Dimanche des rameaux.                            27.03.94

      Homélie à la bénédiction des rameaux.

                                                       

Frères et sœurs,

 

            Ce petit âne, ces rameaux de verdure, ces manteaux étalés sur le sol, cette procession, cette jubilation ne nous clament-ils pas que nous sommes tous en route vers un lieu mystérieux, le lieu de la Jérusalem nouvelle, un lieu qui nous séduit et nous attire, un lieu où nous sommes attendus, un lieu qui a été créé pour nous, le lieu de notre repos et de notre paix.

            Et pas seulement nous les humains, mais aussi les animaux, les plantes, l'univers entier ; personne ne peut rester en arrière. Nous sommes tous solidaires, tous en communion. Nous sommes tous un dans le Christ Jésus, le chorégraphe de cette fête immense.

            Lui, le Créateur et le Rédempteur du monde, il veut qu'au terme de l'Histoire Dieu son Père soit tout en toute chose, qu'il ait devant lui un partenaire qui lui soit semblable, au coeur duquel battra son propre coeur.

 

            Nous, les chrétiens, avons reçu la grâce de savoir ces choses, la grâce d'être la boussole qui indique toujours la bonne direction, le moteur qui anime la marche, le premier interlocuteur de notre Dieu qui est amour.

            C'est ainsi que le chrétien est l’œil qui voit, l’oreille qui entend, la main qui touche, le pied qui avance. Le grand corps de l'univers ne peut vivre, progresser, s'épanouir sans nous. Notre mission est magnifique et redoutable, notre responsabilité est sans retour. A nous, à chacun de nous de répondre « Seigneur, nous voici ».

 

            Voilà, frères et sœurs, ce que nous allons vivre, ce que nous allons répéter tout au long de cette semaine. Nous nous sentirons un avec le Christ notre Dieu, un entre nous, un avec l’univers et nous rendrons grâce.

            Maintenant, avec les foules de Jérusalem heureuses d’acclamer le Seigneur, avançons dans la paix.

 

Homélie à l’Eucharistie des rameaux.

 

Frères et sœurs dans le Christ,

 

            Il est un cri que nous avons entendu, il est jailli du coeur de l'Apôtre Paul, lui qui était persécuteur à mort du Christ et qui soudainement avait été jeté à terre, converti. Il avait vu le Christ ressuscité ; il l'avait vu au creux, dans le secret de la lumière. Et ce cri, ce cri qui doit résonner pour nous comme un signal de ralliement, le voici : Jésus-Christ, c’est le Seigneur !

            Mais que signifie ce mot le Seigneur ? Il veut dire que l'homme-Jésus est Dieu avec nous, est Dieu pour nous, qu'il est le créateur et le rassembleur de l'univers, qu'il est la lumière et la vie du monde, qu’il est notre tête et que nous sommes les membres de son corps.

            Si nous comprenons cela, si nous laissons cette vérité, cette évidence pénétré notre vie alors le destin de l'homme, le destin de tout homme s'éclaire pour nous, s'impose avec force à notre conscience.

            Et ce destin, le voici : Nous sommes tous un en lui ; nous sommes tous également dignes de respect, d'attention et d'amour ; nous sommes tous promis à la même métamorphose, à la même divinisation.

 

            Dieu ne regarde pas la face de l'homme, il ne s'intéresse pas aux apparences qui frappent les sens. Non, il pénètre jusqu'au centre, il pénètre jusqu'au coeur et là, il y imprime sa propre face. Et l'homme quel qu'il soit, petit à petit, insensiblement, en est transformé. Nous devons demander à Dieu la grâce de ce regard tellement pur, son regard à lui qui permet de reconnaître le Christ Seigneur dans les yeux et le regard de chaque homme.

           

            Mais alors, pourquoi chez le Christ, chez le Seigneur, cette obéissance, cette humiliation, cette passion, cette mort ? Eh bien, c'est parce que Dieu devait venir nous chercher là où nous sommes tombés. Nous connaissons les océans de souffrance dans lesquels se noient tant de nos contemporains. Et ne nous faisons pas d'illusions, il en va ainsi depuis les origines et cela va encore durer.

            Je sais, de plus en plus d'hommes et de femmes font tout leur possible pour alléger ce poids de souffrances. Et ainsi, ils viennent au secours de Dieu lui-même qui souffre dans ces malheureux. Oui, Dieu, dans la personne de Jésus, a voulu être englouti lui-même dans cet abîme, écrasé, sans défense, impuissant, torturé, nu, mis à mort. Et plus tard il dira à deux de ses disciples : « Il fallait que Christ souffrit tout cela ! » Il fallait ! Il en fut ainsi car Dieu est amour et rien qu'amour.

 

            Nous ne savons pas ce que signifie cet amour. Pour le comprendre un petit peu, regardons Jésus sur la croix. Tout le monde l'injurie, l’insulte. Les prêtres - n'oublions pas que ce sont les prêtres qui l'ont tué - la populace, les bandits crucifiés avec lui, tout le monde se moque de lui. Et que va-t-il sortir de son coeur ? Que va-t-il tomber de ses lèvres ? Ces paroles : Père, pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu'ils font.  Voyez, c'est cela l'amour !

 

            Oui, Jésus n'est pas descendu de la croix. Il ne s'est pas sauvé lui-même lui qui en a tant sauvé. Et aujourd'hui, il ne va pas anéantir les méchants, établir partout l'ordre et la paix. Non, il ne peut pas faire cela. S'il le faisait, il serait un gendarme, il ne serait plus l'amour.

            Ce qu'il veut, c'est que tous les hommes, absolument tous les hommes soient sauvés, c'est à dire s'associent à la propre vie de Dieu, tous les hommes même les plus abjects. Et je puis vous le dire, il y arrive.

 

            Et ici, nous devons fermer les yeux et nous recueillir dans ce mystère des mystères. C'est celui de l’amour et nous devons y croire  pour nous et pour tous les hommes. Oui, Jésus-Christ est le Seigneur, puissions-nous le comprendre en plénitude  bientôt !

 

                                                                                                                                    

 

                                                                                                                      Amen.

 

 

 


Chapitre du Lundi-Saint.                           28.03.94

L’amour de Marie de Béthanie.

 

Ma sœur, mes frères,

 

            Jésus dans sa chair d'homme et, osons le dire, dans sa chair de Dieu - car Dieu est devenu chair et a épousé toutes les contraintes, toutes les limites, tous les instincts, toutes les pulsions de la chair - Jésus dans sa chair de Dieu était, nous le savons déjà, le plus vulnérable et le plus démuni de tous les êtres.

 

            Nous ne pourrons jamais mesurer la profondeur de l'abîme dans lequel il est descendu. C'est toute la distance de Dieu à l'homme, de la sainteté absolue à l'absolu du péché. Certes, il n'a pas connu le péché, mais en assumant notre chair de péché il a accepté d'être fait péché, mais le péché à l'état pur. Ce n'est pas seulement la somme du péché de tous les hommes, non, c'est le péché à l'état pur dans sa monstruosité. Il était tout ensemble, et le Seigneur de l'univers et une fourmi qu'on peut écraser.

 

            Que se passait-il dans son coeur lorsque il était à table chez Simon de Béthanie ? Autour de lui, c'était l'euphorie. Voyez un peu : il avait ressuscité Lazare. Un homme que tout le monde connaissait, qui était mort depuis quatre jours, qui était déjà en état de décomposition. Il l'avait ramené à la vie. Mais alors tout devenait possible car le Royaume messianique était là !

            Je pense que nous ne pouvons pas imaginer ce qui se passait dans son coeur à lui, car il voyait plus loin. Lui seul, de tous les convives lui seul savait et avec lui une femme. Ce ne pouvait pas être un homme car les hommes sont bornés. Ce sont des pachydermes, ils ont une grosse peau et ils ne sentent pas. Ils ont des tous petits yeux et ils ne voient pas. Tandis que la femme, elle, elle n'a presque pas de peau. La femme est une éponge, il faut bien le savoir.

            Elle boit par tout son être ce qui se passe dans le coeur de l'être aimé ; et elle a des yeux qui ne sont pas des yeux comme les autres, ce sont de grands yeux qui savent aller au-delà des apparences superficielles.

