Chapitre du samedi avant les rameaux.           26.03.88

      Marie, celle qui a été rendue gracieuse !

 

Mes frères,

 

            Nous entrons donc dans la grande et Sainte Semaine de la Pâque. Nous veillerons à la vivre dans la foi, dans la ferveur, unis à tous nos frères chrétiens, et aussi à nos frères juifs qui, je pense, la célèbre vers ce moment-là. La pleine lune du 14 Nizan va tomber cette année le samedi. Donc c'est en même temps que chez nous. Veillons donc aussi à ne pas nous dissiper sottement et à garder un vrai recueillement en nous, et aussi à l'intérieur de la communauté.

 

            Hier, nous avons célébré la solennité de l'Annonciation, c'est à dire en fait de l'Incarnation du Verbe de Dieu. C'est à partir de cet instant que la création a franchi un seuil décisif. En effet, elle a reçu en elle le germe de sa divinisation et elle est entrée dans ce qu'on appelles les derniers temps qui peuvent encore s'étendre sur une très longue durée. Mais enfin ce sont les derniers.

            Et le lieu où se réalisa cette merveille fut la Vierge Marie qui devait être toute jeune à l'époque. Et je voudrais ce soir attirer votre attention sur un tout petit détail d'ordre scripturaire qui va enrichir notre foi et, disons-le aussi, notre dévotion dans le sens noble du terme, notre confiance en Dieu et en la Vierge Marie.

 

            Le texte original dit ceci : Donc, l'ange Gabriel est envoyé auprès de la Vierge Marie, près d'une vierge dont le nom est Marie. Il entre chez elle et lui dit comme on le traduit en français « Salut, pleine de grâce, le Seigneur est avec toi. » C’est ce pleine de grâce, ce gratia plena.

            Or, l'année dernière, le Père Ignace de la Potterie, un illustre Jésuite de l'Institut Biblique, il nous a donné des conférences il y a deux ou trois ans, a publié dans deux numéros de la revue Biblica un article très fouillé au sujet de ce gratia plena ou plutôt de l'original.

            Il a fait remarquer avec justesse qu'il s'agit là d'un parfait passif, mais le passif d'un verbe actif, c'est à dire un verbe qui marque une action. S'il y a une action, il y a un agent. Cet agent, c'est Dieu.

 

            Il faudrait donc traduire, non pas pleine de grâce, mais correctement - je vais le laisser au féminin puisqu'il s'agit de la Vierge Marie - celle qui a été rendue gracieuse, celle qui a été rendue belle. Car le verbe actif signifie: rendre gracieux, rendre beau, et cela, dans le grec classique, dans le grec de la Septante, dans le grec de l'époque de la rédaction des Evangiles. C'est donc rendre gracieux, rendre beau, et l'original est bien plus riche que la traduction latine ou la traduction française.

 

            Marie devait recevoir en elle la splendeur de la beauté divine. Il fallait donc qu'elle fut elle-même aménagée en temple d'une beauté parfaite : beauté physique, beauté morale, beauté spirituelle. C'est ce que Dieu a fait. Il l'a rendue belle, il l'a rendue gracieuse. Il faut voir dans le mot gracieuse, un cadeau qu'on reçoit, une grâce que l'on accepte.

            Et l'ange la salue. S'il fallait le dire, le traduire, ce serait : Réjouis-toi transfigurée par la grâce. Il ne dit  pas: Réjouis-toi, Marie ! ou Salut, Marie ! Non, le verbe ..... est ici employé comme un substantif, comme si c'était le nom de Marie. Donc, c'est la première fois que cet ange la rencontre. C'est la première fois que Marie voit cet ange, et elle ne le verra plus par après. Et il la salue. Il dit : « Bonjour, salut transfigurée par grâce. » Et ça, c'est ce que signifie le nom de Marie.

 

            Maintenant, on peut établir un parallèle entre l'étymologie hébraïque du mot Marie qui signifie, je vous l'ai déjà dit, océan de parfum. Elle est une urne qui contient le parfum qui doit rafraîchir et qui doit donner une nouvelle vie à l'univers. Et pour cela, Dieu l'a créée. Dieu l'a façonnée pour cette mission. Il l'a rendue parfaitement belle. Il l'a transfigurée.

 

            C'est très important pour nous car Marie, dans l'ordre de la grâce, elle est notre mère. Etant la mère de la tête, Jésus le Christ, elle est la mère de tout son corps. Elle est notre mère pour l'éternité.

            Mais elle est réellement notre mère, plus réellement que notre mère biologique. Car notre mère biologique ne nous donne jamais que la vie charnelle, tandis que Marie nous donne, elle est le canal par lequel nous vient la vie divine et la vie de la résurrection. Elle est la mère de notre corps ressuscité, ne l'oublions pas !

 

            Or, elle est parfaitement belle, parfaitement pure. Elle est aussi parfaitement aimante. Elle a été voulue telle, elle a été façonnée telle par Dieu. Eh bien, son rôle de mère vis-à-vis de nous, il est semblable à celui de Dieu vis-à-vis d'elle. Elle doit nous rendre parfaitement beau. Voyez, elle enfante notre corps ressuscité.

            Mais ce que Dieu a fait, lui, très vite, dès la naissance de Marie voyez, vous avez déjà inclus ici en puissance le Dogme de l'Immaculée Conception, ce qu'il a fait dès l'origine de Marie et puis qui s'est épanoui au moment où l'ange s'est adressé à elle, et qui n'a fait alors après que s'amplifier, et bien Marie, elle l'opère chez nous lentement, peu à peu, avec une patience ....., une patience de mère.

 

            Voilà, mes frères, vous voyez, quelque chose de très beau encore ! Et nous allons emporter ce joyau en nous tout au long de cette semaine en sachant que ça a été pour Marie autant que pour Jésus une semaine cruciale, là, vraiment la semaine de sa vie. Elle est corédemptrice. Elle a été unie à la passion. Elle ne faisait qu'un avec son fils.

            Mais n'oublions pas aussi qu'elle ne fait qu'un avec nous. Et toutes nos misères, toutes nos souffrances, toutes nos angoisses, tous nos problèmes, toutes nos difficultés, tous nos péchés aussi, elle les prend en elle. Et de cette façon-là, elle transfuse à l'intérieur de nous sa propre vie et, déjà tout de suite, elle prépare notre résurrection qui, grâce à elle, est en cours.

 

Dimanche des rameaux.                            27.03.88

Exhortation avant la bénédiction des rameaux.

 

Mes frères,

 

            Le mystère de la rédemption, c'est à dire de la restitution du monde à sa destinée première nous enveloppe de toute part. Il se joue en nous et autour de nous. Il connaît cependant des moments privilégiés où il apparaît dans l'éclatante beauté de sa puissance. Nous en vivons un aujourd'hui qui ira s'amplifiant jusqu'au jour de Pâques.

            Oui, l'action liturgique est nourricière car elle est révélation active et vivifiante de ce mystère. Nous allons y entrer avec foi en sachant que nous y rencontrerons le Seigneur lui-même.

 

Homélie à la bénédiction des rameaux.

 

Mes frères,

 

            En ouvrant cette année, le jour où nous célébrions la maternité divine de la Vierge Marie, nous nous sommes posés une question : Que faisons-nous ici dans ce monastère ? Avons-nous conscience d'être investis d'une mission pour laquelle, au sujet de laquelle nous devrons rendre compte un jour ?

 

            Dans quelques instants, l'Apôtre Paul nous rappellera que notre vie doit suivre une courbe tracée par la vie même du Christ Jésus notre Seigneur, lui qui, étant de condition divine, n'a pas retenu jalousement pour lui ses privilèges, mais il s'est vidé de lui-même.             Il a pris la condition des hommes. Il a vécu en tout comme un homme, en tout sauf le péché. Il a connu la contradiction. Il a connu les oppositions, les mauvais traitements et finalement la mise à mort sur une croix.

            Et son triomphe par la résurrection d'entre les morts et l'assomption jusqu'au coeur de la Trinité s'est opéré dans l'obscurité.

 

            Eh bien, ce mystère qui est celui de notre rédemption, celui de notre véritable destinée, nous allons le signifier aujourd'hui dans le geste liturgique que nous allons poser. En effet, nous voyons ce même Jésus, lui qui est le Roi du ciel et de la terre, le Régent du cosmos, venir à nous non pas pour nous écraser, mais monté sur un petit âne.

            Et ainsi il nous dit ce qu'il est : pur don de lui-même, pur accueil de nous, amour sans aucune réserve. Il y a là quelque chose que les disciples eux-mêmes n'ont pas compris à l'instant. Il aura fallu que s'accomplisse toute la mission de Jésus pour que s'ouvrent leurs yeux et qu'ils voient, et qu'ils contemplent la beauté de ce geste.

