilités, c’est pour recevoir des biens qui ne passerons pas. C’est notre intérêt bien compris. C’est tout le mystère de la Rédemption qui peut alors agir en nous avec force.
Et c’est une force qui ne nous contraint pas, une force qui est là à notre disposition. Nous pouvons la laisser de côté, mais nous pouvons la prendre et la faire nôtre. C’est alors à l’intérieur de notre faiblesse, de notre vulnérabilité, de notre fragilité que toute la beauté de Dieu va pouvoir se déployer.
Donc, n’ayons pas peur, mes frères, d’être des pécheurs, d’être des gens fragiles, des gens faibles, non, n’ayons pas peur ! C’est même un avantage car lorsque nous en avons conscience, alors nous entrons dans les espaces de l’humilité, et la charité qui est Dieu peut nous envahir et nous métamorphoser.
Mes frères,
Nous savons que notre Père Saint Benoît est pétri de culture biblique. Il en use avec une extrême liberté. Il en a le droit car il est entré dans l’univers de Dieu et il participe à la vision des … ? … , des personnes et du monde.
Il emprunte aux thèmes qui parcourent toute la bible depuis le Deutéronome et les Psaumes jusqu’au Christ lui-même, le thème des deux voies, des deux routes, des deux chemins.
Le Christ l’a rappelé : le chemin qui conduit à la vie , il est étroit, il est ardu, il est escarpé et bien peu l’emprunte. Par contre, le chemin qui conduit à la mort, il est large, il est aisé et tout le monde s’y précipite.
Saint Benoît ne parle pas de chemin, mais il parle de zèle. Il a opéré une petite transposition qui est plus en rapport avec la conscience de chacun de nous. Zèle est un mot grec qui signifie bouillonnement. C’est le bruit d’une chaudière qui bout. C’est donc l’ardeur, la ferveur.
Et il y a une ardeur qui est bonne qui pousse le moine à rechercher, à pratiquer les vertus et qui élève jusqu’au cœur même de Dieu, jusqu’à la vie éternelle. Mais il existe aussi un zèle, donc une ferveur, une ardeur pour le mal, pour le vice, pour les vices au pluriel. Et ce zèle-là précipite le moine dans la perdition.
Saint Benoît place donc son disciple à une croisée de chemins. Il faut, voilà, se décider : d’un côté, on peut tourner le dos à Dieu et se diriger sur l’enfer ; ou bien on peut tourner le dos aux vices et se diriger vers Dieu.
Lorsque Saint Benoît parle de l’enfer, nous ne devons pas imaginer un lieu, un endroit de tortures. Non, l’enfer, c’est être étranger à la vie de Dieu, c’est d’être étranger à Dieu. C’est être tellement centré sur soi qu’il n’est plus possible d’établir une relation avec qui que ce soit.
L’enfer, nous le portons en nous. De même que nous sommes le sanctuaire, le temple de Dieu, que nous sommes le ciel, que le ciel est en nous là où est Dieu, de même en nous il y a aussi une section de nous, une partie de nous que nous pouvons qualifier d’infernale.
On lui donne un nom moins effrayant et ce sera l’égoïsme. Les vices, c’est tout ce qui fleurit sur l’égoïsme, et ne pensons pas à des choses nécessairement malsaines. Sur l’égoïsme fleurit l’ambition, la convoitise, le désir de se faire reconnaître supérieur aux autres, le besoin de dominer , d’exercer un pouvoir, de cueillir des honneurs, le besoin d’être applaudi ; le besoin d’être un centre, un pôle vers lequel on regarde et vers lequel on se dirige.
Le moine devient alors une sorte de dieu, un petit dieu pour lui naturellement ; et puis peut-être aussi pour les autres qui, entrant en relation avec le petit dieu que je suis, vont eux aussi se sentir encouragés dans la route qu’ils ont empruntée et qui va les conduire, ou qui les a déjà conduits, à cet état d’auto-divinisation, d’auto-suffisance.
Mes frères, s’il ne s’opère pas dans le cœur du moine une fameuse conversion , à ce moment-là il est en train de construire dans son cœur une cellule qui sera mortelle. Vous comprenez qu’une telle vie peut paraître bien réelle et bien concrète car elle permet de sentir les choses, elle permet d’en jouir. Elle permet de se sentir fort. Mais pourtant, c’est une illusion !
Car cette vie-là, fermée sur elle-même, ne peut qu’aboutir à une asphyxie. D’ailleurs, l’homme qui cultive en lui cette vie, un tel homme est presque toujours, pour ne pas dire toujours, habité par l’angoisse, une certaine angoisse, l’angoisse de perdre cette possession qu’il a accumulée. Mais il ne le laisse pas paraître. Son angoisse, il la noie, il l’étouffe en se donnant davantage encore aux passions qui le possèdent.
Par contre, il y a l’autre vie. C’est la vie dont nous parle ici Saint Benoît. Et cette vie, qui est la vie de Dieu, la vie éternelle, elle paraît irréelle, irréelle parce que on ne la sent pas. On a l’impression qu’elle n’a pas de quantité. En fait, elle n’en n’a pas car Dieu n’est pas quantifiable. On ne peut pas peser Dieu, on ne peut pas l’enfermer dans quoi que ce soit. Et de plus, cette vie, elle exige une foule de renoncements. Alors, il est très tentant de choisir la facilité.
Cette vie qui semble irréelle, c’est l’Esprit Saint qui habite le cœur et qui est tourné vers Dieu. Car l’Esprit Saint procède du Père, il nous est donné par le Fils, il est en nous et il retourne à l’intérieur de la source et du canal sans arrêt. Et il essaye de nous entraîner avec lui dans ce mouvement. Il va donc créé en nous une disposition qui, au lieu de nous enfermer sur nous-mêmes, va nous décentrer, va nous permettre de vivre en dehors de notre petit moi.
Et c’est là quelque chose d’assez paradoxal. Car c’est dans la mesure où je me laisse travailler par cet Esprit et entraîner par lui, cet Esprit qui m’habite et avec lequel je vis à l’intérieur de moi dans le ciel de mon cœur, c’est alors que je vais me détacher de tout le dehors. Cela ne veut pas dire que je vais le mépriser, non, au contraire, je vais l’admirer comme étant création de Dieu et aussi réceptacle de Dieu, mais je ne veux pas le posséder. Et ne possédant plus rien, je ne suis possédé par rien et par personne.
Voilà, mes frères, les deux zèles, pas des ailes pour voler mais le bon zèle et le mauvais zèle. Eh bien, il nous faut choisir entre les deux. Et le choix, il est toujours présent, il est toujours à refaire. Chaque fois que l’obéissance nous propose quelque chose – et l’obéissance nous propose des choses du matin au soir – chaque fois qu’elle nous propose quelque chose, je dois choisir.
Cela ne veut pas dire que c’est à chaque fois une discussion en moi, que je dois peser ? Non, finalement le choix devient comme une seconde nature et je choisis toujours la bonne route. Je choisis le bon chemin, je suis possédé par le bon zèle, mais c’est tout de même malgré tout un choix.
Ce carrefour au centre duquel nous établit Saint Benoît, il a la même propriété que la pierre mystérieuse qui suivait les hébreux dans le désert. Cette pierre, nous dit l’Apôtre Paul, c’était le Christ ! Cette pierre qui abreuvait les assoiffés, cette pierre qui permettait aux fils d’Israël de rester en bonne santé, de rester fort.
Eh bien, le carrefour de Saint Benoît, il ressemble à cette pierre. D’abord, elle nous accompagne partout ; comme je le disais, il nous provoque partout, il nous sollicite partout et il est le lieu d’une tension. Car à propos de cette pierre, les hébreux ont murmuré : ils ne recevaient pas assez d’eau à leur gré, ou il n’y en avait plus assez ! Voilà, ils murmuraient, ils ne faisaient pas confiance.
La pierre peut être donc une pierre de tentation, une pierre de scandale. Bienheureux, à dit le Christ, celui qui ne sera pas scandalisé à cause de moi, celui qui ne tombera pas à cause de moi, de moi qui suis la pierre ! Mais c’est aussi la pierre qui va permettre à Dieu de tester la valeur du peuple et de le faire grandir, de tester notre propre valeur et de nous faire croître.
La tentation est toujours bénéfique, mes frères, elle nous permet de devenir plus fort, de devenir plus vrai, plus proche de notre mission et de notre beauté. Et le choix bien concret – d’après ce que nous dit aussi Saint Benoît, mais nous n’avons pas le temps de tout revoir - ce choix se décide à l’intérieur des contacts fraternels. C’est le frère qui est la pierre de touche. C’est le frère qui va me révéler à moi – si je veux être lucide – sur quelle route je me trouve, quel est le zèle qui m’habite. S’honorer mutuellement, se supporter très patiemment, 72,7, s’obéir à l’envi les uns aux autres, ne pas rechercher ce qui est utile pour soi mais plutôt ce qui l’est pour autrui, et ainsi, et ainsi, mes frères, ne l’oublions pas !
Choisir pour ou contre le frère dans le sens où nous parle ici Saint Benoît, c’est choisir pour ou contre Dieu, c’est choisir pour ou contre le Christ. Car mon frère, c’est le Christ qui m’apparaît. Mon frère avec tous ses défauts, peut-être mon frère qui est animé d’un zèle qui n’est pas bon, c’est le Christ qui se présente à moi et qui appelle au secours, et qui a besoin de mon aide, de ma prière, de ma prévenance, de mon respect, de mon amour et aussi de mon admiration.
Parce que le frère au zèle impur qu’il est aujourd’hui, il ne le sera pas toujours, il sera autre demain. Et c’est mon regard, le regard d’amour que je pose sur lui qui peut le faire changer, qui peut lui montrer qu’il a une valeur en soi, une valeur que je reconnais.
Voilà, mes frères, encore une fois, c’est le respect fraternel, c’est la charité fraternelle qui nous maintient à l’abri de toute illusion. C’est pourquoi, comme Saint Benoît nous le recommande ce soir, efforçons-nous de toujours la pratiquer de notre mieux.
Mes frères,
Saint Benoît use dans le chapitre conclusif de sa Règle d’une expression empruntée au monde païen de l’époque. Elle a été traduite édulcorée et ça nous donne une certaine rectitude morale. En fait, il s’agit d’une honestas morum, 73,5. Il est question d’honnêteté, pas de rectitude.
Vous savez que dans le monde païen, l’idéal était de devenir un homme beau et bon, parfaitement honnête dans toute sa conduite. On pouvait le regarder, c’était une référence, c’était un exemple. Et Saint Benoît nous dit que le moine doit lui aussi devenir un honnête homme dans toute sa conduite, honestas morum, 73,5.
Mais que faut-il entendre par honnêteté ? On est honnête, me semble-t-il, lorsque on est vrai, lorsque on est en harmonie avec soi-même, en harmonie avec Dieu, avec les autres.
Etre en accord avec soi, c’est coller le plus possible, le mieux possible à son nom. Nous sommes uniques au sein de la création. Lorsque Dieu nous a appelés à l’existence, il pensait à nous depuis toujours. Nous sommes arrivés. C’est pour lui un événement extraordinaire. C’est le point de départ de nouvelles créations.
Si le rêve de Dieu sur nous se réalise, c’est tout un univers de beauté, et de santé spirituelle, et de santé morale qui va se déployer et, qui va conduire la création toute entière plus près de son achèvement.
Dieu prononce notre nom. Dieu a sur nous des vues qui ne sont pas des vues ambitieuses. Non, ce sont des vues extraordinaires. Il veut nous rendre semblable à lui. Il veut faire de chacun de nous un dieu, mais pas un dieu par analogie. Il veut nous faire participer sans réserve à sa nature, à ce qu’il est. Il veut tout nous partager, il veut tout nous donner.
Et si nous nous abandonnons à ce projet magnifique de Dieu sur nous, alors nous sommes honnêtes ; nous sommes en accord avec ce que réellement nous sommes. Nous avons retrouvé notre moi-source. Notre moi-source se trouve à l’intérieur de nous, mais il est Dieu qui nous habite.
Nous ne pouvons pas, nous ne devons pas aller boire à des sources, ou aller manger à des râteliers qui se trouvent en dehors de nous et, qui peuvent être extrêmement agréables et capiteux. Non, nous devons nous abreuver, et nous devons manger à notre Dieu ; c’est lui que nous mangeons.
Il y a une expérience qui nous échappe peut-être ? Lorsqu’on aime vraiment quelqu’un, on voudrait le manger, on voudrait se l’assimiler. Ce n’est pas une question d’effusion, c’est une question d’union tellement intime que l’on se mange l’un l’autre. On doit pouvoir dire : « Ce n’est plus moi qui vit, mais c’est toi qui vit en moi. » Et l’inverse aussi.
Eh bien, mes frères, c’est ce que Dieu fait avec nous, c’est ce que le Christ fait avec nous. C’est cela l’Eucharistie. Laissons de côté toute la théologie mais voyons la réalité. Dans l’Eucharistie, lorsque nous la vivons correctement, nous mangeons Dieu, nous mangeons le Christ. Cela a le goût du pain, cela a le goût du vin et, en réalité, c’est le Christ dans sa chair et dans son sang. Dans ce qu’il y a en lui de plus intime, nous mangeons Dieu.
Dieu ne peut pas pousser l’amour plus loin que de se laisser manger par l’homme. Et à ce moment-là, si nous sommes attentifs à cette beauté sans pareille et, si nous répondons à un tel amour par un don de nous que nous que nous voulons absolu mais qui est toujours, hélas, enrobé de faiblesses, à ce moment-là il n’y a pas d’erreur, il n’y a pas d’échec possible, nous devenons des honnêtes hommes.
Et vivant ainsi en accord avec nous, vivant en accord avec le rêve que Dieu a sur nous – car nous sommes un rêve de Dieu, un rêve vivant – nous pouvons alors vivre en harmonie et en accord avec les autres. Nous nous apercevons à ce moment-là que nous sommes interdépendants, que nous sommes tous reliés les uns aux autres.
Nous ne sommes pas des entités hétérogènes, roulant les unes sur les autres sans jamais se rencontrer mais se heurtant. Non, nous voyons que la source de vie qui se trouve en nous se trouve aussi chez l’autre. Et notre souci sera d’aider l’autre à réaliser aussi pleinement son nom, à être lui aussi une nouvelle aventure pour Dieu, et une aventure qui doit réussir, et qui réussira.
Nous allons donc nous établir dans la justice, dans la vérité, dans la charité à l’intérieur du corps que nous formons et, nous aiderons les autres à devenir honnêtes et à le rester. C’est toute autre chose qu’une civilité mondaine, profane ; c’est la réalité du corps que nous formons tous, le corps dont la tête est le Christ et dont l’âme est l’Esprit Saint.
Mes frères, voilà, me semble-t-il, ce que nous pouvons découvrir sous cette petite expression de Saint Benoît honestas morum. C’est cela qu’il attend de nous. Mais vous vous rendez compte que c’est déjà un sommet ; et pour Saint Benoît, c’est un commencement, un initium, 73,5. Et il a raison, c’est en même temps un sommet et un commencement car Dieu, lui, il est toujours en état de commencement.
Aujourd’hui, ce n’est pas la même chose que hier. Lorsque le matin nous nous levons et que nous nous rendons à l’Office, c’est un nouveau commencement aussi important en soi que le premier commencement de la création du monde. Dieu est le commencement, il est le principe. « Je suis l’alpha et l’omega. » disait-il, « Je suis le commencement et la fin. »
Mes frères, l’expérience spirituelle dépasse, et de loin, tout ce que nous pouvons imaginer. Et comme je viens de partager avec vous ce soir, sous des tous petits mots de notre Règle, des mots sur lesquels nous glissons presque sans nous en apercevoir, il y a des trésors, il y a des grâces, il y a des promesses auxquelles nous ne pouvons pas rester insensibles.
C’est ainsi que Saint Benoît clôture sa Règle. Il nous dit : « Si, avec l’aide du Christ, tu veux bien aller jusqu’au bout de la petite Règle que je viens de présenter, alors sous protection de Dieu, tu parviendras sur les sommets de la doctrine et des vertus. La doctrina, 73,25, c’est l’enseignement ; la doctrina, c’est la connaissance ; et la doctrina, c’est l’amour qui vont s’exprimer dans une vie vertueuse, c’est à dire une vie honnête, spirituellement honnête et humainement honnête.
Mes frères,
Le Chapitre Général, qui se tiendra en octobre quelque part au nord de Rome, aura pour thème, vous le savez déjà, : La communauté, école de charité. Chacune des maisons de l’Ordre est invitée à présenter un rapport dans lequel elle décrit la façon dont la charité est vécue en son sein.
Si vous avez le charisme du souvenir, dans l’année qui a suivi le dernier Chapitre Général, nous avons passé en revue l’état général de notre communauté et entre autre, nous avons parlé entre nous de la charité fraternelle. Nous avons consacré sept réunions capitulaires à des échanges à ce sujet. Chacun a pu donner son avis et, dans la mesure où je m’en souviens, les échanges avaient été francs et nourris. Un rapport a été dressé à ce sujet et il comptait – je l’ai ici –une page et demi de format A4.
Lors de la Réunion Régionale qui s’est tenue à Laval voici un an et demi, on avait procédé à un tour de table ; chaque Supérieur, masculin et féminin, avait dû faire le point de la situation de sa communauté, plus précisément où sa communauté en était dans l’établissement de ce rapport au sujet de la charité fraternelle.
Certains avaient déjà commencé, d’autres n’avaient rien fait. Quand on est arrivé à moi, j’ai dit que c’était fait, que nous avions ce que je viens de vous dire maintenant, que nous avions bien discuté la chose et que l’ensemble du rapport concernant toute la communauté avait même été envoyé à l’Abbé Général.
Alors, mes frères, la question qui se pose est celle-ci : puisque le travail a été fait, devons-nous le recommencer ? J’ai posé la question au Conseil qui s’est réuni voici une quinzaine de jours. J’ai lu, ce que je vais faire maintenant, le rapport en question. Comme il ne peut compter qu’une seule page de format A4, il a fallu que je saute certaines choses qui n ‘étaient plus de circonstance ou bien qui n’avaient pas tellement d’intérêt.
Il y avait par exemple celles-ci : l’isolation du nartex de l’église. On demandait qu’il fut isolé du cloître, ce qui a été fait entre temps. La relation entre les anciens et les jeunes, il y a eu une petite allusion au début. Et puis après, aussi une question qui prenait tout un paragraphe. C’étaient les médisances au sujet de la communauté, et de l’Abbé, et des frères, et de l’Ordre même auprès de personnes étrangères. C’est fini aujourd’hui !
Alors, quand on extrait toutes ces petites choses-là, mais il reste une page et je vais vous la relire. Des fois, j’ai mis un autre mot pour que ce soit en meilleur style, en meilleur français. Et puis, je me suis permis d’ajouter quatre lignes d’introduction et deux lignes de conclusion. Et c’est toujours le plus difficile dans ces choses-là : comment commencer et comment finir ? Mais une introduction et une conclusion, ça convient !
Je vais vous donner lecture de ce rapport qui est donc un rappel. Il est là copie conforme de ce que nous avions décidé alors. Voici l’introduction :
Qu’il nous soit permis en guise d'introduction de rappeler les lignes qui ouvrent la dernière Carte de Visite. Ces lignes situent bien l’état de santé de la communauté. « Vous avez exprimez beaucoup de gratitude pour tout le bien que vous constatez en communauté. Vous êtes conscients d’être portés par des colonnes spirituelles. On apprécie le travail que chacun fait. La serviabilité des anciens et citée à l’ordre du jour. »
C’est ainsi que commence la Carte de Visite ! Puis voici maintenant la copie du rapport qui a été dressé voici donc quelques mois :
Il est vrai qu’un bon niveau de charité fraternelle soutient la marche de notre communauté. Il ne se trouve en son sein ni clans, ni partis, ni divisions.
Il n’y a pas une partie de la communauté qui est dressée contre l’autre. Non !
Cela ne signifie nullement qu’il y ait unanimité en tout domaine. Il existe des divergences d’opinions, ce qui est enrichissant. Mais personne ne suscite de contestations ni de troubles. Et dans la pratique, chacun se range au choix de la majorité ou à la décision de l’Abbé.
Il est normal, et comme il a été dit, il est même enrichissant qu’il y ait des divergences d’opinion. Mais il faut tout de même choisir, sinon c’est l’anarchie. Comme le dit Saint Benoît, c’est à l’Abbé de prendre la décision. Et je dois dire que une fois que la décision a été prise par moi, après réflexions, après prières et après consultations, eh bien, tout le monde se range à ce choix même si, ce qui est normal, on conserve son idée. Mais il faut que la communauté vive et qu’elle avance.
Comme toute communauté, la nôtre est une mosaïque de tempéraments, caractères, âges, compétences, défauts, qualités, talents, passions vigoureuse-ment contrastées. Il est inévitable et salutaire que se manifestent des tensions. L’important est de ne pas dramatiser. Le corpus monasterii est un exemple de tout organisme vivant soumis à des tensions internes qui favorisent son évolution et entretiennent sa santé.
Le jour où dans notre communauté il n’y aurait plus de tension interne, ce serait la fin ! Elle serait réduite à l’état de cadavre. Elle ne vivrait plus, elle ne réagirait plus. Mais il ne faut pas naturellement que ces tensions deviennent tellement fortes, qu’elles fassent éclater le communauté. Mais cela a été dit plutôt, il n’y a pas de clans, ni de partis.
L’équilibre dans l’exercice de la charité est le fruit d’une suite ininterrompue de renoncements, de dépouillements et de pardons.
Cela, nous le savons. Et c’est une règle qui est d’application dans toutes les communautés. Là où on veut vraiment s’aimer, il faut renoncer beaucoup et pardonner beaucoup.
Le ciel de la paix communautaire est parfois traversé de nuages rapidement dissipés grâce à l’esprit de foi des frères et à leur bon sens typiquement belge.
Et c’est vrai ! Nous ne sommes pas des exaltés. Nous vivons dans des régions qui sont plutôt froides de climat et, ce climat agit sur nous.
Notre petit nombre fait que certains doivent s’acquitter de plusieurs emplois et ne sont pas toujours disponibles autant qu’ils le souhaiteraient pour rendre à tous les menus services attendus.
Et ça, c’est vrai ! On ne peut pas être partout en même temps. Et quand on doit mener plusieurs choses de front, il faut parfois composer avec soi et avec les autres.
C’est pourquoi il importe d’être attentif à ne pas alourdir la tâche des frères mais plutôt à l’alléger.
Et ça, c’est encore un renoncement et un dépouillement !
La charité fraternelle ne va pas de soi. Elle doit vaincre un réflexe de peur dans l’accueil de l’autre tel qu’il est.
L’autre quel qu’il soit est toujours plus ou moins inquiétant parce que il est différent. Eh bien, il faut vaincre ce réflexe et accepter l’autre tel qu’il est, comme lui doit m’accepter tel que je suis.
C’est faire preuve de sagesse et de maturité que d’accepter les limites, les déficiences, les faux pas, les erreurs chez soi et chez autrui.
Les accepter chez soi aussi ! Lorsque on se trompe, on le reconnaît.
Notre faiblesse et notre fragilité sont le lieu privilégié où peut librement se déployer la puissance rédemptrice et sanctificatrice de notre Sauveur.
Nous ne devons pas avoir peur de notre faiblesse, de notre fragilité, et de nos erreurs, et de nos chutes, et de nos péchés. Heureusement que c’est là, sinon qu’est-ce que le Christ aurait encore à faire avec nous ? C’est pour nous qu’il est venu, pour nous métamorphoser. Et le lieu où il peut vraiment travailler, c’est la faiblesse. On vient encore de le lire : « Si je suis quelqu’un, c’est par la grâce du Christ. » nous a dit l’Apôtre Paul.
Un détail, ce n’était pas ici et ce n’était pas là non plus, mais c’est pour dire qu’il est extrêmement difficile de voir les choses dans leur réalité objective. Toujours nous les voyons à partir de ce que nous sommes. Et nous réagissons la plus part du temps, non pas comme des adultes spirituels, mais comme des enfants qui ont été blessés, qui ont été traumatisés quand ils étaient tout petits. Donc nous réagissons, comme le dirait Zundell, à partir de notre moi préfabriqué, non pas dans une vison de foi, mais d’après nous. Et c’est instinctif, c’est automatique !
C’est pourquoi, mes frères, nous devons être extrêmement prudents dans notre vision des choses et des personnes. Nous devons nous demander : Mais qui les voit ? Est-ce moi ou bien est-ce le tout petit gosse qui se réveille à une occasion donnée et puis qui commence à bouillonner parce que voilà, il revit quelque chose qu’il a vécu quand il était petit ; c’est enfoui tout au fond de moi et, voilà que ça se réveille ! Et c’est parfois après des années, 20, 30, 40 ans après !
Voilà, mes frères, les psychologues ont finement analysé ces réflexes qui sont normaux, encore une fois. Mais nous ne devons pas nous laisser entraîner par eux. Et c’est pour ça que c’est faire preuve de sagesse et de maturité que d’accepter les autres tels qu’ils sont, et puis d’accepter les différences et les erreurs chez soi et chez les autres.
La retenue dans l’usage de la parole favorise un climat propice à l’épanouissement de la charité fraternelle. Les bavardages par contre risquent de déstabiliser une communauté. Les normes éditées en réponse au Statut 24b. de nos Constitutions, et rappelées chaque années, sont généralement bien observées.
Ce qui se passerait éventuellement dans les coulisses demeurerait ignoré sauf de celui auquel rien n’échappe et qui recueille discrètement toute faute sous le voile de sa miséricorde.
Le besoin irrépressible de parler trahirait de sérieux problèmes psychologiques. Une patience à toute épreuve s’indiquerait en présence d’une telle situation. Nous avons connu ça autrefois, et nous savons que la patience , vraiment, a été mise parfois à rude épreuve. Mais voilà, c’est comme ça ! Cela arrive partout et cela pourrait encore arriver ici ?
Vivre dans la maison de Dieu réclame une tenue, un respect et une politesse appelée à devenir comme une seconde nature. C’est une œuvre de longue haleine à laquelle chacun s’emploie de son mieux. Les progrès sont évidents et le chantier toujours à reprendre.
Donc, le respect et la politesse parce que nous ne sommes pas ici chez nous. Nous sommes chez Dieu, dans sa maison et il y a donc une certaine tenue à avoir. Et ça doit finalement devenir une seconde nature. Saint Benoît nous le dit : quasi naturaliter, cela devient comme naturel. Mais c’est l’œuvre de toute une vie.
Et je dois dire que chacun s’y emploie. Mais le chantier est toujours à reprendre. Je pense que nous n’en verrons jamais la fin aussi longtemps que nous serons dans notre corps mortel.
Et maintenant ce qui était la clôture ici :
Notre charité ne s’arrête pas aux murs de clôture. Nous accordons des secours financiers et même en personnel à des maisons en difficulté.
Elles étaient citées ici. Je ne les ai pas reprises pour ne pas couvrir de confusion les Abbés et les Abbesses qui seraient là et qui entendraient citer leur nom.
Nous accueillons aussi pour des séjours plus ou moins longs des frères et sœurs d’autres Abbayes en cure de repos ou de ressourcement.
Nous en avons encore un parmi nous maintenant. Je pense qu’il n’a pas l’air trop malheureux ?
Voilà, mes frères, maintenant la conclusion puisque nous sommes dans le Temps Pascal :
Le Christ mort et ressuscité travaille le cœur de notre communauté et nous lui en rendons grâce. Lui seul peut faire de notre monastère une vivante et vivifiante école de charité. A nous de répondre fidèlement à son amour.
Mais voilà, mes frères, ce que nous avions trouvé voici quelques mois au cours de sept réunions communautaires.
Eh bien, le Conseil a dit : « C’est bien ! » Il n’y a pas eu de modifications depuis lors. C’est toujours le portrait fidèle de ce que nous vivons. Faut-il recommencer ?
Eh bien voilà, je vous pose la question : « Pensez-vous qu’il faudrait recommencer, prendre tout et le revoir ? »
Silence !
Eh bien, je pense quand même pas ! C’est fidèle ! Et l’essentiel, ce n’est pas d’en discuter, mais c’est de le vivre. Et vivre la charité, c’est croire dans la véritable vie. L’essentiel, ce n’est pas de savoir comment on vivra après la mort ; l’essentiel, c’est d’être vivant avant de mourir !
Et il y a des hommes – je ne pense pas à nous ici, quoique ça pourrait nous arriver aussi – mais il y a des hommes dans le monde qui arrivent à la mort et qui n’ont pas encore commencer à vivre. Ils sont toujours à la remorque de leurs instincts, de leur biologie, de leurs hormones. Ce n’est pas vivre, ça ! C’est être prisonnier, être dans l’angoisse toujours parce que les instincts ne sont pas pleinement satisfaits.
Alors, mes frères, la charité, elle nous permet d’échapper à cette prison. Elle nous permet de nous épanouir et d’être pleinement heureux parce que la charité, l’amour, c’est Dieu lui-même. Et celui qui aime, il est en Dieu et Dieu est en lui et, il est entré déjà dans la vie éternelle ; et rien ne peut sérieusement l’atteindre et le blesser.
Voilà, mes frères, ce rapport doit arriver à Rome avant la fin du mois de mai. La semaine prochaine, on va donc l’envoyer là-bas. Et puis, c’est un peu une bouteille dans la mer, on va voir ce que ça va devenir devant 150 Abbés et Abbesses.
Vous savez, ce qui est très, très, très fort ancré chez les hommes, je l’expérimente fréquemment mais surtout dans une assemblée comme un Chapitre Général, c’est le soupçon. C’est à dire qu’on dit : « Mais c’est trop nbeau pour être vrai ! » C’est vrai, il y a des ombres, il y a tout et on le dit. Mais voilà, est-ce que c’est vrai !
Cette question a été posée au dernier Chapitre Général et ça met toujours un peu mal à l’aise parce que, voilà, nous vivons dans un siècle où règne le soupçon. Ce n’est pas comme ça qu’il faut réagir. Il faut toujours avoir un a priori favorable, un accueil sincère de ce que l’autre dit, de ce que l’autre pense et ne pas toujours voir du mal partout.
Voilà, mes frères, nous en resterons là pour ce matin. C’est la récollection ! Nous rendrons grâce à Dieu de nous avoir réunis et de nous permettre de grandir ensemble dans sa vie qui est l’éternité, qui est le bonheur de tous les hommes.
Car lorsque nous montons, lorsque nous nous approchons de Dieu, c’est l’univers entier qui s’en rapproche. Ce n’est pas seulement nous. Nous ne sommes pas ici en égoïstes, ce qui serait le contraire de la charité, mais nous sommes ici en communion avec tous les hommes nos frères.
Mes frères,
A travers le texte du Prologue, nous comprenons que notre Père Saint Benoît désire que nous soyons, ou que nous devenions à l’exemple du Prophète Daniel des hommes de désir. Le désir est comme l’élan qui porte l’amour toujours au-delà de lui. Le désir est le ressort de l’epectase. Un véritable désir n’est jamais assouvi, mais il ne s’agit pas de désirs quelconques.
C’est un désir qui jaillit du vide. C’est à dire que le départ du désir, celui qui a soulevé les saints, jaillit d’un dépouillement absolu. Il ne se porte pas vers les choses, il ne veut pas les posséder. Il ne veut pas conquérir la réputation, l’honneur, la fortune, la réussite, le succès, les biens temporels, les biens intellectuels, les biens spirituels. Tout ça n’intéresse pas le désir.
Le véritable désir part du vide et se lance dans le vide ; et il est porté par ce vide jusque au-delà des cieux. Il ne peut se reposer que lorsque il est entré au cœur de la Trinité. Et là, il est saisi par la divinité et entraîné par elle dans le circuit des relations Trinitaires. Il est confondu vraiment avec le désir qui porte le Père vers le Fils, le Fils vers le Père et l’Esprit Saint vers le Père et le Fils.
A ce moment-là, cet homme est arrivé à la perfection que Dieu a voulue pour lui, cet état de splendeur et de somptuosité qu’est la vie divine ayant employé un homme et l’ayant métamorphosé.
Mes frères, tel est le désir qui doit nous habiter ! mais ce désir n’est pas le fruit d’un acte volontaire chez nous. Au contraire, il est au départ tout entier réceptivité et accueil. Le moine est comme une terre, une terre qui se laisse caresser par le soleil, qui se laisse nourrir par la pluie et qui attend de porter la vie.
C’est paradoxal dans la nature de ce désir qui vient de Dieu. Il est à la fois un élan et un repos : le repos de l’ouverture de l’attente, le repos d’une naissance lente ; et en même temps, il est un élan qui bouleverse, qui renverse tout sur son passage.
Mes frères, vous sentez bien qu’il n’est pas de véritables mots pour expliquer la nature de ce désir. Il n’est possible d’en saisir plus ou moins la nature que lorsque on est possédé par lui. A ce moment-là, on sait très bien en quoi il consiste mais, il est très difficile, sinon impossible de le définir avec exactitude.
Eh bien, voilà ce que Saint Benoît attend de son disciple. Il l’a dit dans son Prologue où il dit : « Quand nous avons demandé au Seigneur : « Qui habitera dans son tabernacle ? », nous avons appris ce qu’il faut faire pour y demeurer. Puissions-nous accomplir ce qui est exigé de cet habitant ! » Pr.92-95.
Vous voyez, le désir qui porte le moine, c’est d’habiter chez Dieu, d’habiter dans un endroit qui est inaccessible, cet endroit secret, ce lieu inviolable qui est Dieu lui-même. Alors, ce désir doit être unique chez nous.
Et c’est pourquoi nous devons renoncer à tout : notre volonté propre, notre désir de possession, tout. On renonce à tout pour être entièrement nu en face de ce désir qui se saisit de nous et qui nous emporte avec lui.
Ce désir doit devenir une sorte de torture. A la fois il est suprême délectation et il est un tourment continuel parce que nous sommes toujours des êtres lourds et opaques. Nous ne sommes pas encore des anges, nous avons notre corps avec tout le préfabriqué qui le constitue. Et cela, c’est lourd !
Notre corps spirituel est déjà à l’intérieur de notre corps matériel, physique. Il est en train de se former. Mais il est encore à l’étroit dans son enveloppe et il essaye de la briser.
Il paraît que la mort des saints, c’est ça ! C’est le désir qui devient tellement véhément que la résistance physique s’effondre et le corps spirituel surgit d’un coup dans l’univers de Dieu, cet univers qui n’est pas loin de nous. Il est plus intime à nous que notre plus secrète intimité.
Ce désir-là, mes frères, ne devrait nous laisser aucun répit, devrait devenir comme notre raison de vivre, nous pousser en avant, nous faire supporter tout. Mais comment, comment nous y prendre ?
Saint Benoît nous le dit aujourd’hui. Il veut fonder une école, Pr.106, une école où on va précisément orienter tout son être et toute sa vie vers le Seigneur, le Seigneur étant bien entendu le Christ Jésus , c’est à dire Dieu avec nous, Dieu à notre portée, Dieu en nous.
Et il n’y a rien de rude ni de pesant, dit-il au Pr.107. Et si parfois il y a quelque chose d’un peu rigoureux, c’est précisément pour corriger nos vices et sauvegarder la charité. C’est à dire, c’est l’emendatio vitiorum, Pr.110.
C’est ce que le Christ nous a dit ce matin au cours de l’Eucharistie. Quand le Père voit un sarment qui profite bien de la grâce qui l’enveloppe, il commence à le tailler, à l’émonder pour qu’il porte davantage de fruits, pour qu’il porte tout ses fruits. C’est cela l’emendatio vitiorum ! Le cœur est émondé de tout ce qui pourrait abuser de la vie qui se trouve là dans ce cœur.
Le Père enlève tout cela, tout ce qui pourrait détourner l’élan du désir et le replier sur soi. Non, il protège son moine et alors conservatio caritatis, Pr.111, pour que l’amour qui se trouve dans ce cœur puisse être protégé, gardé de manière à ce qu’il puisse se dilater et s’épanouir. D’ailleurs Saint Benoît le dit. Il parle justement de dilatato corde, Pr.114, et d’une ineffable douceur de dilection, Pr.115. C’est cela le désir !
Alors, mes frères, je pense que cela vaut la peine d’y mettre le prix, de ne pas nous laisser empoisonner ou engluer dans toutes sortes de bêtises qui nous alourdissent et puis qui nous empêchent de nous envoler.
Mes frères,
Saint Benoît connaît le malum desiderium, 7,66, un désir qui est mauvais, un désir qui enfonce le moine dans le mal et qui l’engage sur la route de la perdition. Cela ne veut pas dire que ce moine va plonger au plus profond des enfers, mais il va rater sa vocation. Et quelle est la nature de ce désir mauvais ?
C’est un désir qui prend sa source dans l’égoïsme et qui projette le moine au dehors, c’est à dire dans les choses extérieures. Ces choses extérieures peuvent être à ses yeux très honorables. C’est peut-être la réussite ? C’est peut-être la considération ? L’homme a tellement besoin d’être valorisé !
Ce peut être des choses beaucoup plus basses aussi ? Saint Benoît vient de nous dire que l’anachorète doit pouvoir lutter seul contre les vices de la chair et des pensées. C’est tout cela qui attise le mauvais désir !
Et le moine est donc un homme qui vit à l’extérieur de lui comme un animal. Mais en réalité, il n’a pas quitté son égoïsme et s’y enfonce de plus en plus et s’y emprisonne. Et finalement, il y étouffe et s’y asphyxie.
C’est tout autre chose que le désir dont je vous parlais hier, que Saint Benoît connaît et qu’il qualifie de désir spirituel. Donc, c’est un désir qui est inspiré par l’Esprit Saint, l’Esprit qui habite le cœur de l’homme , l’Esprit qui fait sa demeure dans le cœur du moine et qui purifie ce cœur, qui le rend propre, qui le rend beau, qui en fait un palais.
Et ce désir inspiré par l’Esprit va lancer le moine hors de lui. Il va porter le moine avec vigueur, avec fougue, avec impétuosité ; il va le porter vers tout ce qui regarde Dieu, et son amour, et sa gloire, Dieu dans sa nature vraie.
Il lui fera découvrir que Dieu n’est pas un potentat, un despote, qu’il n’est pas un gendarme. Il découvrira que pour Dieu, à la limite, il n’y a pas de péché, il n’y a pas de faute, que Dieu est tellement amour qu’il anéantit à l’instant tout ce qui pourrait échapper au moine de peccamineux.
Il reconnaîtra la justesse de la parabole de l’enfant prodigue où le père, lorsqu’il voit revenir son fils qui lui a dilapidé la moitié de sa fortune, quand il revient, il ne lui fait aucun reproche, absolument aucun.
C’est fini, on est déjà au-delà du pardon ! Il est immédiatement introduit dans la joie de son père et dans la joie de toute la maisonnée comme s’il revenait d’un voyage où il aurait accompli des choses merveilleuses. C’est ça Dieu !
Et il reconnaîtra aussi cette miséricorde de Dieu, donc cette faiblesse de Dieu, car devant le pécheur, Dieu est démuni. Dieu perd tous ses moyens quand il se trouve devant un pécheur. Il ne peut faire que l’accueillir.
Il reconnaîtra dans cette dernière parole du Christ au moment où on le crucifiait : Pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font ! Il s’adressait à ceux qui étaient là, à ceux qui avaient provoqué sa mort. Il s’adressait aussi à tous ceux qui jusqu’à la fin des temps et depuis l’origine du monde ne savent pas ce qu’ils font. Et je me demande si nous le saurons jamais, ce que nous faisons ?
Eh bien, ce désir qui projette le moine , non plus dans les choses extérieures, mais qui le projette jusqu’à l’intérieur de la Trinité au plus intime de Dieu, ce désir fait que le moine reste à l’intérieur de son cœur. Il n’est pas emprisonné dans l’égoïsme. C’est fini, il n’y a plus d’égoïsme. Il est arraché à l’égoïsme, ou plutôt, l’égoïsme est déraciné.
Mais il s’aperçoit que le ciel où il rencontre Dieu, c’est son propre cœur, qu’il n’est pas nécessaire de chercher Dieu à l’extérieur. Même si Dieu est à l’extérieur, mais il est d’abord dans le cœur. Et c’est là, dans une intimité de plus en plus belle, de plus en plus touchante, c’est là qu’il vit en compagnie de son Dieu.
Il y a là, mes frères, quelque chose d’extraordinaire. Nous voyons que le désir spirituel est le …?… du désir mauvais. Mais ils sont sur deux rails différents et ils aboutissent à des endroits différents. Le désir mauvais projette le moine dans les choses extérieures et l'emprisonne de plus en plus dans son égoïsme.
Tandis que le désir spirituel, lui, il jette aussi le moine à l’extérieur de lui, mais il s’aperçoit que cet extérieur de lui, c’est son propre cœur ; et qu’à partir de ce cœur qui est le temple de la Trinité, à partir de ce cœur il s’aperçoit que le monde entier est pour lui et qu’avec Dieu, il est créateur et régent du cosmos.
Eh bien, mes frères, voilà ce que Saint Benoît nous propose lorsqu’il nous appelle à l’intérieur du monastère. Et pour parler en termes plus théologiques, disons de manière plus technique que le désir qui habite le moine, c’est d’être divinisé. C’est d’être semblable à Dieu, de partager la nature de Dieu, la vie de Dieu.
Et ici, le désir du moine rencontre le propre désir de Dieu. Car comme dit si bien Saint Irénée : « Dieu a voulu devenir homme pour que l’homme puisse devenir Dieu ! »
Voilà, mes frères, la vie qui nous est promise, qui nous est proposée. Je pense que nous ne devons pas négliger cette offre que Dieu nous fait. Nous ne mesurerons jamais assez la beauté de notre vocation. Peut-être la soupçonnons-nous déjà ? Mais pour en prendre toutes les dimensions, à mon avis, ce n’est pas possible !
Nous devons l’accueillir jour après jour, la laisser prendre possession de nous et, nous dire que l’espace qu’elle occupe, c’est le propre espace de Dieu. Elle est sans limite, et sans fin, et sans mesure.
C’est pourquoi, mes frères, comme Saint Benoît nous le recommande, tenons-nous en garde contre le désir mauvais qui essaye de nous arracher à cette vocation extraordinaire et qui risque alors de nous emprisonner et de nous rendre malheureux.
N’oublions pas non plus que Dieu ne nous appelle pas au monastère pour nous faire souffrir et pour nous rendre malheureux. Saint Benoît pose ici la question : « Qui veut voir des jours heureux ?Et si tu réponds, moi, eh bien il dira : eh bien, viens chez moi et tu goûteras le bonheur, Pr, 36. »
Mais voilà, mes frères, il faut être logique jusqu’au bout et se laisser conduire, se laisser métamorphoser par l’Esprit Saint qui est le digitus Dei comme nous allons le chanter bientôt, qui est le doigt de la main droite de Dieu. Et c’est lui qui opère tout en tous.
Mes frères,
Voyons un peu ce que nous dit Saint Benoît ! Il parle d’un frère qui a reçu le nomen Abbatis, le nom d’Abbé. Ce n’est pas une étiquette sans garantie du contenu. Il faut que le produit réponde à sa présentation. Il s’agit ici du nom dans le sens biblique du terme, donc ce qu’il y a de plus profond, de plus intime, de plus vrai dans la personne.
Il faut donc que le frère soit Abbé dans la réalité de ce que signifie ce terme. Il faut que en lui soit amorcé une métamorphose. Il doit arrivé tôt ou tard, le plus tôt possible, à traduire dans toute son existence ce nom nouveau qu’il a reçu et qui est celui d’Abba, c’est-à-dire de Père.
Il doit vraiment, de par la nouvelle nature qu’il a reçue, être parmi ses frères celui qui reçoit la vie d’en haut et qui la diffuse dans tout le corps du monastère.
Il y a ici un petit mot qui n’a pas été traduit, à mon sens, correctement en français. On dit : celui qui accepte la charge d’Abbé, 2,29. On a laissé tomber nomen, le nom d’Abbé. Mais suscipit ne veut pas dire accepter. C’est un geste !
C’est quelque chose, donc ici un nom, qui a été déposé dans les mains de quelqu’un. Donc les paumes sont en dessous, suscipere, du nom, du fardeau, ou du cadeau, ou de la grâce qui a été confiée, qui a été déposée.
Il faut que ce frère ait conscience du changement qui s’opère en lui dès l’instant où il reçoit ce nom nouveau. Saint Benoît l’a dit hier. Il ditque l’Abbé doit se souvenir sans cesse du nom qu’il porte, 2,3. Cela doit s’inscrire dans sa conscience. Il ne peut plus penser ni réagir comme un homme manœuvré par les passions. Ce doit être fini ! Il doit se conduire comme un fils de Dieu, comme le Christ dont il est dans le monastère la manifestation visible.
Vous vous rendez compte, mes frères, que c’est là un idéal hors de portée des forces humaines. Il faut vraiment que le Christ aide ce frère qui n’est pas plus fort qu’un autre, qui peut être plus faible encore que les autres. Mais c’est à l’intérieur de cette faiblesse, du moment qu’elle est ouverte, qu’elle est reconnue, que le Christ doit pouvoir agir et se manifester.
Saint benoît dit que cela doit se remarquer dans les factis, 2,31, dans les faits, dans les actes, dans la conduite. Et ainsi l’Abbé doit montrer clairement à tous ce qu’il faut faire et ce qu’il faut se garder de faire. Il est comme la lampe qui éclaire ceux qui sont dans la maison.
Par lui, on doit savoir qu’on est et qu’on vit chez Dieu. Il suffit de le regarder pour discerner la vérité, pour comprendre ce que Dieu demande et pour avoir la force de le faire. Car une force doit sortir de l’Abbé, force qui guérit et donne la santé.
A moins naturellement qu’on ne ferme les yeux, qu’on ne ferme son cœur, qu’on ne se barricade dans son égoïsme. A ce moment-là, tout glisse comme sur une coupole de forteresse et il ne se passe rien alors dans le cœur du frère. Et il va se passer finalement ce que Saint Benoît disait hier : La mort frappera ces brebis qui ont été rebelles aux soins de leur pasteur. 2,27.
Mes frères, à partir de ces prémisses, vous vous rendez compte que la charge abbatiale n’est pas une décoration que l’on reçoit. C’est une des mission les plus redoutables qui existent et l’on n’en prend conscience que lorsque on s’y trouve. Quand on regarde de l’extérieur, on se dit : « mais cela, je le ferai bien. C’est un ministère, un emploi parmi d’autres. Dans le monastère, on est quasiment interchangeable ! »
Non, ce n’est pas ainsi ! C’est autrement redoutable ! Et l’Abbé doit être tel à tout moment, même quand il est seul. Il ne joue donc pas un rôle. Il ne revêt pas une tenue ou un nom lorsqu’il se trouve en public. Même lorsqu’il est tout seul, il doit être Abbé ; il l’est toujours.
Il ne peut pas se composer un personnage, ce doit être naturel chez lui ; mais un naturel qui est le fruit d’une métamorphose, d’un changement profond chez lui, ce quasi naturaliter dont parle Saint Benoît. Ce n’est plus lui qui doit vivre, mais le Christ en lui.
Tout cela, c’est très, très beau mais c’est terrible parce que ça se construit sur une mort préalable. Il faut mourir à son égocentrisme, mourir à ses façons de juger, mourir à ses façons d’agir pour accepter en soi, pour recevoir en soi de nouvelles façons d’être qui sont d’ordre surnaturel.
Voilà, mes frères, ce que pour Saint Benoît doit être un Abbé. Mais il faut dire que dans la pratique bien concrète du Droit Canonique ou du Droit des Constitutions, aujourd’hui c’est bien changé.
Je posais justement la question, il n’y a pas tellement longtemps, à un Abbé que je rencontrais. Et il me disait : « Oui, c’est comme ça ! » Aujourd’hui, un Abbé, c’est un administrateur. Il doit avoir des compétences. Il doit pouvoir administrer une brasserie, ou une exploitation agricole, ou n’importe quoi. Et puis, il est mandaté pendant un certain temps. Lorsque son mandat est expiré, voilà, on met un autre à sa place qui fera peut-être encore mieux. Cela se réduit à un niveau très bas.
Le fait que l’Abbé soit vraiment investi d’un nom nouveau échappe aujourd’hui. La plupart des jeunes Abbés aujourd’hui n’ont pas connu cela. Moi, j’ai encore eu ce privilège. Eh bien voilà, peut-être bien que c’est une race qui est en train de s’éteindre ? Et puis nous verrons surgir quelque chose d’autre.
Confions tout cela à Dieu car c’est lui qui est le Maître de l’Histoire et il conduit son Eglise et ses enfants par les routes les meilleures. Même s’il y a parfois des détours, même si parfois on s’enfonce dans des impasses, il finit toujours par délivrer et par sauver. Car le nom de Jésus signifie cela : Dieu sauve de toutes les situations.
Mes frères,
Saint Pacôme, que nous avons fêté aujourd’hui, est considéré à juste titre comme l’initiateur et l’organisateur de la vie cénobitique proprement dite. Les Pères du désert ne vivaient pas seuls. Ils vivaient en groupe avec deux, trois, quatre disciples. Mais on ne pouvait pas appeler cela une vie cénobitique car il n’y avait pas de Règle bien assise.
C’était l’Abbé qui était par lui-même la Règle que devaient observer ses disciples. Saint Benoît a encore un peu de cela, c’est entré dans la Tradition. Mais pour Pacôme, là vraiment, c’est l’organisation telle que nous la connaissons encore aujourd’hui dans les grandes lignes.
Mais une chose que l’on perd peut-être de vue, c’est l’ordre qu’avait reçu Pacôme avant de s’engager dans la vie cénobitique. Je vous rappelle que un ange lui avait dit de la part de Dieu qu’il devait apporter le Salut au genre humain.
Le monastère cénobitique est donc, dans la vision qu’en a eu le Créateur, un microcosme où trouver le Salut. Le monastère est donc une sorte d’expérience pilote. Il est le signe de la cité à venir. Il est le modèle de la cité parfaite. Donc, voilà le monastère idéal tel que Dieu le voit, tel que Dieu le désire.
Mais que faut-il entendre par le Salut ? Le Salut, c’est la plénitude de la vie. Le Salut est une conscience, c’est la conscience de posséder la vie éternelle. C’est donc tout ensemble une réalité objective et une expérience subjective. Le moine à un certain degré de vie spirituelle sait qu’il est sauvé, c’est à dire qu’il possède la vie éternelle. Il en a conscience.
Cela ne veut pas dire qu’il cesse d’être sur ses gardes. Au contraire, il est plus attentif que jamais car c’est un trésor d’un tel prix, d’une telle beauté qu’il ne peut pas souffrir que ce trésor soit ébréché. Non, il doit rester pur, de la pureté qui est la sienne.
Donc le Salut, c’est la conscience d’être passé de la mort à la vie, d’être passé d’une existence repliée sur soi dans la peur à une existence impérissable se déployant sans fin dans la paix et la liberté. A cela, nous dit l’Apôtre, nous reconnaissons que nous sommes passés de la mort à la vie lorsque nous aimons nos frères.
Il y a donc là un test, il y a là une preuve que l’on vit lorsque on aime des frères parmi lesquels l’existence se développe. Le Salut, c’est la conscience de respirer largement, profondément, librement à l’intérieur d’une communion avec un être qui est la vie par excellence et, qui est la vie parce qu’il est l’amour.
Il n’y a pas de différence entre la vie et l’amour. C’est une identité, c’est la même réalité. Encore une fois, celui qui n’aime pas ne vit pas ; et celui qui vit, il aime. Donc nous autres, nous vivons dans la mesure où nous aimons !
Je pense que nous devrions être plus attentif à cela. Je vous ai déjà cité ce mot de Zundell, je vous le rappelle ce soir : « Il ne faut pas se demander ce qui peut bien se passer après la mort ? » C’est la grande question que se pose beaucoup de gens. Elle est quasi instinctive. « Mais ce qui est important, c’est d’être vivant avant de mourir ! » Et on est vivant que si on aime !
Donc le Salut, c’est la conscience d’être aimé et d’aimer sans mesure, et de croire hors de toute limite à l’intérieur de cet amour, un amour qui donne un sentiment inouï, splendide, magnifique de liberté.
Il faudrait relire certains passages des Epîtres de Saint Paul et aussi entendre le Christ dans les paroles qui sont sorties de sa bouche et de son cœur, et qui sont rapportées par l’Apôtre Jean pour comprendre cette union entre la vie, l’amour et la liberté.
Alors, on comprend à partir de là, que les moines cisterciens, les premiers qui ont voulu revenir à la pureté de la vie monastique et à la pureté de l’Evangile, on comprend qu’ils aient vu dans le monastère une schola caritatis, une école où on apprend à aimer.
Ce n’est pas une université aux études impossibles sauf à quelques esprits tout à fait exceptionnels. Non, ce n’est même pas l’école maternelle, c’est dessous encore. C’est une école où tout est d’une facilité déconcertante. C’est tellement facile que nous n’y croyons pas.
Je rappelle cette parole du psaume que nous chantons à l’Office de nuit tous les jeudis : « Ouvre la bouche bien large et je l’emplirai ! » Dans cette école, il n’y a qu’une seule chose à faire : ouvrir la bouche. Il n’y a que ça à faire, aucun effort sauf celui d’ouvrir la bouche et puis de déglutir. Mais ça, ça se fait tout seul.
C’est cela la schola caritatis ! C’est croire que Dieu est amour, et que Dieu est Père, et que nous sommes aimés, et qu’il veut infuser en nous la plénitude de l’amour qu’il est. Lorsque on a compris cela, il suffit d’ouvrir la bouche. On ouvre la bouche et ça se fait tout seul sans effort.
Le bébé ne fait pas d’effort pour grandir. Non, il ouvre la bouche et la maman y glisse la panade, ou bien elle lui met le biberon et ça se fait tout seul. C’est la même chose avec Dieu et nous.
D’ailleurs, c’est la raison pour laquelle le Christ a dit cette parole extraordinaire : « Si vous ne devenez pas comme de petits enfants, comme des bébés, vous n’entrerez pas dans le Royaume de Dieu ! » Si vous ne savez pas ouvrir votre bouche et la laisser emplir comme des bébés, inutile, vous n’entrerez pas. Faites tout ce que vous voulez, vous resterez devant la porte.
Mais voilà, mes frères, ce que c’est qu’une schola caritatis ! Je ne pensais pas que j’irais si loin. Il est temps maintenant d’aller chanter notre Office, je continuerai une autre fois. Mais retenons cela que pour devenir un seul esprit avec Dieu, avec le Christ, rien de plus facile : il suffit d’être un bébé, d’ouvrir sa bouche et de la laisser remplir. Et puis tout le reste se fait.
Avant tout, les grandes personnes posent beaucoup trop de questions : Comment est-ce que ça marche ? Qu’est-ce qu’il faut faire ? Et puis alors les grandes personnes, elles ont tellement de désirs à côté aussi ! Mais voilà, cessons d’être des grandes personnes, soyons de tout petits enfants et vous verrez qu’il n’y aura plus aucun problème !
Mes frères,
Nous pouvons voir dans la solennité de l’Ascension, dans le fait brut de l’Ascension du Seigneur Jésus, la fête de la vie monastique dans ce qu’elle a de plus pur. La vie du moine est une sequela Christi, une marche à la suite du Christ. J’userais volontiers d’une image plus moderne. J’ai vu cela pendant la guerre. Certains peut-être parmi vous aussi ?
Les moines sont des planeurs accrochés à un avion qui les remorque. Cet avion, c’est le Seigneur Jésus qui s’élève dans les cieux et qui conduit les moines vers leur destin. Et ce destin, c’est de suivre ainsi le Christ jusqu’au cœur de la Trinité et là, de connaître l’accomplissement parfait, total de leur vocation, de leur vie, de leur mission.
Le Christ ressuscité, transfiguré se sépare des éléments du monde sans les quitter. Il ne peut d’ailleurs les quitter puisqu’il ne cesse pas de les créer. Il s’en sépare cependant car il entre dans un autre univers. Il s’agit ici de l’humanité du Christ, cette humanité qui est identique à la nôtre et qui entre dans un univers autre.
Le monde, tel que nous le connaissons, glisse insensiblement dans la corruption et la mort. Le Christ ressuscité par contre est étranger à la mort et à tout ce qui entraîne en elle. C’est ça le privilège de son humanité transfigurée. C’est le privilège qui nous attend, c’est le privilège qui déjà est le nôtre en espérance comme on vient de le rappeler dans l’oraison de ce jour.
Pourtant, le Christ n’abandonne pas le monde à son sort. Il se retire de lui temporairement et il reviendra pour l’absorber en lui. En attendant, il le travaille de l’intérieur par son Esprit. Et le monde lui aussi doit finalement être transfiguré et devenir rayonnement de Dieu. Et au terme, ce monde ne sera pas différent de l’Eglise qui est l’épouse du Christ.
Vous allez dire qu’on en est bien loin de compte encore ! C’est vrai ! Mais si nous sommes arrivés à la fin des temps, nous en sommes aussi au commencement. Qu’est-ce que représentent deux mille ans à l’échelle de l’évolution, pour rester dans notre monde ? Ou à l’échelle de l’éternité pour voir les choses au point de vue de Dieu ? Non, ayons confiance, le monde est en train d’être transfiguré et les yeux de notre cœur peuvent déjà voir briller la lumière au cœur de toutes choses.
Et le moine suit le Christ dans ce mouvement de retrait et de retour. Le moine se dégage du monde, non pas pour le mépriser et le condamner, mais pour mieux l’approcher et pour mieux l’aimer. Evagre le Pontique a immortalisé cette réalité dans une formule qui a connu, qui connaît encore une formule inégalable, inégalée.
Le moine, dit-il, est séparé de tous et uni à tous. Il se sépare pour aller prier. Il ne rompt pas la communion, il prend du recul pour mieux vivre cette communion. Il devient ainsi à la lumière du Christ un être cosmique, c’est à dire un être qui résume, qui récapitule en lui l’univers entier. Il est un microcosme. Il ne possède rien et il n’est possédé par rien ni par personne. Et libre à l’endroit de tous, il récapitule tout en sa personne.
C’est là une des expériences les plus belles et les plus touchantes que puisse faire un moine., c’est de récapituler dans son cœur absolument tout ce qui existe. C’est ainsi que le cœur du Christ est l’habitacle de l’univers entier, de l’univers matériel tout autant que de l’univers spirituel, ou que de l’univers humain.
Eh bien, le moine qui s’est laissé entraîné par l’Esprit Saint jusqu’à devenir un seul être avec la personne du Christ, il fait la même expérience, si bien qu’il vit à l’intérieur de la beauté. Les yeux de chair ne voient jamais qu’un fragment infime de l’univers et ils seront plus facilement attirés vers les laideurs, vers les distorsions, vers les malformations plutôt que vers les beautés.