 

            Marie aimait Jésus mais d'un amour qui venait infiniment d'au-delà d'elle. C'était déjà un amour spirituel, un amour venant de l'Esprit Saint ; c'était déjà la présence de l'Esprit Saint dans tout son être. Et cet Esprit pénétrait également son affectus, pénétrait sa sensibilité, pénétrait son corps, pénétrait tous ses sens, pénétrait ses instincts. Elle était déjà presque en état de résurrection.

            Cet amour lui donnait donc des yeux qui perçaient l'épiderme des choses et qui lui permettaient de pressentir l'invisible. Et cet invisible était la cime de toute beauté concevable car c'était Dieu anéanti et, dans cet anéantissement, soulevant l'univers et le transfigurant en amour. Une beauté terrible !

            A mon avis, toute véritable beauté est terrible. Elle nous fait peur parce que elle est mystérieuse, parce que elle est sacrée, parce que elle est un reflet de la propre beauté de Dieu. Et c'est cela que Marie contemplait déjà, qu'elle pressentait dans son coeur qui était pur.

 

            Son intuition rencontrait celle de Jésus. N’oublions pas que Jésus tout en étant Dieu était aussi parfaitement homme. Il avait donc toute sa psychologie d’homme. Eux deux seuls savaient. Marie s’est découvert au fond d'elle-même une vocation, une mission, tout à la fois et de mère et d'épouse. Elle se devait d'aider, de compatir, de nourrir, d'être avec sans retour.

            Elle était toute différente de l'Apôtre Pierre, celui qui était le plus ardent de tous, qui protestait de son amour : lui, il irait jusqu'à la mort avec son maître Jésus. Nous savons ce qu'il en est arrivé !

            Marie, elle, descendrait dans l'abîme que connaissait Jésus. Elle y descendrait pour y mourir avec lui et pour en ressusciter avec lui. Elle vivrait toute l'amplitude du mystère jusqu'au bout.

 

            Pour exprimer une telle résolution, un tel amour, une telle beauté, un tel mystère, les paroles étaient impuissante ; elles étaient inutiles. Elle userait donc d'un langage autre : le langage de ses mains, le langage de ses cheveux, le langage de son corps.

            Et pour que son message de réconfort, son message de communion atteigne au plus secret, elle allait user d'un parfum, un parfum qui pénétrerait la chair, qui toucherait le coeur, qui animerait les viscères et qui illuminerait les yeux.

 

            Nous disons et nous savons, et c'est vrai, que Dieu est amour, que Dieu est beauté. Ne pourrait-on pas dire aussi que Dieu est parfum ? Dans la vie mystique arrivée déjà à un petit niveau, Dieu peut être perçu par les yeux du coeur. Mais il est perçu également comme parfum car ce sont tous les sens de l'homme renouvelé qui sont capables de percevoir Dieu, même aussi le sens de l'odorat.

 

            Et voilà que Marie use d'un parfum, d'un parfum qui va, grâce à un massage du pied, pénétrer dans l'être même du Christ et se répandre partout. Vous savez que le pied - surtout la voûte plantaire mais aussi la partie supérieure - est l'endroit où se retrouvent par des canaux bien réels à l'intérieur du corps tous les organes qui nous constituent. Donc en touchant les pieds, elle touchait le coeur, elle touchait les viscères comme je viens de le dire, elle touchait les poumons, elle touchait le cerveau, elle touchait tout l'être de Jésus.

            Alors il saurait, lui, qu'il était aimé, qu'il pouvait aller de l'avant, qu'il ne serait jamais seul. Si bien que lui, le plus démuni de tous les êtres, devenait le plus fort. Car Marie possédée par l'Esprit Saint, Marie qui était devenue pur amour était en lui, grâce à ce parfum, pour l'enfanter par l'amour à sa passion, à sa mort et à sa résurrection. Et Jésus se laissait faire ; il comprenait que son Père agissait par le coeur et les mains de cette femme.

 

            Mes frères, nous pouvons maintenant nous demander en quoi ce mystère nous concerne aujourd'hui ? Pour moi, c'est très clair et c'est très simple. Le grand Corps du Christ est toujours à la veille de subir sa passion. Il est déjà sur la route qui va le conduire à la souffrance et à la mort. Jésus, dans son Corps mystique, n'en finit pas de souffrir ; il n'en finit pas de mourir et il n'en finit pas non plus de ressusciter.

            Eh bien nous dans notre monastère, nous dont la vie a essentiellement une dimension contemplative, nous devons remplir le rôle de Marie. Nous devons oindre de parfum les pieds de nos frères. C'est quelque chose de bien concret.

            Cela veut dire que le meilleur de notre coeur doit être à la disposition de nos frères, le meilleur de ce que nous sommes et le plus pur, de manière à ce que dans le frère, dans les frères que je respecte et que j'aime, et au service desquels je me mets comme un serviteur dévoué qui jamais ne recule, en servant ainsi jusque là les frères, je sers le Christ en personne et son grand Corps.

            Il n’est pas requis de faire des choses extraordinaires, non, il suffit de briser le parfum de notre amour et de le répandre aux pieds de nos frères. C’est quelque chose de très, très concret.

 

            C'est aussi , je dirais, le remède le plus efficace pour nous guérir de nos maladies, nos maladies spirituelles, nos maladies psychologiques. C'est de nous insérer totalement dans le contexte social, petit, étroit que constitue une communauté monastique et, dans ce contexte social, servir. Et servir, c'est vraiment être parfum les uns pour les autres.

            Cela n'annule pas les antipathies naturelles ou les incompatibilités naturelles qui  peuvent exister. Ce n'est pas nécessaire. Cela ne doit pas les annuler, non, mais ça n'en tient pas compte. On aime le Christ dans le frère. Et ainsi on devient pour lui à notre petite mesure ce que Marie de Béthanie était pour Jésus avant sa passion.

 

            Je pense, mes frères, que nous pouvons réfléchir à cela. Nous touchons ainsi le plus pur, le plus beau et le plus mystérieux de notre vocation, de notre mission et de notre vie. Nous ne devons pas aller chercher plus loin, là est le secret qui nous permet d'être nous-mêmes, d'être libres et ainsi de réussir parfaitement notre vie, non seulement au plan spirituel, mais aussi au plan humain.

            Car lorsque on touche à la personne du Christ, on ne fait pas de partage, on n'opère pas de cloisonnement, mais on est également touché par lui. Et dans ce toucher extrêmement respectueux et doux qu'il opère sur notre personne, il nous transfigure à sa propre image.

            Voilà, encore une fois, si vous le voulez bien, essayons de retenir ces choses belles et surtout, surtout, demandons les uns pour les autres la grâce de pouvoir les vivre en plénitude.

 

 

Chapitre du Mardi-Saint.                          29.03.94

Judas, un des préférés de Jésus.

 

Ma sœur, mes frères,

 

            Pour entrer avec une pénétration nouvelle dans le récit dont nous avons entendu la proclamation ce matin au cours de l'eucharistie, il faut remonter deux versets plus haut. Le Seigneur Jésus dit : Il faut que l'Ecriture s'accomplisse, celle qui dit : celui qui mange mon pain a levé contre moi son talon. Puis disant cela, Jésus fut bouleversé dans son esprit et il affirma avec force : Amen, amen, je vous le dis, un d'entre vous va me livrer.

            Jésus a été soumis à une espèce de tremblement de terre qui a tout mis sens dessus dessous. Son pneuma, sa respiration est devenue saccadée, elle a été troublée. Il ne pouvait plus respirer normalement. C'est le bouleversement le plus terrible qui soit. Et cela parce que celui qui mangeait son pain allait lever contre lui le talon, allait lui donner un coup de pied, un coup de pied traître, un coup de pied mortel.

           

            N'oublions jamais ceci : Dieu souffre. La souffrance habite Dieu, mais une souffrance à la dimension de Dieu, c'est à dire une souffrance infinie. Or, une des plus grandes souffrances que Dieu endure, c'est de se sentir seul, de se sentir laissé de côté, de se sentir méprisé, abandonné.