 

            Mes frères, nous savons par la liturgie que nous vivons aujourd'hui, dans laquelle nous entrons de tout notre coeur, nous savons quelle doit être notre vie chrétienne et monastique. Nous devons nous aussi monter vers des sommets de sainteté et de transfiguration en Dieu. Mais cette ascension, elle ne peut s'opérer que dans l'humilité de la dépossession, de l'obéissance et du silence.

            C'est là quelque chose qui peut paraître assez déroutant et en fait c'est déroutant mais, dans la lumière de la foi, c'est la vérité et il n'y a pas d'autre route pour connaître la véritable joie qui est celle de Dieu lui-même.

 

            Nous allons maintenant liturgiquement par nos voix et par nos gestes dire ce que nous voulons : à savoir suivre le Christ dans tout son mystère jusque là où il veut nous conduire, dans la lumière de sa gloire, dans la lumière de sa résurrection.

 

 

Homélie à l'Eucharistie.

 

Mes frères,

 

            Ce que nous venons d'entendre n'est guère en l'honneur du sexe réputé fort. Les disciples s'indignent, l'un d'entre eux trahi ; les autres fanfaronnent, ils s'endorment, ils prennent la fuite ; ils se terrent, ils disparaissent. Le premier d'entre eux, leur chef, renie. C'est la débâcle totale !

            Et pendant ce temps, les dirigeants du peuple et la populace hurlent à mort, crient, mentent. Ils frappent, ils se moquent, ils torturent, ils tuent. Heureusement pour nous les hommes, le drame s'achève. Et voici que un homme, un sage, un saint intervient. Il sauve de la profanation le corps exsangue de Jésus.

 

            Par contre, du commencement à la fin, tout est accompagné, porté par le sexe dit faible. Au commencement de la tragédie, au coeur de celle-ci, quand elle s'achève, les femmes sont là, fidèles, compatissantes, aimantes, admirant la scène grandiose.

            Tout au début, d'un côté nous avons Marie de Béthanie qui verse sur la tête de Jésus un parfum sans prix. Et tout à la fin, nous avons deux Marie qui regardent et observent, et voient où est enseveli le corps de Jésus.

            Toute la scène de la passion est comme enchâssée dans cet écrin, comme si à l'heure ultime, la fidélité et l'amour de ces Marie enfantaient à la plénitude de son être, de sa mission Jésus mis au monde une trentaine d'années plutôt par une autre Marie, la Vierge de Nazareth.

 

            Mes frères, il y a là pour nous un enseignement précieux que nous devons recueillir avec reconnaissance. Les apôtres étaient des ambitieux. Ils voulaient faire carrière, décrocher les premières places. Leurs visées étaient terrestres, charnelles. Il faudra que l'Esprit-Saint intervienne pour leur donner un coeur et un esprit nouveau, pour les transformer de fond en comble.

            Les femmes, par contre, étaient de plein pied dans l'univers de la gratuité. Elles s'exposaient sans crainte aux injures, aux moqueries, aux sarcasmes. Elles étaient et elles seront pour jamais les premières corédemptrices.

 

            Mes frères, nous savons maintenant où se trouve la vérité: dans l'oblation gratuite venant d'un coeur aimant. C'est là que le Christ nous attend.

                                                                                                                                  Amen.

 

Chapitre du Lundi-Saint.                           28.03.88

Marie et Jésus.

 

Mes frères,

 

            Hier, nous avons vu que l'honneur de l'humanité avait été sauvé par des femmes au moment où le Christ, le Verbe de Dieu, était mis à mort par ceux qui auraient dû l'accueillir et faciliter sa mission ici, sa mission de rédemption et de civilisation du monde.

            N'oublions jamais que le Christ a été condamné par les chefs religieux. Ce n'est pas une référence pour nous. Attention, nous pourrions très bien être les traîtres d'aujourd'hui, et nous le serons, si nous ne sommes pas fidèles à nos engagements. Il vaut mieux ne pas les prendre que de les prendre et de ne pas les respecter, parce que le défaut de fidélité fausse le jugement.

            Et si le Dieu qui se présente à nous n'est pas un Dieu qui nous permet de réussir ici dans nos affaires, qu'elles soient matérielles, qu'elles soient intellectuelles ou qu'elles soient même d'un faux spirituel, alors nous nous retournons contre lui. Prenons bien garde, c'est un avertissement qui nous est donné !

 

            Et voilà que ces femmes, elles, elles ont tenu auprès du Christ jusqu'au bout. Elles ont été les premières à comprendre et les premières à compatir. Mais parmi elles, une place de choix doit être réservée à Marie de Béthanie qui a posé un geste de folie, geste qui sera proclamé jusqu'à la fin du monde et même, j'en suis certain, au-delà dans toute l'éternité. Et ce geste est sa couronne, sa gloire et son mystère. Car il y a un mystère dans cette femme qui n'aura jamais fini de nous étonner et de nous émerveiller .

            Elle devait être très jeune, certainement plus jeune que Jésus qui avait une bonne trentaine d'années seulement. Elle vivait avec son frère et sa sœur qui était probablement plus âgée qu'elle, ce qui semble indiquer qu'elle n'était pas engagée dans les liens du mariage. Elle jouissait d'une belle aisance puisque elle pouvait en un instant verser sur les pieds de Jésus un parfum qui coûtait une année entière de travail.

 

            Nous n'imaginons pas aujourd'hui ce que ça représente. Voilà que en quelques secondes, c'est perdu ! Et on comprend la réaction humaine de Judas : « Mais enfin ! C'est pas permis une chose pareille quand il y a tant de pauvres partout. »

            Ce serait notre réaction aujourd'hui. C'est la réaction que nous entendons : « Mais pourquoi jeter tout cet argent pour soi-disant l'honneur de Dieu quand il y a tant de malheureux qui meurent de faim et de misère dans le monde aujourd'hui ? » 

            Voyez ! Les façons de penser et de faire de Dieu ne sont pas nécessairement les nôtres. Soyons toujours très, très prudents dans nos jugements !

 

            Et Marie a certainement compris une chose. Elle a cru que le rappel de son frère à la vie était un signe, le signe que la mort était déjà vaincue, mais que pour la vaincre, il fallait descendre au coeur même de la mort, et que seul Jésus pouvait réaliser ce prodige, donc de descendre dans la mort pour arracher à la mort son pouvoir.

            Jésus a rappelé Lazare à la vie. Et ainsi il a de façon anticipée montré, manifesté sa propre résurrection. Il n'aurait pas été possible d'opérer ce miracle si lui, presque par avance, n'était descendu là où se trouvait Lazare et l'avait rappelé : « Lazare, viens dehors ! »

            Et Marie a compris cela. Et par l'onction, par le geste de verser ce parfum sur les pieds de Jésus et de les essuyer avec ses cheveux, elle a fait comprendre, elle a montré gestuellement à Jésus qu'elle s'offrait à l'accompagner jusque dans les profondeurs de la mort.

 

            Et alors Jésus a accepté. Il a accepté en outre d’emmener aussi avec lui tous ceux qui, à la suite de Marie, seraient disposés à risquer leur vie et à faire comme Marie, à accepter à l'avance de descendre dans la mort.

            Si bien que Marie de Béthanie à l'exemple de son Père, et de notre Père Abraham, et à l'exemple de Jésus lui-même, est une personnalité corporative. C'est à dire qu'elle est la première à s'être offerte et qu'en s'offrant elle-même, elle portait en elle déjà tous ceux qui la suivraient.

            Maintenant, au moment où Marie répand son parfum et l'essuie avec ses cheveux, Jésus avait déjà déposé sa propre vie en Marie. Il y avait déjà une complicité entre eux, une sympathie. Jésus était déjà présent dans le coeur de Marie qui est ainsi devenu le lieu du tombeau de Jésus, le lieu de son repos, le lieu de son ciel.

            Car là où est le Christ Jésus, que ce soit dans les enfers, que ce soit dans notre coeur, que ce soit au ciel, à l'endroit où il est quelque soit cet endroit, là se trouve l'éternité, là se trouve la vérité, là se trouve tout ce que les hommes peuvent espérer.

            Donc, nous ne devons jamais avoir peur, nous ne devons jamais craindre, si nous devons descendre spirituellement dans les profondeurs du shéol.

 

            Si nous rencontrons toutes sortes d'épreuves physiques ou morales, ou psychologiques, ou spirituelles qui nous semblent nous conduire à une sorte de perdition au plan humain, et presque au plan surnaturel, nous ne devons jamais craindre, car là même dans cet enfer - employons ce mot - le Christ étant présent, c'est un véritable ciel.

            Nous ne le voyons pas parce que notre regard n'est pas encore accordé à cet univers, mais nous devons alors le croire par la foi. Et il est important qu'il y ait quelqu'un qui nous dise à côté de nous : « Voilà comment les choses sont. » Et alors que nous fassions confiance à cette parole.