Je lisais dernièrement cette comparaison trompeuse : l’homme est semblable à un navigateur qui se trouve dans un sous-marin. Et par le hublot de ce sous-marin, il aperçoit un petit quelque chose. Eh bien pour lui, c’est ça tout l’univers !
Eh bien le cœur du moine, c’est tout autre chose. Lui, il n’est pas devant un hublot, il n’est pas dans un sous-marin dans un fond océanique où il aperçoit quelques petites choses. Non, il est avec le Christ là au sommet de tout. Et de là, il pénètre absolument tous les secrets de l’univers. Il voit tout. C’est pas pour cela qu’il sera un savant ? Non, il sera un homme extrêmement simple, mais il sera parvenu au cœur des choses, au cœur de la réalité. C’est ça la vie contemplative !
Mes frères, c’est dans ce sens que l’Ascension est la fête de la vie monastique dans sa pureté. Le moine vit où est le Christ, dans le secret de Dieu le Père et au creux d’un amour universel. En étant vainqueur de l’égoïsme, il a franchi le portail de la vie éternelle.
Vous savez que l’égoïsme est une muraille qui nous sépare de Dieu parce que elle nous emprisonne en nous. Lorsque cette muraille a cédé sous la puissance de la grâce et avec la collaboration aimante et confiante du moine, à ce moment-là on franchit le seuil de la vie éternelle. On est de l’autre côté.
C’est comme le mur de Berlin. Une fois qu’il a été renversé, c’était fini. Il ne restait plus qu’à vivre cette réalité nouvelle. C’est la même chose pour nous.
Alors, mes frères, admirons la beauté de notre vocation ! C’est parce que nous ne sommes plus de ce monde que nous pouvons avec le Christ sauver le monde. « Je pars, a-t-il dit, mais je reviens de suite à vous ! » C’est cela que fait le moine. Il peut dire cela au monde : « Je pars mais je reviens. » Je pars physiquement, on ne me voit plus. Mais je reviens mystiquement et je suis avec vous tous jusqu’à l’accomplissement de toutes choses.
Voyez, mes frères, combien notre vocation est belle lorsque nous la comprenons bien et que nous la vivons de notre mieux.
Frères et sœurs,
L’Esprit Saint est un long, un somptueux discours qui nous dit, qui nous chante, qui nous danse le nom de notre Dieu. Les yeux de notre cœur contemplent la beauté de ce nom et ils le reconnaissent partout. Notre être entier vibre sous la douceur de ce nom. Déjà nous ressuscitons en lui et nous entrons dans la vie.
Ce nom merveilleux, nous le connaissons puisque nous le voyons, puisque nous le sentons vibrer dans notre chair. Ce nom est Amour. Dieu est Amour. Aujourd’hui encore nous l’entendons soulever l’Histoire et lui donner un sens. Il peut être caché sous des monceaux d’horreur ? C’est que l’homme est pécheur et il le restera jusqu’à la fin.
Mais il est toujours présent. Il est caché, il peut être invisible au commun des hommes, mais il est là qui repose et qui travaille. Et à la fin, c’est lui qui sera vainqueur même dans le cœur le plus dur, le cœur le plus fermé, le cœur le plus pécheur.
… ? …, si vous le voulez bien, ce cœur, nous venons de l’entendre, la tour de Babel, une entreprise gigantesque du génie des hommes. Et Dieu descend pour voir. N’allons pas penser que Dieu serait jaloux de son autorité, qu’il aurait peur d’être détrôné par les hommes ?
Non, Dieu sait que la mégalomanie ne peut que précipiter les hommes dans des abîmes de malheurs. Et comme il est l’Amour, il protège les hommes faisant fi de ce péril extrême. Il les protège d’eux-mêmes car ils sont tellement faibles, ils sont tellement ambitieux aussi qu’ils deviennent aveugles et ne voient plus qu’ils s’engagent dans un chemin sans issue.
Alors il embrouille les idées, il embrouille leur langage et les hommes ne peuvent plus que se séparer et se disperser. Ils vivent les uns à côté des autres, ils ne peuvent plus se rencontrer. Et s’ils entreprennent quelque chose, ce sera toujours finalement dans une intention qui est de profit, qui est d’exploitation, qui est d’écrasement car il ne peut construire sa richesse que sur la pauvreté des autres.
Et voilà qu’un autre jour, bien plus tard, Dieu descend à nouveau mais cette fois pour devenir l’homme qu’il aime. Il devient chair , il devient l’homme. Il prend sur lui tout le péché, toute la terre , toute la cruauté de l’homme. Il veut les rassembler tous en un seul corps et leur donner sa propre vie. Il veut en faire des dieux au cœur d’une cité nouvelle, incorruptible, éternelle.
Cette cité, c’est son propre cœur. Babel était construite avec des briques cuites au feu et le bitume servait de mortier. Aujourd’hui, la cité nouvelle est construite de pierres vivantes et le ciment qui les unit, c’est l’amour, c’est l’Esprit de Dieu. Voici que le vieux rêve de l’humanité se réalise au-delà de toute prévision imaginable. Les hommes deviennent eux-mêmes cette cité nouvelle. Le Christ Jésus, Dieu lui-même est leur tête. Et l’âme qui les fait vivre, c’est l’Esprit de Dieu, c’est l’Amour !
Et nous voici au Sinaï, une montagne embrasée jusque dans ses racines, une montagne devenue fournaise. N’allons pas croire que Dieu veut terroriser les hommes, loin de là ! Il n’est pas un despote régnant sur un peuple d’esclaves. Dieu est amour !
Et l’amour est un feu dévorant qui purifie l’homme au plus profond. Et lorsque l’homme sent en lui ce feu, il n’a plus qu’un seul désir, se précipiter en lui et devenir à son tour feu, devenir amour.
Et un autre jour, bien plus tard, l’Esprit de feu tombe sur une maison. Il la secoue, il la fait trembler. Mais il ne la détruit pas, il l’affermit au contraire. Des hommes, des femmes qui habitent cette maison prennent feu à leur tour. Ils sont emportés ensemble dans un autre univers. Ils deviennent pneumatophores, porteurs de l’Esprit, ministres du feu.
Ils sont devenus amour et, ils vont partir dans le monde entier pour annoncer cette bonne nouvelle que Dieu est amour, et que Dieu a voulu devenir homme, et que Dieu nous emporte au cœur de sa propre vie et que là, nous nous reconnaissons tous frères et sœurs unis indéfectiblement pour jamais.
Une vallée pleine d’ossements ? Dieu ne se réjouit pas de la mort des vivants. Il rassemble, il reconstruit, il ressuscite. Son Esprit anime des hommes nouveaux qui ne sont plus guidés par des instincts charnels mais bien plutôt par un instinct spirituel, une sensibilité qui vient d’ailleurs, une sensibilité qui est plus que humaine et qui leur fait toujours choisir infailliblement ce que Dieu veut.
Ces hommes nouveaux sont engagés sur la route de la vie. L’instinct infaillible de … ? … et d’amour les rend libres de la propre liberté de l’Esprit et, ils savent qu’ils sont les maîtres du monde.
Cet Esprit les transfigure. Il les rempli comme la lumière et ils sont tourmentés par une soif inextinguible qui fait leur force et leur joie. Car l’amour ne recule jamais, l’amour n’est jamais satisfait, l’amour veut toujours aller au-delà. L’amour dilate le cœur de l’homme dans des proportions infinies.
Et le cœur de cet homme devient un abîme d’où jaillit sans fin des fleuves d’eau vivants. Et ces fleuves irriguent le monde, ils le fécondent, ils lui donnent un avenir.
Voilà, frères et sœurs, le nom merveilleux Dieu-Amour, ce nom qui … ? … partout dans les profondeurs et dans les cieux et au plus secret de chaque chose. Ne nous laissons pas effrayer par tout ce que nous entendons, par tout ce qui nous arrive. Ne nous laissons pas dérouter mais tenons-nous sages, et tranquilles, et calmes ; tenons-nous cachés à l’intérieur de cet amour et permettons à l’Esprit de travailler notre cœur jusqu’au bout.
Il faut que chacun d’entre nous devienne un petit ciel ici sur la terre. Le ciel est comme l’âme du juste. Permettons à l’Esprit de faire de nous des justes. Et ainsi, à travers les malheurs qui frappent l’humanité, cette humanité ira tout de même vers un accomplissement. Nous devons être l’espérance des hommes et ainsi accomplir en plénitude notre vocation de chrétien.
Mes frères,
Les curieux qui observent la vie monastique de l’extérieur avec un regard charnel peuvent toujours découvrir, s’ils le désirent, dans le cœur du moine un fond extrêmement subtil d’égoïsme. On entrerait dans le monastère parce qu’on a peur de la vie, pour échapper aux difficultés que rencontrent les gens du monde ; ou bien, pour faire des expériences extraordinaires.
Lorsqu’on entend les questions qui sont posées à notre sujet, c’est l’impression qu’on en retire. Vous vous rappelez cette émission télévisée dans le cadre du programme « ça se discute ». Dans le fond, c’était cela qui était sous-jacent aux questions qu’on posait à ces six jeunes.
La prière ? Les gens s’imaginent que les moines prient et qu’ils font à l’intérieur de cette prière des expériences inouïes. Ils ne savent pas du tout en quoi consiste la vie monastique. Les apparences peuvent leur donner raison dans le désert. Mais ne nous laissons pas prendre au piège. La vie monastique est un mystère et la chair demeure en-dehors de lui.
Elle est un mystère parce qu’elle naît de l’Esprit, qu’elle se déploie et s’achève en Lui. Elle est de nature prophétique, donc charismatique, et elle n’est pas donnée à tout le monde. Elle est le fruit d’une élection.
L’Esprit Saint n’est pas tombé sur tout Jérusalem, non, mais uniquement sur quelques hommes et quelques femmes qui avaient été choisis par Dieu et qui allaient devenir témoins de la résurrection, témoins de l’avènement d’un monde nouveau, témoins de la présence de Dieu dans l’Histoire et, dans le cœur des hommes.
Un véritable moine est choisi au sein de la Culture de son temps. Ce n’est pas un être anachronique. Non, il est pétri de la Culture de son époque. Et il ne vient pas dans le monastère pour la reproduire au mieux mais pour l’interpeller, pour la contester, pour la mettre en question.
Car une Culture n’est pas quelque chose de figé, quelque chose de donné une fois pour toute. Une Culture est appelée à être dépassée. Et le moine est au-delà de la Culture de son Temps. Et c’est pourquoi il peut l’interroger.
Il sera donc toujours plus ou moins un objet d’admiration ou de scandale. Il provoque l’étonnement car sa vie tient de la folie. Rappelez-vous la sculpture qui se trouve à l’entrée de notre porche ici : une tête de fou ! Ceux qui habitent à l’intérieur de ces murs sont des hommes pas tout à fait justes.
Ils sont fous aux regards du monde, mais ils sont en possession de la véritable Sagesse que le monde ne peut comprendre, à laquelle il ne peut atteindre même si confusément dans le fond il la désire. C’est la folie de la croix, c’est la folie de l’humilité ! Saint Benoît vient de nous éveiller à cette réalité. L’humilité n’est pas naturelle, l’humilité est une folie.
Je vous ai peut-être déjà dit ce qu’une personne m’avait raconté. C’était à une session. Un des conférenciers disait que le pardon, l’humilité et tout ce qui était autour de l’autre placé devant soi, l’autre devant lequel on s’incline, que tout cela , c’était infra-humain et que l’homme véritable était celui qui ne pardonnait pas. C’était celui qui se vengeait, c’était celui qui pouvait s’imposer aux autres. Oui, mais ça, c’est la sagesse du monde mais ce n’est pas l’autre Sagesse !
L’Esprit de Dieu bouscule l’ordre toujours sécurisant du monde. L’Esprit de Dieu ne connaît qu’une seule loi, la loi de l’amour. Or, l’amour est souverainement libre comme le vent. Il souffle où il veut. On ne sait d’où il vient ni où il va. Les lois du monde sont rigides et compliquées, elles emprisonnent. La loi de l’Esprit est simple, elle est souple, elle engendre la liberté.
Mes frères, depuis le début de cette année, en brasserie, il nous est tombé cinq réglementations auxquelles nous devons absolument nous plier, sinon nous devrons fermer la brasserie. Les lois du monde sont sans pitié, elles sont rigides.
Un autre exemple qui ne nous regarde pas : dans le monde agricole, auparavant cela se passait de père en fils, le fils entrant tout naturellement dans le travail de son père et, il continuait. Aujourd’hui, c’est fini ! S’il n’est pas diplômé d’une école d’agriculture, il n’a pas le droit. Il peut vendre tout. Voyez, ça, ce sont les lois du monde et elles sont sans cœur !
La loi de l’Esprit par contre, cet amour, il saisit les hommes au plus profond de leurs faiblesses. La loi de l’amour, elle respecte l’homme. Elle l’élève naturellement, elle lui donne la force d’affronter la réalité de la faiblesse ; mais en même temps, elle lui permet de la transcender et, de cette faiblesse faire un succès.
Eh bien le moine, il vit sous l’empire de cette loi de l’Esprit ; il en est le héraut, il en est l’évangéliste. Il est libre à la manière de Dieu avec qui il ne fait qu’un. Il ne revendique aucun privilège sinon celui d’aimer et d’aimer toujours mieux. Et de le conduire toujours plus loin, l’amour qui le possède.
Et c’est le chant, mes frères, qui retentit à travers toute la Règle de Saint Benoît. C’est sur ce chant que se termine ce magnifique chapitre de l’humilité où il dira : « C’est la grâce que Notre Seigneur daignera manifester par le Saint Esprit dans son serviteur purifié de ses défauts et de ses péchés, 7,186. Pourquoi ? Mais parce que après avoir gravi tous les degrés de l’humilité, le moine sera parvenu à cet amour de Dieu qui bannit la crainte.
Mes frères, l’univers de Dieu sera devenu la patrie du moine. Et le moine le saura. Il en aura conscience. Et c’est la raison pour laquelle il pourra tout accueillir dans son cœur.
Et ce chant qui est amour, il monte du fond des âges. Il présidait à la création du monde. Il nous est dit que l’Esprit de Dieu planait à la surface des eaux. Et cet Esprit, nous le connaissons, cet Esprit était l’amour. Et c’est lui qui couvait les eaux et qui allait à partir d’elles faire surgir tout ce que nous pouvons admirer jour après jour. Et ce chant emplira l’univers à la fin des temps. Ce chant est Dieu lui-même dans sa beauté et c’est lui que le moine accueille dans tout son être.
Mes frères, en cette fête de la Pentecôte, laissons-nous prendre par cette beauté et sans aucune crainte, confions-nous à elle !
Frères et sœurs,
La Pentecôte, c’est abolition des frontières, c’est la destruction des murailles, c’est la disparition des fossés. L’Esprit Saint a été répandu dans nos cœurs et il emplit le monde entier. Déjà Dieu est tout en toutes choses. Encore un peu de patience et ce sera manifesté aux yeux des anges et des hommes.
En prenant possession du cœur de l’homme et, par lui, du cœur de l’univers, Dieu signe l’accomplissement de son œuvre. Il écrit son nom partout, en lettres gigantesques ou en caractères minuscules, mais il l’inscrit partout. Il imprime sur tous les êtres la face de sa beauté.
Quand notre cœur sera suffisamment pur, cette beauté, nous la découvrirons et ce sera notre admiration pour jamais.
La Pentecôte, c’est la fête éternelle, celle de Dieu et celle des hommes se confondant au sein d’une unique lumière, d’un même océan de paix et de joie. Les promesses du Christ se réalisent ; nous sommes comblés et la création avec nous. La Pentecôte, c’est la fête de notre élargissement, de notre libération, d’une liberté enfin acquise. Oui, la propre liberté de Dieu bat en nous au rythme de notre cœur.
Si vraiment nous sommes ouverts à cet Esprit, il ne nous est plus possible d’être refermés sur nous. Nous ne sommes plus emprisonnés dans nos égoïsmes et dans nos instincts. Nous sommes libres de la propre liberté de l’Esprit, de cet Esprit qui souffle partout sans qu’on sache d’où il vient, sans qu’on sache où il va.
Ainsi en est-il de tout homme qui est rené de l’Esprit. Et ce devrait être le privilège de chaque chrétien, le privilège de chacun d’entre nous. Dieu n’est pas un potentat se repaissant des applaudissements de ses cohortes d’esclaves, non ! Dieu n’est pas un gendarme, Dieu n’est pas celui qui nous attend au coin d’un chemin pour nous prendre en défaut et nous condamner. Non, Dieu est amour.
Et puisqu’il est amour, il n’exerce absolument aucun pouvoir. Qu’il y a-t-il de plus désarmé que l’amour ? Sa puissance, c’est l’humilité et la douceur ; sa richesse, c’est la dépossession totale ! Tout ce qu’il est, il nous le partage sans rien retenir pour lui. Il a donné à l’Esprit Saint de faire de nous des dieux partageant en plénitude la nature divine.
Entre Dieu et nous, il n’y a plus d’étages, il n’y a plus de portes. Nous sommes sur le même niveau. Il n’y a plus aucune cloison entre lui et nous. C’est un partage réciproque et constant. S’il est devenu homme, c’est pour faire de nous des dieux. L’Esprit Saint nous a vraiment pris par la main pour nous conduire dans la vérité toute entière. Nous sommes établis au cœur du mystère. Dieu est notre Père, nous sommes ses enfants, nous sommes de sa race et, tout ce qu’il est, nous le sommes.
Oui, la Pentecôte, c’est le triomphe de la vie, de la vie nouvelle. Il suffit de nous laisser porter par elle.
Vivre, c’est aimer, c’est ne plus s’appartenir, c’est se recevoir des autres. Vivre, c’est aimer au sein d’une communion universelle sans qu’aucun homme, aucun être ne soit laissé dehors. Vivre, c’est permettre à Dieu d’être Lui en nous et en chacun.
Vivre, c’est être enfin nous en plénitude et pour jamais. Vivre, c’est être toujours bienveillant, c’est être accueillant, c’est être le dernier de tous. Vivre, c’est s’agenouiller aux pieds de chaque homme pour reconnaître en lui la présence de l’Esprit et la recevoir en nous.
C’est cela la Pentecôte ! C’est cela la merveille opérée par l’Esprit Saint dans le secret ou au grand jour ! Cette beauté, soyez-en sûrs, n’occulte pas la laideur qui souille encore le visage de notre monde, qui souille encore notre être à chacun d’entre nous.
Mais soyons sans crainte ! Cette laideur cache une beauté qui, comme je le disais il y a quelques instants, finira par apparaître. Oui, mais en attendant, cette laideur est source de souffrance et, Dieu ne finit pas d’en souffrir lui-même infiniment plus que nous car il est l’amour premier et dernier.
Frères et sœurs, ayons confiance ! La Pentecôte est à l’œuvre et déjà la victoire est acquise. Soyons pour nos frères des être d’optimisme ! Attirons les regards sur les beautés, sur le bien qui s’opère dans le monde et qui trop souvent, hélas, n’est pas mis en évidence ! Gardons-nous d’attirer les regards sur le mal, cela ne sert à rien !
Concentrons plutôt nos énergies sur ce qui est bien, sur ce qui est bon, sur ce qui est beau. Et ainsi, petit à petit, la victoire de l’Esprit Saint, la victoire de l’Amour s’affirmera partout. Oui, ne l’oublions pas, Christ est à jamais invaincu, à jamais invincible. Et le Christ nous l’a dit : « Gardez confiance, n’ayez pas peur ! J’ai vaincu le monde et son prince. »
Amen.
Mes frères,
La solennité de ce jour nous délivre un enseignement d’une profondeur abyssale. Si vous le voulez, nous allons ensemble descendre avec confiance à l’intérieur de ce mystère.
Nous apprenons aujourd’hui, lorsque nous contemplons les trois personnes divines dans leur unité, nous apprenons qu’exister au sens vrai, qu’exister authentiquement, c’est se perdre de vue et se donner. En Dieu existe une seule et unique manière d’être, c’est se donner. Dieu n’a de prise sur son être qu’en le communicant.
Le monothéisme Trinitaire, donc un seul Dieu en trois Personnes, ce monothéisme Trinitaire, c’est la dépossession absolue, c’est l’amour le plus généreux qu’on puisse concevoir. Chaque Personne est pure relation aux deux autres ; chaque Personne n’existe pas en dehors de cette relation.
Essayons de retenir ceci : Dieu n’a de prise sur son être qu’en le communicant !
Mais quelle leçon et quel modèle pour nous, mes frères ! Nous sommes toujours tentés de faire de notre existence une affirmation égocentrique de nous-mêmes, donc exactement le contraire de ce qui est chez Dieu. Nous sommes tentés de nous affirmer contre les autres, en dominant les autres, en rivalisant avec les autres, en diminuant les autres, en les méprisant.
Instinctivement nous pensons nous affirmer, nous pensons être, nous pensons exister contre les autres, aux dépens des autres, en diminuant les autres comme si nous étions en concurrence avec les autres. Et ainsi, nous sommes constamment englués dans nos automatismes instinctifs, nos automatismes passionnels.
Comment faire pour nous en dégager ? Comment faire pour devenir enfin libre à l’endroit de cet égocentrisme qui nous empêche de nous déployer librement au-dehors ?
Eh bien, il n’y a qu’une seule route et Saint Benoît nous la donne à travers toute la Tradition. Il nous le rappelle avec force aujourd’hui : il n’y a qu’une seule route, c’est l’obéissance. Cette obéissance, en nous faisant nous perdre dans le Christ, elle nous libère et elle nous élève.
Je suis, dans la mesure exacte où je ne me possède pas ! Je suis, dans la mesure exacte où je suis pur accueil et pur don ! La dépossession n’est donc pas un sacrifice, mais elle est la porte de la vie véritable. Et c’est cela que nous donne à profusion l’obéissance.
Pouvoir écouter ce que Dieu dit, pouvoir écouter ce que les autres nous demandent ou nous proposent et aussitôt accueillir en soi cela ; et répondre immédiatement par une sortie hors de soi, par un don de soi, tel est le mouvement de l’obéissance. Et c’est ce mouvement qui est la vie même de Dieu.
Par l’obéissance, la vie de Dieu vient en nous et nous sommes emportés à l’intérieur du mystère Trinitaire. Nous vivons vraiment. C’est cela la vie éternelle !
Mes frères, si nous nous abandonnons à ce mouvement, il nous devient possible de donner à notre vie une telle grandeur et une telle beauté qu’elle apparaisse vraiment comme le sanctuaire de Dieu, comme le lieu où Dieu se révèle, comme le lieu où Dieu se donne encore, mais totalement, aux autres.
Depuis que Dieu s’est fait homme, et déjà avant d’ailleurs car l’incarnation embrasse toute la durée, depuis que Dieu s’est fait homme, il se communique aux autres, il se communique à la création, il se communique à l’humanité à travers les hommes. Il n’y a pas d’autres routes. C’est la seule et unique, celle que Dieu a choisie une fois pour toute.
Eh bien nous devons devenir, nous, ce sanctuaire à travers lequel Dieu peut se donner à profusion, infiniment, sans mesure, à perdre de vue.
En la fête de la Trinité, je vois ainsi une célébration de la beauté. Et nous devons accepter, nous devons souhaiter être entraînés ensemble dans cette célébration. Etre chrétien, et être moine surtout, c’est vivre au cœur de cette suressentielle beauté. Et nous ne le pouvons qu’en devenant amour, qu’en devenant soleil qui réchauffe et donne la vie.
Et nous ne le pouvons, encore une fois, que si en accueillant Dieu dans notre vie, en accueillant les autres dans notre vie, en nous dépouillant de nous-mêmes, nous pouvons devenir un sanctuaire de la divinité.
Un homme accompli, c’est donc un homme dont le moi, l’ego, se trouve dans le cœur de Dieu, un homme qui est devenu, à sa place dans la création, pure relation comme chaque Personne divine est pure relation. Alors la beauté de cet homme est sa respiration, elle est le cœur de son cœur.
Mes frères, hier, en entendant le concert qui nous était donné gracieusement par ces deux artistes, je pressentais que la musique, la véritable musique s’entend, que la musique est l’affleurement du silence, qu’elle est la révélation du silence, qu’elle est le silence lui-même dans ce qu’il a de plus mystérieux, de plus riche, de plus beau, de plus attrayant, de plus parfait.
Elle est l’affleurement d’un silence qui vient du fond des âges et même au-delà du fond des âges, qui vient de Dieu lui-même parce que Dieu est silence. Et Dieu est silence parce qu’il est amour, il est silence parce qu’il est beauté. Il est silence parce qu’il pur accueil et pur don.
Mes frères, la beauté doit devenir notre respiration et, je dirais que la musique doit être notre lieu. Tout au fond de nous se trouvent les trois personnes divines. Tout au fond de notre cœur bat le cœur du Christ et respire l’Esprit Saint qui est amour. Eh bien cela, c’est une musique ! Le contemplatif est un homme qui entend cette musique silencieuse et qui ne peut en détacher son oreille. Voilà ce que nous devons devenir dans le monastère. Nous devons demander cette grâce les uns pour les autres. Et à ce moment-là, lorsque nous entrons dans cet univers de la Trinité, dans cet univers de silence, de beauté, de dépossession, les rayons de cette magnifique, extraordinaire expérience, c’est la douceur, c’est la compassion, c’est la tendresse. Sentez en vous, disait l’Apôtre Paul, ce qui se passait à l’intérieur du Christ !. Eh bien, c’est cela l’expérience monastique ! C’est avoir en soi les propres sentiments qui habitaient le cœur du Christ et se laisser conduire par eux n’importe où, fut-ce dans la mort !
Voilà, mes frères, notre raison d’être dans ce monastère : être des témoins enthousiastes, c’est à dire inspirés, des témoins de la beauté, des témoins de la Trinité, de témoins de l’amour.
C’est aujourd’hui mon anniversaire. Eh bien, je vous souhaite cette grâce à tous, à chacun d’entre vous. Et je vous demande de me la souhaiter à moi afin que nous réussissions vraiment notre vie. Et que ainsi à notre dernier souffle, nous puissions encore et surtout être apparition de la beauté ; et que notre dernier souffle soit l’expiration, dans le sens étymologique du mot, la libération définitive de l’Esprit qui nous habite et qui retourne à sa source qui est le cœur de la Trinité.
Mes frères,
Nous étions restés en panne chez Saint Pacôme. C’était le 15 mai. Et nous avions vu que à la racine de la vie cénobitique se trouvait une injonction qui avait été faite à Saint Pacôme, une injonction qui est devenue une mission, à savoir qu’il fallait travailler au salut du genre humain.
On n’est pas dans un monastère pour travailler égoïstement à son propre salut, mais on y est pour les autres et pour le genre humain, pour tous les hommes de tous les temps depuis le premier jusqu’au dernier. Car le cœur du moine doit se dilater de telle manière que tous les êtres humains y aient leur place, leur logis, leur demeure et leur paradis.
Mais alors, qu’est-ce que le salut ? Le salut, nous l’avons vu, c’est la plénitude de la vie. C’est la conscience d’être entré dans la vie éternelle, de la posséder, d’en être gratifié. Et la vie éternelle, le Christ nous l’a dit, c’est de connaître Dieu et celui qu’il a envoyé.
Cette connaissance ne peut se faire qu’à l’intérieur de l’Esprit Saint qui prend possession de l’homme et qui l’introduit dans cet univers nouveau qui est celui de la divinité, qui est le Royaume, qui est la Jérusalem nouvelle. On peut donner une multitude de noms qui peuvent se ramasser en un seul qui est le salut.
On comprend alors, à partir de ces prémices, que le monastère soit une scola caritatis, une école où on apprend l’art sublime de la caritas, du véritable amour. On y apprend à vivre hors de soi dans une sorte d’extase. On va chercher l’origine, la source de sa vie, de son jugement, de ses pensées, des mouvements les plus intimes de son cœur, les plus secrets, on va les chercher hors de soi. On va les chercher chez Dieu qui est devenu homme pour que nous autres nous puissions devenir Dieu.
Il s’agit donc tout simplement d’apprendre à s’ouvrir, d’apprendre à écouter. Tu m’as ouvert l’oreille, est-il dit dans un Psaume. Pour pouvoir écouter, il faut que l’oreille soit ouverte, il faut que le cœur soit ouvert. C’est à dire qu’il soit avide, que le cœur soit altéré, qu’il soit affamé. Un cœur qui est béant, qui est vide et qui du fait qu’il est vide attire en lui ce qui est capable de le remplir ; et de le remplir en le dilatant, et en le dilatant à l’infini afin que, comme je le disais, tous les hommes sans aucune exception puissent y trouver leur paradis. Il faut donc idéalement parlant, mais c’est vers cet idéal que nous avançons, que chacun dans le monastère devienne un foyer d’amour.
Il faudrait, mes frères, pour que ce soit vrai, il faudrait que lorsque une question se pose au sujet de la pratique de la caritas, de la charité, de l’amour, je puisse regarder chez les autres pour voir comment il faut faire. Donc, nous devons être les uns pour les autres des exemples, des modèles et, ce n’est possible que si notre cœur est brûlant, que s’il est un foyer auquel on peut se réchauffer.
Alors, le corpus monasterii, le corps du monastère, la communauté peut devenir un brasier, un brasier d’amour, un brasier hors duquel on n’a pas envie de sortir parce que le feu qu’est devenu la communauté, il est la nourriture suprême.
Dieu est amour parce que Dieu est un feu. Dieu n’est pas un glaçon, Dieu est un feu. Et lorsque le Christ a dit : « Sachez-le, je suis venu jeter le feu sur la terre et je suis dans l’angoisse jusqu’à ce que ce feu n’ait pas tout embrasé ! »
Il doit être baptisé d’un baptême dans lequel il attend d’être plongé. Et ce baptême, c’est justement le fait de disparaître à l’intérieur de ce feu, à l’intérieur de l’amour ; ce baptême c’est, pour le Christ, de pouvoir aimer jusqu’au bout, jusqu’à l’extrême limite, jusqu’à l’infini.
Voilà, mes frères, ce que idéalement doit devenir un monastère. Mais quand on y entre, on n’est pas encore à ce niveau-là. On ne connaît pas l’abc du métier. On ne sait pas comment il faut faire pour aimer. On a peut-être une petite pratique d’un amour mondain – appelons-le ainsi – qui est beau, qui est à la mesure de ce qu’on peut donner à ce moment-là.
Mais alors il faut, à partir de là, gravir des échelons que Saint Benoît présente comme ceux de l’humilité où, petit à petit on sort de soi, on se perd à ses propres yeux pour s’éveiller ailleurs dans un autre univers qui est celui de l’amour vrai.
Et quand on est arrivé au bout – comme Saint Benoît le dira dans quelques jours – on est arrivé dans cette caritas perfectas, dans cette charité parfaite qui met dehors la crainte. On n’a plus peur, on n’a plus peur de rien ni de personne ; on n’a surtout pas peur de soi.
Mais voilà, mes frères, un monastère n’existe pas pour soi, un monastère existe pour le monde. C’est ce qui avait été prescrit à Saint Pacôme. Il devait organiser un genre de vie qui pourra permettre au genre humain de découvrir la voie du salut, de s’y engager et d’arriver au terme.
Le monastère n’est pas un endroit où on se retire pour se mettre à l’abri. Non, il doit être comme une ville, une cité qui est construite au-dessus d’une montagne, une lampe qu’on place au-dessus du lampadaire. Il est là pour les autres, il n’est pas là pour soi. Il n’est pas une fin en soi. Il n’existe, il n’a de raison d’être que par rapport aux hommes. Mais, je le répète, pas seulement à ceux du moment mais à tous les hommes sans aucune exception.
Le corpus monasterii, le Corps du monastère, la communauté devient alors un temple, le temple de Dieu, le temple de l’amour. Et ce Corps peut diffuser la vie dans l’humanité entière et il lui apporte le salut.
Maintenant, il la diffuse par des canaux que nous ne connaissons pas, que Dieu seul connaît. Ils sont invisibles, ils sont secrets, ils sont cachés. Il ne faut surtout pas courir dans les villes pour annoncer que le salut est arrivé. Non, tout cela s’opère et personne ne peut le savoir. C’est d’une beauté telle que les yeux de chair de peuvent pas le remarquer. C’est trop pur, c’est transparent, c’est diaphane.
Mais voilà, mes frères, le monastère est un don sans réserve d’hommes qui ont été choisis, le don sans réserve de ces hommes à l’humanité toute entière. Il est le lieu de l’amour ; il est le lieu où opère le Christ ; il est le lieu où s’accomplit le projet de Dieu. Il est la présence sur notre terre du monde à venir, du monde où il n’y aura plus qu’une seule respiration pour tout le monde, cette respiration étant la personne de l’Esprit saint qui est l’amour.
Et voilà, c’est cela qui avait été proposé à Pacôme, c’est cela qui nous est encore proposé aujourd’hui, et c’est ce à quoi, bien faiblement peut-être mais avec une confiance inébranlable, nous marchons coude à coude. Et nous savons que chacun à notre tour, nous y parviendrons.
Mes frères,
Il nous est difficile d’imaginer aujourd’hui la surprise, l’étonnement et le scandale même qui saisissait les auditeurs de Jésus quand ils l’entendaient affirmer avec force qu’il était indispensable de manger sa chair et de boire son sang pour avoir en soi la vie impérissable, la vie éternelle, une vie nouvelle, une vie sans comparaison possible avec celle que possède la nature.
Jésus n’était pas un rabbin chevronné, un rabbin respecté, honoré, demandé, fêté. Il ne se promenait pas en habits ornés de longues franges. Non, c’était un vulgaire ouvrier, un petit ouvrier d’un village méprisé, Nazareth d’où rien ne pouvait sortir de bon.
Alors on comprend l’indignation de la foule ; on comprend ses disciples qui ont décidé de le laisser tomber. C’en était trop ! Et Jésus, à ce moment là, parlait dans une synagogue, dans un lieu officiel. Il occupait pour quelques instants la chair de Moïse. On lui avait malgré tout fait confiance.
Et voilà que tout sombrait dans l’invraisemblable, dans la fantasmagorie. Jésus ne commentait pas Moïse comme il aurait dû le faire. Il livrait un enseignement nouveau, d’une nouveauté absolue qui saisissait les auditeurs à la gorge et ne leur permettait pas de rester indifférents. Il ne s’agissait pas de devenir meilleur, il s’agissait de devenir autre, de se convertir.
Et aujourd’hui, mes frères, les affirmations de Jésus ne nous étonnent plus. Une accoutumance s’est créée. Il est vrai que nous en savons plus que ses disciples. Nous savons aujourd’hui que sa chair à manger, que son sang à boire, nous sont offerts sous les apparences du pain et du vin. Une bonne partie du scandale s’écroule donc. Mais pourtant, reconnaissons que nous écoutons d’une oreille distraite, nous ne réalisons plus la portée révolutionnaire de telles paroles.
Mes frères, acceptons-nous l’entièreté du réalisme de ce mystère ? Oui, l’entièreté ! Il ne faut pas que ce mystère soit devenu pour nous une petite dévotion à côté d’autres, une dévotion qui nous rassure, qui nous sécurise, qui ouvre devant nos yeux un certain avenir, mais une dévotion quand même !
Acceptons-nous d’être baptisés dans la passion et la mort de Jésus ? Car c’est cela le réalisme de ce mystère ! Acceptons-nous de risquer notre vie pour les autres ? C’est jusque là qu’il faut aller ! C’est jusque là que nous devons aller, sinon nous passons à côté.
La communion au corps et au sang du Christ nous soude tous en un seul corps. Nous devenons consanguins, membres les uns des autres ; mais pas seulement au moment où nous partageons ce pain et ce vin devenus chair et sang du Christ, chair et sang de Dieu. Non, nous le sommes toujours et le partage du mystère renforce en nous cette réalité. Est-ce que nous en avons conscience ?
Dans le Christ aussi, dans le Christ dont nous devenons les membres vivants, nous atteignons l’humanité dans sa totalité et dans sa globalité. Nous sommes ensemble avec les hommes de tous les temps, aucun n’est laissé dehors. Depuis le premier homme, celui dont la conscience s’est éveillée pour la première fois, jusqu’au dernier au moment où la terre disparaîtra, où la vie s’éteindra sur notre terre, tous les hommes, absolument tous, sont en communion avec nous, mais en communion réelle. Nous sommes tous les membres d’un seul et unique corps.
Nous sommes donc, grâce à l’Eucharistie, des êtres universels, des êtres ayant une vocation cosmique. Car à travers tous les hommes, c’est l’univers matériel entier que nous touchons. Et en le touchant, nous atteignons, nous pénétrons à l’intérieur même de la Sainte Trinité.
Mes frères, avec tous ces hommes, nous mourons mystiquement et, avec eux, nous ressuscitons. C’est cela le mystère de l’Eucharistie dans son entièreté. Est-ce que nous l’acceptons ? Est-ce que nous en vivons ? Est-ce le ressort, l’élan de notre vie, mais de notre vie concrète, de notre vie de tous les instants ? Est-ce que grâce à lui, nous sommes arrachés à nos mesquinerie, à notre petitesse, à notre égoïsme et projetés dans les espaces infinis de l’amour ?
Manger la chair de Dieu et boire son sang, c’est devenir autre. C’est s’engager – comme je le disais voici un instant – sur la route de l’amour ; c’est s’y engager sans regarder en arrière, sans revenir en arrière. C’est abandonner pour jamais tout égocentrisme ravageur ; c’est se décentrer pour se recevoir des autres.
Mes frères, l’Eucharistie et le commandement de l’amour sont indissociables. Ils forment une réalité unique, insécable. Participer à l’Eucharistie avec dans son cœur du mépris pour les autres, peut-être même de l’aversion ou de la haine, eh bien, c’est une profanation. Celui qui mange la chair de Dieu et qui boit son sang dans de telles dispositions, il mange et il boit sa propre condamnation. C’est le Christ lui-même qui l’a dit.
Oui, mes frères, il ne nous est pas possible d’avancer vers l’autel de Dieu en ayant au cœur autre chose que de l’amour. Cela ne veut pas dire qu’à la superficie, à l’épiderme de notre être, nous n’ayons pas le droit de sentir de l’antipathie ? Non, c’est une réaction purement charnelle à laquelle nous ne nous arrêtons pas. Ce qui est important, ce sont les dispositions du cœur.
C’est l’Eucharistie unie à l’amour et l’alimentant sans mesure qui confère à l’homme, qui nous confère à chacun d’entre nous une dimension incomparable de noblesse et de grandeur, et une noblesse et une grandeur proprement divine. Toutes les formes de grandeurs s’évanouiront sauf celle-là.
Mes frères, à nous de le croire, à nous de laisser ce mystère grandir et s’épanouir en nous. En fin d’après-midi, nous aurons un moment de présence et d’adoration devant le Très Saint Sacrement. Balthazar nous a expliqué hier soir ce qu’il fallait entendre par le Très Saint Sacrement et pourquoi on a choisi ce nom.
Eh bien, nous nous cacherons à l’intérieur de ce mystère afin de devenir nous-mêmes des hommes saints, des hommes dans lesquels habite la sainteté de Dieu, des hommes qui sont d’une certaine manière des Très Saints sacrements. O tout petit, certes, mais quand même en eux bat la vie divine, en eux s’épanouit des énergies d’amour.
Voilà, mes frères, ce que ce soir nous demanderons pour nous-mêmes et pour chacun d’entre nous afin que s’accomplisse pleinement notre vocation de moine, de chrétien et d’homme.
Mes frères,
Saint Benoît nous a dit un peu plus tôt que le moine parvenant sur les sommets de l’humilité était débarrassé du rire mauvais, le rire sarcastique et moqueur qui rabaisse les autres, qui les méprise, qui les blesse, qui les tue ; le rire nerveux qui trahit l’insécurité, l’anxiété ; le rire gras qui laisse paraître la lascivité, l’impureté dans le cœur d’un homme ; le rire bruyant qui donne à l’homme l’illusion d’exister.
Le moine humble n’éprouve plus le besoin de s’affirmer, ni par le rire, ni par la parole. Il est bien dans sa peau et n’a nul besoin de l’approbation des autres. Il est heureux d’être ce qu’il est là où il est. Il est content à toute heure de ce qu’il trouve.
C’est donc un homme intérieurement libre, libre vis-à-vis de lui-même, vis-à-vis des autres et même libre vis-à-vis de Dieu. Il est entré dans un univers où souffle le grand vent de la liberté.
Et ce qui est remarquable, c’est qu’un tel homme a accepté une fois pour toutes d’être un pécheur. Il a compris une chose essentielle : le péché ne nous éloigne pas de Dieu et la vertu ne nous rapproche pas de Dieu. Ce qui compte, c’est le don de soi sans retour dans la confiance et l’amour, c’est de croire que Dieu est amour, mais un amour qui bouscule toutes les règles. Saint Augustin disait : « Aime, laisse-toi posséder par l’amour et alors fais ce que tu veux, tu seras toujours dans la vérité !
Mes frères, un tel moine ne se débat plus avec lui-même. Il s’est accepté tel qu’il est et il s’aime à partir du cœur de Dieu. Quand il est hors de lui, quand il vit en dehors de lui caché dans l’amour qui est Dieu, alors il est vraiment lui. Donc, la source de son ego, de son moi, elle n’est plus en lui, elle est dans l’amour qui est Dieu. Et alors il respire, il respire la liberté.
Donc, il n’est plus lui par lui-même ; il est lui par Dieu et par les autres. Il n’a plus, comme je le disais il y a un instant, le besoin d’être approuvé, le besoin d’être reconnu, le besoin d’être applaudi. Non, il est un pécheur, il le sera toujours. Et ça ne l’inquiète pas parce que il est possédé par l’amour.
Et c’est l’amour qui le façonne, qui lui donne son véritable nom, qui lui donne son véritable moi. Et ainsi, il vit en toute liberté. Cela ne veut pas dire qu’il est indifférent aux autres, loin de là ! Il ne peut pas leur être indifférent puisque c’est des autres qu’il se reçoit. Il n’y a plus en lui d’égoïsme.
Cet homme, ce moine est donc, comme je le disais, intérieurement libre à la manière de ce vent qu’est l’Esprit Saint. Il souffle où il veut et il souffle toujours bien parce que c’est un souffle qui donne la vie. Là où il n’y a plus de vent, il n’y a plus de vie. C’est la mort qui s’installe.
Le péché ne l’écrase plus parce qu’il voit que le péché est le lieu où peut se déployer la grâce dans toute sa beauté. S’il n’y avait pas de péché, il n’y aurait pas besoin qu’il y ait de Dieu. C’est ça que ça veut dire.
Et vous allez dire : la Vierge Marie qui, elle, n’avait pas de péchés, absolument aucun ? C’est vrai ! Mais on peut dire d’elle ce que Sainte Thérèse de Lisieux disait d’elle-même : « J’ai été pardonnée à l’avance. » Tout le monde est sujet au pardon, même la Vierge Marie, mais à l’avance !
Le péché, pour un moine parvenu au sommet de l’humilité, n’est plus un alibi pour un enfermement sur soi, pour une auto-culpabilisation. Car le péché peut être une forteresse dans laquelle on s’enferme et où se déguste une auto-culpabilisation masochiste, une auto-culpabilisation permanente dans laquelle on se complaît. Et on a dressé, on a construit autour de soi une haie, une barrière, un mur. On ne veut rien laisser pénétrer. On est enfermé sur soi.
Le péché, c’est la part de ténèbres dans l’homme. Mais c’est la part de ténèbres que la lumière peut investir. Pour ma part, je ne serais pas du tout à l’aise devant un frère qui serait trop vertueux parce que, étant pécheur, je ne me reconnaîtrait pas.
Par contre, si je me trouve devant le Christ, alors je me sens parfaitement à l’aise parce que le Christ a accepté d’être fait péché. Il a pris sur lui les péchés de tous les hommes, du premier jusqu’au dernier quelques soient ces péchés.
Il est donc d’une façon de parler un collègue, un complice à l’intérieur d’un même péché. Mon péché à moi, je le reconnais chez lui parce qu’il l’a pris. Et il y a ainsi entre lui et moi une complicité. Il a pris mon péché sur lui et il m’a donné sa sainteté, il m’a donné sa vie. Il y a un lien qui s’est établi, un lien qu’on ne peut jamais briser entre lui et moi.
Si bien que le moine humble est à la fois et ténèbres et lumière. Il est ténèbres pour la part qui lui revient et il est lumière par tout ce qu’il reçoit sans compter. Là se trouve le paradoxe de l’humilité et il ne faut pas essayer de le raisonner. Il faut l’accepter, il faut le vivre.
Le moine sait alors qu’il est un fruit de l’amour et cela lui suffit. Il n’y a pas en lui d’auto-exaltation, il ne peut pas se targuer d’une vertu quelconque. Non, il est né de l’amour, il vit de l’amour et il retourne à l’amour. Il est né de Dieu, il vit de Dieu et il retourne à Dieu.
Le mouvement qui a projeté le Verbe de Dieu à l’intérieur d’une chair d’homme se poursuit. Cette chair d’homme, elle est saisie. Elle aussi alors vient de Dieu grâce à la lumière qui l’habite, au Christ qui l’habite ; et puis, elle retourne à Dieu d’où elle est venue.
C’est ça le mouvement de la vie chrétienne, c’est le mouvement de la vie monastique. Et le moine qui arrive au sommet de l’échelle, avec admiration il constate que c’est le mouvement qui se passe en lui, que c’est le mouvement qu’il vit.
Eh bien voilà, mes frères, un tel moine est établi dans la vérité, sa vérité toute entière et, il peut vivre en plénitude sans faux-semblants. Il n’a plus de masque à porter, il n’a plus de réputation à défendre. Il n’a plus de diplômes à conquérir. Non, il vit, il a la plénitude de la vie mais il n’y a aucun faux-semblants chez lui car il est vrai de l’épiderme jusqu’au plus profond de son cœur.
Mais voilà, mes frères, tout ce que Saint Benoît nous a encore dit ce soir. C’est tout simple, il nous suffit de le vivre. C’est pour ça que nous sommes ici, c’est pour ça que nous sommes à l’école. Et cette scola caritatis, eh bien, nous en suivons les leçons et, de notre mieux, nous essayons de réussir notre devoir et notre examen.
Mais si nous ne réussissons pas, ce n’est pas encore grave car, encore une fois, ce n’est pas beaucoup de péchés qui nous éloignent de Dieu, ce n’est pas beaucoup de vertus qui nous en approche. C’est la confiance, la confiance que nous mettons dans son amour et à laquelle nous nous ouvrons à perte de vue.
Frères et sœurs,
Ce que Saint Antoine de Padoue fut en son temps et pour son temps, nous pouvons et nous devons l’être pour le nôtre. Nous n’allons pas certes courir les routes, remuer les villes de nos prédications, de nos miracles car, ce n’est pas notre mission.
Dans ce monastère, à l’intérieur de notre clôture, fidèle jusqu’au bout à notre vœu de stabilité, nous deviendrons des saints, des hommes donnés corps et âme, sans réserves, à Dieu et à leurs frères. Et dans l’invisible du Royaume, nous diffuserons la lumière et, nous opérerons des prodiges sans nombre.
Nous sommes dans le monastère, non pas pour nous protéger peureusement du monde, mais pour travailler à notre place au salut du monde. C’est la raison d’être de la vie cénobitique et nous y serons fidèles.
Mais attention ! Le Christ vient de nous donner un avertissement sérieux : « Si votre justice ne surpasse pas celle des scribes et des pharisiens, vous n’entrerez pas dans le Royaume des cieux ! » C’est sans réplique et sans appel !
Mais que leur manquait-il à ces scribes et à ces pharisiens ? Ils étaient pourtant des gens irréprochables au plan de la loi. Tout le monde le reconnaissait, tout le monde les respectait. Leurs paroles faisaient autorité. Ils étaient l’élite du peuple. Ils le savaient et ils s’en félicitaient.
Eh bien, là justement était leur défaut. Ils le savaient. Ils savaient qu’ils étaient des justes et ils en étaient fiers. Eux au moins étaient des adultes, leurs vertus ne se comptaient pas. Et il leur arrivait de jeter un regard hautain sur ceux qui ne leur ressemblaient pas. Mais encore une fois, que leur manquait-il ?
Il leur manquait tout simplement d’être des enfants car le Royaume des cieux est pour les enfants et non pour les gens biens. Il est pour les enfants innocents, spontanés, espiègles, pleins de tours ; il est pour les enfants qui se savent aimés tels qu’ils sont avec leurs défauts, avec leurs désirs ; il est pour les enfants qui ne calculent pas , qui se contentent de vivre, qui se savent pardonnés à l’avance.
Oui, elle est basse, elle est étroite , elle est petite la porte du Royaume. Seuls les petits enfants la trouvent et peuvent s’y glisser. Les grandes personnes doivent rester dehors.
Frères et sœurs, sommes-nous ces petits pour qui et par qui Dieu opère des merveilles ? Sommes-nous de ces petits pour qui a été créé le Royaume des cieux ? Sommes-nous de ces petits pour qui Dieu a voulu se faire homme et devenir pour nous tous l’insurpassable route qui nous conduit recto cursu, d’une course directe jusqu’au cœur de la Trinité ?
En tout cas, notre frère Julien, au terme de soixante années d’humble fidélité, est certainement de leur côté, il est certainement du bon côté. Nous devons le regarder, notre frère Julien, je le connais très, très bien. C’est un homme qui n’a jamais su dire non. On lui a demandé une foule de service, on l’a retiré d’un emploi pour le mettre dans un autre et, alors il a toujours dit oui.
Comme un petit enfant, sans se poser des questions, sans se poser de questions, sans créer des problèmes, il a toujours été pour le Christ celui qui ne peut rien lui refuser. Et voilà pourquoi le Royaume des cieux lui est ouvert.
Nous lui souhaitons de rester comme ça tout petit ; nous lui souhaitons de le devenir de plus en plus, de se cacher dans sa petitesse et d’être ainsi un véritable fils du Royaume. Nous lui souhaitons cette fidélité et nous demandons à Dieu de nous construire, de nous façonner à l’image de ce qu’est devenu notre frère Julien afin que tous ensemble nous soyons heureux, de plus en plus heureux dans le Royaume, dans cette portion de Royaume que constitue ce lieu-ci, notre communauté afin que, je le répète, nous soyons ensemble pour jamais dans le cœur de notre Dieu.
Amen.
Mes frères,
Je vais vous lire un petit récit tiré de l’Histoire Lausiaque de Pallade parce que je voudrais, à partir de lui, faire ressortir la discrétion de notre Père Saint Benoît. Il ne faut pas oublier les disciples de Saint Benoît lisaient ces récits, nous le savons.
Je vais le lire à partir du grec, directement, non pas pour vous montrer que je suis un grand savant, mais parce que le texte français est plus court, il n’est pas aussi vivant. C’est le frère Luc qui me l’avait fait remarquer.
Donc voilà, il s’agit de Macaire d’Alexandrie. Macaire d’Alexandrie était le prêtre des cellules oµ vivait Evagre le Pontique.
Le grand Macaire avait appris que les moines de Tabennesi ( donc les moines de Saint Pacôme) menaient une vie monastique de grande valeur. Alors il se déguisa, revêtit un habit d’ouvrier et, pendant quinze jour, il monta vers la Thébaïde cheminant à travers le désert. Cela fait quelques centaines de kilomètres. Arrivant au monastère, il demanda de pouvoir rencontrer l’Archimandrite, donc l’Abbé, dont le nom était Pacôme et qui était un homme très expérimenté ayant le charisme de prophétie. Pourtant à cet homme avait été caché ce qui concernait le grand Macaire.
Donc, introduit en sa présence, Macaire lui dit : « Je t’en prie, Monseigneur, reçois moi dans ton monastère pour que je puisse devenir un moine. »
Et le grand Pacôme lui dit : « Voilà, tu es presque un vieillard, comment pourrais-tu pratiquer l’ascèse ? Les frères qui sont ici s’exercent à l’ascèse depuis leur jeunesse et ils sont éprouvés dans les labeurs. Et toi, à ton âge, tu ne pourrais pas porter les épreuves de l’ascèse, tu serais scandalisé, et tu partirais, et tu irais raconter toutes sortes de mauvaises choses à notre sujet. »
Voilà, il ne veut donc pas le recevoir, ni le deuxième jour, ni ainsi jusqu’au septième. Mais Macaire patienta à jeun. Il n’a rien mangé. Il était devant la porte . Il ne mangeait pas, on ne lui donnait rien. Finalement Macaire dit à Pacôme : « Reçois-moi, Abba, et si je ne puis jeûner comme les autres, si je ne puis faire ce qu’ils font, alors tu ordonneras qu’on me chasse du monastère. »
Alors le grand Pacôme persuada les frères de le recevoir. Il y avait dans ce seul monastère 1400 moines et encore maintenant. Voilà, le grand Macaire entra donc dans le monastère.
Mais peu de temps après commençait le grand carême et le bienheureux Macaire vit que les différents frères avaient des manières différentes de pratiquer le carême : un mangeait le soir, l’autre après cinq jours, donc chacun avait sa façon de faire, un autre restait debout durant toute la nuit et, une fois le jour arrivé, il s’asseyait pour le travail.
Et maintenant Macaire : Macaire prépara un gros fagot de palmes de palmier. Il se mit debout dans un coin et jusqu’à ce qu’il ait achevé les quarante jours et que la fête de Pâques fut là, il ne mangea pas de pain, il ne but pas d’eau, il ne fléchit pas la genou, il ne s’assit pas, il ne se coucha pas, il ne goûta de rien d’autre si ce n’est quelques feuilles de chou le dimanche pour faire semblant de manger.
Et pendant tout ce temps, il ne tomba pas dans la vaine gloire. Et s’il devait sortir pour les nécessités de sa nature, alors aussitôt il se remettait au travail. Il n’ouvrait pas la bouche, il ne parlait pas, même ni peu ni beaucoup. Mais toujours debout, il se taisait, ne faisant que prier dans les profondeurs de son cœur et de tresser les palmes qu’il avait dans les mains.
Mais tous les autres ascèses de ce monastère, voyant cela, se révoltèrent comme un seul homme contre leur Abbé en disant : « D’où nous as-tu amené cet homme qui n’a plus de chair ? L’as-tu amené pour nous condamner ? Ou bien tu le chasses tout de suite, ou bien sache-le, tous autant que nous sommes, nous partons aujourd’hui même ! »
Entendant la chose de la part de ses frères, le grand Pacôme s’informa de ce qui se passait au sujet de cet homme qui était là. Et ayant appris tout ce qu’il avait fait pendant le carême, il se mit en prière et demanda à Dieu de lui révéler qui était celui-là. Alors il lui fut révélé que cet homme était Macaire le moine.
Alors, Pacôme alla le trouver. Il le prit par la main et le fit sortir dehors et il l’introduisit dans la maison de prière, là où se trouve l’autel du sacrifice. Et le saluant, il lui dit :
« Salut, beau vieillard, tu es Macaire et tu me l’avais caché ! Depuis plusieurs années, je désirais te voir entendant ce qu’on disait de toi. Et voici que grâce à toi, tu as donné à mes enfants, donc à ses moines, une fameuse leçon, pour ne pas qu’ils s’élèvent dans leurs pensées en s’imaginant qu’ils avaient une formidable ascèse. Alors je t’en prie, retourne chez toi ! Tu nous as grandement édifiés et maintenant tu vas prier pour nous. »
Ainsi honoré par Pacôme, tous les frères alors le remerciant et se confiant à ses prières, il se retira.
Donc voilà, mes frères, qui était Macaire l’Alexandrin et ce qu’il faisait ! Les moines de Saint Benoît lisaient ces récits et d’autres encore. Et à partir de là, vous allez comprendre une chose tout de suite.
Lorsque Saint Benoît parle de la manière d’observer le carême, il dit a ses disciples : « Attention ! La moindre chose que vous voudriez faire, vous devez la soumettre au jugement de votre Abbé. Et s’il vous donne sa bénédiction, alors vous le ferez.
Donc Saint Benoît sait très bien qu’il peut s’en trouver parmi les frères qui diraient : « Moi, je vais faire ça, non seulement pendant le carême, mais jusqu’à la Pentecôte, ou tout le temps, faire mieux encore que Macaire ! » Non, dit Saint Benoît, pas de tout ça, la permission de l’Abbé, 49,2. Donc, vous voyez les verrous qu’il place !
Remarquez aussi la douceur et la bonté de Saint Benoît qui est vraiment, comme on dirait, un bon-papa, un bon grand-père. Pour ce qui regarde l’Office de nuit – c’est à propos de ça que j’y ai pensé justement – il dit que il faut que les frères se reposent plus de la moitié de la nuit (cela fait une affaire de 7h1/2, 8h) comme ça la digestion sera achevée, 8,5. Il pense à ça, Saint Benoît ! Qui penserait à mettre cela dans une Règle ? Voyez un peu !
Il dira aussi : Il faut que les forts aient envie de faire davantage et il ne faut pas que les faibles se découragent, 64,47. Il faut tenir une certaine moyenne qui permette à chacun des frères de s’épanouir à partir de ce qu’il est. Il est fort ou il est plus faible. Vous sentez la bonté de Saint Benoît.
Je ne veux pas dire que, ici, ces hommes manquaient de discrétion. D’ailleurs il est probable que ceci, c’est une légende. Pourtant Pallade a connu Macaire d’Alexandrie. Ils se sont connus, il l’a rencontré. Ce sont des récits qui courraient comme ça. Mais Saint Benoît ne veut pas que ses moines s’engagent sur des routes pareilles, il veut qu’ils restent sages.
La sainteté n’est pas dans les exploits ascétiques, mais elle est dans l’abandon confiant à la miséricorde de notre Christ qui peut prendre chacun par la main et le conduire sur la route de la sainteté, comme Pacôme prend Macaire par la main et le conduit à l’église.
Et c’est à l’église qu’il lui révèle : « Voilà, maintenant je sais qui tu es. Tu es Macaire. Tu nous as grandement édifié, tu nous as donné une fameuse leçon. Maintenant, plus question pour nous de nous vanter de nos exploits. Donne-nous ta bénédiction, prie pour nous et puis rentre chez toi ! »
Voilà, mes frères, j’ai voulu vous montrer un peu ce qui fait la profondeur spirituelle de Saint Benoît, la bonté de son cœur, son équilibre, son bon jugement, sa discrétion et aussi son audace parce qu’il n’a pas peur de recommander à ses frères de lire ces récits. Il le dit dans son dernier chapitre de la Règle.
A l’origine de notre vie monastique, nous avons une collection de saints et tous sont, comme disait Saint Grégoire le grand, ils sont tous ramassés à l’intérieur de notre Père Saint Benoît.
