Chapitre du samedi veille des Rameaux.          03.04.93

      Récollection du mois d’avril.

 

Ma sœur, mes frères,

 

            Au moment d'entrer dans la grande et redoutable semaine de la Pâque, je voudrais m'arrêter à nouveau quelques instants sur le radicalisme dans lequel nous sommes précipités avec elle. Ce radicalisme nous saisit à la gorge et nous arrache à nous-mêmes. Il arrache de nous tout ce qui peut nous flétrir, tout ce qui peut nous souiller.

            Il n’a rien à voir avec un quelconque rigorisme. Si nous cédions à celui-ci, nous nous emprisonnerions dans le cachot de notre moi, nous nous livrerions sans défense au flux de nos peurs ataviques. Nous deviendrions durs avec nous-mêmes, impitoyables avec les autres.

            Et de tout cela, nous ne voulons pas. C'est pourquoi nous rejetons loin de nous à tout jamais toute forme de rigorisme.

 

            Le radicalisme auquel nous invite notre Dieu, nous en avons un exemple ici même : cet âne que chevauche Dieu lui même. N'oublions pas que l'âne était la monture des sages, des saints, des prophètes. Rappelons-nous l'ânesse de Balaam.

            Et c'est encore un détail sur lequel on passe sans s'en rendre compte. Jésus n'est pas monté sur un âne mais sur une ânesse, comme si on voulait aller jusqu'au plus beau de la simplicité, de la douceur, de l'absence de malice.

 

            Et bien, le radicalisme de la Semaine Sainte va nous entraîner jusque là. Il va nous rendre libre de la propre liberté de Dieu à condition, bien sûr, que nous l'accueillions dans toute notre vie ; pas de façon ponctuelle une fois en passant, mais qu'il devienne la loi de notre existence à l'intérieur de nos relations avec les autres, et d'abord de notre relation avec le Christ, avec Dieu, avec tout cet univers des saints et des saintes qui est notre véritable lieu.

 

            Le Christ qui a chevauché une ânesse, nous a laissé ce qu'il appelle son commandement, un commandement nouveau, un commandement inouï. Il nous a dit  « Je vous demande de vous aimer les uns les autres comme moi je vous ai aimés ».

            La pointe de son exigence, le poids de gloire qu'elle contient repose tout entier sur le comme, comme je vous ai aimés. Et comme est absolu, il ne laisse place à aucune alternative. La norme de notre amour fraternel n'est donc pas à chercher dans des modèles humains aussi sublimes soient-ils.

 

            Non, cette norme n'est pas à la hauteur du chrétien. Elle est à la hauteur du païen. Il y a des païens qui ont été des hommes extraordinaires certes, mais nous ambitionnons autre chose. Nous devons aimer comme le Christ nous a aimés. Notre hauteur, ce n'est pas une hauteur d'homme, c'est la hauteur même de Dieu.

 

            La norme imposée par le Christ est sa propre personne - et n'oublions pas que la personne du Christ, c'est le Verbe de Dieu - donc aimer comme Dieu aime. Il n'est pas possible de discuter d'argumenter, de biaiser. Et dans ce comme est incluse la gratuité absolue. Nous devons donc aimer jusqu'au bout, aimer sans limites, aimer sans mesures, aimer sans conditions à la manière de Dieu et sans rien escompter en retour. C'est peut-être cela qui est le plus difficile, c'est d'aimer gratuitement. Et c'est là que se situe le comme.

 

            L'homme est toujours plus ou moins un marchand, un trafiquant. Il donne pour recevoir. Est-ce que ce ne serait pas là le mode habituel, quasi normal de relation entre les humains ? Peut-être bien ? Disons même certainement. Mais ce n'est pas cela que Dieu nous demande, ce n'est pas cela que Dieu nous propose, ce n'est pas cela qu'il exige de nous. Il exige une relation qui soit construite sur la gratuité.

            Cela signifie que je vais à la manière de Dieu, à la manière de la Trinité où chaque Personne est relation pure et ainsi où les trois Personnes ensembles sont pur amour, que je vais construire toute ma vie d'homme sur une relation de ce type, c'est à dire que je vais accepter de me recevoir des autres tels qu'ils sont, refusant d'exister par moi-même mais me donnant tout entier à eux et ainsi, devenant vraiment le disciple du Christ qui a aimé eis telos comme dit l'Evangéliste, qui a aimé jusqu'au bout. Il n'était pas possible d'aller plus loin.

 

            Soit, mais nous sommes tout de même des êtres limités. Nous avons, nous, un bout, un terme à notre mesure non pas à la mesure de Dieu. Oui, mais nous permettrons à Dieu de le vivre en nous et de reculer toujours ce bout, ce terme, cette limite humaine qui est la nôtre, de la reculer sans fin.

            Et c'est là justement que se trouvera l'essence de notre béatitude éternelle où la dilatatio de notre cœur, l'élargissement de notre cœur sera sans fin car, petit à petit, il deviendra capable de la plénitude de Dieu.

 

            Eh bien, voici ce qui nous est proposé comme programme. Encore une fois, ce n'est pas une perfection à échelle humaine, mais c'est une conformité totale au Christ. Et celle-ci ne peut se réaliser qu'à l'intérieur d'une divinisation de toute notre personne. Et cela commencera à être atteint lorsque je pourrai dire en toute vérité : ce n'est plus moi qui vit, c'est le Christ qui vit en moi.

            Voyez, mes frères, jusqu'à quelle vie, jusqu'à ce rien de nous-mêmes nous sommes appelés. C'est cela le radicalisme de l'Evangile, c'est cela le radicalisme du commandement nouveau. Cette sainte semaine va nous replacer en face de cette exigence. Elle est radicale, car elle nous saisit à la racine de notre être et elle nous retourne de fond en comble.

           

            Mais voilà, aurons-nous assez de foi, assez d'audace que pour nous y livrer ? Car, il ne faut pas s'y livrer une fois en passant, ça doit devenir notre habitus, ça doit devenir un état permanent chez nous. Nous devons être des hommes de l'amour fou, des hommes de la gratuité totale, et cela entre nous.

            C'est très beau, très facile de l'être pour des personnes qui habitent à des centaines de kilomètres de nous. Non, c'est avec ces frères que nous côtoyons tous les jours, que nous connaissons dans leurs moindres replis, que nous connaissons mieux qu'ils ne se connaissent eux-mêmes, avec leurs défauts, leurs limites, leurs complexes, leurs traumatismes, leurs péchés.

 

            Et voilà, nous allons devoir pratiquer ce jusqu'au bout, ce comme moi, comme le Christ. Nous allons essayer de le pratiquer jour après jour, heure par heure. Et c'est la raison pour laquelle nous sommes ici dans le monastère.

            Si nous y avons été appelés, c'est afin que nous devenions des présences vivantes de cet amour qui est Dieu, de cet amour qui brûlait le cœur du Christ, de cet amour qu'il nous demande d'exercer exactement comme lui.

 

            Eh bien nous lui permettrons, au Christ, de prendre possession de nous de manière à ce qu'il ne soit pas déçu, et de manière à ce que tout au fond de nous, quelque soient les épreuves que devra subir notre égoïsme, nous sentions sa propre paix, nous sentions son propre bonheur.

            Je vous laisse ma paix, je vous donne ma paix, disait il au moment où il entrait dans son agonie. Eh bien, cette paix, nous l'accueillerons avec reconnaissance et nous demanderons, si vous le voulez bien, les uns pour les autres, la grâce de comprendre ce programme qui nous est proposé et, la grâce de le vivre à fond.

 

 

Homélie du dimanche des rameaux.               04.04.93

Le paradoxe du Dieu Amour !

 

Ma sœur, mes frères,

 

            Le Seigneur Jésus, à l'intérieur de son existence humaine la plus banale comme la plus tragique, a vécu dans toute son amplitude le paradoxe du Dieu Amour. Et ce paradoxe, sur lequel nous allons nous arrêter quelques instants, il le vit encore aujourd'hui en chacun de nous qui sommes les membres de son Corps.

            Si nous y étions attentifs, les choses nous seraient sans doute beaucoup plus faciles. Mais voilà, nous avons des yeux qui regardent à l'envers. Ce n'est pas Dieu que nous regardons, c'est nous-mêmes que nous regardons et nous projetons sur tout et sur Dieu l'image de ce que nous sommes ou voudrions être.

 

            Celui qui allait devenir le Prince des Apôtres est tombé dans le même piège. Cela ne t'arrivera pas, disait-il à Jésus qui parlait de sa passion. Cet homme, je ne le connais pas, je n'ai rien à faire avec lui, proteste-t-il.

            Il rêvait d'un Dieu conquérant qui distribuerait les victoires et les lauriers. Vous savez, il est si beau d'être orné de décorations. Et voilà ce à quoi Pierre rêvait et ses compagnons avec lui.

 

            Or,  il se trouvait en présence d'un Dieu prisonnier de la haine des hommes. Et cela, il ne pouvait pas l'admettre. Là se situe précisément l'inacceptable, le révoltant paradoxe.

            Il est mis en évidence par la soldatesque et les notables : Si tu es le Fils de Dieu, descends donc de la croix et nous croirons en toi, et tout sera arrangé. Mais si tu restes là sans réagir, c'est que tu n'es qu'un imposteur !