 

            Eh bien, voilà donc que le Christ qui dépose sa vie à l'intérieur de Marie au moment, même avant qu'elle n'ait répandu son parfum. Si cette vie n'avait pas été présente en elle, elle n'aurait pas posé ce geste. Et aussitôt, aussitôt s'écoule alors un autre parfum dont le premier est le signe. C'est celui de la sainteté et de la divinité sur laquelle la corruption ne peut pas mordre.

            Donc, je veux dire que le parfum versé par Marie est le trop-plein d'un autre parfum que le Christ a déposé dans le coeur de Marie, qui est la vie divine. Si bien que Marie a déjà, à ce moment-là, reçu les prémices de sa propre résurrection. Elle sait que la corruption n'aura pas de prise sur elle comme elle ne peut avoir de prise sur le parfum.

 

            Voilà donc Jésus qui dépose sa vie. Mais vous savez que, vous connaissez cette Parole de la vie de Jésus « Je dépose ma vie. » « J'ai le droit, le pouvoir de la déposer et de la reprendre » dit-il. Il la dépose et ce n'est pas pour la laisser là.

            Il la dépose comme on dépose un vêtement sur le dossier d'une chaise ou bien un portemanteaux. Il la dépose et puis il la reprend. Voilà ce qu'il fait avec sa vie. Le vêtement n'est pas destiné à rester toujours à cet endroit-là. Il est fait pour être repris.

 

            Voilà donc Jésus qui dépose sa vie en Marie, qui la reprend. Mais en la reprenant, il emporte avec elle la vie même de Marie. Et en versant son parfum, Marie permet au Christ d'opérer ce que j'appellerais ce rapt.

            Jésus reprend sa vie et en même temps il prend la vie de Marie. Si bien que c'est maintenant au tour de Marie de déposer sa vie. Elle la dépose sur les pieds de Jésus. Il y a donc un échange.

 

            On a parlé à propos de Sainte Lutgarde de l'échange des cœurs. C'est vrai, ça s'est passé ainsi. C'est quasiment la même chose ici. C'est l'échange des vies, c'est l'échange des projets. Si bien que Marie ayant laissé emporter sa vie par Jésus qui reprend la sienne, Marie se trouve là où vit Jésus. Si bien qu'il n'existe plus entre eux deux qu'un seul Souffle.

 

            Cela signifie que la nuptialité mystique s'accomplit. Marie vit en Jésus, Jésus vit en Marie à la manière des Personnes divines qui vivent l'une dans l'autre. Il s'est produit, et chez l'un et chez l'autre, une désappropriation totale. Jésus s'est totalement vidé en Marie. Marie s'est totalement vidée en Jésus.

            Ils ne s'appartiennent plus ni l'un ni l'autre. Ils sont totalement dépossédés, expropriés. Mais c'est à ce moment-là que l'un et l'autre arrivent à une perfection qu'ils ne possédaient pas auparavant. Ils sont pleinement dans la mesure où ils se sont donnés.

 

            C'est là le sommet, le plus haut sommet. Il n'y en a pas au-dessus. C'est le sommet de l'amour. Et il n'est possible de procéder à ce don mutuel qu'en vertu d'une puissance qui est celle de l'Esprit-Saint. Ce n'est pas possible autrement  car, ne l'oublions pas, nous sommes ici au plan surnaturel, même si le corps y est engagé.

            Les gestes montrent cet échange, le trahissent aux yeux du public, aux yeux de tout le monde. Malgré tout, ce n'est pas, cela ne se situe pas au niveau purement humain. C'est d'abord au niveau du divin, mais un divin incarné, un divin qui va transfigurer même charnellement les personnes.

            Donc, encore une fois, ici Marie sait très bien qu'elle ne mourra pas, que la corruption n'aura pas de prise sur elle, et qu'elle ressuscitera. Sa vie va suivre exactement la course de celle de Jésus.

 

            Mes frères, nous sommes là, vous le comprenez, au coeur de notre vie. Notre obéissance, qui est notre manière à nous de déposer notre être dans le coeur du Christ, cette obéissance, lorsque nous la voyons dans la lumière que nous révèle le geste de Marie de Béthanie, notre obéissance alors, elle se pare d'une beauté sans égale. C'est la beauté même du Christ, et c'est la beauté même de Dieu.

            L'obéissance, ce don que nous faisons de nous-mêmes à longueur de journée n'est pas quelque chose de dégradant. Au contraire, le résultat de l'obéissance est une assomption de notre être à l'intérieur de la vie divine. Et dès ce moment-là, de même que Dieu est lumière et beauté, nous devenons nous-mêmes lumière et beauté. Mais tout cela se situe dans l'invisible, c'est à dire que les yeux charnels ne peuvent pas le remarquer ; il n'y a que les yeux spirituels, les yeux du coeur.

 

            Et je puis vous dire que lorsque ce regard du coeur est quelque peu exercé, déjà maintenant à l'intérieur de notre communauté on peut le voir, on peut le percevoir, même sous les défauts des personnes.

            Car ce sont des défauts qu'on mourra avec, on les emportera dans l'éternité. Car ce qui est défaut ici, lorsque ce sera dans la grande tapisserie de la vie éternelle, nous le verrons comme qualité parce que un défaut n'est jamais seul. Un défaut trouve son équilibre et son complément dans la qualité d'un frère, d'un autre.

            C'est l'ensemble qu'il faut voir. Nous formons tous un seul corps. Nous sommes chacun une perle, une pierre précieuse. Et tout cela peut déjà se remarquer dans notre communauté d'aujourd'hui.

 

            Mais encore une fois, peut le remarquer, celui qui n'a pas eu peur de se plonger dans cette obéissance, de déposer sa vie, de s'exproprier pour laisser en soi toute la place à la Trinité, à la vie divine ; celui qui n'a pas eu peur, voilà, de verser, disons le parfum de tout son être sur les pieds du Christ et de signifier par là qu'il désire ne plus faire qu'un seul être avec lui.

            Mes frères, voici une petite introduction aux jours que nous allons vivre. Je pense que l'accident survenu à notre frère Ghislain va nous éveiller davantage encore, car c'est le moment pour quelques-uns d'entre nous de se donner davantage, de comprendre que l'essentiel de notre vie ce n'est pas de faire des choses extraordinaires, mais que c'est cette charité concrète qui fait que quoi qu'il arrive on puisse toujours dire : voilà, je suis là à la disposition de tous, à la disposition du Corps que nous faisons, à la disposition de Dieu qui nous a appelés pour que nous ne fassions plus qu'un avec lui.

 

 

Chapitre du Mardi-Saint.                          29.03.88

Judas, Pierre, et nous ?

 

Mes frères,

 

            La liturgie nous a rappelé ce matin, et la trahison de Judas, et le reniement de Pierre. Ce dût être pour Jésus une épreuve terrible. Judas, sur lequel il avait fondé de si grands espoirs, Judas pouvait devenir ce que signifie son nom, à savoir : pure louange de Dieu, un égal des anges.

 

            Vous savez que pour les Anciens moines, un homme parvenu à la perfection de son état de fils de Dieu est appelé …….., c'est à dire semblable aux anges, égal aux anges. Pourquoi ? Parce que un tel homme voit sans arrêt la lumière de Dieu, donc le rayonnement de la beauté divine.

            Il aperçoit Dieu comme à travers un petit brouillard, mais c'est déjà bien Dieu. Et à ce moment-là, tout son être devient louange, admiration, remerciement, crainte aussi, parce que cet homme demeure toujours un homme. Il est dans une chair fragile et il voit autour de lui le péché qui opère ses ravages.

            Il est comme les anges parce qu'il ne dort plus. Il prend toujours son sommeil physique, c'est certain, mais il est toujours vigilant et, dans ce sens-là, toujours éveillé, toujours hors du sommeil.

 

            C'est cela que devait devenir Judas lorsque Jésus l'a choisi. Nous connaissons l'importance des noms dans le monde sémitique mais même pour Jésus. Son nom d'ailleurs, Jésus, lui est venu de son Père. Judas devait rayonner sur le monde la lumière qui l'habitait. Et voilà, comme Lucifer, dont le nom signifie celui qui porte la lumière, il est devenu obscurité opaque, objet de terreur et de malédiction.

            Pierre, lui, avait été constitué roc sur lequel allait s'édifier la communauté nouvelle. Jésus aurait dû pouvoir s'appuyer sur lui, se reposer sur lui, sentir auprès de lui un ami sûr, inébranlable. Mais ce rocher s'est avéré n'être qu'un tas de poussières, une déception et une honte.