Maintenant, nous n’avons plus qu’à nous laisser conduire et nous deviendros des saints à notre tour. Nous retrouverons Macaire, nous retrouverons Pacôme, nous retrouverons Benoît. Et dans une vie monastique comme la nôtre qui est à l’intérieur d’un périmètre donné, la stabilitas in loco, la stabilité en un lieu, il est bon de se sentir en communion spirituelle avec ces saints qui sont nos amis, qui sont des frères, qui sont des Pères. Et comme ça, on n’est jamais seul. Notre solitude est une solitude habitée, non seulement par Dieu, son Esprit et son Christ, mais aussi par tout un cortège de grands moines qui nous regardent, qui nous aiment et qui veillent sur notre progrès.
Mes frères,
Avant de quitter pour quelques mois la disposition prévue par Saint Benoît pour l’Office Divin, je voudrais faire un petit saut en arrière et revenir à l’endroit où il prescrit à l’Abbé de réciter l’oraison dominicale au milieu de l’attention générale, et cela à cause, dit-il, des épines de discorde qui ont accoutumé de se produire, 13,27. S’il fallait traduire littéralement, ce serait : des épines qui font tomber, des scandalorum spinae, 13,26.
Mais en quoi consiste ces épines ? C’est cela qui pourrait être intéressant. Saint Benoît ne le dit pas. Il suffit d’entrer dans notre cœur, de voir ce qui s’y passe, pour y reconnaître ces épines. Ce qui dit épine, dit piqûre ! Et une piqûre, elle peut s’envenimer si l’épine n’est pas extraite tout de suite, et si la plaie n’est pas soignée.
Si cette épine qui fait tomber n’est pas de suite extraite de la plaie, il risque de s’introduire une dysharmonie, un défaut d’harmonie entre ma vie personnelle, ma vie monastique, ma vie de solitude et la vie commune. Car, l’épine qui s’est fixée dans mon cœur, elle a été introduite à la suite d’un incident – nous allons un peu voir de quoi il peut s’agir – et elle peut me mettre dans un état de peur, oui, et d’autoprotection vis-à-vis des autres. Ici, ce qui peut être finalement blessé, c’est la vie commune, c’est l’harmonie à l’intérieur de la communauté.
Vous savez que les imaginations, les traumatismes hérités de la petite enfance, les susceptibilités, les soupçons, le démon aussi, ils peuvent gonfler démesurément un incident mineur. Il importe donc d’appliquer de suite le remède. Et pour Saint Benoît, c’est le pardon. Nous y reviendrons tantôt. Mais en quoi consiste ces épines qui peuvent nous faire tomber ?
Eh bien, ce sont tout simplement les conflits relationnels inhérents à toute vie commune. Ils surgissent inopinément à partir d’un geste, d’une parole, d’un regard, d’une attitude. Ce n’est pas parce que je pense que cela est bien, ce n’est pas parce que ce que je dis ou fait procède d’une intention droite que automatiquement autrui va le recevoir comme tel. Sa réaction pourra être tout autre. Elle pourra être négative et même agressive.
Nous avons chacun notre personnalité, chacun notre façon de voir, de sentir, de réagir. En toute innocence, un conflit peut surgir et, tout peut se passer à l’intérieur du cœur. Il n’est pas nécessaire que cela s’exprime au-dehors.
Et généralement, la source de ces conflits relationnels se trouve dans un quiproquo. J’ai voulu dire ou faire ça, et l’autre, il a entendu ou il a vu une partie de ce que j’ai dit ou fait, ou même il a peut-être compris le contraire. Voilà un quiproquo !
Sur ce défaut d’harmonie entre le dire et l’entendre, entre le dit et l’entendu se greffe alors facilement des pensées et des agir divergents entre les deux personnes. C’est le lieu idéal pour les agressivités refoulées et pour les défoulements agressifs.
Il m’arrive parfois d’entendre cette réflexion : « Vous avez dit ça ! ». Je n’ai jamais dit ça, mais l’autre a compris ça. Vous voyez, c’est ainsi ! Et je vous le dis encore une fois, tout cela est parfaitement innocent mais cela peut être la source d’une infection entre les deux personnes.
Et ce sont donc des conflits en tout genre, anodins, minimes, infantiles, idiots, empoisonnants, déstabilisants, opiniâtres, toutes sortes de conflits relationnels. Cela ne veut pas dire que l’on ne s’aime pas, loin de là ! Ce qui se passe en communauté se passe aussi à l’intérieur d’une famille, à l’intérieur d’un couple pourtant bien uni. C’est inhérent à notre nature et bien souvent, c’est infantile et idiot !
Mes frères, nous sommes comme ça, et l’admettre, c’est déjà distiller un petit baume sur la plaie. Si on n’y prend pas garde, alors comme je le disais, ça pourrait s’infecter.
Maintenant pour Saint Benoît ? Eh bien pour Saint Benoît, la manière de couper court aux pensées et aux mises en scènes qui pourraient, si elles n’étaient pas stoppées, tourner à la faute, c’est qu’il ne faut pas tant éplucher le quiproquo, mais il faut se tourner vers Dieu. Il faut donc faire comme le passereau qui s’est échappé du piège, qui s’est échappé du filet : il est libre.
Et il faut prier Dieu en son pardon, le prier de nous pardonner, de nous donner la grâce du pardon mutuel. L’oraison dominicale dite, comme Saint Benoît le prévoit, par le supérieur, donc par l’Abbé, par celui qui, dans le monastère, au regard de la foi, tient la place du Christ ; l’oraison dominicale dite en dernier lieu à Laudes et à Vêpres, mais en dernier lieu, en entier, au milieu de l’attention générale.
Il faut faire silence, c’est l’oraison dominicale. Ce n’est pas n’importe quelle oraison. Ce n’est pas une oraison de l’Eglise comme il y en aura après. Non, c’est l’oraison du Seigneur. C’est la sienne, donc il faut vraiment y prêter attention. Eh bien, cette oraison, alors, elle devrait retentir à nos oreilles et nous désencombrer mentalement et nerveusement des pensées entretenues au sujet des autres.
Donc, l’oraison dominicale prévue par Saint Benoît et dite par l’Abbé, elle nous replace dans la vérité de ce que nous sommes. C’est à dire que nous sommes des pécheurs, des êtres fragiles, faibles, vulnérables, des êtres instables et, cette oraison dominicale, elle est un appel au secours. Elle implore le pardon, le pardon pour nous, le pardon pour les autres.
Alors, nous nous enracinons dans la vérité et nous désamorçons toutes les pensées qui pourraient fermenter à l’intérieur de notre cœur. Nous laissons tout tomber. Nous décrochons de l’épine et nous nous installons chez Dieu, là où est notre véritable lieu, où est le lieu de notre vérité, de notre paix et le lieu de notre avenir.
Pour terminer, je dirais ceci : l’oraison dominicale, si elle est bien vécue par chacun, si elle est bien vécue communautairement, elle est le lieu idéal pour nous délivrer de ce mal qu’est la mesquinerie. La mesquinerie, c’est un mot qui vient de l’hébreu et qui signifie étymologiquement la pauvreté. Le mesquin, c’est l’homme qui est pauvre. Mais dans la langue française, cela a pris un tout autre retentissement. Le mesquin, c’est celui qui est pauvre en personnalité, c’est celui qui est pauvre en jugement, c’est celui qui est pauvre en véritable intelligence.
Et alors, cet homme-là, il n’est pas bien dans sa peau, il voit le mal partout. Il reçoit, il lui semble recevoir des injures de tout côté. C’est la mesquinerie ! C’est le contraire de ce que doit être un moine.
Le moine doit être un homme noble, un homme aux vues larges, un homme au cœur ouvert, un homme qui sait comprendre les autres, un homme qui ne se laisse pas facilement déranger par ce qu’il voit. Pourquoi ? Mais parce que dans son cœur vibre la puissance de l’amour, exactement le contraire de la mesquinerie.
Eh bien, mes frères, pour nous guérir de ce mal, faisons attentions à l’oraison dominicale, laissons-la entrer dans notre cœur ; ouvrons nous à elle ! Et nous verrons qu’elle produira des fruits de salut pour chacun, des fruits de salut pour la communauté. Il ne peut pas en être autrement car c’est l’oraison du Seigneur !
Mes frères, ma sœur,
La fête des Saints Apôtres Pierre et Paul, si nous voulons nous ouvrir à son mystère, nous introduit à nouveau dans la vérité tout entière. Cette vérité, reconnaissons-le, nous nous y accoutumons, nous en dévions, nous l’oublions peut-être ? Son caractère révolutionnaire s’estompe. Cette vérité se banalise. Nous la renions dans les faits.
Pourtant, elle est le portrait magnifique de la vie. Elle est la vie elle-même dans sa rayonnante beauté. Notre ascèse ne consisterait-elle pas à revenir toujours à elle ? A constamment nous resituer dans son axe très pur ?
Pierre et Paul sont les témoins de cette vérité, témoins jusqu’à la mort sanglante. C’est leur témoignage qui doit nourrir notre élan vital, qui doit fortifier notre assurance. Le chrétien est un homme qui est habité par une assurance absolue. Il est un homme qui sait où il va. Il sait aussi d’où il vient. Il est porté par un souffle qui l’habite et qui lui donne des possibilités qu’aucun autre homme ne peut recevoir.
Pierre et Paul sont l’un et l’autre l’incarnation de cette vérité toute entière à laquelle nous avons été introduits et que si facilement nous quittons. Ils le sont aujourd’hui encore et pour jamais, ils en vivent pour l’éternité.
Ce ne sont pas de belles figures d’Epinal que nous admirons. Non, ce sont des hommes vivants, ce sont nos frères, ce sont nos pères. C’est d’eux que nous dépendons, c’est d’eux que nous recevons la vie divine.
Ils nous transmettent le flambeau de ce témoignage. Ils nous invitent à être à notre tour et à notre place les témoins de la vérité, l’incarnation de la vérité, car la vérité non incarnée n’est pas crédible.
Mais quelle est cette vérité qui doit s’emparer de nous et nous métamorphoser ? Elle n’est pas un système de pensées, elle n’est pas une philosophie ou une sagesse, elle est une folie. Elle est la propre folie de Dieu versée à flots dans le cœur de ces deux hommes et, dans le nôtre si nous acceptons !
Cette folie est un amour que je qualifierais volontiers de suicidaire, un amour déraisonnable, un amour qui ne capitule pas, qui ne recule pas, qui va toujours de l’avant, un amour qui triomphe absolument et définitivement sur une croix. Jésus signifiait à Pierre de quelle mort il devait mourir et Paul n’a voulu rien connaître que Jésus-Christ et Jésus crucifié.
Frères et sœurs, osons-nous accueillir en nous ce paradoxe d’un Dieu crucifié, d’un Dieu réduit à la dernière indigence, d’un Dieu qui ne peut pas se défendre, d’un Dieu qui se laisse mettre à mort ? L’Evangile est un incendie. Il annonce cette folie qui est Dieu dans son être le plus secret. Allons-nous nous tenir à distance de ce brasier ? Ou bien, à la suite de Pierre et de Paul nous jeter en lui ?
Etre témoin de cet incendie, de cette folie, c’est aimer sans mesure et sans fin. Aimer, c’est mourir et ressusciter comme le Christ et, avec lui devenir, à l’exemple de Pierre et de Paul, source intarissable de vie éternelle.
Telle est, frères et sœurs, la vérité toute entière ! Telle est notre vocation, notre gloire et notre foi !
Amen.
Mes frères,
Saint Benoît conclut le chapitre sur la psalmodie avec une sentence qui a fait fortune bien qu’elle soit inspirée de ce qui s’enseignait et se pratiquait dans le monde monastique égyptien. Mais enfin, c’est Saint Benoît qui l’a coulée en cette forme : mens nostra concordet voci nostrae, 19,12. Que notre mens, notre esprit, notre nus, notre cœur corresponde avec notre voix.
Cela signifie que notre être, notre personne a atteint une totale unification dans la lumière de l’Esprit Saint. Nous sommes au départ des êtres déchirés, disloqués, écartelés ; nous sommes les jouets de nos passions, de nos peurs, de nos égoïsmes, de nos ambitions ; nous sommes projetés dans toutes les directions. Nous sommes des êtres éclatés.
Eh bien, il faudra permettre à l’Esprit Saint de recueillir tous ces fragments épars, de les ramener les uns à côté des autres, de les remettre à leur place de manière à ce que notre personne devienne une, ce qu’elle était au départ avant la chute originelle.
Et pour ainsi retrouver l’unité de notre être et de notre vie, il faut un long et lent processus d’élagage, de décapage, de recentrement et, encore une fois, ce n’est possible que sous l’action directe et indirecte de l’Esprit Saint.
Or, Dieu agit en nous par son Esprit à travers l’obéissance. Nous devons toujours réfléchir à la nature de l’obéissance, une nature extrêmement riche. Je pense que nous ne parviendrons jamais à en explorer toutes les richesses.
L’obéissance, c’est à dire donc l’union de notre volonté à Dieu dans la foi, nous greffe sur sa vie divine , laquelle insensiblement ramasse, recueille, regroupe nos énergies dispersées et les métamorphose en énergies divines.
La Tradition Palamite au 14° siècle, en Grèce, a réfléchi sur la manière dont l’homme pouvait voir Dieu. Ils sont arrivés à la conclusion que on ne pouvait voir Dieu qu’à travers le déploiement de ses énergies. Il y a beaucoup de vrai dans cette intuitions.
Eh bien, lorsque nos énergies sont divinisées, à ce moment-là, nous connaissons Dieu par l’intérieur de lui-même et, d’une certaine manière, nous pouvons le voir. Et c’est ce qu’opère l’obéissance. Au terme, toutes nos puissances vitales sont réunies en un faisceau orienté vers Dieu et entrant dans une communion toujours plus intime avec lui. Notre être, déchiré au départ, devient unifié et chacune de nos facultés opère à sa place et dans son ordre.
Vous savez que le Bouddhisme, qui fait fortune ici en occident, essaye de réunifier la personne en l’anesthésiant si je puis m’exprimer ainsi, en l’endormant, en l’abstrayant, en la soustrayant à tout ce qui l’entoure et en la recentrant sur elle-même au point que on entre dans une sorte d’absence de pensées, une sorte de - je ne dis pas de rêve parce que le rêve est encore un déploiement de scènes, le rêve est une fantasmagorie – non, mais dans une sorte de néant où alors l’être ne bouge plus ; et on a l’impression qu’il est réunifié !
Chez nous, c’est tout différent ! La réunification de notre être nous ouvre à l’action. Lorsque mon être est redevenu ce qu’il était au départ, lorsque toutes ses énergies dispersées sont ramassées et dirigées vers la contemplation de Dieu, vers la contemplation de Dieu, vers l’admiration des frères, des hommes, à ce moment-là je suis prêt à faire tout ce que Dieu me demande et je deviens créateur avec Dieu, à côté de lui. C’est tout autre chose, ce n’est pas un endormissement, c’est un éveil !
Maintenant, pour ce qui est de la prière psalmique, cette prière, elle naît de la présence consciente de Dieu, une présence qui n’est pas seulement conscience de Dieu à ce moment-là, mais dans toute la vie. Et le sentiment de cette présence aimante devient plus intense au moment de la psalmodie. Le moine est tout entier présent à ce qu’il chante sans le moindre effort, sans la moindre tension.
C’est cela que signifie la sentence de Saint Benoît : « que notre esprit concorde avec notre voix. » Notre être profond, notre être le plus intime est en accord avec les paroles que nous prononçons. Si bien que la psalmodie est devenue un repos et un repas.
Elle est un repas parce que le cœur se nourrit de Dieu présent dans sa Parole. Si bien que l’homme intérieur, l’homme nouveau, l’homme promis à la vie éternelle se fortifie, s’épanouit. Notre corps spirituel achève de se former, ce corps spirituel qui est destiné à la résurrection et qui déjà, comme je le disais au départ, commence à percevoir la beauté de Dieu.
La psalmodie est aussi un repos parce que l’union à Dieu introduit le moine dans le monde de la résurrection. C’est là que doit nous conduire la psalmodie. Il s’opère un passage à une surabondance de vie. C’est ce que les anciens appelaient le quiès, le repos, la tranquillité, la plénitude, la paix.
Vous voyez, mes frères, que l’Office divin n’est pas quelque chose que l’on doit réduire à un minimum de durée. Un repas est d’autant plus excellent qu’il dure, un festin ne doit pas être liquidé en dix minutes. Non, il dure, il dure parce que c’est toujours de nouveaux plats qui sont apportés, qui sont légers ; l’un est déjà presque digéré lorsque l’autre arrive. Et ainsi ce festin peut durer toujours.
Lorsque Dieu nous invite à sa table, à la table de l’éternité, nous serons alors émerveillés de nous trouver à l’intérieur d’un festin qui n’aura pas de fin et qui sera toujours nouveau. Bâcler un Office Divin, c’est ne pas comprendre ce qu’il est et ça devient une corvée, quelque chose de machinal dont on s’acquitte parce qu’il faut bien.
Non, je le rappelle, l’Office divin est tout ensemble un repos et un repas. Cela ne veut pas dire non plus qu’il faille le faire durer indéfiniment. Non, mais à l’intérieur du cadre que nous présente Saint Benoît et la Tradition monastique : là nous asseoir ou rester debout, nous incliner, nous tourner de côté et d’autres, c’est vraiment à ce moment-là accueillir en nous la beauté de Dieu. C’est accueillir son amour et devenir insensiblement ce que Dieu veut faire de nous, à savoir des apparitions sur notre terre de ce qu’il est.
Mes frères,
Une légende Juive très, très ancienne affirme que dans le ciel, dans son paradis, Dieu est toujours occupé à enseigner la Tora, à enseigner sa Loi à tous les saints. Pourquoi ?
Mais c’est parce que c’est par sa Loi qu’il a créé le monde. Il a d’abord créé la Loi pour pouvoir créer le monde et laisser l’instrument de sa providence, de ses intuitions, de son amour.
Si bien qu’il ne peut rien faire d’autre que de distiller dans le cœur de ses saints une science toujours plus profonde et plus éclairée de sa Loi. Telle est la teneur de cette légende !
Je pense que nous pouvons pour notre part, ici, bien modestement, nous dire que Saint Benoît, dans le ciel où il se trouve entouré de ses disciples, ne cesse de leur expliquer le contenu de sa Règle.
En effet, il y a dans cette Règle des profondeurs, des hauteurs, des largeurs, et des longueurs, et des richesses, et des trésors, et des secrets, et des mystères que nous n’aurons jamais fini d’épuiser. Ce n’est pas possible !
Vous allez, aujourd’hui encore, remarquer ce que Saint Benoît nous dit. C’est un détail, mais il est d’une telle richesse que je ne pouvais pas ne pas vous le partager.
A propos de la prière, Saint Benoît nous parle du multiloquium, 20,7, de l’abondance de la parole. Il dit : « Sachons bien que ce n’est pas l’abondance des paroles qui nous fera exaucé. » 20,8. Je pense que abondance des paroles est bien traduit. Mais attention !
Il parle aussi de multiloquio dans un tout autre contexte. Il en parle pour nous avertir de ce que l’abondance de la parole est une source de péché. Il se réfère au Livre des Proverbes : « Tu ne pourras pas échapper au péché si tu laisses sortir de ta bouche un flot de paroles. Pr. 10,19. »
Voici donc deux fois le multiloquium ! In multiloquio non effugitur peccatum, 7,154 – In multiloquio non effugies, 6,14. Le péché est inscrit à l’intérieur des paroles lorsque celles-ci sont trop nombreuse. Et il est impossible d’échapper à ce péché, impossible de prendre la fuite. Tu es prisonnier du péché lorsque tu parles beaucoup.
Et parler beaucoup, c’est toujours trop parler. Pour Saint Benoît, il faut une certaine retenue dans la parole. Il y a des limites qu’il ne faut pas franchir, il y a des frontières qu’il ne faut pas dépasser. Il n’est pas facile de tracer ces frontières, mais elles sont là. Et c’est la raison pour laquelle Saint Benoît nous met en garde.
Le multiloqium dans la prière maintenant ? Eh bien, il nous fait courir le même risque. Mais comment cela peut-il arriver ? Voilà la question !
L’abondance des paroles à l’intérieur de la prière peut être une manière déguisée de tourner en rond sur soi-même. Ce peut être une sorte autolâtries, un culte de son moi. A ce moment, ce n’est pas l’Esprit qui prie en moi, c’est moi qui parle à moi effectivement.
L’Apôtre Paul nous dit que nous devons permettre à l’Esprit Saint de pousser à l’intérieur de nous des gémissements ineffables, c’est à dire lui permettre d’y déposer des paroles qu’il n’est pas possible de dire. Elles sont ineffables. Il y a donc dans la véritable prière de grandes zones de silence à l’intérieur desquelles l’Esprit Saint lui-même s’adresse à Dieu notre Père.
Dans le multiloquium, la voix de l’Esprit, la voix silencieuse de l’Esprit, la voix ineffable de l’Esprit, elle est étouffée. C’est moi qui me suis érigé en Dieu pour moi. Et en m’adressant dans mon idée à Dieu mon Père, en réalité il se produit une sorte d’involution et c’est à moi-même que je m’adresse.
Dans ce multiloquium de la prière, on se gargarise de l’image qu’on a de soi. Saint Benoît connaît ce danger et il veut nous en prévenir. Au lieu du multiloquium, donc de l’abondance des paroles, il recommande la puritas cordis et la compunctio lacrimarum, 20,8. J’utilise les mots latins parce que ils sont bien plus percutants que la traduction française. En français, il recommande la sincérité du cœur. Oui, c’est vrai, c’est bien traduit !
Mais la puritas cordis, c’est encore davantage. Est-ce que j’oserais dire aussi la naïveté du cœur, la candeur du cœur ? Un cœur qui s’adresse à Dieu en toute confiance sachant que la requête va être accueillie et qu’elle sera exaucée parce que Dieu est amour et sait, déjà avant qu’on ne le prie, ce que nous avons besoin. Le Christ nous dit de ne pas multiplier les paroles. C’est inutile !
Et la compunctio lacrimarum ? C’est traduit ici par la componction, tout simplement. Le latin ajoute des larmes, la componction des larmes ! Cela veut dire que il se produit à l’intérieur du cœur comme des blessures, des blessures qui viennent des épines que sont nos erreurs, nos fautes, nos manquements, nos péchés. Et de ces blessures coulent des larmes, des larmes spirituelles, pas des larmes de crocodiles. Ce sont des larmes spirituelle, un regret. Je sais que je suis pécheur, mais avec toute ma naïveté d’enfant de Dieu, je prie quand même. Je suis un enfant terrible, mais d’abord et avant tout je reste un enfant de Dieu.
Donc voilà, mes frères, le danger auquel nous nous exposons et le remède que Saint Benoît nous propose. Je continuerai une autre fois, je ne suis pas encore arrivé au bout.
Mes frères,
Lorsque vous avez voulu définir l’esprit dans lequel nous avons ensemble, chacun à notre place, œuvré à la construction de ce temple, vous avez choisi de sceller dans le mur de l’église une pierre portant cette sentence : Ainsi par votre amour le fîmes.
Oui, c’est bien vrai ! La construction de cette église, si elle a été un travail d’homme, elle fut d’abord et surtout l’œuvre de Dieu. Nous avons permis à Dieu de travailler à travers nous. Nous avons mis à sa disposition notre cœur, notre intelligence, nos mains de manière à travailler pour lui et sous son inspiration, jour après jour pendant deux années.
Nous avons utilisé le projet de Dieu jusque dans les moindres détails. Et vous savez qu’il fut bien des jours où c’est durant le sommeil, durant la nuit, que nous était infusé la solution du problème qui se posait devant nous, une énigme qu’il fallait résoudre et que Dieu nous proposait. Ainsi, nous avons été avec lui créateurs d’une œuvre de beauté.
Oui, cette église est le fruit de l’amour qu’est notre Dieu. Aussi est-elle une bénédiction, une grâce pour tous ceux qui la visitent. Une ambiance l’habite, mieux encore une présence l’habite. Si bien que personne ne sort indemne d’une visite à notre église.
Nous la fîmes par votre amour parce que nous vous aimons, Seigneur ! Nous nous sommes voués corps et âme à cette tâche parce que nous aimons notre Dieu. Nous sommes des êtres fragiles, faibles, mais il voit le fond de notre cœur et il est amour. Il sait que nous l’aimons, petitement parfois mais vraiment et, cette église en est la preuve.
Cette église est une confession et, il est légitime de dire : Celui qui se sera prononcé pour moi devant les hommes, moi aussi je me prononcerai pour lui devant mon Père qui est aux cieux.
Eh bien, mes frères, en construisant cette église, nous nous sommes prononcés pour lui. Et maintenant, elle s’élève grande, spacieuse, simple, belle, mystérieuse aussi. Elle chante notre amour du Créateur ; elle chante notre confiance en notre Christ Rédempteur ; elle chante notre repentance pour les fautes qui nous échappent. Elle est notre offrande, celle du meilleur de nous-mêmes, celle de notre vie dans ses profondeurs. Elle est l’offrande de notre présent, elle est l’offrande de notre avenir.
Nous voulons faire de notre cœur un temple où Dieu soit chez lui, un lieu qu’il pourra orner de mille et une beautés, un lieu où chacun se sentira accueilli, respecté, estimé, aimé.
Il faut, mes frères, que notre cœur n’ait pas de barrière, il faut qu’il soit ouvert comme cette église car il est lui-même un sanctuaire où Dieu peut vivre. Oui, il f ut qu’il soit ouvert à nos proches et même à tous les hommes. Il faut qu’en nous rencontrant, ils sentent intuitivement que nous sommes les fruits d’un mystère, d’un mystère qui est l’amour, d’un mystère qui nous a donné d’ériger et d’embellir ce sanctuaire de pierre et de bois.
Oui, tous ensemble nous serons une Eglise, une Eglise vivante, promise à une existence d’éternité. Et chacun de nous sera à sa place une pierre, une pierre parfaitement ajustée aux autres, une pierre qui rehaussera la beauté de la totalité de ce temple dont la tête, ne l’oublions pas, est le Seigneur Jésus ressuscité des morts.
Frères et sœurs, notre foi doit s’ouvrir à cette vision d’espérance. Nous allons rester sur elle et, puisse-t-elle nous habiter toujours !
Amen.
Frères et sœurs,
Cette récollection de ce jour nous a préparé une grâce, celle d’entrer plus avant dans le merveilleux et l’insoutenable du mystère de Dieu. Cette grâce nous est méritée par la dédicace de notre église et aussi, naturellement, par notre Père Saint Benoît. Notre Père dans la vie monastique désire faire de nous des piliers d’un royaume qui n’est pas de ce monde ; d’un Royaume qui est Dieu lui-même, Dieu présence dans la personne du Christ ressuscité des morts et présent en nous aussi qui sommes les membres du Christ. Telle est notre vocation, notre mission !
Nous pouvons dès lors nous demander : qui est Dieu pour nous qui sommes ses enfants de prédilection ?Qui est-il pour chacun d’entre nous ? Comment voyons-nous Dieu ?
Il n’est pas question de faire de la théologie mais d’essayer d’exprimer, avec des mots bien pauvres et toujours beaucoup trop courts, la beauté de la relation qui nous unit à lui et qui peut faire alors en nous ce que confusément nous espérons , à savoir ce que lui-même est.
Car il nous a choisis dès avant la création du monde pour être ses témoins, pour être une transparence de son être le plus secret. Par notre condition de chrétien, et surtout de moine, nous devons manifester qui est Dieu ; le manifester entre nous, le manifester aussi à ceux qui nous rencontrent.
Hier, au cours de la petite réception à la porterie, j’ai rencontré un monsieur que je n’avais jamais vu et qui est un grand industriel. Il était là peut-être un peu par hasard ? Et il me disait que il lui arrivait fréquemment, presque chaque semaine, de prendre sa voiture et de venir jusqu’ici. Il entrait dans notre église et s’y assoyait dix minutes, un quart d’heure.
Et lorsqu’il en sortait, il était un autre homme. Il avait retrouvé la paix. Il avait retrouvé le sens de sa vie et il pouvait retourner à son travail avec plus de sérénité, avec plus de justesse aussi. Car son objectif premier, ce n’est pas d’amasser de l’argent, mais de permettre à ses collaborateurs de vivre, et de vivre mieux.
Mais voilà, mes frères, un témoignage que je trouve très beau et qui dit ce que nous pouvons être ici collectivement, communautairement, en bonne partie grâce à notre église, pour les hommes d’aujourd’hui.
Ces hommes découvrent ainsi que Dieu est amour. Et nous autres, chacun de nous, nous devons à notre tour et à notre place être amour : amour de Dieu, amour de sa création, amour de tous les hommes, amour des frères avec lesquels nous vivons. Et puis pouvoir ainsi réaliser notre vocation de chrétien, de moine et d’homme.
Maintenant, regardons un peu autour de nous et loin autour de nous ! Pour nos frères israélites et musulmans, tous enfants d’Abraham, Dieu est le maître absolu. Et devant lui, la posture la plus vraie, la plus correcte, c’est de se prosterner le front dans la poussière.
Un musulman ne peut pas porter de casquette, il ne peut pas porter de chapeau. Il doit porter un couvre-chef qui laisse son front découvert, ce qui lui permet de mettre le front par terre dans la poussière. Remarquez une fois et vous verrez qu’il en est bien ainsi.
Et si ceux qui sont ici dans nos régions portent une casquette pour travailler, ils auront soin de l’enlever. Il faut que le front soit par terre. A ce moment-là, ils sont à leur place dans leur vérité devant Dieu.
Entre Dieu et l’homme, il y a ainsi un abîme d’une étendue et d’une profondeur infinie. L’homme dépend de Dieu pour tout, absolument tout. Il y a pourtant un pont entre Dieu et l’homme, c’est le livre de la Loi pour les juifs, et le livre par excellence, le Coran, pour les musulmans. Mais c’est tout !
Dieu est bon, Dieu est miséricordieux, Dieu est compatissant. Mais attention ! Je dois l’implorer au ras du sol, moi qui suis un pécheur. Là, je lui demeure séparé pour jamais. Lui, il est au ciel et moi, je suis sur la terre. Vous voyez le tableau ! Mais il est exact.
Maintenant nous, chrétiens, nous avons reçu la pleine connaissance de Dieu. Il est tout ce qu’adorent musulmans et juifs, mais il est encore beaucoup plus. Il a pu devenir homme. Et dès l’instant où il est devenu homme, le ciel est descendu sur la terre et, la terre peut devenir un ciel.
L’abîme entre lui et nous est comblé par le corps bienheureux du Christ ressuscité. Il n’y a plus de mur entre lui et nous, il n’y a plus de cloison, il n’y a plus de niveau. Nous sommes tous un en lui, nous sommes les membres du Christ. Nous sommes les pierres vivantes d’un édifice qui est la Jérusalem nouvelle, qui est le Corps du Christ, qui est Dieu lui-même devenu matière, mais matière alors transfigurée. Si bien que nous sommes en Dieu ; et Dieu est en nous ; et nous sommes tous un en lui.
Vous voyez, mes frères, la différence ! Il n’y a plus de distance. Nous sommes en lui et lui est en nous. Nous sommes ses enfants, nous ne sommes plus ses serviteurs. Nous sommes ses amis, ses enfants, ses familiers. Nous vivons chez lui et nous vivons en lui. Lorsque nous entrons dans notre église, nous devrions prendre conscience que nous sommes à l’intérieur même de Dieu.
Il n’est pas facile d’avoir cette conscience de manière permanente. Mais c’est une grâce que nous pouvons accueillir et percevoir ; et nous pouvons raviver parfois ou éveiller en nous cette conscience que nous sommes à l’intérieur de Dieu.
Alors, chacun de nous est un temple de Dieu. Si bien que Dieu, nous le rencontrons partout, toujours, quand nous le voulons. Quand nous nous croisons dans un cloître ou ailleurs, c’est Dieu que nous croisons. C’est lui qui nous apparaît dans la personne du frère, c’est lui qui nous interpelle, c’est lui qui attend de nous un geste, un geste purement intérieur peut-être, mais un geste d’amour. Nous reconnaissons qui il est.
Le moine qui arrive au sommet de son état est un homme qui vit de façon habituellement consciente avec Dieu. Il est préressuscité. C’est la mikra anastasis des anciens. Et il est un ciel, un véritable ciel sur la terre.
Le chrétien connaît sa dignité, sa valeur, sa grandeur, sa noblesse, si bien qu’il parle à Dieu debout. Et les orientaux n’ont jamais abandonné cette habitude de parler à Dieu debout. Nous avons vu une vidéocassette de la visite du Patriarche Bartholomeos ici dans nos régions et, vous avez remarqué que partout, les fidèles orientaux qui l’accueillaient étaient debout d’abord et toujours debout.
Cela ne veut pas dire que nous maintenant, nous devons abandonner nos coutumes et rester toujours debout. Non, ne changeons rien à nos habitudes qui sont belles, qui sont anciennes, qui sont très pures, mais ayons bien conscience que intérieurement, nous sommes debout devant Dieu et nous lui parlons debout. Il n’y a plus deux niveaux. Nous sommes au même niveau que lui puisque nous sommes les membres, ses propres membres dans la personne du Christ ressuscité.
Voilà, mes frères, ce que je voulais vous dire ce matin. Ravivons donc, à l’occasion de la Dédicace de notre église, ravivons en nous la conscience de ce que nous sommes et ainsi, nous saurons que nous sommes responsables de nous-mêmes et des autres.
Et c’est cela qui est aimer en justice et en vérité : répondre pour soi-même et répondre pour les autres, de même que le Christ a répondu pour nous comme il a répondu pour lui. C’est cela que l’Apôtre veut dire lorsque il affirme que nous devons porter les fardeaux les uns des autres.
Ainsi, de mieux en mieux, les liens qui nous unissent entre nous, et qui nous unissent au Christ, et qui nous unissent à Dieu deviendront plus étroits. Ils ne deviendront pas plus serrés, mais ils deviendront plus vrais. Et nous serons de mieux en mieux tous ensemble le sanctuaire que Dieu a choisi, le sanctuaire où Dieu habite, le sanctuaire où il ne peut régner que pureté, beauté, lumière et amour.
Frères et sœurs,
Le Seigneur nous a rassemblé ce dimanche dans sa maison, autour de son autel, afin que nous puissions en célébrer dans l’action de grâces et la reconnaissance l’anniversaire de sa consécration.
Dans l’action de grâces, oui, car nous sommes devant un événement extraordinaire. Un édifice de pierre et de bois élevé à travers une longue patience, avec un soin de chaque instant, au creux d’une foi toujours en éveil, est devenu par vertu de l’Esprit Saint la demeure de Dieu trois fois saint.
Nous sommes ici chez Dieu, quasiment dans son cœur, au creux de son amour ; et nous sommes aussi chez nous. Car depuis que Dieu est devenu homme, il n’y a plus de frontière entre lui et nous. Il nous accueille chez lui comme nous l’avons accueilli chez nous.
Ma maison, est-il dit par le Prophète, sera appelée maison de prières pour tous les peuples. Tous les hommes, sans distinction, sont ici chez eux. Ils doivent le savoir, ils doivent le sentir.
Ils doivent découvrir en ce lieu sacré une paix qu’ils ne connaissaient pas et retourner à leurs occupations avec un sentiment nouveau, avec un cœur rasséréné, un cœur plus ouvert aux grâces que le Seigneur leur distribue à travers les imprévus de la vie.
Alors, frères et sœurs, soyons aujourd’hui dans la joie et que cette joie soit contagieuse. Autrefois aux jours, aux siècles de grande foi, c’était la kermesse jusque dans les rues. Oui, mes frères, la Dédicace, c’est cela, c’est une fête. Est-ce que nous le réalisons pleinement ? Nous sommes sollicités par tant de choses futiles et nous risquons de passer à côté de l’essentiel. Nos yeux sont distraits par tant de choses qui les séduisent et, ils ne s’attardent plus sur la beauté de Dieu présent parmi eux dans cet édifice, présent dans leur cœur.
C’est pourquoi, cet anniversaire de Dédicace doit être également un jour de repentance. Que faisons-nous de la grâce qui nous est proposée : notre désir de conversion définitive totale et sincère ? Mais nous sommes si faibles, si versatiles, si instables. Alors, ce sont des pécheurs qui viennent chez Dieu.
Oui, des pécheurs qui savent que Dieu dans le Christ a pris sur lui tous les péchés pour les engloutir à jamais dans le brasier de l’amour qu’il est et faire du pécheur un saint. Car c’est à cela que nous sommes appelés. N’ayons pas peur de ce mot ! Ne l’évacuons pas !
Le saint est un homme séparé de tout ce qui n’est pas amour et lumière ; c’est un homme délivré de tout égoïsme, un homme qui a un regard à l’intérieur duquel chacun peut se sentir accueilli, un regard qui est une fenêtre à travers laquelle l’Esprit de Dieu peut regarder, l’Esprit de Dieu peut rassurer, l’Esprit de Dieu peut sanctifier.
C’est ainsi, frères et sœurs, que chacun d’entre nous peut devenir, et doit devenir un sanctuaire de Dieu, le seul sanctuaire promis à une existence éternelle, réplique du temple qu’est le corps du Christ ressuscité.
L’Apôtre vient de nous le dire, le temple dont il parlait, c’était son corps, un corps qui aujourd’hui est devenu la tête d’un corps plus immense encore qui, petit à petit, regroupe tous les hommes.
Cette maison de pierres nous crie ce que nous sommes : des temples vivants où nous pouvons rencontrer Dieu à toute heure. Quand nous le voulons, où que nous soyons, nous le rencontrons au plus profond de nous-mêmes et, nous pouvons devenir avec lui un seul être, un seul souffle, une seule vie, un seul amour.
Comme il vient de nous être rappelé, nous devons être des pierres vivantes, des pierres taillées, polies, embellies avec amour par Dieu lui-même. Et chaque pierre est unique en son genre, chacune est un chef d’œuvre de beauté ; chacune est placée dans l’édifice à un endroit prévu pour elle et, elle s’ajuste parfaitement aux autres pierres. Si une seule manquait, l’édifice, le temple, le sanctuaire serait déparé. Chacune est en harmonie avec l’ensemble.
Oui, frères et sœurs, nous sommes des pierres vivantes. Ce qui nous fait agir, ce qui doit nous faire agir, ce ne sont pas nos intérêts, ce ne sont pas nos convoitises ni nos passions, c’est l’Esprit de Dieu dont nous sommes le réceptacle ; pouvoir devenir sous son emprise des êtres de souplesse, des êtres d’ouverture, des êtres d’accueil et de don.
Alors, nous serons de véritables chrétiens, nous serons des hommes accomplis qui ne sont plus des esclaves, mais qui sont parfaitement libres d’aimer. Et ainsi, un immense temple spirituel s’édifie animé par cet Esprit du Christ, un temple rempli de louanges, de joie, de paix, un temple rayonnant la lumière et l’amour.
Comme ce serait beau s’il pouvait en être ainsi de chacun d’entre nous, s’il pouvait en être ainsi de chaque chrétien ! Oui, n’allons pas nous imaginer que ce sont là des vues utopiques, car c’est la projet même de Dieu. Et, il attend que nous l ‘épousions et que nous nous laissions refaçonner par lui.
Frères et sœurs, nous devons ainsi nous aimer, nous respecter, nous admirer les uns les autres ici, en cet instant, en ce lieu et toujours. Telles sont les merveilles que nous chante notre église en ce jour anniversaire. Ne craignons pas de la fréquenter souvent, cette église !
Les courants telluriques puissants qui la traversent en tout sens ont été sacralisés le jour de la consécration. Ils sont devenus porteurs d’énergies spirituelles auxquelles nous pouvons nous exposer, des énergies qui nous guérissent, qui nous forment une autre sensibilité, une autre vision, qui nous donnent une autre vie.
Il suffit d’entrer, de s’asseoir et de rester là sans rien dire, sans penser, comme dans un bain de jouvence et, de se laisser pénétrer par toutes les énergies devenues, par la grâce de la consécration, porteuse de vie éternelle.
Voilà, frères et sœurs, ce qui nous est rappelé aujourd’hui ! Laissons pénétrer ces vérités jusqu’au plus profond de notre être et, promettons-nous d’y être fidèles, où que nous soyons, quoique nous fassions, toujours et partout.
Amen.
Mes frères,
Nous laisserons de côté ce soir le cellerier et toutes les qualités que notre Père Saint Benoît exige de lui et nous reviendrons au conseil que Saint Benoît nous a donné lorsqu’il nous parle de la prière. Il nous met en garde contre le multiloquio, 20,7, contre l’abondance des paroles lorsque nous nous adressons à Dieu.
Ce sont les païens qui prient ainsi, disait déjà le Christ, pour vous, votre Père du ciel sait très bien ce que vous avez besoin. Dites-le lui bien simplement et il vous l’accordera ! Le multiloquio dans la prière risque de nous faire trébucher dans le péché, le péché de l’égocentrisme. Car beaucoup parler peut être une façon extrêmement subtile de se mettre en avant, de se faire valoir et finalement de se refermer sur soi et, de tourner sur soi-même comme une toupie.
Maintenant, lorsqu’il s’agit de la communauté ? Car il arrive, et c’est fréquent, que on prie ensemble une prière qui collecte, qui ramasse ce que tous les frères portent plus ou moins consciemment dans leur cœur pour le présenter à Dieu, Saint Benoît dit que cette prière doit être très courte. Pas seulement brève, mais omnino brevis, comme il dit, 20,11.
Elle doit être très courte. Il dit même textuellement omnino brevietur oratio, 20,11. Il faut que la prière soit écourtée très fort. Voilà textuellement ce que cela voudrait dire. Et pourquoi ? Eh bien, c’est pour que le flux des paroles n’ait pas le temps de nous emporter collectivement là où nous ne voudrions pas aller.
J’ai entendu un Abbé - je ne sais plus à quelle occasion, au Chapitre Général ou bien en Conférences régionales, mais je vois encore bien qui c’était – et cet Abbé disait qu’il fallait bien prendre garde au cours de l’Eucharistie, aux intentions de prière qui sont proposées ; qu’il était préférable de ne pas les laisser à la libre disposition de chacun.
Il y a des communauté où voilà, le célébrant fait une petite exhortation, puis chacun énonce une intention personnelle. Eh bien, dit-il, il faut prendre garde parce que il y en a – il a sans doute l’expérience dans sa propre communauté – qui font presque une petite homélie pour présenter les besoins pour lesquels on doit prier. Voyez, c’est çà le piège de l’abondance des paroles !
Non, Saint Benoît veut que ce soit très, très, très bref pour que justement on n’ait pas l’occasion de tomber dans le piège.
La prière doit venir d’un cœur pur. Saint Benoît parle de la puritatis devotio, 20,6. C’est un cœur qui s’en remet à Dieu en toute sincérité, en toute pureté, sans arrière pensée, un cœur qui est habité par la gratuité. Si habituellement il ne l’est pas, eh bien, qu’il le soit à ce moment-là lorsque il prie. C’est un cœur qui s’en remet totalement à Dieu. Il est très lucide sur lui-même, mais il s’offre à Dieu tel qu’il est, sans camouflage, sans rien.
C’est une prière qui ressemble fort à celle que le Christ nous donne en exemple dans la parabole du pharisien et du publicain. Vous entendez le pharisien qui parle, et qui parle, et qui parle dans sa prière. Mais dans le fond, il parle de lui. Il se met en évidence et Dieu doit être heureux, heureux et fier d’avoir un serviteur aussi fidèle que ce pharisien.
Et puis, vous avez le publicain qui ne dit à peu près rien : Prends pitié de moi qui suis un vaurien ! C’est çà ! Se présenter à Dieu tel qu’on est, sans crainte, en sachant bien que Dieu est amour, et que Dieu est Père, et que Dieu est ami. Alors, on attend de lui le pardon des péchés.
Car des péchés, on en commet tout le temps. S’il fallait faire la collection des péchés que on commet en une journée, je pense que ce serait une fameuse litanie. Ce ne sont pas de gros péchés, ce sont des choses quasi insignifiante, mais enfin on est désaxé par rapport à ce que Dieu attend de nous.
Et puis à côté de cela, un cœur pur demande la guérison : être guéri, être enfin guéri, guéri de son égoïsme, guéri de cette propension maladive à tout rapporter à soi. Et puis demander à Dieu la grâce de pouvoir partager sa vie à lui, la partager de mieux en mieux avec toujours plus d’intensité, la grâce d’être admis dans l’intimité de Dieu. Mais on ne peut entrer dans l’intimité de Dieu que si on est propre.
Eh bien, alors qu’il nous nettoie, qu’il nous revête de sa pureté, de sa propreté, de sa sainteté pour que alors, on soit vraiment ses fils, ses enfants et qu’on ne fasse plus qu’un seul cœur avec lui.
Il sait ce dont nous avons besoin. Le plus sage , c’est de s’exposer à sa lumière et à son amour sans rien dire. Etre là comme dans un bain de soleil et ne pas bouger. Et cette prière silencieuse est peut-être la plus éloquente de toutes car c’est une remise de soi totale à l’amour qu’est Dieu.
Saint Benoît parle aussi de la compunctio lacrimarum, 20,8. C’est la conscience qu’on ne peut rien par soi et qu’on doit tout attendre de Dieu. Vous allez dire : « Mais c’est très humiliant cela ! » Oui, on voudrait faire sa vie soi-même. Mais la meilleure façon de faire sa vie, puisque il faut entrer dans un univers qui n’est pas le nôtre, n’est-ce pas de s’en remettre à celui qui veut venir nous prendre et nous élever jusque là.
C’est la raison pour laquelle on ne peut entrer dans ce Royaume de lumière que si on est un petit enfant, que si on a la mentalité d’un tout petit enfant qui sait bien qu’il ne pourra pas monter l’escalier. Eh bien, il se laisse porter jusque au-dessus. Ce n’est pas humiliant, c’est une attitude de vérité qui est vraiment alors une œuvre de beauté.
La componction, c’est aussi de croire, d’être convaincu que Dieu veut nous donner tout ce qu’il est. Il ne veut pas nous conduire à une perfection purement humaine. Non, il veut nous donner sa propre vie ; son être le plus intime, il veut le partager avec nous.
Et lorsque on sait, lorsque on a pleine conscience de cette vérité, lorsque on en est convaincu, eh bien, on est percé, on est transpercé comme par des épines parce que c’est trop beau. Et on se dit alors que pour Dieu, il n’y a rien qui est trop beau !
Mes frères, les anciens estimaient le don des larmes comme étant vraiment quelque chose d’extraordinaire. Le curé d’Ars avait reçu ce don des larmes, Saint Arsène aussi l’avait reçu. Nous autres, nous pouvons aussi le recevoir. Il ne s’agit pas alors de larmes qui vont creuser des sillons sur nos joues, mais des larmes du cœur. Ce sont les plus belles parce que ce sont les plus secrètes. Et ce sont celles-là qui sont irrésistibles parce que elles forcent toutes les portes et attirent Dieu.
Donc, mes frères, dans la prière, nous devons connaître une attitude d’ouverture confiante, une attitude qui soit pure espérance. Car ce que veut nous donner, il attend que nous acceptions qu’il nous le donne, que nous croyons qu’il veut nous le donner. Et lorsque nous en sommes là, il ne peut pas résister et il nous le donne. Vous voyez comme c’est facile !
Mais nous sommes des êtres introvertis et nous ne parvenons quand même pas à nous décrocher de nous ! Eh bien, ça fait aussi partie de la componction. Il faut que nous nous remettions tels que nous sommes à notre Dieu. Et cette remise de nous à un amour qui nous dépasse à l’infini est la porte qui nous permet d’entrer.
Mais là, nous n’y aurions jamais accès si nous n’utilisions pas cette petite clef, cette petite clef qui est celle de la confiance, qui est celle de l’espérance, et qui finalement est celle de l’amour.
Frères et sœurs,
Il convient d’adresser à notre Père Saint Benoît un petit signe le jour de sa fête. Nous devons le féliciter, nous devons le remercier. Sans lui, nous ne serions pas ici et, avec lui nous pouvons tout espérer.
Ecoutez ce que le Christ vient de nous dire : « Tout homme qui aura quitté à cause de mon nom, des maisons, des frères, des sœurs, un père, une mère, des enfants, une terre, recevra beaucoup plus, le centuple dès maintenant et, pour plus tard, la vie éternelle. »
C’est grâce à Saint Benoît que ces promesses prennent forme pour nous aujourd’hui, qu’elles irriguent notre vie toute entière, et qu’elles nourrissent notre espérance, et qu’elles nous mettent déjà en possession de ce que le Christ nous a promis.
Un des traits les plus attachant de la physionomie de Saint Benoît est, me semble-t-il, sa propre humanité. Saint Benoît est un homme profondément humain. C’est la preuve indubitable de sa sainteté. Des saints durs sont des saints postiches. Les véritables saints ont un cœur liquide, comme disait le Curé d’Ars.
Saint Benoît connaît la route qui conduit à Dieu et il la balise avec soins pour nous. Il fait comme … ?… d’un troupeau fragile, vulnérable, inconstant, rétif parfois. Mais il ne s’en offusque pas. Il nous comprend, il nous encourage dans notre marche. Parfois il doit sévir, mais il le fait toujours in spiritu lenitatis, dans un esprit de douceur. Car Saint Benoît est un homme de douceur comme fut Moïse le grand législateur d’Israël, comme fut le Christ lui-même.
Et c’est pourquoi, lorsque nous partageons la douceur de Saint Benoît, nous pouvons avec lui posséder la terre et connaître le véritable bonheur. Car celui qui est doux est aussi pauvre, est aussi juste, est aussi pur, est aussi miséricordieux. Et alors, plus rien ne peut l’atteindre et tous peuvent trouver abri à l’ombre de ce qu’il est.
Le succès de la Règle écrite par notre bienheureux Père benoît vient en bonne partie de son caractère de profonde humanité. On sent la bonté d’un saint, la bonté de Dieu, de notre Dieu qui perd ses moyens devant sa créature.
Dieu a tant aimé le monde, il a tant aimé les hommes qu’il a tout sacrifié pour eux. Il a envoyé son propre fils, non pas pour condamner les hommes, mais pour les rassembler, pour les purifier, pour les sauver, pour les introduire jusqu’au plus secret de son bonheur à lui. Nous devons être fiers de notre Règle, fiers de notre Pères Saint Benoît comme nous sommes fiers du Christ, comme nous sommes fiers de Dieu.
Nous voyons ainsi ce que doit être un Abbé digne de ce nom. Ce doit être un homme de cœur, un homme compatissant, un homme doux, patient, indulgent à l’image de Saint Benoît, à l’image de Dieu. J’oserais presque dire qu’un véritable Abbé doit être un homme faible.
Il doit être un homme conscient de ses limites, un homme lucide sur lui-même, un homme qui ne se prend jamais au sérieux. Il doit être, tout en étant faible, habité par une force qui vient d’ailleurs, une force sur laquelle tous les autres peuvent s’appuyer. Il s’est ouvert totalement à l’Esprit de Dieu, à l’Esprit qui est amour si bien que le Christ vit en lui et l’établit dans la vérité.
Un tel Abbé sait que l’amour est une justice au-delà de toute justice. Et cette justice, elle devient la norme de sa conduite à l’endroit de ses frères, à l’endroit de tous les hommes qu’il porte dans son cœur.
Frères et sœurs, en ce jour, rendons grâce à Dieu de nous avoir donner Benoît. Il a été établi patron de l’Europe, une Europe en devenir, une Europe qui se construit difficilement mais qui avance et qui devient un seul corps, une seule âme. Car l’Europe ne doit pas être uniquement une entité économique, elle doit avoir un cœur, elle doit avoir une âme. Et ce cœur ne peut être que celui de Benoît.
Remercions donc le Seigneur de nous avoir donné un tel Père. Et puis gardons-nous, dans toute la mesure du possible, fidèles à son esprit, fidèles à ce qu’il nous propose, fidèles à ce qu’il nous promet.
Mes frères,
Nous venons d’entendre Saint Benoît nous parler des semainiers de cuisine. A son époque, le travail de la cuisine était certainement beaucoup plus simple qu’aujourd’hui et, en plus, les hommes de son temps étaient habitués à une nourriture frugale et à travailler courageusement de leurs mains.
Aujourd’hui, les choses ont bien changé. Nous avons des santés délicates, des estomacs fragiles, des foies souvent barbouillés. Si bien que le cuisinier doit être un expert dans la matière. Mais ça ne fait rien !
Il faut tout de même que nous nous arrêtions à un petit détail que nous pouvons transposer des services de la cuisine à tous les emplois qui nous sont distribués au service de la communauté.
Saint Benoît : « Ce verset ayant été répété trois fois par tous les frères ( O Dieu, venez à mon aide, hâtez vous de me secourir ) il recevra la bénédiction et entrera en charge, 35,34. Donc, il reçoit une bénédiction pour entrer en charge.
Nous-mêmes, nous avons reçu un emploi, nous sommes entrés en charge et la collation de cet emploi par l’Abbé comporte en lui une bénédiction. Il y a toujours un lie de grâce qui unit l’officier à l’Abbé, et par l’Abbé au Christ, et par le Christ à la Sainte Trinité.
On reçoit donc une bénédiction. On ne s’improvise pas maître ou expert en tel ou tel domaine. Nous n’avons pas à jouer à celui qui sait même si on sait, mais à plus forte raison si on ne sait pas ! On reçoit une bénédiction. Il existe donc une manière autre de s’acquitter de son emploi. La bénédiction donne la note juste.
On est chez Dieu, on travaille pour Dieu. On n’est pas chez soi et on ne travaille pas pour récolter une décoration au terme de X années de service. Non, on est chez Dieu et on travaille pour Dieu. Lorsque on est au service de la communauté, lorsque on se dépense pour la communauté, on travaille pour Dieu.
La bénédiction élève donc une activité matérielle à un niveau surnaturel. Elle fait qu’on baigne dans un climat d’éternité. Ce que on fait ponctuellement aujourd’hui a un retentissement jusqu’à la fin des temps et même au-delà. Pourquoi ? Parce que, encore une fois, on est chez Dieu.
Lorsque je reçois la bénédiction qui me confie un tel emploi, l’aspect propriétaire qui pourrait habiter mon cœur est évacué. La porte de l’obédience est ouverte par la bénédiction comme par une clef. Sans cette clef qui m’est remise, j’entrerai par effraction comme un loup qui va tout saccager. La bénédiction établit donc chacun à sa place dans sa vérité. Et l’ensemble de toutes les bénédictions reçues par chacun forme une tapisserie où tout se tient dans l’ordre et la beauté.
C’est donc les bénédictions reçue qui forme le tissu de la communauté parce que elles donnent à la communauté sa raison d’être qui est – on ne le répétera jamais assez – d’être au service de Dieu tout en étant au service des frères. La bénédiction relie à Dieu et un courant passe sans arrêt de Dieu à chacun des officiers, un courant de vie, un courant de vie spirituelle, un courant de vie éternelle.
La bénédiction est le sceau apposé sur l’obéissance et le gage de la réussite. La bénédiction est porteuse de force. Même si la personne est professionnellement très faible dans ce qu’on lui demande, la bénédiction qu’elle reçoit lui donne la grâce d’accomplir ce qui lui est demandé.
Je pourrais parler d’expérience personnelle. Je n’avais jamais vu une brasserie ni de près ni de loin, même en imagination. Et voilà que la bénédiction de l’Abbé m’a confié la restructuration d’une brasserie. Vous voyez le résultat aujourd’hui ! A travers cette faiblesse, il y a quelque chose qui est passé qui vient d’infiniment plus loin, qui vient de chez Dieu. Voilà, il faut être tout à la fois conscient de sa faiblesse et conscient de la bénédiction qu’on a reçu.
Maintenant, mes frères, ces quelques mots que je viens d’échanger avec vous sont peut-être l’occasion d’un examen de conscience aujourd’hui. Chacun de nous pourrait peut-être se poser une petite question : après autant d’années dans la même charge, comment y vis-je ? Comment suis-je en train de me mouvoir à l’intérieur de cette charge ? En celui qui sert ou en celui qui exerce un monopole ? En propriétaire du savoir et du lieu ?
C’est mon emploi ! Est-ce que je m’y comporte en maître ou bien est-ce que je m’y comporte en celui qui chaque jour demande dans son cœur la bénédiction de Dieu pour accomplir sa tâche, pour la recevoir à nouveau, pour la mener à bien au service des autres et au service de Dieu ?
Il y a donc là une option. Suis-je devenu le propriétaire de mon emploi ? Ou bien, est-ce que chaque jour au matin je la reçois à nouveau dans la lumière de Dieu, dans la grâce de sa bénédiction ?
Voilà, mes frères, nous pouvons chacun pour notre part, nous pouvons chacun nous poser la question. Et pour Saint Benoît, remarquez-le, on implore Dieu à trois reprises. Cela veut dire que on l’implore à toute heure. Il faut à l’intérieur de l’obédience qu’on a reçu, il faut rester en communion avec Dieu.
L’emploi doit être le lieu où l’on prie, le lieu où on s’ouvre de plus en plus à la grâce, le lieu où on avance dans la main de Dieu. Dieu nous donnant la main, on avance vers la plénitude de notre vocation et vers la porte de la vie, la porte du Royaume qu’on aperçoit déjà et qui s’ouvre là, qui se tient ouverte pour nous.
Voilà, mes frères, si on exerce un emploi dans cet esprit, on s’établit chez Dieu, on s’installe chez lui et on n’en sort plus.
Mes frères,
Dimanche, nous avons vu que la bénédiction, donnée par l’Abbé ou même par la communauté entière au frère qui reçoit une obédience, était la clef qui permet d’accéder au niveau où Dieu attend qu’une pierre soit apportée à l’édifice qu’il désire construire. Et cet édifice n’est rien d’autre que sa propre présence ici sur la terre.
Si chacun dans le monastère demeure fidèle à cette bénédiction reçue, la communauté devient un temple à l’intérieur duquel Dieu se manifeste, à l’intérieur duquel Dieu est présent ici sur terre de façon corporelle. C’est un nouveau mode d’incarnation.
Et dans ce sens, la vie monastique est quelque chose d’extraordinaire. Elle est particulièrement belle parce que elle est le lieu de la vérité, de la vérité toute entière, de la vérité qui est Dieu se manifestant par l’intermédiaire de quelques hommes. C’est particulièrement remarquable dans la bénédiction que l’Abbé reçoit.
Cette bénédiction lui est donnée par l’Evêque, par le représentant du Christ sur une portion de territoire. Et la bénédiction descendant sur l'Abbé coule sur tous les membres de la communauté. Et c’est grâce à cette bénédiction reçue d’en haut que l’Abbé reçoit la faculté de bénir ses frères et de les élever à l’étage où lui-même se trouve.
