Homélie du dimanche des rameaux.             23.03.86

 

Mes frères, 

 

            Le prophète nous a conseillé d'écouter comme celui qui se laisse instruire. Oui, nous avons beaucoup à apprendre. Nous avons tout à apprendre. La Sagesse de Dieu est inépuisable. Nous ne l'assimilons pas. C'est elle qui nous engloutit pour nous refaçonner à son image. Qui donc aurait jamais imaginé que Dieu se ferait homme, qu'il se livrerait au pouvoir de sa créature, qu'il se laisserait conduire jusqu'à la mort sur une croix ?

 

            Il a voulu devenir homme, mes frères, pour connaître les conséquences horribles de notre péché. Reconnaissons-le en cet instant : nous sommes coupables de la mort du Christ. Lorsque nous murmurons dans notre coeur - rien qu'un simple murmure - nous rejetons Dieu et nous donnons une nouvelle impulsion à la passion du Christ qui sera en agonie jusqu'à la fin du monde.

 

            Mes frères, ce que Pierre dans un mouvement incontrôlé a proposé de faire, cela nous est expressément demandé aujourd'hui. Suivre le Christ sur la rude route de l'obéissance ; nous laisser emprisonner dans la volonté d'un autre ; aller à la mort sans faiblir, mort à notre égoïsme, mort à ce vieil homme qui en nous ne rêve que de jouissances, que de domination et que de plaisirs.

            Tout chrétien doit savoir, et le moine encore davantage, que son Dieu est un crucifié. Le succès, le salut, la vie, ne sont pas dans la domination mais dans l'humilité d'une kenose poussée jusqu'à son paroxysme. Nous l'avons entendu : le Christ était Dieu mais il n'a pas revendiqué le droit d'être traité comme un Dieu. Or, nous sommes bardés de droits. Et nos droits, nous exigeons qu'ils soient respectés. Mes frères, sommes-nous chrétiens ou sommes-nous encore païens ?

 

            Regardons aussi autour de nous. Toute souffrance, toute mort est apparition nouvelle du Christ dans son mystère. Et lorsque nous remarquons la souffrance chez un homme, nous devons être saisis d'un respect sans bornes car c'est notre propre vocation, c'est notre vérité qui nous est rappelée.

            Et lorsque nous-mêmes nous sommes frappés, ayons le réflexe juste et marchons sur les traces du Christ. Ce n'est pas facile, cela peut nous paraître impossible ? Mais c'est lui, encore une fois, qui revit en nous son mystère.

 

            Et un jour qui nous paraît lointain lorsque nous sommes dans la souffrance, mais qui en fait à l'échelle du cosmos est très proche de nous, eh bien ce jour, nous verrons qu'une semence de résurrection, de bonheur éternel avait été semée en nous, avait été semée en l'autre. Et nous serons réunis pour une communion éternelle que rien jamais ne viendra briser.

 

            Mes frères, laissons donc le Christ triompher en nous. Notre participation à cette Eucharistie dira notre assentiment dans la foi.

 

                                                                                              Amen.

                                                                                                                     

Chapitre du Lundi-Saint.                        24.03.86

Le mystère de l’onction de Béthanie.

 

Mes frères,

 

            L'onction de Béthanie, nous n'en sonderons jamais les richesses. C'est un mystère dont la longueur, la largeur, la hauteur et la profondeur nous éblouissent. Il fera notre joie pour l'éternité, car en lui ont été réconciliés le ciel et la terre.

            Depuis des années, je prends le risque de m'aventurer à l'intérieur de ce mystère. Je regarde Marie, je me laisse caresser par la lumière qui rayonne de la personne du Christ, j'interroge les assistants, les participants à ce banquet. Et il me semble que c'est un événement nouveau, toujours jeune comme s'il se produisait de façon imprévue, insolite. je dirais presque comme un drame à suspens.

            On pense qu'on est parvenu au coeur et qu'à partir de ce coeur on peut contempler l'ensemble. Mais non, il est impossible de porter son regard partout. C'est trop riche !

 

            C'est un événement transtemporel. Il se poursuit encore aujourd'hui. Il ne connaîtra jamais de fin. Ce que je vous dis maintenant, vous le comprendrez mieux dans quelques minutes. C'est un davar, donc une parole prophétique qui se réalise, qui se poursuit d'âge en âge et qui s'achèvera lorsque nous serons tous rassemblés en un seul Corps, dans le Royaume de Dieu, installé définitivement dans le cosmos entier.

            Jusque là, nous serons tous amenés à répercuter dans une partie de notre être le mystère de Béthanie. Soit être du côté de Marie, soit être du côté de Judas. Il n'est pas possible d'être neutre. C'est ça qui est dramatique et qui est tragique pour nous. Nous allons de nouveau contempler cette scène et voir où nous nous situons par rapport à elle.

 

            Voici donc Jésus, sept jours avant la Pâque, qui est le héros d'une fête, d'un banquet à Béthanie. Pourquoi ? Mais parce qu'il a ressuscité Lazare. Nous ne pouvons dissocier ce banquet de la résurrection de Lazare. Cela nous est bien expressément dit ici : Lazare était un des convives. On parle deux fois de Lazare. Et Marthe est en train de servir. Elle fait le service.

            Et cette petite notation que Marthe fait le service nous montre qu'il est plus que probable que l'épisode rapporté par Saint Luc de Marthe et Marie se rapporte au même événement. Et voilà, Saint Luc nous dit que Marie devait encaisser les remarques désobligeantes de sa sœur. Ici, ce sera la remarque encore plus que désobligeante de Judas.

 

            Donc, voici Marie. Vous sentez déjà qu'il y a là quelque chose qui n'est pas normal. C'est normal au plan humain, mais nous devons flairer un mystère. Le héros de la fête est donc Jésus.