 

            Le texte nous dit que Jésus fut bouleversé au plus profond de son être. L'original dit que le pneuma de Jésus, son souffle, son esprit a été ébranlé jusque dans ses fondements, bouleversé. Mais c'est son pneuma, et n'oublions pas que Jésus c'est la Personne du Verbe de Dieu. Le pneuma, l'esprit de Jésus, c'est l'Esprit-Saint. Lorsque après sa résurrection il communique, il fait don de l'Esprit à ses disciples, il souffle sur eux.

            Et voilà que cet Esprit du Christ qui est l'Esprit-Saint est bouleversé de fond en comble. Donc Dieu au plus secret de son être est presque renversé. Et pourquoi ? Parce que à ce moment-là il pressent la trahison de Judas et le reniement de Pierre. Judas et Pierre qui étaient, pour moi, j'en suis sûr, les deux piliers sur lesquels il entendait construire toute son œuvre.

 

            Et il y avait de quoi être bouleversé car, pour Jésus, tout espoir humain se dérobait à lui. Il dira - cela ne nous est pas rapporté ici, mais il l'a dit et ça nous est rapporté ailleurs - il dira : « Vous me laissez seul ! » Tous ont pris la fuite, tous sans exception. Et il voyait son œuvre qui commençait à se disloquer et qui allait sombrer dans l'échec. Il resterait seul sur une croix. Et vraiment sa passion commençait.

            Bientôt, deux ou trois heures plus tard peut-être, il serait pris d'une telle angoisse que sa transpiration deviendrait du sang. Il s'agit d'une angoisse à la mesure de Dieu. Comment Dieu peut-il subir l'angoisse ? connaître la peur ? C'est là un mystère. Il a voulu devenir homme afin d'expérimenter et de prendre sur lui l'angoisse, l'angoisse qui vient de l'abandon, qui vient de la lâcheté, qui vient de l'échec.

 

            L'homme est tout ce qu'on veut, mais il n'est pas fidèle. C'est ça qui est tragique, c'est ça qui a angoissé le Christ et c'est ça qui angoisse Dieu encore aujourd'hui. Ne nous croyons pas meilleurs que Judas, ne nous croyons pas meilleurs que Pierre ? La trahison est là à la porte de notre coeur.

            Chaque fois que nous commettons un péché, nous ouvrons cette porte et nous laissons la trahison faire quelques pas en nous. Chaque péché est un abandon de Dieu. Et chaque péché éveille en Dieu une nouvelle angoisse. Car la souffrance de Dieu, celle qu'a connue le Christ ici, elle est éternelle. L'homme-Jésus a vécu cela à ce moment.

 

            Mais n'oublions pas que l'homme-Jésus, c'est la Personne du Verbe de Dieu. Il le vit à la manière de Dieu, c'est à dire avec une intensité telle qu'elle recouvre tous les temps. Et Dieu se fait du souci pour nous. Dieu est angoissé au sujet de chacun d'entre-nous.

            C'est une angoisse que peut connaître un Abbé lorsque par exemple il voit un frère en train de mal tourner - employons ce mot-là un frère qui commence à prendre des aménagements avec sa vocation, avec les vœux qu'il a prononcé. Et il se demande : que va-t-il arriver ? il sent l'anxiété, l'angoisse se saisir de lui. Alors qu'est-ce que c'est pour Dieu ?

 

            La souffrance des innocents, le mal injustement subit, la douleur imméritée, tout cela trouve son origine au-delà de l'homme et à l'intérieur de l'homme.

            Au-delà de l'homme, dans cet être qui s'est établi à demeure dans le refus et dans le mal. Je pense à ce Lucifer, à l'ange le plus beau de toute …?…...?… qui s'est replié sur lui-même, qui a refusé de recevoir. Il a refusé de se déposséder. Et dès cet instant, il s'est installé dans le refus et dans le mal. Il ne peut donc plus rien faire que le mal.

            Et l'origine de toutes ces souffrances innocentes, elle est aussi à l'intérieur de l'homme qui cède si facilement à la magie de l'illusion, à la magie du faux et qui devient alors complice de tous les crimes.

 

            Lorsque nous faisons du mal à un autre, que ce soit en actes, que ce soit en paroles - attention à cette calamité terrible qu'est le bavardage - que ce soit en pensées aussi, à ce moment-là, nous devenons solidaires, nous devenons complices de tous les crimes qui se commettent dans le monde.

            Et la solution de tous ces malheurs, elle se trouve dans la Personne du Christ, encore une fois, Dieu qui est l'innocent par excellence, Dieu auquel on ne peut imputer aucune responsabilité dans le mal qui se commet et qui arrive, Dieu qui est le premier et le plus grand des martyrs.

 

            Mes frères, nous pouvons alors nous poser une question, et c'est là-dessus que je finirai ce soir : Et nous là-dedans ? nous ? nous, hommes ? nous, moines ? nous, consacrés à Dieu ? nous, choisis par Dieu pour une mission bien précise, celle de suivre le Christ, de nous attacher à lui de façon indéfectible, que devenons-nous en face de ce mystère ? Nous essayerons d'y réfléchir demain !

 

 

Chapitre du Mercredi-Saint.                      30.03.88

Hommes et femmes devant le Christ !

 

Mes frères,

 

            Lorsque nous parcourons, lorsque nous suivons du regard et du coeur le déroulement de la passion du Seigneur, nous pouvons nous demander si les hommes n'auraient pas l'apanage de la lâcheté, de la trahison, du reniement, du mensonge et les femmes le privilège de la fidélité, du don de soi sans réserve et sans retour ?

 

            C'est un fait que les femmes, à commencer par Marie de Béthanie jusqu'à Marie-Madeleine, ont accompagné le Seigneur tout au long de sa passion, tandis que les disciples l'ont tous abandonné. Le Christ a pu vivre cette parole du Psaume : J'ai cherché un consolateur et je n'en ai pas trouvé !

            Lorsqu'il a commencé à prier au moment de sa terrible agonie, il avait demandé à trois de ses disciples de veiller un peu avec lui. Et ils se sont généreusement endormis, le laissant seul. Ce doit être terrible ! Des femmes n'auraient pas dormis. C'est ça la différence !

            Il est certain que la mission de la femme est celle de l'humble amour. Elles sacrifient leur tranquillité, leur repos, leur vie. Elles ne regardent pas à leurs peines. Et c'est encore comme ça aujourd'hui. Pour le peu que je connaisse, que j'entends, il en va encore ainsi maintenant.

 

            Un homme aurait vendu le parfum précieux que Marie répandait sur les pieds de Jésus. Il l'aurait vendu pour trois cent pièces d'argent. Et ce pécule, il l'aurait placé, il l'aurait fait fructifier. La femme, qu'a-t-elle fait ?

            Eh bien, elle a versé ce parfum. Elle l'a tout donné, tout perdu. Et en le versant, c'est son coeur qu'elle donnait au Christ. Elle lui disait par là qu'elle l'aimait plus que sa propre vie et qu'elle le suivrait dans sa mort et dans sa résurrection.

            Il est des gestes de générosité qui rachètent toutes les conduites de lâcheté. Je pense que le Christ a été, à partir de ce moment-là, fort pour supporter tout ce que ses disciples allaient lui faire endurer. Il serait encore profondément bouleversé, attristé, mais il aurait cette force. Il avait compris que à travers tous les abandons, il ne serait tout de même pas seul.

            Cette femme, Marie, n'aimait pas seulement de bouche comme l'Apôtre Pierre « Je te suivrais partout. Je donnerais ma vie pour toi » elle l'aimait en esprit et en vérité. Et elle ne prononçait pas une parole. Elle se taisait. Voyez la différence !

            Ce ne sont pas les beaux parleurs qui sont importants, ce sont les âmes de silence qui savent ce qu'elles veulent, non par volontarisme, mais par amour. Il ne faut cependant pas durcir les situations et les personnages. Il faut bien se garder de dresser des cloisons étanches entre les sexes.

            L'Apôtre Pierre s'est repris et Paul, quelques années plus tard, a porté à la face du monde un témoignage sans pareil. D'un autre côté, l'Histoire ne manque pas de femmes qui ont trahi et qui trahissent encore.

 

            Mais alors pourquoi, pourquoi cette instabilité du coeur humain ? Où se trouve la faille ? Eh bien, nos ancêtres de la vie monastique l'ont compris à partir de l'épisode qui nous a été relaté aujourd'hui. Je le rappelle : Judas l'Iscariote se rend auprès des Grands Prêtres et il leur dit : « Que voulez-vous me donner, et moi je vous le livrerai ? » Et ils conviennent de trente pièces d'argent.

            L'origine de tout le mal, c'est le mercantilisme qui agite et qui asservit l'homme. Que me donneras-tu si je te donne ? L'Apôtre Pierre n'en était pas exempt. Il posait à Jésus cette question bien avant : « Voilà, nous avons tout quitté pour te suivre, que vas-tu nous donner en échange ? » Je donne tout, mais il va falloir que je reçoive !