Voyez que une communauté monastique ne se comprend pas en dehors d’une vision de foi, une vision très éveillée. Et c’est pourquoi le moine doit être un veilleur. Ce n’est pas un homme qui dort ? Non, il ne se laisse pas engourdir, ni séduire par tout ce que la chair, tout ce que le monde peut lui offrir.
Non, en dépit des tentations, il demeure ferme, il reste éveillé, sa foi est toujours alertée. Et chaque jour il se recueille afin que la bénédiction reçue porte de nouveaux fruits, et pour lui naturellement, et pour la communauté, et pour l’Eglise, et pour le monde.
Saint Benoît a aussi une petite remarque que j’estime très belle et qui montre combien Saint Benoît a un cœur de Père. Le jour de sa fête, je pense vous avoir dit que le caractère peut-être le plus attachant de sa personnalité, c’est qu’il est un homme, c’est qu’il est un Père profondément humain.
Saint Benoît est un homme de cœur. Ce n’est pas un strict observant rigide qui veut plier tout le monde à l’observance la plus dure. Ce n’est pas un trappiste, un trappiste dans le sens primitif du terme. Vous savez que à l’époque de Rancé, une quantité de frères mouraient très jeune tellement la vie était dure. Mais voilà, c’était la façon de se sanctifier et d’aller au ciel directement peut-être, mais ce n’était pas la route que Saint Benoît avait ouverte.
Et voici un tout petit trait, c’est encore dans la même sphère de cette bénédiction. Saint Benoît désire que les frères s’acquittent de leur tâche sans tristesse, 35,7. Oui !
Il est important, mes frères, que le service que on a reçu, l’obédience qui nous a été confiée avec son lot inévitable de contrariété, que cette obédience soit l’occasion d’un épanouissement personnel. On doit s’épanouir à l’intérieur de l’emploi que l’on exerce. On doit s’épanouir au niveau spirituel, on doit s’épanouir aussi au niveau humain. Et l’Abbé doit veiller à ce qu’il en soit ainsi.
Il ne faut pas, dit Saint Benoît, que l’on s’acquitte de son emploi avec tristesse. On ne doit pas être écrasé par son emploi. Au contraire, l’emploi doit rendre le moine plus léger. Il doit le rendre, à la limite – c’est une image – il va le rendre aérien. L’emploi doit le porter là où le Christ l’attend quelque part dans son intimité, dans une cellule mystérieuse où le Christ l’attend, où il sera seul avec lui en cœur à cœur.
Mes frères, l’épanouissement à l’intérieur d’un emploi, c’est pratiquement un vécu au sein duquel on n’a même plus le réflexe de se demander : suis-je heureux ou suis-je non-heureux ? On n’a même plus ce réflexe.
C’est possible si la foi est assez vivante pour sucer la vie à la mamelle de Dieu présent dans l’obéissance. Il ne nous est pas possible ici au monastère de recevoir la vie divine en dehors de cette volonté de Dieu. Ce n’est pas possible ! La mamelle que nous suçons, c’est la volonté de Dieu.
Nous avons aux Vêpres chanté le Psaume où il est question de celui qui négligerait la bénédiction qu’il a reçu et qui s’exalterait à ses propres yeux comme si il apportait quelque chose à la communauté, à Dieu, par son savoir ; comme si il était devenu propriétaire de son emploi et que les autres devraient être heureux de ce que lui, propriétaire, leur dispense.
A ce moment-là, dit-il, il faudrait que je me trouve, et je me trouverais réellement comme un enfant arraché à la mamelle de sa mère. A ce moment là, on sombre dans la tristesse. Tandis que si on reste à sa place dans la volonté de Dieu, même à travers toutes les contrariétés que l’on rencontre, on entre dans la paix et on s’épanouit mystérieusement mais bien réellement.
Mes frères, un petit détail d’ordre psychologique mais qui est encore plein de surnaturel : s’épanouir, c’est ne plus se palper ! Tant qu’on se palpe, on a de grandes chances de tomber dans la tristesse.
Vous savez ce que c’est se palper ? Se palper, c’est s’autodéguster d’abord, c’est se sucer soi-même. On est pour soi-même une sorte de sucette. On se palpe pour voir si on est bien ; on se palpe pour voir si on n’a pas trop à subir d’avanies de la part des autres. Finalement, on ne vit plus que pour soi. On devient un centre autour duquel toute la communauté doit graviter. On ne cesse pas de s’ausculter, de se palper pour voir comment on est.
Et plus on se palpe, plus on trouve des raisons légitimes de ne pas s’aimer, de ne pas aimer les autres parce que on ne sera jamais tel qu’on se rêve. Et plus on se palpe, plus on donne le feu vert à la déprime ; on se décourage quand on se palpe. Et plus on se palpe, plus on s’écoute et plus on vit en vase clos sur soi.
On devient prisonnier de son propre moi et, il est très difficile d’en sortir. Pour en sortir, il faut vraiment qu’il arrive un accident, un accident de santé, un accident d’ordre spirituel, une épreuve que Dieu peut envoyer, une tentation très forte. A ce moment-là, on peut avoir le réflexe d’appeler au secours.
Et dès l’instant où on appelle au secours, qu’on appelle Dieu au secours, qu’on appelle un frère au secours, qu’on appelle l’Abbé au secours, à ce moment-là on cesse de se palper parce que on n’est plus tourné sur soi mais qu’on est tourné vers d’autres.
Voilà, mes frères, nous en resterons là pour ce soir. Nous verrons demain ce que l’Esprit Saint nous inspirera encore.
Mes frères,
Nous venons de l’entendre, il a encore été question d’une bénédiction donnée à celui qui entre en charge, 38,11. La bénédiction a pour effet premier de sacraliser l’activité de l’officier , soit l’officier de semaine, soit celui qui a reçu un emploi.
Son activité demeure d’ordre matériel, mais elle est revêtue d’une efficacité nouvelle. Non seulement le frère pourra s’acquitter de sa tâche sans tristesse, comme je le disais hier, avec au cœur la propre joie du Christ, une joie spirituelle qui est compatible avec les contrariétés, les avanies et les contretemps d’un emploi.
Mais de plus, son activité aura un retentissement à l’intérieur du Royaume de Dieu car tout ce qui est effectué sous le couvert d’une bénédiction qui, toujours, descend du Père des lumières, tout ce qui est fait dans cette ambiance, dans cette atmosphère, dans cette aura qui est divine, tout ce qui est fait a un retentissement que nous ne pouvons pas mesurer.
Nous pouvons comptabiliser l’activité matérielle du frère, mais il est impossible de mesurer la répercussion qu’a son activité à l’intérieur du Royaume de Dieu qui est en construction.
Il est donc utile que chaque jour au matin, nous ravivions en nous la grâce de cette bénédiction. Autrefois ici, les anciens s’en souviennent, après l’Office de Prime on se rendait au Chapitre et le Chapitre commençait par les prières qui devaient justement raviver cette bénédiction, l’oraison en latin Dirigere sanctificare …………. On la connaissait par cœur.
Donc il fallait que toutes nos pensées, tout notre vouloir, tout notre agir à l’intérieur des charges qui nous étaient confiées soient orientés vers la gloire de Dieu et vers le service des frères. Il est regrettable que cette oraison soit tombée dans les oubliettes parce que c’était cela. Tous les jours au matin, on ravivait comme ça la grâce de la bénédiction reçue.
Alors, essayons de ne pas oublier tous les jours de nous remettre devant Dieu qui nous a confié un tel rôle à l’intérieur de son Royaume, à l’intérieur de sa maison ici, à l’intérieur de son temple. Toute maison de Dieu est un temple sacré. Essayons alors de nous resituer dans la ligne de cette bénédiction. C’est l’affaire de quelques secondes ! Essayons de ne pas l’oublier puisque maintenant la prière en question n’existe plus. Elle est confiée, voilà, à la conscience de chacun. Mais si c’est possible, soyons-y attentifs !
Alors dans ces conditions-là, on comprend que il soit possible de vivre, non seulement sa vie monastique habituelle, mais aussi de vivre le labeur qui nous est demandé avec la simplicité d’un cœur d’enfant. Car celui qui nous demande tel travail, c’est notre Père. Et comme sa bénédiction et sa grâce reposent sur nous, il n’y a pas de raison de nous laisser absorber par des pensées négatives, par des pensées de tristesse. Cela peut être une tentation ! Cette tentation, nous devons la secouer de nos épaules et la laisser partir. Il ne faut pas nous laisser pomper par de telles pensées.
Et vivre ainsi en toute simplicité, c’est vivre d’une plénitude dont on n’a pas nécessairement conscience. Vivre ainsi avec un cœur d’enfant, ça ne veut pas dire qu’il faut vivre de manière éthérée, irresponsable, comme planant au-dessus du réel. Non, on entre au cœur du réel et on l’assume, on le transforme.
Car dans un monastère, sous la bénédiction de Dieu, tout ce qui est fait est toujours un travail de transfiguration. Comme je le disais, l’activité purement matérielle acquiert une dimension nouvelle à l’intérieur de la lumière divine. Saint Benoît le dit à un autre endroit.
Il dit qu’il ne faut pas , c’est absolument interdit et il faut y prendre garde. On ne peut pas frauder avec le produit du travail des frères, 57,11. Il faut y veiller, dit-il, parce que une fraude qui serait introduite, c’est extrêmement grave. Voyez ! Pourquoi ? Mais justement parce que le produit du travail est sacralisé, il est revêtu d’une aura mystique qui est bien réelle et qui est le fruit de cette bénédiction.
Vous allez dire : « Mais enfin, la bière ? Toutes ces bouteilles qui disparaissent, voilà, partout ? » Eh bien oui, voilà, ça a été fait dans l’obéissance, ça a été fait avec conscience, ça a été fait avec soin, ça a été fait à l’intérieur de la maison de Dieu. C’est un produit qui est le fruit de cette bénédiction qui repose alors sur plusieurs frères, presque sur toute la communauté. Et lorsque c’est livré dans le commerce, il est certain que dans l’invisible, mais ça ne peut pas être mesuré, ça ne peut pas être détecté, il est certain qu’il se passe quelque chose.
Mais voilà, mes frères, il s’agit donc dans le fond de vivre, mais de vivre tout court, mais de vivre dans cette lumière qui est celle du Royaume de Dieu et de ne pas vivre comme des hommes du monde. Tout ce que nous touchons, tout ce qui sort de nos mains, tout ce qui sort de notre cœur, de notre intelligence est sacré. Nous devons en avoir conscience . Et dès que nous en avons conscience, absolument tout se modifie, et pour nous, et autour de nous.
Il faut donc vivre intensément sa propre vérité, et cette vérité qui est parfois souillée parce que nous sommes des êtres pécheurs. Nous sommes habités par le péché et chaque jour, à chaque moment nous commettons le péché parce que nous ne sommes jamais parfaitement dans la ligne de ce que Dieu attend de nous.
Eh bien, cette vérité, elle ne nous dérange plus parce que l’amour de Dieu est répandu dans nos cœurs par l’Esprit Saint qui nous a été donné. Et cet Esprit Saint qui est l’amour, mais il emporte tout avec lui.
Mes frères, exercer un emploi dans cet esprit, c’est donc toujours servir les autres, toujours. La vie monastique concrète est une imbrication de services. Chacun est au service de tous et tous sont au service de chacun. Et cela, dans une optique qui n’est pas limitée aux affaires purement matérielle de cette terre, mais qui transcende le … ? … et qui pénètre jusqu’au terme de l’Histoire.
Le moine est un veilleur, le moine est un éveillé. Mais c’est aussi un homme qui franchit la durée et qui , avec le Christ, arrive au terme de l’Histoire. Eh bien, les services que nous rendons ont leur efficacité et leur retentissement jusque là.
Alors, il faut servir avec joie. Mais comme je le disais tout à l’heure, c’est une joie purement spirituelle. Il n’est pas nécessaire que elle soit sensible, non, pas nécessaire du tout. Cela peut arriver qu’elle retentisse dans la sensibilité, mais ce n’est pas requis.
C’est lorsque le Christ était sur le point d’entrer dans sa passion, il y était déjà, il le savait. Judas était parti, le drame était enclenché et il le sentait jusque dans sa chair. Un peu après, un peu plus tard, quelques minutes plus tard il allait transpirer du sang tellement c’était fort.
Eh bien, à ce moment-là il disait : « Mes amis, je vous donne ma joie. Non pas celle que le monde peut donner mais la mienne. Et celle-là, personne ne peut vous la ravir ».
Donc, mes frères, c’est cette joie spirituelle qui doit nous habiter dans les services que nous rendons à la communauté, et au-delà de la communauté, que nous rendons à l’Eglise et à toute l’humanité. Ce service-là est le témoignage de l’amour qui nous habite. Et cet amour, comme je le disais, est générateur de joie spirituelle.
Et comme Saint Benoît le dit aussi, l’Abbé doit veiller à l’équilibre des emplois. Il ne faut pas surcharger inutilement un frère. Tout doit être dosé. Dans une petite communauté, toute petite comme la nôtre, on est obligé de s’acquitter de plusieurs emplois. Mais il faut tout de même veiller à ce que les ensembles d’emplois ne deviennent pas trop lourds.
Le frère doit avoir aussi le temps de respirer, il doit avoir le temps de prier, il doit avoir le temps de scruter la Parole de Dieu, de l’écouter, de l’assimiler. Il faut qu’il mène une vie monastique normale. Et je pense, mes frères, que c’est le cas pour nous ici. Personne n’est surchargé, personne n’est écrasé même si chacun doit faire plusieurs choses.
Alors mes frères, voilà, notre service de la communauté doit finalement nous soulever. Ce doit être un stimulant chaque jour. Et grâce à lui, nous nous laissons emporter comme de petits enfants là où secrètement nous désirons aller, c’est à dire là au plus intime du cœur de notre Dieu.
au plus intime du cœur de notre Dieu.
Mes frères,
Nous pouvons faire confiance à notre Père Saint Benoît, il est l’auteur de la Règle mais il n’en revendique pas sa propriété. Il sait qu’elle lui a été inspirée par un Esprit qui vient des profondeurs de Dieu, un Esprit qui a travaillé une longue Tradition et qui l’a conduite jusqu’à un stade où il était possible de ramasser l’enseignement de tous les Pères pour les mettre à la disposition des hommes faibles que nous sommes.
Saint Benoît n’exige pas une application rigoureuse de sa Règle. Il en module l’application avec une sage discrétion et une infinie bonté. En voici un exemple :
Il a prescrit que rien ne devait être préféré à l’œuvre de Dieu. Dès qu’on a entendu le signal, il faut abandonner ce qu’on avait en main et se hâter vers l’église avec gravité, sans dissipation, et ouvrir son cœur à la louange de Dieu, à l’écoute de la Parole, à l’imploration, à la repentance.
Donc, la priorité absolue est donnée à l’Opus Dei. Et cependant, Saint Benoît prévoit que avant tout et par-dessus tout, il faut prendre soin des malades, des infirmes. Tout doit céder aux soins des malades, même l’Office Divin. Il y a donc une exigence qui est supérieure à la louange de Dieu : c’est l’accompagnement des malades.
Et ici, nous voyons un peu qui est Dieu car Saint Benoît, dans ce qu’il nous dit, nous livre le fruit de sa contemplation. Il connaît Dieu par l’intérieur de Dieu lui-même et il nous révèle un mystère, un secret. Dieu ne revendique pas son rang de Dieu. Nous savons qu’il a voulu devenir homme et descendre au plus bas de ce qu’est l’homme jusqu’à en mourir et mourir sur une croix. Dieu est tellement amour qu’il cède sa place à l’homme.
Oui, il attend qu’il soit rencontré, qu’il soit écouté, qu’il soit loué, qu’il soit remercié, qu’il occupe la première place dans notre vie. Et pourtant dans certaines circonstances, il s’efface et il cède sa place à l’homme. Il la cède aux malades, il la cède aux infirmes. Il l’a dit lui-même : « J’étais malade et vous avez pris soin de moi ». Car c’est ça le merveilleux chez Dieu, c’est que en s’effaçant devant l’homme, il nous permet de le rencontrer charnellement, corporellement, matériellement.
Il n’y a pas d’erreur possible à ce moment-là, il n’y a pas d’illusion possible. C’est Dieu dans sa faiblesse, Dieu dans son impuissance, Dieu dans l’infini de son amour. Et du même coup, nous mesurons la grandeur de l’homme, sa noblesse, sa valeur. Dieu s’efface devant lui.
Mes frères, je pense que nous devons toujours avoir cela chevillé au plus profond de notre cœur : c’est que l’homme n’est pas fait pour la Règle, mais que la Règle est faite pour l’homme. La Règle ne doit pas dénaturer la nature de l’homme. Elle doit la purifier de manière à ce que l’homme devenu meilleur, devenu davantage fils de Dieu, puisse vivre en harmonie avec ce que Dieu est, c’est à dire en harmonie avec l’amour.
Il faut que nous-mêmes, permettant à Dieu de vivre en nous son mystère, nous cédions aussi la place aux autres, que nous ne nous mettions pas en avant, mais que devant l’autre nous nous effacions. Nous sommes à son service.
Mes frères, il y a là une conformité mystique extrêmement belle avec la nature même de Dieu. Et je le rappelle, il nous le dit à travers les soins que nous devons accorder aux malades. La compassion doit se donner libre cours dans notre cœur car Dieu est d’abord compatissant. Ce n’est pas un despote impitoyable qui fait mourir les gens ?
Non, il a pris sur lui toutes nos misères. Il les a englouties en lui et il compatit à tout ce que nous sommes, à toutes nos faiblesses. Eh bien nous-mêmes, nous devons aussi compatir aux misères et aux faiblesses des autres.
Je sais que bien souvent les écarts commis par les autres peuvent être énervants, crispants. C’est la rançon que nous devons payer à la faiblesse de notre chair, que nous devons payer à notre égoïsme, à la peur qui nous habite. Mais nous ne devons pas céder à ces réflexes.
Nous devons, au plus profond de nous-mêmes, remercier Dieu d’avoir mis ce frère sur notre route avec tel défaut. Ainsi nous finirons par aimer le défaut du frère, non pas parce que c’est un défaut, mais parce que à travers ce défaut Dieu nous lance un appel, un appel à la compassion, un appel à la communion.
Nous devons ainsi vivre avec notre cœur, non pas avec notre cerveau mais avec notre cœur pour que notre raison soit guidée par un bon sens supérieur et maintenue toujours dans la bonne direction. Le cœur a des raisons que la raison ne connaît pas. La raison raisonnante doit céder devant lui et se laisser guider par lui et, elle est certaine alors de ne pas se tromper.
Mais il est nécessaire que notre cœur soit habité vraiment par l’amour, que notre cœur soit devenu le sanctuaire de la divinité. A ce moment-là, nous sommes certains de posséder la véritable sagesse et de ne jamais nous tromper.
Il est certain que l’Opus Dei, qui doit toujours avoir la primauté sauf lorsque le soin des malades l’exige, que l’Opus Dei et tout le reste à l’intérieur de notre vie doivent nous acheminer à la perfection de la charité. Et celle-ci pourra se déployer largement au chevet des malades. Elle pourra prendre son envol dans le ciel de la liberté. Car, ne plus être soumis aux contraintes de l’égocentrisme, c’est être libre.
On peut parfois, et bien souvent lorsque on est possédé par l’amour, s’effacer devant les autres comme le fait Dieu, être entièrement à leur service jusqu’à même être ignoré d’eux, ne pas recevoir de merci. Cela ne change rien, le cœur possède la liberté parce qu’il est devenu amour.
Mais voilà, mes frères, c’est à ces hauteurs que Dieu veut nous conduire ; c’est là que Saint Benoît entend nous diriger. Alors, faisons-lui confiance, il est vraiment un Père auquel nous ne pouvons rien refuser. Comme il le dit, il a écrit une Règle pour des débutants, donc pour des hommes fragiles qui s’engagent sur un chemin qui doit conduire à la sainteté.
Eh bien, faisons-lui confiance ! Il est certain que si nous ne dévions pas, ou si nous avons dévié que nous nous remettons sur la bonne route, il est certain que nous arriverons au but parce que celui qui est le plus ardent dans ce désir, c’est Dieu lui-même.
Attention ! N’ayons pas peur de bousculer les représentations que nous pouvons avoir de Dieu, les idoles que nous pouvons avoir construites et, voyons Dieu tel qu’il est. Il est amour et il n’est rien d’autre qu’Amour.
Mes frères,
Nous avons vu que pour Saint Benoît nous devions vivre d’abord avec notre cœur, non pas tant avec notre raison, car notre cœur est le temple de l’Esprit. C’est dans notre cœur que Dieu réside et c’est notre cœur qu’il s’évertue à purifier. Lorsque notre cœur est pur, absolument tout change pour nous autour de nous. Nous voyons les autres, nous voyons les événements avec les propres yeux de Dieu et, nous pouvons alors être à l’exemple de Dieu des hommes compatissants.
Mais vivre avec son cœur, à partir de son cœur sous le souffle de l’Esprit Saint fait instinctivement peur. Pourquoi ? Mais parce que on perd le contrôle de la situation. Ce contrôle est donné à un autre dont les normes de conduite ne sont pas les nôtres. C’est la Sagesse de Dieu qui devient le guide de notre vie et cette Sagesse, nous le savons, bouscule la sagesse trop raisonnable à laquelle nous nous attachons si facilement.
Vivre à partir de son cœur, ce n’est pas du sentimentalisme, mais c’est de la foi. C’est vivre à l’intérieur de la foi. Or nous savons que la foi n’est pas l’attachement à quelques dogmes particuliers mais une participation à la connaissance que Dieu a de lui-même, une participation au plan que Dieu a sur le monde et sur chacun d’entre nous.
C’est extrêmement déroutant et, je le répète, il arrive que ça fasse peur parce que on ne sait pas où on est entraîné. Certes, c’est une foi intelligente, active, éveillée ; mais malgré tout la raison raisonnante, il lui arrive parfois de sombrer. Elle ne comprend plus. C’est à la fois extrêmement beau et réconfortant et, comme je le disais, c’est bien souvent inquiétant.
Cette inquiétude va durer jusqu’au jour où la raison, la partie raisonnable de notre être, aura été mise par l’Esprit Saint en harmonie, en accord avec notre cœur, donc avec la foi qui dirige dorénavant notre existence. Cela peut prendre un très long temps, cela peut prendre des années, mais le jeu en vaut la chandelle !
C’est pour nous permettre de vivre cette expérience que Dieu nous a appelés au monastère. Et s’il nous a appelés, c’est qu’il nous a jugés capable de supporter l’épreuve du passage d’une sagesse charnelle à une sagesse divine. Il faut passer par une certaine mort à soi en ce sens que on préfère naturellement les sécurités de l’égoïsme, du connu, de la sagesse humaine et qu’il faut y renoncer. Il faut apprendre à lâcher prise. Et c’est là que l’obéissance nous vient en aide.
Dans l’obéissance, nous sommes obligés de lâcher prise, de marcher au jugement d’un autre, qui à l’origine est le Christ et, qui se manifeste à travers un homme, l’Abbé ou un chef d’emploi. Et à chaque fois, nous devons lâcher prise. Cela devient un exercice qui nous assouplit, qui assouplit notre volonté et, finalement, nous devenons de plus en plus libre à l’endroit de cette sagesse purement humaine.
Ainsi, nous acquérons des réflexes qui sont d’ordre surnaturel, qui ressortissent de la foi, qui ressortissent de notre cœur. Et ainsi, petit à petit, nous devenons différents de ce que nous étions auparavant et, nous goûtons une paix nouvelle, une sécurité nouvelle. Car nous savons que la paix qui est née dans notre cœur, la joie qui y a été infusée, personne ne peut nous la ravir, personne ni rien.
Il faut donc, si nous entrons dans cette sagesse vraiment chrétienne, laisser l’autre passer avant soi. Il faut, je l’ai déjà dit, céder la place à l’autre. Saint Benoît nous dit que nous devons nous honorer mutuellement et nous prévenir d’honneur les uns les autres. C’est cela !
Je rencontre un frère, instinctivement je lui donne la préférence. Je lui manifeste par un regard, par un salut, par un geste, par n’importe quoi je lui manifeste que je l’ai vu, que je l’estime, que je le respecte, que je l’aime, que je découvre en lui un avenir, une vocation, une beauté que lui-même peut-être ne soupçonne pas mais qui est bien réelle.
Saint Benoît, pour en revenir à nos frères malades, parle des maladies physiques qui sont soignées à l’infirmerie ou en communauté. Mais il existe aussi des maladies d’un autre genre, des maladies psychiques et même des maladies qu’on pourrait qualifier de spirituelles. Nous sommes tous indistinctement des handicapés psychologiques et spirituels et, nous nous côtoyons sans cesse avec nos maladies.
Alors, que faire ? Eh bien, nous devons nous accueillir et nous aimer les uns les autres tels que nous sommes. Et pour cela, nous devons nous aimer nous-mêmes tels que nous sommes. Je ne peux tout de même rien y changer ! Eh bien, ça ne fait rien ! Ce n’est pas ça qui va empêcher l’Esprit de faire de moi un saint.
On nous a lu, je pense que c’était une plaquette du Cardinal Danneels au sujet de Sainte Thérèse de Lisieux. Il faisait l’analyse des déficiences psychiques de la petite Thérèse, déficiences dues à sa famille, à son passé, enfin à son moi préfabriqué. Mais cela ne l’a pas empêché d’être la plus grande sainte des temps modernes.
Alors, mes frères, nous devons, mais dans le frère, aimer ses déficiences psychologiques. S’il était parfait, ce serait un monstre parce que ce serait inhumain. Ce qui fait la beauté d’un homme, c’est la dissymétrie qu’il y a en lui : une dissymétrie physique, une dissymétrie psychologique, une dissymétrie spirituelle. Ce que nous avons essayé de projeté dans l’architecture de notre église, eh bien, ça se trouve dans chacun d’entre nous.
Et c’est ce qui fait notre beauté secrète, et c’est ce qui fait que nous sommes attirants en ce sens que si nous étions trop parfaits, nous serions des repoussoirs. On aurait peur de nous parce, voilà, nous serions hors de portée. Il serait impossible d’établir une relation, un contact de confiance parce que nous serions des hommes parfaits.
Je rappelle – la plupart d’entre nous ici ne l’ont pas connu, mais les anciens certainement – c’est ce que les nazis voulaient atteindre : avoir des hommes parfaits. Et ils y employaient les jeunes qui étaient éduqués, dressés, drillés pour être ça, des hommes parfaits. Alors finalement, ça faisait des bourreaux des camps de concentration. Ils étaient tellement parfaits qu’ils n’avaient plus de cœur. Ils étaient devenus des monstres.
Eh bien, mes frères, il ne faut pas que ce soit ainsi. Restons avec nos défauts et aimons-les car ils sont notre trésor. L’Apôtre Paul en avait une collection. Il faudrait une fois, si on avait le talent, psychanalyser l’Apôtre Paul à partir de ses écrits, de ses lettres, de ses discours. Il en avait conscience.
Il suppliait Dieu de le débarrasser de tout ça, mais Jésus lui disait : « Non, ma grâce te suffit. Reste comme tu es, c’est ainsi que je t’aime. Et c’est à travers toutes ces déficiences à toi que je vais pouvoir déployer toute ma beauté. Alors, respectons cela en nous et respectons cela aussi chez les autres !
Alors, mes frères, un amour patient, un amour doux, un amour persévérant est un baume sur le cœur de chacun. Et donner sa vie, exposer sa vie, risquer sa vie dans le respect absolu du frère - qui est un être noble, un être grand parce que il est le sanctuaire de la Sainte Trinité – donner sa vie pour lui, exposer sa vie pour lui, lui donner la première place avant la nôtre dans notre estime, à ce moment-là, cela donne au frère une santé spirituelle nouvelle et, ça amortit les défauts d’ordre psychologique et physique.
Voilà, mes frères, si chacun agissait ainsi dans tous nos monastères, je pense que toutes nos Abbayes seraient de véritables paradis. Alors une question : nous pourrions peut-être essayer ?
Mais je pense pouvoir le dire, et je le dis sincèrement, que chacun de nous fait son possible. Et à l’intérieur du possible auquel nous nous attachons, le Seigneur réalise certainement dans l’invisible des choses grandes et belles.
Mes frères,
Nous venons d’entendre un des chapitres les plus mystérieusement profonds de notre Règle. Il y est question du silence, surtout du silence nocturne, du silence de la nuit, du silence qui naît de l’obscurité, du silence qui enveloppe le sommeil, du silence qui dispose le cœur à recevoir la Parole de Dieu, à contempler la beauté du Créateur, à contempler tout ce que dans son amour il fait chaque jour, à chaque instant pour nous.
Il y est question d’un vide qui déborde d’une présence cachée, car la nuit c’est le vide. Il existe, nous le savons, une nuit qui nous est particulièrement chère quoiqu’elle nous soit bien pénible : c’est la nuit du cœur, c’est la nuit de l’âme, c’est la nuit de l’esprit.
Ce sont les instants, les jours, les mois, les années parfois où Dieu comme un artiste sans pareil creuse en nous des espaces, crée en nous un vide qu’il pourra remplir de sa présence, qu’il remplit d’ailleurs. mais nous ne le sentons pas parce que notre sensibilité n’est pas encore suffisamment pure. Tout cela nous est rappelé durant ce silence de la nuit.
Nous savons aussi que le moine est un homme de silence, un taciturne, un silencieux. Il n’a rien à dire. Le moine n’a rien à dire et c’est pourquoi il se tait. S’il venait à parler, sa parole pourrait être une trahison ou une profanation. Il n’est pas possible de parler correctement de Dieu. Il n’est pas possible d’exprimer avec des mots humains les réalités du monde nouveau ; ou bien alors il faudrait être un inspiré, il faudrait être un prophète. Mais peut-on se targuer d’avoir reçu ce charisme ?
Alors le moine préfère le silence, un silence empli d’une présence indicible, un silence qui est un havre de sécurité et de paix. Le moine aime le silence parce qu’il est un amant de la vérité. Non pas d’une vérité partielle, d’une vérité amputée, d’une vérité tronquée, mais de la vérité toute entière, de cette vérité dans laquelle le Christ par son Esprit l’introduit heure par heure.
Il s’est laissé prendre par la main et il se laisse conduire docilement. C’est là aussi un des très beaux aspects de notre obéissance, cette écoute de Dieu et de sa volonté, cette écoute qui nous saisit par le plus profond de notre personne et qui nous introduit dans la vérité, la vérité toute entière.
Et nous pourrions faire nôtre, mes frères, cette sentence magnifique de Léonard de Vinci. Ecoutez-là ! La vérité n’est jamais là où on la crie, la vérité n’est presque jamais là où on parle.
C’est une assertion propre à donner le vertige. La vérité n’est jamais là où on crie. Saint Benoît le sait lorsqu’il dit que le sot en riant élève la voix, 7,158. Il crie. Clamosa voce, dit Saint Benoît, 52,9, une voix qui clame. Pourquoi ? Parce que le sot désire persuader de sa vérité à lui et il divague à côté de la vérité.
La vérité n’est presque jamais là où l’on parle. Dans les discussions, on réduit la vérité à une chose. Chacun amène son point de vue, ses arguments en faveur de ses positions. On assène des mots pour assommer les autres, pour les amener quasi à leur corps défendant là où soi-même on a établi sa demeure, une petite demeure, une petite cabane dans laquelle le petit ego s’estime être un roi.
Ou bien on bavarde, on tue le temps et, quoique l’on fasse, finalement on blesse la charité. Dans l’abondance des paroles, on n’évite pas le péché, nous rappelle Saint Benoît. Nous nous sommes arrêtés là-dessus voici quelques jours à peine, le 08.07.96.
Dans un cas comme dans un autre, mes frères, que l’on crie ou que l’on parle, on oublie que la vérité n’est pas une chose mais qu’elle est une personne. Et cette personne, celle du Seigneur Jésus, de Dieu avec nous, elle est aussi et l’amour et la vie. Et devant elle on se tait, on l’admire, on la respecte, on l’aime, on se laisse aimer par elle, on se laisse introduire dans son intimité. Et cela se fait avec plus de facilité et plus d’intensité durant les heures nocturnes alors qu’aucune forme extérieure ne vient distraire.
Telles sont, mes frères, les profondeurs du chapitre de ce jour. Laissons-les durant ce dimanche travailler en nous, creuser davantage à l’intérieur de notre cœur afin que la vérité puisse y établir sa demeure, qu’elle puisse occuper toute la place et nous emporter au plus secret de ce qu’elle est. Et cette vérité, je le rappelle, c’est la personne du Seigneur Jésus, de ce Dieu qui a voulu devenir homme pour que nous-mêmes nous puissions devenir Dieu.
Et devant cet enjeu, mes frères, la parole paraît tellement petite et le cri absolument dérisoire !
Mes frères,
Nous savons que notre Père Saint Benoît est un orfèvre, un ciseleur. Il sait frapper des sentences qu’on ne peut plus oublier une fois qu’on les a entendues. Sa Règle en est émaillée sur tout son parcourt. Et aujourd’hui, nous venons d’entendre une des plus célèbres d’entre elles : Nihil operi Dei praeponature ? 43,8, que rien ne soit préféré à l’œuvre de Dieu.
Mais Saint Benoît est aussi un homme équilibré. Il a un jugement excellent. Ce n’est pas un opiniâtre, ce n’est pas un homme qui a peur, au contraire, c’est un audacieux. Et lorsque il formule une Règle, il sait très bien que cette Règle ne peut pas être, ne peut jamais être un absolu devant lequel chacun doit se plier sans discussion et sans condition.
Il n’existe à l’intérieur de la vie monastique - comme de la vie chrétienne et même de la vie humaine - qu’un seul et unique absolu, c’est celui de la charité. La charité doit toujours être première, elle ne doit céder le pas à absolument personne. Pourquoi ? Parce que la charité, c’est la personne même de la Sainte Trinité et, c’est elle qui est la source de toute vie, et vers elle que reflue toute vie quelle qu’elle soit.
Nous avons vu dimanche, je pense, que il y a déjà une obligation de charité qui l’emporte sur l’obligation de l’Office : c’est le soin des malades et des infirmes avant tout et par-dessus tout, dit Saint Benoît. Donc, par-dessus même l’Office divin, il y a le soin des malades parce que là, nous sommes vraiment dans le grand courant de charité qui doit emporter chacun des frères plus près de Dieu et qui doit le souder en un seul Corps.
Donc ici, Saint Benoît, s’il formule une Règle qui a exercé l’influence la plus décisive qui soit sur l’organisation de la vie bénédictine et sur la spiritualité monastique postérieure à Saint Benoît, même s’il formule cette sentence, il n’en fait pas un absolu. Il ne faut pas la sortir de son contexte.
Or le contexte, ici, est que chacun des frères est tenu de prendre part à l’Office divin. S’il est occupé à un travail quelconque, il faut, dit-il, quitter tout ce qu’on a dans les mains et se hâter d’accourir, 43,5. Donc, il faut se hâter vers l’Office dès que le signal a été entendu.
Si on fait la sourde oreille, si on néglige de se rendre à l’Office, si on fait passer sa volonté propre avant la volonté de Dieu, si on s’imagine rendre un service à la communauté en terminant le travail qu’on est En train de faire, à ce moment-là, on est dans l’erreur. Non seulement on est dans l’erreur, mais on cause un préjudice au corps entier du monastère et aussi, on se blesse soi-même.
Il faut donc prendre les mesures pour que le frère qui a succombé à cette tentation, qui est peut-être tombé dans ce travers car ce n’est pas la première fois que ça arrive, il faut donc prendre des mesures pour l’aider à se corriger, pour l’aider à se guérir. Alors Saint Benoît édicte des normes précises pour ce genre de délinquant. Employons ce mot-là !
Il faut donc situer l’obligation de l’Office à l’intérieur de ce contexte. Il ne faut pas extraire la sentence de Saint Benoît et puis l’ériger en absolu au-dessus de tout. Il faut la comprendre à partir de tout l’environnement qui la met en évidence.
Dans un monastère, il y a un temps pour chaque activité. Les fonctions vitales d’un organisme vivant s’accomplissent dans un ordre imposé par la nature. Il y a le jour, il y a la nuit, il y a la nourriture, il y a le sommeil, il y a le travail, il y a le repos. Ces lois sont inscrites dans les cellules de notre chair, aussi dans les cellules de notre esprit. Et nous les adoptons, nous les suivons instinctivement sans aucune difficulté, sans poser de questions trop précises. Nous nous laissons vivre.
Dans le monde de la surnature, dans le monde de Dieu, dans le monde du monastère là où Dieu est le Roi et où Dieu est le Père, eh bien là aussi, il y a des fonctions vitales qui s’accomplissent dans un certain ordre. Il y a l’obéissance, il y a le silence, il y a la prière, il y a la Lectio Divina.
Et toutes ces activités font partie de notre être monastique et lui permettent de se maintenir, de se développer, de grandir, de s’épanouir, d’atteindre une taille adulte qui lui permette d’être tout à fait libre.
C’est là ce qu’on pourrait appeler le protocole de la Maison de Dieu. Il nous a été livré par toute une Tradition qui a vraiment mis au point cette façon de vivre. Et ce donné traditionnel, nous le faisons nôtre ; et l’ayant fait nôtre, nous nous laissons porter par lui et nous lui permettons de porter en nous tous les fruits qui sont les siens. Et encore une fois, ce sont des fruits qui viennent de très, très, très loin, qui viennent de l’expérience d’hommes qui furent des saints. Et encore plus haut qu’eux qui viennent du Christ lui-même.
Les premiers moines désiraient mener une vie évangélique parfaite, la sequela Christi. Il n’était plus possible de suivre le Christ charnellement puisque le Christ était ressuscité des morts et entré dans son univers. Mais on pouvait le suivre mystiquement, rendre sa vie de plus en plus conforme à la sienne. Et ce donné traditionnel s’est élaboré petit à petit, il est devenu nôtre.
Et c’est le devoir alors de l’Abbé de veiller à ce que cette Tradition ne soit pas écorchée par l’un ou l’autre frère. Et c’est la raison pour laquelle il édicte encore une fois des lois qui sont peut-être désuètes aujourd’hui mais que nous devons faire nôtre intérieurement, à l’intérieur de notre cœur, de manière à ce que la vie monastique comme telle, et toutes ces traditions, ne soient pas perturbées.
Et ainsi, que chacun soit libre de pouvoir, à l’intérieur de cette Tradition, devenir vraiment ce qu’il est, ce qu’il doit être au regard de Dieu. Car chacun a sa vocation spécifique, chacun a son nom. Et il faut que à l’intérieur de ce grand donné traditionnel, Dieu puisse travailler le cœur de chacun de manière à en faire une facette de ce qu’il est.
Frères et sœurs,
Le Seigneur Jésus vient de proclamer une béatitude qu’il avait réservé pour ce jour-ci : « Heureux ceux qui entendent la parole de Dieu et qui la garde ! » Oui, molle fois heureux les hommes, les femmes qui ont l’oreille assez fine pour entendre cette Parole de Dieu.
Elle n’est pas au ciel, si bien qu’il nous faudrait y monter pour la faire descendre jusqu’à nous ? Il ne faut pas franchir les océans pour se la procurer ? Non, elle est dans notre bouche, elle est sur nos lèvres et elle est dans notre cœur.
La Parole de Dieu est une musique infiniment douce, tendre, harmonieuse, belle et elle résonne à l’intérieur de notre cœur. Ouvrons nos oreilles, les deux oreilles, pour en percevoir la beauté !
Et cette Parole, cette musique, elle n’est pas contraignante, elle ne s’impose pas. Elle s’offre. Nous pouvons l’accepter, la prendre, la faire nôtre ; ou bien, nous pouvons la repousser. Mais heureux ceux qui l’entendent et qui la gardent car elle se saisit de nous. Elle pénètre jusqu’aux fibres de notre corps et elle nous élève. Elle nous élève, elle nous transfigure, elle nous rend beaux comme elle est belle.
Telle fut la vie de Marie ! Cette Parole, cette musique, elle l’entendait sans arrêt. Il n’était même pas nécessaire qu’elle y prête attention. Non, elle résonnait sans fin à l’oreille de son cœur. Elle en était ravie, elle en était nourrie. C’est d’elle qu’elle vivait, c’est pour elle qu’elle existait.
Elle a fait corps avec elle et, jamais Marie n’a revendiqué pour elle-même la moindre chose. La Parole, cette musique, était sa raison de vivre. Elle était portée par elle, elle respirait en elle. Cette coïncidence entre le plus intime de son être et cette parole musicale lui suffisait. Elle était comblée.
Elle était déjà passée de la terre au ciel car il n’est pas possible de disjoindre Dieu de sa Parole. Elle avait le sentiment que le monde lui appartenait. Sans pouvoir l’exprimer, elle se savait créatrice de l’univers.
Il ne pouvait en être autrement puisque la Parole de Dieu, cette musique extraordinaire, ne faisait plus qu’un avec elle. Elle était l’instrument privilégié dont Dieu se servait pour poursuivre l’œuvre de sa création, l’œuvre de sa métamorphose en ce que lui est. C’était là la mission de Marie ! Dans son cœur et dans son corps virginal, elle sentait une fécondité sans mesure et sans fin.
La mort ? Elle n’y pensait pas, c’était pour elle du passé. Elle avait franchit le seuil de la vie. La Parole de Dieu s’incarnait en elle, c’est allé jusque là. Elle est devenue chair de sa chair et la mort était engloutie. Il ne restait plus rien que la vie et la vie impérissable.
Frères et sœurs, l’Assomption de Marie a commencé le jour de sa naissance et même avant. Elle ne s’est pas produite en un instant. Non, elle a été une croissance lente, irrésistible, une croissance qui a vaincu tous les obstacles. Elle a été comme une naissance, une véritable naissance, une naissance qui a été un détachement progressif et finalement un envol.
Personne n’a jamais rien remarqué, personne de ce monde. C’était une réalité invisible aux yeux avides des curieux, aux yeux des hommes charnels. Il y avait un seul témoin : Dieu qui admirait, qui se réjouissait, qui devenait de plus en plus tout en elle. Et finalement, Marie elle-même était devenue pure musique et, c’est peut-être là le sommet de sa beauté.
Frères et sœurs, l’Assomption de Marie, pourquoi ne serait-elle pas aussi la nôtre ? C’est jusque là qu’elle est notre mère. Croyons-le ! Croyons-le de tout notre être ! Notre assomption en Dieu a déjà commencé maintenant. Elle a commencé avec l’apparition de Marie sur la terre. Cette parole est une parole de vie. Gardons-là précieusement en nous ! Elle vient de Dieu, elle est notre avenir et elle est notre bonheur.
Oui, frères et sœurs, Heureux ceux qui entendent la parole de Dieu et qui la gardent !
Mes frères,
Je vous souhaite d’abord à tous une bonne fête de l’Assomption. Il faut que ce mystère prenne possession de notre vie. Et comme je le faisais remarquer hier soir, nous sommes déjà nous-mêmes pour l’instant en état d’assomption. Nous sommes saisis par le Christ et son Esprit nous rend légers et nous introduit déjà insensiblement à l’intérieur du Royaume de Dieu, ce Royaume n'étant rien d'autre que le plus intime de la Sainte Trinité.
Mais nous savons que si nous nous laissons emporter par cet Esprit Saint, nous découvrirons que les lois de ce Royaume ne sont pas les nôtres. Elles vont à l’encontre de la sagesse de ce monde. Elles sont surprenantes, paradoxales, inquiétantes même.
Elles peuvent nous rebuter et parfois, pour ne pas dire souvent, nous préférons les ignorer. J’en rappelle quelques unes parce que elles furent la norme de vie de la Vierge Marie. « Pour monter, il faut descendre » « Pour s’enrichir, il faut se dépouiller » « Pour vivre en vérité, il faut mourir ».
Et ces lois sont le fondement de la vie chrétienne authentique et, davantage encore de toute vie monastique digne de ce nom. Elles furent, je le répète, la ligne de conduite de la Vierge Marie. Mais nous n’allons pas nous arrêter là-dessus aujourd’hui.
Contemplons plutôt le mystère de l’Assomption et demandons-nous si l’Assomption a un caractère universel, c’est à dire si elle s’adresse à tous les hommes sans exception ? Et il faut répondre par l’affirmative.
Tous les hommes ont été créés afin d’avoir part un jour à la vie divine. Dieu n’a pas créé des pantins. Il a créé des partenaires et il veut les introduire au plus secret de sa vie sans les contraindre, sans les forcer. Ce cadeau merveilleux, il leur offre. Et ils ne comprennent peut-être pas.
Cela n’a pas d’importance dans le fond car nous formons tous un seul Corps. Il faut que quelques-uns comprennent, que quelques-uns soient ouverts, que quelques-uns ne capitulent pas devant la peur et que à la suite de Marie, ils se laissent refaçonner. Cela suffit puisque nous formons un seul Corps, la santé d’un seul rejaillit sur l’ensemble du Corps.
Dieu est amour et il veut faire de chaque être humain une étincelle d’amour, une étincelle de sa beauté. Il s’agit donc de naître à l’univers de Dieu, de naître à Dieu lui-même, de naître à l’amour, de devenir des hommes qui ne peuvent plus rien faire d’autre qu’aimer, des hommes qui savent pardonner, qui savent comprendre, des hommes qui savent rester à leur place, des hommes qui sont à leur aise avec leurs frères les hommes quelques soient ceux-ci.
Et Dieu, pour réaliser ce projet merveilleux, a voulu naître d’une femme pour que, et c’est là le chemin obligé, pour que par cette même femme nous naissions, nous, à sa vie à lui. Il n’existe pas d’autre chemin que celui-là. C’est dans ce sens que l’on dit que Marie est médiatrice de toutes les grâces. C’est là un langage théologique ! Mais disons plutôt d’un langage existentiel que nous naissons de Marie parce que nous sommes les membres du Christ. Notre chair en voie d’assomption et de résurrection, elle est tirée de la chair même de Marie.
Nous sommes donc incorporés à la Vierge Marie et c’est elle qui, de sa substance divinisée, façonne notre être spirituel nouveau d’enfant de Dieu. Mais vous allez me dire : Est-ce qu’elle le sait ? Est-ce qu’elle nous connaît, chacun d’entre nous ? Il y a tant d’hommes sur la terre depuis le commencement du monde, et il y en aura encore autant ! Il n’est pas possible de les compter jusqu’à la fin du monde.
Mais non, ne mettons pas Marie à notre niveau. Marie aujourd’hui possède la science et la connaissance même de Dieu. Elle nous connaît chacun par notre nom et elle nous aime comme si nous étions son enfant unique.
Nous naissons donc de Marie. Nous naissons à l’intérieur de Marie, en elle sous l’action de l’Esprit Saint. Et ainsi nous avons part à sa vie, nous avons part à tout son mystère et nous sommes portés. Par son Assomption nous sommes enlevés en elle. Nous sommes pour l’instant en état d’assomption.
Si on dit que le moine doit être attentif, c’est en bonne part pour cela : savoir que il est en train d’être en Marie enlevé dans l’univers de Dieu, c’est à dire en Dieu lui-même.
L’Assomption de Marie, elle est donc l’apparition d’un des aspects les plus beaux de notre destinée à nous. Elle est indissociable de notre vie quotidienne et elle est à l’œuvre dans chaque détail de notre existence.
De même que lorsqu’un petit enfant vient au monde, il n’est pas possible de l’empêcher de se développer et de grandir, de devenir de plus en plus grand, de devenir adulte ; de même pour nous, il nous est impossible d’empêcher notre naissance en Marie.
Nous pouvons faire tout ce que nous voulons, nous pouvons renier tout, ça n’y change rien ! C’est ça une des merveilles de l’amour ! Et ça ne se fait pas contre notre volonté car à l’intérieur même de notre volonté, au plus secret, à l’endroit inaccessible de notre conscience, nous disons oui.
Alors, mes frères, comme je le rappelais voici un instant, la vigilance du moine, elle doit avoir pour objet cette réalité très belle. Et la fête d’aujourd’hui nous le rappelle avec puissance et douceur.
Alors, mon souhait pour chacun d’entre nous et pour moi aussi, c’est d’obtenir de Dieu cette grâce de la vigilance, celle qui n’est autre que la grâce d’une vraie contemplation. Et que nous puissions avoir conscience dans toute la mesure du possible que nous sommes en train de naître dans le sein de Marie. Et que naissant d’elle, nous sommes déjà là où elle est dans son Assomption achevée, c’est à dire au cœur de la Trinité.
Frères et sœurs,
L’Assomption de la bienheureuse Mère de Dieu dégage devant les yeux de notre foi des horizons merveilleux, des espaces de lumière, de beauté, de douceur, de compassion, de paix, d’amour, de vie.
C’est la raison pour laquelle toutes les églises de l’Ordre Cistercien, donc également celle à l’intérieur de laquelle nous nous trouvons, sont consacrées dans l’humilité et la richesse du mystère de l’Assomption.
Et quand on dit mystère, nous le savons, il ne s’agit pas d’une chose incompréhensible mais d’une réalité dont on n’a jamais fini d’explorer la profondeur et la beauté.
Aujourd’hui, nous sommes invités à renouveler notre regard, à l’ouvrir à une lumière capable de transformer notre vie. Marie dans son Assomption nous dit qui nous sommes et où nous sommes. Elle nous invite à percer l’apparente opacité de l’univers matériel pour découvrir en lui la réalité première et dernière, pour entendre la réponse aux questions qui hantent notre subconscient : d’où venons-nous ? Où allons-nous ? Et la mort ? Et après ?
Regardons Marie ! Laissons-nous envahir par la douceur de sa présence. Dès son apparition sur la terre, elle respirait déjà dans l’univers de Dieu. Mais comment pouvait-elle le savoir ? Elle était en tout semblable aux autres femmes de son petit village. Elle était sans doute la plus effacée, la plus humble, mais il y avait chez elle un plus qui la rendait différente. Elle était innocente, pure, candide.
On pouvait se moquer de sa naïveté, elle ne comprenait pas et elle souffrait en silence. Cette conscience de vivre ailleurs n’a fait que grandir en elle. Elle a éclaté de tous ses feux à l’instant où du plus profond, du plus secret de son être a jailli le magnificat. Ce fut une explosion comme un volcan qui brusquement s’est libéré et qui a dispersé pour l’univers entier le secret de Marie.
Et ce secret, je le répète, c’est qu’elle vivait ailleurs. Elle vivait déjà dans l’univers de Dieu. Et cet univers de Dieu, elle le voyait à travers chaque chose qui tombait sous son regard. C’est cela, frères et sœurs, la réalité première et dernière, l’univers de Dieu présent dans la matière, la travaillant, la métamorphosant, la conduisant à sa plénitude, à sa réussite, la conduisant vers l’heure où Dieu sera tout en toute chose comme il était tout en Marie.
Et cette conscience de vivre dans cet univers s’est épanouie en Marie jusqu’à embraser le cosmos entier le jour oµ les derniers voiles se sont déchirés pour elle, où elle s’est retrouvée dans le cœur même de la Sainte Trinité. C’est cela le mystère de son Assomption !
Et nous qui sommes les frères de Jésus le Christ, nous qui sommes les membres, les cellules de son corps, nous qui naissons chacun pour notre part avec le Christ de la chair de Marie, nous partageons en tout le plus remarquable, le plus réconfortant de la vie de notre Mère.
Nous aussi, comme elle, nous sommes citoyens des cieux ; là en Dieu se trouve notre présence et notre avenir. Le mal nous est étranger tout comme à Marie. Mais s’il exerce sur nous quelque pouvoir – et nous savons, hélas, que c’est beaucoup trop souvent qu’il exerce sur nous quelque pouvoir – c’est parce que nous-mêmes nous nous sommes rendus étrangers à notre véritable nature d’enfant de Dieu.
A nous donc de reprendre et de réintégrer notre vérité. C’est un mouvement de conversion que nous devons opérer chaque jour. C’est en lui que nous avons ouvert cette Eucharistie. Et le moine fait le jour de sa profession, il promet solennellement de travailler à tout instant à la conversion de sa vie. Il promet de faire tout son possible pour s’ouvrir à la réalité qui lui est promise, la réalité déjà présente de l’univers de Dieu à l’intérieur duquel il est invité à entrer avec tous ses frères les hommes.
Frères et sœurs, le chrétien doit donc être un homme attentif, prudent, vigilant. Il doit sans cesse se souvenir de sa véritable identité. Sa patrie, sa vraie patrie, ce n’est pas ce monde-ci soumis à l’entropie et puis à l’extinction. Oui, c’est la même matière, mais une matière habitée, une matière travaillée de l’intérieur, une matière qui est comme le tabernacle, comme l’ostensoir du Dieu qui l’a créée et qui la conduit à son achèvement, à sa métamorphose.
Oui, notre patrie est le lieu où nous sommes entrés en même temps que Marie dont nous sommes chair de la chair. O, ce ne sont pas là des vues utopiques. C’est la réalité ! Et si nous pouvons nous en imprégner, notre vie prendra une dimension nouvelle ; nous verrons toutes choses comme Marie les voyait. Nous les verrons pour ce qu’elles sont, pour des révélations de ce que Dieu est.
Ecoutez cette petite histoire ! Vous la connaissez peut-être ? Antoine, le Père des moines, était dans son désert. Et là, il n’y avait rien que des collines, que du sable et quelques palmiers, quelques petites maisons qu’ils avaient édifiées et un puits.
Et un philosophe, un philosophe grec venu d’Alexandrie, la reine des cités à l’époque, s’avance vers lui et lui demande : « Mais enfin, mon Père, comment peux-tu tenir dans ce désert sans le secours des livres ? »
Et Antoine de lui répondre : « O, philosophe, le livre, eh bien il est là devant mes yeux, ouvert, et je peux le lire chaque fois que j’en ai envie. Et chaque fois, c’est toujours ! Telle est la vérité ! Vous voyez qu’elle n’est pas d’aujourd’hui, elle est de toujours.
Frères et sœurs, avoir de plus en plus conscience de cette réalité et en vivre, c’est avoir vaincu et dépassé la mort. L’Apôtre vient de nous le dire : le dernier ennemi que le Christ a anéanti, c’est la mort. Lorsque nous vivons dans le Christ, lorsque nous nous laissons enfanter par Marie, à ce moment-là nous tenons la mort sous nos pieds.
Telle est la parole que nous adresse en ce jour Marie notre Mère. Puisse-t-elle éveiller en notre cœur de larges échos qui nous emplirons de consolations, qui seront un encouragement pour continuer notre route et qui seront un phare, non seulement pour nous mais pour tous ceux que nous rencontrerons. Ne l’oublions pas !
Une petite phrase que j’ai rencontrée aujourd’hui encore, vous la connaissez sans doute, elle est de Dostoïevski : ‘est la beauté qui sauvera le monde ! Eh bien, laissons-nous imprégner par cette beauté et nous serons des sauveurs.
Amen.
Mes frères,
Notre retraite annuelle aura été un bel exercice de Lectio Divina. Nous avons exploré l’Ecriture, nous l’avons scrutée pour essayer d’y découvrir le visage de Dieu et notre propre visage.
Les personnages bibliques ne sont pas des étrangers por nous. Ils sont nos ancêtres, ils sont nos parents. Remémorer leur histoire, c’est découvrir nos racines. Nous sommes greffés sur le Christ, nous participons à sa vie, nous participons aussi à sa généalogie. Greffés sur le Christ, nous sommes devenus de sa race et de la race de ses ancêtres. Leurs espoirs, leurs erreurs, leurs péchés, leurs réalisations sont nôtres. Notre moi profond, notre moi éternel remonte jusqu’à eux. Il y a en nous du Jacob et de la Ruth.
En scrutant l’Ecriture, en vibrant à la parole qui nous est adressée, nous voyons aussi qui est Dieu. Nous n’acquérons pas de lui une connaissance notionnelle car ça, nous pouvons le trouver dans les ouvrages de théologie. Mais il s’établit entre lui et nous un contact existentiel, une communion vivante. Nous avons de lui une connaissance empirique, la plus précieuse pour aujourd’hui encore dans notre praxis concrète.
Nous avons remarqué que l’agir de Dieu n’entrait pas dans nos critères étroits, étriqués, peureux, rigides. Dieu est amour. Il est donc réaliste et il prend les hommes tels qu’ils sont, tels qu’il les trouve. Et pour lui, ne l’oublions jamais car c’est fondamental, le principe de réalité est premier, primordial.
Dieu ne vit pas dans l’illusion. Il voit les choses telles qu’elles sont, il voit les hommes tels qu’ils sont. Et ce qui est paradoxal, mais ça se comprend quand on sait que Dieu est amour, il s’adapte à eux. Ce n’est pas aux hommes à s’adapter à Dieu, c’est à Dieu à s’adapter aux hommes. C’est cela le principe de réalité qui guide tout l’agir de Dieu.
Quand je dis que les hommes ne doivent pas s’adapter à Dieu, ça ne veut pas dire qu’ils doivent entrer en révolte contre lui. Je ne veux pas dire qu’ils ne doivent pas lui obéir. Mais la nature de Dieu est d’un autre ordre que la nôtre et il nous est impossible, nous, de nous adapter à la nature de Dieu. Tandis que Dieu, lui, peut très bien s’adapter à la nôtre. C’est ce qu’il a fait d’ailleurs en devenant homme. Et en devenant homme, Dieu a fait sien ce principe de réalité à notre endroit.
Nous avons vu qu’il avait fait de Jacob un patriarche, donc une origine. Il en a fait finalement un saint et cela, à partir d’un limon brut qui était loin d’être pur. Jacob, je le rappelle, était un malin, il était un filou ; il était un maquignon, il était un rusé. Dieu l’a pris tel qu’il était. Et Dieu est entré à l’intérieur du péché de Jacob pour à partir de là construire un avenir qui nous concerne encore aujourd’hui.
Pour Dieu donc, le principe de moralité arrive en seconde place : donc en premier le principe de réalité, en second le principe de moralité. Dieu prend le péché tel qu’il le trouve, il ne le canonise pas mais il l’utilise.
Est-ce que nous réagissons comme ça ? C’est très, très difficile ! Pour réagir ainsi, il faut vraiment qu’à l’intérieur de notre cœur la vie divine ait pris le dessus et que nous jugions comme Dieu juge. Saint Benoît dit : oderit vitia diligat fratres, 64,27. Qu’il prenne en aversion les vices, mais qu’il aime les frères.
Dieu voit sous le péché l’homme avec ses ressources sans nombre. C’est ce que Saint Benoît fait : aimer les frères mais ne pas accepter les vices ; et pourtant prendre le frère avec ses vices mais, en dessous des vices, aimer le frère. Dieu aime l’homme et il imprime son image sur l’homme en dessous du péché. C’est ce que Dieu a réalisé en Jacob !
Il aurait fallu aller jusqu’au bout de son histoire, suivre Jacob qui perd son fils. Puis Jacob qui devient vieux et qui finalement le retrouve, tout cela à partir – encore une fois – de cette base originelle qui n’était pas si belle que cela.