 

            Voilà bien, mes frères, Dieu jugé à l'aune des hommes. Sachons-le une fois pour toutes, le Dieu que nous confessons tout puissant ne dispose en fait d'aucun pouvoir. Il ne dispose pas du plus petit atome, de la plus petite poussière de pouvoir. La puissance absolue de Dieu ne se manifeste pas à l'intérieur d'un pouvoir, elle est toute puissante d'humilité, d'amour, d’effacement, d'accueil, de service, de douceur, de compassion.

            Une telle puissance peut donner et donne en effet les apparences de la non-existence, de la nullité. En réalité, elle est Dieu lui-même dans le mystère de son être, dans le mystérieux de son être et, elle l'emporte immédiatement et de façon définitive sur tout ce qui n'est pas elle.

 

            Voilà, mes frères, ce qui nous est si difficile de comprendre et d'admettre et beaucoup plus difficile encore de laisser entrer dans notre vie afin qu'elle devienne le guide, l'inspiration de tout ce que nous faisons. Oui, et pourtant cette règle divine est d'application stricte en tous sans aucune exception. En tout ceux chez qui Dieu habite vraiment, elle apparaît.

            Vous savez que dès l'origine de la vie monastique, on reconnaissait un véritable père, on reconnaissait un chrétien achevé, un moine accompli à cette absence de pouvoirs, à cette présence de l'humilité, de la compassion, de la douceur, de l'absence totale de jugement porté sur qui que ce soit. Remarquons-le, Jésus n'a jamais condamné personne. Il ne le pouvait pas, il était Dieu !

 

            Dans le Christ, Dieu a subit ainsi l'injustice et la mort. Et aujourd'hui, dans ses membres, il subit des violences et des atrocités sans nombre. Les informations quotidiennes nous en apportent des moissons et des moissons. Et ici, le silence s'impose devant ces masses de souffrance.

            Voyez les chefs des prêtres, les pharisiens, les scribes, toutes les autorités de l'époque ne se taisaient pas devant le Christ, devant sa souffrance. Ils l'insultaient.

            Mes frères, il y a des moments où le silence s'impose parce que quelque soit l'origine de la souffrance, cette souffrance dépasse les bornes de l'admissible.

 

            Alors, si vous le voulez bien, nous laisserons le mystère de la toute puissance de Dieu œuvrer en nos cœurs de manière à ce que nous puissions devenir à l'exemple du Christ des hommes de paix, des hommes de réconciliation, des hommes dans lesquels vibre le paradoxe de l'amour.

            Et un jour, la résurrection éclatera à son heure, peut-être même de notre vivant. Et dans cette espérance, nous allons maintenant célébrer cette résurrection. Nous allons chacun d'entre nous recevoir dans notre cœur le corps et le sang transfigurés de notre Christ. Et grâce ainsi, la vigueur de sa vie deviendra plus puissante en nous, et nous serons plus proches de lui, et il deviendra un seul esprit avec nous.

 

 

Chapitre du Lundi-Saint.                           05.04.93

Marie de Béthanie.  

 

Ma sœur, mes frères,

 

            Lorsque l'agapè, l'Amour qui est Dieu, se saisit de quelqu'un, il le projette dans un univers nouveau où la beauté règne en souveraine. Et tout y est beau parce que tout y est vrai. Amour, vérité, beauté sont une trilogie indissociable parce qu'elles constituent l'être même de Dieu. Et cet univers nouveau où règnent ces qualités - appelons-les ainsi - qui constituent notre Dieu, n'est pas distinct de Dieu lui-même.

            Nous ne devons pas imaginer quelque chose, un endroit, un lieu qui serait à côté de Dieu et à l'intérieur duquel Dieu disperserait tout ce qu'il est. Non, Dieu n'est pas distinct de son univers, c'est Lui. Et Dieu avec nous, c'est le Seigneur Jésus qui est, lui, cet univers.

 

            Alors l'amour, donc qui est Dieu, fait sauter l'homme ou la femme d'un seul coup au-dessus de la mort. Il en est parmi vous ici, disait le Christ, qui ne mourront pas avant d'avoir vu le règne de Dieu venir en puissance. C'est cela !         

            On est encore dans le monde mais on n'y vit plus. Et on pose alors des gestes déroutants qui obéissent à une logique autre, logique dont l'altérité étonne, surprend, effraye, inquiète les hommes.

 

            Et Marie de Béthanie, que nous avons rencontrée à nouveau ce matin et qui est notre sœur, faisait partie de ces êtres privilégiés. Elle avait accueilli le Royaume de Dieu présent dans le Christ. Le Royaume de Dieu qui n'était pas distinct du Christ, elle l'avait accueilli avec une candeur d'enfant.

            C'est une femme qui devait avoir un cœur parfaitement pur. Et ça, c'est certain puisque ce cœur était devenu le temple de l'Esprit Saint. Alors, en présence de Jésus en qui elle reconnaissait le Messie et Dieu, elle donnait tout.

 

            Il existe donc une conjonction étroite entre l'amour et la mort. L'amour fait mourir et la mort libère l'amour. Je pense que ça, nous devrions le retenir. L'amour fait mourir et la mort libère l'amour. Je ne parle pas ici de la mort biologique mais de la mort à soi, de la mort mystique. Et cette évidence explique le geste fou de Marie.

            Elle aime Jésus d'une telle ardeur, d'une telle pureté qu'elle se transvase toute entière en lui. On vit bien davantage à l'intérieur de la personne qu'on aime qu'en soi et c'est normal. La source de notre vie, elle jaillit sans arrêt du cœur de la personne que nous aimons. Et cette personne étant le Seigneur Jésus, nous ne vivons plus en nous, nous vivons en lui.

 

            Pour Marie, c'était arrivé de façon parfaite. C'est pourquoi elle ne se possédait plus. Et en vidant son flacon de parfum sur les pieds de celui qu'elle aimait, elle se vidait elle-même. Il n'y a pas eu, ici, d'arrachement comme ça se produit parfois. Non, il y a eu - comme je le disais - un transvasement.

            C'est tout à fait ça. Le parfum était dans un vase. Et ce vase, elle en brise le goulot et elle verse le contenu sur les pieds de Jésus. Par ce geste, elle exprimait symboliquement que le contenu de son cœur, de tout son être, elle le versait sur les pieds et dans le cœur de celui qu'elle aimait.

 

            Dans le fond, elle restituait à Jésus ce qu'elle avait reçu de lui. Et c'est pourquoi, lui ne se récrie pas. Tout le monde est étonné, tout le monde est scandalisé et Jésus trouve ça absolument naturel.

            Judas avait le mérite, lui, de dire tout haut ce que les autres pensaient tout bas. C'est sans doute un homme qui était de retentissement primaire, vous voyez, il le disait tout de suite. Les autres étaient plus prudents, ils se taisaient.

 

            Et Marie, à l'intérieur de ce geste, meurt mystiquement. Et cette mort libère des énergies amoureuses qui aussitôt se diffusent partout. C'est ce qui est exprimé par ce parfum qui emplit toute la maison. Le philosophe dit en latin que le bien se diffuse par lui même. Et à fortiori lorsque le bien c'est l'agapè, lorsque le bien c'est l'amour.

            Nous avons là aussi un peu la ressemblance avec ce qui se passe à propos de l'Esprit Saint. L'Esprit Saint, c'est la personne de la Trinité qui est le support de l'agapè, de l'amour. Et cet amour, une fois qu'il est libéré grâce au geste - disons là aussi - d'amour absolu qu'a posé le Christ, il se répand partout. Il n'y a pas un endroit de l'univers où l'Esprit d'amour ne soit parvenu aujourd'hui.

            C'est ce qui se passe avec le parfum pour la maison, c'est ce qui se passe avec l'Esprit Saint qui est chez Dieu le parfum et qui, lui, se répand dans l'univers entier. Notre corps nouveau, notre corps spirituel, notre corps en voie de résurrection a aussi des organes. Et entre autre, il a un organe qui lui permet de sentir. On parle que nous devons être la bonne odeur de Dieu. Eh bien, Dieu a aussi une odeur, Dieu répand un parfum et ce parfum, c'est l'Esprit Saint.

 

            Pour ma part, je suis persuadé que de même qu'il est possible d'entrevoir Dieu dans sa lumière et dans sa beauté, de même qu'il est possible d'entendre la musique qu'il est et d'en être charmé, de même qu'il est possible de le toucher et de sentir combien il est doux, de même qu'il est possible de le manger, de le respirer, de même il est possible de le sentir, de se nourrir de son parfum. Car il n'est rien à l'intérieur de la création qui ne soit à l'état parfait chez Dieu.

            Eh bien, c'est l'expérience que faisait ici Marie et, c'est à cette espérance-là que nous sommes nous-mêmes invités. Elle est possible lorsque comme elle nous consentons à mourir mystiquement de manière à pouvoir libérer en nous tout ce qui nous empêche d'aimer vraiment. Donc, la mort libère l'amour, sinon il faudrait l'inscrire en lettres de feu partout.