 

            Le remède est unique, il n'y en a pas deux : il faut entrer dans l'univers de la gratuité. Nous devons pouvoir donner sans attendre en retour. Nous devons entrer dans cette gratuité à la façon de Dieu qui est parce qu'il se dépossède de son être. Il n'y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu'on aime.

            Eh bien, Dieu le fait à tout instant dans son éternité. Chaque Personne à l'intérieur de la Trinité se dépossède de sa vie, de son être en faveur des autres. Et c'est pour cela qu'il est Dieu. Et c'est pour cela qu'il y a trois Personnes en Dieu. Nous devons, nous, participer à ce mouvement.

            Par notre baptême, nous sommes greffés sur le Christ et la vie Trinitaire circule en nous. Il suffit de nous ouvrir à elle comme une fleur s'ouvre au soleil dont elle boit la vie. Il nous suffit de nous ouvrir à cette vie Trinitaire pour nous trouver de plein pied dans le monde de la gratuité. C'est cela l'amour, l'agapè, et rien d'autre, rien d'autre !

 

            Mais pourquoi est-ce tellement difficile d'y entrer ? Là, une seconde réponse. A mon avis, c'est parce que on a peur. C'est la peur qui nous retient. Si je parviens à dépasser cette peur, je ne craindrais plus d'ouvrir mon être à l'autre et de me donner tout entier à lui. Le monastère est une schola caritatis, ont dit les premiers cisterciens. Pourquoi ?

            Mais parce que on y apprend la gratuité. La caritas, c'est d'abord la gratuité. On y apprend la dépossession. On y apprend le service. C'est un apprentissage qui n'est pas facile. Il faut procéder par étapes. Mais au départ, comme je l'ai dit il y a un instant, il faut apprendre à vaincre sa peur.

            C'est une peur viscérale. C'est autre chose qu'une peur physique. C’est une peur ontologique. C'est un des symptômes le plus remarquable de ce qu'on appelle le péché originel. Si j'entre dans l'enseignement pratique qui est donné dans le monastère c'est à dire dans l'obéissance, si je deviens un être d'obéissance, il ne faudra pas longtemps avant que je devienne un être de gratuité.

            O, ce ne sera pas parfait, mais j'y serais déjà engagé. Et si je poursuis mon aventure avec fidélité, il arrivera un moment où je serais métamorphosé et où, comme le Christ, je ne pourrais plus rien faire d'autre que d'aimer et de me donner sans retour, sans réserve et sans attendre de contrepartie. C'est ça la gratuité ! C'est le ..... ..... ..... ...... . S'il y en a une, c'est bien. Mais s'il n'y en a pas, c'est aussi bien.

            Attention, ce n'est pas ici une sorte d'apathie stoïcienne. Non, c'est le résultat de la dépossession. On est possédé par l'amour, on est possédé par les personnes divines et on ne peut plus rien faire autrement que d'aimer. Cela devient une sorte de respiration. Et c'est une vrai respiration. C'est l'Esprit, cet Esprit Saint qui est la respiration du Corps nouveau, du Corps en train de ressusciter.

 

            Voilà, mes frères, nous pouvons retenir cela au moment où nous entrons dans le Triduum Pascal. C'est ce mouvement qu'a suivi le Christ. Que notre célébration ne soit pas une formalité, mais qu'elle soit un nouvel engagement de notre être, un nouveau départ, une nouvelle étape de notre conversion.

 

 

Homélie à l’Eucharistie du Jeudi-Saint.          31.03.88

 

Mes frères,

 

            Si nous voulons que notre action liturgique soit vraie, nous devons d'abord éveiller notre foi, nous rappeler que le Seigneur Jésus est présent, ici, parmi nous qui sommes rassemblés en son nom. Il n'est pas loin de nous. Si dans notre église nous laissons un espace vide, un espace qui nous paraît vide, c'est parce que ce lieu est le sien.

            Ouvrons donc les yeux de notre coeur, regardons ce Christ dans sa gloire aujourd'hui, et écoutons-le parler, nous parler de lui, nous parler de son Père, nous parler de son Royaume, nous parler de nous.

 

            Nous assistons à un formidable, un remarquable télescopage des temps. Nous ne pouvons pas en être les témoins passifs. Nous devons être entraînés par ce que ces temps condensés en un nous apportent, afin que nous ne soyons plus après la célébration ce que nous étions avant.

            Il n'y a jamais eu et il n'y aura jamais qu'une seule Pâque, celle du Seigneur Jésus. Elle fut inaugurée une nuit du 14 Nizan quelque part en Egypte, puis reprise fidèlement par les enfants d'Israël durant des siècles jusqu'à ce que le Seigneur lui-même la célèbre, la saisisse, la porte à son accomplissement parfait.

            Lui, Jésus, il est tout ensemble, et l'agneau, et le prêtre, et Israël tout entier, et l'humanité nouvelle. Il peut l'être parce qu'il est Dieu et qu'il est amour. C'est lui notre Pâque, la Pâque éternelle et c'est ici que tous les ans se télescopent. Il est la Pâque qui nous fait passer avec elle, avec lui, de l'illusion à la vérité, de l'esclavage à la liberté, de la mort à la vie.

 

            Pour comprendre cette merveille, il faut avoir fait l'expérience de son péché, de ces asservissements auxquels nous sacrifions. Il faut avoir été idolâtre pour savoir ce que signifie rencontrer Dieu. Et idolâtre, nous le sommes chaque fois que nous sacrifions aux passions, chaque fois que nous cédons devant le péché. Et nous savons que malgré notre bonne volonté, ça nous arrive encore chaque jour.

            Nous avons reçu mission de célébrer à notre tour ce mystère d'amour. Nous pouvons nous vêtir de sa beauté et entrer avec lui dans un espace nouveau et une temporalité nouvelle. Cet espace nouveau, c'est la communion des saints à l'intérieur du coeur de notre Dieu dans les chants et l'humilité de la lumière. Et le temps nouveau, c'est celui de la résurrection, de l'immersion en Dieu, de la vie incorruptible.

            Et ainsi, nous entrons dans l'accompli de l'éternité. Si bien que les événements qui jalonnent notre existence terrestre prennent une coloration nouvelle signifiante. Ils sont les étapes d'une Pâque, notre Pâque assumée dans celle du Christ. Nous sommes en état de passage et le meilleur de nous est déjà parvenu au terme.

 

            Quand nous communions au corps et au sang du Christ, nous acceptons en nous la grandeur de ce mystère et nous acceptons d'être engloutis par lui ; non pas pour disparaître, mais pour trouver notre taille adulte, pour être des hommes finis, des hommes parfaits non seulement au plan surnaturel, mais aussi au plan naturel, des hommes qui savent aimer. Car la valeur d'un homme, elle se mesure à sa capacité d'amour.

            Un homme qui peut aimer, c'est à dire qui peut se vider de lui pour accueillir l'autre tout entier, cet autre étant d'abord Dieu dans la Trinité de ses Personnes, et puis étant le frère que l'on rencontre, qui vient devant nous, qui attend de nous d'être accueilli à l'intérieur de notre coeur. Si nous pouvons vivre cela vraiment, alors nous sommes des chrétiens, alors nous sommes des hommes dans le sens noble du terme.

 

            Mes frères, cet idéal qui est le nôtre et que nous nous efforçons déjà de vivre - c'est pour cela que nous sommes réunis ce soir - cet idéal, nous allons le gestualiser. Je vais m'incliner à vos pieds pour reproduire le geste que le Christ a posé en face de ses disciples avant d'entrer dans sa passion. Je serais seul à le faire parce que dans ce monastère, surtout à ce moment, je tiens la place du Christ, vous le savez.

            Mais je vous porte chacun dans mon coeur. Vous êtes présents à chacun de mes gestes et c'est chacun de vous qui allez vous incliner devant les frères pour dire que vous êtes à leur service, que vous les placez au sommet de votre estime et que vous êtes prêts à donner votre vie pour chacun, la donner au menu, c'est à dire chaque jour chaque fois que ça nous est demandé.            

 

            Mes frères, voilà ce qui nous est proposé. Rendons grâce à Dieu pour son don ineffable et promettons-nous les uns aux autres d'être la joie de notre Dieu, d'être des hommes qui croient, des hommes qui ont des yeux pour voir, des oreilles pour entendre et un coeur pour aimer.

                                                                                                                      Amen.

 

Vendredi-Saint.                                    01.04.88

Homélie à la Liturgie.

 

Mes frères,

 

            La journée au cours de laquelle les autorités religieuses d'Israël préparaient le repas de la Pâque a vu se perpétrer le crime le plus odieux, le plus abominable qui se puisse imaginer. Les hommes déchaînés ont tué Dieu.