            Et voilà que soudainement l'intervention de Marie provoque l'irruption de l'inimaginable et du mystère. Nous sommes enlevés comme en extase dans le monde à venir. Vous avez là deux êtres. Vous avez Jésus et Marie. Marie qui prend ce parfum, qui le répand sur les pieds de Jésus, qui l'essuie avec ses cheveux - voyez le geste - et à ce moment, Jésus et Marie ne font plus qu'une seule lumière, qu'un seul parfum.   

            Ce parfum se répand dans toute la maison, est-il dit, Partout la maison en était remplie. C'est la maison où se trouve Jésus. C'est donc la maison où se trouve Dieu. Et ce parfum se répand grâce à l'intervention de Marie. Elle a brisé le col du vase pour répandre son parfum.

            Elle a brisé aussi quelque chose à l'intérieur de la divinité du Christ, comme si cette divinité était enfermée dans le corps de Jésus. Et voici que le geste de Marie libère la divinité. Donc le parfum de Dieu se répand dans toute la maison de Dieu qui est l'univers. Et ce parfum nous atteint encore aujourd'hui.

 

            Si nous sommes dans ce monastère en ce moment, c'est parce que nous avons respiré ce parfum, qu'il est pénétré en nous et qu'il a provoqué, qu'il a entraîné une réponse. Il a voulu, ce parfum, retrouver sa source, retourner là d'où il était venu et toucher alors celle qui avait provoqué, disons, l'accident. C'est Marie.

            Nous sommes donc situés à l'intérieur de ce mystère aujourd'hui. Il est constitutif à notre être monastique. Maintenant chez les autres, c'est à dire chez les convives, c'est la stupeur, puis c'est l'indignation, et enfin c'est le rejet. Marie est rejetée.

 

            Nous avons donc là en Jésus-Marie, une cellule du Royaume de Dieu. C'est la première cellule du Royaume de Dieu. Je laisse de côté la Vierge Marie qui est unique. Elle est, la Vierge Marie, au-delà de la cellule. Elle est la mère de la cellule.

            Ici, nous avons la cellule. Elle est infinie, cette cellule. Elle est fragile. Elle est sans défense aucune. Elle est là présente dans un océan de passions humaines et dans l'absurdité des égoïstes mercantiles. Des yeux qui ne sont pas accordés à cette cellule, mais ils voient en elle des choses qui ne s'y trouvent pas.

            On va dire : « Mais 300 deniers, pourquoi un geste ainsi ? C'est de la folie ! » Oui, mais la Sagesse de Dieu est toujours folie au regard des hommes. On aurait pu trafiquer avec ces 300 deniers. Le donner aux pauvres, oui, ou le mettre dans sa poche. Enfin on aurait pu faire du business. On aurait pu le placer.

 

            Voilà, ça, c'est la réponse des hommes. Si bien que Jésus et Marie sont seuls. Ils se retrouvent seuls. Et ils le sont encore aujourd'hui, et ils le seront toujours. Et c'est ici qu'intervient la relation de la résurrection.

            Car la résurrection, ce n'est pas un phénomène sensationnel. La résurrection est une personne. La résurrection, c'est la personne de Jésus. Avant de ressusciter Lazare, il a dit : « Moi, je suis la résurrection et la vie. » Moi !  La résurrection n'est donc pas un phénomène qu'on peut observer. Non, elle est une personne, elle est la personne de Jésus.

 

            Or, qu'arrive-t-il ici ? Voilà que Marie, dans sa candeur, dans sa transparence, en répandant ce parfum sur les pieds de Jésus et en les essuyant avec ses cheveux, voici que Marie se revêt de la personne de Jésus. Elle se perd dans la personne de Jésus.

            N'oublions pas que le geste de parfumer les pieds, surtout d'essuyer ce parfum avec les cheveux, donc vraiment c' est une onction. Ce n'est pas le verser ainsi et puis le laisser couler n'importe comment. Non, non, non, c'est une véritable onction.

            Marie, alors, pénètre à l'intérieur de Jésus avec le parfum. Elle se revêt de Jésus. Ce n'est plus elle qui vit, c'est Jésus qui vit en elle et elle vit en Jésus. Ils sont devenus un seul esprit, une seule lumière, un seul parfum. Mais alors, que se passe-t-il ?

            Puisque Jésus est la résurrection, Marie a vaincu la mort avant même que la mort ait fait son œuvre en elle. Marie est ressuscitée d'entre les morts avant de mourir. Et là, vous avez pour la première fois, cette extraordinaire expérience que les premiers moines ont appelé la petite résurrection, donc ressusciter des morts avant de mourir.

            Donc, la mort n'existe plus, il faut bien comprendre ça, la mort n'existe plus. Celui qui est dans cet état ne meurt pas. Il entre dans la plénitude de la vie. Ceux qui sont à l'extérieur, encore une fois, qui ne sont pas concernés, mais ils vont dire : « Mais il est mort, celui-là ! » Mais ils n'y connaissent rien. Ils ne voient pas, ils constatent. Ils ont des yeux de chair. Mais Marie, déjà, avait vaincu la mort en elle-même.       

 

            Et les convives, ils sentent quelque chose, ils pressentent quelque chose là en-dessous. Et c'est pour eux insupportable. C'est insupportable pour des hommes qui sont encore sous le pouvoir de la mort. Et aussitôt la suspicion s'installe autour de Marie et les avanies commencent. Et les avanies ne cesseront plus. Marie est isolée.

            Elle est aussi isolée que Jésus pour lequel les avanies vont commencer aussi. On est six jours avant la date de la Pâque, et avant le jour de Pâques Jésus aura été crucifié. Il aura été rejeté par tout le monde, même par les siens.

 

            Et que fait Marie ? Eh bien, Marie répond par son silence, par une générosité sans bornes, par une confiance totale, par son amour, par le don de soi sans réserve. Mais surtout Marie répond par son silence. Voyez ici, pour Saint Benoît, ce fameux murmure. On peut, oui, dans un monastère, subir aussi de petites et grandes avanies comme ça, parfois même imaginaires. Et puis, attention à la marée des pensées qui montent, et le murmure.