 

            Les anciens se rappellent que les vieux trappistes mettaient un peu partout dans les jardins, partout, de petites plaquettes avec des sentences pieuses. Et voilà, quand on allait se promener, on tombait dessus et on les voyait. Cela paraissait un peu enfantin pour nous aujourd'hui.

            Mais dans le fond, je pense que ce n'était tout de même pas tellement bête, pour employer ce mot un peu trivial. Cela nous rappelait certaines vérités. Alors, on pourrait mettre sur une de ces plaquettes : la mort ( à soi ) libère l’amour.

 

            Alors, ce transfert admirable, ce transfert prodigieux explicite à mon sens la nature de la pauvreté. La pauvreté signifie un état de mort par excès de vitalité. Un mort ne possède plus rien. Il n'a plus besoin de posséder quoique ce soit parce que il est entré en possession du bien par excellence, à savoir la vie qui est Dieu dans son amour. A ce moment-là, on peut non seulement lui prendre tout, mais lui-même se débarrasse de tout.

            Marie, elle, peut ici donner tout parce qu'elle s'est donnée elle-même. Les sarcasmes de Judas et des autres ne l'atteignent absolument pas. Un mort n'entend plus. Marie était devenue sourde aux bruits de ce monde parce qu'elle était charmée par la musique qui était Dieu. Tout ça ne l'intéressait plus. En donnant son parfum, en le versant sur les pieds de Jésus, elle s'était versée elle-même. Elle avait donné tout ce qu'elle avait de plus précieux et puis elle, voilà, elle était morte.

 

            Il n'y a que les morts qui peuvent poser des actes pareils. Et le mort, c'est vraiment le pauvre par excellence. Il ne possède plus rien. D'ailleurs, c'est assez remarquable au plan pratique. Vous avez un frère qui est mort ; et puis on entre dans ses anciennes possessions et on le pille à volonté. Enfin, je dit pille, vous comprenez, je caricature la chose. Mais il ne viens pas crier. Voilà, c'est fini, il est mort, il ne possède plus rien.

 

            Marie aussi - et ça, nous le savons mais il est bon de le rappeler - elle a anticipé la passion et la résurrection de son Seigneur. Si bien qu’elle est avec Lui dans la lumière qu'il est. Donc, en posant son geste, Marie proclame ce que nous devons proclamer dans l'Eucharistie. Elle proclame que le Seigneur a donné sa vie pour le salut du monde. Et c'est une raison pour laquelle, comme le dit Jésus lui-même, son geste sera rappelé dans le monde entier. Donc, son geste a aussi une fonction eucharistique.

 

            Lorsque nous célébrons l'Eucharistie, nous avons là devant nous le corps transpercé et le sang répandu, mais là bien réellement, mystiquement mais réellement. Et en même temps, nous avons le même corps transfiguré et ressuscité.

            Tout cela, mystiquement Marie l'a vécu en posant son geste, essuyant les pieds avec ses cheveux, écoutant les moqueries, entendant la parole de réconfort que lui adresse celui qu'elle aime. C'est tout à fait cela !

 

            Et, à mon avis, la vie monastique n'est rien d'autre que cela. Et j'en suis persuadé, la vie monastique dans son ensemble est une parousie de l'eschaton. Donc elle est l'apparition, la manifestation pour notre temps présent de ce monde nouveau, de ce monde à venir, de ce monde qui est Dieu et qui sera révélé à tous à l'heure où Dieu sera tout en toute chose, à la plénitude des temps comme on dit.

            Eh bien voilà, ma sœur, mes frères, ce que nous pouvons peut-être recueillir aujourd'hui de cette scène extraordinaire dont nous avons entendu l'évocation ce matin au cours de l'Eucharistie.

            Et peut-être pourrions-nous demander encore une fois que ce mystère d'amour se réalise en nos cœurs à nous, dans le cœur de chacun en particulier et puis dans le corps que nous formons tous, qui est le corpus monasterii.

 

            Imaginez un petit peu, imaginons un petit peu une communauté monastique dans laquelle chaque membre s'efforcerait de vivre ce mystère d'amour qu'a vécu Marie de Béthanie, puis alors la communauté comme telle n'étant plus qu'un cœur vivant ce mystère.

            Eh bien, moi, je pense que ce serais la fin du monde parce que il n'est pas possible d'aller au-delà. Ce serait vraiment l'eschaton rendu présent, et bien réellement. Mais ça, c'est notre responsabilité, c'est d'aller le plus loin possible dans la réalisation de ce projet qui est celui de Dieu quand il nous appelle dans le monastère.

            Et s'il y a des erreurs,, s'il y a des faux pas, s'il y a des scandalorum spinae comme dit Saint Benoît, 13,26, des épines de scandale, il faut vite, vite, vite les effacer, les arracher pour ne pas que ça nous empêche de marcher et de courir.

 

            Voilà, c'est mon souhait, et je vous demande la grâce de prier pour que ça se réalise non seulement en vous, mais aussi en celui qui vous parle.

 

 

 


Chapitre du Mardi-Saint.                          06.04.93

Jésus fut troublé dans son esprit.

 

Ma sœur, mes frères,

 

            Ce matin, nous avons touché du doigt une fois de plus le réalisme de l'incarnation. Dieu a pu devenir homme pour partager notre condition jusque dans les moindres détails. Il n'a rien voulu s'épargner des contrastes qui jalonnent notre existence et parfois même nos journées.

            Hier, c'était la douce émotion d'un amour reçu et rendu. Et aujourd'hui, c'était la dure émotion d'un malheur imminent, en présence d'un malheur imminent. N'oublions pas que Jésus avec sa sensibilité absolument pure devait sentir quantité de choses qui nous échappent à nous qui sommes encore engoncés dans notre suffisance et englués dans notre égoïsme.

 

            Mais la péricope évangélique qui nous a été présentée a été amputée d'une introduction et d'une incise. Elle se trouve vers la fin. Je pense qu'il serait intéressant de nous y arrêter. Mais il faut remonter deux versets plus haut pour bien comprendre.

            Jésus dit ceci, il rappelle le texte d'un psaume : « Celui qui mange mon pain a levé contre moi le talon », c'est à dire qu'il m'a donné un coup de pied traître et mortel. Nous avons peut-être, nous, perdu cette habitude ? Nous ne nous donnons pas des coups de pied, peut-être bien parfois un coup de poing ?

 

            Mais les SS dans les camps de concentration étaient éduqués à l'art de donner des coups de pied. Et le coup de pied se donnait toujours avec le talon. Donc, on lève le pied puis, on vous le lance avec un talon ferré - il y avait un fer à cheval contre la jambe. Et alors, vous êtes balayés, il n'y a rien qui peut tenir.

            Donc, c'est la façon primitive de donnes des coups de pied. Et c'est ce que ici le Christ dit de lui. Il a reçu un coup de pied de ce genre, j'allais presque dire de cette qualité, un coup de pied réussi. De la part de qui ? Mais de celui qui partage mon pain, de celui qui mange mon pain, qui se nourrit de mon pain.

            Alors, vous vous rappellerez car nous l'entendrons tantôt, mais nous l'avons entendu ce matin encore : Qui ? Qui est-il celui-là ? C'est celui auquel je vais donner la bouchée. Voilà, c'est celui-là !

 

            Enfin, tous ces disciples et tous ces apôtres, ils étaient distraits, des gens distraits. Ils avaient leur esprit ailleurs. Ils se demandaient : Mais enfin, en fin de compte qui sera le chef de notre groupe ? Qui sera nommé premier ministre ? Et des choses ainsi. C'était ça qui les préoccupait.

            Alors, quand Jésus leur rappelait ceci, et quand ils le voyaient se réaliser, ils passaient à côté. Il a fallu vraiment que le Christ fut ressuscité et que l'Esprit Saint pris possession d'eux pour que enfin les yeux de leur cœur s'ouvrent.

            Eh bien, faisons attention à nous ! Dans notre vie bien concrète à nous, nous sommes trop souvent ainsi, nous ne voyons pas. Mais voilà, ça fait partie de notre écolage d'humilité.

 

            Alors il est dit - c'est cette fois-ci ce qui a été omis, sans doute pour que le récit fut plus coulant ? - après avoir dit ceci, il est dit : « En disant cela Jésus fut troublé dans son esprit ». Oui, on a traduit : profondément bouleversé, bouleversé jusqu'au plus profond de lui-même.

            Oui, mais le mot grec n'est pas à rendre en français, c'est tout un tableau qui est saisissant. Le verbe utilisé ici signifie : être remué, être bouleversé, commencer à trembler des pieds à la tête, être saisi de frayeur, être épouvanté. C'est tout ça en même temps !

 

            Alors, ça s'exprime, ça se traduit, ça se remarque sur le rythme respiratoire qui change. La voix elle-même devient saccadée, devient haletante parce que le cœur bat trop vite. C'est ça que ça veut dire il fut troublé dans son esprit. C'est dans son souffle qu'il faut voir. Il est tellement épouvanté qu'il ne sait presque plus respirer.

            Et nous avons ici, je pense l'avoir déjà dit autrefois, le pendant de l'agonie de Gethsemani dont Jean ne parle pas. En fait, l'agonie commence ici, puis elle va se poursuivre et elle atteindra son paroxysme lorsque le Christ commencera alors à transpirer du sang. Mais c'est déjà cela qui commence.