            Permettez-moi de vous poser une question qui ..... ..... ..... et qui pour moi s'impose à notre conscience. Le meurtre de Dieu, n'est-ce pas ce la créature tente désespérément depuis toujours ? Tuer Dieu et prendre sa place, voilà l'ambition qui ronge le coeur de la créature.

            O, cela ne se fait pas, cela ne se dit pas aussi brutalement. Peut-être les hommes n'en ont-ils pas conscience ? Ils ne savent pas ce qu'ils font, disait Jésus. Et pourtant, tout péché est une tentative de tuer Dieu.

 

            Mais pourquoi cette folie ? Tout simplement parce que l'homme a peur. Le prétoire et le Golgotha ont été le paroxysme le plus hystérique de la peur. L'homme a peur de Dieu, une peur instinctive, originelle. Et cette peur le meut en toutes ses démarches. Elle est la plus forte avec ce qu'on appelle l'instinct de mort. Aucun homme n'y échappe, même ceux qui refusent de croire en Dieu.

            Et cette peur, elle sera renforcée encore par la peur de la mort et la peur des autres. Dieu est celui qui m'empêche de vivre, d'être, de me réaliser. Il n'y a pas de place pour Dieu et pour moi dans le monde. Un des deux doit disparaître. Si ce n'est pas moi, ce sera Dieu, Dieu dans son être personnel, mais aussi Dieu dans l'autre que je rencontre.

 

            Mes frères, descendons au fond de notre coeur et voyons quelle est la place qu'y occupe notre frère. Est-ce qu'il occupe toute la place ? Ou bien n'est-ce pas un qui occupe la place qui me revient ?

            Mes frères, parmi eux, le monde actuel dans cette perspective …... …… , des conflits armés entre les peuples, les conflits entre races, entre Cultures, les conflits d'ordre économiques, d'autres d'ordre financiers.

            Mes frères, les conflits qui déchirent les familles, celui qui déchire notre propre personne, tout cela sent le péché. Et à la racine de tout péché, il y a cette tentation de tuer Dieu.

 

            Dieu, de son côté, s'est fait homme. Il est descendu dans l'enfer des hommes. Il s'est fait homme pour réconcilier l'homme avec lui. Il a tout connu de la condition humaine, tout, sauf ce qu'il ne pouvait pas connaître, à savoir le péché. Il s'est exposé sans défense à la malice des hommes. Mais l'homme en lui n'a pas répondu par l'injure, par ....., par la haine.

            Et lorsque Pilate le présentait à la foule hurlante en disant : « Voici l'homme ! » L'homme en Jésus et par Jésus retrouvait sa place dans l'amour, dans le respect, dans la vérité. Il était venu pour rendre témoignage à la vérité. Il voulait rappeler alors que Dieu est amour. Il voulait anéantir à tout jamais la peur.

 

            Pourquoi, mes frères, hésitons-nous encore à suivre ce Jésus ? Pourquoi résistons-nous à sa venue à l'intérieur de notre vie ? ? ? ? ? ? ? ?

 Oui, je sais, nous sommes ..... ..... ....., ..... ..... ..... ..... mais malgré tout il y a une certaine résistance. Si cette résistance n'existait pas, nous le suivrions. Il n'y aurait plus en nous aucun problèmes. Nous saurions retrouver notre vérité, notre véritable identité affichée aux regards de tous. Mais hélas, nous ne sommes pas encore entièrement libérés et le péché est toujours à notre porte( ?).

            Mais nous savons que le dernier mot ne sera pas ce péché, mais qu'il sera le Christ-Jésus car Dieu est amour. Dieu est amour, c'est à dire que Dieu patiente, Dieu est celui qui sait attendre. S'il a voulu se laisser tuer par sa créature, c'est parce qu'il voulait pousser la patience jusqu'à cette extrémité.

            Mes frères, nous sommes donc des chrétiens. Nous appartenons au Christ. Sa mission de réconciliation universelle repose sur nous. Nous devons à notre tour tuer le péché, détruire la peur en donnant notre vie pour nos frères, en lui laissant toute la première place, en nous effaçant toujours devant lui, en nous dépossédant à son profit.

            Il n'y a pas de plus grand amour, a dit Jésus, que de donner sa vie pour ceux qu'on aime. Mais si nous refusons de la donner, que sommes-nous alors ? Nous ne sommes pas des chrétiens. Nous n'avons pas ..... .....

 

            Mes frères, le Christ a été mis à mort au moment où les autorités du Temple préparaient la fête de la Pâque. C'est là le signe qui nous montre que nous devons être sur nos gardes. Ce n'est pas parce que nous nous sommes donnés à Dieu que nous sommes à l'abri de ce meurtres de Dieu. Et je pense ici aux ..... ..... ..... ..... commettent contre leurs frères, contre les hommes.

 

            Mes frères, retenons ceci, si vous voulez bien, cette année. Posons-nous encore la question : « Que sommes-nous venus faire dans ce monastère ? » « Que sommes-nous venus faire en ce monde ? »

            Et répondons ..... ..... et notre cœur : nous sommes venus pour que finalement Dieu vive en nous, pour que l'amour soit plus fort que la haine, pour que la vérité soit plus puissante que le mensonge et que, à partir de notre coeur une contagion se répande, une saine contagion, celle de la confiance, celle de l'ouverture, celle de l'amour.

 

 

Exhortation à l’Office de Complies.

 

Mes frères,

 

            Nous sommes venus au monastère afin de hâter dans notre chair mortelle l'accomplissement du mystère de Pâques. Notre présence ce soir dans cette église signifie que nous acceptons d'affronter la mort, de connaître les affres d'un Samedi-Saint mystérieux.

            Il n'est pas nécessaire d'avoir commis tous les crimes du monde pour descendre jusque là. Il n'est pas nécessaire d'être fixé à une croix comme ce bandit qui au dernier moment croit et obtient de Dieu le Salut.

            Non, le Christ notre Dieu était l'innocence. Il était celui qui jamais n'avait pactisé avec le mal. Et pourtant il est descendu au plus bas, plus bas que le plus profond endroit où pouvait atteindre le plus grand des pécheurs.

 

            Mes frères, nous sommes morts au monde et nous mourons à nous-mêmes, non pas pour un goût morbide de la disparition, non pas par besoin de rentrer dans une sorte de néant ? Non, mais pour ressusciter dans le Christ et renaître en lui à l'intérieur de ce qu'il appelle son Royaume. Mais en quoi consiste ce Royaume ?

            Ce ne peut être que lui, ce ne peut être que lui au coeur de la Trinité qu'il n'a jamais quitté, même lorsqu'il était parmi nous. Le Christ Jésus est Dieu. Il est la lumière, il est le ciel. C'est en lui que nous sommes, c'est en lui que nous nous retrouverons. Nous devons être ici sur cette terre les témoins de cette réalité.

 

            C'est pour ça qu'il est nécessaire pour la réussite du plan de Dieu que des hommes vouent leur existence à cette mission. Leur vie et leur mort sont gratuités pures. Ils ne se recherchent pas. Ils ne recherchent aucun profit, ni d'ordre matériel, ni d'ordre intellectuel, ni même d'ordre spirituel.

            Leur nourriture, c'est la volonté de Dieu leur Père et leur salaire, c'est la conformité au Christ dans leur existence toute banale de chaque jour. Le Christ a connu cette banalité, cette monotonie des journées qui ne finissent pas. Conformité au Christ dans les contradictions qu'il a rencontrées, et puis aussi dans sa passion. Car chaque homme est affronté à une passion personnelle, une souffrance personnelle.

 

            Et vous savez que notre souffrance est toujours la plus grande puisque c'est la nôtre. Non pas parce que nous opérerions un retour sur nous et que nous nous placerions au-dessus de tout ? Non, mais parce que notre sensibilité est tellement fragile. Mais à travers toute cette vie, il y a l'échéance de la mort. Eh bien, là aussi notre mort est engloutie dans celle du Christ. Et puis nous finissons par connaître la joie de la transfiguration.

            Eh bien, mes frères, toutes ces étapes, nous devons essayer de les parcourir - transfiguration incluse - avant de connaître la mort biologique. Et c'est en cela que nous devons être les témoins sur terre de la réalité du Royaume.

 

            L'objet de l'espérance, qui est le moteur de ces hommes, leur moteur intérieur, l'objet de leur espérance, c'est ce monde à venir, ce monde à venir qui est déjà présent. Mais il faut aller le chercher avec le Christ au fin fond du Samedi-Saint. Ce Samedi-Saint est tout à la fois le lieu d'une absence et le lieu d'une présence. Il est l'endroit de la solitude absolue. Là il n'y a plus rien, il n'y a plus personne, pas même la personne de Dieu.

            Ce tombeau, car c'en est un, a un goût de damnation irrémédiable. On a le sentiment que c'est fini pour toujours. Mais il est en même temps et paradoxalement le lieu d'une présence. Car cette présence est celle précisément de cet homme qui est perdu au fond de cet enfer. Et dans cet homme apparemment seul habite le Christ Jésus. Il est descendu au enfer, et d'une manière, il n'en est pas remonté.