            C'est la raison pour laquelle il a été si profondément bouleversé car, encore une fois, lorsque nous regardons le Seigneur Jésus, nous voyons Dieu. N'oublions jamais que le moi, le moi de Jésus, c'est le Verbe de Dieu. Lorsqu'il dit je, c'est Dieu qui parle par la bouche de l'homme.

            Il avait prévu la chose lorsque par la bouche du prophète il dit : « J'ai espéré jusqu'au bout trouver quelqu'un qui aurait compassion de ma tristesse et je n'en ai pas trouvé. Quelqu'un qui me consolerait, qui serait avec moi et, il ne s'est trouvé personne. »

 

            Il a trouvé Marie de Béthanie, mais c'est tout. Les autres, les disciples, les familiers, ils grognaient, ils s'indignaient du geste de Marie. Ils étaient d'en bas comme Jésus le dit aussi alors qu'il fallait être d'en haut.

            Oh mes frères, est-ce que, hélas, nous ne sommes pas encore souvent d'en bas  quand nous devrions être d'en haut ? Prenons bien garde de ne pas sombrer dans le ridicule car vraiment, cela c'est le ridicule. Nous devons être d'en haut et non d'en bas.

            Jamais peut-être Jésus, donc Dieu avec nous, n'a autant senti son esseulement que lorsque Judas est sorti. Quelque chose a dû se rompre en lui. Il a compris que c'en était fait et que son isolement était irrémédiable.

 

            Judas, je l'ai déjà expliqué auparavant, était un des préférés de Jésus. Judas signifie : le louangeur de Dieu. Lors du dernier repas, il lui avait présenté la bouchée, le morceau de pain trempé dans la sauce. C'était le geste que le maître du repas posait à l'endroit de celui qu'il voulait honorer. Et voilà que Judas a repoussé ce geste. Il a pris la bouchée, mais il l'a prise de façon satanique et puis il est parti.

            Et quelques instants plus tard Jésus, qui est homme, s'est accroché à un dernier espoir. Dans le jardin de Gethsémani, il a prié trois de ses amis de veiller avec lui, mais en vain . Ils se sont endormis. « Vous me laisserez seul » avait-il dit ; « Vous me renierez » avait-il dit . Et voilà, c'est arrivé ! Dieu devenu homme devait vider jusqu'à la lie le calice de l'abandon.. Et c'est un calice immense, il n'a jamais fini de le vider.

 

            Alors, mes frères, croyons-nous que Dieu a besoin de notre présence à ses côtés, une présence aimante, affectueuse, une présence gratuite ? Etre là tout simplement pour rien, être avec lui pour qu'il ne soit pas seul. Le saint est un homme qui se tient auprès de Dieu pour que Dieu ne soit pas seul, pour que Dieu n'ait pas à souffrir d'être seul.

            Un saint ne pense pas à soi, à ce que peut lui apporter sa communion avec Dieu. Il pense à Dieu, au soulagement qu'il lui apporte, à la joie que procure à Dieu sa présence. Le saint s'oublie jusque là et c'est la raison pour laquelle il est un saint. Le geste de Marie de Béthanie est au coeur de toute sainteté.

 

            Vous allez peut-être penser que ce que je dis est une sorte de régression ; la dévotion au Sacré-Cœur, être auprès du coeur de Jésus pour le consoler, pour qu'il ne soit pas seul, pour qu'il n'ait pas à souffrir de l’isolement.

            Oui, il y a un peu de cela dans ce que je dis, mais je pense que ça va beaucoup plus en profondeur. Il faut vraiment se laisser saisir par la souffrance de Dieu comme telle. Je ne pense pas seulement à la souffrance de Dieu dans la personne du Christ, mais dans la souffrance du Dieu Trinitaire.

 

            On va dire : il y a là trois personnes, il n'est tout de même pas seul ! C'est vrai, mais il y a un seul Dieu ; et la souffrance de Dieu, c'est d'être laissé de côté. C'est nous qui faisons notre vie à ses dépens à lui, qui faisons notre vie, qui voulons réussir notre vie au plan humain, au plan spirituel aussi mais à ses dépens à lui. C'est à dire que nous l'utilisons comme un réservoir d'énergie qui va nous permettre de nous épanouir et de réussir.

           

            Il s'agit donc pour nous d'opérer une conversion totale, de passer de la rapacité à la prodigalité, de passer de l'avarice au gaspillage, de passer de l'égocentrisme à l'oubli de soi. On commence à découvrir de nos jours la vertu du gaspillage. En fait, elle est très ancienne. Le geste de Marie de Béthanie est un pur gaspillage qui a scandalisé les disciples.

            Nous devons, nous aussi, gaspiller notre vie au service de Dieu, au service du Christ. Donc, être avec Dieu pour recevoir de lui les grâces les plus hautes, c'est le laisser seul. Par contre, être avec Dieu par pur amour, être avec Dieu pour rien, gratuitement, c'est ce qu'il attend de nous.

 

            Est-ce que vous saisissez la nuance ? Est-ce que vous voyez la différence ? Nous devons gaspiller notre vie ; le fait d'être avec Dieu ne doit nous rapporter rien du tout, rien, il doit être gratuit. C'est aussi là un aspect de la vertu d'humilité.

            Plus je me rapproche de Dieu, plus je suis près de lui, plus je me découvre un vaurien. Je ne me découvre pas un homme extraordinaire, non, je me verrai de plus en plus faible, de plus en plus pécheur. Donc ça ne me sert à rien d'être avec Dieu, d'être son proche, d'être son ami. Cela ne me rend pas vertueux, ça me fait découvrir avec de plus en plus d'acuité que je suis un pécheur et que je le reste.

 

            Voyez, c'est cela la gratuité ! Etre avec Dieu non pas pour devenir quelqu'un de bien, de vertueux, mais pour entrer de plus en plus dans la profondeur de son péché et là, aimer gratuitement. C’est un pécheur qui aime, c’est un pécheur qui est avec Dieu, mais il ne l’abandonne jamais.

            Telle est la vie contemplative dans sa beauté suprême. Veillons à ne jamais l'oublier. Notre gratuité doit aller jusque là.

 

            Dans ces jours qui viennent, nous allons encore y penser. Demain, j'essaierai d'attirer votre attention sur un petit détail. Et ainsi nous serons parés pour mieux accueillir en nous la grâce de Pâques, cette grâce qui agit chaque jour en nous, mais que nous devons raviver en ces jours de bénédiction.

 

 

Chapitre du Mercredi-Saint.                      30.03.94

Un saint gaspillage.

 

Ma sœur, mes frères,

 

            Si nous en croyons les Evangélistes Mathieu et Marc, Judas s'est rendu auprès des prêtres de Jérusalem pour négocier la trahison de Jésus immédiatement après l'onction de Béthanie. Il semble qu'il n'ait pas pu supporter la folle prodigalité de Marie.

 

            Et nous pouvons à notre tour nous demander : Quand peut-on parler d'un saint gaspillage ? Eh bien c'est très simple. Pour comprendre, il nous suffit de regarder Marie dans sa relation à Jésus.

            Un gaspillage n'est pas une vertu lorsqu'il procède de l'inconscience, de l'étourderie, de la vanité, de l'ostentation, du calcul. Mais il est un saint gaspillage lorsqu'il coule d'une source qui est un coeur pur, un coeur qui ne peut plus faire autre chose qu'aimer, qui ne réfléchit pas. La raison se trouve non plus dans le cerveau mais dans le coeur.

 

            Attention . Je ne fais pas ici l'apologie du sentimentalisme - loin de là ! - mais de la pureté d'un coeur qui est devenu un seul avec le coeur du Christ. Ce n'est plus l'homme avec ses calculs, avec sa raison qui vit, mais c'est un homme, ou une femme, ou même disons une collectivité qui est habitée par l'Esprit, qui se laisse conduire là où la raison n'oserait pas s'aventurer.

           

            Maintenant revenons-en, si vous le voulez bien, à Jésus et à sa situation. La solitude la plus cruelle dans laquelle un homme puisse être précipité est celle qui a pour cause la trahison d'un ami très cher, un ami auquel on avait donné toute sa confiance, un ami qui était devenu un autre soi-même.