 

            Et les disciples, en entendant ça, ont dû être malgré tout eux aussi terriblement commotionnés. Mais je pense bien qu'ils ne, qu'ils ne réalisaient pas exactement de quoi il s'agissait. Ils ne pouvaient pas y croire, croire que quelqu'un, un d'entre eux allait donner un tel coup de pied, qu'il allait livrer - c'est le terme exact en grec - le livrer comme on livre une tête de bétail à celui qui l'achète, pour 30 pièces d'argent. Cela dépassait l’imagination, ce devait être un cauchemar. Vous voyez ça d'ici !

 

            Alors, en même temps, ici au même endroit, il y a une double présence. Il y a celle de Dieu et il y a celle de satan. Il est bien dit que avec la bouchée entra en lui le satan. Il faut prendre, je pense, le mot satan dans son sens original et voir encore beaucoup plus loin que l'apparence du texte.

            Cela veut dire que au moment où Judas accepte la bouchée - et n'oublions pas que la bouchée, ce n'était pas n'importe laquelle, c'était celle par laquelle le maître du repas signifiait l'estime particulière qu'il avait pour quelqu'un - Judas accepte, prend la bouchée et entre en lui le satan. Or le satan, c'est celui qui condamne, c'est celui qui accuse, c'est l'accusateur.

 

            Lorsque vous avez un tribunal, vous avez d'un côté le satan, c'est à dire l'accusateur ; puis vous avez de l'autre côté le paracletos, vous avez le défenseur. Donc, ça veut dire que Judas absorbe sa propre condamnation. C'est fait !

            Et moi, ça me donne toujours un peu froid dans le dos quand j'entends proclamer des situations pareilles car je me dis : « Pourvu, pourvu que il ne m'arrive pas un jour que j'absorbe ainsi en moi le satan, c'est à dire celui qui va m'accuser et celui qui un jour va me condamner ? » C'est ça qui est dit !

            Eh bien, il y a ici Dieu et il y a en regard le satan. Et c'est cela certainement que Jésus sentait jusqu'au plus profond de lui. Et son être se révulsait d'horreur de cette présence, de cette cohabitation - appelons ça ainsi - de Dieu et du satan au même endroit. Oui.

 

            Les disciples naturellement étaient trop grossiers pour comprendre cela, trop rudes. C'était des rudes comme nous, n'est-ce pas. Ce sont des choses que nous ne pouvons pas comprendre et, c'est la raison pour laquelle nous devons redevenir absolument de petits enfants.

 

            Car les petits enfants qui ont l'âge de 4, 5 ans peuvent sentir ça et le comprendre ; parce que un petit enfant n'imagine pas du tout que le mal existe, qu'il puisse tomber sur des gens qui sont méchants. Alors, quand il se trouve en présence du mal, il n'y croit pas parce que pour lui, c'est inexistant. Mais quand il s’aperçoit que cela existe, eh bien, il en meurt.

            C'est un peu ce qui s'est passé ici avec le Christ au moment de cette agonie qu'il vivait là devant ses disciples. Cela le dépassait, lui qui est toujours resté comme Dieu un petit enfant.

 

            Et alors - c'est ici que se situe l'incise qui a été laissée de côté ce matin - c'est cet instant que Jésus choisit pour donner à ses disciples son commandement nouveau. Et il dit ceci : « Je vous donne un commandement nouveau, que vous vous aimiez les uns les autres ».

            Voilà, c'en est fini de vous disputer pour savoir qui d'entre vous est le plus grand ? et qui va commander aux autres ? et qui sera assis à gauche ? et qui sera assis à droite ? Fini tout ça, vous devez vous aimer les uns les autres.

            Mais alors : « Comme je vous ai aimés, ainsi vous devez vous aimer les uns les autres. En cela tous reconnaîtrons que vous êtes mes disciples si vous avez de l’amour les uns pour les autres ».

 

            J'y ai fait allusion - je pense - au cours de l'homélie de dimanche. Il ne s'agit pas ici de philanthropie, ni d'amitié, ni d'atomes crochus. Il s'agit d'autre chose. Il s'agit d'aimer comme lui a aimé. C'est à dire que nous devons permettre à l'Esprit Saint qui est l'amour de nous transformer radicalement et d'anéantir en nous l'égoïsme. C'est ça qui nous est demandé, qui nous est ordonné car c'est un commandement. Et il est nouveau. La nouveauté réside dans le comme, comme je vous ai aimés.

            Et voilà ! Mais c'est tout à fait impossible pour nous car nous ne sommes pas des Dieu, nous sommes des hommes et nous avons peur. Et c'est pourquoi il faut vraiment que nous nous laissions mettre à la porte de nous pour que, voilà, cet Esprit et cet amour prennent possession de notre être et transfigurent notre coeur.

 

            Et c'est la raison pour laquelle le geste posé par Marie de Béthanie est tellement expressif de cet état. La dépossession totale qui a été la sienne ouvre la voie à cet amour. Il faut prendre le risque de la pauvreté, du dénuement et se détacher de tout. C'est un risque à prendre. C'est un risque fameux car c'est vraiment le saut dans le vide, dans le vide charnel, dans le vide matériel, dans le vide de tout ce qui fait nos sécurités pour s'abandonner à cet amour qui est impalpable.

            Si, il est palpable pour l'être qui est déjà entièrement spiritualisé mais en soi il ne l'est pas. Il faut donc croire que l'amour est finalement la seule chose qui existe, la seule chose qui compte et que tout le reste disparaîtra. Et alors, voilà, prendre ce risque .

 

            Et alors, tout le monde reconnaîtra que vous êtes mes disciples si vous avez cet amour les uns pour les autres. Et ça, c'est terrible parce que ça, c'est vraiment la carte d'identité du chrétien. Et il n'y en a pas d'autre, il n'y en a pas d'autre que celle-là. C'est inutile d'aller chercher, c'est à ça qu'on nous reconnaîtra !

            Et si nous n'avons pas ça, eh bien, nous ne sommes pas des chrétiens tout simplement, nous ne sommes pas des disciples du Christ. Nous sommes des disciples de Socrate, de Platon, de Bouddha ou bien de je ne sais pas qui ? Mais nous ne sommes pas des disciples du Christ.    C'est terrible, savez-vous, ce radicalisme. Eh bien je pense que nous devons avoir dans ces jours-ci la lucidité de le regarder en face et puis, voilà, de nous jeter en lui.

 

            La vie monastique, je pense bien - je dis toujours je pense, mais c'est un euphémisme pour dire que j'en suis sûr, persuadé, certain - la vie monastique, c'est de vivre ainsi en perpétuel état d'oblation et d'accueil. S'offrir aux autres dans la gratuité d'un amour pur, et puis les accueillir dans la même gratuité tels qu'ils sont. Non pas tels que nous voudrions qu'ils soient, mais tels qu'ils sont.

            Et alors, c'est cet amour qui, travaillant en nous et travaillant en chacun, petit à petit construit le corps du monastère et fait que nous devenions personnellement et communautairement vraiment les temples de l'Esprit.

 

 

Chapitre du Mercredi-Saint.                      07.04.93

La norme ultime de l’amour.

 

Ma sœur, mes frères,

 

            Comment Jésus a-t-il pu vivre pendant tout un temps au côté de Judas ? Il avait une sensibilité extraordinairement fine puisqu'elle n'était pas oblitérée par le péché. Donc il savait, il sentait, il le remarquait à mille indices, cela devenait pour lui une certitude : Judas, dont le nom signifie l'homme de la louange, Judas s'écartait de lui, Judas intérieurement se désaffectionnait de Jésus. Il n'avait plus confiance en lui et finalement, il le méprisait. Jésus sentait tout cela, il le savait.

 

            Nous connaissons l'issue de ce drame. Elle avait dû se préparer pendant un très long temps. Maintenant, une question se pose : Jésus aurait-il pu se séparer de Judas ? Eh bien, nous devons répondre par la négative. Pourquoi ? Mais parce que les dons de Dieu sont sans repentance. Jésus avait choisi Judas qui était certainement un de ses préférés. Rien que le nom de Judas est déjà tout un programme. Et Jésus était issu de la Tribu de Juda. Il y avait une sorte de sympathie naturelle entre eux deux.

            Eh bien les hommes - descendons en nous - les hommes se protègent. Et pour se protéger lorsque le péril approche, ils révoquent, ils chassent. Eh bien Dieu, lui, ne revient jamais en arrière. Il ne reprend jamais ce qu'il a donné une fois et il va de l'avant toujours, jusqu'au bout de son amour, jusqu'au bout de l'amour qu'il est.

 

            Et bien, voilà ce que signifie dans le concret Dieu est amour. C'est une gratuité qui frise la folie, c'est une gratuité qui est folie au regard de notre raison. Quand Jésus dit à ses disciples : « Je vous donne un commandement nouveau, celui de vous aimer les uns les autres comme moi je vous ai aimés », je suis certain que lorsqu'il disait cela, il pensait à Judas qui venait de partir. Il lui avait donné la bouchée et Judas venait de sortir. Et Jésus prononce ces paroles.