            Je veux dire qu'il y a dans l'expérience qu'il a faite un aspect d'éternité qui est lié à sa personne de Dieu ; aspect d'éternité qui va se revivre dans d'autres hommes qui vont être appelés à partager la même expérience ..... par le Christ. Si bien que le Samedi-Saint devient un fait qui s'étend à travers toute la durée jusqu'à la fin du monde.

 

            Et l'homme qui est là-bas, seul, est mu sans le savoir. Son coeur se vide de tout égoïsme, de toute malice et il s’emplit d'amour et de compassion. Et cet homme solitaire est devenu l'innocent pour aujourd'hui, porteur et rédempteur du péché pour aujourd'hui. Vous comprenez, n'est-ce pas ?

            La rédemption réalisée dans le Christ Jésus - on ne le dira jamais assez - est éternelle en ce sens qu'elle se reproduit, qu'elle se revit dans des hommes qu'il choisit pour cette mission. Et cette mission se précise toujours, elle se déploie.

 

            Dans le coeur de ce solitaire descendu dans les profondeurs du Samedi-Saint, tous les péchés commis par les hommes et les femmes de notre temps sont annulés. Ils sont comme fondus, comme digérés. L'amour devient tellement puissant, tellement brûlant qu'il consume tout ce qui lui est contraire. C'est le mystère de la rédemption, je le répète, qui se poursuit dans le contexte d'aujourd'hui.

            Je pense que nous sommes vraiment chrétiens lorsque nous avons conscience que toute cette Pâque du Seigneur est présente aujourd'hui. Ce n'est pas un événement du passé que l'on commémore chaque année avec plus ou moins d'émotion. Non, c'est un fait, une réalité présente qui s'étale à travers tous les temps et qui agit à travers tous les cœurs dans toutes les situations.

            Quand on a compris cela et qu'on le vit, alors on est un chrétien, c'est à dire un homme dans lequel vit le Christ, un homme qui est devenu porteur de ce mystère de la rédemption. Et un tel homme n'est plus seul.

 

            Il était seul dans son Samedi-Saint. Il l'est toujours apparemment, mais il découvre qu'il ne l'est pas, qu'il ne l'est plus. Il possède maintenant à l'intérieur de son coeur une multitude immense de frères et de sœurs. Il en connaît certains, d'autres il ne les connaît pas. Un jour, ils se reconnaîtrons. Il se voit avec eux déjà dans l'accompli du Royaume au sein de la Trinité pour jamais.

            Et c'est cela le paradoxe. Lorsque le Christ était dans les enfers, il était en même temps dans le coeur de Dieu. De même, l'homme réduit à cette extrémité a l'impression d'être seul. Et lorsque son coeur se purifie, il découvre que son coeur est habité, pas seulement par le Christ, mais par une foule d'hommes et de femmes. Et en même temps, il voit qu'il est déjà entré à l'intérieur du monde à venir au sein de la Trinité. Si bien que la résurrection s'opère en lui. Le péché et la mort sont vaincus et l'amour de Dieu est triomphant.

 

            Mes frères, vous allez peut-être penser que tout cela est très beau mais que c'est très fumeux, que c'est du brouillard ? Mais non, c'est de la lumière ! La réalité chrétienne, c'est une réalité d'ordre surnaturel. C'est la foi, c'est l'espérance, c'est la charité. C'est à dire, c'est la participation à chacune des Personnes divines qui s'impriment en nous et qui insensiblement nous transforment.

            Dès ce moment, les yeux de notre coeur s'ouvrent et nous apercevons des réalités que l'homme charnel ne peut jamais percevoir ni comprendre. C'est à cette expérience que nous sommes appelés.

            Et pour que toute cette rédemption s'accomplisse, il aura suffi d'un seul homme, un homme qui consente à ce que ce mystère de mort et de résurrection s'opère en lui, un homme qui se donne et qui dit oui.

 

            Alors, pour terminer, nous pouvons chacun nous poser une question : « Cet homme, qui est-ce ? » « Est-ce que ça ne pourrait pas être moi ? »

            Au moment où Jésus partageait pour la dernière fois la Pâque avec ses disciples, il avait dit : « L'un d'entre vous va me livrer. » Et chacun saisit de crainte lui demandait en tremblant : « Serait-ce moi, Seigneur ? »

            Nous pourrions maintenant lui poser la même question mais en la retournant : « Seigneur, serait-ce moi que tu appelles à cette mission ? » Et je pense que nous pouvons répondre oui, car chaque chrétien, du fait qu'il est greffé sur la Personne du Christ, est appelé à cette mission.

            Maintenant. c'est à chacun de nous qu'il appartient d'y répondre, qu'il appartient d'y être fidèle.

 

 

 


Homélie de la vigile Pascale.                       02.04.88

 

Mes frères,

 

            Dieu vient de nous adresser la parole longuement, intensément. Il nous a entraînés dans un survol de l'Histoire. Il nous a rappelé son projet. Il nous en a décrit les avatars, le tragique, la beauté.

            Il a désiré dresser en face de lui un partenaire différent de lui, un être nouveau, un univers matériel vibrant d'énergies sans nombre capable d'engendrer vie et pensée. Cet univers, il l'a conduit jusqu'à nous qui en sommes la fleur et le risque.

            Oui, le risque. Car la matière pensante a voulu devenir autosuffisante. Elle était aimée, indiciblement aimée. Elle a préféré se replier sur elle-même, refuser, s'isoler.

 

            Mais Dieu ne l'a pas abandonnée au pouvoir de cette mort. Il s'est fait lui-même matière pour ressaisir la matière par le dedans, pour la retourner, la métamorphoser, pour en faire une matière spirituelle habitée par lui, mue par son Esprit qui est amour.

            L'homme ainsi a pu devenir Dieu, dans le Christ-Jésus d'abord et en plénitude, en chaque homme ensuite par grâce et à la mesure de chaque capacité. Cette prodigieuse aventure d'amour est la nôtre depuis la nuit des temps. Nous la vivons aujourd'hui et chaque jour.

 

            Mes frères, est-ce que nous réalisons que notre coeur est un ciel, que toute la plénitude de la Trinité habite à l'intérieur de notre coeur, que nous pouvons laisser la puissance de Dieu purifier ce coeur, en faire un temple translucide, lui donner des yeux qui verront la lumière qui est Dieu et qui, transportés hors d'eux-mêmes, ne pourront jamais plus s'endormir ?

            C'est cela, mes frères, la résurrection d'entre les morts. C'est par l'intérieur que nous ressuscitons. C'est par l'intérieur que nous sommes transfigurés.

 

            Alors, mes frères, pourquoi encore diriger nos regards vers les choses basses ? Pourquoi nous laisser encore entortiller par les passions ? Notre lieu nouveau, définitif, éternel, c'est notre Dieu, c'est l'amour, c'est une gloire dont nous pouvons déjà quelque peu pressentir l'incomparable puissance, si nous consentons à nous couler à l'intérieur de la volonté de notre Dieu, à nous laisser saisir par lui pour qu'il nous revête de son être et de sa gloire à lui, toujours à l'intérieur de notre coeur nouveau.

 

            L'homme-Jésus est mort dans les conditions que nous savons. Mais il est ressuscité et la mort sur lui n'a plus aucun pouvoir.

            Nous-mêmes mourrons à notre tour dans des conditions que nous ignorons, mais nous ressusciterons. Mieux, nous ressuscitons déjà puisque nous sommes greffés sur le Christ et que sa vie en nous sans cesse nous régénère et nous fait grandir en lui. Telle est l'espérance de la Pâque, de notre Pâque.

            Là est la source intarissable de notre joie, de notre force, de notre paix.

 

                                                                                                                                 Amen.

 


Homélie de l’Eucharistie Pascale.                  03.04.88

 

Mes frères,

 

            Nous savons maintenant qui nous sommes, ce que nous faisons en ce bas monde, ce que nous faisons en ce monastère. Nous sommes le pain de la Pâque, le pain qui n'est pas infecté, le pain qui n'a pas reçu de ferments.

            S'il est un ferment que nous devons recevoir un jour, que nous avons déjà reçu d'ailleurs, c'est celui de l'Esprit Saint qui va faire lever la pâte de notre chair, lui donner une consistance nouvelle, celle même de Dieu.

            Car nous sommes destinés à devenir des Dieux unis au Christ, ressuscitant avec lui pour entrer avec lui jusqu'au coeur de la Trinité.