            Cela n'a pas été ainsi chez Marie. Marie répond par le silence. Et il y en a un qui prendra sa défense, c'est Jésus. Pour le moine qui ne murmure pas dans son coeur, il a un défenseur. C'est Jésus le Christ, c'est Dieu lui-même. S'il commence à murmurer, il se défend lui-même, et quelle petite et pauvre misérable défense, il est perdu d'avance. Mieux vaut se confier en Dieu que de mettre sa confiance dans les hommes. Nous chantons ce Psaume tous les jours, le dimanche. Même si l'homme c'est moi, c'est si petit !

            Et voilà que Marie a donc ainsi lié son sort à celui du Christ. Le Christ non plus ne s’est pas défendu. Le Christ n’a pas pris sa défense. Il n’a rien dit. Il a été conduit comme un agneau à l'abattoir. Il n’a  pas ouvert la bouche. S’il a ouvert la bouche en parlant de ses bourreaux, c’était pour les excuser !

 

            Voilà, mes frères, nous sommes vraiment ici dans ce qu'il y a de plus beau à l'intérieur de notre vie contemplative ! Vous le sentez. Ce sont des choses, ça, qu'il est quasiment impossible d'exprimer correctement à l'aide de pauvres mots humains.

            Il faut participer à ce mystère. Il faut laisser ce parfum prendre possession de toute notre vie, de tout notre être, même de notre chair. Nous devons quasiment nous évaporer en lui et avec lui. Vous êtes, disait l'Apôtre Paul, la bonne odeur du Christ parmi les païens. C'est cela !

 

            Je suis persuadé, moi, que l'Apôtre Paul connaissait l’épisode de Béthanie. On pourrait - mais ce serait l'affaire d'un savant, d'un exégète - aller rechercher chez l'Apôtre Paul ce qui vient, je dirais, enrichir encore cet épisode de Béthanie. On verrait que l'Apôtre Paul est un frère de Marie de Béthanie, lui qui a dû subir des tas d'avanies. Personne n'a pu supporter que l'Apôtre Paul ait vu le Christ, qu'il ait été transfiguré par lui. Cela a été instantané !

 

            Et voilà, mes frères, ça pourrait très bien nous arriver à nous aussi. Faisons toujours bien garde, prenons bien garde de ne jamais, dans notre communauté ou ailleurs, mettre quelqu'un quasi instinctivement de côté, de dire : Mais enfin, celui-là, qu'est-ce qu'il a ? Attention, c'est peut-être un frère de Marie de Béthanie !

 

            Voilà, mes frères, là-dessus nous irons à l'église réciter notre Office de Complies en portant dans notre coeur ce mystère, et en demandant à Dieu la grâce de pouvoir être absorbé en lui et transformé par lui.

 

 

Chapitre du Mardi-Saint.                       25.03.86

La trahison de Judas.

 

Mes frères,

 

            Hier, nous avons vu Marie armé Jésus pour la lutte. Aujourd'hui commence la passion. Et l'Evangéliste a pour la définir un mot d'une étrange puissance d 'évocation qu'il est très difficile de rendre en français. C'est une image qui éveille l'inquiétude, l'angoisse dans le coeur de ceux qui en sont témoins.

            L'Evangéliste dit et cela signifie que Jésus fut troublé, bouleversé, épouvanté, mis sens dessus dessous. Dans son esprit, dira-t-on ? Mais non, à la racine même de son être, c'est à dire à la source d'où jaillit l'Esprit de vie.

            Il est donc touché à son point le plus vital. Cela a dû apparaître sur son visage, dans l'intonation de sa voix. Il a dû être couvert de sueur froide, une sueur qui quelques heures plus tard ou quelques minutes peut-être plus tard deviendrait une sueur de sang. C'est ainsi que commence sa passion.

 

            Et pourquoi ? Ce n'est pas parce que il allait devoir souffrir. Ces souffrances, oui, il les connaissait. Il les avait vues chez d'autres. La crucifixion était monnaie courante pour les romains. Jésus a certainement vu des crucifiés. Il sait donc, enfin il a cette intuition qui lui fait savoir ce qui l'attend.

            Mais ce n'est pas cela qui l'effraie. C'est quelque chose de bien plus grave. C'est l'infidélité de son disciple. Il y avait ce Judas qui était - je vous l'ai déjà dit et j'en suis de plus en plus certain - qui était le plus prometteur de ses disciples. Son nom déjà est un programme : Celui dont la vocation est la louange de Dieu, Judas.

            Et ce Judas, il était l'économe du groupe. Voyez ce que Saint Benoît dit du cellerier. C'est celui sur lequel l'Abbé peut se reposer. Avec le cellerier, l'Abbé a l'esprit tranquille, il n'a aucun souci. Et voilà que c'est cet homme, que c'est cet homme-là qui trahit Jésus.

 

            Plus un être est pur, plus il est transparent, plus il est transfiguré par l'amour, plus il souffre de la méchanceté des autres, du défaut d'amour.

            Jésus a eu aussi une parole très dure. Il y en a peu de paroles dures, mais enfin, celle-là elle est très dure. N'oublions pas que Jésus est Dieu. Celui qui est cause de scandale pour un de ces petits, eh bien, il serait préférable qu'on lui mette au cou une meule de moulin et qu'on le jette ainsi dans la mer.

            Oui, mes frères, c'est quelque chose de terrible ! Et voilà que Jésus l'a enduré.

            Cela a fortement impressionné ses disciples. Le mot qui est utilisé ici est intraduisible en français. On a tiré de là le mot français aporie. Une aporie, c'est quelque chose d'extrêmement difficile, quelque chose hors de portée et qui introduit ainsi de l'inquiétude dans l'âme. On n'est pas à son aise devant une difficulté qui nous dépasse et qui semble nous écraser, à laquelle on n'a pas d'accès.