            Quand on nous a conté l'odieux marchandage de Judas, quand on nous a décrit sa félonie et sa trahison, prenons bien garde. N'allons pas nous représenter un Jésus impassible comme un bloc de marbre. Jésus était un homme comme tous les hommes : il avait une sensibilité, il avait un coeur, il avait des nerfs, il avait des entrailles.

 

            Il y avait cependant une différence par rapport à nous. C'est que lui, dans sa chair d'homme, était parfaitement pur. Il n'y avait pas en lui le moindre dérèglement. Il était donc exposé à des bouleversements terribles, à des paroxysmes de souffrance dont nous n'avons aucune idée.

            C'était la souffrance de Dieu dans un corps d'homme au-delà de l'imaginable. Il l'a dit lui-même : « Mon âme est triste à en mourir ». Dans le langage des juifs, dans le langage des hébreux, l'âme, la nephesh, c'est la respiration de la bouche. Donc, l'émotion est tellement puissante qu'il n'est plus possible de respirer calmement par le nez.

             C'est le souffle de la bouche qui devient de plus en plus court, qui devient saccadé. Il n'est plus possible de respirer à fond et on peut avoir une sensation d'asphyxie. On dira alors : mon âme est triste à en mourir. Donc, mon souffle me conduit aux portes de la mort parce qu'il ne permet plus d'alimenter, d'oxygéner mon organisme.

 

            Des personnes qui ont fait cette expérience - à leur niveau, loin du niveau du Christ qui est Dieu, ne l'oublions jamais - des personnes qui font ce genre d'expérience, il leur arrive de s'évanouir, de tomber en syncope justement parce que le corps, la chair ne sont plus irrigués suffisamment.

            Jésus a été triste, ainsi, jusqu'à en mourir. Il le disait. Pour qu'il se plaigne, il fallait tout de même que ce fût vrai. Il espérait, il attendait un écho. Mais non, il n'a rien entendu en retour. Nous devons donc prendre au sérieux tout ce qui nous est dit et nous tenir sur nos gardes.

 

            Le fruit de cette trahison a été une solitude encore plus affreuse. C'était celle de la mort sur une croix. Là encore n'édulcorons rien ; c'est la solitude de Dieu. C'est tout autre chose que la solitude des deux bandits qui étaient crucifiés avec Lui. Eux, c'étaient des hommes de rien. D'ailleurs l'un d'entre eux le reconnaîtra : « Nous l'avons mérité, mais lui n'a jamais rien fait de mal. » C'était la solitude de Dieu !

 

            Puisque demain nous allons vraiment entrer dans ce drame, que nous lui permettrons de retentir dans notre coeur, opérons maintenant un retour sur nous-mêmes et réfléchissons. Tout péché quel qu'il soit est une forme de trahison.

            Or, nous sommes des pécheurs. Chaque jour nous tombons dans le péché. Nous vendons le Christ, nous lâchons Dieu pour quelques pièces d'argent, pour une paire de sandales comme on dit, pour moins que rien. Nous le lâchons pour nous, nous nous préférons à lui .

 

            Il y a dans tout péché comme une sorte de marchandage. Je mets en balance le Christ, Dieu qui est amour, et une petite satisfaction charnelle - quand je dis charnel, c'est dans le sens paulinien très large du terme - un petit point d'honneur, toutes sortes de choses insignifiantes et qui me regardent, moi. Et je choisis.

             Je choisis mon plaisir, je choisis mon honneur, je choisis ma vengeance, je choisis un soi-disant équilibre que je dois rétablir, je choisis mon jugement, je choisis mes idées. Qu'est-ce que ça vaut ? Cela ne vaut même pas des pièces d'argent, ça ne vaut même pas une paire de sandales, ça vaut moins que rien.

            Voyez, c'est cela le péché, c'est le fruit d'un marchandage ! Ce n'est pas toujours bien conscient mais, toutes proportions gardées, c'est tout de même encore toujours un marchandage.

 

            Vous comprenez, trahir, c'est renier un amitié, c'est renier un  amour, c'est renier une confiance qu'on a reçue, c’est renié une foi qu'on a donnée. C'est tourner le dos, c'est laisser choir, c’est ne plus connaître et c'est jeter l'autre dans la solitude. Et à l’occasion du péché, l'autre, c'est Dieu !

            Dans Judas, dans la personne de Judas, c'est la face hideuse de notre être pécheur qui nous apparaît, c'est elle ! Nous sommes responsables de la souffrance de Dieu, de la souffrance à l'état pur. Ne craignons pas de regarder en face, ne détournons pas notre regard, ayons le courage d'une sincère humilité et puis, devenons lucides.

 

            Vous vous rappelez ce que le Christ lui-même a dit : « Tout ce que vous avez fait, ou que vous n'avez pas fait, au plus petit d'entre les miens, c'est à moi que vous l'avez fait, ou bien c'est à moi que vous avez négligé de le faire ».

            Tout ce qui touche nos relations fraternelles touche directement le Christ. Nous l'atteignons dans son œil droit si nous négligeons notre devoir vis-à-vis de nos frères ; mais nous le touchons dans son coeur au plus sensible lorsque nous nous oublions pour notre frère.

            A la base de tout péché, de tout péché qui est - je le rappelle une trahison, il y a toujours une relation fraternelle même si nous n'atteignons pas le frère directement. Mais pourquoi ? Parce que nous formons ici en communauté un seul Corps ; un Corps qui a une âme, l'Esprit Saint ; un Corps qui a une tête, le Christ ; un Corps qui est animé d'une même vie.

 

            Si je me choisis, si je choisis mon petit intérêt, si je choisis mon égoïsme au lieu de choisir le Christ qui me propose sa route, qui me propose sa volonté, à ce moment là, en me blessant moi-même, en jetant le Christ dans la solitude, je blesse le Corps entier et j'atteins la communauté. Je la débilité et je la rends malade.

            Retenons ceci : chaque péché blesse le Corps, même le péché le plus personnel. Et d'une certaine manière aussi, ce Corps dont la tête est le Christ est aussi jeté dans une sorte de solitude, une solitude d'ordre mystique certainement. Cela peut être aussi une solitude d'ordre social, d'ordre quasi physique parce que le péché me dresse contre les autres, et le péché me coupe des autres.

            Je ne pense pas ici à des péchés graves mais à toutes ces peccadilles que nous commettons chaque jour. Et c'est la raison pour laquelle au début de l'Eucharistie, lorsque nous nous replongeons nous-mêmes et tous les autres avec nous dans l'amour total du Christ, à ce moment-là, lorsque nous nous reconnaissons bien sincèrement pécheurs, nous réparons la trahison.

 

            Si Judas était revenu, peut-être pas auprès de Jésus car c'était trop tard, mais s'il était revenu auprès des autres Apôtres et dit : « J'ai péché en livrant le sang innocent » il réparait. Au lieu de ça, il est allé trouver ses complices pour leur dire : « J'ai péché » Et ils lui ont répondu : « Nous autres, on s'en fout, ça te regarde »

            Dès l'instant où nous jetons Dieu dans la solitude, nous nous enfermons nous aussi dans la solitude et, d'une certaine manière, nous nous suicidons en nous coupant de la vie. Voyez un peu tout ce qui apparaît dans le personnage de Judas ! Je pense que c'est très interpellant pour chacun d'entre nous ?

 

            Alors, notre devoir, où est-il ? Eh bien notre devoir, c'est de renverser la vapeur dans toute la mesure du possible, c'est à dire de sortir de nous, de ne plus donner la préférence à nos petites histoires et de devenir parfum.

            Un parfum, c'est une substance qui se perd gratuitement. Si vous laissez ouvert un flacon de parfum, il va s'évaporer, il va emplir le local de sa douceur mais en disparaissant lui-même.

            C'est ce que nous devons faire : remplir de douceur, remplir d'amour le lieu où nous habitons, le Corps dont nous sommes membres. Et alors en nous perdant, nous nous trouvons ; en nous évaporant, nous entrons dans la vie véritable.