 

            Oui, notre vie est ainsi lumière. Elle est pétrie, comme vient de nous le dire l'Apôtre, de droiture et de vérité. Nous sommes sous la mouvance de l'Esprit. Les réflexes premiers qui s'éveillent en nous, ce sont l'amour, la bienveillance, l'accueil, l'ouverture, la disponibilité, le don de soi. Et ainsi, nous sommes emportés par eux toujours plus loin à l'intérieur de la vie. Nous n'existons plus pour nous-mêmes, mais d'abord pour Dieu et pour nos frères.

            Voilà, mes frères, l'idéal qui nous est proposé en ces célébrations Pascales. Ce n'est pas un idéal abstrait, c'est une réalité bien concrète qui est déjà à l’œuvre en nous même si elle n'apparaît pas encore dans toute la vigueur de sa beauté.

 

            Il en sera ainsi parfaitement quand les dernières résistances auront été vaincues en nous, quand les dernières peurs auront été évacuées. Nous sommes dans une situation bien meilleure que celle des Apôtres. Eux ne savaient pas qu'il fallait que Jésus ressuscita d'entre les morts.

            Nous, nous savons qu'il est ressuscité et qu'il nous fait ressusciter avec lui. Tel est le coeur de la Bonne Nouvelle. Nous ne pouvons le garder jalousement pour nous. Notre vie entière doit le crier partout.

 

            Les hommes, tous les hommes devraient savoir que tout s'explique par cette Bonne Nouvelle et que tout s'ordonne à elle. Et cette Bonne Nouvelle, je le dis encore une fois, c'est le fait de la résurrection du Christ, le premier à être ressuscité d'entre les morts, et le fait de notre propre résurrection déjà à l’œuvre aujourd'hui dans notre chair.

            Il est nécessaire, il est utile qu'il y ait encore des ombres dans notre vie. Notre être nouveau est en croissance lente, progressive. Ce qui est fait pour durer grandit lentement. Laissons donc la nouveauté pascale nous envahir et nous réjouir. Le Christ est ressuscité. Il est vivant. Nous-mêmes participons de sa vie incorruptible.

            Voilà le secret de notre joie quelque soit les faiblesses, la fragilité qui nous habite encore et qui parfois nous inquiète. Il faut que notre joie, que notre espérance, que notre confiance soient plus fortes, qu'elles balayent toutes nos hésitations.

 

            Mes frères, puissions-nous encore et toujours grandir à l'intérieur de cette résurrection jusqu'à notre totale transfiguration. Tel est le souhait que je formule à l'intention de chacun de vous.

                                                                                                                      Amen.


Clôture des solennités Pascales.                   10.04.88

Chapitre : La vraie objectivité !

 

Mes frères,

 

            Nous clôturons aujourd'hui les solennités pascales, le grand jour de Pâques qui s'est étendu sur une semaine entière. C'est ainsi que la liturgie nous tient un langage qui est celui même de Dieu. Appelons-le le langage de la foi. C'est lui que nous devons d'abord écouter afin de nous laisser façonner par lui à des mœurs nouvelles.

 

            Le Christ est ressuscité d'entre les morts, cela signifie que le Royaume de Dieu est inauguré sur cette terre, qu'il y est déjà installé, que la réalité Pascale est devenue un jour éternel, un jour unique.

            Ce n'est plus nous-mêmes qui vivons, c'est la puissance de la résurrection qui agit à l'intérieur de notre chair et qui la spiritualise. C'est la raison pour laquelle nous-mêmes ressusciterons d'entre les morts.

            La chair purement charnelle est poussière et retournera à la poussière. Mais la chair nouvelle qui est participation à la chair même du ressuscité, celle-là est promise à la vie incorruptible.

 

            C'est la raison pour laquelle nous ne devons plus nous attacher aux choses qui doivent nécessairement disparaître ; mais le meilleur de nous doit être fixé là où déjà nous sommes entrés, c'est à dire dans ce monde à venir qui est lumière et qui est beauté.

            Vous allez peut-être dire que ce sont là des propos poétiques qui n'ont pas de fondement objectif  ? Mais attention ! L'objectivité, c'est celle-là !

 

            Nous sommes facilement distraits par l'illusion des apparences. Le coeur pur d'un vrai contemplatif déchire le voile des apparences et il voit la réalité qui se cache en elles. Le monde matériel est déjà en train d'être transformé. A côté de l'évolution créatrice qui a pour auteur aussi notre Dieu un et trine, il y a une autre évolution qui est une croissance à l'intérieur de Dieu lui-même.

            Car si Dieu a voulu créer le monde, c'est pour avoir un ami. Je dirais même, plus loin, c'est pour avoir un époux. Il y a une relation de nuptialité entre Dieu et le monde. Et la conscience du monde, c'est nous.

            Nous ne devons pas nous replier sur nous-mêmes en nous attachant au monde, car alors ce serait mortel. Mais nous devons permettre au monde de s'ouvrir en nous à la réalité divine, à cette vie impérissable qui par l'intérieur travaille le monde et le rend déjà transparent de Dieu.

 

            Mes frères, notre responsabilité est très grande, on ne le répétera jamais assez, car nous avons été choisis d'entre les hommes pour être des êtres éveillés, c'est à dire des êtres qui voient, des êtres qui entendent, des êtres qui savent ce qui arrive et des êtres qui savent où ils vont. Permettons ainsi à la conscience du monde d'être toujours active en nous de façon à ce que le projet de Dieu avance vers son terme, vers cette heure où Dieu sera tout en toute chose.    Mais attention ! Cette heure est déjà présente, et c'est cela que signifie le jour unique de la Pâque. Il faut donc que nous permettions à cette réalité de la résurrection du Seigneur de triompher en nous et entre nous.

            C'est pourquoi nous devons nous ouvrir à la charité, à la gratuité, à la bienveillance, au don réciproque. Chassons de notre coeur ou permettons plutôt au Christ d'extraire, d'expulser de notre coeur toutes les pensées qui ne sont pas de charité, tous ces jugements ironiques ou malveillants que la partie mauvaise de nous dirigerait encore vers les autres.

 

            Mes frères, il faut que l'homme ancien meure en nous afin que l'homme nouveau, l'homme en voie de ressuscité occupe tout jusqu'aux dernières fibres de notre être charnel. Et ainsi nous réaliserons notre vocation. Il n'est pas nécessaire que nous réalisions des prodiges, non, c'est à l'intérieur de la faiblesse que se cache cette puissance.

            Et, Saint Benoît vient encore de nous le dire, prenons garde aux sentiments que nous pourrions avoir de notre valeur, nous imaginer que nous apportons quelque chose, non pas seulement au monastère, mais aussi à Dieu.

 

            C'est cela un petit péché de vanité que Dieu s'emploie à couper tout de suite, comme Saint Benoît le fait. C'est pour ça, laissons-le agir en nous ! Et s'il nous envoie des épreuves, que ce soit des épreuves spirituelles ou des épreuves de santé, sachons que c'est pour enlever de nous des petites choses qui voudraient pousser et dont nous ne nous rendions pas compte nous-mêmes. Et ces petites choses pourraient alors, si on les laissait faire, envahir tout le champ de notre vie, et l'empoisonner, et la faire échouer.

 

            Mes frères, remercions donc Dieu. Vivons dans l'action de grâce, une joyeuse espérance comme des hommes qui savent qui ils sont, et où ils vont, et ce qu'ils sont venus faire dans le monastère.

 

 

 

 

 

Table des matières de la Semaine Sainte de 1987………17

Table des matières de la Semaine Sainte de 1988.

 

Chapitre du samedi avant les rameaux.           26.03.88....................... 18

Marie, celle qui a été rendue gracieuse !............................................................................................................ 18

Dimanche des rameaux.                            27.03.88.................................... 19

Exhortation avant la bénédiction des rameaux................................................................................................ 19

Homélie à la bénédiction des rameaux............................................................................................................... 20

Homélie à l'Eucharistie.......................................................................................................................................... 21

Chapitre du Lundi-Saint.                           28.03.88................................... 21

Marie et Jésus.......................................................................................................................................................... 21

Chapitre du Mardi-Saint.                          29.03.88................................... 25

Judas, Pierre, et nous ?........................................................................................................................................... 25

Chapitre du Mercredi-Saint.                      30.03.88................................. 27

Hommes et femmes devant le Christ !................................................................................................................ 27

Homélie à l’Eucharistie du Jeudi-Saint.          31.03.88......................... 29

Vendredi-Saint.                                    01.04.88.......................................... 30

Homélie à la Liturgie.............................................................................................................................................. 30

Exhortation à l’Office de Complies..................................................................................................................... 32

Homélie de la vigile Pascale.                       02.04.88............................. 35

Homélie de l’Eucharistie Pascale.                  03.04.88......................... 36

Clôture des solennités Pascales.                   10.04.88....................... 37

Chapitre : La vraie objectivité !.......................................................................................................................... 37

Table des matières de la Semaine Sainte de 1987………..................... 17

Table des matières de la Semaine Sainte de 1988............................... 38