            Donc voilà, les disciples ont été dans cet état en voyant ce qui se passait sur le visage de Jésus et en entendant ses paroles : L'un de vous va me trahir, va me livrer. Oui, c'est la passion qui est en route !     

 

            Maintenant regardons encore ! Hier, Judas avait violemment et brutalement repoussé le parfum de vie qui se répandait dans la maison à partir des mains de Marie. Et aujourd'hui, c'est satan qui entre en lui.

            Satan, lui, est le contraire de la vie. Il est le menteur et il est meurtrier. Il est cela le satan. Il est donc le contraire absolu de la vie. Hier, Judas repoussait la vie. Eh bien, il a signé son sort. Aujourd'hui, c'est satan qui entre en lui.

 

            Quelque chose, mes frères, qui est aussi étrange dans cette scène - je dis, nous vivons dans une ambiance d'inquiétude et d'angoisse. Cela va nous donner des complexes pour finir - ce qui est étrange, c'est que satan était aussi présent au repas Pascal. Il est entré dans Judas. Il était là. Et rappelons-nous cette vision de Macaire d'Alexandrie.  

            Il avait rencontré le satan qui disait : « Je vais à l'Office avec les frères. » Et voilà, Macaire a prié, demandant à Dieu de lui ouvrir les yeux. Et voilà, il a vu satan à l’œuvre pendant que les frères chantaient l'Office. Vous vous en souvenez ?        

            Eh bien, nous avons la même chose ici. Là où se trouve le Christ, là où des hommes sont réunis autour du Christ ou au nom du Christ, là se trouve satan rôdant, cherchant qui dévorer. Il lui faut une proie. 

 

            Voyez comme le moine doit être un veilleur. Il doit se tenir sur ses gardes, le moine. Et la première garde qu'il doit avoir, c'est sur son coeur. Il ne faut pas qu'il tombe dans le piège de Judas. Si nous refusons l'amour, nous ouvrons la porte au démon. C'est le même geste.

            Il ne faut pas penser qu’un refus d'amour c'est quelque chose de neutre. Non, c'est un geste aussi. Je refuse l'amour, j'ouvre la porte au démon. Et c'est exactement ce qui s'est passé avec Judas. Et alors, les suites, on n'ose pas les imaginer !

 

            Lorsque satan a pris possession de quelqu'un - dans une communauté monastique donc, ne parlons pas en l'air - il va se servir de ce moine pour détruire la communauté. Satan ne peut pas supporter une communion en Dieu. Il en est exclu, donc il va tout faire pour détruire une telle communion.

            Il va donc s'emparer d'un frère, et par ce frère, alors il va répandre la discorde partout. Il va saper l'autorité. Il va enfin faire des ravages, semer des ruines indescriptibles, comme il a fait ici. Alors donc, veillez à ne jamais refuser l'amour, mais à être aussi à l'intérieur d'une forteresse. Et cette forteresse, vous la connaissez comme moi, c'est l'obéissance. L'obéissance et l'humilité, c'est la même chose.

 

            Vous savez que les degrés d'humilité sont en fait une montée vers la perfection de l'obéissance. Le démon n'a aucun accès à l'humilité, aucun. Il n'a aucun accès à l'intérieur de la forteresse de l'obéissance. Si je suis là, il ne peut rien contre moi. Obéissance, humilité, amour, c'est la même chose. Donc, mes frères, vous voyez jusqu'à quel point le moine doit être un veilleur. Pour le comprendre, il faut se référer à Judas, rien moins. Encore une fois, il ne faut pas prendre ces choses à la légère.

 

            Voyez encore, maintenant, ce qui arrive ! Tous les détails sont intéressants, sont percutants. Voilà, le démon entre dans Judas. C'est bien dit ici. Avec la bouchée, après la bouchée, alors le satan, le satanas, entra en Judas. Et qu'arrive-t-il alors ? C'est toujours la même chose : Judas sort aussitôt. Dans le texte, ici, c'est très marquant.

            Mais une fois que c'est traduit en français, entrer et sortir, ce sont deux mots tout à fait différents. En grec, c'est la même racine signifiant le mouvement vers l'intérieur et puis le mouvement vers l'extérieur. Aussitôt que le satan a pris possession de Judas, Judas ne peut plus supporter la communion des saints, c'est impossible ! Il part, mais il va au loin préparer quelque chose.

            Et à partir de ce moment-là, le drame de la passion est engagé, est enclenché de façon irréversible. Il ne peut plus être arrêté. Son cours ne peut plus en être infléchi. C'est fini, il faudra aller jusqu'au bout. Et c'est alors que Jésus a une parole extraordinaire, oui extraordinaire. Il dit ceci dès que Judas fut sorti. Maintenant, dit-il, le Fils de l'homme a été glorifié, et Dieu a été glorifié en lui. Et si Dieu a été glorifié en lui, alors Dieu le glorifiera en lui faisant partager sa propre gloire. Et il le glorifiera bientôt, il le glorifiera tout de suite.

 

            C'est le même mot qui est utilisé pour désigner la sortie rapide, précipitée de Judas et la glorification de Jésus. C'est tout de suite, ça arrive, c'est instantané. La glorification de Jésus commence au moment où Judas sort. Mais qu'est-ce que ça veut bien dire ?

            Eh bien, il a été glorifié, dit Jésus. C'est du passé. Il a été glorifié, Judas est parti. Il est vêtu de lumière, Jésus. C'est cela que signifie la gloire, c'est la lumière. D'ailleurs le latin a traduit clarificabit clarificatus est. Il est inondé de lumière, Jésus.

            Et il y a là un contraste violent entre le dernier mot encore de la phrase précédente : il faisait nuit, Il était nuit ! Et à ce moment-là Jésus dit : Maintenant le Fils de l'homme a été glorifié, donc a été vêtu de lumière. Voyez quel contraste ténèbre-lumière.