Alors, mes frères, nous pouvons peut-être de notre retraite retenir ceci : apprendre à voir l’homme tel que Dieu le voit. Voir l’homme dans sa grandeur, dans sa noblesse, dans son avenir et ne pas faire le satan. C’est à dire celui qui est à l’affût pour chercher la petite bête, pour mettre son doigt sur les défauts, pour mettre en évidence les erreurs.
Non, ne soyons pas le satan même à l’intérieur de notre cœur et encore beaucoup moins alors en allant le répéter à d’autres. Mais non, soyons comme Dieu, voyons chacun des frères dans sa noblesse et dans son avenir. Il faut faire confiance à Dieu dans notre vie et dans celle des autres et ainsi, finalement être comme Dieu et répandre sur tous le sourire de sa bonté.
Mes frères,
Nous avons chanté les Vêpres d’une solennité exceptionnelle, celle de notre Père Saint Bernard. Nous sommes des adultes, peut-être pas encore des adultes en Christ ? Mais nous avons atteint l’âge de raison et nous savons qu’il serait vain, et dangereux même , de prendre Saint Bernard pour un modèle à imiter en tout. Il a été un homme exceptionnel comme nous l’avons encore entendu au ménologe au cours du dîner. Il a été comme la conscience de l’Eglise, la conscience de son temps.
Quand on regarde Saint Bernard, on est loin, très loin du moine enseveli dans l’incognito, seul avec Dieu dans un désert. Bernard a été mêlé à la vie ecclésiale et politique de son époque. Je pense que cela s’accordait à son tempérament, mais c’était aussi dans la ligne de ce que Dieu attendait de lui.
Il existe ainsi des hommes providentiels. Nous ne devons pas essayer de comprendre, Dieu choisit ses instruments, et il les façonne, et il s’en sert parce que à l’époque voulue par Dieu ces hommes ont leur place.
Maintenant, dans l’Ordre aujourd’hui, on trouve encore des mini-Bernards. Leur action et leur influence se limite à l’Ordre. Parfois ça déborde un peu sur l’Eglise lorsqu’ils sont chargés d’une mission. Ce sont des hommes de grande valeur au plan humain et au plan spirituel. Mais ils sont, ne l’oublions pas, plus admirables qu’imitables. Et nous devons nous garder de les envier ou de les fusiller. Une chose est certaine, ils sont dans l’obéissance.
Mais pour réussir dans les diverses missions qui leur sont confiées au sein de l’Ordre, ils ont besoin d’une arrière garde solide. Et cette arrière garde, c’est leur communauté qui est enracinée, qui reste enracinée dans la solitude, dans le silence et dans la paix.
Je connais quelques-uns de ces mini-Bernards, et vous aussi certainement. Je connais un peu leur communauté du fait que je vais au Chapitre Général et que j’entends des choses et des choses : ce sont de bonnes communautés. Ce sont des communautés sur lesquelles ces Abbés peuvent s’appuyer.
Ils ont besoin aussi d’autres communautés de l’Ordre, des communautés dont les Abbés ne sont pas des mini-Bernards, mais qui s’efforcent de vivre la spiritualité cistercienne et qui sont tout autant que les autres ancrées, enracinées dans l’offrande qu’elles font d’elle-même.
Bernard avait derrière lui des centaines de moines et de convers. Il devait y avoir une affaire de 300 moines et de 600 convers à Clairvaux. Il avait donc une armée derrière lui. Mais attention ! c’était ainsi à l’époque et aujourd’hui, c’est inimaginable. Seul, il ne pouvait pas grand chose, mais avec sa communauté il pouvait beaucoup.
La fête de Saint Bernard, elle nous ramène à notre devoir de fidélité. Nous avons une dette à l’endroit de Dieu qui nous a appelés, à l’endroit de l’Eglise qui nous a consacrés, à l’endroit de l’Ordre qui nous a accueillis.
Et cette dette ne peut être qu’une dette de fidélité, fidélité à notre vocation, fidélité à notre charisme personnel, fidélité à nous-mêmes, à ce que nous sommes. Ne pas vouloir imiter le voisin, ni imiter même un saint quelconque, non, être fidèle à ce que nous sommes, répondre au nom secret que Dieu a imprimé sur nous.
Et nous devons être des ponts entre le ciel et la terre, des ponts aussi entre les Abbés, ou de simples frères, parfois engagés dans des services qui les arrachent corporellement et psychologiquement à leur solitude. Aujourd’hui comme à toutes les époques, mais aujourd’hui peut-être davantage encore, Dieu, l’Eglise et l’Ordre ont besoin de saints.
Et notre marche vers la sainteté doit être notre labeur quotidien. C’est un labeur qui n’est pas facile, il faut abandonner tout. Il faut renoncer à bien des richesses. Il faut accueillir un devoir, accueillir une charge, accueillir une mission qui peut parfois nous paraître trop lourde.
Et cette mission, c’est de devoir mourir à nous-mêmes, à notre égoïsme pour nous ouvrir à la beauté et à la lumière de Dieu. Notre mission, c’est de devenir des petites flammes d’amour ; que nous puissions aimer, que nous puissions nous rendre le témoignage que malgré toutes nos erreurs, tous nos péchés, malgré tout ce que nous faisons encore de travers, dans le fond de notre cœur il y a de l’amour, de l’amour pour Dieu, de l’amour pour les autres.
C’est peut-être ce que Saint Bernard veut nous apporter à l’occasion de sa fête, ce devoir, ce besoin de fidélité à ce que Dieu attend de nous et qui est très, très, très beau
Mes frères,
La Règle de Saint Benoît est un trésor d’une richesse inépuisable. Voici près de vingt ans que presque chaque jour je vous en parle et, il me semble que je n’ai pas encore commencé à l’égratigner. Le plus beau, c’est que nous rencontrons un homme, nous rencontrons un moine , nous rencontrons un saint, nous rencontrons un Père et, nous sentons le cœur de ce Père vibrer à travers toutes ses paroles.
Et ce Père nous encourage. Il nous donne à entendre qu’il nous attend là où il est arrivé. Il nous prend par la main. Il connaît les sentiers qui conduisent au sommet de la perfection spirituelle. Et avec une patience sans limite, il nous apprend à marcher, à tourner autour des obstacles, à persévérer, à vaincre la peur, à nous laisser séduire par la beauté qui déjà se découvre à nos regards.
Mes frères, c’est cela Saint Benoît et sa Règle ! Nous devons toujours voir l’homme derrière ses paroles. Et il faudrait pour bien faire s’arrêter à chacun des mots qu’il utilise car chaque mot est un nom. Ce mot n’a pas été choisi au hasard : il est lourd de vie, il est lourd d’expérience et il est notre nourriture. Mais voilà, nous devons parfois un peu galoper. C’est notre condition d’aujourd’hui et nous devons l’accepter. Elle fait partie de notre ascèse.
Je voudrais ce soir m’arrêter sur une toute petite phrase qui se trouve au début de notre chapitre, en latin : cuius maturitas cum non sinat vacari, 66,5. C’est très difficile à traduire correctement. En français nous avons entendu : sa maturité le préservant de toute oisiveté. Oui, il y a ici le mot vacari qui est traduit par oisiveté et je pense qu’il serait difficile de trouver un autre ; paresse peut-être, désœuvrement ? Mais vacari, c’est l’image d’un vide et ce n’est pas le vide mystique à l’intérieur duquel on peut rencontrer la personne de Dieu. Ce n’est pas le vide du dépouillement total, ni le vide de l’épreuve suprême qui est la descente au plus profond de l’enfer pour accompagner le Christ dans sa mort.
Non, il s’agit ici d’un vide qui fait que le moine est là à rien. Il n’a rien à faire, il perd son temps, il paresse et c’est vraiment alors mauvais pour l’âme. Saint Benoît nous dit que l’otiositas, 48,2, nous en avons parlé il n’y a pas longtemps, elle est l’ennemie de l’âme, l’oisiveté, la paresse. Et cette ennemie, Saint Benoît la combat sans cesse.
Le moine est un homme qui est toujours occupé. Même quand il ne fait rien, il n’est pas oisif, il n’est pas vide, il est toujours occupé. C’est que son cœur est rempli, son cœur est plein ; il est plein de désir, il est plein d’amour, il est plein d’admiration, il est plein d’émerveillement..
Et il peut y avoir un repos sacré, un sacro otium, un sancto otium qui est une plénitude au lieu d’être un vide même si apparemment il semble qu’on ne fasse rien. Mais alors on est en communion avec Dieu, on est entré dans l’oraison perpétuelle vers laquelle tendaient les tout premiers moines. C’est à dire qu’on est toujours en communion d’amour avec le Créateur, et avec le Rédempteur et avec l’univers des saints.
Il s’agit donc ici d’un autre vide. C’est le vide de la paresse ! Et alors, la porte est large ouverte au déferlement des pensées déstabilisantes. Quand on n’est pas occupé, fatalement on va commencer à rêver à n’importe quoi, à la première chose qui va se présenter, et puis qui va provoquer une avalanche à l’intérieur de la personnes, des tempêtes.
La personne peut être ensevelie là en dessous, comme écrasée. On n’existe plus. On devient le jouet, le pantin d’une foule de pensées qui déstabilisent la personne comme les tempêtes peuvent déstabiliser une maison qui est construite sur le sable. Et pour Saint Benoît, çà, c’est la catastrophe suprême. Lui, il veut à tout prix qu’on l’évite. Et pour cela, attention à l’oisiveté !
Donc, ici aussi, la maturité du portier va le préserver de toute oisiveté. Il faut penser ici, entre parenthèses, qu’à l’époque de Saint Benoît le portier n’avait peut-être pas grand chose à faire ? On voyageait à pied ou à cheval, le plus souvent à pied. On ne devait pas se bousculer à la porte du monastère de Saint Benoît.
Donc, si le portier n’était pas un homme spirituellement mûr, il avait bien l’occasion de perdre son temps. Et le rempart efficace contre cette oisiveté, c’est la maturitas, 66,4, c’est la maturité. Mais que faut-il entendre par la maturité ?
La maturité, c’est celle d’un moine éprouvé qui a connu de longues, longues saisons au cours desquelles il y a eu des jours ensoleillés mais aussi bien des intempéries. Et à travers tout, il a grandi par sa fidélité. Il n’a pas reculé, il n’a pas cédé, il n’est pas parti, il est toujours là où le Christ l’a planté.
Il est devenu un arbre solide dans les branches duquel les oiseaux du ciel peuvent venir nicher et faire leur nid en toute sécurité. C’est un homme mûr, c’est un moine accompli. Il peut soutenir la lutte contre l’oisiveté et il va pouvoir porter des fruits de salut pour lui et pour les frères. Et aussi dans l’invisible du Royaume de Dieu, il pourra porter des fruits pour les autres.
Saint Benoît a un petit mot qu’il est difficile de traduire en français : non sinat vacari, 66,5. Il est traduit par le préservant. Mais non, ça veut dire que la maturité ne lui permet pas, ne lui donne pas la permission, ne lui donne pas la possibilité de s’abandonner à la paresse . Et c’est ça qui est beau !
L’occupation constante devient pour le moine une seconde nature. Il n’a pas besoin de vacances. Vacari, vacance, c’est la même racine. Pourquoi n’a-t-il pas besoin de vacances ? Mais parce que il est passé au-delà des vacances, ou bien il est installé à l’intérieur d’une sorte de vacance qui est, comme je le disait tout à l’heure, une plénitude de vie.
Il est chez Dieu, dans la maison de Dieu. Il vit avec Dieu, il est rempli de Dieu, il le voit partout. Il est émerveillé par toutes les beautés qu’il découvre autour de lui et chez ses frères. A ce moment-là, il lui est devenu impossible d’être un homme en vacance.
Voilà, mes frères, de belles choses que Saint Benoît nous dit encore ce soir. Il y en aurait encore beaucoup, j’ai à peine commencé. Il dit par exemple que il doit pouvoir recevoir et donner une réponse, un message, 66,3. Eh bien, ce sera pour une autre occasion, dans quatre mois peut-être ? Ou dans les prochains jours à venir ? Nous laisserons cela à l’inspiration qui sera glissée à l’intérieur de mon cœur.
Mes frères,
Nous devons être, comme nous le recommande l’Apôtre, les imitateurs du Christ, c’est à dire les imitateurs de Dieu. Cela signifie que nous devons vivre ici sur la terre comme le Christ vit pour l’instant dans les cieux. Nous devons être des hommes transfigurés ou au moins en voie de transfiguration, des hommes ouverts à l’Esprit, des hommes qui aspirent l’Esprit Saint, qui le respirent, qui le répandent autour d’eux.
Et si nous voulons être les imitateurs du Christ, il nous suffit de regarder notre Père Saint Benoît, d’être son imitateur à lui. Saint Benoît nous a dit hier que la maturité que nous devons atteindre ne nous permettra plus de vacari, de rester à rien, de perdre notre temps, de sombrer dans l’oisiveté.
Car, de même que le Christ et son Père travaillent sans arrêt, sont à l’œuvre à tout moment, même le jour du Sabbat, même pour nous le dimanche, de même le moine est toujours à l’œuvre. Il est toujours à l’œuvre parce qu’il aime.
La grande œuvre de Dieu, c’est de rayonner ce qu’il est, c’est à dire l’amour. Dieu aime toujours, le Christ aime toujours, le moine aime toujours. C’est là son principal, premier, et finalement unique labeur.
Il faudra donc que à l’exemple du bon portier il puisse, comme le recommande Saint Benoît, recevoir et rendre un message, responsum comme dit Saint Benoît en 66,3, une commission, une réponse. Dans le fond, c’est l’art spirituel si beau de l’accueil, de l’écoute, et de la parole qu’on doit pouvoir délivrer.
Le portier n’est donc pas seulement un relais passif entre un arrivant et l’Abbé ou les frères. Il doit pouvoir lui-même donner une réponse, délivrer une parole. C’est pourquoi il doit d’abord cultiver la politesse, le savoir-vivre, le respect.
Et encore une fois, cela vaut pour chacun d’entre-nous dans les moindres circonstances de notre vie communautaire : nous respecter les uns les autres, être polis les uns envers les autres. Non seulement en paroles et en gestes, mais aussi d’abord en pensées au plus profond de notre cœur.
Car c’est cela un des plus beaux aspects de l’esprit de foi, l’esprit de foi qui nous permet de reconnaître dans l’autre le Christ lui-même. Et cet esprit de foi, lorsqu’il est bien vivant, allume aussitôt dans le cœur le bon zèle de la charité. Et cela va se traduire par de la douceur et de la crainte de Dieu. Comme Saint Benoît le dit encore en 66,12, mansuetudine timoris Dei reddat responsum fesrinanter cum fervore caritatis. C’est une phrase extraordinaire : il faut pouvoir rendre le message avec toute la douceur qu’inspire la crainte de Dieu, et cela sans tarder, avec la ferveur de la charité.
Nous sentons ici l’âme de Saint Benoît, nous sentons ce que doit être un moine. Ce n’est pas quelqu’un de refermé sur soi ? Non, c’est quelqu’un dont le cœur n’a plus de frontière, n’a plus de barrière, un cœur ouvert, un cœur où chacun peut se retrouver chez soi en toute confiance et en parfaite liberté.
La douceur dans les rapports fraternels, c’est le contraire de l’énervement, de la parole qui écarte, de la parole qui repousse. Et la crainte de Dieu, c’est le contraire du dédain, du mépris. On reconnaît dans l’autre un gêneur et on l’écarte, on le méprise. A ce moment-là, on n’est pas habité par la crainte de Dieu ; on n’a pas reconnu dans l’autre Dieu qui se présente à nous et qui sollicite de nous un regard ou une parole d’accueil, d’affection, de tendresse. Car si Dieu est amour, il a aussi besoin d’être aimé.
L’amour que nous donnons aux autres entretient, cultive, fait grandir en l’autre l’amour. Eh bien, à mon sens, il doit en être de même pour Dieu. Dieu, ce n’est pas un amour parfait, statique, comme un soleil qui ne bouge pas.
Non, Dieu est Trinité et il a besoin de l’amour de ses créatures pour faire grandir en lui l’amour qu’il est. Vous pourriez répondre : oui, mais l’amour de Dieu ne peut pas grandir, il est parfait !
Non, non, non, Dieu est amour ! Cela veut dire que son amour est en croissance, en croissance indéfinie. Il n’y a pas de limite, il n’y a pas de frontière que l’amour de Dieu ne pourrait pas franchir.
Eh bien nous, nous devons aimer Dieu, nous devons collaborer avec Dieu pour que son amour se déploie encore davantage, toujours plus loin. Et l’esprit de foi qui reconnaît dans le frère le Christ lui-même va déclencher en nous l’empressement de la joie spirituelle, festinanter, dit Saint Benoît en 66,11, tout de suite.
Mes frères, l’accueil, l’écoute, la parole, la réponse pose d’emblée dans l’ouverture à l’autre et écarte l’incurvation sur soi. Le repliement sur soi est la fuite de l’autre. Ou bien, c’est une manière extrêmement subtile de mettre la main sur l’autre, de prendre possession de l’autre, de devenir son maître.
S’il en était ainsi, ce serait la preuve qu’on n’est pas libre intérieurement, qu’on est habité par une foule de peurs et de blocages. On le fait pour se protéger. On a peur et on prend les devants. On se replie sur soi, on écarte l’autre ou bien on essaie de s’en emparer.
Mais alors, lorsqu’on écarte l’autre, on l’empêche d’être lui, on l’empêche d’être libre et on l’empêche tout simplement de vivre. Le vice de la propriété, mes frères, se niche aussi dans notre repliement sur soi, vous voyez et, je me demande si il n’a pas à l’intérieur de cette incurvation sur soi, sa racine la plus tenace.
Donc, mes frères, essayons de suivre ici encore notre Père Saint Benoît à travers les conseils qu’il donne au portier, au sage vieillard qui doit se trouver à la porte. A travers tous ces conseils voyons, découvrons des conseils qu’il nous donne pour que nous soyons entre nous vraiment ce que Dieu est pour nous, c’est à dire ouverture, accueil, amour, affection sincère, absence de jugement, ou plutôt jugement semblable au jugement que Dieu porte.
Dieu ne ferme pas les yeux sur les défauts, même sur les péchés qui sont nôtres. Non, il les regarde en face mais, en dessous d’eux, il découvre la personne qui est belle, la personne qui devient lumière et qui au jour de la transfiguration aura évacué tout ce qui n’est pas lumière.
Mes frères,
Le chapitre de ce soir est un chapitre des plus riches et des plus émouvants de notre Règle. Saint Benoît y met à nu son cœur. Si nous n’y prenons garde, nous n’y percevons que tendresse, confiance sans borne et puis aussi audace. Saint Benoît a dû certainement se trouver dans une situation pareille pour si bien en parler et pour oser en parler.
Cet homme s’était-il trouvé à Gethsémani quand le Christ luttait contre l’impossible, contre la peur et contre l’angoisse ? Car c’est cela qui sous-tend la beauté de ce chapitre. Il y a une référence implicite à la souffrance que le Christ a enduré au moment où se présentait à lui l’échéance fatale.
Et le Christ a bien dit en tout respect : « s’il est possible que ce calice s’éloigne de moi ! », sous entendu : il est trop amer, il est trop lourd, il m’est impossible. Mais alors on connaît la suite : « mais non pas comme je veux, mais comme tu veux ».
C’est cela que nous trouvons dans ce chapitre, mes frères ! Alors, n’allons pas trop vite nous imaginer que l’Abbé nous demande des choses impossibles. Non, il s’agit ici vraiment d’une situation limite, une situation d’exception. Et on y entend l’écho d’un vécu tout ensemble terrible et infiniment beau.
Pour que l’Abbé enjoigne à un frère – il ne lui demande pas, il lui enjoint ! – pour qu’il enjoigne à un frère une chose impossible, il doit être sûr de ce frère. Il ne peut pas demander cela à n’importe qui ; il ne peut le demander qu’à un moine déjà éprouvé qui ne va pas s’écrouler devant l’exigence qui lui est posée.
De même, Dieu le Père était sûr de son fils Jésus. Il savait qu’il pouvait lui demander ce sacrifice. Il savait qu’il pouvait lui demander d’aimer jusqu’au bout et de se faire obéissant jusqu’à la mort sur une croix. Il y a donc là une relation de grande confiance, d’extrême confiance entre l’Abbé et le frère et, en même temps dans le cœur de l’Abbé une immense tendresse. C’est ce que je disais au début !
Maintenant, mes frères, afin d’illustrer le mot impossible, je vais vous présenter un petit apophtegme, qui est très connu et qui est très beau, par lequel un Abba enjoint à son disciple un travail qui est pénible, qui peut paraître ridicule, à contre sens, mais qui n’est tout de même pas impossible.
Lorsque Saint Benoît parle d’impossible, c’est quelque chose qui est vraiment hors de portée du moine, de ses forces physiques, de ses forces psychiques, même de ses forces spirituelles. Eh bien, voici ce petit apophtegme, vous le connaissez certainement mais il est bon de le rappeler.
On disait d’Abba Colobos…..
C’est le premier apophtegme de jean Colobos. Colobos veut dire Jean le petit. Il était de petite taille, de toute petite taille. Il avait de petites jambes et de petits bras, mais il n’avait pas une petite tête et il avait un grand cœur.
On disait d’Abba Jean Colobos que s’étend retiré chez un vieillard Thébain, donc de Thébaïde dans le sud de l’Egypte, établi à Scété, il demeurait dans le désert.
Donc Scété, c’est le désert le plus inférieur ! C’est d’abord le désert de Nitrie pour les commençants, puis le désert des cellules pour les progressants, et le désert de Scété pour les parfaits. Voyez un peu ! Et on passait de l’un à l’autre.
Son Abba, dont on ignore le nom, prenant un bois sec le planta et lui dit : « Chaque jour, arrose-le d’une bouteille d’eau jusqu’à ce qu’il produise des fruits ! ».
Donc, c’était un morceau d’arbre fruitier qui était là, qui allait servir à cuire le pain peut-être ? Il était dans un fagot, il le prend, il le met en terre et lui dit de l’arroser tous les jours jusqu’à ce qu’il produise des fruits. Ce n’est pas une parole impossible, n’importe qui peut le faire car cela ne dépasse pas les forces d’un homme.
Or, l’eau était si loin qu’il lui fallait partir le soir et revenir le lendemain matin.
Voyez, toute la nuit pour faire le trajet pour une bouteille d’eau ! Et Jean était de petite taille et il avait de petites jambes. Il devait bien pédaler pour faire tout ça. Mais enfin, c’est pas impossible, ce ne sont pas des choses impossibles !
Au bout de trois ans, cela fait trois fois trois cent soixante cinq jours, cela fait un millier de jours, un millier de nuits. Au bout de trois ans, le bois pris vie et produisit des fruits. Alors le vieillard prenant de ce fruit le porta à l’église disant aux frères : « Prenez, mangez le fruit de l’obéissance ! ».
Voilà, mes frères, il n’est plus question ici de Jean Colobos. Quelle a été sa réaction ? A mon avis, une réaction toute naturelle. Il aura dit : « Mon Abba m’a dit de l’arroser jusqu’à ce qu’il produise des fruits. Il produit des fruits, cela va de soi, il n’y a rien d’étonnant à cela. Je me suis donné beaucoup de mal, mais ça faisait partie du métier. J’étais jardinier, je devais arroser et il a produit des fruits ! ».
Mais l’Abba, lui, qui devait être un homme éprouvé, il dit « Cela, c’est le fruit d’un miracle, c’est le fruit de l’obéissance ! ». L’obéissance produit des miracles. Seule l’obéissance peut produire des miracles. Un miracle qui serait produit en dehors de l’obéissance, ce serait une diablerie, ce serait du démonisme, ce serait de l’orgueil porté à son sommet, un orgueil près de la chute, un orgueil déjà en train de faire tomber la personne.
Non, c’est le fruit de l’obéissance ! Et ceux qui vont en manger, ils vont communier à l’obéissance de Jean Colobos. Ils vont communier à la pureté de son cœur et, ils vont devenir par là même de meilleurs moines.
Mais voilà, mes frères, est-ce que vous voyez la différence entre une chose qui est difficile, qui est ridicule dans le fond ? On peut dire : « Mais enfin, ça ne ressemble à rien du tout une chose pareille ! » Imaginez qu’on demande ça à quelqu’un aujourd’hui, mais il y aurait de suite un fax à l’Abbé Général pour dire : envoyez quelqu’un, il est devenu tout à fait fou. Il est temps de le mettre de côté !
Vous voyez, ce serait ça aujourd’hui, on réagirait ainsi. Mais non, Jean Colobos ne réagit pas ainsi. Il ne se pose même pas de questions, il le fait. Il y a là quelque chose de très beau. Il y a là une foi vraiment naïve mais vivante et très belle : Cela vient de Dieu ; donc puisque cela vient de Dieu, cela va se faire. Et les fruits sont venus.
Voilà, mes frères, mais la chose impossible, ça c’est différent, cela dépasse les possibilités du frère. Alors là, c’est autre chose, c’est encore beaucoup plus grave que ceci. Ceci, c’est déraisonnable ; l’autre, c’est impossible ! Nous verrons cela un autre jour.
Mes frères,
Nous arrivons à la conclusion de notre Règle. Saint Benoît nous donne à nouveau les plus sages conseils, Ch,72. Il serait bien utile de pouvoir nous y arrêter, mais ce sera pour une autre fois si Dieu nous prête vie. Nous devons revenir ce soir auprès du moine auquel a été enjoint une chose extrêmement difficile sinon impossible.
Il va de soi, je le rappelle, que l’Abbé ne peut pas demander de telles choses à n’importe qui. Il doit être sûr de son disciple comme le Père était sûr du Christ Jésus. Car ce qui est demandé à l’intérieur de cette chose impossible, c’est en vérité une mort à soi, au projet qu’on avait peut-être construit, une mort à ses peurs, à ses instincts. Oui !
Il faut donc que le moine qui se trouve dans une telle situation soit intégralement investi par le Christ pour pouvoir la vivre. Il doit devenir une icône du Christ. Le Christ trouve dans un tel moine une incarnation prolongée de son obéissance, de son amour, de son angoisse et aussi de son impuissance. Car donner sa vie restera toujours difficile sinon impossible même pour le fils de Dieu, et a fortiori pour un pauvre homme.
Il est donc nécessaire pour que le moine puisse dire oui à ce qui lui est demandé, il est donc nécessaire que le Christ ait triomphé en lui. C’est le Christ qui, par la bouche de ce moine, va renouveler l’intégralité de ce mystère.
Et on assite dans le cœur du moine a un affrontement sans merci entre l’extrême faiblesse de la chair et la remise de soi absolue à un amour incompréhensible, un amour qui dépasse tout. Mais la note dominante à l’intérieur de ce déchirement, de cette lutte, comme Saint Benoît le note si bien, c’est la douceur et la patience, mansuetudo et patientia. Cela suppose une étonnante maîtrise de soi. Il faut que la vie divine ait triomphé dans cet homme.
Et finalement, comme pour le Christ, c’est la caritas, c’est la charité, c’est l’amour qui l’emporte. Saint Benoît le dit bien : excaritate, 68,12. Ils l’ont traduit par : il obéira par amour. Oui, c’est bien traduit, mais il faut voir la petite particule ex. La traduction pourrait être mieux si la langue française était aussi riche en nuances que la langue latine.
Ex caritate, cela veut dire que l’abandon de foi qui est devenu le réflexe de ce moine, cet abandon coule, sourd de la caritas, ex caritate. La charité, l’amour est vue ici comme une source. N’oublions pas que l’amour, c’est la personne même de Dieu.
Et voilà que de cette source, il coule, ex, il coule une décision, une décision qui vient du cœur, une décision qui est toute habillée de foi et d’invincible espérance. Mais il faut que ça vienne de cette source, ex caritate.
C’est donc l’abandon à l’incompréhensif, un incompréhensif qui est la personne même de Dieu et son agir, son vouloir, son projet. L’obéissance habituelle est relativement aisée à l’intérieur du monastère parce qu’elle rencontre toujours plus ou moins notre propre volonté. Nous sommes venus dans le monastère avec un projet personnel qui n’est pas un projet à échelle humaine.
C’est un projet à échelle divine mais, tout de même il est en nous. Et lorsque nous entendons la volonté de Dieu à longueur de journée, cette volonté trouve dans notre projet un écho qui la rend aisée, qui la rend facile à des degrés divers naturellement, ça dépend des jours.
Mais ici, c’est autre chose. Ici, on se trouve en face de l’incompréhensible. C’est comme à l’intérieur de l’injonction de l’Abbé, c’est comme une apparition de Dieu et de son mystère dans ce qu’il a de terrifiant. Il peut demander l’impossible !
Alors voilà, le projet personnel est bousculé et il éclate comme une bombe. Il n’en reste plus que des débris. C’est le projet de Dieu qui a pris possession du cœur. On aurait plutôt envie de fuir. Mais non, on est relié à la source qui est la charité, qui est l’amour, et puis on va mourir.
Maintenant on a dans le texte latin un petit détail encore qui est totalement absent du texte français. En français il dit : et il obéira par amour en mettant sa confiance dans l’aide de Dieu, 68,12. Tout ça, c’est vrai ! Mais dans le texte latin le mot oboediat, obéir, il est placé à la dernière place. Et attention ! Il ne sonne pas comme un ordre ! Même s’il signifie qu’il obéit, oboediat, qu’il obéit, ce n’est pas un ordre, ce n’est pas quelque chose qui est imposé.
Non, il est placé à la dernière place pour évoquer l’image d’un écroulement, d’une chute. Le moine croule. Il croule, il tombe à l’intérieur d’un mystère mais il n’y tombe pas seul ; il y tombe en compagnie de Dieu. Comme le Christ est tombé à l’intérieur du mystère de sa passion, ici le moine tombe avec le Christ, avec Dieu à l’intérieur du mystère.
Confidens de adjutorio Dei, 68,12, tout seul le moine ne pourrait pas le faire, il faut que Dieu croule avec lui. C’est une image d’un écroulement, oboediat. Il faut bien connaître le latin, le rythme et enfin, il faut vraiment vivre la chose dans la langue originale pour voir l’image de tout un édifice qui brusquement s’écroule. C’est l’édifice du moine et de son projet personnel qui s’écroule à l’intérieur d’un mystère. Mais Dieu croule avec lui, il ne peut le laisser seul.
Et le moine qui a chuté dans ce mystère, il ne réapparaîtra plus jamais, c’est fini ! Il ne fera plus surface, il ira jusqu’au fond de son destin. Et ce destin, tel qu’il est engagé ici, sera encore une fois celui du Christ. Il est évoqué dans le mystère du samedi-saint où le Christ, voilà, s’est écroulé dans le néant ; mais en deçà, en dessous du néant, plus bas que le néant dans le péché, dans l’abandon absolu, dans l’échec total de tout, il est tombé. Là, il a aussi croulé.
Eh bien, le moine participe à cet écroulement, à cet échec. Mais encore une fois, il n’y est pas seul. Et comme le Christ n’est plus jamais reparu dans sa nature d’homme, de même le moine ne réapparaîtra plus. Il restera à l’intérieur de ce mystère avec le Christ et il ne réapparaîtra plus que dans une apparence de résurrection. Le Christ l’entraîne dans le fond, mais le Christ l’entraîne aussi dans le mystère de la résurrection. A partir de ce moment-là, le moine est autre, il est différent, il est devenu ce que Dieu attendait de lui.
Vous comprenez, mes frères, que c’est là une aventure qui est rare, très rare dans un monastère et même au sein de l’humanité. Mais Saint Benoît n'a pas peur d'en parler. Il nous le propose et il en parle tellement bien que, pour moi, il est certain que c’est son expérience à lui. Et c’est la raison pour laquelle il peut être un Père, Père d’une multitude de peuples jusqu’à la fin du monde.
Mes frères,
Dans le chapitre conclusif de notre Règle, il est question de sommet : celsitudo culmina, dit Saint Benoît en 73,9 et 73,26. Il y est question de réussite. Nous ne sommes pas venus dans le monastère pour y dépérir mais pour jouir d’une surabondance de vie. Le moine doit être un homme vivant. Il ne doit pas être un mort ambulant mais un vivant qui doit donner aux autres le goût de vivre.
Un moine triste est un triste moine, nous dit le Proverbe, et c’est vrai ! Il s’agit bien entendu de la tristesse qui n’est pas selon Dieu car il y a une saine tristesse qui empêche le moine de se répandre au-dehors, de s’y livrer à des bouffonneries qui regardent de la vantardise. C’est une tristesse qui lui est infusée par l’Esprit Saint.
Il prend conscience qu’il est un pécheur et qu’il est complice de tous les péchés qui se commettent dans le monde. Et cela le place dans une attitude de vérité en face de Dieu. C’est la tristesse, la sainte tristesse du douzième degré d’humilité !
Le Christ nous a légué sa paix et sa joie. Il nous l’a dit : « Je vous donne ma paix, je vous donne ma joie. Pas celles que le monde peut donner, mais les miennes. Et je vous les donne toutes entières, je ne garde rien pour moi. Je partage tout sans réserve ».
Les siècles sont parsemés d’exemples de vies monastiques réussies et d’encouragements. Saint Benoît les détaille à plaisir. Je ne vais pas les reprendre, nous venons de les entendre. Ce que lui-même a connu et vécu, il nous le partage en toute confiance. Il est un vrai Père, il est un véritable Abbé.
Un Abbé digne de ce nom ne garde pas jalousement pour lui certains secrets, disons, de sa vie personnelle. Il donne tout comme le Christ par sa parole et son exemple. Il ne se réserve rien.
Eh bien ce soir, je voudrais ajouter une petite note, toute petite. Je voudrais vous remettre une perle très belle qui ne vient pas de moi, je l’ai découverte chez Maurice Zundell.
La valeur d’une communauté monastique, à quoi se mesure-t-elle ? Nous le savons, elle se mesure à son degré de charité, à la vigueur de la vie divine qui habite les membres de cette communauté. Elle ne se mesure pas au succès social de cette communauté, à ses performances économiques, ni au nombre de ses novices, ni à d’autres critères empruntés aux collections de ce monde. Non, elle se mesure à l’intensité de la charité qui vibre à travers tout le corps du monastère.
Mais cette valeur, elle se manifeste plus spécialement là où on ne penserait pas la chercher. Et voici la perle, la voici. Essayez de la retenir car elle est extraordinaire. Elle dit tout et elle est juste. Une communauté vaut ce que vaut la solitude de chacun. Cela peut paraître antinomique : on parle de communauté puis on parle de solitude. Plus la solitude de chacun est parfaite, plus la communauté est réussie. Mais qu’est-ce que cela veut dire ? Comment comprendre ? Eh bien, nous allons contempler quelques instants cette perle.
Le Christ veut nous communiquer la gloire qu’il avait avant que le monde fut. C’est sa dernière, sa toute dernière prière : « Père, donne leur en partage la gloire qui était mienne déjà avant que le monde fut ! » Et çà, c’est le cadeau qu’il entendait nous faire.
Mais en quoi consiste cette gloire ? Ce n’est rien de fantastique, ce n’est rien qui pourrait attirer les regards sur nous. Cette gloire est infiniment discrète. Elle n’est rien d’autre que Dieu dans sa Trinité, Dieu amour habitant au plus intime de nous. C’est cela la gloire !
A ce moment-là, notre vie est identifiée avec celle du Christ et le ciel tout entier vient en nous car, là où est la Trinité, là est le ciel. Et non seulement le ciel, un ciel vide qui serait uniquement habité par Dieu, mais le ciel peuplé, le ciel habité. L’âme du juste est le ciel de Dieu, disait déjà Saint Grégoire. C’est cela la gloire qui nous est donnée.
Eh bien, celui qui reçoit Dieu comme ça dans son cœur, il voit son cœur s’ouvrir à l’infini et devenir présence à tous les hommes. Non pas seulement présence aux hommes habitant déjà le ciel de Dieu, mais aussi aux hommes qui luttent, qui combattent, qui souffrent, qui commettent des péchés, qui commettent des crimes peut-être ici sur la terre, à tous les hommes sans exception.
Et au fond du cœur, au fond de son cœur, ce moine est seul en présence de la lumière. Il est seul avec Dieu.
Et c’est là que se trouve le paradoxe. Evagre le Pontique l’avait déjà remarqué. Il disait : « Le moine est un homme séparé de tous et uni à tous » Il est seul avec Dieu, avec Dieu Trinité, avec Dieu amour et en même temps il est présent à tous les hommes.
Dans cette solitude où il a été introduit, il reçoit son nom, un nom unique, un nom irremplaçable, un nom qui n’est pas interchangeable, un nom que personne ne connaît sinon Dieu et lui.
Maintenant, mes frères, si chacun dans une communauté est dépositaire d’un tel trésor, chacun devient pour les autres le bien par excellence, le bien divin, le seul véritable bien. Essayons de nous représenter une communauté où chacun des membres est ainsi investi par la Sainte Trinité ! Mais alors, chacun est pour les autres le seul véritable et unique bien.
C’est le seul bien véritablement commun parce que chacun porte dans son cœur un tel trésor. Et c’est alors que la communauté se construit. Elle ne se construit pas à partir de l’extérieur mais à partir de l’intérieur, à partir du plus intime de chacun, là où chacun est seul, absolument seul avec son nom unique, à l’intérieur de la lumière, en présence du Dieu Trinité.
A ce moment-là, on communie tous ensemble au même suprême, on communie à la beauté par excellence et on communie au bien que chacun éprouve comme son secret le plus précieux, le plus intime, dans son cœur, au plus profond de sa personne.
Mes frères, la communauté atteint donc toute sa valeur quand chacun communie au plus intime de son cœur, de manière unique, irremplaçable, dans une solitude amoureuse totale à la gloire de Dieu, à la vie Trinitaire, au seul vrai bien véritablement universel.
C’est exactement la situation qui sera la nôtre après la résurrection des morts, après notre transfiguration. Et si on est venu au monastère, c’est pour commencer cette expérience ici-bas sur terre. Et on la fait, cette expérience, quand on est véritablement appelé à des degrés divers.
Comme dans le monde des hommes, il y a des bébés tout petits, puis il y a des adultes, puis il y a des vieillards. On n’arrive pas en un instant à l’âge adulte, non, il y a une croissance. C’est la même chose ici ;
Dans la communauté, tout le monde participe au même charisme, au même trésor, mais à des degrés divers. Et il faut permettre à l’Esprit Saint de cultiver ce trésor pour que finalement il ne fasse plus qu’un avec la personne, que chaque personne soit un véritable trésor.
Et c’est la raison pour laquelle une communauté vaut ce que vaut la solitude de chacun, une solitude bien entendue, chacun étant seul au plus intime de lui avec son nom unique en présence de la Sainte Trinité qui habite le cœur, un cœur qui se dilate, un cœur qui devient un ciel, le propre ciel de Dieu ; et non seulement avec Dieu, mais avec tous les saints.
Mais voilà, mes frères, une petite préparation à notre récollection de demain.
Mes frères,
Le dimanche de la récollection est l’occasion providentielle d’un examen de conscience personnel et communautaire. Nous avons vu hier soir que la valeur d’une communauté se mesurait à la valeur de la solitude de chacun de ses membres.
Non pas que chacun soit enfermé sur soi dans son égoïsme, chacun dans son coin, personne ne s’occupant de son voisin ; il ne s’agit pas de cette solitude de mauvais aloi.
Il s’agit de la solitude de chacun en face de Dieu, en face de ce trésor inouï qui est caché dans notre cœur et auquel nous sommes appelés à nous unir de manière de plus en plus intime jusqu’à devenir nous-mêmes un trésor pour Dieu et pour chacun. Et c’est le partage de ce bien commun qui fonde une véritable communauté.
Nous pouvons donc nous demander chacun pour notre part si nous sommes vraiment des apparitions de l’Amour qui est Dieu, de cette folie d’amour qui torturait le Christ, le Christ qui – ne l’oublions jamais – est Dieu avec nous et Dieu pour nous.
Il se passe tant d’horreur dans le monde ! Le pays entier a été secoué dernièrement encore et les ondes de choc ne sont pas encore apaisées, loin de là ! Et les hommes s’interrogent : Dieu, où est-il ? Dieu, que fait-il ? Dieu se montre-t-il tout de même quelque part ?
Et Dieu lui-même, est-il vraiment connu ? Est-il aimé dans sa fragilité ? Est-il compris dans sa faiblesse ? Car l’amour est infiniment délicat, infiniment fragile, infiniment faible.
Mes frères, connaissons-nous Dieu sous cet aspect ? Connaissons-nous Dieu dans ce mystère qu’il est au plus intime de lui ? Et notre vie, est-elle en elle-même une réponse aux questions que se posent les hommes ?
Nous avons nos limites, nos déficiences, nos incapacités ; elles sont notre lot. Nous devons les accepter, nous devons les aimer. Elles ne nuisent en rien à notre dignité, à notre grandeur, à notre valeur, à notre faiblesse. Le Christ lui-même a voulu les épouser et, par le fait même il les a ennoblies.
Nous sommes, comme je le rappelais hier soir, le temple de Dieu et nous devons nous regarder comme tel les uns les autres. Dans mon frère, c’est Dieu que je reconnais, que je respecte, que je vénère ; c’est Dieu que je sers, que j’aime, que je fais passer avant moi.
Telle est la vérité d’une charité fraternelle bien comprise et bien vécue. Oui, nous devons demander à Dieu les uns pour les autres qu’il purifie jusque là notre regard et qu’il ouvre bien large notre cœur.
Et comment pouvons-nous savoir où nous en sommes par rapport à l’amour de Dieu et de nos frères ? Il existe un critère infaillible et très personnel : c’est notre capacité d’émerveillement : un émerveillement dans lequel on s’oublie, une admiration dans laquelle on disparaît. Cet émerveillement, cette admiration sont la plus belle forme de l’amour.
Il s’agit de s’émerveiller de la beauté de Dieu, de Dieu en lui-même, de Dieu dans sa création ; s’émerveiller devant une fleur, devant une feuille, devant une pierre, devant une étoile, devant une goutte d’eau ; s’émerveiller devant tout ce qui a jailli du cœur de Dieu afin que la petite graine humaine que nous sommes devienne aussi source, objet plutôt d’émerveillement.
Car nous devons aussi nous émerveiller devant la beauté de nos frères, la beauté de leur destinée. Nous ne devons pas nous arrêter à ce qu’ils sont maintenant. Nous devons déjà voir ce qu’ils sont en train de devenir, ce que Dieu opère en eux dans le secret – ce qui leur échappe même à eux – et qui est un chef d’œuvre de beauté qui apparaîtra un jour , au jour de la résurrection, au jour de la transfiguration.
Nous émerveiller, oui, devant la beauté secrète, ultime de tous les hommes. Avons-nous, mes frères, en nous cette capacité d’émerveillement ? Car nous devons vivre, un contemplatif doit vivre dans l’émerveillement et il doit l’éveiller chez autrui. Il ne doit jamais dénigrer, jamais salir, jamais abaisser mais toujours éveiller l’autre à la beauté qui se trouve partout, cachée, secrète mais bien présente.
Oui, il faut toujours susciter en chacun et partout l’éclosion de la beauté. Si on agit ainsi, alors nous pouvons savoir que l’amour a triomphé en nous et nous pouvons nous abandonner à lui.
Et alors les horreurs, les horreurs dans lesquelles le monde est plongé ? Je voyais dans le journal, hier ou avant hier un titre, rien que ça car je n’ai pas tout lu. Il disait que le trafic des petits enfants, des petites filles dans le monde rapporte chaque année un milliard de dollars, cinquante milliards de nos francs, plus que le trafic de la drogue. Voyez un peu quelle horreur !
Voyez derrière ! Voyez ces enfants et toutes les familles ! Et alors ceux qui empochent cet argent et qui le blanchissent, c’est à dire qui le placent quelque part. Une des grandes plaies aujourd’hui c’est ce qu’on appelle le blanchiment de l’argent. L’argent du sang, voilà ce qu’il faut blanchir.
Eh bien, mes frères, ces horreurs, elles sont là ! Nous ne pouvons pas les nier, nous ne pouvons même pas les empêcher. Mais attention ! sachons que si elles sont bien présentes, elles sont déjà vaincues, vaincues par la beauté qui est présence, possession et fruitition(?) de la Trinité qui est Père, et qui est Fils, et qui est Esprit Saint, de cette Trinité qui est amour.
Le premier à souffrir de tout cela, ne l’oublions jamais, c’est Dieu. N’imaginons pas le Dieu des philosophes, ni même celui des théologiens, impassible, immuable, etc. Non, non, non, Dieu est le grand souffrant, le tout grand souffrant parce qu’il est l’amour.
Eh bien, mes frères, n’ayons pas peur de nous laisser entraîner dans cette spirale d’amour qui doit nous permettre d’être finalement les vainqueurs du mal, du mal en nous et puis du mal dans le monde. C’est là notre vocation : être les témoins d’un avenir débordant de promesse quelques soient les laideurs qui nous crèvent les yeux et le cœur aujourd’hui.
Mes frères,
Cette année, la nativité de la Vierge Marie n’est pas célébrée, du moins au plan liturgique ; mais ne pouvons-nous pas la féliciter et la fêter dans le secret de notre cœur ?
Nous pouvons, dans sa naissance, recueillir un bel exemple de l’humilité qu’est notre Dieu. Voici qu’une petite fille vient au monde dans un village insignifiant, une petite ville malfamée de Galilée. C’est l’époque où l’empire romain est à son apogée, ne l’oublions pas !
Et voilà que Dieu choisi presque rien pour faire apparaître dans le monde une fillette qui es l’annonce d’un univers nouveau. Elle en est la première cellule, la toute première. Et voilà que cela se passe dans l’obscurité, dans l’incognito le plus total.
Eh bien, mes frères, c’est cela Dieu et son agir. Lorsque Dieu accompli une œuvre extraordinaire qui est de lui, qui ne peut être que de lui, il ne fait pas sonner du clairon. Il ne donne pas ordre à une fanfare de déployer le bruit de tous ses cuivres. Non, Dieu se cache dans le rien.
Il n’a pas besoin de s’étaler à la surface du monde parce que il est Dieu, parce que il est l’amour, parce que il est l’humilité, parce que il est la vérité. Et ainsi ? ? ? par rapport à l’agir des hommes. Et il en est encore de même aujourd’hui, ne l’oublions jamais !
Il me revient à l’esprit cette réflexion des sœurs du Carmel de Lisieux au moment du décès de la petite Thérèse : « Qu’est-ce qu’on pourra bien dire au sujet de cette fille ? ; Qu’est-ce qu’on pourra bien écrire dans la notice nécrologique du Carmel ? » Il n’y avait rien à dire d’elle, mais elle était, comme l’a affirmé le Pape Pie XI, la plus grande sainte des temps modernes. Tel est l’agir de Dieu !
Mes frères, tout avenir quelque soit sa nature, le nôtre, celui de notre communauté, celui des hommes que Dieu choisit, tout avenir est fondé sur l’anéantissement que Dieu a voulu connaître à travers la naissance de la Vierge Marie. Tout doit être construit sur le mystère de la croix.
Laissons de côté dans ce mystère tout l’aspect douloureux, laissons-le de côté pour nous arrêter au rien. Voici que Dieu lui-même s’enfonce dans la mort et disparaît au regard des hommes pour jamais. C’est comme s’il n’avait jamais existé. C’est l’échec absolu !
Eh bien, les grands spirituels de tous les temps l’ont compris et ils sont entrés avec Dieu à l’intérieur de ce rien. Marie aujourd’hui nous invite à rester fidèle à l’exemple que Dieu nous donne. Marie a voulu être la plus humble de toutes les créatures. Elle a voulu l’être parce que intuitivement elle avait compris cette extraordinaire humilité de Dieu. Elle savait que c’est à l’intérieur de ce rien que Dieu habitait et que c’était là, et là seul, qu’elle pouvait le trouver et vivre avec lui.
Il n’y a aucune vérité, mes frères, à l’extérieur de cet exemple, aucune vérité hors du sentier emprunté par Marie à la suite de Dieu et, plus tard, à la suite du Christ qui était son enfant et qui est notre frère.
Je voudrais à l’occasion de cette fête, non célébrée liturgiquement, de la nativité de Marie, tirer une petite leçon des événements horribles qui ne cessent de secouer notre pays. Je voudrais vous dire ceci, mes frères, c’est que notre société, elle fait tout pour que de telles horreurs arrivent. C’est elle qui est la grande coupable et c’est elle qui au premier chef il faut condamner.
Pourquoi, mes frères, existe-t-il dans un service public, dans un service qui a été une affaire d’état jusqu’à ces derniers jours, pourquoi existe-t-il des lignes téléphoniques spéciales sur lesquelles chacun, même les enfants, peuvent poser des questions , recevoir des réponses sur les sujets pornographiques les plus corsés ? Pourquoi, pourquoi ?
Pourquoi à la TV ces séquences pornographiques que n’importe qui peut regarder à condition de savoir attendre qu’il soit déjà tard, bien tard ? Et pourquoi, mes frères, cette perversion étalée sans vergogne sur le réseau d’Internet ? Pourquoi ? Pourquoi ?
Voilà, c’est là que se trouve l’origine, ce qui déboussole absolument notre société. Cela ne veut pas dire qu’il faille condamner le téléphone, ni bannir la TV, ni supprimer Internet ? Loin de là ! Mais qu’on ne s’en serve pas pour pervertir le cœur des enfants et le cœur des adultes.
C’est notre société qui sécrète des bandits d’aujourd’hui et de demain et ça, à grand renfort d’images, de rythmes et de toutes sortes de recettes. Voici une histoire vrai qui vient d’arriver à Namur, à Rance exactement :
Un pharmacien, beau-frère d’un dentiste a déposé un colis devant la porte du dentiste. Une cliente sort et voit ce paquet ; elle le prend et le met à l’intérieur, puis elle s’en va. Elle fait quelques pas et elle entend une explosion formidable derrière la porte. Qu’est-ce que c’était ? Le dentiste était venu et, voyant le colis, il l’avait pris et celui-ci avait explosé entre ses mains : les mains arrachées et les intestins déchirés. Voilà, mes frères !
Eh bien, l’auteur de cet attentat, de ce crime, il avait construit une bombe artisanale – il l’a dit lui-même – d’après les indications qu’il avait recueillies sur Internet. Voilà, si vous voulez construire une bombe et anéantir votre Abbé, on ne sait jamais, allez sur Internet à tel endroit. Vous y trouverez toute la recette pour construire la bombe. Le résultat est infaillible !
Voilà, c’est cela la société aujourd’hui !
Eh bien, mes frères, la fuga mundi, la fuite du monde, vous le savez, est constitutive de l’état monastique. Nous comprenons mieux à partir de ce qui se passe aujourd’hui en quoi elle consiste. La fuite du monde consiste au rejet absolu du mal qui se trouve dans le monde et de tout ce qui peut être cause du mal : le rejet des idoles devant lesquelles s’inclines la plupart des hommes.
Ces idoles sont l’origine, et c’est vrai, sont l’origine d’un amoncellement inimaginable de malheurs : c’est l’argent ; c’est la consommation, prendre tout et puis le jeter ; c’est le plaisir, c’est la jouissance sous toutes ses formes ; c’est la soif de pouvoir qui fait éliminer le concurrent par tous les moyens !
La fuga mundi, c’est le rejet absolu de tout cela, mes frères. C’est kle refus de s’impliquer dans un usage mauvais des techniques qui sont mises à la disposition des hommes aujourd’hui. Il faut en user, c’est certain, mais il ne faut pas mal en user. C’est de rester pur devant elles.
C’est le refus, mes frères d’être les esclaves du prince de ce monde. Internet, le sigle pour désigner Internet, c’est W W W. En français, cela signifie une toile aussi large que l’univers, aussi large que le monde. Alors au-dessus, c’est un filet qui enserre le monde. Et instinctivement je pense à ce filet que le satan jette sur le monde et l’emprisonne pour jamais car il n’est plus possible de sortir de ce filet.
Cela ne veut pas dire maintenant qu’il faudrait le bannir ? Ce serait impossible8 Mais il faudrait exorciser ce filet afin qu’au lieu d’être un instrument de perversion, il devienne un instrument de progrès.
Et la fuga mundi, la fuite du monde, c’est de rejeter ce qui dans les techniques d’aujourd’hui peut être cause de perversions et attendre le moment, par l’usage que nous autres, nous-mêmes en faisons, un usage saint, un usage normal, un usage hygiéniquement sain, de hâter le moment où tout le monde sera nettoyé.
Et la fuga mundi, mes frères, c’est d’être les témoins du monde nouveau inauguré par Marie, d’être des cellules qui dépendent d’elle, qui vivent de sa vie, qui se développent à partir de la sève de pureté et d’amour qui a été déposée dans son cœur ; être les témoins de Dieu, les témoins de la beauté, les témoins de la tolérance, et les témoins de la vérité.
Mes frères, la fuga mundi, c’est d’aimer et de sauver le monde en devenant des saints. Je rappelle que saint, en latin comme en hébreux, signifie qu’il y a une coupure, qu’il y a une séparation, qu’il y a un retrait. Ce n’est pas un retrait de mépris, une retraite hautaine ? Non, c’est une retraite de sécurité.
C’est se retirer de ce qui est mauvais dans le monde pour entrer, pour vivre à l’intérieur de l’univers de Dieu sans mépriser le monde ; mais à partir de là en devenant comme Dieu et en étant à l’intérieur du monde pour faire progresser cet assainissement vers lequel inévitablement nous avons marché et qui fera que finalement – nous ne connaissons pas le jour naturellement – que finalement Dieu sera tout en toutes choses et où la vérité, l’amour et la beauté auront triomphé.
Voilà, mes frères, notre vocation ! Et voyez, il nous suffit pour cela d’être de véritables enfants de Dieu, d’être de véritables enfants de Marie.
Mes frères,
Nous avons connu deux décès à deux jours d’intervalle au cours de la même semaine. Je pense que nous pouvons encore nous y attarder quelque peu.
D’abord Père Roland : il occupait une grande place dans la communauté, non pas tant en raison de l’emploi qui était le sien mais par sa personnalité forte et originale. Nous ne le verrons plus descendre au soutirage ; nous ne le verrons plus monter au cimetière ; nous ne le verrons plus ratisser les allées ; nous ne le verrons plus passer à la porterie pour les confessions ; nous ne le verrons plus entrer au réfectoire et en sortir.
Il avait toujours quelque chose à faire. L’oisiveté, il ne la connaissait pas. Il se reposait de longs moments à l’église. Jamais il n’avait envie de sortir, de voyager. Il était heureux ici. Il avait trouvé son lieu, il avait trouvé son nid.
Le frère Gabriel de Scourmont a fait ses études à Rome avec lui. Il a retenu du Père Roland ceci – le Père Roland qui pour tous ces jeunes était un ancêtre, vingt ans plus âgé qu’eux – il a retenu de lui ses gros souliers. Il avait de grosses chaussures comme ici déjà à Rome. Et puis les jeunes le taquinaient et il se laissait gentiment taquiner par les plus jeunes. C’était le Père Roland là-bas comme ici !
Mais en même temps, c’était un étudiant fidèle, assidu, qui faisait les choses avec conscience et qui réussissait malgré son grand âge car à cette époque il avait plus de cinquante ans. Vous allez me dire que cinquante ans ce n’est pas un grand âge ! Mais si, car quand on en a vingt-cinq, ceux de cinquante ans, c’est loin !
Je me souviens quand moi j’en avais vingt, le voisin qui en avait vingt-sept ou vingt-huit me paraissait un ancêtre à ne pas fréquenter tellement il était vieux. Ais le Père Roland, lui, il était jeune, foncièrement jeune et pourtant la mort est venue le cueillir, lui comme tout le monde.
Mais qu’est-ce que la mort ? Elle nous questionne à nouveau. Nous ne pouvons pas éluder cette question. Saint Benoît vient encore de nous le dire à propos de l’Abbé. L’Abbé n’est pas éternel, un jour il mourra et il aura à rendre compte de tout ce qu’il aura fait. Mais qu’est-ce que la mort ? Les biologistes nous diront qu’elle est un phénomène naturel et que le processus de mort commence à la naissance. Ils auront raison !
Mais alors pourquoi, pourquoi cette violence qui est inscrite en elle ? La mort, on ne l’admet pas, on ne l’accepte pas. Elle est contraire à un toujours, un toujours qui est inscrit au plus profond de nous. La mort ne peut être qu’un accident, le dernier, l’accident le plus grave, l’accident dont on ne revient pas. Mais elle ne peut avoir le dernier mot.
Il y a quelque chose en nous qui nous le dit : elle n’a pas le dernier mot. La mort est comme l’opposé absolu de l’amour et, c’est pourquoi l’Ecriture l’allie au péché. Le seul moyen de vaincre la mort, de l’exorciser, de la maîtriser, c’est l’amour. Le cri de l’amour est celui-ci : Toi, je t’aime ! Eh bien toi, tu ne mourras pas ; tu ne mourras pas parce que je t’aime. Tu ne vivras pas dans mon souvenir, non, tu ne mourras pas. L’amour anéantit la mort. Il ne la nie pas, il est plus fort qu’elle. L’amour est vainqueur de la mort.
Aimer, s’immerger dans l’amour, devenir amour, ne faire plus qu’un avec l’amour qui est Dieu, c’est donc avoir vaincu la mort. Mais aimer, ce n’est pas seulement aimer Dieu. C’est si facile d’aimer Dieu, il est loin. On aime beaucoup ceux qui sont loin, mais il faut aimer les frères. Je rappelle ce mot de Zundell : il faut aimer l’homme pour ne pas risquer de rater Dieu. C’est dans le frère que Dieu se présente à nous et qu’il nous invite à l’aimer, lui qui est l’amour.
Eh bien, lorsque je suis arrivé au stade où j’aime mes frères en dépit de leurs défaut, non pas à cause de leurs qualités mais parce que ils sont mes frères, parce que le regard de mon cœur reconnaît en eux Dieu lui-même qui les anime, qui leur partage sa propre vie ; et Dieu qui se présente à moi pour que je lie avec lui des liens indestructibles de communion.
Lorsque je suis arrivé à ce stade-là, je suis passé de la mort à la vie. C’est à cela, nous dit l’Apôtre, que nous reconnaissons l’amour, que nous reconnaissons la vie. Celui qui aime vraiment est entré dans la vie éternelle. Le corps physique peut connaître la mort – il la connaît – mais le je est déjà au-delà de la mort.
Et qui est possédé par l’amour vit dans la lumière et la beauté en compagnie de tous les hommes, ceux du passé, du présent et du futur. Car vaincre la mort, c’est avoir vaincu le temps et l’espace ; c’est être entré dans la façon de vivre qui est celle de Dieu.