           

            Voilà, ma sœur, mes frères, une petite méditation pour ce soir. Nous allons demain après-midi nous lancer à nouveau mystiquement dans cette grande aventure de la mort qui conduit à la vie véritable. Nous ne reculerons pas. De nouveau nous reprendrons conscience en notre vocation, en la mission qui nous est confiée.

            Et conscients de notre faiblesse, sachant que nous sommes foncièrement encore des êtres faibles et pécheurs, nous nous confierons à cet amour qui nous sollicite. Et nous savons qu'il sera plus fort que toutes nos défaillances.

 

 

 

 

 


Homélie à l’Eucharistie du Jeudi-Saint.          31.03.94

Un jusqu’au bout sans mesure et sans fin !

 

Frères et sœurs,

 

            Nous venons de l'entendre, Jésus a aimé les siens jusqu'au bout, jusqu'au bout de ce qu'il est, lui, Dieu. Comme si Dieu pouvait avoir un bout, comme si Dieu connaissait des limites, comme si Dieu était enfermé à l'intérieur de frontières. Il les a aimés et il nous aime comme seul l'amour qu'il est peut aimer, sans limite, sans frontière, infiniment au-delà de toute saisie possible.

 

            C'est effrayant pour nous qui mesurons soigneusement notre amour, qui nous protégeons des autres, qui élevons des barrières à ne pas franchir ni dans un sens ni dans l'autre. Et cela, sous mille prétextes tous au plus raisonnables comme si l'amour se laissait emprisonner dans le corset de la raison.

            Pourtant l'ordre du Seigneur est formel : « C'est un exemple que je vous  ai donné afin que vous fassiez vous aussi comme j'ai fait pour vous ».

 

            Mais alors, comment vaincre notre peur ? Comment suivre Dieu dans ce jusqu'au bout sans mesure et sans fin ? Comment nous dégager de la tyrannie du mal ? Comment nous laisser choir dans le vide de tout afin d'être enfin libres d'aimer vraiment ? Il faut croire que c'est possible, que c'est un cadeau merveilleux à recevoir.

            Certes, par nous-mêmes, il ne nous est pas possible d'aimer vraiment. La part d'égoïsme en nous est trop grande. Il faut permettre à l'Esprit Saint de l'évacuer totalement, de créer en nous des espaces dans lesquels lui, qui est l'amour substantiel, pourra s’établir et nous permettre d'aimer, d'aimer par lui, d'aimer comme lui.

           

            Mais cet amour, c'est le paradis. Lorsque quelqu'un, ici sur cette terre, est parvenu à croire au point de permettre à l’Esprit Saint de prendre possession de lui, il est enfin heureux, il est enfin libre. Il est en possession de la vie même de Dieu, cette vie impérissable qui permet de transcender et d'évacuer toutes les peurs. Nous sommes quelques grains de matière animée, une matière qui peut dire oui et qui peut dire non, qui peut se prêter et qui peut se refuser.

 

            Nous le savons, l'Apôtre nous l'a rappelé : Jésus prit du pain et dit : « Ceci est mon corps ». Il prit la coupe et il dit : «Ceci est mon sang ».  A ce moment, il anticipait la métamorphose de l'univers, l'heure où Dieu serait tout en toute chose. Apparemment rien n'était changé et pourtant tout était changé. C'était encore du pain et ce n'était plus du pain ; c'était encore du vin et ce n'était plus du vin.

            Si nous ouvrons notre coeur à ce mystère, nous comprenons qu’au moment où le Christ prononçait ces paroles - et il les prononce dans l'éternité de son être - nous sommes à la fin du monde, nous sommes à l'heure du triomphe absolu de l'amour.

 

            Nous devons accepter, frères et sœurs, que la même merveille s'opère en nous dans notre coeur, dans notre chair. Nous devons accepter de devenir corps et sang de Dieu, de devenir amour, l'amour qu'il est, lui. C'est vrai, le sommet de notre destinée, c'est la divinisation Ce n'est pas une sorte d'hyperbole de ce que nous serions maintenant. Non, c'est une véritable métamorphose. C'est toujours nous et c'est plus que nous, c'est nous participant en plénitude à la vie de la Sainte Trinité.

 

            Le passage de la peur à l'audace, de l'égoïsme à l'amour est donc tout simplement une question de confiance, une question de foi, une question de prêter crédit aux paroles de notre Christ. Recevoir en nous son corps et son sang, ce doit être, pour nous, croire que notre Pâque, que notre transfiguration s'accomplissent et avec nous, celle de l'univers. Ce n'est plus nous qui vivons, c'est le Christ, c'est Dieu qui vit en nous et nous devenons nous-mêmes amour.

 

            N'ayons pas peur - une nouvelle fois - de regarder en face ces merveilles. Lors de chaque eucharistie, c'est cela que nous vivons. Il n'y a jamais qu'une seule eucharistie, celle dont nous faisons mémoire ce soir. C'est la même qui est réactualisée pour nous, sous nos yeux. N'ayons donc pas d'hésitations !

            Chassons de notre coeur tout ce qui peut encore arrêter, freiner notre élan et donnons-nous en toute confiance à cet amour qui nous sollicite et qui veut faire de nous de véritables gerbes d'amour.  Tel est notre itinéraire, telle est notre destinée et, en nous, celle du cosmos entier .

 

            Jésus a lavé les pieds de ses disciples et ainsi il leur montrait bien concrètement qu'il n'était pas venu pour être servi, lui le Créateur du monde, mais qu'il était venu pour servir. Oui, Dieu est à notre service. Alors sans hésiter, mettons-nous au service de sa Parole, au service de son amour et osons croire à ce qu'il nous offre, à ce qu'il nous propose.

            Pour réactualiser, raviver en nous cette foi, je vais maintenant procéder au lavement des pieds. Je ne peux laver les pieds de tout le monde ; mais soyez-en certains, je le ferai tout de même mystiquement, secrètement.

            Le service doit être la première obligation de notre vie de chrétien. Vous allez, vous aussi, mystiquement vous laver les pieds les uns des autres, donner la préférence à l'autre et lui dire : « Je suis ton frère, je suis ton serviteur, nous partageons la même vie, la même vocation, nous allons nous aider à la réaliser ensemble. »

                                                                                                                 Amen.

 

Vendredi-Saint.                                    01.04.94

Homélie à la célébration.

 

Frères et sœurs,

 

            Nous avons ouvert notre coeur à la Parole de Dieu. Elle y est entrée et elle y opère une œuvre secrète, mystérieuse, une œuvre de beauté. Elle fait de nous des saints. La Parole de Dieu, c'est Dieu lui-même dans sa lumière, dans son secret, dans son mystère. C'est Dieu qui crée le cosmos, qui le rend conscient et qui veut peu à peu, petit à petit, le métamorphoser en ce que lui est.

 

            Voilà ce que la Parole de Dieu entendue est en train en cet instant d'opérer au creux de notre coeur. Elle ouvre nos yeux sur nos profondeurs cachées. Elle dévoile à nos regards la gloire de notre destin. Elle ramasse tout dans un mot prononcé au hasard par un juge excédé, un mot qui est plus qu'une prophétie car il a disloqué l'univers, non pour l'anéantir mais pour le reconstruire. Et cette parole, écoutons là encore :  Voici l'homme  !

            De qui s'agit-il ? De Jésus bien évidemment. C'est Jésus défiguré, sanglant, épuisé, ridiculisé ; c'est l'homme, cet homme que le vieux prophète contemplait depuis la nuit des temps ; c'est l'homme méprisé, accablé de souffrances, maltraité, muet ; c'est Jésus et c'est Dieu.

            Car Jésus est Dieu - ne l'oublions jamais - Dieu humilié, réduit à rien, rejeté, bafoué ; Dieu dont on ne veut pas ; Dieu dont on veut se débarrasser une fois pour toutes. Mais c'est aussi l'homme immense dont Jésus est la tête ; c'est Pilate, et les juifs, et les païens, et les bourreaux, et nous. C'est l'homme, cet homme que Saint Augustin entendait crier des extrémités de la terre.

 

            Voici l'homme ! L'homme-Jésus, et nous, et tous. Il n'y a pas de premier ni de dernier. Nous sommes tous un en lui. Contemplons encore une fois Jésus exposé aux sarcasmes de la populace, Jésus livré par un juge qui n'en est pas un, un juge rempli de peur, un juge imbu de son pouvoir, un juge aux antipodes de ce qu'est Jésus.