            Voilà, Judas - je pense - est la norme ultime de l'amour qui est attendu de nous. C'est dans la personne de Judas que nous voyons jusqu'à quel point Jésus peut aimer et jusqu'à quel point il nous demande d'aimer. C'est pourquoi Judas est la norme de notre amour.

            Nous n'en sommes pas encore là, naturellement. Cela ne veut pas dire que nous n'y arriverons jamais. Nous devons y arriver. Et, j'irais même plus loin, nous y arriverons. Mais en attendant, restons bien à notre place dans l'humilité et, espérons qu'un jour très proche, le plus proche possible, notre cœur se liquéfiera.

 

            Ceci ne veut pas dire qu'il doit y avoir un Judas parmi nous. Attention ! Qu'il faudrait pour que notre amour fut mis à l'épreuve et forcé à grandir jusqu'à l'extrême limite de ce que nous pouvons, qu'il faudrait pour cela que nous soyons affrontés à un Judas. Non, ce n'est pas cela que je veux dire.

            Mais je veux dire que dans l'exercice de notre amour, nous ne devons jamais regarder l'autre, jamais regarder le frère avec des yeux d'homme. Nous devons regarder avec les yeux du Christ. Il faut que nous abandonnions nos yeux, que nous les lui remettions pour qu'il nous donne les siens. Et alors, nous parviendrons à aimer comme lui parce que nous lui permettons, à lui, d'aimer ainsi à travers notre cœur et à travers notre regard.

 

            Et puis, on ne sait tout de même malgré tout ce qui peut arriver dans un monastère. On en voit de toutes les sortes ; cela ne veut pas dire que nous rencontrerons un Judas. Mais Saint Benoît au 4° degré de son échelle de l'humilité fait allusion à toutes sortes de situations qui peuvent paraître injustes, intolérables. Et nous pouvons parfois les ressentir comme des espèces de trahison par rapport à ce que nous sommes, par rapport à ce que nous avons rendu comme services dans une communauté.

            Eh bien, c'est alors, à notre mesure à nous, une façon d'aimer alors à travers tout et d'aimer comme le Christ aime. C'est une façon aussi de nous trouver en face d'une sorte de Judas, un peu comme ça sans que ce soit une personne bien définie. Mais nous avons l'impression comme ça d'être trahi dans ce que nous sommes au plus profond de nous-mêmes. C'est cela le quatrième degré d'humilité !

            Mais alors le Seigneur, lui, il est allé vraiment jusqu'au bout de la réalité concrète dans un homme bien précis qu'il avait aimé et par qui il avait été trahi.

 

            Donc, quand nous entrons ainsi dans l'univers de Dieu révélé en la personne du Christ, on est pris de vertige. On est partagé entre l'admiration et la crainte : admiration devant tant de sublime beauté et crainte quand nous réalisons ce qui est attendu de nous et qui est vraiment hors de notre portée.

            Et ce vertige fait partie de notre expérience contemplative. Il est comme le fruit d'une ivresse, une ivresse qui est suscitée en nous par la séduction exercée sur tout notre être, pas sur une partie de notre être mais sur notre être global, séduction exercée par la beauté, presque la beauté par excellence et en même temps causée par une attirance de la mort.

 

            Je l'ai expliqué dernièrement, les deux vont de pair, et l'amour et la mort. La mort libère les énergies de l'amour et l'amour entraîne dans la mort. La seule façon de rejoindre Dieu, c'est de mourir. Il faut mourir à soi, il faut mourir à ses talents, il faut mourir à ses convoitises, il faut mourir à sa soif de pouvoir, il faut mourir à ses ambitions, il faut mourir à ses peurs.

            Oui, surtout, surtout, il faut mourir à ses peurs. Il y a en nous des peurs archaïques que nous devons absolument vaincre avec la grâce de Dieu pour parvenir à rejoindre Dieu et à devenir comme lui amour et lumière.

 

            Et la séduction de la beauté, de cette beauté que nous voyons dans le Christ lorsqu'il est affronté à Judas, la séduction de la beauté nous fait affronter la mort et passer outre. C’est elle qui peut réaliser ce prodige. Et c'est pourquoi nous devons nous laisser séduire de plus en plus par la beauté.

            Nous sommes ici tout à fait à l'intérieur de la mystique parce que ce n'est pas une beauté qui est le fruit d'un raisonnement, ni même d'une intuition. C'est une beauté qui est le fruit d'une prise de possession. Il n'y a pas de distance entre cette beauté et nous. Nous devenons beauté nous-mêmes et c'est alors que nous sommes séduits, et que nous sommes saisis, et que nous pouvons sauter au-dessus de la mort.

           

            Et bien, c'est ça qui a manqué à Judas. Il n'a pas cru à la beauté qu'il avait devant lui. Il lui a résisté et, pis que cela, il a voulu la détruire parce que le crime, disons, par excellence, c'est de détruire la beauté. D'ailleurs on le voit à l'expérience lorsqu'il y a une révolution, lorsqu'il y a des émeutes où l'irrationnel de l'homme se déchaîne, on détruit les œuvres d'art, on détruit les monuments, on détruit le beau. Et ça, ne l'oublions pas, c'est nous. Nous sommes capables d'en faire autant. C'est ce que Judas a fait.

 

            Alors l'humilité, la vraie humilité, elle consiste à accepter la beauté, à l'accepter en elle-même. Donc, lorsqu'elle nous touche, lorsqu'elle prend possession de notre coeur, de nos oreilles, de notre regard, du plus intime de ce que nous sommes, l'accepter et s'abandonner à elle. C'est un risque !

            Et puis alors, l'accepter aussi chez les autres, chez les frères parmi lesquels nous vivons. Et puis nous ouvrir à elle car elle nous est donnée à travers eux.

 

            Nous sommes la plupart du temps très mal tournés, en ce sens que ce qui nous intéresse chez les autres, c'est leurs défauts. La conversation de salon par excellence, c'est de raconter toutes sortes d'histoires sur le dos des voisins, des voisines, etc. C'est fatal presque, c'est tellement humain, mais c'est tellement mesquin et tellement ridicule.

            Non, il faut que notre regard devienne un regard de vérité et qu’il voie chez les autres leur beauté. Il y a une beauté secrète dans chacun des frères avec lesquels nous vivons. Nous devons demander à Dieu la grâce d'ouvrir nos yeux, les yeux de notre coeur pour que finalement nous ne voyions plus que cette beauté sans fermer les yeux de notre chair, de notre raison sur les défauts, sur les vices, sur tout ce qu'on veut ; mais passer à travers ce voile et contempler la beauté qui est un reflet de la beauté de Dieu.

 

            J'ai vu dernièrement dans une revue que un des plus beaux animaux de la création, c'était le crapaud. Un des plus beaux ! On va dire : oui, mais un crapaud ? Eh bien oui, il y avait toute une histoire sur le crapaud.

            C'est parce que maintenant en cette saison-ci les crapauds commencent à émigrer. Ils se rendent à un endroit où ils vont faire leur nid. Ils vont se rencontrer, ils vont pondre et puis, voilà, la race des crapauds va se perpétuer. Et on demandait qu'on protège les crapauds parce que ils traversent les routes et qu'il ne faut pas les écraser.

            Eh bien moi, je trouvais ça tellement extraordinaire et tellement sympathique de faire l'éloge du crapaud, car moi aussi j'aime les crapauds, car j'en suis peut-être un ? Et je me sentais ainsi tellement proche d'eux que je dirais bien comme Saint François : mon frère le crapaud....

 

 

 


Homélie à l’Eucharistie du Jeudi-Saint.          08.04.93

Dieu est à nous !

 

Ayant aimé les siens qui étaient dans le monde, il les aima jusqu’au bout !

 

Ma sœur, mes frères,

 

            Jésus, lui qui était Dieu, lui qui était la lumière du monde, lui qui était l'amour, il reste toujours quelques soient les circonstances identique à lui-même. Il n'y a pas en lui de fluctuation, pas de flux et de reflux, pas de retombée ni de reprise. Non, il est l'amour, il aime, il aime jusqu'au bout de ce que nous pouvons peut-être imaginer ou concevoir.

            Il existe pourtant un au-delà de cet imaginable, de ce concevable et c'est le mystère de l'amour en tant qu'il est Dieu lui-même. C'est une nuée devant laquelle nous devons nous abîmer dans l'admiration. Dieu est beau. Il est la beauté parce qu'il est la vérité et surtout parce qu'il est l'amour.

 

            O, nous ne savons pas ce que nous disons lorsque nous affirmons que Dieu est amour. Nous ne pourrons le comprendre vraiment que lorsque nous aurons été assumés entièrement dans cet amour et que nous serons nous-mêmes devenus - par toutes les cellules de notre corps spirituel - pur amour, pur icône de notre Dieu. Mais ce sera, vous le comprenez, pour l'heure de notre résurrection personnelle.

 

            Nos yeux peuvent pourtant percevoir des étincelles de l'agir aimant de notre Dieu. Deux d'entre elles nous sont offertes aujourd'hui. Mais n'oublions pas : elles n'appartiennent pas à un passé déjà lointain, très lointain par rapport à nous. Non, elles nous sont contemporaines.