            Et rappelez-vous, ça forme inclusion avec le Prologue de l'Evangile : La lumière brillait dans les ténèbres et les ténèbres n'ont pas su s'en emparer. C'est donc un Jésus de lumière qui s'engage dans sa passion.

 

            Il y a ici une vision qui est propre, non pas à Jésus, mais disons au contemplatif. Jésus étant naturellement le Prince des contemplatifs. L'événement futur est vu comme déjà réalisé. Jésus est déjà arrivé au terme de sa passion. La passion commence au moment où Jésus est bouleversé, épouvanté par la trahison de Judas. Et puis Judas part. Et bien, Jésus est déjà glorifié à ce moment-là.

            C'est à dire que la passion une fois commencée, la passion est déjà terminée. Elle arrive à son paroxysme. Jésus, à ce moment-là, est déjà en croix. Et c'est sur cette croix qu'il va rayonner dans sa gloire de Basileus, dans sa gloire de Roi, dans sa gloire d'Empereur. Le véritable Kirios du monde, ce n'est pas l'empereur de Rome, mais c'est l'esclave Jésus cloué sur une croix. Il est déjà glorifié.

            Alors s'il est déjà glorifié, voyez, il a été obéissant jusqu'à la mort sur la croix, que va-t-il se passer ? Eh bien Dieu son père va le couvrir de sa propre gloire. Il va apparaître aux yeux des hommes dans son être de Dieu.

 

            Voilà, mes frères, tout ce qui nous est dit ce soir. Vous comprenez bien qu'on pourrait encore s'attarder longuement. Entre autre, se référant à notre vie monastique qui est l'imitation, l'imitatio Christi comme on dit, mais pas l'imitation vous savez, une imitation bête, non, non, non.

            C'est la reproduction, c'est la revivance en nous de ce que Jésus a vécu. Il achève en chacun d'entre nous ce qui manque à sa passion, comme nous dit l'Apôtre. Mais ça ne doit pas nous effrayer, non, parce que s'il le vit en nous, il nous donne la puissance de le vivre. Et déjà au moment où nous acceptons de le vivre, nous entrons dans la lumière et dans la gloire.

            La seule chose que nous devons craindre, la seule chose qui doit nous faire peur, c'est le défaut d'amour qui pourrait se glisser à l'intérieur de notre coeur. Car à ce moment-là, le projet de Dieu sur nous pourrait échouer comme c'est arrivé avec Judas.

 

 

Chapitre du Mercredi-Saint.                    26.03.86    

Le mystère de l’agir de Dieu.

 

Mes frères,

 

            Nous allons voir aujourd'hui que l'agir de Dieu est toujours profondément mystérieux. Nous devons être constamment en éveil pour en percevoir les affleurements et pour nous adapter le mieux possible.

            L'Evangéliste nous a dit ce matin - il s’agit de Saint Mathieu - que l'un des douze appelé Judas l'Iscariote se rendit auprès des Chefs des Prêtres. Il va donc en haut lieu. On dirait aujourd'hui qu'il se rend à la Curie Cardinalice. Vous voyez, c'est ça ! Il faut bien le savoir, c'est ça ! Et voilà : « Que voulez-vous me donner pour que je vous le livre ? » Et ils convinrent de trente pièces d'argent.

            Or, immédiatement avant, mais immédiatement avant, Saint Mathieu nous relate l'onction de Béthanie et il termine en disant : En vérité je vous le dis, partout où cet Evangile sera raconté, dans l'univers entier, on dira ce qu'elle a fait en mémoire d'elle. Je traduis grossièrement pour bien montrer le concret de la chose.

 

            Nous avons déjà vu lundi que Judas est intervenu personnellement pour attaquer Marie au moment où elle verse le parfum sur les pieds de Jésus. Si bien que nous voyons toujours réunis et Marie et Judas, Marie la Sponsa Verbi et Judas l'esclave de satan.

            Ne l'oublions pas, mes frères, ces deux personnages habitent à l'intérieur de notre coeur. Ce ne sont pas des images mythiques, ce sont des personnes bien réelles, mais qui synthétisent en elles une lutte terrible.

            Ce sont presque les deux héros, les chefs de file, les deux champions de la lutte cosmique entre le Christ et satan. Ils sont donc en nous. La ligne de clivage entre la lumière et les ténèbres, entre la vie et la mort, entre le oui et le non passe à travers nous.

 

            Oui, l'histoire du monde, c'est un gigantesque combat entre le Christ et satan. Le savoir autrement que dans l'abstrait, mais donc en avoir conscience, s'y sentir engagé, être toujours sur le point d'être vaincu dans cette bataille, sentir peser sur soi la responsabilité de l'issue de cette lutte, eh bien, c'est déjà un haut degré de vie contemplative. C'est là qu'on voit la différence entre un moine éveillé et un moine endormi, un moine assoupi.

            O, il peut être très pieux, c'est un saint religieux peut-être, mais il peut être assoupi dans toutes les choses de la vie quotidienne du matin au soir. Il y est bien ou il y est mal, mais ça ne va pas plus loin. Il est éveillé lorsqu'il prend conscience qu'il se trouve entre deux lignes de bataille et qu'il doit toujours choisir entre les deux, et que cette ligne même le brise.          

 

            Oui, satan et le Christ, ce sont aussi deux personnages bien vivants, bien réels. Satan, c'est le prince de ce monde. Cela veut dire qu'il est le régent de ce monde-ci. Il en est le chef. Ce monde-ci est sous son pouvoir.

            Il en est le maître. Il dispose de ce monde-ci comme il l'entend. Il le donne à qui il le veut. Il comble de richesses, de plaisirs, de puissance tous ceux qui acceptent de s'inféoder à lui en adoptant ses maximes.

            Il n'est pas nécessaire qu'il se présente auprès de quelqu'un pour dire : Mais voilà, est-ce que tu veux vendre ton âme au diable ? Voilà un petit papier, comme maintenant on donne son corps à l'université ! Non, ce n'est pas cela. Il suffit d'adopter ses maximes.