            Frères et sœurs, est-ce que bien souvent nous ne nous glissons pas dans la peau de Pilate, dans la peau de ce juge inique lorsque nous posons un regard qui n'est pas de charité sur nos frères, sur nos sœurs, sur ceux que nous rencontrons, sur ceux dont nous entendons parler ? Il y a un choix toujours à opérer : Ou nous sommes du côté de Pilate, ou nous sommes du côté de Jésus ? Le péché, c'est de mal choisir.            

 

            Voici l'homme ! C'est l'homme-Jésus au plus bas de la déchéance et du rien, mais c'est aussi l'homme au plus haut de sa gloire. Il fallait des yeux pour le voir, il fallait des yeux pour le remarquer, des yeux pour le reconnaître !

            Et cette autre parole : Voici votre Roi ! Oui, Roi, il l'est et nous avec lui. Chez Dieu, tous les temps se télescopent et se ramènent à un seul point. La conscience chrétienne devrait être toujours attentive à ce télescopage puissant.

 

            Si nous nous laissons emporter par l'amour inouï, sublime, que Dieu manifeste à notre endroit, si nous nous laissons métamorphoser par cet amour, alors un prodige se produit. Les temps se télescopent pour nous aussi et nous nous trouvons contemporains de Jésus, non seulement dans sa souffrance mais aussi dans sa gloire.

            Il n'y a pas chez lui ni d'hier, ni d'aujourd'hui, ni de demain, il y a un point éternel où tout est ramassé et où nous sommes invités à entrer à notre tour. Jésus exposé aux regards de la populace, couronne d'épines sur la tête, manteau de dérision sur les épaules, ce Jésus pénétrait déjà au delà des cieux et nous emmenait avec lui.

 

            C'est le privilège du contemplatif, non seulement de voir cette chose, mais de la vivre et de se retrouver, tout ensemble, exposé comme Jésus à tout ce qui peut arriver et de bien et de malheureux et, en même temps, de se voir là-bas aux côtés de Jésus rayonnant de lumière, de sa lumière à lui.

            N'allons pas penser que c'est là de l'illusion, de l'utopie, de l’illuminisme. Non, c'est la réalité chrétienne profonde. Dans quelques jours l'Apôtre nous le dira : « Vous êtes ressuscités avec le Christ. Recherchez donc les choses d'en haut là où vous êtes déjà. Et que votre conduite ici sur cette terre dévoile à chacun l'endroit réel où vous êtes arrivés. Tel est le mystère des mystères, le plus fou, de l'amour qu'est notre Dieu .

 

            Alors frères et sœurs, ouvrons notre coeur et laissons-nous aimer. Que rien ne nous effraie, Jésus est avec nous. C'est lui qui nous prend dans la gratuité de son amour.

            Oui, nous sommes avec lui, là-haut, dans la lumière de sa vie, dans la lumière qui est la vie. Puissions-nous recevoir la grâce, non seulement de comprendre ce mystère mais de le vivre, de nous laisser pénétrer par lui, de nous laisser transfigurer par lui.

 

                                                                                                                                  Amen.

Exhortation à l’Office de Complies.

 

           

            L'existence du moine, l'existence du chrétien devrait toujours avoir un goût de samedi-saint, le goût d'une absence. Osons ce mot bien que le Christ ne se soit pas éloigné puisque maintenant ce n'est plus lui qui est avec nous, c'est nous qui sommes avec lui, nous qui avec lui sommes descendus dans la mort.

            Un goût de langueur, un goût de nostalgie, un goût de désir, tel devrait être pour nous le goût du samedi-saint ; le goût d'une folle espérance, un goût qui fait battre le coeur plus vite, le goût d'une attente, le goût d'un événement, un événement qui est quelqu'un, un événement qui est une personne.

 

            Les yeux du moine ne sont-ils pas des yeux qui scrutent, des yeux qui aperçoivent déjà ce qui échappe à tout le monde. Mais comment parler de ce que ces yeux contemplent ? Il n'est pas de mots. Le symbole, la poésie, l'art peuvent peut-être évoquer de loin les merveilles que contemplent les yeux du contemplatif.

            Ils s'aperçoivent ainsi que le samedi-saint est un vide, mais un vide frémissant. Il est un vide entre deux univers, une béance entre un avant et un après. Une rupture était nécessaire pour marquer avec netteté la fin d'une croissance et le point de départ d'une nouveauté absolue.

 

            Le projet de Dieu sur l'univers, et j'oserais presque dire sur lui-même, se divise en deux grands panneaux. Le premier, qui va de la mise en branle de la création à la mise du Christ au tombeau et, le second, qui s'étend de la résurrection du Christ à l'heure définitive où Dieu sera tout en toutes choses.

            Le moine - et ce devrait être le fait de tout chrétien, mais parlons du moine puisque nous sommes dans un monastère - le moine, bien que présent à l'aujourd'hui de l'Histoire, demeure mystiquement dans l'entre-deux à l'intérieur du tombeau. Il vit dans sa chair, et la fin d'un monde et le surgissement d'un autre. Il vit ce paradoxe en se plongeant dans le vide de l'obéissance et en accueillant dans son coeur le feu de l'amour.

 

            Il n'est pas tellement commode de vivre ainsi dans un entre-deux, un entre-deux qui est ressenti comme un trou où il n'y a rien. Et pourtant, ce rien est habité. Il est habité précisément par ceux qui ont la vocation d'y établir leur demeure. Et alors on reçoit le privilège, je le rappelle, de participer et à un monde et à l'autre tout en étant dans ce vide, dans ce tombeau.

            C'est possible parce que le moine devient un seul être, un seul esprit avec le Christ, mais le Christ dans l'entièreté de sa vie, depuis sa naissance jusqu'à sa glorification. Il va descendre jusqu'au plus profond du mystère qu'est le Christ. Et le tombeau où il est enseveli, c'est l'humilité.

            Là, le moine connaît la kénose d'une mort sans retour. L'Apôtre Paul y fait allusion lorsque il dit : Oubliant ce qui est derrière, je cours tendu vers l'avant dans l'espoir de saisir celui par lequel j’ai moi-même été saisi. C'est cela l'humilité, quelque chose qu'on laisse derrière soi définitivement comme on laisse tout, une fois que l'on meurt.

            Puis, il y a ce qui est devant. Et ce qui est devant, c’est la personne même du Christ ressuscité qui attire avec une force invincible. Il est le plus puissant de tous les aimants imaginables.

 

            A l'intérieur de cet entre-deux, le moine rejoint tout ensemble, et l'angoisse d'une désespérance totale et le frémissement d'une certitude absolue. Vous voyez, il y a toujours cet entre-deux, ce qui rend la position parfois très incommode. Pour s'aventurer à l'intérieur de ce mystère, il faut prendre un risque, il faut oser, il faut être audacieux, mais surtout il faut y être invité.

 

            L'humilité est donc le lieu d'une alchimie spirituelle qui prépare le coeur du moine à un réveil prodigieux, au passage sur un autre versant dans la lumière. Si bien que l'union avec le Christ s'achève dans un sentiment d'effroi et de joie.

 

            Essayons de retenir ceci : le samedi-saint est une béance indispensable entre deux versants du plan de Dieu, un qui va jusqu'à la mise du Christ au tombeau, l'autre qui va jusqu'à la réapparition du Christ au terme de l'Histoire.

            Le Chrétien est l'homme de l'entre deux. Il fait partie du monde ancien qui s'évanouit et il est déjà participant du monde nouveau qui surgit. Dieu et le monde ont besoin d'hommes ouverts à une telle expérience. Le destin de tous sans exception est ainsi déposé dans les mains de quelques-uns.

            C'est un mystère de communion, communion avec le Christ, communion avec la Trinité, communion avec tous les hommes, communion avec l'univers matériel également, communion totale.

 

            Déjà le tout premier théoricien de la vie monastique, Evagre le Pontique, disait que le moine se retirait dans le désert afin d'y connaître la solitude, une solitude extrême ; non seulement parce que il est séparé de tous les hommes, mais aussi parce que finalement il se sépare de lui-même en mourant à lui-même. Mais à ce moment-là, il est uni à tous.