            Le Mémorial n'est pas le rappel d'un événement du passé, il est la présence même de cet événement. A l'intérieur du sacrement, nous sommes reportés au moment même où l'événement se passe et nous en sommes les témoins et les acteurs. C'est cela le mystère entre autre de l'Eucharistie : on ne renouvelle pas le sacrement de l'Eucharistie, on rend présent le fait même de cette Pâque qu'a vécu notre Seigneur Jésus.

 

            Eh bien, ces deux étincelles sont celles-ci : d'abord la première Pâque et ensuite la seconde. Par-dessus les siècles, les millénaires même, ces deux Pâque confluent en une seule. Elles sont l'évolution, le prolongement l'une de l'autre. C'est une seule et même Pâque. Et d'ailleurs, il y en aura une troisième lorsque Dieu saisira le cosmos tout entier pour le remettre à son Père. Je dis Dieu parce que le Seigneur Jésus, ne l'oublions jamais, il est Dieu lui-même.

            La première Pâque, c'est la Parole de Dieu qui ouvre aux Israélites la route de la liberté. Cette Parole n'est que fidélité, vigilance, miséricorde, puissance. La seconde étincelle est cette même étincelle devenue chair cette fois, Parole qui alors ouvre à tous les hommes le chemin du salut définitif.

            Cette parole se fait pain de vie et coupe d'allégresse pour que nous puissions nous-mêmes devenir ce qu'elle est, pour que nous puissions nous laisser emporter par elle, pour que nous puissions vivre notre Pâque à notre tour et entrer pleinement dans la lumière et dans l'amour qu'est notre Christ.

 

            Il est vraiment regrettable que nous ne soyons pas pénétrés de cette évidence à longueur de vie. Heureusement nous avons notre célébration de la Pâque, notre célébration annuelle de cette Pâque pour raviver en nous ce mystère qui est nôtre et dans lequel nous découvrons notre véritable nom.

 

            Et maintenant, depuis que nous connaissons ces deux étincelles qui n'en forment plus qu'une, qui ne forment plus qu'une lumière, depuis que nous les connaissons, nous n'avons plus rien à craindre quoi qu'il arrive. Comme chante Saint Jean de la Croix : Dieu est à nous. Mieux, nous devenons participants de sa nature, nous-mêmes sommes divinisés dans le pain et le vin de sa parousie et de sa résurrection, de sa passion et de sa glorification.

            Voilà tout ce qui nous est promis ! Alors, devant une telle promesse, pourquoi encore nous arrêter à ramasser les miettes qui peuvent tomber de la table ?

 

            Mes frères, le jusqu'au bout de l'amour est atteint une fois pour toutes, ne l'oublions pas. Le reste, ce qui est au-delà de ce jusqu'au bout, c'est l'immense et insondable de notre béatitude. Nous ne savons pas ce que demain nous réserve dans le concret de notre existence quotidienne. Mais il existe un concret plus réel encore que ces incidents ou que ces accidents, c'est le réel de notre immersion à l'intérieur de notre Dieu.

            Essayons d'avoir toujours cette foi, cette espérance au cœur de notre vie. Et alors, comme je le rappelais, plus rien ne pourra nous atteindre parce que Dieu non seulement est avec nous, mais Dieu est pour nous, Dieu est devenu notre bien, Dieu est devenu notre richesse pour jamais.

                                                                                                                Amen.

 

 

 

Vendredi-Saint.                                    09.04.93

Homélie : Sens des dernières paroles.

 

Ma sœur, mes frères,

 

            Nous n'aurons jamais fini de contempler et d'admirer les mille et une facettes de l'indicible amour qu'est notre Dieu. Vouloir parler de cet amour en mots humains est absolument impossible. Nous ne devons même pas aller chercher dans notre univers d'homme ce que nous entendons, nous, par amour. Nos expériences sont trop étriquées, trop pauvres, trop peureuses.

            Nous devons plutôt choisir une autre voie. C'est la voie que Dieu lui-même nous propose. Nous devons permettre à l'Esprit Saint de triompher en nous, l'Esprit Saint qui au sein de la Trinité est Dieu. Toute la Trinité est Dieu certes, mais l'amour qu'est Dieu est plutôt approprié à l'Esprit Saint. Alors, nous serons nous-mêmes en Dieu puisque Dieu sera en nous et nous pourrons sentir spirituellement.

 

            Nous avons en effet en nous un sens, un sens spirituel qui est là. Il est latent, il dort pour ainsi dire. Et la présence de l'Esprit dans notre cœur peut l'éveiller. Et à ce moment-là, nous pouvons sentir comme Dieu lui-même sent.

            Et à ce moment, nous serons poussés nous aussi à aimer, à aimer comme Dieu aime, à aimer à la façon de Dieu, à permettre à Dieu d'aimer en nous. Et alors, nous serons nous aussi capables d'aller jusqu'au bout de notre amour à l'intérieur de nos limites humaines certes, mais enfin pour nous, ce sera aussi un jusqu'au bout.

 

            Les souffrances du Christ ont été horribles. Mais prenons garde ! N'allons pas glisser dans un certain dolorisme car, à l'époque de Jésus et surtout encore un peu après lorsque les juifs se sont révoltés contre l'occupant romain, il y a eu des centaines, des milliers de crucifiés. Rome n'y allait pas par quatre chemins. Tous ceux que les romains trouvaient, tous ceux qu'ils arrêtaient étaient crucifiés. Et Jésus a été un parmi des milliers d'autres.

 

            Essayons plutôt de saisir le sens d'une de ses dernières paroles ! Il en a prononcé très peu. Nous devons donc les recueillir avec un respect infini. Il a dit qu’il était venu dans le monde pour rendre témoignage à la vérité.

            C'est là au fond la situation de tout martyr, mais ici, c'est Dieu lui-même qui est mis à mort, c'est Dieu lui-même qui témoigne jusque dans la mort. En entrant dans le monde et en le quittant, Jésus qui est Dieu - ne l'oublions jamais - entend témoigner de ce qu'il est.

 

            Or, d'un bout à l'autre de son périple humain, il se montre, lui Dieu, dépourvu de tout prestige, dépourvu de tout pouvoir. Il faut vraiment être éclairé par lui, il faut vraiment être habité par l'Esprit Saint pour soupçonner, pour croire que ce non-pouvoir, que ce non-prestige est la nature la plus profonde et la plus vraie de Dieu.

            Il ne peut pas en aller autrement puisque Dieu est amour. L'amour ne domine pas, l'amour se met au service, l'amour est humble, l'amour est doux, l'amour se fait oublier, l'amour se cache. Et pourtant, sans l'amour rien ne peut subsister.

 

            Et voici que Jésus s'est trouvé dans une situation extrême d'agonie et de souffrance. Sa nature humaine affaiblie au dernier degré allait elle donc céder, allait-elle donc craquer au dernier moment ? Non, le tentateur qui était à l'affût a échoué. Jésus est demeuré jusque dans la mort témoin de la vérité qu'il est.

 

            Et quand nous parlons de vérité, ne trébuchons pas dans le trou à l'intérieur duquel Pilate s'est retrouvé. Il n'est pas question ici de débats philosophiques, théologiques ou autres. Non, la vérité n'est pas quelque chose, la vérité est la personne même du Christ. Je suis, a-t-il dit, le chemin, la vérité et la vie.

            Et pour comprendre un peu ce que signifie cette vérité qui est la personne même de notre Christ, il faut retourner à la langue originale dans laquelle il l'a dit. Or, la vérité, c'est ce sur quoi il est possible de construire, de bâtir, ce sur quoi on peut s'appuyer sans aucune crainte que jamais cela puisse céder.

 

            Eh bien Dieu, il est cette vérité. Le Christ Jésus est la vérité dans ce sens-là parce que - encore une fois - il est l'amour. Celui qui construit sa vie sur la personne du Christ, c'est à dire sur l'amour devenu homme, c'est à dire sur la vérité se présentant à nous en l'absence de tout esprit de domination, à ce moment-là on possède déjà en soi la vie éternelle et, on est assuré de devenir soi-même lumière, et amour, et vérité pour les autres hommes.

 

            Alors, pourquoi aurions-nous encore peur ? Notre vocation de chrétien consiste à laisser au Christ le champ libre dans tout notre être, à lui permettre de parfaire en notre chair ce qui manque à sa passion. N'allons pas maintenant - encore une fois - reculer et trembler en pensant à toutes sortes de souffrances. Non, nous savons bien que la vie, notre pauvre vie d'homme, elle rencontre tôt ou tard la souffrance quelque soit sa forme.

            Eh bien, à ce moment-là nous sommes à l'intérieur de notre vérité de chrétien et nous devons permettre au Christ notre Dieu de poursuivre à travers nous son œuvre  de Rédemption. Et puis finalement, au-delà, c'est de pouvoir ressusciter avec lui.

 

            Mes frères, nous voici alors au terme, nous voici dans la vérité toute entière. Nous ressuscitons avec lui et en lui et, nous ressuscitons déjà maintenant. N'allons pas - encore une fois - laisser jouer notre imagination et voir notre résurrection comme un événement qui se produirait soudainement à un moment donné de notre histoire personnelle, après la mort physique ?