 

            On ne croit même pas que le diable existe. Cela ne vient même pas à l'idée. Mais enfin, on vit d'après ses façons à lui. Et quelles sont-elles ? Eh bien, le satan, c'est autosuffisance triomphante et orgueilleuse.

            Voilà, pour vous donner de suite la différence entre encore une fois Judas et Marie. Judas vend le Christ comme une marchandise, et il le vend pour trente pièces d'argent. C'est toujours autant qui va entrer dans sa bourse.

            Marie, c'est exactement le contraire. Elle a un vase de parfum, et elle le donne, elle le verse, elle le perd. Et ce vase coûte non pas trente pièces d'argent, mais trois cent pièces d'argent. Elle n'y regarde pas.          

 

            Et le geste de satan, c'est de prendre, c'est de ramasser, c'est de rapporter tout à soi. C'est de s'enrichir, c'est de se gonfler, c'est de jouir, c'est de réussir. Mais c'est d'utiliser les choses et les gens pour soi. Cela c'est l'esprit du monde ! Ceux qui sont un peu dans les affaires le savent, là, il n'y a pas de quartier. Il n'y a pas de pitié dans le monde des affaires. C'est chacun pour soi.

            Tandis que dans le monde de Marie de Béthanie, c'est exactement l'inverse. C'est se donner. C'est, on ne réserve rien pour soi. C'est vivre pour les autres. C'est partager tout ce qu'on a, tout ce qu'on est. Donc voilà, on a d'un côté satan et de l'autre le Christ ; on a Judas ou bien Marie.           

 

            Et le satan, lui, il règne sur une multitude d'esclaves. Et tous ces esclaves, ils sont comme ramassés, récapitulés en la personne de Judas. Si vous en avez l'occasion ces jours-ci, relisez la seconde partie à peu près du Livre de l'Apocalypse. Vous y verrez qu'il est dit ceci par exemple : Personne ne peut acheter ni vendre s'il ne porte sur lui la marque du satan, la marque de la bête. Donc un sceau, un cachet.

            Or, le sceau, ça marque l'appartenance. Si on ne porte pas sur soi une marque qui signifie qu'on appartient à la bête, c'est à dire au satan, on ne peut plus vivre dans le monde. On ne peut plus vendre, on ne peut plus acheter. On est réduit à rien. On est hors la loi, dit le Livre de l'Apocalypse. C'est cela, vous voyez, le monde ! C'est cela satan le prince de ce monde !

            Naturellement aujourd'hui on ne voit plus les gens circuler avec des cachets, portant la marque de satan sur le front encore, ou sur la main. Ce doit être visible. Vous entrez dans un magasin pour acheter, mais si on ne voit pas que vous portez sur le front car ça se voit tout de suite, ou sur la main quand vous sortez votre portefeuille, la marque de la bête, eh bien vous ne recevrez rien. Vous devrez sortir comme vous êtes entré. Voilà ce que nous dit le Livre de l'Apocalypse. Eh bien, tout ça, c'est pour nous montrer la puissance de ce satan sur le monde d'aujourd'hui.

 

            Et alors, il y a le Christ. Eh bien le Christ, lui, il est le Prince du monde à venir, ce monde à venir qui est un monde transfiguré. C'est un monde épanoui dans la lumière. C'est la Jérusalem nouvelle qui descend d'auprès de Dieu comme une fiancée parée pour son époux. Le monde à venir n'est pas peuplé d'esclaves.

            Mais non, le monde à venir sera l'épouse du Christ. Le Christ sera la tête d'un Corps immense qui ne fera plus qu'un avec lui. C'est cela le Christ, c'est cela son monde à lui. Et cette réalité est toute entière présente en Marie de Béthanie.

 

            Alors, qu'arrive-t-il ? Eh bien le Christ et satan se disputent la possession de notre coeur. Et c'est un fameux combat. Ou bien nous empochons trente pièces d'argent ? Ou bien je me vide de moi-même comme je verserais un parfum.

            Ce qu'il y a de meilleur en moi, tout ce que Dieu a déposé en moi, qui vient de Lui, eh bien je le lui rends ou bien je le donne aux autres. Je ne garde rien pour moi. Ou bien c'est le Christ ? Ou bien c'est satan ?

 

            Saint Benoît définit le moine comme un miles Christi, comme un soldat du Christ. Il faut prendre la chose au sérieux, très au sérieux, très, très au sérieux. Et le champ de bataille, c'est notre coeur. Et nous devons toujours choisir : ou bien je serais miles Christi ou miles satane, un des deux ?

            Il n'est pas possible de rester neutre, de  dire : « Oui, mais moi je reste neutre, de la plus grande neutralité. » Non, ce n'est pas possible. Celui qui veut jouer au neutre, eh bien, il a déjà choisi le côté le plus facile.

            Alors, vivre pour le Christ. c'est choisir - vous vous en doutez bien - la douceur, l'obéissance, l'humilité, l'oubli de soi, tout ce qui va contre l’égoïsme, tout ce qui va contre l'instinct de propriété, tout ce qui va contre ce plaisir de régner sur les autres, de les rouler.

 

            Oui. vous savez que se laisser lucidement rouler par les autres, eh bien il faut de la vertu. Vous avez un Abbé, et vous voyez un frère qui vient avec la bouche en coeur : « O écoutez, il y a ceci, il y a ça. Il faudrait bien absolument, il faut que j'aille ici, et puis encore ça ! »

            Et alors dire : « Ah oui, c'est vrai, c'est très bien ! » Et voilà, passer pour un imbécile qu'on a rouler quand on est parfaitement lucide et qu'on se dit : Il faut encore tout de même bien dire oui, comme ça le frère sera content, le frère sera heureux. Il a besoin de ça aujourd'hui peut-être parce que il a une petite crise d'acédie. Il ne faut tout de même pas lui demander trop. Il faut être miséricordieux.