 

            Voilà, ce mystère de communion, nous pouvons le sentir vibrer en nous en ces jours saints et bénis. Et puisse le Seigneur nous donner la grâce de vivre ainsi pour un mieux notre vocation monastique et, en elle, notre vocation de chrétien .

            Il faut que nous soyons logiques avec ce que nous sommes, que nous soyons vrais dans toute notre conduite, que nous soyons saints dans nos rapports les uns avec les autres. Il faut que lorsqu'on regarde vers nous, on puisse pressentir l'action d'un mystère, ce mystère de salut qui est le passage de la mort à la vie, du péché à la sainteté, et de la solitude égocentrique à la communion universelle.

                                                                                                                      Amen.

 

Homélie de la Vigile Pascale.                      02.04.94

La résurrection du Christ Jésus.

 

Frères et sœurs,

 

            Cette nuit. Dieu soulève un coin du voile qui dissimule a nos regards le mystère de son être. Il nous a permis d'embrasser en une seule vision l'immense déploiement d'une Histoire. Il nous a, pour ainsi dire, pris a côté de lui pour nous montrer d'un grand geste ce qu'il réalise pour nous, toute la magnificence de son amour.

 

            Nous avons compris combien notre réponse d'homme était hélas trop souvent étroite, mesquine, ridicule, offensante pour lui ; et parfois aussi suicidaire pour nous. Car hésiter devant la Parole de Dieu et surtout se détourner d'elle, c'est véritablement se blesser jusqu'au plus profond de l'être. Ce sont des choses qui arrivent, hélas ! C'est cela le péché, le péché qui est un refus de croire. A la limite, s'il est poussé plus loin, il peut devenir une trahison.

            Mais Dieu, lui, nous a dit, nous a fait comprendre que nous ne devions pas perdre courage. Il est l'amour et il ne recule jamais quoi que nous fassions et qui que nous soyons. Il va jusqu'au bout de l'amour qu'il est, et cela dans le détail le plus infime.

 

            La résurrection du Christ Jésus est déjà notre propre résurrection. Elle veut couronner notre existence la plus personnelle. Elle ne nous annule pas, non. La résurrection du Seigneur est l'événement le plus humble qui soit. Elle pénètre en nous jusque en notre intime. Et la, avec une discrétion infinie, peu a peu, elle nous conduit jusqu'au sommet de ce que nous pouvons devenir au plan surnaturel certes, mais aussi au plan humain, et cela, dès cette vie.

 

            La résurrection du Seigneur achève l'œuvre de l'artiste incomparable qu'est notre Dieu. Nous l'avons entendu : Dieu est un façonneur, il est un modeleur. C'est a partir d'un matériau brut qu'il parvient peu à peu à édifier, à construire un chef d’œuvre. Chacun d'entre nous est un rêve qu'il porte dans son coeur et qu'il entend voir se réaliser.

            Et comme il est l'amour, il réussit toujours. Quoique nous fassions, il parvient toujours a faire de chacun d'entre nous le chef d’œuvre qu'il porte dans son coeur. Et cela,  grâce a la résurrection de son fils et a la nôtre en lui.

 

            Nous sommes partis, en écoutant la Parole de Dieu, du surgissement de l'univers matériel dont nous sommes la conscience éveillée et nous arrivons maintenant a sa stupéfiante transfiguration. La résurrection de l'homme Jésus, c'est Dieu spiritualisant la matière et divinisant le cosmos.

            Il s'agit, frères et sœurs, d'une authentique union sponsale entre Dieu et l'homme, entre Dieu et le monde. Le tout de Dieu est donné au monde et le tout du monde est assumé en Dieu. La mort devient ainsi le lieu d'un passage, le lieu d'une pâque, le lieu d'une naissance, le lieu d'un éveil plein, complet a un mode nouveau d'existence, celui même de Dieu dans sa Trinité, dans son éternité.

 

            Voilà ce qui nous est annoncé cette nuit ! Voilà le mystère de la résurrection de notre Christ ! Voilà le secret de notre propre résurrection ! Ce n'est pas seulement nous qui sommes concernés, mais c'est l'univers entier.

            La mission du chrétien nous apparaît clairement. Le chrétien doit être, au milieu des hommes, ses frères, celui qui sait, celui qui voit. Il est celui qui se livre tout entier à l'action en lui du projet de Dieu, celui en qui travaillent librement les énergies de la résurrection, celui qui ouvre large son coeur et se laisse aimer sans réticence aucune.

 

            Frères et sœurs, emportons avec nous cette conviction et soyons pour tous la lumière d'une folle espérance.

                                                                                                     Amen.

 

 

Homélie à l’Eucharistie de Pâques.                03.04.94

Etre témoins de la résurrection !

 

Frères et sœurs dans le Christ,

 

            Comme chrétiens, nous sommes appelés à rendre témoignage, devant les hommes, de la résurrection du Seigneur Jésus. Etre témoins de cette résurrection et de celle de tous les hommes dans la personne du Christ ; être témoins de la transfiguration du cosmos en dépit des laideurs et des horreurs qui s'étalent sous nos yeux ; être témoins à ce point-là et jusque là ne peut être accepté qu'au prix d'une confiance éperdue : mais c'est cela précisément être chrétien !

 

            Ne peut-on pas pourtant s'écrier avec Moïse : « Seigneur, je ne suis pas meilleur que mes pères, écarte de moi ce fardeau ! » Mais, est-il fardeau plus noble que celui-là ? Croire en la vertu de l'impossible parce que Dieu le propose, aider ses frères à entrer dans la vie après avoir vaincu la mort, n'est-ce pas suffisant pour nous soulever au-delà de nous ?

 

            La mission du chrétien se coule dans l'ordinaire des jours, dans le cercle étroit de ses relations quotidiennes. Il n'est nul besoin de paroles, il suffit de vivre la réalité de ce que nous sommes, à savoir des ressuscités, des hommes nouveaux, des hommes cachés en Dieu, des hommes qui respirent l'amour.

            C'est la rectitude, la pureté de notre vie qui doivent clamer bien haut l'avènement d'un monde nouveau né de la chair du Seigneur ressuscité. Les vieux ferments, les vieux démons, les vieilles passions, les vieux égoïsmes doivent disparaître et laisser la place à une pâte nouvelle.

 

            Cette pâte est la propre vie de Dieu en nous, elle est l'amour qui nous arrache à nous et nous rend libres de la liberté de Dieu. Alors, à l'exemple de l'Apôtre Pierre, à l'exemple de Marie-Madeleine, à l'exemple du Christ en tout premier, nous serons pur accueil et pur don.

            Nos yeux resteront ouverts. Le chrétien est un homme qui a des yeux ouverts, des yeux qui derrière le voile des apparences, derrière l'épiderme des choses voient la puissance du ressuscité agir dans le secret. Les yeux sont donc constamment émerveillés. Le chrétien devrait être un homme vivant dans l'émerveillement.

 

            Hélas, les passions tendent devant Dieu un voile. Ce voile est empli de belles peintures qui nous charment, qui nous donnent l'illusion que là est la réalité et qui enlèvent de notre coeur le désir de voir autrement.

            Eh bien, le chrétien est un homme qui ne s'arrête pas à ces fantasmes. Non, il laisse se déchirer le voile et il contemple ce qui est de l'autre côté. Il entre en communion avec la réalité et il ne peut plus qu'être dans l'admiration et aimer sans retour.

 

            Oui, nous serons témoins de la résurrection du Seigneur, car nous serons nous-mêmes des ressuscités. Encore une fois, n'imaginons pas des choses extraordinaires. Cette vie chrétienne se coule dans le quotidien le plus normal de chaque jour et de chaque personne, avec cependant un plus, un plus indéfinissable qui est la marque de la présence en nous de Dieu, de sa grâce et de son Esprit.

            Là où Dieu nous a placés, faisons donc bien simplement notre devoir, avec ce plus dont je parlais, ce plus qui est le reflet d'une nouveauté radicale, nouveauté qui nous possède et nous transfigure.