            Non, notre résurrection est un événement qui se prépare de très loin. Elle est une nouvelle naissance. Elle est la croissance en nous et pour nous de notre corps spirituel, de notre corps déjà en voie de transfiguration.

 

            Eh bien, c'est cela notre vérité à nous, notre vérité greffée sur la personne du Christ. Nous entendrons bientôt l'Apôtre chanter fièrement : Vous êtes morts avec le Christ et vous êtes ressuscités avec lui et déjà, vous qui êtes ici sur cette terre, vous êtes avec lui auprès du Père au cœur de la Trinité .

            Eh bien, mes frères, conservons, nourrissons cette certitude à l'intérieur de notre coeur et allons maintenant à la suite du Christ poursuivre notre route avec un courage nouveau. Et nous irons comme lui jusqu'au bout de la vérité que nous sommes en lui.

 

                                                                                       Amen.

 

Exhortation à l’Office de Complies : Le sabbat de Dieu.

 

Ma sœur, mes frères,

 

            Nous sommes entrés dans le plus saint et le plus redoutable sabbat que le monde connaîtra jamais. Oserons-nous le regarder en face ? Oserons-nous prendre au sérieux ce silence auquel vient de faire allusion le Cardinal Ratzinger ? Un silence qui semble envelopper notre monde d'aujourd'hui, un monde dont l'espérance a fui. Et pourtant, nous allons essayer de contempler l'épaisse ténèbres et l'éblouissante lumière qui est tout à la fois le grand et terrible sabbat.

 

            Ce sabbat est un arrêt, un repos, une rupture, une cassure. Et tout cela est une unique et même réalité que seul le regard de la foi peut contempler. Au cours de ce sabbat - qui a ne l'oublions pas une valeur d'éternité car il concerne Dieu - au cours de ce sabbat, une sorte de mutation s'opère en Dieu, une sorte d'acquis nouveau lui est pour ainsi dire concédé.

            Dieu est aujourd'hui encore en état de passage, en état de Pâque, en état de mutation. Cette Pâque, ce passage est en lui comme il est en nous. Il ne prendra fin qu'à l'instant où l'amour aura triomphé définitivement, où Dieu sera pour jamais tout en toute chose.

 

            Voyons un peu ce que cela signifie. La mort de Jésus, la mort de Dieu donc,  opère un basculement. La création atteint dans la mort de Dieu, dans la mort de l'homme-Jésus qui est Dieu, ne l'oublions jamais, la création atteint dans cette mort un sommet absolu qu'elle ne peut pas dépasser. Elle retient son souffle : ou bien elle sera anéantie, ou bien elle sera transmuée ?

            Et ce sommet est aussi le fond du fond d'un gouffre sans fond. C'est l'échec total, et pour Dieu et pour le cosmos. Il doit donc se passer quelque chose sinon ce sera la désespérance absolue.

 

            Dieu en effet est mort. Et cette mort de Dieu est tout à la fois et le ciel et l'enfer de l'homme. Il est le ciel de l'homme parce que enfin l'homme a réussi à tuer Dieu et à être maître sans rival. Mais cette mort est aussi l'enfer de l'homme parce que l'homme entre dans une solitude qui est un enfermement à perpétuité dans la prison du rien dont les horreurs répétées nous glacent de frayeur aujourd'hui encore, chaque jour.

            Il est des hommes qui reçoivent de Dieu le privilège de connaître l'épouvante de ce rien. C'est vraiment alors la descente aux enfers. C'est un absolu de néant, c'est comme un néant à une puissance quasi infinie. Il n'y a plus aucune espérance car il n'y a plus rien que l'homme tout seul qui un jour va s'évanouir dans le rien. C'est cela l'aspect-enfer que signifie pour l'homme la mort de Dieu !

 

            Et il y a aussi son aspect-ciel parce que on a alors, lorsqu'on a saisi cette mort de Dieu dont on est à l'origine, on ressent en soi comme un sursaut de sauvagerie, comme des énergies nouvelles qui se déploient. Car on a l'impression que maintenant on va pouvoir prendre en main son propre sort et celui de l'univers entier.

            Mais vite, on retombe de l'autre côté. Et c'est un jeu de bascule qui va finir de quel côté ? On n'en sait rien ! Il est des saints qui ont eu le privilège d'expliquer un peu ce travail à l'intérieur d'un cœur humain.

 

            Eh bien, le sort du monde et le sort de Dieu se sont joués au cours des quelques heures de ce fameux sabbat. Il devait arriver quelque chose, sinon l'homme eût été une marionnette, un automate. Il faut pour que Dieu soit vraiment Dieu, pour que Dieu soit vraiment l'amour, que se trouve en face de lui un être différent de lui qui puise lui dire non. Dieu a pris ce risque. Et ce risque, nous le mesurons à l'intérieur de cet enfer que fut le fameux sabbat.

 

            Et je disais que ce sabbat a une valeur d'éternité parce que il dure encore aujourd'hui. Dieu et l'homme sont comme mariés à l'intérieur de ce sabbat. C'est là une expérience que nous faisons nous-mêmes à notre petite échelle parce que nous sommes pécheurs.

            Le péché est une participation, minime certes mais bien réelle, à la réalité de ce sabbat. Et nous aurons toujours la lucidité de le reconnaître parce que à l'intérieur du péché, nous tentons une nouvelle fois de faire échec à Dieu, de le mettre de côté, de le mettre à mort et de prendre sa place. Telle est notre ...?..., telle est notre misère, mais telle est aussi notre grandeur.

 

            Eh bien, dans cette ténèbres du sabbat, il subsistait heureusement un seul et unique repère, un repère sûr. Et ce repère, c'est un fait qu'on peut qualifier de porteur. L'homme-Jésus est resté obéissant jusque dans la mort. En lui, l'amour est demeuré invaincu.

            C'est là le véritable sommet et le véritable gouffre. Et c'est précisément cet amour qui emplissait le cœur de l'homme-Jésus qui sera l'agent de la merveille des merveilles. Grâce à lui, et uniquement grâce à lui, grâce à cet amour et par cet amour, le basculement va s'opérer en direction de la vie, du renouvellement de tout.

 

            Et nous comprenons alors un peu mieux pourquoi Saint Benoît nous demande à chacun d'entre nous de cultiver cette vertu d'obéissance qui est écoute aimante, écoute amoureuse de ce Dieu qui a tout risqué pour conquérir notre amour.

            Je disais il y a un instant que le péché était pour nous une participation active à la mise à mort de Dieu dans le Christ Jésus. Mais notre obéissance, donc l'amour qui porte cette obéissance est aussi une participation active et bien réelle à la lumière qui habitait le cœur de Jésus et qui lui permettait d'être à ce moment-là, même au fond de l'enfer où il avait été précipité, d'être l'unique espérance et de Dieu et du monde.

 

            Voyez, mes frères, la sublimité de notre vocation, de notre vocation monastique mais aussi et d'abord de notre vocation chrétienne. Le chrétien doit être un homme qui dit oui à Dieu, un homme qui refuse de dire non à Dieu. Et s'il lui arrive de dire non, à ce moment-là, il est saisi d'une repentance qui le fait bondir plus haut encore à l'intérieur de l'amour.

 

            Voilà ce que nous pourrions retenir cette année. Car la merveille des merveilles - nous le savons - celle qu'a mérité l'obéissance de notre Christ et son amour à jamais invaincu, c'est la résurrection d'entre les morts, la résurrection pour lui et la résurrection pour nous. Et c'est la réalité des réalités, car voilà une chair corruptible qui est revêtue d'incorruptibilité et de lumière, une chair qui est pure transparence de Dieu, une chair qui est Dieu totalement. Et c'est cela qui nous est promis.

            La divinisation de l'homme, elle s'opère heure par heure chaque fois que notre volonté se coule dans celle de notre Dieu. C'est cela qu'il attend de nous. Et il me semble que si chaque chrétien dans le monde pouvait vivre cette chose que Dieu lui demande, mais la face du monde serait métamorphosée en un instant.

 

            Eh bien, nous qui sommes ici réunis ce soir pour célébrer la passion, la mort et la résurrection de notre Christ, nous qui comprenons l'importance infinie de ce sabbat de Dieu, nous allons prendre la résolution d'être chacun dans notre milieu des témoins de cet amour.

            Nous allons prendre la résolution de nous aimer les uns les autres jusqu'au bout, jusqu'à la mort s'il le faut, une mort mystique bien entendu. Il ne nous sera jamais demandé, sauf imprévu, de donner notre vie pour un autre homme comme ce fut le cas pour l'un ou l'autre saint.

            Mais non, nous donnerons notre vie en nous oubliant et en permettant aux autres d'occuper dans notre cœur la place qui leur revient, là où ils trouveront comme dans le propre cœur de Dieu une nourriture de lumière et de paix.

 

 

Homélie de la Vigile Pascale.                      10.04.93

La victoire sur le mal.