            Oui, avoir la lucidité et le courage de se laisser mettre en boite apparemment. C'est ça verser un peu de soi. C'est cela Marie de Béthanie. C'est cela le Christ. Lui, il l'a poussé naturellement à l'extrême, vous le savez !

 

            Alors, nous pouvons aussi choisir autre chose. Nous pouvons choisir le contraire : l'agressivité, la violence, la domination. A ce moment-là, ce n'est plus le Christ qui vit en moi, c'est satan qui triomphe. Après l'Office de Sexte, nous avons cinq petites minutes de battement. Après l'Office de Complies, avant d'aller nous coucher, encore cinq petites minutes de battement. Ce serait peut-être le moment de faire le point du champ de bataille. Qu'est-ce que j'ai fait de ma matinée ? Qu'est-ce que j'ai fait de l'après-midi ?

            Est-ce que j'ai été doux ? Est-ce que j'ai été affable ? Est-ce que j'ai été obéissant, humble ? Ou bien, est-ce que j'ai été agressif ? Est-ce que j'ai été violent ? Qu'est-ce qui est passé dans mon coeur, qu'est-ce qui est passé sur mes lèvres ? Qu'est-ce qui est passé dans mes gestes ? De quel côté ai-je penché dans cette bataille cosmique, apocalyptique ? 

 

            Vous voyez ? C'est cela ! Et c'est cela les affleurements de l'agir de Dieu dans notre vie. Parce que chacun de nous est un microcosme, est un petit monde. C'est à dire que le sort de l'univers entier se joue à l'intérieur de chacun d'entre nous, de notre coeur.

            C'est pour ça que la valeur d'un saint est inestimable, inestimable. Mais disons que la catastrophe provoquée par la chute d'un saint, c'est à dire d'un homme destiné à la sainteté, ça c'est terrible aussi dans l'autre sens.

            Il y a à ce sujet un magnifique apophtegme. Mais il faudrait avoir le texte exact pour le lire. Il est très, très, très beau, très, très, très, très beau. Mais ce sera peut-être pour une autre fois.

 

            Mais voilà, mes frères, je pense que nous pouvons sans cesse d'abord nous tenir sur les gardes - c'est un devoir et que nous pouvons, et que nous devons toujours prier, appeler au secours. Pour la prière de Jésus par exemple, les Orientaux disent que nous devons la réciter au rythme des battements de notre coeur.

            Donc, si notre coeur bat 70 fois par minute, eh bien il faut 70 fois par minute lancer l'appel au rythme des battement, ou bien une autre invocation. C'est presque cela qu'il faut faire au rythme de la respiration. Toujours en état de prière, en état d'alerte, en état de défense. Et toujours être prêt à attaquer lorsque le démon se lance sur nous.

            Voilà, mes frères, c'est cela l’oratio continua, l'Oraison continue, perpétuelle des Anciens. C'est d'être toujours attentifs à ce qui se passe autour de nous, c'est à dire autour de nous dans notre coeur pour ne jamais donner prise au Judas qui est en nous, mais le tenir dehors.

 

            Voilà, mes frères, maintenant c'est fini. Demain, ce sera le Jeudi-Saint. Et puis ce sera Vendredi, Samedi et la Vigile Pascale. Je pense que nous nous sommes bien préparés. Nous voyons bien ce qui nous attend dans notre vie, ce que nous allons faire liturgiquement, mystiquement pendant ces trois jours. 

            Attention ! Ce n'est pas du sentimentalisme, ce n'est pas du théâtre. Mais c'est un point fort, presque un pic à l'intérieur d'une réalité que nous vivons tous les jours.

            Et je rappelle à l'occasion que l'Office, notre Office quotidien, c'est la répétition de la Vigile Pascale, cette Vigile Pascale qui est elle-même le mémorial, le zitkarôn de la mort et de la résurrection du Christ, et encore au-delà de toute l'Histoire d'Israël, et plus haut encore de l'Histoire du monde.

            Donc voilà, mes frères, nous voyons quelle est notre place. Nous sommes tout petits, infimes là-dedans ? Mais non, chacun de nous est un enfant de Dieu et cela veut dire que notre valeur est infinie.

 


Homélie à l’Eucharistie du Jeudi-Saint.        27.03.86

 

Mes frères,

 

            Se laver les pieds les uns des autres, c'est donner sa vie les uns pour les autres non pas une fois en passant, mais à toute heure ; se laver les pieds les uns des autres, c'est ne plus exister pour soi mais pour les autres, c'est se livrer aux autres en nourriture. C'est un échange de vie.

            Et ainsi se crée une communion à l'intérieur de Celui qui nous a donné l'exemple à suivre, le Christ Jésus notre Dieu, Lui qui désire nous agréger à sa Personne afin de nous faire partager sa vie en plénitude: sa vie, sa vision, son bonheur.

 

            Mes frères, la sequela Christi, cette marche à la suite du Christ doit nous conduire jusqu'à ce point extrême d'amour. Nous devons comme Lui savoir aimer jusqu'au bout. Rien ne doit nous rebuter. Dans une telle vision de foi traduite jour après jour en actes concrets, notre corps et notre sang sont comme transsubstantiés, ils sont comme eucharistiés. Le «  Faites ceci en mémoire de moi » rejoint le « Faites vous aussi ce que j'ai fait pour vous » et le transfigure.

            Vraiment, lorsque nous nous donnons à nos frères, lorsque l’égoïsme est vaincu en nous, ce n'est plus nous qui vivons, c'est le Christ qui vit en nous. Nous sommes une apparition du Christ ressuscité, le Christ qui est d'abord mort et puis qui est revenu non pas à la même vie, mais à cette vie nouvelle qui était déjà la sienne dans le sein du père avant le commencement du monde.