 

            Frères et sœurs, la lumière de la résurrection est offerte à tous les hommes dans un amour inconditionnel. Nous serons donc attentifs à en être les témoins, à l'accueillir en nous de manière à la rayonner et à donner à chaque homme une espérance pour aujourd'hui, leur faisant comprendre, sans une parole mais par une vie claire et pure, que déjà la résurrection, la vie nouvelle est pour nous, qu'elle est en nous, et qu'elle nous conduit là où nous sommes appelés, dans le Royaume de lumière où nous serons tous, frères et sœurs, unis dans le Christ avec les anges et les saints pour l'éternité.

                                                                                                    Amen.

 

 

Chapitre dans l’octave de Pâques.                 10.04.94

Qu’est la résurrection pour nous ?

 

Mes frères,

 

            Nous clôturons en ce dimanche la semaine de Pâques. C’est l’occasion de nous interroger sur la place qu’occupe dans notre vie la résurrection du Christ. Est-elle un dogme parmi d’autres ? Est-elle un sujet théologique plus ou moins captivant ? Ou bien est-elle le fondement sur lequel se construit notre vie ? Quelle influence exerce-t-elle sur notre conduite ? De notre réponse à ces questions dépend notre avenir spirituel et humain.

            Les premiers chrétiens étaient littéralement obsédés par le fait de la résurrection de leur Seigneur Jésus. Ils vivaient d’elle et pour elle. Ils se laissaient mettre à mort pour elle. Ils étaient les témoins de la résurrection du Christ. La Bonne Nouvelle qu’ils proclamaient partout, c’était la résurrection du Christ et la nôtre en elle.

 

            Jésus pour eux était vivant et on pouvait vivre de sa vie. La radicalité du message chrétien, sa nouveauté absolue était là. Christ est Seigneur signifiait pour eux qu’il était le chef d’un monde nouveau, qu’il était investi de prérogatives divines et que ces prérogatives, il les partageait sans réserve avec ses disciples.

            L’Esprit Saint prenait possession du coeur des disciples et le transfigurait. Il suffisait de s’attacher au Christ Jésus par la foi, de se donner à lui jusqu’au plus profond de soi pour être investi par l’Esprit Saint et voir son coeur se purifier et devenir le lieu où se révélait la présence du Seigneur. Ce coeur recevait des yeux qui voyaient le Seigneur dans sa personne et dans son agir.

            Les disciples devenaient comme leur Seigneur amour et lumière et, ils entraient  dans la vie éternelle tout de suite. Ils ressuscitaient avant même de mourir. Et lorsque les premiers moines entraient dans le désert, c’était pour se jeter dans ce feu de l’Esprit et devenir un seul être avec la personne du Christ ressuscité.

 

            Mes frères, c’est toujours du Christ ressuscité qu’il s’agit et de nous qui devrions nous ouvrir à sa vie et ainsi ressusciter en lui. C’est cela la vie contemplative. Or, je suis persuadé que pour la plupart des chrétiens, que pour la plupart des moines, le Christ n’est pas ressuscité !

            C’est une idée, c’est un dogme, mais la personne du Christ ressuscité, la personne vivante qui se trouve là, qui se trouve ici dans ce local, en cet instant, pour nous, ça nous laisse indifférent !

 

            C’est là quelque chose de terrible, savez-vous, parce que si le monde se déchristianise pour l’instant - je parle du monde occidental - si il se paganise de plus en plus, c’est parce que les chrétiens ne sont plus les témoins du Christ ressuscité.

            Par contre, si en Russie soviétique, la vie chrétienne malgré toutes les persécutions, malgré l’oppression, malgré l’étouffement, l’asphyxie à laquelle elle a été soumise, si malgré tout elle est restée et que, maintenant qu’elle est libérée, elle surgit plus vivante que jamais, c’est parce que les chrétiens soviétiques étaient restés témoins du Christ ressuscité.

 

            Vous connaissez cette histoire qui est une histoire vraie qui est arrivée une fois. Dans une localité de Russie, un propagandiste du parti vient pour endoctriner les gens. Il les réunit. Voilà, ils doivent venir, il n’y a rien à faire, c’est obligatoire. Ils sont tous là et il les endoctrine. Il démontre de A à Z que toute la religion ce n’est vraiment rien du tout, que c’est un mythe, que c’est une utopie, que c’est de la poudre aux yeux. Et les gens écoutent puisqu’ils sont là.

            Et quand il a fini, il dit : voilà, maintenant est-ce que vous avez encore une explication à demander ? Il y en a un qui se lève et lève la main. C’est le Pope, un tout vieil homme. Et le propagandiste lui dit : « Pas question de commencer un sermon. » Et le Pope répond : « Non, deux mots seulement : Christ est ressuscité ». Et tous les gens répondent : « Oui, le Christ est vraiment ressuscité ! » C’est fini, l’autre peut repartir.

            Voyez ! C’est cette foi dans la personne vivante du Christ ressuscité qui permet d’opérer des miracles.

 

            Eh bien, mes frères, il faudrait que dans les monastères, les moines soient tous et chacun témoins comme ça du Christ ressuscité ; qu’ils vivent avec Lui de façon consciente, de façon aimante, affectueuse ; qu’il soit vraiment leur ami. Et au-delà comme Saint Bernard le disait, que leur âme devienne l’épouse de ce Christ ressuscité de manière à ce que elle puisse enfanter de nouveaux enfants au Christ.

 

            Voilà, mes frères, la vie contemplative dans sa beauté ! Cela n’a rien à faire avec les théories. On peut très bien ne pas savoir ni lire ni écrire, ça n’a pas d’importance. Il faut vivre avec la personne du Christ ressuscité et se laisser transformer par elle.

            Mais dans la pratique bien concrète, vivre avec le Christ signifie d’abord et surtout le suivre, c’est à dire obéir. L’obéissance, c’est ça ! Ce n’est pas suivre une Règle, ce n’est pas obéir aux ordres d’un homme ? Non, c’est dire oui à la métamorphose que le Christ ressuscité veut opérer en chacun d’entre nous.

 

            Si bien que une question se pose encore : préférons-nous courir jusqu’au bout cette aventure merveilleuse, extraordinaire, ou bien préférons-nous nous enfermer dans une petite sécurité bourgeoise ? Vivre avec le Christ ressuscité, c’est littéralement faire éclater toutes nos sécurités.

            Nous savons bien ce que nous possédons, nous savons bien tout ce que nous sommes. Mais s’ouvrir à sa lumière à Lui, c’est faire sauter tout cela et devenir autre. Voilà, avons-nous le courage de devenir autre ? C’est à chacun ici de répondre dans le secret de son cœur.

 

 

 

 

 

Table des matières de la Semaine Sainte de 1994.

 

Dimanche des rameaux.                            27.03.94.................................. 130

Homélie à la bénédiction des rameaux............................................................................................................. 130

Homélie à l’Eucharistie des rameaux............................................................................................................... 130

Chapitre du Lundi-Saint.                           28.03.94................................. 132

L’amour de Marie de Béthanie.......................................................................................................................... 132

Chapitre du Mardi-Saint.                          29.03.94.................................. 134

Judas, un des préférés de Jésus.......................................................................................................................... 134

Chapitre du Mercredi-Saint.                      30.03.94............................... 136

Un saint gaspillage................................................................................................................................................ 136

Homélie à l’Eucharistie du Jeudi-Saint.          31.03.94....................... 140

Un jusqu’au bout sans mesure et sans fin !...................................................................................................... 140

Vendredi-Saint.                                    01.04.94......................................... 141

Homélie à la célébration...................................................................................................................................... 141

Exhortation à l’Office de Complies................................................................................................................... 143

Homélie de la Vigile Pascale.                      02.04.94............................. 145

La résurrection du Christ Jésus......................................................................................................................... 145

Homélie à l’Eucharistie de Pâques.                03.04.94........................ 146

Etre témoins de la résurrection !....................................................................................................................... 146

Chapitre dans l’octave de Pâques.                 10.04.94....................... 147

Qu’est la résurrection pour nous ?.................................................................................................................... 147

Table des matières de la Semaine Sainte de 1994............................. 149