Mes frères, c’est là que nous élève une vie monastique pleinement réussie et, c’est cela la seule réalité. Les choses caduques, passagères et transitoires dont nous a encore parlé Saint Benoît, elles sont là aujourd’hui, elles ne seront plus là demain et, de toute manière, au moment de la mort nous les abandonnerons.
Il ne restera de nous qu’une seule chose, notre capacité d’amour, l’amour que nous aurons été, l’amour dont nous aurons rayonné, l’intensité de vie divine qui aura été la nôtre.
Et c’est là le cœur de notre vie monastique : c’est permettre à cet amour de l’emporter en nous, de vaincre la mort sur cette terre. Et c’est pourquoi le moine doit être un prophète et un témoin. Il est le prophète d’une vie nouvelle, une vie impérissable et il est le témoin de cette vie sur la terre, tout de suite.
Voilà, mes frères une petite leçon que nous laisse le Père Roland. Le Père Roland n’a jamais critiqué personne. Je ne l’ai jamais entendu dire quelque chose au sujet d’un autre, se plaindre de quelqu’un. Non, le Père Roland prenait les frères tels qu’ils étaient même si parfois ils lui tapaient sur les nerfs. Mais il avait ce bons sens de l’amour de reconnaître malgré tout en chacun la beauté qui est celle même du Christ et qui transparaît même à travers les défauts.
Mes frères,
La mort est venue frapper à deux reprises à la porte de notre cœur et elle s’est ainsi rappelée avec vigueur à notre souvenir. Nous nous laissons trop facilement distraire de sa présence. Or, elle est toujours à l’œuvre dans nos membres. Dès qu’un être humain apparaît au monde, il est déjà en train de glisser vers la mort. Il n’est pas possible d’y échapper.
De cette mort, nous devons nous faire une amie et une sœur comme Saint François qui l’avait apprivoisée. Il chantait un cantique à notre sœur la mort corporelle. Et Saint Benoît nous invite explicitement à une démarche semblable. Nous réussirons à faire de la mort notre compagne de tous les jours et une véritable amie dans la mesure où nous permettrons à la vie impérissable , à la vie divine de tout envahir en nous si nous permettons à l’amour de transfigurer notre cœur.
C’est là le fruit de la véritable intelligence, le fruit de la vraie sagesse. Si nous sommes au monastère, c’est pour nous initier à ce mystère, c’est pour nous exercer à cette Pâque. Dans le monde, les hommes sont agités par une véritable frénésie, la frénésie de l’avoir. Et eux, ils s’efforcent aujourd’hui d’occulter la présence de la mort, de la nier. C’est très fort aux Etats-Unis. Plus on descend dans l’épaisseur du matérialisme, plus on essaye de nier la mort.
Mes frères, plus nous nous dégageons non pas de la matière mais de l’appât du gain, du désir de la possession, mieux nous pouvons nous accorder avec la mort. Car quand on ne possède plus rien, quand on ne se possède plus soi-même, on ne peut avoir peur de celle qui au dernier moment nous enlève absolument tout.
Quand on ne s’appartient plus, quand on appartient à la Vie, quand on appartient à Dieu, quand on appartient à l’amour, on est déjà passé de l’autre côté de la mort. Et lorsque le déclin de la vieillesse s’amorce et s’impose, on s’y engage sans amertume parce que on sait très bien que c’est la porte de la vie véritable qui commence à s’entrouvrir. Et au fond du cœur, on sent battre une espérance, l’espérance d’un bientôt qui sera un toujours.
Je veux voir Dieu, disait Thérèse d’Avila. Et au moment où elle allait rendre l’âme, elle disait en toute conscience : Enfin, c’est l’heure de nous voir ! C’était une femme et elle réagissait comme une femme. Mais je pense que la partie féminine de notre être doit aussi, tout au fond d’elle-même, savoir que la vie est la plus forte.
Le frère Laurent avait un point commun avec notre Père Roland : ils étaient tous deux amoureux des plantes, des arbustes et de la terre. Le frère Laurent repiquait des arbustes. Il les arrosait, il les soignait, il les suivait. C’était un peu sauvage, même anarchique. Mais enfin, c’était dans des talus et il fallait bien les remplir.
Et aujourd’hui, tous ces arbustes qui étaient minuscules au départ ont grandi et ils sont là pour embellir les talus de notre par cet pour égayer nos yeux. Ils nous rappellent qu’ils doivent leur place à cet endroit à des frères qui aimaient la nature et qui maintenant possède la plénitude de la vie.
Il y a une fonction symbolique dans le fait de planter un arbre. C’est un acte de foi en la vie, même s’il est inconscient. Je rappelle que c’est un honneur pour les grands personnages reçus en Israël d’aller planter un arbre, un arbre du souvenir, un arbre qui sera mystiquement relié à un homme, à une femme, à un enfant qui ont péri dans les fours crématoires hitlériens.
Oui, soigner une plante, l’entretenir, c’est un acte de foi en la vie, c’est un acte de foi en l’amour !
Et c’est pourquoi, mes frères, pensons toujours à embellir et à soigner notre environnement. Nous avons depuis quelques années planté des milliers et des milliers d’arbres, des dizaines et des dizaines d’hectares. Ils commencent à grandir, certains ont déjà une belle taille. Ils nous disent que l’espérance doit être chevillée au fond de notre cœur.
Si notre corps mortel se dégrade peu à peu, nous savons que notre corps spirituel rajeunit de jour en jour. Voilà ce que nous dit l’Apôtre Paul, du moins dans des termes analogues. Eh bien, tous nos arbres, et nos plantes, et nos fleurs sont là pour nous dire que nous avons raison, que nous devons parier sur la vie et que notre pari est gagné à l’avance.
Et ainsi, mes frères, nous resterons spirituellement fidèles à ces deux frères : frère Laurent et Père Roland. Ils étaient si différents et pourtant si proches. Frère Laurent n’avait pas beaucoup de moyens intellectuels à sa disposition. Il se laissait guider par son intuition. Il m’a dit à plusieurs reprises, deux ou trois fois peut-être : vous savez, un tel, il ne restera pas !
Oui, c’est ainsi ! Pourquoi ? Je ne sais pas, disait-il, mais vous verrez, il ne restera pas. Et il ne restait pas. Il sentait qu’il y avait dans ce novice, dans ce jeune profès ou même plus, quelque chose qui ne s’accordait pas avec le lieu. L’intuition des gens simples !
Il a travaillé à l’étable comme tout bon frère trappiste arrivant ici. Il a travaillé à la cuisine. Voyez un peu ce petit bout d’homme avec ces grosses casseroles, car alors on était nombreux. Il a travaillé à la boulangerie jusqu’à ce que la maladie l’en empêche.
Frère Julien a rédigé une notice demandée par le foyer de Hamont à l’occasion du 60° anniversaire de l’entrée en vie monastique du frère Laurent. J’ai demandé au frère Julien qui était l’homme indiqué et il a fait quelque chose de bien qui a été lu, proclamé là en public et qui a eu beaucoup de succès. Il a raconté toutes des petites choses que nous connaissons puisque nous les avons vécues ici, que nous en avons été témoins.
Mais voilà, aux yeux de Dieu, le frère Laurent avait une valeur infinie. Et c’est ainsi que nous devons le regarder et l’aimer. C’est ainsi que nous devons regarder et aimer chacun de nos frères. Et c’est dans la pureté d’un tel regard que se trouve la vérité.
Mes frères,
Saint Benoît nous dit aujourd’hui que la grande œuvre qui attend le moine , une œuvre unique, insurpassable, c’est d’aimer le Seigneur Jésus de tout son cœur, de toute son âme, de toute sa force avant tout, en tout premier lieu, 4,2. Rien ne peut être placé avant cet amour, absolument rien !
Il y a là une exigence de totalité qui ne laisse aucune place vide. C’est ainsi qu’il faut comprendre ! Lorsque le Christ rappelle que nous devons aimer Dieu de tout notre cœur, de toute notre âme, de toute notre force, il insiste sur le mot TOUT. Nous ne pouvons donc rien distraire de nous qui soit dirigé ailleurs que vers Dieu.
Cela ne signifie nullement que Dieu soit un potentat devant lequel il faut s’aplatir, un Dieu qui ne nous laisse absolument aucune possibilité de nous épanouir en cherchant ce qui pourrait nous plaire.
Non, non, non, ce n’est pas ça que ça signifie ! Je vais essayer de dégager ce que le Seigneur déjà dans l’ancienne Alliance, et le Christ Jésus dans la nouvelle attend de nous.
L’amour de Dieu doit mobiliser notre être entier jusque dans les cellules les plus secrètes. Il n’y a jamais concurrence – il ne peut pas y en avoir – entre l’amour de Dieu et l’amour de la création, ou l’amour de la créature. Il ne peut pas y avoir de distorsion. Si l’amour de Dieu prend possession de tout moi, à ce moment-là, je saurai librement aimer à la manière de Dieu.
C’est l’Esprit Saint qui m’apprendra à aimer et, il m’introduira dans des espaces de liberté où l’amour deviendra ma seule respiration et ma seule raison d’être. Il n’y a donc jamais de concurrence , il n’y a pas de conflit entre l’amour de Dieu et l’amour de la créature. Il dit que nous devons aimer le Seigneur Dieu de tout notre cœur. C’est à dire que toutes nos puissances d’affectivité doivent être mises au service de l’amour de Dieu.
Cela signifie que notre cœur doit être exposé à la lumière de Dieu, à la beauté de Dieu de manière à ce que Dieu dans sa Trinité, Dieu-amour puisse réchauffer notre cœur, puisse le nettoyer et le vider de tout ce qui n’est pas en accord avec lui. A ce moment-là, notre affectivité rendre dans l’ordre. Elle est ce que Dieu a voulu qu’elle soit dès l’origine et, elle est disponible pour toutes les formes d’amour.
Il faut aimer Dieu aussi de toute notre âme. Cela signifie que toutes nos énergies vitales doivent être mises au service de cet amour. L’âme, dans le langage biblique, c’est la respiration de la bouche ; tandis que l’Esprit sera la respiration des narines. C’est dans les narines de l’homme que Dieu a insufflé son Esprit, pas dans sa bouche.
Mais à travers la bouche, il y a toute la puissance vitale de l’homme qui peut s’exprimer. La bouche est comme la cheminée d’une chaudière qui laisse échapper des vapeurs, qui laisse échapper le surcroît d’énergie de la machine. Donc notre machine humaine, notre machine vitale avec toutes ses puissances, avec toutes ses énergies, elle doit être mise au service de Dieu.
Mais encore une fois, lorsque cette mise au service de Dieu a eu lieu, nous sommes mis en possession d’une puissance qui dépasse à l’infini les puissances naturelles de l’homme. L’homme, à ce moment-là, va reconnaître qu’il est le roi de la création, et cela sans orgueil mais dans une grande humilité. Toute la création est pour lui. Et lorsque il pourra chanter le Cantique des créatures, à ce moment-là c’est toute sa joie, tout son bonheur d’être mis en possession de la création entière qui va jaillir de sa bouche.
Et il faut aussi aimer Dieu de toute sa force. C’est la virtus en latin, c’est la dunamis en grec. Ce sont les activités agissantes de l’homme, la force. Tout ce que l’homme peut faire, tout ce que l’homme peut inventer, tout ce que l’homme peut trouver, tout ce que l’homme peut réaliser, tout cela doit être orienté vers un amour de Dieu toujours plus grand, toujours plus pur.
Donc, c’est l’être entier tel qu’il est sorti du cœur qui doit être en face de Dieu pour le contempler, pour l’aimer et pour se recevoir de lui. Il y a donc une relation qui va permettre à l’homme d’exister, de devenir ce qu’il doit être. Mais il faut que l’homme s’abandonne dans sa totalité. Il ne faut pas qu’il garde dans son cœur un petit coin chez lui qu’il se réserverait par manière de sécurité. Non, il doit tout donner. Et vous aurez là la racine de la pauvreté.
Lorsque nous nous engageons dans la pauvreté, c’est à ça que nous nous engageons et, il est possible de vivre dans ces dispositions en étant foncièrement riche. Même si le Christ dit qu’il est plus difficile à un riche d’entrer dans le Royaume de Dieu, qu’il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille, il dit pourtant c’est possible, car à Dieu tout est possible !
Eh bien, si ce riche se place ainsi dans cette position devant Dieu, eh bien en dépit de sa richesse, il pourra entrer dans le Royaume de l’amour.
Eh bien voilà, mes frères, il est déjà temps d’aller à l’église. Je vous assure que ces choses-là ne doivent pas nous effrayer comme si Dieu exigeait tout de nous. Non, c’est un placement ! Je vais parler en financier : c’est un placement extraordinaire. On place 100 fr. – je vaux 100 fr. – et je recevrai en retour le cosmos tout entier. Et ça, c’est incalculable !
Je vais recevoir Dieu dans sa beauté, dans son être. Il va me rendre semblable à lui. Entre lui et moi, il n’y aura plus de frontière, nous serons au même niveau. Il sera mon Père et moi je serai son enfant. Mais tout ce qui est de lui sera à moi. Et cela parce que tout simplement j’aurais fait confiance et que je lui aurais tout donné. C’est cela la récompense de la pauvreté.
Mes frères,
Le bouquet que nous présente ce soir Saint Benoît compte vingt-deux fleurs. Seize sont de connotation négatives, six de connotation positives. Mais elles sont toutes belles parce que elles sont des étincelles, comme je le disais hier, des étincelles jaillie des profondeurs de Dieu, un Dieu qui veut faire de nous ses enfants. Il veut se reconnaître en nous ; il veut que nous adoptions ses façons de juger, ses façons de vivre.
Et pour cela, il nous donne des conseils. Il y a des choses à éviter, il y a des choses à accomplir. Et nous devons soigneusement nous tenir sur nos gardes, veiller sur ce que nous pensons, sur ce que nous disons, sur ce que nous faisons. C’est là une qualité que prisaient très fort les premiers moines.
On pourrait la traduire par tempérance, maîtrise de soi. Il faut toujours être vrai dans ses pensées, dans son cœur de manière à être vrai dans toute sa conduite et dans tout son discours.
Saint Benoît nous demande de marcher avec les yeux grands ouverts. Nous devons être lucides sur nous-mêmes et sur les autres, mais surtout sur nous de manière à éviter des dangers et avancer sur le droit chemin.
Oui, Saint Benoît désire nous enraciner dans la vérité. Il veut que son disciple devienne un homme lumineux, un homme qui rayonne la vérité parce qu’il s’en nourrit. Il faut que les frères puissent s’appuyer sur nous, sur nos paroles, sur notre exemple. Chacun dans le monastère doit être une lumière pour les autres.
Et cette vérité dans laquelle nous entrons, cette vérité qui prend possession de nous, elle nous rend beau. Il ne s’agit pas d’une beauté physique mais d’une beauté morale et surtout d’une beauté spirituelle. C’est la propre beauté de Dieu qui doit s’imprimer dans notre cœur.
Et voyez une communauté où tous les frères seraient ainsi à la recherche de la vérité totale, qui seraient toujours en train de veiller à la porte de leur cœur pour ne pas laisser entrer une pensée qui soit contraire à la vérité, à la justice, à l’amour, mais ce serait une communauté dont le rayonnement ne pourrait pas se mesurer. A elle seule, elle compenserait toutes les malversations, toutes les malhonnêtetés, tous les mensonges que distille la société d’aujourd’hui.
Mes frères, Saint Benoît nous fait ainsi toucher ce soir la réalité et la beauté de notre vocation. Nous ne sommes pas seulement ici pour nous, nous sommes d’abord ici pour les autres, pour les hommes ; exactement comme le Christ n’est pas venu dans une chair d’homme pour lui, mais il est venu pour nous et pour tous.
Il est donc, comme le dit Saint Benoît, des choses qui se font et d’autres qui ne se font pas et notre conduite doit le proclamer clairement. Ce que Saint Benoît attend de l’Abbé, il l’attend de chacun et de tous. Les préceptes du Seigneur, comme il dit, il faut les faire voir par l’exemple. C’est par des actes qu’on apprend aux autres d’éviter ce qui est dénoncé comme contraire à la loi.
Et c’est un des premiers devoirs de l’Abbé de proclamer la vérité, de dire hautement ce qui est contraire à la loi de la charité. Mais il doit d’abord l’exprimer par toute sa conduite, sinon on ne pourrait pas le prendre au sérieux.
Eh bien, mes frères, il faut que, chacun d’entre nous, nous soyons ce que Saint Benoît attend de l’Abbé, des exemples vivants, des paroles vivantes qui expriment à toute heure ce qui est vrai, ce qui est bon, ce qui est juste, ce qui est aimable, ce qui doit être fait, ce qui doit être évité.
Et ainsi, le moine devient un chrétien authentique. C’est à dire qu’à l’instar du Christ, il est la voie, la vérité et la vie.
Quand on y réfléchit bien, ce doit être relativement facile. Seulement, il faut y croire. Il faudrait croire que la puissance de la grâce est telle qu’elle est capable d’évacuer de notre cœur jusqu’aux racines même de l’égoïsme, qu’elle est capable de chasser toutes les peurs, qu’elle est capable d’être notre seule et unique sécurité.
Oui, il faut croire que c’est possible. Et à celui qui croit, tout est donné sans même qu’il le demande. Car lorsque Dieu rencontre quelqu’un qui est ainsi de bonne volonté, il le prend par la main et il le conduit là où ce frère espère arriver.
Je dis que c’est relativement facile, mais à la condition de ne pas lâcher la main de Dieu. Et que ce soit l’hiver, que ce soit l’été ou le printemps et l’automne, que ce soit la nuit ou que ce soit le jour, la main ne quitte pas celle de Dieu et on avance, et on cueille toutes les fleurs que Dieu met à notre disposition, qu'il sème sur notre route. Et Saint Benoît, comme je le disais tantôt, nous en présente un magnifique bouquet ce soir.
Naturellement, c’est très facile en principe mais, malgré tout, ça nécessite un long apprentissage dans l’école qu’est le monastère. C’est une éducation à recevoir et à accepter. C’est dans l’obéissance que nous nous recevons du Christ et que nous pouvons être pour les autres des foyers de charité.
C’est un travail de conversion qui nous prend à la racine de notre être et qui parvient finalement à transfigurer jusqu’à la dernière fibre de notre cœur. Il faudrait que cela arriva pour chacun d’entre nous longtemps avant notre mort biologique. Ce serait extraordinaire !
Mais attention ! Il faut éviter toute forme de raideur, de crispation, de tension nerveuse. Ce n’est pas à la force du poignet que nous pouvons cueillir toutes ces fleurs. Non, mais nous devons tout simplement dans la confiance les accepter, ouvrir large notre bouche, comme nous l’avons encore chanté ce matin au cours de l’Office de nuit, pour que Dieu puisse l’emplir. Il n’attend que cela, que nous nous ouvrions à lui.
Mes frères,
Saint Benoît, nous le savons, nous recommande et nous enjoint d’aimer le Seigneur notre Dieu de tout notre cœur, de toute notre âme, de toute notre force. Cela signifie que notre être entier doit être saisi par cet amour et comme soulevé et emporté jusque dans le cœur de la Sainte Trinité.
Car l’amour de Dieu, non seulement dans notre vie mais en soi, est le commencement et la fin de tout ce qui existe. Si Dieu a créé, c’est parce qu’il est l’amour. Et cet amour doit devenir la respiration et l’agir de tout homme. C’est possible quand Dieu investit la personne dans sa totalité, lorsqu’il transfigure l’homme jusque dans ses profondeurs. A ce moment l’homme est comme préressuscité, il est divinisé, il est Christifié.
Et c’est cela, mes frères, le but de notre vie monastique et son couronnement ! Ce n’est pas une utopie, ce n’est pas quelque chose qui serait hors de notre portée, cela nous est offert. Il suffit de nous accepter. Peut-être que le premier mouvement de l’amour serait de recevoir ?
Il est très difficile de recevoir. Nous avons l’impression lorsque nous recevons que nous sommes dans une situation d’infériorité par rapport à celui qui nous donne. Ce n’est qu’une impression et Dieu lui-même a voulu évacuer de notre cœur cette impression. Il ne nous est pas supérieur.
Non, il a voulu se glisser à notre niveau et il a voulu nous élever à son niveau à lui. Nous partageons sa nature, nous partageons ses prérogatives, nous partageons tout ce qu’il est, nous sommes authentiquement ses enfants, nous sommes de la même race que lui. Si bien que lorsque nous acceptons de recevoir de lui, nous sommes entraînés dans les relations qui tourbillonnent, et qui tourbillonnent à l’intérieur de la Sainte Trinité.
Voyez, mes frères, c’est extrêmement facile ! Mais, nous devons vaincre en nous cette réticence instinctive qui est liée à ce qui est toujours resté au fond de notre cœur, les racines du péché.
Maintenant, il est un complément indispensable à l’amour de Dieu, un complément qui en est inséparable et qui est un test de vérité. C’est d’aimer notre prochain comme nous-mêmes. Et notre prochain, c’est tout homme ! L’amour du prochain est la mise en œuvre sociale de l’amour de Dieu.
Aimer Dieu et ne pas aimer son frère, ce serait illusion ! Nous prouverions par là que nous n’aimons pas Dieu, que nous nous prenons nous-mêmes pour un dieu. C’est en aimant mon frère que j’exprime mon amour de Dieu. Il n’y a pas d’autre route que celle-là !
Car Dieu se présente à moi dans le frère et à moi de le reconnaître. Il n’a peut-être pas le visage que j’imaginerais ? Eh bien, je dois me plier à la réalité. Je n’ai pas à me laisser égarer par mon imagination, ni même par mon intellect. Non, je dois tout simplement reconnaître Dieu sur le visage de mon frère.
L’amour, le véritable amour est donc essentiellement visionnaire. Il voit Dieu sur le visage de tout homme, sur le visage de celui que je croise n’importe où. Et cette vision met en branle mon cœur, mon âme et mon esprit.
Il nous est demandé d’aimer notre prochain comme nous-mêmes. Cela suppose que nous nous aimions d’abord. Vous savez que pendant toute une période, il était bon d’afficher un certain mépris de soi. On devait se mépriser parce que on ne valait rien du tout. C’était soi-disant une expression d’humilité.
Alors, dans ces conditions-là, comment pourrais-je aimer mon frère si je me méprise, si je ne m’aime pas ? M’aimer, c’est attendre, c’est espérer ma propre métamorphose en Dieu ; c’est espérer que ma dignité, ma noblesse apparaisse à mes propres yeux et aux yeux de l’univers. Et par ma noblesse, c’est être enfant de Dieu et personne ne peut me l’enlever.
Et je dois, alors, travailler à son avènement de cette transfiguration de mon être en Dieu. Je dois y travailler en me coulant à tout moment à l’intérieur de la volonté amoureuse de Dieu. C’est l’amour de Dieu qui doit me métamorphoser mais, encore une fois, je dois m’estimer digne de cet amour. Cet amour m’est dû parce que je suis un homme et parce que je suis enfant de Dieu. Et Dieu ne peut pas ne pas m’aimer.
Si bien que aimer mon frère comme moi-même, c’est l’aider à réaliser ce que j’attends pur moi. Et comment vais-je l’aider à réaliser cette beauté ? Eh bien, en espérant pour lui ; en l’estimant, lui ; en l’admirant déjà ; en ne m’arrêtant pas à ses petits côtés, à ses mesquineries, à ses étroitesses, ni à ses péchés.
Mais bien en perçant la croûte de toutes ces bêtises pour arriver jusqu’au cœur ; et là, voir, admirer l’œuvre de Dieu dans le cœur de mon frère. Et alors me dire que demain, à l’heure voulue par Dieu, il sera une étoile.
Voilà, mes frères, aimer l’autre comme je m’aime moi-même, c’est vraiment travailler pour que lui arrive là où moi j’espère aller. On ne peut pas se sauver seul, on se sauve ensemble. Cela suppose donc entre nous, mes frères, la communion, le respect, l’estime mutuelle, la confiance mutuelle et une aide efficace. Et la première aide, encore une fois, c’est le respect et l’estime. Et c’est ainsi que nous réalisons entre nous l’unité dans le partage d’une même espérance.
Voilà, mes frères, ce que Saint Benoît nous propose. C’est extrêmement beau ! N’ayons pas peur de le croire et de nous donner tout entier, de tout notre cœur, de toute notre âme et de toute notre force à cette œuvre de sanctification de chacun d’entre nous.
Ez 18, 25-28 * Ph 2, 1-11 * Mt 21, 28-32
Frères et sœurs,
Aujourd’hui encore, nous pouvons admirer une des faces les plus belles et des plus étranges de notre Dieu. Il ne cessera jamais de nous dérouter. Acceptons-le tel qu’il est et n’essayons pas de comprendre ; ou plutôt, efforçons-nous de lui ressembler : c’est à dire ouvrons notre cœur à sa vie, ouvrons nos yeux à sa beauté, laissons-nous transformer par lui.
Et alors, finalement nous comprendrons, nous verrons comme il voit, nous jugerons comme il juge ; nous ne verrons plus à la manière des hommes, nous ne jugerons plus à la manière des hommes. Car les hommes sont tellement différents de lui : ils ont la dent longue, la mémoire tenace et ils classent les gens selon des catégories qui ne sont pas vraies.
Dieu, lui, n’a pas de mémoire. Il oublie, il pardonne, il nous rend notre virginité originelle. C’est toujours comme si nous sortions tout pur de ses mains. Il ne peut en être autrement puisque il est l’amour. Et l’amour est une justice qui va infiniment plus loin que la justice.
Quand donc serons-nous ce que nous sommes, c’est à dire d’autres lui-même ? L’Apôtre ne s’y trompe pas. Il nous conseille, il nous enjoint de changer, de convertir notre cœur ; il nous demande d’accepter en nous le mystère de Dieu, le mystère du Seigneur Jésus dans toute son amplitude, dans son tragique et dans sa beauté.
Nous devons recevoir à l’intérieur de notre corps, à l’intérieur de notre cœur, de notre âme et de notre vie, nous devons recevoir une vie différente de la nôtre, une vie autre, une vie qui n’obéit plus aux classifications tellement étriquées des hommes, ces hommes qui sont habités par la peur, par le besoin de se voir, des hommes qui se protègent les uns des autres. Dieu, lui, ne se protège jamais.
Nous devons nous laisser entraîner dans ce mouvement, dans ce dépouillement qui crée en nous un vide, un espace, un espace sans frontières, un espace sans murailles, un espace ouvert à tous les hommes. Nous devons lui permettre de créer en nous une place pour nos frères, nous devons accepter de leur céder toute la place.
Nous ne devons plus vivre pour nous mais nous devons renoncer à nos ambitions, à nos aises, à nos soifs de puissance. Nous devons vivre pour les autres. Nous devons devenir comme Dieu : pure ouverture, pur accueil et pur amour. Nous devons apprendre à écouter, à accueillir, à nous offrir, à obéir.
C’est une sorte de mort, oui, une mort à nous-mêmes. Et c’est dur, c’est même très dur mais c’est la porte de la liberté, c’est la porte de la vie, d’une vie inimaginable à l’homme égoïste et peureux. C’est l’entrée dans la vie divine jusqu’au plus intime du cœur de Dieu.
Les publicains et les prostituées vous précèdent dans le Royaume de Dieu. Cette parole nous est adressée à nous aujourd’hui. Il est si facile d’écouter la Parole de Dieu, mes frères, comme ayant été prononcée un jour bien lointain à des personnes inconnues. Mais non, elle nous frappe en plein visage aujourd’hui même.
Alors, prenons la place des derniers, mettons-nous à notre place, à notre place de pécheur et ainsi, personne ne pourra nous précéder dans le Royaume de Dieu.
Alors, frères et sœurs, quand nous aurons pris la mesure exacte de notre misère, alors chanteront en nous la tendresse et la pitié, l’humilité, la préférence donnée aux autres. Ce sera en nous l’accueil universel, l’absence de jugement, l’admiration devant la flamme qui brille dans un secret, à l’insu de tous sauf de Dieu et de nous qui serons devenus comme Dieu.
Frères et sœurs, c’est en devenant le premier repenti que nous saurons avec certitude que les autres, tous les autres emprunteront le même chemin que nous. Et ce chemin nous conduit à l’intérieur d’un univers nouveau, un univers où on est chez soi pour toujours et où on peut librement être aimé et aimer.
N’ayons donc pas peur ! Acceptons de recevoir en nous le mystère de l’amour dans toute son amplitude. C’est à cela que nous sommes appelés, nous qui nous glorifions de notre appartenance au Christ.
Amen.
N.B. Absence du Père Abbé pendant tout le mois d’octobre pour cause de Chapitre Général….
Mes frères,
Les saints que nous fêtons aujourd’hui nous rappellent que l’accomplissement parfait de la personne humaine, c’est l’amour, l’amour dans l’accueil de l’autre, dans le don total de soi, dans une gratuité sans faille.
Si Dieu appelle des hommes et des femmes à vivre dans un monastère, dans une solitude habitée par lui, c’est pour leur enseigner la science sublime de l’amour, pour les métamorphoser, pour faire d’eux des révélations de l’amour, de la paix et de la joie.
Le bonheur absolu, insurpassable, éternel, c’est l’amour dans une participation pleine, entière, consciente à l’être le plus secret de Dieu. Il n’est rien au-delà, c’est à dire dans son immense beauté et dans son éternité.
Telle est, mes frères, la beauté de notre vocation ! Est-ce que nous y pensons assez ? Est-ce que ce tableau qui nous est présenté, qui nous est remis, qui nous est donné pour jamais, ce tableau est-il toujours devant nos yeux ? Ou bien détournons-nous nos regards pour les attacher à des riens, à des idoles ?
C’est la question que nous devrions nous poser chaque jour lorsque à midi et le soir nous consacrons quelques minutes à passer en vitesse ces heures que nous avons connues et qui ont été des occasions offertes par Dieu, offertes par l’amour afin que nous répondions à ce qu’il attend de nous, au cadeau qu’il nous fait et qui est sa propre personne.
Les béatitudes qui nous seront rappelées tout à l’heure sont la peinture d’un homme possédé par l’amour. Les valeurs auxquelles s’attachent les tenants de ce monde fugace n’existent plus pour lui. Il a tout donné, tout abandonné sans retour pour l’incommensurable richesse de l’amour.
Il est pauvre, il est miséricordieux, il est doux ; il est assoiffé de justice, d’une justice nouvelle, la propre justice qui est l’amour. Son cœur est devenu un diamant dans lequel joue la lumière, dans lequel Dieu a établi sa demeure pour jamais.
Il supporte tout, il espère tout, il possède tout en possédant l’amour, en possédant Dieu. Et Dieu, en se donnant à lui, lui a donné tout par surcroît. Rien ne peut plus l’atteindre. Il est passé à l’intérieur de la vie impérissable.
Vous allez peut-être m’objecter que tout cela est utopique, que la vie concrète est bien plus terre à terre ? Eh bien oui, mes frères, plus elle est terre à terre et plus elle est belle parce que le terre à terre, le concret que nous connaissons chaque jour, est l’écrin dans lequel est protégée la pierre infiniment précieuse de l’amour. Il n’est pas dans notre journée une minute qui ne soit l’occasion de lancer vers le ciel et vers les autres une étincelle d’amour.
Le regard du contemplatif, du vrai contemplatif, remarque tout cela. Il s’en nourrit et il devient le moteur d’un agir qui n’est plus un agir d’homme tout en étant plus que jamais un agir d’homme. Le Christ vivait ainsi, la Vierge Marie vivait ainsi.
Alors nous qui sommes des membres du Christ, qui sommes les cellules de son corps, nous qui sommes des enfants nés de la chair spirituelle de Marie, pourquoi ne serait-ce pas notre vie aussi ? Si nous sommes dans le monastère, comme je l’ai dit tout à l’heure, ce n’est pas pour nous protéger des accidents de cette vie !
Non, nous sommes ici pour nous laisser refaçonner, pour retrouver notre véritable origine qui est d’être enfant de Dieu, enfant de la Vierge Marie, frère du Christ et frère de tous les hommes, pour devenir des saints.
Alors, mes frères, ne nous arrêtons pas à des bêtises, à des points d’honneur, à des susceptibilités, à des jugements hâtifs. Non, nous sommes assis ensemble à la table du Royaume et le Christ nous revêt de sa vie et de sa beauté. Ne nous attardons donc pas à ramasser les miettes qui tombent de cette table ! Non, les mets sont là devant nous.
Alors, mes frères, rappelons-nous que Dieu est généreux ; plus nous attendons de lui et plus il nous donne. Alors, ouvrons nos yeux bien grands et reconnaissons Dieu, reconnaissons l’amour partout, en chacun, en tous !
Les saints que nous fêtons aujourd’hui, connus et inconnus, des saints de toutes races, de toutes nations, de toutes religions, les saints qui nous ont précédés, ceux qui sont là maintenant, ceux qui viendront, ceux qui sont dans la grande éternité de Dieu, eh bien, ils nous accompagnent sur le chemin.
Restons présents à eux comme eux-mêmes sont présents à nous. Nous formons tous un seul corps et, là où ils sont, nous sommes déjà mystiquement avec eux. Telle, mes frères, doit être notre espérance en ce jour.
Mes frères,
Nous sommes déjà bien engagés dans le mois de novembre, novembre avec ses grands vents, avec ses pluies, avec ses obscurités. Novembre, c’est le mois de la reddition des comptes et des bilans, le mois des jugements. Mais novembre est aussi une fourmilière de saints : la grande fête de la Toussaint, dans une dizaine de jours la Toussaint de l’Ordre ; et puis Saint Hubert aujourd’hui, Saint Hubert et l’Ardenne profonde, l’Ardenne aux loups, l’Ardenne aux brigands, l’Ardenne qui ne finit pas de se convertir.
Et ainsi la vie, toute la vie glisse inéluctablement vers son mois de novembre. La nature est une enseignante compétente, patiente. Elle ne dissimule pas la vérité. Et nous sommes, nous, des fragments de la nature. Nous sommes donc adaptés à sa parole et nous sommes capables de la comprendre si nous ouvrons attentivement l’oreille de notre cœur.
Mais nous sommes aussi plus que la nature. Nous sommes de la race, de la parenté du Créateur de la nature, ce Créateur qui est l’Amour. Et nous participons ainsi à deux vies : une vie naturelle, celle du cosmos, et nous la sentons battre dans nos artères ; et puis la vie de Dieu, cette vie qui est amour.
La première est immortelle car, si nous disparaissons, le cosmos, lui, subsiste jusqu’au jour où lui aussi disparaîtra. Et puis, il y a en nous la vie impérissable, la propre vie de Dieu. Et cette vie, nous devons l’aimer, nous devons la cultiver et nous devons l’entretenir.
La liturgie va au cours de ce mois éveiller sous les yeux de notre cœur la réalité de la fin du monde et du jugement qui sera porté sur le monde. Ce n’est pas pour nous effrayer, mais c’est pour nous rendre vigilants. Et pour nous, la fin du monde coïncidera avec la fin de notre vie. C’est un mystère d’une profondeur inouïe et Saint Benoît nous recommande d’y penser chaque jour.
Il est impressionnant de voir notre frère Gérard dont le physique et le psychique se délabrent de jour en jour. Mais nous savons qu’à l’intérieur de ce frère il y a une autre vie, celle qu’il a soigneusement cultivée, entretenue au cours de près de 70 ans de vie monastique fidèle. Et cette vie, c’est elle que nous devons regarder, respecter, admirer.
Eh bien, mes frères, ce mois de novembre dans lequel est engagé notre frère Gérard, il se lèvera aussi un jour pour nous. Et dans la perspective de la fin d’une vie, tout se place dans la vérité. Et au bilan, au bilan qui sera tiré, eh bien tout, absolument tout sombre dans la vanité, dans le néant.
Et pour cela, notre frère Gérard est aussi un avertissement. Tout disparaît de ce qu’était l’homme dans sa force, dans sa beauté, dans son intelligence, dans ses projets ; tout disparaît, sauf sa capacité d’amour.
A cette heure, mes frères, nous nous apercevrons que nous sommes notre charge d’amour et absolument rien d’autre. Notre vie coïncidera avec l’amour ou bien, si vous voulez, l’amour est la vie véritable, la vie éternelle. Si notre respiration est l’amour, nous vivons ; sinon nous ne sommes que des fantômes.
Le jugement auquel nous serons soumis va donc porter alors – et il porte déjà maintenant – sur l’amour que nous sommes ou que nous ne sommes pas. Et celui qui nous juge, c’est le juge de tout homme ; et ce juge est lui-même l’amour auquel on donne le nom de Dieu.
Nous savons, nous devons savoir que le plus petit acte d’amour a plus de valeur que le cosmos entier. Et être jugés par l’amour, voilà ce qui doit nous réconforter : c’est avoir gagné à l’avance ! Car l’amour est l’amour et il ne peut pas condamner. Il ne peut faire qu’accueillir, que pardonner et que se donner. C’est toujours lui qui finalement sera le plus fort.
Mais quand je dis cela, ce n’est pas pour ouvrir une porte à la négligence et au laxisme et dire : eh bien, faisons n’importe quoi car finalement ça se terminera toujours bien pour nous. Non, mais quand je dis cela, c’est pour vous stimuler à la vigilance, c’est pour nous stimuler à mieux aimer.
Celui qui aime bien, mes frères, eh bien, il est léger comme l’air et rien ne l’arrête. Tandis que celui qui n’aime pas, il est aussi lourd que du plomb, il est immobile, comme mort. Et nous-mêmes, ne jugeons personne, absolument personne car la vie profonde de chacun est un secret et Dieu seul peut pénétrer ce secret.
Alors, mes frères, au cours du mois de novembre, demandons les uns pour les autres la grâce de pouvoir aimer vraiment. Et ainsi, nous nous retrouverons tous ensemble dans le grand concert de la vie.
Mes frères,
Le plat de résistance du Chapitre Général était l’écoute des rapports des maisons. Vous savez que chaque maison de l’Ordre devait réfléchir sur la façon dont la communauté, sa propre communauté, était une scola caritatis, une école où on apprenait la charité.
Chacune des quatorze commissions devait ainsi écouter une douzaine de rapports. L’Abbé ou l’Abbesse était présent. Il devait expliquer comment ce rapport avait été composé et puis alors, donner quelques explications sur des points au sujet desquels on avait besoin d’éclaircissement.
Lorsque l’écoute de ces rapports était terminée, ce qui a pris quelques jours – mais il est vrai qu’on n’y passait pas la journée entière, cela eut été trop fastidieux – donc lorsque ce fut terminé, les quatorze secrétaires des quatorze commissions ont remis une synthèse des points principaux qui avaient été retenus.
Ces quatorze synthèses ont été présentées en séance plénière les unes après les autres. Puis, elles ont été confiées à un comité de cinq sages masculins et féminins qui ont établi une synthèse des quatorze synthèses. Cette synthèse, vous la trouverez dans le compte rendu du Chapitre Général qui arrivera sans doute avant la fin de l’année.
Puis cette synthèse a été retravaillée par trois membres du Chapitre. Il y avait deux Abbés et une Abbesse. J’ai oublié de qui il s’agissait mais j’ai retenu un nom, c’était celui de l’Abbé du Mont des Cats.
Ce qu’ils ont dû faire alors, c’est rédiger une adresse ou un message aux communautés de l’Ordre. Et là, à la suite de ce qu’ils avaient retenu, de ce qui s’était dégagé des rapports des maisons, ils ont présenté ce qui devrait être le thème du prochain Chapitre Général. Il est vrai que ce message avait d’abord été discuté dans chaque commission, qui avait donné son avis, qui avait proposé des corrections. Et finalement, il n’y a pas eu tellement de corrections.
Mais notre commission, qui était une commission un peu anarchique je pense, j’ai tout de même senti ça, et elle n’était pas d’accord qu’au prochain on établisse un rapport de maison sur un thème. Cela devient une marotte de donner des thèmes sur lesquels il faut réfléchir.
Et on disait que au moment où on allait célébrer le 900° anniversaire de la fondation de l’Ordre et au seuil du troisième millénaire, il était préférable de dégager une physionomie de l’Ordre aujourd’hui. Et cette figure de l’Ordre devait et pouvait se décider à partir des Cartes de visite.
Donc, notre commission a proposé que les rapports des maisons présentés au prochain Chapitre Général seraient rédigés à partir des Cartes de visite.
Eh bien, c’est tombé dans un trou. Il y a une véritable marotte des thèmes. Mais pourtant, c’était logique et les raisons étaient bien exposées ! Mais voilà, non, cela n’a pas été accepté.
Et finalement, voici le texte du message qui a été adopté et qui est adressé aux communautés :
Chers frères et sœurs,
A la fin de nos Chapitres Généraux, nous voudrions partager avec vous ce qui a constitué l’essentiel de notre espérance…
Donc, il y avait deux Chapitres Généraux, celui des Abbés et celui des Abbesses. Et lorsque ils étaient réunis ensemble, ça s’appelait une réunion générale, ce qui est un paravent derrière lequel se cache le fait qu’il y a un seul Chapitre Général au lieu de deux. Il faut tenir compte aussi du Droit de l’Eglise !
Dès le début, notre expérience a été modelée par le témoignage lumineux de nos frères de l’Atlas…
Donc ces frères qui ont été assassinés après deux mois environ de détention. On n’a jamais su où ils avaient été détenus. Je vous l’ai dit, on n’a jamais retrouvé leurs corps. On n’a retrouvé que leurs têtes.
…nos frères de l’Atlas qui nous ont rappelé le sens, la valeur et la fécondité d’une vie cénobitique à la suite radicale du Christ, enracinée dans une Eglise locale, solidaire d’un peuple particulier, ouverte au dialogue entre les religions et entre les Cultures.
Donc, il s’agit ici d’un témoignage, donc d’un exemple qui a été donné et qui a été confirmé par la mort de ces frères.
Les nouvelles fondations et la persévérance toute évangélique de certaines maisons qui font face à des situations difficiles nous ont fait communier à la réalité toujours actuelle du mystère Pascal…
Il y a ici une allusion aux maisons du Zaïre situées dans le Kivu. J’ai oublié de le dire, à Scourmont, ils reçoivent des nouvelles puisque c’est leur maison-fille. Ils les reçoivent par des canaux qu’il ne faut pas trop vouloir analyser et, ces nouvelles recoupent celles qui nous ont été transmises par le Père Armand Veilleux et que j’ai affichées au tableau.
Ils sont dans une situation extrêmement précaire. Les moines du Kivu avaient déjà commencé à construire un nouveau monastère dans la banlieue de Goma. Mais voici qu’ils ont dû même abandonner cela. Notez bien qu’ils pouvaient le faire ayant financièrement Scourmont derrière eux. Le Supérieur de ce monastère faisait partie de notre commission et a expliqué ce qu’ils faisaient, c’était construit en dur. Et voilà que c’est à nouveau abandonné ! Et le Supérieur qui est à Nairobi, il ne lui est plus possible de rentrer au Kivu, à partir de là du moins.
Il y a aussi les Maisons de l’Angola, l’Angola qui a été déchirée par une guerre civile pendant plus de quinze ans. Maintenant, c’est terminé depuis deux ans environ, plus ou moins terminé ! Alors il y a des frères et des sœurs qui doivent aussi trouver les moyens de se remettre sur les rails au plan matériel. Et ils sont restés là durant toutes les guerres, se réfugiant d’un côté, trouvant abri de l’autre. Je vous assure que ça n’a pas été très facile pour eux. C’est à cela que le message fait allusion ici.
…qui font face à des situations difficiles, nous ont fait communier à la réalité toujours actuelle du mystère Pascal.
Notre attention s’est principalement portée sur la vie même de nos communautés. Les rapports des maisons nous ont montré que la scola caritatis était une réalité vivante parmi nous. En bien des cas, la réflexion communautaire sur ce thème a joué un rôle dynamique dans la recherche de Dieu et de la vie fraternelle….
Il veut dire ceci : que les communautés qui ont été amenées à réfléchir sur cette question de la scola caritatis ont été stimulées à mieux chercher Dieu et à mieux assumer, épanouir la vie fraternelle.
L’étude attentive de chacun de ces rapports a été pour les capitulants un exercice approfondi d’écoute, de discernement et de souci pastoral qui nous a beaucoup enrichis. Notre communion a été grandement fortifiée par la simplicité et l’honnêteté des échanges et par une transparence plus grande grâce à une meilleure information.
Notez qu’il y avait des rapports qui étaient plus ou moins sibyllins. C’est à dire que pour les comprendre il fallait l’explication orale, sinon on comprenait de travers. Donc, dans ce sens là, cela a été une meilleure information. L’idéal eut été que ce fut enregistré et qu’on put les écouter.
Et ceci, c’est le premier tiers, le premier tiers qui a été rédigé par je ne sais pas qui. Puis maintenant je m’en vais arriver jusqu’à la moitié du deuxième tiers. Le troisième tiers a été rédigé par l’Abbé du Mont des Cats ; il l’a dit en petite réunion.
Lorsque il a fallu choisir le thème du prochain Chapitre, les suggestions diverses faites par les commissions ont convergé vers quatre thèmes fondamentaux : la formation,…
C’est à dire la formation des communautés, la formation des nouveaux, la formation continue.
….la vision commune,…
Est-ce que la communauté a une vision commune de la vie cistercienne, ou bien il y a-t-il des visions diverses ?
…le rôle du Supérieur, et finalement la communication à l’intérieur de la communauté. En interprétant le processus que nous avons vécu, nous pourrions dire que les quatre thèmes se rejoignent en un seul qui pourrait être formulé comme suit…
Eh bien, nous en resterons là ce matin. Je vous laisse l’eau à la bouche et, demain soir peut-être ou à la première occasion, nous verrons comment ces quatre thèmes se rejoignent en un seul et, comment ce seul peut être formulé. Il faut dire qu’il y a toute une préparation et que ce n’est qu’en fin du message que ce thème est clairement formulé. Donc, vous ne perdez rien à attendre encore, quelques heures sont si vite passées !
Sg 6, 12-16 * 1Th 4, 13-18 * Mt 25, 1-13
Frères et sœurs,
Nous avons pour nous prendre la main et nous conduire sur les chemins de cette vie à la vérité toute entière un pédagogue à nul autre pareil : l’Esprit Saint qui vient du Père et qui retourne à Lui en nous emportant avec lui.
Au terme de notre année liturgique, il a soin de nous rappeler avec force et douceur que notre monde lui aussi aura une fin. La science nous le dit également : le soleil finira par s’éteindre et toute forme de vie aura disparu sur la terre. Le point de l’univers dont nous sommes à présent la conscience éveillée sera mort.
Certes, ce n’est pas pour demain mais cela arrivera inéluctablement. C’est un signe, c’est une parabole, c’est une parole qui nous est adressée et que nous devons accueillir avec soin car, elle est une invitation sur le chemin que nous avons à prendre. Car il est une réalité qui nous touche au plus près, au plus secret de notre être : c’est notre propre fin, c’est notre mort. Et vraiment pour nous, à cet instant, ce sera la fin du monde.
Pourquoi ne pas y penser ? Pourquoi ne pas nous y préparer ? Saint Benoît recommande à ses disciples de tenir présente sous nos yeux, la mort, notre mort personnelle. Ce n’est pas pour nous effrayer, ce n’est pas un geste morbide, loin de là ! Mais c’est pour nous dire que nous ne sommes pas destinés à tomber dans le néant mais plutôt à nous préparer ardemment à une rencontre comme ces jeunes filles de la parabole.
Remarquez, mes frères, qu’il est question aujourd’hui à trois reprises de rencontre. Or, ce n’est pas rencontrer n’importe qui : c’est rencontrer la Sagesse qui est la personne même du Seigneur Jésus, c’est rencontrer le Seigneur Jésus dans son être de ressuscité, c’est rencontrer le Seigneur Jésus qui se présente à nous comme un époux avec lequel nous devons nous unir pour jamais.
Ce qui doit faire battre notre cœur, c’est l’Amour. Celui qui aime, il est toujours sur des charbons ardents, il attend, il n’est jamais rassasié d’attendre. Il sait que le moment de la rencontre approche et qu’elle se fera à l’heure voulue. Oui, il s’agit de rencontrer le Seigneur Jésus en personne.
Il n’est pas loin de nous, frères et sœurs, lui qui est l’amour, lui qui nous crée à toute heure, lui qui est la Sagesse au visage toujours souriant. Il nous demande d’être attentifs à sa présence, de nous ouvrir à l’amour, de croire en ce qui est en l’homme et qui est plus que l’homme, de nous tenir prêt pour l’heure où lui-même déchirera le voile. Car, ce qui nous est encore annoncé aujourd’hui, c’est l’existence d’un univers qui est comme enveloppé sous la rugosité de notre univers matériel. C’est le propre univers de Dieu, celui vers lequel tous nous nous dirigeons.
Oui, notre monde matériel – du moins celui qui est le nôtre actuellement – aura une fin. Et même le grand cosmos, tout cela va s’éteindre. Mais lorsque cette heure arrivera, Dieu aura été tout en toute chose et la terre resplendira d’une lumière nouvelle, une lumière autre et elle sera l’ostensoir nous permettant de contempler notre Dieu pour jamais.
Eh bien, frères et sœurs, nous devons nous exercer dès maintenant à cette vision. C’est cela la foi, la véritable foi ! Certes, nous avons le droit de nous assoupir et de nous endormir comme les dix jeunes filles. Car si notre esprit est vif, notre chair par contre, elle est faible, elle est lourde. Mais sous le sommeil qui parfois nous accable doit veiller un cœur qui aime et un cœur qui attend. Si bien qu’au premier signal, nous serons debout pour la rencontre et pour la joie.
Etre avec le Seigneur pour toujours, comme nous le dit l’Apôtre, c’est le sommet de notre existence : toujours avec Dieu dans la lumière, dans la beauté, dans le rassasiement d’un amour sans fin, d’un amour toujours nouveau, comme une source qui jaillit de plus en plus pure. N’est-ce pas là, frères et sœurs, notre rêve le plus fou ?
Eh bien, c’est cela la mort de l’homme juste ! Elle est le rêve devenu réalité pour jamais. Nous sommes des chrétiens, ne soyons donc pas abattus comme ceux qui n’ont pas d’espérance. Aidons-nous les uns les autres dans les nécessités de notre vie terrestre et aussi, en portant notre espérance en la vie nouvelle.
Ce n’est pas une vie comme celle-ci qui serait en mieux, qui serait même parfaite. Non, c’est la nouveauté absolue ! Et seuls pressentent cette nouveauté ceux dont les cœurs assez purs commencent à percevoir la réalité et la beauté. Mais ils ne peuvent rien dire car il n’est pas un seul mot dans notre univers actuel pour pouvoir l’exprimer.
Frères et sœurs, aimons-nous vraiment les uns les autres et …?… ainsi de quelque manière nous serons au-delà de la mort. Le Seigneur Jésus ressuscité, lui qui a voulu être un homme comme nous, il est ressuscité et il nous ressuscite avec lui. Laissons-nous porter par cette réalité, c’est cela l’espérance ! C’est de croire et de sentir qu’on est déjà en train de passer à cette vie nouvelle.
Frères et sœurs, comme nous le recommande la parabole de ce jour qui vient de tomber des lèvres même du Seigneur, veillons ! Veillons, tenons ouverts les yeux de notre cœur ! Nous ne savons ni le jour ni l’heure, c’est peut-être maintenant si nous voulons ? Ouvrons donc notre cœur à l’espérance, ouvrons-le à la foi, ouvrons-le à la charité et ainsi, nous vivrons en sécurité et nous serons les uns pour les autres un en..?.…
Amen.
Mes frères,
Il est peut-être utile de revenir sur les événements de la semaine dernière. Il faut bien comprendre que le supériorat ad nutum n’est pas un état définitif. C’est une mesure provisoire en attendant que la communauté soit prête pour une élection abbatiale. Il y a toute une série de supériorat ad nutum. Celui qui a été appliqué ici est extrêmement rare car on ne trouve presque jamais de communauté qui demande que son Abbé demeure en charge après la limite d’âge.
Le Père Abbé Général a jugé qu’il ne pouvait surseoir à la démission offerte. Il l’a dit en public, et cela a été ratifié par les commissions et le Chapitre Général. Mais comme vous savez, on a trouvé une solution de rechange qui est le supériorat ad nutum mais, qui ne peut pas s’étendre au-delà d’une année.
Lorsque le supériorat ad nutum va plus loin qu’une année, c’est que la situation de la communauté n’est pas normale. Par exemple : il ne se trouve personne dans la communauté qui soit capable d’assumer la mission d’Abbé. Ou bien, la communauté est composée quasi uniquement de vieillards décrépis et est en voie d’extinction. Je pourrais citer des cas d’Abbaye, mais cela n’en vaut pas la peine, je donne simplement le principe.
Ou bien alors, il y a des tensions très dures à l’intérieur de la communauté si bien qu’il est préférable d’attendre et, on va donc confier la gestion des affaires courantes à un supérieur ad nutum, le Père Immédiat étant alors le véritable Abbé auquel on en réfère toujours.
Donc, mes frères, voilà la situation telle qu’elle est. Je pense qu’elle est sagesse et c’est dans un grand esprit de foi et avec reconnaissance que nous l’embrassons.
Mais le Père Immédiat a suggérer autre chose en préparation de la Visite Régulière qui aura lieu dans le premier trimestre de l’année prochaine. Il nous a dit que l’idéal serait de faire la visite régulière entre nous. Si bien que lorsqu’il viendrait, il n’aurait plus qu’à en recueillir les fruits.
C’est assez original et cela va un peu contre la traduction de la Tradition Trappiste pure et dure où il est tout à fait interdit sans la permission de l’Abbé à deux frères d’échanger sur des sujets hautement spirituels. Si on a quelque chose à se communiquer, c’est au moyen des signes, on ne parle pas.
On peut ainsi vivre des années, des années et des années sans connaître la voix de son voisin sauf quand il est lecteur à table, lecteurs de complies ou hebdomadier. Mais enfin, vivons avec notre temps.
Mais que propose-t-il alors ? Eh bien, qu’on se rencontre les uns les autres et puis qu’on parle une heure, deux heures en une ou plusieurs fois sur des sujets qui tiennent à cœur et qui pourraient faire l’objet de remarques à l’occasion de la Visite Régulière.
Il a donné un exemple : un frère peut juger que l’Abbé n’a pas d’autorité, il laisse tout faire, il est permissif. Et on se demande à ce train-là dans quel gouffre on va glisser la communauté ? Et ça, c’est mon idée !
Je rencontre un frère. Et voilà qu’à ma grande surprise ce frère me dit que l’Abbé est beaucoup trop dur. Il est trop rigoureux, il fait régner une discipline trop forte. Il n’a pas de souplesse, il faudrait aérer un peu.
Voilà donc deux opinions contradictoires au sujet de la même personne. Alors en parlant entre soi, on peut arriver l’un et l’autre à une vision plus correcte de l’Abbé qui doit tenir la place du Christ et comme le Christ toujours faire passer la miséricorde avant la rigueur de la justice.
L’Abbé est un homme mandaté par Dieu pour conduire un troupeau sur les chemins du Royaume, et un troupeau où il y a des béliers très forts mais aussi de petits agneaux qui savent à peine marcher. Et il faut faire avancer le troupeau au pas des plus faibles. Enfin toutes sortes de choses ainsi que vous connaissez aussi bien que moi et sur lesquelles je reviendrai à l’occasion.
Un autre exemple qu’il n’a pas cité mais que je vais donner en citant le nom du frère parce que il me l’a dit lui-même. Il s’agit du frère Nicolas. A chaque Visite Régulière venait à son sujet le même refrain : il sortait beaucoup trop ! Voilà, voyez un petit peu la pauvre victime ! Mais enfin maintenant, si vous avez l’occasion de lui parler, il va pouvoir l’expliquer et il dira que auparavant le banquier venait ici chercher tout. On ne devait pas se déranger.
Mais aujourd’hui, il ne s’agit pas de ça, il faut aller à la banque. Même si on a un téléligne, il faut aller porter les chèques à la banque, il faut aller chercher l’argent à la banque. Il faut aller jusque là si bien que c’est pratiquement tous les jours qu’il faut y aller.
Un autre exemple : auparavant le facteur venait l’après-midi chercher le courrier ici. Il y avait deux tournées. Maintenant pas question ! Il vient le matin puis on ne le revoit plus. Si on a du courrier, il faut soi-même aller le porter à la Poste.
Auparavant, s’il fallait aller chez le dentiste, chez l’oculiste, mais on y allait à pied. On était jeune et on allait et on revenait à pied. Aujourd’hui, plus question de ça. On a pris de l’âge et les jeunes, eux, ont beaucoup de travail. Donc, il faut la voiture et le chauffeur : frère Nicolas.
On pourrait multiplier les exemples sans fin. Et c’est la raison pour laquelle il doit tellement courir les rues. Et il faut dire qu’il ne s’en porte pas plus mal. Il n’a pas encore perdu sa vocation, loin de là ! Il s’enracine de plus en plus en elle et il n’a aucun goût pour le monde et les sorties.
Donc voilà, j’ai joué un peu le scénario et ça remet un peu les choses en place : on comprend pourquoi. Vous voyez, en parlant on peut dire les raisons, le pourquoi qu’une telle chose se fait. Je ne vais pas multiplier les exemples, vous en avez plein la tête et, au cours de vos échanges, vous aurez l’occasion comme ça de crever bien des baudruches et de voir qu’il n’y a rien.
Ce qui peut arriver aussi, c’est qu’on ait peur les uns des autres. Celui-là, il est plutôt, il me fait plutôt peur. Donc, je préfère ma foi le saluer bien gentiment et que cela s’en tienne là. Mais si on a l’occasion de parler, on verra qu’il n’est pas si terrible et que peut-être, sous une carapace un peu revêche – j’emploie ce mot-là par souci d’exagération – il a peut-être un cœur d’or.
Alors que je serais tout autre avec lui, nos relations vont pouvoir se détendre et s’épanouir. C’est la raison pour laquelle il a suggéré cette petite pratique qui n’arrivera sans doute qu’une fois.
Donc, mes frères, je vous encourage très fort à prendre le taureau par les cornes et ce sera peut-être une découverte. Il ne se passe pas tellement de choses, d’événements dans une communauté que pour une fois il y en aura un, et ce sera celui-là !
Il ne dit pas, mais je sais qu’il y a une question qui flotte dans le cœur de beaucoup, une petite … ? … pour se dire : Mais enfin, ici, il n’entre pratiquement personne ? Il n’y a pas, comme on dit, de recrutement ; tandis qu’ailleurs, voilà, il y en a ! Mais alors pourquoi ? Pour quelle raison, pour quelle raison ?
Voyez, c’est la faute du Maître des novices ! Voilà, c’est lui qui n’en veut pas, c’est lui ! Il préfère que ça cesse au noviciat, comme ça il est tranquille. On pourrait dire ça, et je sais qu’il y en a qui le pense ; c’est pour ça que je le dit. Et lui le sait aussi.