 

Ma sœur, mes frères,

 

            Une nuit très sainte nous enveloppe de sa grâce. Elle descend sur nous comme un manteau et elle nous imprègne de son mystère. Oui, un mystère nous sollicite, le mystère de notre destinée. Des espaces sans limites nous sont ouverts : ceux de notre propre transfiguration et de la vie éternelle, ceux du passage de notre condition seulement humaine à une condition divine, ceux des plus folles et des plus belles espérances.

 

            Nous le savons, mes frères, cela nous a été rappelés, toute l'histoire du cosmos montait lentement vers cette nuit qui a vu Dieu ressusciter l'homme-Jésus, son propre fils. Et maintenant, la merveille d'une victoire absolue sur la mort, d'une métamorphose de notre chair mortelle en une chair spirituelle et immortelle se propage, se déploie de proche en proche pour s'étendre à l'univers et le transformer à son tour.

 

            Car il en va bien ainsi, mes frères, la fête de la résurrection est celle en premier lieu - nous le savons - du Seigneur Jésus et de sa victoire sur toutes les puissances du mal. Mais elle est aussi notre propre fête car nous sommes tous et chacun en voie de résurrection. Et à partir de nous, cette résurrection va pouvoir se transmettre.

            Nous agissons comme des relais, et un relais doit être fidèle. Il ne faut pas qu'il y ait de rupture. Il faut que le passage s'opère avec souplesse. Il faut que nous soyons chacun une Pâque vivante.

 

            La résurrection du Seigneur Jésus est le point de départ vers de nouveaux sommets. Elle n'est pas un point  d'aboutissement. Elle est une rampe de lancement car elle saisit non seulement l'humanité, mais l'univers matériel pour le transporter en de Dieu. Il est sorti de l'amour de Dieu et maintenant il y retourne mais entièrement lumineux.

            La résurrection du Seigneur est devenue le bien propre de chacun d'entre nous, de chaque homme en particulier. Elle est notre trésor le plus précieux et, c'est à partir d'elle que nous pouvons être pauvres. Elle est une richesse tellement inouïe que plus rien de ce qui n'est pas elle ne peut avoir d'importance définitive à notre propre regard.

 

            Désormais, notre vie ne descend plus vers la tombe pour s'y perdre, mais elle monte vers un renouveau qui, à partir du centre le plus secret de notre cœur, va nous métamorphoser en lumière et en amour. Car c'est là que nous devons arriver.

            Sous le voile de notre corps naît et grandit une beauté sans pareille. Et cette beauté est une réalité bien concrète, c'est notre réalité éternelle, c'est notre nom nouveau que nous sommes seuls à connaître avec Dieu qui nous le donne.

            Notre véritable moi devient ainsi lumière et amour dans une participation toujours plus consciente à l'être même de Dieu jusqu'à l'heure où nous pourrons nous écrier avec l'Apôtre : Ce n’est plus moi qui vit, c’est le Christ ressuscité qui vit en moi.

 

            Et alors, devenu un seul esprit avec lui, nous entrons dans la vie éternelle au point que la mort physique est dépassée avant même qu'elle ne se manifeste. On reconnaîtra un chrétien en qui la puissance de la résurrection a vaincu lorsque cet homme n'éprouve plus la moindre angoisse à la pensée de la mort ou en présence de la mort. La mort, en effet, appartient déjà à son passé. L'Apôtre vient encore de nous le chanter.

 

            Mes frères, c'est cela notre richesse la plus extraordinaire. Nous sommes passés déjà de la mort à la plénitude de la vie. Cette espérance, car l'espérance est la manière divine de déjà posséder un bien qui nous a été promis, cette espérance est donc vivante en nous et elle est symbolisée par le cierge pascal.

            Permettons donc à cette beauté de nous saisir entièrement sans jamais nous lâcher et, à partir de nous de pouvoir rayonner sur tous ceux que nous rencontrerons, non seulement aujourd'hui ni les jours qui suivent dans le cours de cette année, mais toujours. Il faut que on puisse dire : « Voilà un chrétien, voilà un homme qui est en train de ressusciter d'entre les morts et qui rayonne l'amour. »

                                                                                               Amen.

 

 

Homélie à l’Eucharistie de Pâques.                11.04.93                    

Témoins de la résurrection !

 

Ma sœur, mes frères,

 

            Il nous est extrêmement difficile de croire en notre propre résurrection. Pourtant, l'Apôtre est formel, nous venons de l'entendre nous déclarer : « Vous êtes ressuscités avec le Christ ». Peut-être est-ce si difficile parce que nous n'avons pas autour de nous des témoins de la résurrection, pas tant des témoins par la parole, mais des témoins par leur vie ?

            Et nous-mêmes, sommes-nous témoins de la résurrection pour nos frères ? Notre existence la plus spontanée, la plus naturelle trahit-elle que nous sommes déjà en train de ressusciter ? que notre cœur se trouve déjà tout entier à l'intérieur de la création nouvelle, là où est entré le Christ, et là où nous sommes entrés avec lui ?

 

            Un homme ressuscité, en voie de résurrection plus précisément, n'est pas un rêveur. Il n'a pas la tête dans la lune. Non, il a les pieds dans le réel le plus concret, le plus matériel. Il le maîtrise parfaitement. Il réussit cette performance précisément parce que, comme le dit encore l'Apôtre, il recherche les réalités d’en haut.

            Il n'est pas prisonnier des réalité d'en bas. Il est souverainement libre à l'endroit de tout et de tous. Et ainsi, il peut réussir même en affaires là où d'autres sont perdus ou échouent. Il peut prendre des options absolument parfois absurdes mais qui, en réalité, lui sont inspirées par l'Esprit de Dieu qui l'habite.

 

            Mes frères, il y a là des paradoxes que nous ne parvenons pas à saisir rationnellement mais qui pourtant trahissent l'existence d'un autre univers, un univers où se trouve la vérité et d'où cette vérité peut venir en nous par le canal de la foi. Et lorsqu'elle prend possession de notre cœur, à ce moment-là nous commençons à ressusciter, et à voir, et à conduire les choses exactement comme Dieu le fait.

            Oui, la résurrection du Seigneur appelle et entraîne la nôtre. Dieu le Père à ressuscité son fils Jésus, et nous tous, il nous a ressuscités en lui. Il nous reste maintenant à monnayer cette réalité déjà présente, déjà accomplie.

 

            Pourquoi maintenant - encore une fois - cela ne nous crève-t-il pas les yeux ? Mais tout simplement parce que d'épaisses couches de nuages obscurcissent notre horizon. Ce sont les nuages des passions, des convoitises, des peurs. Et ces nuages sont tenaces. Dieu seul peut les dissiper. Il s'y emploie mais nous nous débattons et nous ne voulons rien lâcher.

            C'est cela qui est un peu et même beaucoup malheureux, c'est que nous aimons nos nuages. Nous les aimons parce que nous avons peur qu'ils se dissipent et qu'ils nous montrent la beauté du ciel. Les choses sont ainsi, nous devons les admettre. Mais ce n'est pas pour cela que nous devons laisser tomber les bras.

 

            Le chemin de prise de conscience de notre propre résurrection est une attitude de vérité. Nous devons reconnaître notre misère et notre impuissance et finalement accepter d'en être tiré hors. C'est cela qu'on appelle l'humilité, la componction, la pénitence, cette sorte de regret qui nous habite et qui peut devenir le moteur de notre conversion. Ne perdons jamais courage, qui que nous soyons !

 

            Et mon souhait de Pâques pour chacun d'entre vous est celui-ci : Que nous demeurions fidèle à croire et à attendre. Dieu aura raison de nous et de nos peurs. Il dissipera toutes les nuées et nous verrons enfin la lumière de notre résurrection.

            Nous la verrons lorsque nous commencerons à distinguer la propre lumière du Christ et que, séduits par elle, nous ne pourrons que courir vers elle jusqu'à ce que elle ait pris totalement possession de notre être jusqu'à sa racine.                                            

 

 

 

 

Table des matières de la Semaine Sainte de 1993.

 

Chapitre du samedi veille des Rameaux.          03.04.93..................... 107

Récollection du mois d’avril............................................................................................................................... 107

Homélie du dimanche des rameaux.               04.04.93......................... 109

Le paradoxe du Dieu Amour !................................................................. 109

Chapitre du Lundi-Saint.                           05.04.93................................. 110

Marie de Béthanie................................................................................................................................................. 110

Chapitre du Mardi-Saint.                          06.04.93.................................. 114

Jésus fut troublé dans son esprit........................................................................................................................ 114

Chapitre du Mercredi-Saint.                      07.04.93............................... 117

La norme ultime de l’amour............................................................................................................................... 117

Homélie à l’Eucharistie du Jeudi-Saint.          08.04.93....................... 120

Dieu est à nous !..................................................................................................................................................... 120

Vendredi-Saint.                                    09.04.93......................................... 121

Homélie : Sens des dernières paroles................................................................................................................ 121

Exhortation à l’Office de Complies : Le sabbat de Dieu.............................................................................. 123

Homélie de la Vigile Pascale.                      10.04.93............................. 125

La victoire sur le mal........................................................................................................................................... 125

Homélie à l’Eucharistie de Pâques.                11.04.93........................ 127

Témoins de la résurrection !............................................................................................................................... 127

Table des matières de la Semaine Sainte de 1993............................. 128