Mais voilà, mes frères, attention, prenons bien garde ! Pas de jugements à l’emporte pièce !
Maintenant, je vais vous donner des exemples où le Maître des novices est tout à fait en dehors et où c’est moi qui suis en cause. Cette année, il y a deux candidats qui se sont présentés, deux. Maintenant je peux en parler parce que il y a déjà quelques mois de cela, dans le courant de l’été et ainsi vous donner une idée. Et si vous étiez à ma place, qu’auriez-vous fait ?
Le premier était un brave monsieur âgé de septante-cinq ans qui était veuf. Il venait de perdre son épouse et il venait ici. Pourquoi voulait-il entrer ici ? Mais parce que il voulait terminer ses jours dans la tranquillité. Dans le monde, il y a des conflits, il y a des tensions, il y a de la violence et il voulait vraiment vivre dans la paix, sans soucis.
Je lui ai fait comprendre que le monastère, ce n’était pas un lieu où on vivait sans soucis. Au contraire, qu’il fallait chercher Dieu, s’exposer à l’action de l’Esprit Saint qui purifie le cœur. On vivait en communauté avec beaucoup de tempéraments et que fatalement on se heurtait les uns les autres, etc.
Vraiment il en tombait par terre, il ne comprenait pas. Non, je veux vivre ici pour y vivre dans la tranquillité et dans la paix, terminer mes jours comme ça, un peu comme dans une maison de retraite où on est bien tranquille, où tout est servi.
Je lui ai dit : Ecoutez, je regrette beaucoup mais ce n’est pas du tout ça la vie monastique. Alors il m’a demandé pour venir en retraite ici pendant quinze jours. Il est donc venu en retraite quinze jours et finalement je pense que c’est le Père Hôtelier qui lui a donné la référence d’une sorte de petite société – mais pas congrégation – justement pour les veufs âgés qui désirent terminer leur vie ensemble dans la tranquillité.
Mais voilà, mes frères, fallait-il l’accepter ou non ? Le Maître des novices n’a même pas été au courant. Il ne l’a pas vu. C’est moi qui ait dit : non, ça ne va pas !
Il y en a eu un second. Mais le second, lui, il n’est pas venu ici mais il m’a fait écrire par un de ses amis qui était religieux je ne sais plus où. Il lui a fait écrire ici en se disant que s’il écrivait l’affaire serait gagnée. La situation de cet homme était celle-ci : il était âgé de cinquante-deux ans. Disons qu’aujourd’hui, c’est encore potable ! On dira : c’est une vocation tardive. Une vocation normale maintenant se situe entre trente et trente-cinq ans. Auparavant, il faut bien le savoir, lorsque vous entriez à vingt-deux ans, vous étiez une vocation tardive.
Alors voilà, dans cette lettre, ce monsieur avait été marié mais il était divorcé. Et voilà que se sentant un peu seul après son divorce, il s’était mis en ménage avec une autre femme et cela avait très bien été. Puis il a été saisi de la vocation monastique et sa compagne était d’accord pour qu’il vienne à Rochefort. Mais lui, il était enthousiaste rien qu’à cette idée.
Eh bien, j’ai fait répondre par le frère Jacques-Emmanuel qui a un style, comment dit-on ?, très François de Salles pour toutes ces choses-là, que c’était très bien, qu’il pouvait très bien venir en retraite mais que pour la vie monastique dans notre monastère, ce n’était guère possible. Or, mes frères, je connais un monastère où un homme dans une situation pareille a été accepté. Et il est là. Mais moi, en conscience, je n’oserais jamais.
Voilà, mes frères, l’année dernière ou avant, je pense vous l’avoir dit, il y en avait eu cinq ! Mais non, ce n’était pas possible. Il y en a un de ceux-là, il a déjà fait , maintenant je le sais, trois monastères. Alors ? Voyez, moi, j’ai peur !
Ce qu’il faut, nous avons notre frère Etienne ici, il a dû frapper à la porte pendant longtemps. Il a fréquenté l’Abbaye longtemps. On le connaît, on peut lui faire confiance, on peut donc l’accepter.
Alors on va dire que l’Abbé est beaucoup trop dur, il est trop sévère, il faudrait plus de souplesse ! Oui, eh bien ma foi, nous verrons après. Prenons encore patience un an et après nous verrons.
Voilà, mes frères, de petites choses pour vous dire : ne jetons pas la pierre sur le Maître des novices ! Je pense, pour ma part, en suivant bien Saint Benoît et toute la tradition monastique qu’il ne faut pas trop vite faire entrer quelqu’un dans une communauté.
Il y a des communautés où il y a des difficultés énormes – on entend ça au Chapitre Général – énormes, et c’est à cause de ça ! Je pourrais encore vous raconter des histoires, mais enfin ! Allons, encore une, mais c’est en Afrique.
Donc on l’accepte, il entre dans le monastère et il arrive à la profession solennelle. Le voici profès solennel. Et à ce moment-là, on s’aperçoit qu’il est marié, qu’il a une famille et des enfants. Pourquoi ? Parce que le curé du lieu avait eu soin dans les registres paroissiaux de gratter tout ce qui concernait le mariage et la famille. Et que faisait alors ce garçon là ? Eh bien, il entretenait sa famille aux frais du monastère. Et de temps en temps, pour aller au médecin, il rendait visite à sa famille. Voyez un peu ! Et il faut bien savoir que les autres frères étaient au courant et ne disaient rien !
Bien sûr nous ne sommes pas en Afrique, mais soyons tout de même prudent et n’ouvrons pas la porte à n’importe qui !
Mes frères,
Nous allons avancer dans la lecture du message adressé par le Chapitre Général aux communautés. Je reprends ce qui avait été dit :
Lorsque il a fallu choisir le thème du prochain Chapitre, les suggestions diverses faites par les commissions ont convergé vers quatre thèmes fondamentaux : la formation, la vision commune, le rôle du Supérieur et la communication.
Qu’est-ce que ça veut dire ? La formation, on voit bien. La formation initiale, la formation continue.
La vision commune : il faut que tous les frères poursuivent le même objectif. Il faut que dans la mesure du possible tous les frères aient une perception semblable de la vie monastique. Il ne faut pas qu’il y ait des approches divergentes sinon l’unité de la communauté sera minée à la base. Une vision communautaire de la vocation monastique.
Le rôle du Supérieur : cela va de soi.
La communication : mais la communication, je ne comprends pas trop bien ce que cela veut dire ! Cela n’a pas été expliqué. Je suppose que à l’intérieur de la communauté doit circuler non pas des nouvelles, non pas les derniers ragots, mais qu’il y ait comme des routes sur lesquelles peuvent passer, peuvent circuler les informations, c’est à dire ce qui permet d’entretenir une conscience commune.
Et je rappelle ici que lorsque le Père Immédiat demande que les frères se rencontrent une fois comme ça pour parler, c’est un peu dans la ligne de cette communication. On va communiquer des choses, communiquer des informations, communiquer des expériences.
En interprétant le processus que nous avons vécu, nous pourrions dire que ces quatre thèmes se rejoignent en un seul qui pourrait être formulé comme suit :
Voici où nous étions arrivés. Ecoutez bien, c’est une phrase !
Le but de l’école de la charité….
Donc, le thème de ce Chapitre-ci était : La communauté, école de charité. Donc à l’intérieur de la communauté, on apprend l’art sublime de la charité.
Le but de l’école de la charité est la formation intégrale de la personne pour l’expérience de Dieu dans le Christ.
Eh bien, mes frères, qu’est-ce que vous en pensez ? Primitivement dans le texte premier, c’était libellé comme ceci : Le but de l’école de la charité est la formation intégrale de la personne pour l’expérience de Dieu. L’Abbé du Mont des Cats qui est un des rédacteurs de ce texte a dit en séance publique qu’il avait ajouté dans le Christ pour se démarquer du Nouvel Age. Ce qui est quand même significatif !
Parce que moi, je ne suis absolument pas d’accord avec ça, mais là pas, et pas, et pas du tout. A mon avis, ce n’est pas juste, et ça a été dit, attention ! Je ne suis pas le seul. Cela a été dit et on n’en a pas tenu compte. On a ajouté dans le Christ comme pour dire : Voilà, on ne pourra pas nous reprocher que nous sommes du Nouvel Age.
Peut-on dire que on est dans le monastère, qu’on se met à l’école de la charité pour faire l’expérience de Dieu ? Peut-on dire qu’on vient dans le monastère pour faire l’expérience de Dieu ? Eh bien, si on vient dans le monastère pour ça, qu’on aille dans un monastère bouddhiste, ou bien qu’on aille au Nouvel Age, mais qu’on ne vienne pas dans le monastère.
Faire l’expérience de Dieu, il faut bien se rendre compte de ce que ça veut dire. Donc, je suis un homme et je viens pour faire l’expérience de Dieu. Donc Dieu pour moi en tant qu’homme est un sujet d’expérience. Je vais essayer de me saisir de Dieu pour expérimenter qui est Dieu, pour faire l’expérience de Dieu. Donc, je ramène Dieu au rang d’un objet !
Donc, j’objective Dieu ! Je suis plus haut que lui puisque je veux faire l’expérience qu’il est comme je fais l’expérience de la nouvelle voiture que j’ai achetée. Voilà, je vais faire l’expérience de mon nouveau cheval ou bien, voilà, je vais faire l’expérience d’un nouveau mets que le cuisinier a préparé. On fait l’expérience de Dieu !
Si les premiers cisterciens pouvaient parler d’experiri ( savoir, connaître par expérience ) ce n’était pas dans ce sens-là. Si je me laisse saisir par Dieu, si je permets à Dieu à travers la parole qu’il m’adresse et dans laquelle je me coule, si je permets à Dieu d’infuser en moi sa vie, de me métamorphoser, de faire de moi un homme qui aime, un homme qui est possédé par Dieu, par …?… et par l’amour des autres frères, un homme qui est entré dans la gratuité et dans le culte de la beauté, à ce moment-là je saurai qui est Dieu parce que je lui suis devenu semblable. Je fais une certaine expérience d’ordre contemplatif, d’ordre mystique. Mais ce n’est pas ça l’expérience de Dieu, c’est autre chose ! Voyez comme c’est ambigu !
Alors on parle aussi de la formation intégrale de la personne. Eh bien, si je veux une formation intégrale de ma personne, que je fasse du zen, ou que je fasse du yoga, ou que je fasse de la méditation. Aujourd’hui, il y a des écoles pour la formation intégrale de la personne. Pour les cadres supérieurs dans les grosses affaires, il y a des école de cadre pour la formation intégrale de leur personnalité.
Il doivent donc pouvoir vraiment diriger une entreprise, recevoir les informations ; et enfin ils ne se laisseront pas écraser par leur tâche, ils ne se laisseront pas réduire en bouillie par tout ce qu’ils entendent autour d’eux. Non, mais ils parviendront toujours à maîtriser les situations parce qu’ils sont devenus de vraies personnalités. Les personnalités politiques au haut niveau comme un premier ministre, par exemple, eh bien, il doit avoir une formation intégrale de sa personne.
Eh bien, on est encore toujours au niveau humain : ce n’est pas la formation intégrale de la personne, c’est la transfiguration de la personne. Ne plus avoir des sentiments d’homme mais des sentiments de fils de Dieu ; non plus obéir aux passions, même les plus sublimes qui soit, mais obéir aux impulsions de l’Esprit dans le cœur jusqu’à donner sa vie pour les autres. C’est tout autre chose que la formation de la personne. Ici on reste au niveau tout à fait horizontal et il y a bien d’autres écoles qui peuvent travailler à la formation intégrale de la personne.
Et puis même l’intention lorsque cette formation intégrale est atteinte : l’expérience de Dieu. Cela, c’est le sommet de tout ! Et dans le Christ. On a ajouté vite dans le Christ pour dire : attention tout de même, nous ne sommes pas des païens. C’est dans le Christ que l’on doit faire cette expérience. C’est vrai, c’est dans le Christ, ça ne peut pas être ailleurs.
Eh bien voilà, mes frères, vous voyez ! Tout cela a été dit au Chapitre Général. Attention ! Il ne faut pas penser que c’est moi qui l’invente, cela a été dit mais on n’en a pas tenu compte car la majorité était pour ce texte. Il faut dire que quand il y en a qui sont fatigués, alors c’est bon, qu’on ne discute pas !
Mes frères,
Notre rencontre festive annuelle tombe cette fois le jour où nous faisons mémoire de Sainte Cécile, une jeune fille mise à mort pour sa foi chrétienne, à Rome, vers la fin des années 200.
Elle avait tout pour être heureuse et réussir dans la vie. Elle était jeune, elle était belle, elle était intelligente, elle était riche. Elle appartenait à une vieille famille des plus considérées de Rome. Mais elle a tout lâché, elle a tout abandonné, elle a préféré mourir plutôt que de renoncer à sa foi chrétienne, plutôt que de la renier. Et elle était dans la fleur de l’âge !
Elle s ‘était donnée au Christ corps et âme et elle n’a pas capitulé. Elle appartenait au Seigneur Jésus. Elle ne cessait de lui parler, de lui chanter des hymnes les plus belles. Et tout cela, dans le secret de son cœur.
C’est la raison, mes frères, pour laquelle elle a été choisie pour être la patronne des musiciens. Dans combien de nos villages n’existe-t-il pas d’harmonie Sainte Cécile ? Elle demeure pour nous un modèle, un exemple d’innocence, de pureté, de force, de fidélité. La puissance de Dieu contre les assauts du mal se manifeste d’abord dans les êtres les plus faibles, les plus frêles.
Le mal, oui, nous pouvons en parler, le mal dans sa laideur, dans sa cruauté travaille plus que jamais notre société corrompue par l’appât du gain, la soif de jouissance, le vertige du pouvoir. Chaque jour nous apporte son lot de violence, d’horreur, de folie meurtrière et, il nous est impossible de nous y habituer. C’est à chaque fois un sursaut d’indignation, un cri qui réclame justice. Vous le savez, mes frères, il en est bien ainsi.
Mais attention ! Ne nous faisons pas d’illusions, soyons lucides, soyons sincères ! La source de ce mal répugnant a sa source en chacun de nous. Elle coule sans bruit et elle peut nous noyer comme elle en noie déjà tant d’autres. Cette source s’appelle l’égoïsme, la convoitise, la jalousie, la peur.
Il est pourtant un homme qui est resté indemne, étranger à toutes ces turpitudes. Et cet homme, c’est le Christ Jésus. Comme l’Evangile nous le rappelle encore, il est venu pour nettoyer la place. Le monde est son temple. C’est là qu’il habite, c’est là qu’il veut révéler toute sa beauté et le monde en a fait une caverne de bandits. Il est venu pour nous apprendre à nous oublier, pour nous apprendre à aimer vraiment, pour nous apprendre la gratuité et pour nous donner un cœur vraiment libre.
Mes frères, si nous lui faisons confiance, si nous nous ouvrons à lui, il fera de nous des hommes qui lui soient semblables, des hommes sur lesquels le monde pourra prendre appui. Il nous donnera un cœur sans barrière, un cœur sans muraille, un cœur sans frontière, un cœur rayonnant la lumière et l’amour.
Alors, le mal se brisera contre nous comme il s’est brisé contre Cécile. Nous qui vivons, nous qui travaillons dans un monastère, nous qui sommes des habitués de la maison de Dieu, nous devons devenir de tels hommes.
Voilà, mes frères, mon souhait et ma prière pour chacun d’entre vous, chaque jour mais plus particulièrement aujourd’hui.
Amen.
Mes frères,
Le frère Gérard n’a pas fait des études supérieures, il n’a pas eu l’occasion de développer l’intégralité de sa personne. Il a fait son école primaire, il a travaillé un peu après, et il était ici à l’âge de quinze ans. Il a travaillé à l’étable comme tout frère au début, il a travaillé longtemps au vestiaire et puis, il a été portier pendant 47 ans.
Et quand il n’a plus fait le portier, au début de l’année dernière, il a de nouveau travaillé au vestiaire pour plier le linge. Il a travaillé jusqu’au bout. Il prenait les poussières, il faisait de l’entretien. Quand c’était l’heure du travail, il demandait s’il n’y avait pas quelque chose à faire. Voilà, c’était le frère Gérard !
Et puis vous savez, ses stations là-bas devant le Saint Sacrement ! C’était le frère Gérard avec ses défauts, avec ses manies, avec sa spiritualité des années trente. Mais ça ne fait rien, le frère Gérard a gravi les degrés de la charité véritable.
Il était d’une bonté inaltérable là-bas à la porterie. Pendant quarante sept ans, voyez un peu ! Il a accueilli toutes sortes de mondes, il a vu toutes sortes de gens. Il était d’une bonté profonde pour les pauvres, pour les vagabonds. Pour eux, il réchauffait de la soupe, il faisait des tartines avec du fromage ; et il leur portait ça. Le roi n’aurait pas été servi avec plus de cœur, plus d’amour.
Oui, c’était çà ! C’est çà la finalité de l’école de charité ! C’est d’arriver à un stade où vraiment on est devenu comme ça un rayonnement de charité, charité fraternelle puis charité vis-à-vis de tous les hommes. C’est ça le but ! Ce n’est rien et rien d’autre que ça !
Et je vous assure que frère Gérard, dans ce domaine-là, est un exemple pour nous. Ne regardons pas ses petits côtés, ses petites manies, sa spiritualité d’un autre âge, ne regardons pas ! Mais sous cette enveloppe , sous cette écorce, voilà, il faut voir son cœur. Le docteur disait qu’il était très calme. Il paraît maintenant il a parfois des spasmes, de petits spasmes. Pensons bien à lui !
Encore un petit mot à ce sujet-là. C’est que il y a deux versants quand on regarde la mort, la mort d’un frère ainsi qui voit qu’il va mourir. Il y a le versant qui est le nôtre. Nous sommes d’un côté et nous le voyons qui se dégrade, qui s’éteint. Les communications se coupent et, finalement ce sera fini. Il ne respirera plus et, comme on dit, il sera mort. C’est fini !
Mais alors il y a l’autre versant qui est le versant alors du frère Gérard. C’est son versant à lui auquel on ne peut avoir accès que par la foi. Nous ne pouvons pas imaginer ce que c’est. C’est le versant de ce que en latin on appelle le dies natalis. C’est le jour de sa véritable naissance !
Donc il se passe quelque chose là, un mûrissement, comme une sorte de fleur qui est en train de s’ouvrir. Et c’est Dieu qui achève de prendre possession du cœur. Donc, la conscience du frère Gérard, elle s’assoupit, elle s’éteint, elle disparaît. Mais tout au fond de lui, il y a une autre conscience qui s’éveille et, c’est la conscience même de Dieu. Dieu devient la conscience du frère Gérard.
Il est vraiment alors un fils de Dieu, il est vraiment le frère du Christ. Et ça, c’est un mystère extrêmement beau mais, nous ne pouvons savoir exactement ce que c’est que quand nous y serons à notre tour.
Et quand Saint Benoît dit que nous devons chaque jour avoir la mort suspendue devant nos yeux, c’est ça qu’il veut dire, c’est cette réalité mystérieuse mais bien réelle qui est la réalité ultime. C’est la seule qui peut compter et, c’est à elle que nous devons nous préparer tous les jours en faisant comme le frère Gérard la volonté de Dieu.
Quand il était encore là-bas, c’était avant Saint François, le médecin m’a dit que les rayons qu’on lui avait fait avaient provoqués de petites embolies. Donc, des petits caillots de sang sont montés dans le cerveau et ont obstrué des vaisseaux. C’est ainsi que le frère Gérard avait des comportements étranges, des comportements bizarres. Mais maintenant, il est redevenu ce qu’il était toujours.
Eh bien, je veux dire qu’à ces moments-là, il ne faut pas s’arrêter, disons, à ces détails de voir l’homme qui est en train de se perdre tout à fait. Non, il faut voir en-dessous de ça le mystère, encore une fois, de cette purification du cœur dans laquelle nous devons entrer et à laquelle Saint Benoît nous demande de nous préparer.
Et le frère Gérard, même quand il était dans cet état-là, il me demandait, même de Saint François, il me téléphonait. On lui donnait le cornet et il me demandait : quelle est la volonté de Dieu ? Et je lui disais : mais la volonté de Dieu pour vous maintenant, c’est ça ! Eh bien, je le fais et je vais continuer à le faire. Jusqu’au bout, sa préoccupation a été : quelle est la volonté de Dieu, que je la fasse et que je m’en nourrisse !
Voilà, mes frères, portons-le dans notre prière. Le frère jean va rester près de lui cette nuit.
Frères et sœurs,
Le décès de notre frère Gérard a été une irruption dans notre monde de convoitise, de suspicion et de peur. Il a été, dis-je, l’irruption d’un autre univers, un univers de lumière, de réconciliation et de paix ; l’irruption d’un univers qui est une personne, la personne du Seigneur Jésus ressuscité d’entre les morts, la personne de l’amour, la personne qui est une plénitude de beauté et de vie, qui est notre présent et notre avenir.
N’est-ce pas le portrait de notre frère Gérard que nous avons vu se dessiner sous la touche du Seigneur ? Il a été doux, il a été pacifique, il a été pur. Il a été pauvre si bien que le Royaume de Dieu était devenu son univers, sa patrie, longtemps avant que le Christ vienne le chercher pour le prendre tout entier auprès de lui.
Lorsque je contemplais et admirais le port majestueux de frère Gérard sur sa couche mortuaire, j’ai compris, j’ai vu et j’ai senti que la mort corporelle n’est pas cette chose effrayante que forge notre imaginaire blessé. Non, elle n’est pas cela : elle est une sœur très chère, elle est aussi une amie de chaque jour, elle est une compagne toujours désirable.
Saint François nous l’a chanté et Saint Benoît ne nous dit pas autre chose. Nous devons ouvrir les portes et les fenêtres de notre cœur à une joie que rien ne peut nous ravir, cette joie que le Christ nous a léguée au moment où lui-même allait franchir le portail de cette mort.
La mort corporelle, longuement, patiemment préparée jour après jour, année après année, est l’acte le plus riche de notre existence terrestre. Tout de nous doit monter insensiblement vers cette heure ultime qui sera l’épanouissement de notre être le plus secret, qui sera notre dies natalis, le jour de notre naissance vraie, définitive naissance qui sera l’accomplissement total de notre vocation d’homme.
C’est l’heure où la vie divine submerge tout et nous engloutit en elle. Elle nous engloutit tels que nous sommes, avec nos manquements, avec nos défaillances, avec nos erreurs. Elle nous engloutit dans l’amour et elle nous métamorphose en un instant ; un instant qui à l’échelle de notre durée peut paraître long mais qui, au regard de l’amour, est instantané. Car cette vie qui nous engloutit, c’est la personne de l’amour dans toute l’épaisseur de son mystère.
Alors, frères et sœurs, pourquoi ne pas anticiper cette heure en permettant à l’Esprit Saint d’anéantir en nous toutes formes d’égoïsme ; de faire de notre cœur un sanctuaire ouvert à tous : un cœur sans frontières, un cœur sans barrières, un cœur où chacun se sait en sécurité.
Mais pour cela, nous devons prendre le risque, le pari de la pauvreté, du dépouillement, de l’oubli de soi ; nous devons oser croire que l’amour peut suffire, que l’amour seul suffit.
Frères et sœurs, à la suite des premiers Pères de la vie monastique, ces géants ou ces pauvres des déserts d’Egypte et de Palestine, à la suite de ces hommes qui les premiers ont tout abandonné pour le Christ, à la suite aussi de Saint François…- n’oublions pas qu’il a rendu le dernier soupir dans un lieu qui est consacré à Saint François -…frère Gérard s’est engagé sans fin sur la voie du dépouillement. Il ne possédait plus rien, mais absolument rien. Et aujourd’hui, il nous invite silencieusement à le suivre.
La vie éternelle, frères et sœurs, n’est pas donnée en une fois. Elle est une croissante lente, très lente. A la manière d’une plante, elle se fraie une route à travers une foule d’obstacles. Mais elle finit toujours par l’emporter. Frère Gérard a fait cette expérience et il l’a réussie avec l’aide quotidienne de Dieu.
Car n’allons pas nous imaginer que frère Gérard a toujours été tel que nous l’avons connu ces dernières années. Il est entré au monastère à l’âge de quinze ans et il y est resté bien fidèlement pendant soixante sept ans. A l’âge de quinze, seize ans, mais on aime encore jouer, on aime encore jouer des tours et, il ne s’en privait pas. Les anciens, très anciens qui l’ont connu tout jeune et qui reposent maintenant dans notre cimetière, m’ont raconté les tours qu’il jouait aux autres ici dans le monastère. Mais on l’aimait déjà et on ne s’en offusquait pas. Et petit à petit, lentement, l’Esprit l’a façonné, l’Esprit l’a transformé et transfiguré jusqu’à en faire un pauvre auquel le Royaume de Dieu était déjà donné dès maintenant.
Nous venons d’entendre l’Apôtre nous dire que le dernier ennemi que le Christ détruirait serait la mort. Il s’agit bien sûr de la mort spirituelle, de cette mort qui pourrait à jamais nous séparer et de Dieu, et des autres. Cela c’est l’enfer : être prisonnier de son esseulement et sans cesse étouffer sans pouvoir y échapper. C’est cette mort-là qui sera pour jamais détruite. Nous y échappons dès maintenant quand nous laissons l’amour transfigurer notre vie.
Tel est le programme que le frère Gérard nous propose. Au moment oµ il s’est séparé corporellement de nous, mais jamais spirituellement. Il a poussé … ? … mesure, il a poussé la charité jusqu’à un degré héroïque. Eh bien, il nous a précédé et, de tout notre cœur à notre tour, osons répondre oui à ce programme que nous propose le Seigneur Jésus.
Il est une personne à laquelle le frère Gérard avait donné toute sa confiance et qui l’a beaucoup aidé au cours de son cheminement. C’est la Vierge Marie, cette créature toute simple , toute pauvre, cette créature qui n’avait rien au niveau des hommes pour être attirante, mais qui au regard de Dieu pour jamais était la plus belle de toutes les créatures.
Eh bien à notre tour, confions-nous à elle car elle est devenue notre mère. Elle est bien réellement notre mère. Et si nous lui ouvrons notre cœur comme à une véritable mère, elle nous conduira jusqu’où elle a conduit le frère Gérard, là où nous devons aller puisque nous sommes des chrétiens, puisque nous sommes des hommes aimés de Dieu et frères du Christ.
Amen.
Mes frères,
En moins de trois mois, du 8 septembre au 26 novembre, nous avons connu trois décès. C’est un événement hors du commun et qui doit nous aider à pénétrer au cœur d’une réalité que j’estime fondamentale. J’en ai parlé assez souvent comme ça au hasard des entretiens communautaires.
Et cette réalité, la voici : c’est que le monastère est un corps. Saint Benoît nous le dit. Il est un organisme, un organisme vivant et un organisme immortel. Il est immortel parce que la plus grande part de ce corps est entrée dans la propre immortalité du Christ ressuscité.
Nous le savons, nos frères qui nous privent de leur présence corporelle ici-bas, nos frères, tous quels qu’ils soient, entrent dans un univers auquel nous croyons, vers lequel nous nous avançons. Mais c’est un univers qui est constitué d’une tête et de membres.
Cette tête, c’est la personne du Christ ressuscité ; les membres, ce sont tous ceux-là qui sont entrés dans ce que nous appelons le ciel. Et puis, il y a ceux qui sont toujours en état de naissance, c’est à dire les hommes qui sont encore sur cette terre. L’Eglise parle d’eux comme des pèlerins. Et c’est vrai, ils sont en route vers une patrie, leur véritable patrie.
Eh bien le monastère, lui, il est à l’intérieur de ce corps immense une Eglise en miniature, une Eglise complète parce que elle est construite de pierres choisies par le Seigneur lui-même. C’est ce qu’on appelle des vocations. On use beaucoup de ce terme de vocation aujourd’hui. On parle de recrutement comme on recrute des agents de l’état. Il existe le Secrétariat permanent au recrutement !
Laissons tomber ce mot de recrutement et prenons le mot de vocation dans son sens noble, dans son sens vrai comme les Apôtres ont été appelés. Eh bien nous autres, nous avons été appelés, nous avons été choisis. Et nous sommes des pierres, des pierres vivantes, des pierres spirituelles toutes de tailles différentes.
Et chacune de ces pierres a sa place à l’intérieur de l’édifice, à l’intérieur du corps. Et leurs places ne sont pas interchangeables. Elles sont toutes indispensables pour que la construction se poursuive et s’achève, et pour que la construction soit harmonieuse, équilibrée et belle. Et aucune de ces pierres n’est supérieure à l’autre car toutes sont le fruit du même amour.
Voilà, mes frères, une première partie de cette réalité fondamentale qu’est le monastère : un corps vivant, un corps qui ne cesse de croître et un corps qui est immortel. Mais vous avez quantité de monastères qui ont disparu de la carte, prenons le monastère de Clairvaux, de Cluny qui ont été des géants. C’est vrai, ils ne figurent plus sur la carte des monastères habités. Mais attention ! Ils existent toujours quelque part dans l’univers nouveau. C’est là leur véritable place.
Ce qui est vrai aussi, c’est qu’il n’existe plus, qu’il n’existe pas à l’intérieur de ce corps de frontière entre les vivants et les morts. Et c’est là que notre esprit de foi doit être maintenu en éveil car les perspectives doivent être inversées. Ceux qui sont partis, ceux qui sont morts comme on dit vulgairement, eh bien, ceux-là sont les véritables vivants. Ils sont entrés dans la plénitude de la vie.
Même s’ils ne sont pas entièrement transfigurés, entièrement divinisés, même s’ils doivent encore être purifiés pour être de véritables cellules, de véritables temples de Dieu, ils sont là et ils sont bien vivants. Ils sont vivants de la propre vie de Dieu et ils savent une quantité de choses, de mystères qui nous sont encore voilés. Ce sont les véritables vivants !
Et nous qui sommes ici, nous croissons à l’intérieur de cette même vie. Mais quelque soit la perfection que nous puissions atteindre, nous sommes encore beaucoup plus bas que le dernier à l’intérieur du Royaume de Dieu. Le Christ l’a dit, il l’a dit sous une autre forme : Le plus petit dans le Royaume des cieux, eh bien, c’est encore lui qui est le plus grand !
Eh bien, ne perdons pas cela de vue et ayons bien conscience que la communion des saints à l’intérieur d’une communauté monastique est une réalité. N’ayons pas peur de nous appeler saint. Etymologiquement, même en latin, le mot saint signifie celui qui a été mis à part, celui qui a été consacré, celui qui a été choisi. Oui, nous sommes des saints.
Eh bien, le monastère dans sa totalité, dans sa globalité est une petite communion de saints, et qui est vivante, et qui est réelle. Et à l’intérieur de cette communion, nous sommes tous interdépendants. Et nous devons veiller chacun pour notre part à notre santé spirituelle, ceux qui sont déjà partis tout aussi bien que ceux qui sont encore en place.
Ceux qui sont déjà parts parce que leur santé spirituelle , elle n’atteindra jamais sa perfection. Le bonheur, le bonheur du ciel doit certainement consister en grande partie dans cette croissance continue à l’intérieur de la santé. Le cœur spirituel ne cesse de se dilater car il doit, pour bien faire, atteindre les dimensions de la divinité, les dimensions de Dieu lui-même, les dimensions de la Trinité.
Eh bien c’est cela, c’est cela l’essentiel de la béatitude éternelle, c’est d’être toujours ouvert de dilatatio cordis infinie. C’est ainsi que ceux qui sont partis veillent sur leur santé spirituelle. Et nous, ici, nous devons y veiller dans la mesure de nos moyens qui sont hélas bien faibles parce que la chair est pesante, et elle nous entrave, et elle nous aveugle, et parfois elle nous étouffe.
Mais ce n’est rien ! Nous devons veiller à notre santé par respect aussi pour les autres. Nous ne devons pas nous déconnecter les uns des autres. Cela, ce serait mortel, ce serait mortel pour tout le monde. D’ailleurs dans le fond, ce n’est pas possible, ce n’est pas réalisable car nous partageons tous la même vie.
Et si quelqu’un voulait s’isoler, il ne pourrait même pas y arriver. Car dans le secret, dans l’invisible, il serait toujours relié à tous les autres qui finalement le maintiendraient en santé. Car le corps du monastère se construit dans la charité. Chacun est responsable de tous et tous sont responsables de chacun. Je dois répondre non seulement de ma propre santé, mais je dois répondre aussi de la santé de chacun des frères. Je n’ai jamais le droit de dire : ça ne me regarde pas !
Si, ça me regarde ! Nous sommes les membres d’un même corps et, la santé de la plus petite cellule de ce corps, elle m’affecte en bien ou en mal. Nous sommes tous responsables les uns des autres.
Et nous ne sommes pas non plus indifférents à ceux qui nous ont précédés dans la vie, dans la vie véritable. Ils ne se disent pas : Bon, nous autres, nous sommes arrivés. C’est fait ! Que ceux-là fassent leur devoir et qu’ils tirent leur plan. Ils ne sont pas comme Abraham avec le pauvre Lazare. Ils ne disent pas : Mais ils ont la Règle de Saint Benoît, puis ils ont l’Evangile, etc, qu’ils fassent ce qu’ils doivent faire ! Non, non, ils ne sont pas ainsi. Ils sont toujours ici sur place parmi nous dans notre monastère.
Ils ne s’en désintéressent pas. Ils veillent sur nous avec sollicitude pour que, voilà, nous soyons toujours dans la droite ligne. Si eux ont commis des erreurs, et ils en ont commises, eh bien, ils font leur possible pour que nous autres, nous échappions à ces erreurs, pour que leur expérience nous soit une leçon et qu’elle nous soit un profit.
Tout ça se fait dans l’invisible. Nous ne pouvons pas commencer à raisonner à cela, à le faire entrer dans des catégories rationnelles. Nous sommes dans l’ordre de la foi, nous sommes dans l’ordre de la mystique, nous sommes dans l’ordre du mystère. Mais si parfois il nous vient de bonnes idées, de bonnes inspirations, de bons mouvements à l’intérieur de nous, mais pensons que ce sont nos frères qui sont, voilà, là où nous allons. Ils sont déjà arrivés et, ils nous insufflent cela à l’oreille de notre cœur.
Alors, nous devons aussi être de même entre nous. L’Apôtre nous le dit. Auparavant, on récitait cela comme Capitule à l’Heure de Sexte : Portez les fardeaux les uns des autres ! C‘est vraiment cela ! Nous formons un seul corps et, cette Loi du Christ, elle est le ciment de l’unité à l’intérieur de ce corps qu’est le monastère, qu’est notre communauté.
Eh bien, voilà mes frères, des petites considérations qui me sont venues aujourd’hui à la suite de ces trois décès qui ne doivent pas nous affliger même si, ma foi, ça fait tout de même un fameux trou et si notre cœur peut tout de même saigner un peu. Mais ils doivent éveiller en nous une immense espérance. Comme je le disais dans l’homélie, la mort n’est pas un spectre effrayant.
Non, elle est comme le dit Saint Benoît, et comme l’a bien précisé Saint François, elle est une sœur, une sœur très chère qui nous escorte et qui, à un moment donné, nous prend par la main pour nous faire franchir le portail de la vie éternelle. C’est l’expérience qu’on fait dernièrement nos trois frères. Eh bien, elle sera la nôtre un jour, nous ne savons pas quand ? Cela n’a pas tellement d’importance ! Mais veillons à ce que dans notre cœur, elle soit notre expérience, et ça chaque jour. C’est ce que Saint Benoît dit : ayons ce départ présent devant nos yeux ! Et ainsi nous serons aidés pour rester toujours dans la voie droite de la charité et de la vérité.
Mes frères,
Autrefois, avant le Concile, quand le prêtre montait à l’autel pour célébrer l’Eucharistie, il récitait en alternance avec le servant le Psaume 42. Il disait à Dieu sa reconnaissance de pouvoir s’avancer jusqu’à l’autel, l’autel de Dieu, du Dieu qui faisait la joie de sa jeunesse. Le prêtre pouvait être âgé de quatre-vingt ans, il louait Dieu, le Dieu qui faisait la joie de sa jeunesse.
Il doit donc, mes frères, vibrer dans le cœur de tout consacré une joie. Et cette joie a son origine en Dieu et plus précisément dans le Christ ressuscité des morts. Et le résultat de cette joie perpétuelle, car il doit en être ainsi, c’est qu’elle infuse le sentiment d’une jeunesse toujours nouvelle.
Mes frères, nous ne devons pas nous laisser griffer par un mythe moderne, celui de la jeunesse. Aujourd’hui, on doit toujours rester jeune, grand, fort et beau. La publicité mise tout sur la jeunesse, non seulement pour attirer les jeunes dans ses filets, mais aussi pour donner une sorte de mauvaise conscience aux adultes.
Elle peut alors leur conseiller de façon très subtile d’user de telle nourriture ou de tel produit qui vont les maintenir en état de jeunesse. Comme si la jeunesse était le sommet inégalé de toute vie !
Lorsque le psalmiste parle de Dieu qui fait la joie de sa jeunesse, il ne s’agit pas de cette jeunesse-là, une jeunesse transitoire vite flétrie. Il s’agit d’une autre jeunesse, il s’agit de la jeunesse de l’Ancien des jours.
Les Pères du désert et les Pères de l’Eglise et toute la Tradition multiséculaire contemplent l’homme accompli non pas dans les jeunes et beaux, mais bien dans les seniores, dans les vieillards.
Saint Gérard le grand nous dit que Saint Benoît par une grâce de Dieu, que Saint Benoît encore tout jeune était cor gerens senile. Cela signifie que Saint Benoît possédait un cœur orné de toute la sagesse des vieillards.
Nous sommes aux antipodes de la Culture actuelle. Dans l’univers monastique, le véritable jeune, c’est l’ancien, l’ancien qui a permis à l’Esprit Saint de transfigurer son cœur et qui découvre dans les profondeurs de ce cœur une source, une source d’eau vivante, l’Esprit Saint en personne qui sans arrêt renouvelle sa jeunesse.
C’est là, mes frères un paradoxe : le vieillard riche d’expérience, de sagesse et de vertu ; le vieillard ouvert, bon, doux, patient ; le vieillard pénétré d’amour, de lumière, et de respect des autres ; ce vieillard est le véritable jeune. Il possède en plénitude l’éternelle lumineuse jeunesse de Dieu qui ne cesse de le métamorphoser, de le rassasier.
Et un tel homme, un tel moine ancien rayonne la joie et la paix de Dieu et, il est un prophète des temps nouveaux. Et cette jeunesse, elle n’est pas passagère, elle n’est pas mordue par le vieillissement et par l’usure, elle se renouvelle de jour en jour et elle s’enrichit sans fin.
Mes frères, réfléchissons-y en ce jour de récollection. Je pense que nous devons être très attentifs à cette réalité. Certes, Saint Benoît nous dit que nous devons aimer les jeunes, et c’est vrai ! Et qu’il faut vénérer les anciens, c’est encore plus vrai ! Mais ne nous laissons pas séduire par le piège d’une jeunesse artificielle, une jeunesse qui posséderait tout, qui aurait et de l’allant, et de l’inventivité, et du dynamisme, etc.
Vous savez que dans l’Ordre ces derniers temps, on choisissait volontiers pour Abbé un jeune, parfois même tellement jeune qu’il n’avait pas atteint l’âge canonique et qu’il fallait demander une indult à Rome. Quand je suis passé à Scourmont, on m’a dit : Jamais plus un jeune ! Ils ont fait cette expérience d’un jeune Abbé. Jamais plus, ont-ils dit ! Et je pense qu’ils ont raison.
Il existe certes des jeunes qui à la suite de Saint Benoît ont un cœur pénétré de la bonté, de la sagesse, de la discrétion d’un vieillard. Mais ce doit être exceptionnel. Il existe aussi des vieillards qui sont rabougris, amers, qui donnent l’impression de traîner leur vie, leur vie qui a été comme un échec. Il en existe aussi.
Mais reconnaissons que la plupart des anciens dans nos monastères ont un air de jeunesse. Et cette jeunesse leur vient de plus loin qu’eux, je le répète, de la propre jeunesse de Dieu qui déjà les anime, et les porte, et les conduit au-delà d’eux-mêmes.
Et cette jeunesse, mes frères, dans la personne d’un ancien, elle se caractérise par la faculté toujours neuve d’émerveillement. L’émerveillement, l’admiration, le respect, la louange sont les eaux dans lesquelles baigne la jeunesse reçue de Dieu en partage. C’est le plus haut degré de contemplation accessible ici sur terre. C’est l’essence même du bonheur éternel.
Le Temps de l’Avent, mes frères, avec son retour cyclique, sonne comme un appel à la joie profonde de la vraie jeunesse, celle d’un cœur purifié, riche de la beauté de Dieu.
Alors, mes frères, si vous le voulez bien, pendant ce mois de décembre qui est presque dans sa totalité le Temps de l’Avent, eh bien pendant ce mois de décembre, ce temps de renouvellement, de nouvelle jeunesse, de nouvelle année liturgique, eh bien, demanderons à Dieu les uns pour les autres la grâce d’un cœur pénétré de la sagesse des vieillards, de toute la sagesse accumulée au cours de longues années de fidélité ; et qui peut, même si nous sommes encore jeunes d’âge, réjouir notre cœur et faire de nous des hommes sur lesquels Dieu peut construire l’avenir et déjà renouveler le présent.. Telle doit être notre prière !
Et ainsi, ouvrons notre cœur à la confiance, une confiance sans réserve car les grâces de Dieu sont infinies et elles s’adaptent à chacun. Ce n’est pas comme une sorte de fluide uniforme qui arrose toute une communauté ; non, elles sont comme la manne, elles s’adaptent aux goûts et aux besoins de chacun.
……………c’est le mystère de la mort corporelle. Je vous en ai parlé l’autre jour à propos du frère Gérard. Mais je pense qu’on pourrait y revenir sans fin.
Quand on est jeune, et on peut rester jeune assez longtemps, la mort est une hypothèse gratuite. Elle est tellement loin que elle est quelque chose de nébuleux et qu’on n’y pense même pas. Pour faire la guerre, il faut des jeunes parce que ils passeront à travers tout. La mort n’est pas pour eux, elle est pour les autres et pas pour eux. J’ai connu cela quand j’étais jeune.
Mais la mort est tout de même autre chose. Toute notre vie, dans ses grandes lignes et dans ses détails, elle est une montée, une ascension vers ce que nous appelons la mort. Mais en fait, elle est une ascension vers une plénitude, vers un accomplissement. Et lorsque cet accomplissement est atteint ou presque atteint, à ce moment-là il va se passer un phénomène dont Saint Jean de la Croix a bien parlé. Et je suis certain qu’il a raison.
Lorsque on est arrivé à ce stade d’union à Dieu, on ne meurt pas de maladie même si apparemment on diagnostique tel ou tel type de maladie ; on ne meurt pas de vieillesse même si on est très âgé. Non, c’est un élan, un désir, un besoin d’être seul avec le Christ qui fait que l’enveloppe charnelle ne peut supporter ce désir et elle s’effondre. C’est un peu comme il est dit dans un psaume :Le filet s’est rompu et nous étions délivrés. C’est comme un filet qui se rompt, et puis on est de l’autre côté.
Nous devrions pouvoir interroger ceux qui ont fait cette expérience mais, hélas, ils ne viendront pas nous le dire. Mais je pense que nous pouvons faire confiance aux saints, surtout un homme comme Saint Jean de la Croix qui a vécu une expérience spirituelle très, très belle.
Vous savez comment il est mort ? Il est mort sur une route là-bas en Espagne. Il n’était pas seul, il avait un ou deux compagnons avec lui. Il se rendait au Chapitre Général qui allait le chasse de son Ordre, et il le savait.
Eh bien, le Christ qui l’avait pris, le Christ qu’il avait tant aimé lui a épargné cette dernière souffrance et il est venu le chercher. Il était très malade, il était infirme, il était blessé, il avait une blessure à la jambe je pense. Et voilà, il s’est éteint sur la route un peu comme Saint Jean Chrysostome qui avait été banni de Constantinople par l’impératrice et conduit à marche forcée vers le nord de la mer noire et, qui était mort en cours de route.
Eh bien, ces hommes, ces saints avaient un tel besoin d’être avec le Christ ressuscité que leur enveloppe charnelle a craqué même si, médicalement parlant, on pourrait dire qu’ils étaient morts de ceci ou de cela. Eh bien, mes frères, c’est ce genre de mort que je souhaite à chacun et que je souhaite à moi-même.
J’avais l’intention d’avancer un peu dans le message du Chapitre aux communautés, mais ce sera pour une autre fois.
J’en viens seulement à ceci : le but de l’école de charité. Eh bien, le but de l’école de charité, c’est la transfiguration de la personne jusque dans les fibres les plus secrètes de son esprit, de son cœur et de son corps. Si bien que elle est en mesure de participer parfaitement et consciemment à la vie de la Sainte Trinité. C’est cela ! C’est vers ce point d’incandescence que nous montons dans le monastère. Ce n’est pas pour des petites choses, c’est pour ça !
Alors, quand ce point d’incandescence est atteint ou proche d’être atteint, eh bien, le corps reste là. Mais le corps spirituel qui est arrivé à sa taille adulte, eh bien, il est libre pour être en présence de la Trinité et pour être de façon très consciente un membre vivant du Christ ressuscité.
Voilà, mes frères, la petite leçon, le petit message que le Cardinal nous transmet de l’endroit où il a été enlevé. Et je suis certain que il ne nous oublie pas, loin de là !, mais qu’il va nous aider à gravir ce chemin qui est ardu comme il est dit dans un Psaume : J’ai choisi les chemins ardus ! Il est ardu mais il est beau et c’est la beauté qui nous attire. Et comme l’a dit Dostoïevski : C’est la beauté qui sauvera le monde !
Mes frères,
Ce matin, je vais vous partager un souci. Le voici : au cours de notre Eucharistie dominicale, il arrive que des personnes se présentent avec une pixide au moment de la communion et demandent une, ou deux, et parfois même trois hosties. En principe, ces hosties sont destinées à des personnes malades ou infirmes qui ne peuvent venir à l'église.
Mais il est apparu, il est apparu que certaines hosties étaient utilisées à d’autres fins. Je ne dirais pas que cela va jusqu’à la profanation, mais tout de même cela touche à la superstition et parfois cela frise la magie. Il est donc temps de mettre fin à ces abus. C’est pourquoi dorénavant, nous ne remettrons plus d’hosties consacrées destinées à être emportées à l’extérieur. Un avis sera affiché dans le nartex de manière à prévenir les fidèles.
C’est l’occasion de rappeler une Instruction Romaine qui a été donnée par la Congrégation pour la discipline des sacrements sous le pontificat de Paul VI et qui est encore en vigueur aujourd’hui. Je ne vais pas tout lire mais seulement ce qui nous concerne :
Les Ordinaires des lieux ( les Evêques et les Abbés ) jouissent de la faculté de permettre à des personnes capables, choisies personnellement comme ministre extraordinaire pour une circonstance unique, un laps de temps déterminé, ou en cas de nécessité de manière stable, soit de se nourrir elles-mêmes du pain eucharistique, soit de le distribuer aux autres fidèles et de le porter à domicile aux malades…
Et chaque fois on donne des cas. Maintenant :
…le fidèle désigné comme ministre extraordinaire de la communion, ayant reçu la préparation convenable ( il doit donc recevoir une préparation, il doit recevoir une instruction spéciale. Pas de longue durée mais enfin, pendant quelques jours il doit suivre comme on dirait des cours.) Il doit aussi se recommander par sa vie chrétienne, sa foi et sa manière de vivre. Qu’il s’efforce de n’être pas indigne d’une si grande fonction, qu’il pratique la piété envers la Sainte Eucharistie et soit pour les autres fidèles un exemple de dévotion et de respect envers le très Saint Sacrement de l’Autel. On ne choisira personne dont la désignation puisse provoquer l’étonnement des fidèles.
Donc voilà, mes frères, l’Eucharistie doit être distribuée aux malades et aux infirmes à domicile par des personnes attitrées, par une personne quasi ordonnée à cette mission. Il est vrai que, surtout dans nos régions, il s’est introduit d’autres coutumes petit à petit, ou bien je ne sait pas comment cela s’est fait, mais n’importe qui peut devenir demander une hostie et la porter. Vous voyez, c’est çà l’abus !
Eh bien, avec beaucoup de regrets, nous mettrons fin à cette pratique. Je ne puis pas me permettre, moi, en tant que responsable ici du lieu de Saint Remy, je ne puis pas me permettre que le Saint Sacrement puisse être exposé à des abus possibles. J’ai réuni les prêtres pour les mettre au courant. Donc ils savent ce qu’ils doivent faire si quelqu’un se présentait encore.
C’est l’occasion aussi de rappeler, puisque nous sommes dans le cadre de l’Eucharistie, de rappeler que, sauf naturellement une circonstance imprévue, soit une nécessité de service n’importe laquelle, de rappeler qu’on est obligé, obligé de rester jusqu’à la fin de l’Eucharistie.
On ne peut pas recevoir l’Eucharistie, et puis descendre les marches et disparaître dans les cloîtres tout de suite. Non, ce n’est absolument pas permis. Cela a déjà été rappelé d’ailleurs à la Visite Régulière. Mais je dis qu’il y a des circonstances qui permettent cela, les règles ne sont pas toujours rigides. Mais ça ne peut pas devenir une habitude.
Regardez ce que dit encore l’Instruction : Il convient d’enseigner aux fidèles
Donc on s’adresse ici à des gens du monde mais ça vaut à fortiori naturellement pour des consacrés qui, eux, n’ont pas besoin d’être enseignés. Ils sont consacrés à Dieu, mais il est tout de même bon de leur rappeler.
Il convient d’enseigner aux fidèles que Jésus Christ est le Seigneur et le Sauveur et que le même culte d’adoration que celui dévolu à Dieu doit lui être rendu à lui qui est présent dans les espèces sacramentelles.
Il faut les inviter à ne pas négliger après le banquet Eucharistique à faire une action de grâce sincère et convenable, répondant aux capacités et à la situation de chacun.
Donc, l’action de grâce, nous la faisons le dimanche après la communion pendant quelques temps. On attend avant la prière postcommunion, on attend une minute ou deux et chacun a l’occasion de faire son action de grâce.
En semaine, après un petit silence, on a l’Office de Prime. Alors là vraiment on s’ouvre à la présence du Seigneur Jésus. Ce n’est pas lui qui vient à nous parce que il est toujours présent, mais c’est nous qui allons à lui et qui nous offrons à lui dans l’action de grâce, dans la gratitude, dans l’adoration.
Alors, ce n’est pas le moment de disparaître et d’aller se perdre dans les cloîtres ou ailleurs. Mais je le répète, il y a des circonstances qui le permettent, quand les nécessités du service se présentent.
Une autre chose, mes frères, il vaut mieux que vous soyez prévenus à temps, mais ce n’est tout de même pas très grave. Le 6 janvier exactement après midi, j’entrerai à la Clinique de Namur pour y être opéré : une petite régulation de la prostate. C’est lié à l’âge. Il y en a d’autres ici qui l’ont déjà subi. Ce n’est pas grave. Le chirurgien dit qu’on a bien le temps, c’est pas urgent et qu’il vaut mieux laisser passer les fêtes.
Une autre chose, mes frères, demain c’est la solennité de l’Immaculée Conception. C’est l’occasion de déjà d’une certaine manière nous préparer à la célébration du Troisième Millénaire, comme nous le demande le pape Jean-Paul II. Nous allons donc au cours de l’Eucharistie, après la liturgie de la parole, donc avant le credo, nous allons consacrer notre Abbaye et chacune de nos personnes au Cœur Immaculé de Marie.
Dom Félicien l’avait déjà fait autrefois. Je pense que c’est une occasion à l’approche du Troisième Millénaire et des trois étapes prévues par Notre Saint Père le Pape. Je pense que c’est un acte qui peut se poser et pour lequel nous serons attentifs. Si les circonstances le permettent, c’est à dire si j’ai une bonne voix, c’est moi qui dirai cet acte de consécration.
Donc, après la lecture de l’évangile par le diacre, je me présenterai à l’ambon et je lirai cet acte de consécration auquel je vous demande d’être attentif.
Et voilà, je vous souhaite à chacun un bon dimanche de repos et de dévotion.
Mes frères,
Revenons au message que le Chapitre Général adresse aux communautés. Il dit ceci :
Un aspect important de la formation que donne l’école de la Charité est l’unification de la communauté qui se retrouve dans une vision commune…
Cela veut dire qu'on grandit dans la personnalité chrétienne, on grandit dans une conformité de plus en plus vraie, de plus en plus juste à la personne du Christ lorsque la communauté est une dans la vision qu’elle a de la vie monastique . Il n’est pas possible que la formation du Christ dans notre cœur se réalise harmonieusement si, à l’intérieur de la communauté, il y a des idées différentes, s’il y a des approches contradictoires de la vie monastique.
Il faut que la vision soit commune mais avec des nuances, des nuances personnelles. Chaque frère apporte sa note spécifique et l’ensemble est une unité très riche, et toujours plus riche. Alors, à l’intérieur d’un tel climat, il est normal que chacun puisse s’épanouir, que la grâce de Dieu puisse travailler, que l’Esprit qui habite les cœurs puisse peu à peu les transformer et en faire des étincelles de lumière.
Mes frères, ici, on parle de formation, et c’est vrai ! On pourrait très bien dire de croissance, une croissance commune à l’intérieur d’un corps qu’est la communauté, ce corpus monasterii étant lui-même à l’intérieur du grand Corps qu’est la personne du Christ ressuscité des morts.
…donc cette vision commune, cette visée commune constitue la base indispensable pour que le charisme puisse être véritablement transmis et que la communauté s’affermisse dans l’amour.
Et c’est bien vrai !Car lorsqu’on entre dans la vision commune du corpus monasterii, il s’opère dans le cœur des corrections. C’est à dire qu’il y a des options, des désirs qui se rectifient. Il n’est pas possible que automatiquement on entre dans la vision de la communauté. Il faut se convertir. Mais il faut que cette vision soit juste, il faut qu’elle soit correcte, il faut qu’elle soit vraiment le fruit d’une longue, longue tradition implantée dans la communauté et, bien au-delà de la communauté, dans l’Ordre monastique, et même dans l’ordre chrétien.
A ce moment-là, le charisme peut être véritablement transmis. Donc, les greffes nouvelles qui viennent se planter sur l’arbre monastique peuvent se nourrir de ce charisme. Et la communauté dans son ensemble, elle devient de plus en plus forte, de plus en plus ferme dans l’amour. C’est une croissance à l’intérieur de l’agapè.
Dans cette ligne, les rapports des maisons ( les rapports qui ont été lus ) ces rapports ont montré le rôle irremplaçable de l’Abbé situé au cœur du processus de la formation d’une conscience commune en véritable serviteur de l’unité. En effet, il faut que l’Abbé soit le point de référence pour tous les frères par sa conduite et sa parole.
Je vous signalais dernièrement après la visite de l’Evêque de Kikwit, que dans une communauté monastique là-bas près de chez lui, la Supérieure ne pouvait pas parler à sa communauté. Elle n’avait pas la parole facile, elle ne savait que dire, elle ne savait comment le dire bien qu’elle ait une vie intérieure intense et profonde.
C’est ça ! Il faut, il ne suffit pas pour remplir son rôle d’Abbé, ou d’Abbesse, ou de Supérieur(e) d’être un homme ou une femme de prière. Il faut encore pouvoir communiquer ce qu’on vit. C’est ce qui est dit : le rôle irremplaçable de l’Abbé situé au cœur du processus de la formation d’une conscience commune.
Cela ne veut pas dire que l’Abbé impose ses vues aux frères. Non, il est un prophète, il est celui qui déploie sous le regard des frères la beauté de la vie monastique, la beauté du Christ, la beauté de la création, la beauté de Dieu. Il est le canal par lequel passe librement l'Esprit de Dieu. Mais il faut que lui-même en soit rempli, ça doit déborder. Saint Bernard dit qu’on doit être une fontaine et non pas un simple tuyau. La fontaine doit déborder.
Et l’Abbé se situe au cœur du processus de la formation d’une conscience commune ( donc de la croissance de la communauté dans la conscience qu’elle a d’elle-même ) et cela en véritable serviteur de l’unité.
L’Abbé, on le rappelle, est un serviteur. Il n’est pas un roi qui commande et qui dirige . Il est un serviteur de chacun et de tous, le serviteur du corpus qui est un.
Nous avons aussi constaté que là où ce rôle est insuffisamment assuré, la vie de prière comme la vie fraternelle en souffrent.
En effet, si l’Abbé n’est vraiment pas le cœur de la communauté, le corps en sera malade. La vie fraternelle va en souffrir parce que les frères vont chercher alors un point de sécurité, un pôle de direction ; et ils vont le chercher ailleurs. A ce moment-là, il y a une dislocation qui s’introduit à l’intérieur de la communauté et tout le monde en souffre.
Cela peut arriver, mes frères, indépendamment aussi de l’Abbé. Vous avez de ces Abbés qui sont toujours hors de chez eux parce que on les envoie en mission d’un bout à l’autre du monde. Ils restent absents des semaines et des semaines et, pendant ce temps-là les frères sont là ! Et quand ils reviennent, ils ont des tas de travaux, ils doivent envoyer des rapports. Et quand ils ont à peine fini, ils doivent repartir d’un autre côté.
Alors la communauté en souffre ! Mais ces choses là, c’est inévitable ! Oui, peut-être bien ? Lorsque un Ordre monastique comme le nôtre commence à s’étendre au loin, au loin dans des pays impossibles, toujours plus loin, à ce moment-là ceux qui restent ici, qui sont de vieilles communautés, ils sont mis à contribution et, ces communautés-là en souffrent.
Je pense, enfin c’est mon opinion personnelle, qu’il vaudrait mieux limiter l’expansion de l’Ordre de manière à ce que les communautés antiques restent en bonne santé. La transmission de la vie monastique peut s’opérer de proche en proche, mais pas immédiatement aller au loi, trop loin.
Mais voilà, mes frères, restons-en là pour ce dimanche. Nous allons chanter l’Introït Gaudete, eh bien, que la joie habite notre cœur dès maintenant et pour jalmais.
Mes frères,
Les paroles de Saint Benoît nous renvoient un écho discret de ce que nous avons parlé hier matin. Je rafraîchis votre mémoire : il s’agissait de la communauté, de son ordre, de sa croissance, de son caractère unique pour conduire chacun des membres vers la sainteté.
Et aujourd’hui, Saint Benoît utilise l’expression consacrée, très belle, extraordinaire même de corpus monasterii. C’est l’unique endroit de la Règle, le corps du monastère.
Cette expression est en référence directe au Corps du Christ. Il est toujours bon de le rappeler. Et nous devons de plus en plus prendre conscience que nous existons à l’intérieur d’un corps, à l’intérieur du corps qu’est le monastère et que, nous existons par lui. En dehors de ce corps, nous n’existons pas. Nous subsistons, nous végétons et, insensiblement nous nous desséchons et nous mourons.
Nous sommes ainsi collégialement responsables de la santé, de la croissance et de la beauté du corps qu’est le monastère. Tous et chacun pour notre part à l’endroit où nous sommes, cette responsabilité nous suit. Elle repose sur nous.
Et Saint Benoît est formel, vous l’avez entendu : une personne exigeante ou vicieuse ne peut être agrégée au corps, 61,19. Exigeante ? Il dit superfluus, 61,17, une personne qui n’est jamais contente de ce qu’elle a, de ce qu’elle trouve. Et vous savez que pour Saint Benoît, un indice des indices de vocation est d’être contentus est quod invenerit.
On doit être content de ce qu’on trouve. Si on commence à avoir des exigences, à ce moment-là ça devient dangereux, c’est louche ! Et comme le dit ici Saint Benoît, il est préférable de se retirer. Il faut faire attention quand un candidat se présente à ce point de l’exigence ou de la non exigence. La superfluita, 61,6.
Et Saint Benoît dit qu’une telle personne ne peut être agrégée au corps du monastère et, il emploie le mot latin sociare, 61,19, associer. On y retrouve le terme de société. On peut être le socius, le compagnon, l’ami, l’inséparable des autres. Mais une personne vicieuse, il faut se garder d’elle. Elle ne peut devenir la compagne d’aucun moine dans le monastère – c’est trop dangereux ! – de peur que les autres moines soient contaminés par la misère de cet homme.
Le groupement monastique n’est pas un amas anarchique. C’est un organisme à l’intérieur duquel tous les membres sont interdépendants. Si un membre devient malade, c’est le corps entier qui en souffre. Si un membre est en meilleure santé, c’est le corps entier qui en profite.
Nous ne devons pas nous effrayer des maladie qui nous arrivent à l’intérieur du corps. Elles sont normales, il n’est pas possible de les éviter. C’est à travers ces maladies que les personnes grandissent. Elles doivent, comme on dit, faire leurs maladies et que le corps devienne alors de plus en plus fort, de plus en plus vigoureux, et plus beau.
Remarquez aussi la délicatesse et la bonté de Saint Benoît ! Un tout petit détail nous montre que Saint Benoît était un homme habité par l’Esprit Saint. Un homme spirituel, un pneumatophore , un porteur de l’Esprit se reconnaît à son défaut d’agressivité et à sa douceur. Il possède à l’intérieur de son cœur l’invincible puissance de l’amour ; si bien qu’il n’a pas besoin, pour exercer son autorité, d’user de violence.
Saint Benoît précise que cet hôte qui est un homme vicieux ne peut pas rester dans le monastère. Et Saint Benoît use de cette expression : dicatur ei honeste ut dicedat, 61,21. Et ça a été, je pense, ça a été bien traduit ! On lui dira honnêtement de se retirer. J’insiste sur le mot honnêteté, honnêtement.
Donc, on ne va pas user de paroles désobligeantes, blessantes, humiliantes. On ne va pas traumatiser davantage cet homme qui est déjà malheureux par lui-même, mais on lui dira en toute charité qu’il n’est pas à sa place et qu’il est préférable qu’il se retire.
On fera cela honeste, avec honnêteté. Mais il faut saisir la nuance qui s’est perdue dans la langue française. C’est que l’honesta, l’honnêteté des anciens, à l’époque de Saint Benoît encore, n’a pas la même signification que l’honnêteté d’aujourd’hui. L’honnêteté, pour Saint Benoît et pour ses contemporains, c’est le propre d’un homme poli, d’un homme policé, d’un homme civilisé, d’un homme rangé et d’un homme maître de lui.
Cet homme pratique le bien et la vertu entre tous, envers tous. C’est ce que les grecs appelaient le , un homme beau et bon. C’est un homme qui peut se présenter partout. C’est un homme qu’on aime accueillir parce que il transpire quelque chose qui met en sécurité ceux qui l’accueillent. C’est ça l’honnêteté de Saint Benoît !
Saint Benoît dira dans le dernier chapitre de sa Règle que si nous suivons bien les prescriptions qu’il nous conseille, nous prouverons par là que nous avons une aliquatenus vel honestatem morum, 73,5, une certaine honnêteté de conduite. Cela signifie que l’honesta, l’honnêteté est une qualité maîtresse du moine.
Donc, le moine est un homme poli ; le moine est un homme mesuré dans ses paroles ; le moine est un homme qui pose un regard de bienveillance sur les autres et même sur les choses ; un homme qui sait attirer, qui sait émerveiller, qui sait rassurer ; un homme dans la société duquel on est à son aise ; on respire parce que on sait très bien que dans son cœur – et on le voit dans son regard – il y a la bienveillance et le respect.
Voilà, mes frères, ce que Saint Benoît entend par l’honnêteté. Et quand il dit qu’il faut dire honnêtement à cet homme de se retirer, lorsque cet homme se retirera, il n’aura pas été blessé. Il aura compris que sa place n’était pas là et qu’il doit en chercher une autre. Et peut-être que les quelques paroles qu’il aura entendues, le geste de charité et d’amour qu’on aura posé envers lui, peut-être sera-t-il éveillé dans son cœur des sentiments qui petit à petit vont l’amener à la conversion.
Voilà, mes frères, ce qu’on sent à travers ce que Saint Benoît nous dit aujourd’hui. Et voyiez ça à l’intérieur du corps du monastère ! Il faudrait que nous soyons tous de cette qualité. On ne l’est pas au départ, on le devient.
C’est une grâce que nous devons accueillir et qui nous est offerte à travers les événements de tous les jours. Peu à peu notre cœur se purifie, notre cœur se nettoie, il se décrasse et l’honestas, l’honnêteté peut en prendre possession. Cette honestas, je le répète, n’est rien d’autre que le fruit d’une présence dans le cœur : celle de l’Esprit Saint.
Eh bien, mes frères, en conclusion, nous pouvons dire que nous devons être des enfants de Dieu en toutes circonstances. Car un homme honnête est un enfant de Dieu accompli ou bien proche de son accomplissement. Il faut être, se montrer ainsi enfant de Dieu en toutes circonstances ; pas seulement quand tout va bien et qu’il n’y a pas de problèmes, mais aussi lorsque des difficultés, des obstacles se dressent.
Le moine doit être la ressemblance, le témoignage, la présence sur terre de son Père qui est dans les cieux. Il doit lui ressembler. Lorsqu’on le voit, on doit se dire : tiens, celui-là porte sur lui les traits de son Père, son Père qui fait lever son soleil sur tout le monde, sur les méchants comme sur les bons. Il donne aussi le cadeau de sa pluie à tout le monde, aux bons et aux méchants.
Voilà, mes frères, si nous pratiquons, si nous essayons de pratiquer cette vertu de l’honnêteté à l’intérieur du corps qu’est le monastère, à ce moment-là nous serons vraiment digne du nom que nous portons.
Mes frères,
Nous avons vu que la base indispensable pour que le charisme cistercien puisse pleinement développer toutes ses virtualités est qu’il existe dans la communauté une vision commune. Et le premier responsable de cette unité dans la communauté est la personne de l’Abbé. C’est lui qui doit éveiller et entretenir parmi les frères une conscience commune.
Le Chapitre Général dit encore :
Nos échanges trouvent ainsi leur expression dans la formule qui a reçu la préférence des deux Chapitres ( le Chapitres des moines et celui des moniales ) et qui pourrait constituer le thème de la prochaine Réunion Générale mixte : la grâce cistercienne aujourd’hui : conformation au Christ.
Donc pour aujourd’hui, la grâce cistercienne est une conformation au Christ. Voilà donc le thème du prochain Chapitre Général. En temps opportun, dans les derniers mois précédents ce Chapitre, il faudra donc que chaque communauté explicite sa façon de vivre la grâce cistercienne aujourd’hui, voir dans quelle mesure elle est en conformation au Christ.
Que signifie conformation au Christ ? Mais ça devra être précisé par après. Ce sera le rôle de l’Abbé de définir cette conformation. Et puis alors, la communauté devra voir si vraiment elle est conformée au Christ dans sa vie, dans sa mort, dans sa résurrection.
Un tel thème nous a semblé important au moment où l’approche du 9° centenaire de la fondation de Cîteaux nous aidera à redécouvrir pour aujourd’hui le charisme de nos fondateurs en communion avec tous nos frères et sœurs de la famille cistercienne toute entière.
Donc, en 1998, il faudra célébrer le 9° centenaire de la fondation de Cîteaux. Il y aura à Cîteaux même toutes sortes d’activités. Et entre autres le 21 mars, donc en la fête de Saint Benoît autrefois. Car le 21 mars, les Fondateurs de Cîteaux sont arrivés sur les lieux. Ils étaient paris le même jour de Molesmes. Et ce 2& mars 1998, il y aura une grande célébration à laquelle tous les Abbés et Abbesses de l’Ordre sont invités, tous.
Il faut dire qu’il y a eu des grincements, oui, parce qu’on a dit : ça va coûter une fortune ! Ceux qui doivent venir d’Australie, du Japon ou de l’Amérique du Sud à Cîteaux, ça coûte ! Alors je pense qu’on a mis un bémol, et voilà, ce seront les voisins , ceux qui pourront y aller, ceux qui pourront s’y rendre. Mais on n’en fait pas une obligation.
Il y aurait aussi là, présents, les Abbés de la Commune Observance car c’est une célébration qui intéresse la famille cistercienne toute entière et pas seulement les trappistes. Ce sera l’occasion de renouveler les liens de charité qui unissent les deux branches de l’Ordre et, peut-être de faire un petit pas vers l’unité, l’unité parfaite mais sous une forme et une structure qui serait adaptée.
Mais je pense que ça, c’est encore très loin ! Mais ça ne fait rien si il y a à cette occasion un petit pas, un petit saut de puce qui est accompli. C’est toujours ça ! Et le reste ma foi, il faut le laisser à la grâce de l’Esprit Saint travaillant les cœurs et les esprits.
Ce thème nous permettra également de reprendre conscience de l’essentiel du message que nous devons être dans l’Eglise et dans le monde à l’aube du Troisième Millénaire.
Donc, l’essentiel du message que nous devons être pour l’Eglise et pour le monde, c’est d’être présence du Christ pour aujourd’hui. Mais cette façon-là, elle n’est pas à inventer ou à construire. C’est l’Esprit Saint lui-même qui aujourd’hui façonne des saints qui sont des interpellations pour aujourd’hui.
Donc, nous ne devons pas imiter les saints d’hier ou d’avant hier, ni les fondateurs de Cîteaux mais, nous devons être des révélations du Christ originales pour aujourd’hui de façon à ce que les hommes puissent le remarquer et comprendre.
Mais voilà, mes frères, et cela à l’aube du troisième millénaire. Le troisième millénaire, ce n’est pas grand chose ! Si on en croit les scientifiques, la terre a encore – avec des hommes dessus naturellement – pour quelques centaines de millions d’années à vivre. Et puis alors ce sera la fin. Elle va s’éteindre, il n’y aura plus de vie, pas plus que sur la lune ou sur la planète Mars. Et nous alors, que serons-nous devenus ?
Vous voyez ! Alors on est très loin, ce sont des visions apocalyptiques. A moins qu’il n’arrive quelque chose entre temps d’imprévisible ? Mais laissons cela à la miséricorde et à la providence de notre Dieu.
2S 7, 1-5.8b-11.16 * Rm 16, 25-27 * Lc 1, 26-38
Frères et sœurs dans le Christ,
L’Eglise nous fait aujourd’hui la grâce d’entendre les dernières lignes de la lettre que l’Apôtre Paul adresse à la petite communauté chrétienne de Rome. Rome : la ville impériale, la maîtresse du monde ; Rome qui a broyé, écrasé tout dans ses dents et ses griffes de fer ; Rome qui sera bientôt la nouvelle Babylone la femme, la prostituée qui se saoule sans fin du sang des disciples de Jésus.
Mais Paul ne doute de rien. Il est possédé par l’Esprit de Dieu et tout lui a été remis. Il pressent que bientôt, déjà …?… …?… est arrivé, que Rome sera conquise et que Rome deviendra le centre, le cœur du monde chrétien.
Et Paul s’adresse à une poignée de ces chrétiens. Ils sont comme lui issus du Judaïsme. Pour Paul, ce sont des frères à un double titre : au titre de chrétien et au titre de Juif. Il leur fait confiance et il leur dit, voilà, ce qui fait le tourment de son cœur. Il leur dit sa raison de vivre, il leur révèle le secret de sa mission et ils se laissent entraîner avec lui dans l’impossible d’une folle entreprise.
Cette entreprise ne vient pas de lui. Il le sait plus que quiconque, lui qui a persécuté l’Eglise de Dieu et qui a été un jour enveloppé de lumière et terrassé par la grâce. Il sait que cette entreprise vient de Dieu, que c’est un ordre de Dieu et qu’il ne peut s’y soustraire. Il s’agit pour lui ni plus ni moins que d’amener les païens, d’amener toutes les nations à l’obéissance de la foi.
Mais que faut-il entendre par l’obéissance de la foi ? Il n’est pas question pour Paul d’asservir les hommes à une divinité sanguinaire, à une divinité despotique, tyrannique. Il n’est pas question de leur faire plier la nuque devant un Dieu qui serait semblable aux potentats en Inde.
Non, il s’agit de bien autre chose et Paul vient de nous le dire à nouveau. Il désire introduire le monde entier dans l’espace sans limites de la véritable liberté. Il ne s’agit pas de n’importe quelle liberté car il n’y en a qu’une. Il ne s’agit pas de cette soi-disant liberté qui exalte l’homme, qui lui dit qu’il peut tout faire, qu’il peut se permettre tout et qui enfin l’asservit finalement à ses instincts les plus bas.
Non, il s’agit pour Paul d’ouvrir au monde les portes de la liberté intérieure, une liberté qui est le partage de la liberté même de Dieu., une liberté qui est donnée …?… avec celui qui est amour et qui n’est qu’amour. Il s’agit pour Paul d’amener tous les hommes à l’obéissance de la foi.
Eh bien, obéir à la foi, c’est accueillir en soi la douceur, l’humilité mais aussi la puissance du Christ Jésus ressuscité des morts ; c’est accueillir en soi l’amplitude du mystère de la vie, c’est accueillir en soi un …?… vers celui qui est la beauté, vers celui qui est l’amour, vers celui qui est l’infinitude. Obéir à la foi, c’est devenir une force explosive capable de révolutionner l’univers : obéir à la foi, c’est en dépit de tous les …?…, de toutes les résistances arriver à transfigurer le cosmos et à en faire un paradis de lumière ; et c’est d’abord devenir soi-même présence lumineuse de la vie, de l’amour, de la paix, de la liberté.
Frères et sœurs, c’est à partir de rien que Dieu a réalisé en nous une telle merveille. Le cœur du monde, ce n’est pas le sceptre rutilant d’or du César Auguste qui trône à Rome et qui se prend pour le maître du monde. Le cœur du monde, c’est une pauvre petite maison d’un village insignifiant de Galilée ; le cœur du monde, c’est une humble jeune fille connue des …?… et choisie par Dieu depuis toujours.
L’obéissance à la foi, c’est d’abord une personne ; c’est la personne de cette jeune fille, de Marie. Obéir à la foi, c’est avoir dans le cœur et sur les lèvres sa réponse à l’ange, réponse toute simple, réponse toute confiante : Voici la servante du Seigneur, qu’il me soit fait comme tu l’as dit !
Frères et sœurs, à cet instant même, Dieu est devenu homme et tout s’est mis en branle. Et déjà à ce moment-là, Paul était présent, et nous étions présents, et tous étaient présents. C’était comme une fin du monde anticipée, ou plutôt c’était la fin du monde qui était atteinte. Et il suffit maintenant de laisser se déployer cette beauté. Et nous pouvons et nous devons, nous chrétiens, être des artisans de cette beauté.
C’est cela obéir à la foi ! C’est cela être parfaitement libre ! C’est entrer dans le projet de Dieu, en être les acteurs et savoir que grâce à nous quelque chose change, quelque chose s’accomplit, que déjà l’accomplissement du monde est arrivé.
Frères et sœurs, à nous maintenant d’être les témoins, les hérauts, les apôtres, les obéissants, les saints. Le flambeau nous a été remis, il est entre nos mains. A nous maintenant, à notre tour, après l’Apôtre Paul, après les chrétiens de …?… …?…, à nous de changer le monde.
Amen.
Frères et sœurs dans le Christ,
Excusez-moi cette nuit, je vous partage un souci qui ronge mon cœur, qui la laboure sans cesse. Chaque fois en effet que j’entends proférer la Bonne Nouvelle de la naissance dans une étable du fils de Dieu, une parole me fait mal. C’est comme une épine dans ma chair, une épine qui me tourmente sans relâche.
Et voici cette parole : Il n’y a pas de place pour eux dans la salle commune. Il n’y a pas de place pour Dieu parmi les hommes, aucune place, aucune ! La place de Dieu, c’est sur la rue ou à l’étable avec les animaux. Dieu, en se faisant homme, s’est retrouvé dans une mangeoire avec les animaux.
Mais alors, au ciel, il y aura-t-il de la place pour les hommes ? Les animaux n’y seront-ils pas les premiers ? Eux au moins n’ont pas rejeté Dieu, il lui ont fait place à côté d’eux dans une mangeoire.
Frères et sœurs, je me pose une question : Il y a-t-il une place pour Dieu dans mon cœur ? Il y a-t-il une place pour Dieu dans notre cœur ? Nous allons répondre oui, certainement il y a une place. Mais n’est-ce pas une idole qui a une place dans notre cœur ? Notre cœur n’est-il pas le siège, le trône de notre propre moi que sans cesse nous adorons, que sans cesse nous encensons ? Et alors, notre cœur n’est-il pas rempli à étouffer, rempli à craquer ?
Est-il encore possible d’y respirer tant il est plein de nous ? Reconnaissons-le, il est plein de nos ambitions, de nos calculs, de nos projets, de nos colères, de nos amertumes, de nos rancœurs, de nos jugements, de nos soupçons. Où Dieu peut-il encore trouver place dans ce fatras d’immondices ? Il est l’étranger, celui qu’on n’attend pas. Il est le dérangeur, il est l’exclu.
Voilà, frères et sœurs, ce qui me fait peur en la nuit de Noël. Oui, il n’y avait pas de place pour eux dans la salle commune. C’est un constat impitoyable !
Mais n’en restons pas là ! Celui qui est là couché dans une mangeoire, c’est Jésus. Et Jésus, nous le savons, signifie Dieu sauve. Dieu est venu pour nous sauver. Oui, il est possible de tout récupérer, de tout sauver car Dieu a tellement aimé le monde qu’il a envoyé son propre fils, non pas pour nous adresser des reproches, non pas pour nous juger, non pas pour nous condamner, mais pour nous sauver, pour nous révéler Dieu, pour nous purifier, pour nous introduire dans sa propre vie.
Alors, frères et sœurs, faisons un tout petit effort, posons un geste qui dise notre désir d’être vrai, de ne plus nous incliner devant l’idole de notre moi, mais d’être ouvert à Dieu lui-même, à Dieu qui est la lumière et l’amour. Ouvrons toutes grandes les fenêtres de notre cœur, les portes aussi ! Ouvrons et laissons le vent de l’Esprit, le souffle impétueux de l’Esprit s’engouffrer en nous pour en chasser tout ce qui nous encombre, pour nettoyer, pour faire place nette.
Alors, Dieu pourra entrer, il pourra établir en nous sa demeure, il pourra faire de notre cœur son sanctuaire, il pourra en faire son ciel, il pourra en faire sa joie. Le ciel de Dieu, n’est-ce pas l’âme du juste, comme disait Saint Grégoire ?
Et alors, frères et sœurs, nous rayonnerons la présence de Dieu, sa compassion, sa douceur, sa vérité, son amour, sa paix. Et ce sera Noël, ce sera vraiment Noël à nouveau sans limite et sans fin pour l’univers entier.
Amen.
Frères et sœurs,
Nous venons d’entendre une des paroles les plus belles qui soit jamais tombée des lèvres d’un homme. Cette parole vient de plus loin que l’homme. Elle est montée du cœur de Dieu et elle nous est offerte. Elle nous dit qui nous sommes. Elle est le chiffre de notre destinée. Nous l’avons entendue, mais écoutons là encore et frémissons d’espérance et de joie.
Cette parole, la voici : nous avons le choix de devenir enfants de Dieu. Nous sommes nés de Dieu. Le Verbe s’est fait chair, il a établi sa demeure parmi nous. Il a voulu que nous devenions ses frères, les membres de son corps, les cellules de son organisme charnel et spirituel. Nous sommes, en étant frères du Christ, en étant de Dieu, nous sommes pleinement hommes et plus que des hommes.
Le Verbe de Dieu s’est abaissé au plus bas jusque dans une mangeoire d’animal. Il s’est soumis à cet abaissement pour nous assumer en lui avec toutes nos misères, nos faiblesses, nos péchés et pour nous élever au plus haut de sa propre vie après avoir extirpé de notre cœur jusqu’aux racines de l’égoïsme.
Voilà ce qu’il nous offre. Il ne nous contraint pas. Il attend notre réponse. Oui, nous sommes enfants de Dieu nous qui célébrons l’éternelle et toujours actuelle naissance du Seigneur Jésus. Voici qu’est ouvert devant nous un extraordinaire programme de vie. Etre enfant de Dieu, c’est ne plus vivre sous les contraintes de la chair, c’est vivre sous la mouvance de l’Esprit Saint, c’est devenir soi-même un souffle de cet Esprit.
Et être ainsi un élan de l’Esprit de Dieu vers le monde, vers les hommes, c’est ne plus se subir soi-même, c’est être souverainement libre à l’égard de soi, c’est ne plus adhérer à soi, c’est ne plus se complaire en soi, c’est être entièrement donné, c’est ne plus vivre en parasite, en vampire aux crochets des autres, c’est devenir pour les autres une source à laquelle chacun peut librement s’abreuver et se sentir heureux.
La naissance de Jésus a ainsi créé une relation spéciale entre Dieu et nous. Le oui de Dieu – car Dieu n’est que oui – le oui de Dieu appelle notre oui à nous. C’est à ce consentement que nous sommes à nouveau invités en cette nuit de Noël. Ce oui, nous voulons le renouveler des profondeurs les plus sincères de notre être .
Oui, frères et sœurs, c’est dans la mesure où nous devenons de plus en plus enfants de Dieu que transparaît à travers nous les mœurs de notre Dieu, que nous devenons rayonnement de ce qu’il est. Si nous devenons pur élan d’amour vers les autres, si dans notre cœur il n’y a plus la moindre pensée défavorable à l’endroit des autres, à ce moment-là nous naissons véritablement de Dieu et quelque chose a changé dans l’univers. Le monde en est transfiguré et notre cœur le sait très bien.
C’est le mystère de Noël dans son infinie grandeur. Il signe notre propre grandeur, notre incomparable noblesse. Nous sommes enfants de Dieu, nous sommes fils de la lumière, témoins de l’amour, espérance d’un avenir de gloire. Et je rappelle que la gloire dont on parle si facilement, cette gloire de Dieu qui nous est offerte, cette gloire est la lumière.
C’est une lumière qui est la vie, l’évangéliste vient encore de nous le dire. Eh bien, cette lumière est notre partage. Ouvrons nos mains, ouvrons notre cœur et elle est pour nous. Et alors en nous, c’est l’humanité entière, c’est l’univers entier qi est transfiguré.
En ce jour de Noël, rendons grâce et ne reculons jamais sur la route qui nous est ouverte. C’est la route du partage de la vie divine pour nous-même, pour chacun, pour l’univers entier.
Amen.
Frères et sœurs,
Le diacre Etienne s’est fait brutalement happé par le soupçon, la dénégation, la bêtise, le refus. Il a été pris dans un filet terrible aux mailles dures et terribles. Il a succombé en vainqueur. Il a ouvert une brèche dans le mur de la haine. Saul, le jeune Saul l’apprendra bientôt à ses dépens.
C’est là un épisode de la lutte, la lutte éternelle entre l’idole et la vérité. L’idole, c’est le dogme absolu, le dogme absolutisé. La vérité, c’est une personne qui a un nom, qui a un visage. L’idole sécurise en asservissant ; la vérité déstabilise en libérant. « Je suis venu apporter le glaive » disait Jésus. Les fanatiques sont de tous les temps, de tous les milieux. Prenons garde à nous, frères et sœurs, et restons les mains nues.
La vérité qu’est le Seigneur Jésus ne s’impose jamais. Elle est force, amour. Elle est force parce qu’elle est l’amour et que l’amour ne contraint jamais. François d’Assise pleurait devant l’amour méconnu, humilié, rejeté. Il savait ce qu’aimer veut dire, il comprenait la souffrance de Dieu.
Nous sommes plus que jamais dans la lumière de la nativité quand nous voyons Etienne mourir. Les Pères de l’Eglise l’ont abondamment souligné. Je n’aurais pas la prétention d’ajouter quelque chose. Etienne s’est conformé au Christ jusque dans sa passion. Il a vécu son dies natalis, il a vécu sa véritable naissance dans la paix.
Il nous est dit également que l’Eglise de Jérusalem avait fait une grande lamentation sur Etienne qui faisait …?… tout jeune, comme Jésus était jeune, comme Saul était jeune. Mais il est une personne dont on ne parle pas, une personne dont les entrailles ont dû être labourées, déchirées par la mort d’Etienne. C’est sa maman. Dieu seul sait ce que doit souffrir une maman qui perd son enfant surtout dans des conditions aussi tragiques. Le silence était sans doute préférable devant l’immensité d’une telle souffrance.
Marie a dû compatir et consoler. Il est dit que Marie vivait dans la compagnie des disciples de Jésus. Elle devait connaître Etienne et la maman d’Etienne. Elle seule pouvait vraiment consoler.
Nous nous inclinons devant ce mystère et nous faisons confiance. L’Histoire du monde est en réalité celle de la Rédemption dans sa face de ténèbres et sa face de lumière. Nous en sommes les témoins et les acteurs. Puisse le Seigneur nous garder toujours dans la vérité qu’il est.
Frères et sœurs,
Si nous en croyons l’Evangile, Jean était l’Apôtre qui ne devait pas mourir. Il s’était répandu parmi les frères l’idée que ce disciple ne mourrait pas. Et c’est vrai ! Pouvait-il seulement mourir ? Posons-nous la question ! Il avait cru, et celui qui croit, tout comme celui qui aime, est passé de la mort à la vie. Ses yeux avaient vu, ses mains avaient touché le Verbe de la vie, le Verbe qui est la Vie, et qui est aussi le chemin qui conduit à la vie.
La vie éternelle est une personne, elle est un homme, elle est le Seigneur Jésus. Cette vie était passée toute entière en Jean qui ne pouvait plus mourir. Cette merveille, il nous l’annonce pour nous entraîner avec lui dans la plénitude de la joie. Le Christ lui-même avait dit « Je vous donne ma paix et je vous prends avec moi à l’intérieur de ma propre joie ».
Ce n’est pas n’importe quelle joie, mes frères, c’est la joie même de Dieu. Et l’espérance de Jean, elle est à notre portée. Elle est la récompense de toute vie chrétienne vécue jusque dans ses ultimes conséquences. Comment pourrait-il voir la mort celui qui est devenu un seul esprit, un seul cœur, un seul être avec la vie ?
Qu’est la foi ? Celle d’un Jean, celle d’un Paul, celle du saint sinon l’irrépressible élan de l’amour. Cette foi, elle le presse à l’intérieur, elle le pousse à l’extérieur. Et c’est la course en avant jusqu’à ce qu’on ait atteint celui par qui on a été saisi.
C’est le torrent de la vie, de la vie éternelle. C’est la vie qui est Dieu, c’est la vie qui est le Seigneur Jésus ressuscité. C’est un torrent qui emporte tout, il ne laisse rien derrière lui, rien d’autre que lui. Aux yeux insensés, aux yeux qui ne voient pas, qui ne comprennent pas, comment ne pas mourir ? Comment comprendre qu’il soit possible de ne pas mourir ?
Il nous est dit dans le Livre de la Sagesse, des martyrs qui avaient dû passer par le feu des tourments, par le feu de l’amour et par la mort, il est dit qu’ils étaient dans la paix hors d’atteinte de …?… . Ils avaient cru, ils s’étaient laissé dépouiller de tout jusqu’à se laisser dépouiller de la vie. Mais il n’y avait plus en eux qu’une immense aspiration vers la lumière, vers l’amour, vers la vie. Et ils sont passés à travers tout et la vie est devenue leur bien.
Mes frères, tel était Jean, tel était Paul, tels étaient les saints, tels nous devons être à notre tour. Dieu s’est fait homme pour nous absorber en lui, pour nous absorber dans la vie qu’il est. Alors, frères, fermons les yeux et laissons-nous faire !
Frères et sœurs,
Les chemins empruntés par Dieu pour entrer dans l’Histoire des hommes sont mystérieux, redoutables, indéchiffrables et combien beaux. Nous, chrétiens, sommes un peuple de prophètes et nous devons pouvoir explorer ces chemins. On ne peut les contempler qu’avec un respect infini.
La foi est une certaine intelligence des chemins de Dieu. Elle promène sur eux une lumière venue de Dieu lui-même. Tout est à recevoir dans la reconnaissance et la crainte. Accueillons donc ce que Dieu nous offre ce matin !
Au seuil de l’Histoire de Dieu devenu homme, de Dieu partageant en tout notre destinée mortelle, nous apercevons Hérode, Hérode l’…?…, Hérode l’intrus, l’usurpateur, l’homme le plus honni de tout Israël. Et au terme de cette même Histoire, nous reconnaissons Caïphe le grand prêtre, l’homme le plus craint et le plus vénéré en Israël. Hérode et Caïphe ! Ils finiront par broyer Jésus, ils finiront par avoir raison de Dieu. Le drame de Jésus est scellé par ces deux hommes, tous deux prophètes à leur manière.
Jésus, ne l’oublions pas, a été un enfant, un tout petit enfant, et il a été un adulte. Entre les deux s’est étalée son histoire, l’histoire d’un homme qui grandit, d’un homme qui cherche, d’un homme qui travaille, mais un homme pour Jésus qui pressent beaucoup de choses.
Mais revenons à Hérode. Hérode aura tout fait pour obtenir droit de cité au sein du Peuple de Dieu. L’Eternel lui a donné de siéger sur le trône de David à Jérusalem, la ville de toute sainteté. Eh bien, Hérode va construire à Dieu un temple magnifique, resplendissant, merveille unique au monde. Et le voici ainsi dans son idée, devenu plus juif que les juifs, et son pouvoir lui semble établi pour jamais. N’a-t-il pas mis Dieu de son côté ?
Mais quand Dieu se présente et se tient à la porte de son palais et de son cœur, il se ferme, il refuse. Il veut se débarrasser de ce Dieu. Et voilà que sans aucun scrupules il attaque et il massacre à l’aveugle. Hérode est prophète sans le savoir. Il dit que Dieu n’a pas de place parmi les hommes, qu’il est un être dangereux. Il dit, il annonce que Dieu sera finalement tué et que l’homme pourra alors régner seul, libre. L’homme devenu le maître de l’univers, seul maître. Il n’y a plus de Dieu, Dieu a été tué par les hommes.
Et à l’autre extrémité se dressera un autre prophète, un autre Hérode, Caïphe le prêtre. Le roi et le prêtre ! Tous deux se haïssent férocement, mais tous deux se sont ligués contre Dieu et contre son mystère. Au temps d’Hérode, un seul a échappé à la tuerie générale ; au temps de Caïphe, un seul mourra pour que tous soient sauvés. Et ainsi la vie entière de Jésus est tracée de l’origine à la fin sous le signe du sang. Il le sentait, il le savait et il n’a pas voulu se dérober.
Et, frères et sœurs, prenons en conscience, il en sera ainsi jusqu’à la fin du monde. Nous le savons, Dieu est amour et voilà ce que les hommes font de l’amour. Et nous-mêmes, reconnaissons-le, nous sommes complices, mais nous ne le serons pas pour jamais. Jésus nous prend avec lui tels que nous sommes. Et le jour viendra où le péché sera écrasé, où il sera extirpé de notre cœur et de l’univers.
Nous le croyons et cette foi nous porte en avant. Dieu est amour et Dieu sera finalement vainqueur. Il sera vainqueur sur la croix et sa victoire s’étend insensiblement mais irrésistiblement à l’univers entier. Et le jour viendra, un jour tout proche pour nous, pour chacun de nous, le jour viendra où la beauté de Dieu et son amour éclateront partout. Et tout le monde sera sauvé, les petits enfants innocents, et Hérode, et Caïphe, et nous avec eux.
Mes frères,
Chaque fois que Dieu se lance dans une œuvre de création ou de recréation, il part d’un germe infiniment petit, tellement petit qu’il passe inaperçu au regard non averti. Ainsi la genèse du monde : il n’y avait rien, rien qu’un noyau d’énergie, d’une énergie fantastique, incommensurable. Et personne n’était là pour contempler ce noyau. Seul Dieu pouvait le voir. Et voilà que soudain ce noyau a explosé et ce fut la naissance de l’univers. Et son explosion n’est pas terminée. L’univers se dilate sans mesure et sans fin.
Et nous, mes frères, nous étions déjà présents bien réellement au cœur de ce noyau d’énergie. Et cette énergie nous habite aujourd’hui. C’est elle qui nous donne de respirer, c’est elle qui anime notre cœur, c’est elle qui nous fait penser, c’est elle qui nous permet de prier.
Et puis, Dieu a entrepris une œuvre nouvelle, une recréation, une nouvelle étape, celle de la divinisation de ce cosmos. Et il est parti d’une cellule toute petite, mais une cellule à l’image de ce qu’il est, à l’image de la Trinité qu’il est. Et cette cellule familiale, c’est Jésus, Marie et Joseph.
Et déjà, nous étions au cœur de cette cellule, mystiquement mais bien réellement présent. Et si maintenant nous participons à la vie divine, c’est à partir de cette cellule primitive. Et elle nous dit que nous sommes tous liés les uns aux autres, que nous formons tous une immense famille et que personne ne peut en être exclu.
N’oublions jamais, mes frères, que nous avons été choisis dans le Christ dès avant la création du monde car Dieu savait ce qu’il faisait. Il avait un projet et déjà il nous connaissait, et déjà il nous aimait ; déjà il nous aimait chacun personnellement, chacun infiniment avant de poser ce noyau d’énergie fantastique qui allait devenir notre monde.
Et puis tout a collaboré à l’œuvre de Dieu, absolument tout : le monde matériel pour nous amener à la confiance et le monde de Dieu pour éveiller à la surconfiance. Et cette surconfiance, c’est la foi, c’est notre intelligence devenue divine et c’est l’amour, l’amour qui nous fait agir divinement.
Il y a en nous cette conjonction entre le mouvement matériel qui anime le cosmos entier et un mouvement divin qui vient du cœur de Dieu et qui petit à petit à partir de nous rayonne dans l’univers entier et insensiblement le transfigure ; à partir des saints que nous sommes et que nous devenons, c’est le monde entier qui devient révélation de ce qu’est Dieu.
L’Apôtre nous dit, il nous le dira tantôt, nous l’entendrons, il nous dit ce que nous devons être et ce que nous sommes. Il définit notre vocation. Il nous dit que nous devons avoir un cœur plein de tendresse et de bonté, d’humilité, de douceur, de patience. C’est là le portrait du véritable chrétien, c’est le portrait de l’homme accompli : la tendresse et la bonté, l’humilité, la douceur et la patience. Ainsi était le Seigneur Jésus. C’est ainsi qu’il s’est présenté : « Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur »
Et nous-mêmes qui sommes les membres de son corps, nous devons permettre à cette douceur, à cette humilité, à cette patience, à cette tendresse, à cette bonté de s’emparer de tout notre être.
Il nous dit aussi, l’Apôtre, que par-dessus tout, nous devons nous laisser mouvoir par l’amour qui fait le lien de la perfection. Et l’amour, c’est un mouvement extatique qui nous fait sortir de nous. Il nous fait nous abandonner, il nous fait nous oublier ; il nous ouvre et il nous permet d’accueillir en nous nos frères, ceux avec lesquels nous vivons et même au-delà, infiniment au-delà ceux de l’univers entier. L’amour est à la mesure de Dieu, pas moins !
Et alors, conclu l’Apôtre, c’est le règne de la paix : la paix en nous, la paix entre nous, cette paix dans laquelle nous formons un seul corps dans le Christ. Et voilà cette cellule primitive qui est devenue un corps immense : nous sommes tous UN dans le Christ.
Mes frères, une communauté monastique est la concrétisation de cette beauté. Elle est un corps animé par l’Esprit Saint, l’Esprit qui ne cesse de purifier les cœurs, de les embellir, de les unir. Le doigt de la main droite de Dieu, comme nous chantons au moment de la Pentecôte, c’est l’Esprit Saint. Et l’Esprit Saint est le doigt d’un artiste. Dieu ne fait que de la beauté, lui qui est la beauté par excellence.
Mes frères, exposons-nous à ce doigt et n’ayons pas peur de devenir beau, beau de la beauté même de notre Créateur. C’est alors que nous serons doux et humbles, et tendres, et bons. Nous sommes tous ainsi membres les uns des autres, au service les uns des autres, tous tournés les uns vers les autres. Celui qui veut se mettre en dehors de cette beauté, c’est çà la damnation, ce n’est rien que cela ! C’est pourquoi soyons très prudents, très très prudents !
La communauté monastique est ainsi l’image du cosmos achevé, et c’est là sa vocation eschatologique comme on dit. Elle est la présence de l’univers arrivé à son achèvement. Vous allez dire que c’est un peu utopique tout cela ! C’est vrai ! Et pourtant, c’est la vérité !
Si nous ne sommes pas encore cette beauté consommée, nous sommes en train de le devenir parce que nous nous exposons à la lumière et à la beauté, parce que les énergies divines travaillent en nous à notre insu. Et l’obéissance, ce n’est rien d’autre que s’abandonner à ses énergies et devenir vraiment ce que nous sommes, ce que nous devons être et, tous ensemble, d’être une cellule active de l’univers.
Mes frères, nous sommes ainsi une famille sainte, la famille de Jésus, Marie et Joseph, et ses saints. Eh bien, nous aussi en vraie communauté monastique, en vrai corps, nous devons être une famille sainte, une famille qui tend vers la sainteté. Mais y tendre vers cette sainteté, c’est déjà être saint. Ne l’oublions jamais, mes frères, et efforçons-nous de vivre en conséquence !
Mes frères,
L’Apôtre vient de nous dessiner en quelques mots le cœur de la philosophie chrétienne et monastique. Il nous met en présence de deux univers et il nous exhorte à bien choisir : d’un côté il y a le monde, de l’autre côté il y a le Père.
Le monde, c’est la création sous le pouvoir d’un usurpateur, d’un séducteur, d’un illusionniste. Au départ, certes, la création était bonne, elle était belle, elle était pure. Dieu s’en félicitait et voulait partager son contentement et sa joie avec l’homme.
Mais le tentateur est survenu. Il a tout faussé, tout gauchi, tout dénaturé. Et aujourd’hui ce qu’il y a dans le monde, c’est l’égoïsme, la convoitise, l’appétit du pouvoir. Tout cela ne vient pas du Père, du Père des hommes, du Père de la création, du Père de Jésus.
Et en face de ce monde perverti se dresse le Père, un Père qui attend. Il est la source de tout parce qu’il est l’amour. Il ne veut pas condamner le monde, il ne veut pas l ‘anéantir, l’effacer pour recommencer. Non, il veut le …?… , il veut le sauver, il veut le guérir. Et pour cela, il a envoyé dans une chair d’homme celui par qui tout avait été fait. Le Verbe de Dieu s’est fait chair.
Le Verbe s’est fait chair, il s’est fait matière, il s’est fait fragment de ce monde malade. Et demain, grâce à lui, grâce à nous aussi, mes frères, Dieu sera tout en toutes choses. Et ce demain, ce peut être un bientôt, ce peut être un tout de suite pour chacun d’entre nous.
Oui, pour que Dieu soit en toutes choses, il faut qu’il le soit d’abord dans nos cœurs qui s’ouvrent à lui, des cœurs comme celui d’Anne la prophétesse, celui de Siméon qui attendait, de Joseph, de Marie. Le monde et sa misère ne mène à rien, qu’au désespoir. Lui et ses désirs sont déjà en train de disparaître, ils s’éteignent les uns après les autres à peine apparus, à peine assouvis. Et jour après jour, cela s’engouffre dans le néant
Mes frères, nous avons à choisir entre le monde et le Père. Eh bien, notre choix est fait. Nous avons envie de vivre chez Dieu, dans sa maison, à son ombre, dans sa lumière et cela jusqu’à notre mort physique.
Nous sommes les frères d’Anne la vieille prophétesse et nous participons à son mystère. C’est notre vœux de stabilité. Nous avons choisi l’âpre chemin du renoncement, loin des convoitises, loin de la soif du pouvoir, loin de l’orgueil de la vie. C’est notre vœux de conversion.
Il n’est pas facile tous les jours, mais tous nous tenons. Nous avons choisi de nous cacher dans les vouloirs de Dieu. Nous avons choisi d’en faire jour après jour notre nourriture. C’est notre vœu d’obéissance. Et au plus intime de nous, il y a quelqu’un qui nous dit, qui nous murmure, qui nous chante que déjà nous entrons dans la vie éternelle.
Frères et sœurs,
Nous sommes au dernier jour de l’année civile. Encore un peu et il s’évanouira et l’année 96 avec lui. Nous nous sentirons un peu plus âgé ou bien, peut-être prendrons-nous espoir pour un nouveau printemps.
L’Apôtre, lui, ne raisonne pas ainsi. Il se situe à un autre niveau. Il nous avertit : Nous sommes à la dernière heure, une heure inscrite sur l’horloge des cieux, une heure qui n’en finit pas, une heure qui s’éternise. Elle participe de ce temps mystérieux, hors du temps, qu’on nomme l’éternité.
Voilà les heures sur lesquelles l’Apôtre nous emmène avec lui. Il nous arrache …?… …?… à nos contingences et nous sommes projetés dans la vérité. Il nous est demandé de nous y établir.
Celui qui répugne et refuse, celui qui s’accroche à d’autres bonheurs, celui qui calcule, qui mesure selon les normes du monde, celui-là montre qu’il n’appartient pas au Christ qui est la vérité et la vie.
La dernière heure …?… …?… …?… car personne ne peut y échapper. Mais il aura perdu le plus clair de son existence, il aura glissé dans les ténèbres, il n’aura pas connu la liberté, la paix, le bonheur des enfants de Dieu.
Frères et sœurs, la dernière heure est celle où s’ébatte les enfants de Dieu. Ces hommes sont nés de Dieu, ils sont de sa race, ils sont de son sang. On les reconnaît à leur détachement, à leur pauvreté ; on les reconnaît à leur ouverture, à leur amour ; on les reconnaît à leur compassion, à leur douceur.
Ils sont fils de la lumière, enracinés dans la vérité, construits sur elle. Le Christ se trouve en eux. Il est leur vie, leur respiration. Il ne leur est pas possible de respirer l’air empoisonné du monde, les plaisirs, les convoitises charnelles.
Ils ont ouvert les portes de leur cœur, ils les ont ouvertes à Dieu, au Christ, à leurs frères. Ce n’est plus eux qui vivent, c’est le Christ qui vit en eux. La vie éternelle est leur bien, leur assurance, leur fierté.
Ils savent très bien qu’ils sont dans la dernière heure ; ils savent très bien que la vie éternelle est leur partage. Ils savent très bien que le cœur du Christ bat dans leur propre cœur. Tout cela, ils le savent et c’est leur bonheur. La mort physique ne les effraie pas. Elle est le portail qui s’ouvre soudain et qui leur donne la vision parfaite, la vision totale de la lumière.
Frères et sœurs, notre espérance, c’est d’être comptés parmi ces hommes, d’être comme eux citoyens de la dernière heure. Et nous savons que l’espérance ne trompe pas car l’Esprit Saint, l’Esprit du Christ qui est la vérité et la vie est répandu dans notre cœur.
Table des matières pour 1996.
Chapitre du jour de l’an. 01.01.96.............................. 1
Ranimer la flamme de notre vocation !................................................................................................ 1
Homélie : Sainte Marie Mère de Dieu. 01.01.96*.......................... 3
Règle : Prologue 22-33. Entendre, voir ! 03.01.96..................... 5
1. Devenir tout œil !................................................................................................................................... 5
Règle : Prologue 22-33. Suite. 04.01.96............................... 8
2. Avoir les oreilles attentives !.............................................................................................................. 8
Chapitre : Récollection de janvier. 07.01.96...................... 9
Etre habité par un élan, un désir !.......................................................................................................... 9
Homélie : Fête de l’Epiphanie. 07.01.96*............................ 12
Règle : 1, 1-14. Des cénobites. 09.01.96.............................. 14
Combattre sous une Règle et un Abbé................................................................................................. 14
Règle : 1, 15-fin. Sarabaïtes, gyrovagues.10.01.96................... 16
Cette race n’est pas morte !.................................................................................................................. 16
Chapitre : Fête de saint Antoine. 17.01.96......................... 18
S’enraciner dans un lieu !....................................................................................................................... 18
Chapitre : L’Unité. 18.01.96.................................... 21
Laissons-nous saisir par l’Amour !...................................................................................................... 21
Règle : 4, 25-50. 19.01.96......................................... 24
Prendre sur soi sa faute devant Dieu................................................................................................... 24
Règle : Chap. 4, 78-fin. 21.01.96.................................... 27
L’obéissance aux préceptes du Seigneur............................................................................................ 27
Chapitre : Nos Saints Fondateurs.............................................. 28
Libérer nos énergies vers Dieu !........................................................................................................... 28
Règle : 7, 82-88 . 2°degré d’humilité. 30.01.96........................... 31
Du proprium et des désirs !.................................................................................................................... 31
Homélie de la Présentation. 02.02.96........................... 34
Lui la tête et nous les membres............................................................................................................. 34
Chapitre : Récollection du mois de février.03.02.96.............. 36
N’ayons pas peur !................................................................................................................................... 36
Règle : 7, 138-146. 7° degré. 04.02.96.................................. 38
En route vers la stabilité totale............................................................................................................ 38
Homélie du mercredi des Cendres. 21.02.96*...................... 40
Donnons sa chance à Dieu !.................................................................................................................... 40
Chapitre du mercredi des Cendres. 21.02.96..................... 42
Une exigence de vérité............................................................................................................................ 42
Règle : 19. L’ouvrage de Dieu. 25.02.96............................ 43
Récollection du mois de mars. 03.03.96....................... 45
Revenir sur la route de la vérité !........................................................................................................ 45
Règle : 38. La lecture à table ? 17.03.96.......................... 49
L’homme ne vit pas seulement de pain................................................................................................ 49
Règle : 44. Des excommuniés ! 24.03.96............................ 51
La grande leçon de Saint Benoît........................................................................................................... 51
Semaine Sainte 1996 : du 31.03 au 07.04.......................................... 54
Dimanche des Rameaux 31.03.96................................ 54
A. Homélie à la bénédiction des Rameaux :....................................................................................... 54
B. Homélie à l’Eucharistie :................................................................................................................... 55
Chapitre du Lundi-Saint. 01.04.96................................ 57
Chapitre du Mardi-Saint. 02.04.96............................... 61
Chapitre du Mercredi-Saint. 03.04.96............................ 65
Homélie du Jeudi-Saint. 04.04.96................................ 68
Aimer l’homme pour ne pas manquer Dieu !..................................................................................... 68
Vendredi-Saint. 05.04.96...................................... 70
A. Homélie à la Liturgie des Présanctifiés......................................................................................... 70
B. Exhortation à l’Office des Complies............................................................................................... 72
Homélie de la Vigile Pascale. 06.04.96.......................... 75
Homélie du Jour de Pâques. 07.04.96........................... 77
Chapitre: Les énergies de la résurrection. 14.04.96.............. 79
Carême et Pâques, lieu habituel du moine !....................................................................................... 79
Règle : 62. Des prêtres du monastère. 21.04.96.................... 81
Ce que le moine ambitionne !................................................................................................................ 81
Règle: 65, 24-fin. Du Prieur qui déraille ! 23.04.96.................... 84
La dialectique de Saint Benoît............................................................................................................... 84
Règle : 72. Les deux zèles ! 30.04.96............................. 86
Se laisser travailler par l’Esprit.......................................................................................................... 86
Règle : 73. Une honnêteté morale ! 01.05.96...................... 89
Réaliser pleinement son nom................................................................................................................. 89
Chapitre : Récollection du mois de mai. 05.05.96.................. 92
La charité fraternelle............................................................................................................................. 92
Règle : Pr. 106-fin. 1.Les désirs bons. 08.05.96........................ 98
Plus rien que Dieu !.................................................................................................................................. 98
Règle : Pr. 106-fin. 2. Le désir mauvais. 09.05.96....................... 100
La miséricorde infinie de Dieu............................................................................................................ 100
Règle : 2. 29-43. Le nom de l’Abbé. 12.05.96.......................... 102
Chapitre : Saint Pacôme. 15.05.96.............................. 104
1. Qu’est-ce que le Salut ?......................................................................................................... 104
Chapitre : Fête de l’Ascension. 16.05.96........................ 106
C’est la fête de la vie monastique....................................................................................................... 106
Homélie : Eucharistie vespérale Pentecôte.25.05.96............ 108
Le nom merveilleux : Dieu-Amour.................................................................................................... 108
Chapitre : Fête de la Pentecôte. 26.05.96...................... 110
La vie monastique est un mystère...................................................................................................... 110
Homélie : Fête de la Pentecôte. 26.05.96*....................... 112
L’Esprit nous prend par la main........................................................................................................ 112
Chapitre : Fête de la Sainte Trinité. 02.06.96..................... 114
Se perdre de vue et se donner !........................................................................................................... 114
Chapitre : Saint Pacôme. 03.06.96............................. 117
2. Apprendre à aimer. .......................................................................................................................... 117
Chapitre : Solennité de la Fête Dieu. 09.06.96.................... 120
Accepter l’entièreté de ce mystère !.................................................................................................. 120
Règle : 7, 165-fin. Le douzième degré. 16.06.96....................... 123
Accepter d’être un pécheur !............................................................................................................... 123
Homélie : Jubilé de frère Julien. 13.06.96....................... 126
60 années de vie religieuse................................................................................................................... 126
Chapitre : La discrétion de Saint Benoît. 15.06.96................. 128
Histoire Lausiaque de Pallade............................................................................................................ 128
Règle : 13, 23-30. L’oraison dominicale. 25.06.96.................... 131
Des épines qui font tomber !................................................................................................................ 131
Homélie : Vigile des Saints Pierre & Paul. 28.06.96................. 134
Etre les témoins de la vérité !............................................................................................................. 134
Règle : 19. La psalmodie. 30.06.96.............................. 136
Retrouver l’unité de notre être !........................................................................................................ 136
Règle : 20. Multiloquio ! 03.07.96............................ 139
1. Le culte du moi dans la prière.............................................................................................. 139
Homélie : Vigile de la dédicace. 06.07.96........................ 141
Ainsi par votre amour le fîmes !........................................................................................................ 141
Chapitre : Récollection du mois de juillet. 07.07.96............ 143
Etre amour à notre place !.................................................................................................................. 143
Homélie : Fête de la Dédicace. 07.07.96*......................... 146
Devenir des pierres vivantes !............................................................................................................ 146
Règle : 20. Multiloquio ! 08.07.96............................ 149
2. La prière écourtée. ................................................................................................................ 149
Homélie : Fête de Saint Benoît. 11.07.96......................... 152
L’humanité de Saint Benoît................................................................................................................. 152
Règle : 35, 20-fin. La bénédiction. 14.07.96.......................... 154
1. La bénédiction reçue de l’Abbé........................................................................................... 154
Règle : 35, 20-fin. La bénédiction. 16.07.96.......................... 156
2. S’épanouir dans son emploi. ........................................................................................................... 156
Règle : 38. Encore la bénédiction ! 17.07.96..................... 159
Toujours servir les autres dans la joie ! ............................ 159
Règle : 36. Nos frères malades. 18.07.96....................... 162
1. Dieu s’efface devant l’homme !...................................................................................................... 162
Règle : 36. Nos frères malades. 19.07.96....................... 165
2. Vivre avec son cœur. ............................................................................................................. 165
Règle : 42. Du silence nocturne. 21.07.96...................... 168
Le creuset de la nuit !............................................................................................................................ 168
Règle : 43. Des retardataires ! 23.07.96........................ 170
Que rien ne soit préféré à l’œuvre de Dieu !.................................................................................... 170
Homélie : Eucharistie vespérale. 14.08.96..................... 172
La mission de Marie.............................................................................................................................. 172
Chapitre : Fête de l’Assomption de Marie. 15.08.96................ 174
Le caractère universel de l’assomption............................................................................................ 174
Homélie : En l’Assomption de Marie. 15.08.96*..................... 176
Marie vivait ailleurs !........................................................................................................................... 176
Chapitre : Suite à la retraite annuelle… 18.08.96.............. 179
Le travail de Dieu en Jacob................................................................................................................. 179
Chapitre : Solennité de Saint Bernard. 19.08.96.................. 181
Notre dette de fidélité........................................................................................................................... 181
Règle : 66. Des portiers du monastère. 24.08.96................. 183
1. Vacari !..................................................................................................................................... 183
Règle : 66. Des portiers du monastère. 25.08.96................. 186
2. Accueillir, écouter, répondre !............................................................................................. 186
Règle : 68. L’impossible ? 28.08.96............................. 188
1. Un ordre difficile, ridicule !.................................................................................................. 188
Règle : 68. L’impossible ? 30.08.96.............................. 191
2. Ex caritate !............................................................................................................................. 191
Règle : 73. Partager la gloire de Dieu. 31.08.96.................. 194
La Perle de Zundell............................................................................................................................... 194
Chapitre : Récollection de septembre. 01.09.96............... 197
Sommes-nous des apparitions de l’Amour ?.................................................................................... 197
Chapitre : La nativité de Marie. 08.09.96......................... 199
Dieu se cache dans le rien.................................................................................................................... 199
Chapitre : Décès de notre Père Roland. 15.09.96................ 202
L’amour a vaincu la mort !................................................................................................................. 202
Chapitre : Décès du frère Laurent. 17.09.96..................... 204
Notre sœur la mort !............................................................................................................................. 204
Règle : 4, 1-24. Dieu le tout premier. 18.09.96........................ 206
Une exigence de totalité....................................................................................................................... 206
Règle : 4, 25-50. Se laisser éduquer. 19.09.96....................... 208
S’enraciner dans la vérité !................................................................................................................. 208
Règle : 7, 66-81. Degré d’humilité. 29.09.96......................... 210
Aimer mon frère comme moi-même !............................................................................................... 210
Homélie : 26° Dimanche – Année A. 29.09.96*........................... 212
Prendre la place des derniers !........................................................................................................... 212
Chapitre : Fête de la Toussaint. 01.11.96....................... 214
La pratique des béatitudes................................................................................................................... 214
Chapitre : Récollection de novembre. 03.11.96............... 216
Les deux vies........................................................................................................................................... 216
Chapitre : Message aux communautés. 10.11.96.................. 218
1. L’écoute des rapports............................................................................................................ 218
Homélie : 32° dimanche – année A. 10.11.96.......................... 222
Nous préparer ardemment à la rencontre !..................................................................................... 222
Chapitre : Visite de Dom Marc. 17.11.96.......................... 224
Démission de notre Père Abbé............................................................................................................ 224
Chapitre : Message aux communautés. 20.11.96.................. 229
L’expérience de Dieu. .......................................................................................................................... 229
Homélie : Fête de la communauté. 22.11.96..................... 232
L’exemple de Sainte Cécile.................................................................................................................. 232
Chapitre : Nouvelles de frère Gérard. 25.11.96................ 234
Extraits de ce Chapitre........................................................................................................................ 234
Homélie : Funérailles de frère Gérard. 28.11.96*................ 236
Le jour de notre définitive naissance !.............................................................................................. 236
Chapitre : Trois décès ! 28.11.96............................. 238
Quelques petites considérations…..................................................................................................... 238
Chapitre : Récollection de décembre. 01.12.96................ 241
L’éternelle jeunesse !............................................................................................................................ 241
Chapitre : Mort du Cardinal Hamer. 03.12.96.................... 243
Etre un seul être avec le Christ !........................................................................................................ 243
Chapitre : Soucis sur l’Eucharistie. 08.12.96................... 245
Instruction Romaine sur l’Eucharistie............................................................................................. 245
Chapitre : Message aux communautés. 15.12.96.................. 248
3. Unité dans une vision commune. ................................................................................................... 248
Règle : 61, 17-fin. Le corpus monasterii. 16.12.96.................... 251
Collégialement responsables + Honnêteté !..................................................................................... 251
Chapitre : Message aux communautés. 22.12.96.................. 254
4. La grâce cistercienne aujourd’hui. .............................................................................................. 254
Homélie : IV° dimanche de l’Avent. 22.12.96*........................ 256
L’obéissance de la foi............................................................................................................................ 256
Homélie : Noël – Messe de minuit. 25.12.96....................... 258
Pas de place pour Dieu parmi les hommes !..................................................................................... 258
Homélie : Noël – Messe du jour. 25.12.96*....................... 260
Etre enfant de Dieu !............................................................................................................................. 260
Homélie : Fête de Saint Etienne. 26.12.96......................... 262
Homélie : Fête de Saint Jean. 27.12.96........................... 263
Passer de la mort à la vie !.................................................................................................................. 263
Homélie : Fête des Saints Innocents. 28.12.96.................... 264
Entre Hérode et Caïphe ?.................................................................................................................... 264
Chapitre : Fête de la Sainte Famille. 29.12.96..................... 266
La cellule primitive !............................................................................................................................. 266
Homélie : 6° jour dans l’Octave de Noël. 30.12.96................. 268
Faire le bon choix !................................................................................................................................ 268
Homélie : 7° jour dans l’Octave de Noël. 31.12.96................. 269
Citoyens de la dernière heure !........................................................................................................... 269
[1] Suite le 03.06.99
[2] Suite du Chapitre du 15.05.96.
[3] Eucharistie annuelle pour les bâtisseurs de l’église.
[4] suite du 03.07.96
[5] début le 14.07.96
[6] Suite des chapitres du 14 et 16.07.96
[7] Suite du précédent.
[8] Suite du 28.08.96
[9] Suite du 10.11.96
[10] Suite du 20.11.96
[11] Suite du 10.11 * 20.11 * 15.12.