            Oui, mes frères, lorsque nous posons ces actes d'amour, notre divinisation est en voie d'accomplissement et nos frères sont entraînés avec nous dans l'abîme de la vie Trinitaire. 

 

            Nous pouvons ainsi contempler et admirer l'unité du plan divin. La Pâque d'Israël en Egypte baptise les enfants de Jacob en Dieu leur libérateur. Il les constitue, il les consacre pour l'éternité en Peuple de Dieu.

            La Pâque de Jésus à Jérusalem baptise l'humanité entière dans la Trinité. Si bien que les hommes aujourd'hui peuvent être appelés fils de Dieu parce que ils le sont en réalité. Et nous les disciples du Christ, nous monnayons cette réalité chaque jour en nous immergeant à l'intérieur de l'Eucharistie et en donnant notre vie pour les autres.

 

            Mes frères, le geste du lavement des pieds auquel je vais procéder va nous rappeler cette vérité. Je serai seul à vous laver les pieds. Mais chacun d'entre vous dans son coeur lavera les pieds de tous les autres et se donnera à eux.

 

 

 

 

 


Vendredi-Saint.                                  28.03.86

Homélie à la célébration.

 

Mes frères,

 

            Nous pourrions nous attendrir longuement sur la passion et les souffrances de Jésus notre Christ. Il n'a rien mérité de ce qu'il a enduré, rien, absolument rien. Mais ne pensons pas seulement aux souffrances du calvaire, mais à tout ce qu'il a dû subir durant sa vie. Une nature aussi pure, aussi sensible que la sienne, la propre nature de Dieu, devait vibrer intensément à la moindre trace de malice qui la frôlait.

            Oui, la méchanceté des hommes, la nôtre, s'est déchaînée contre lui sans raison, contre lui qui est Dieu. Mais suivons son conseil : Pleurons plutôt sur nous. Car par nos péchés, nous creusons un gouffre sous nos pieds. Et soudain, bientôt, ce gouffre s'ouvrira pour nous engloutir.  

 

            Mes frères, Saint Benoît nous recommande d'avoir chaque jour la mort suspendue sous notre regard. Et au-delà de la mort, le tribunal devant lequel nous paraîtrons. Heureusement pour nous, notre mort ne peut être dissociée de la mort du Christ. Notre jugement ne peut être séparé du jugement qu'il a dû subir. C'est là notre sécurité, notre espérance envers en contre tout.

            Ce qui se trouve en face de nous là sur le calvaire, ce n'est pas seulement le péché le plus monstrueux que l'humanité ait commis, c'est aussi dans la personne du Christ, la révélation d'un amour au-delà duquel rien de plus grand, de plus beau ne peut être imaginé.

 

            Mes frères, il y a toujours d'un côté l'extrême lucidité de Dieu et de l'autre l'aveuglement de l'homme. C'est là un mystère. Pourquoi, mais pourquoi donc ce péché ? Il faut que nous soyons habités par une puissance qui nous pousse à poser des actes que de sang froid nous ne voudrions même pas concevoir.

            Oui, il y a en nous et autour de nous, comme je le rappelais dernièrement, un gigantesque conflit dans lequel nous sommes entraînés, dans lequel nous sommes partie prenante. Il y a Dieu et il y a le satan.

 

            Mes frères, lorsque Saint Benoît nous demande d'avoir la mort devant les yeux, ce n'est pas pour nous effrayer, mais c'est pour nous rappeler l'enjeu tellement important de notre vie, pour nous aider à toujours bien choisir, pour nous aider à collaborer avec le regard de Dieu posé sur nous.

            Oui, Dieu a voulu revêtir notre chair, se mettre à notre place, prendre sur lui la masse absolument inimaginable de nos crimes. Et ce ne fut pas pour rire ! Je me demande comment son coeur d'homme, cet organe si délicat, a pu résister à cette pression, à cette souffrance ?

 

            Il serait irrespectueux de s'étendre sur cette souffrance. L'Esprit-Saint, par la bouche du prophète, l'a discrètement évoquée. Laissons-là plutôt vivre en nous et attiser une confiance toujours nouvelle en ce Dieu qui a voulu prendre sur lui nos crimes.

            Mes frères, nous pouvons nous demander si nous agissons ainsi à l'endroit de ceux qui nous sont redevables de quelque offense ? Vous savez, c'est tellement relatif tout cela. Et ce que nous devons endurer de la part d'un autre, ça ne représente à-peu-près rien à côté de ce que Dieu a dû supporter.

 

            Notre Pâque sera donc d'abord de reconnaître notre responsabilité dans la mort du Christ, c'est à dire dans le meurtre de Dieu. Et puis nous devrons essayer, prendre la résolution d'être pour les autres ce que le Christ a été pour nous. C'est à dire, marcher humblement à la suite du Christ sur la route de l'obéissance.

            Obéissance à Dieu d'abord, mais aussi obéissance à nos frères; savoir que notre place ce n'est pas à leur tête pour les écraser, mais sous leurs pieds pour les porter comme la terre nous porte. Ainsi sur cette route, nous connaîtrons la mort à notre tour, mort de notre égoïsme, afin que nous puissions renaître dans une charité authentique et être entièrement transfigurés.

 

            Voilà, mes frères, le chemin vers la sainteté. Nous y sommes engagés qui que nous soyons, nous les moines mais aussi les chrétiens dans le monde. Tous, c'est là notre devoir : être sur cette terre présence renouvelée, rayonnante du Christ et de son amour.

            Si nous n'agissons pas ainsi, mes frères, nous commettons à notre tour une trahison. Et ça ne peut pas arriver. Nous irons donc vaillamment de l'avant, petitement à l'intérieur de cette vaillance en sachant que c'est la force du Christ qui nous permettra d'avancer et que c'est Lui qui, finalement, remportera en nous la victoire contre le péché.

 

                                                                                                          Amen.

 

 

Exhortation à l’Office de Complies.

 

Mes frères,

 

            Le Samedi-Saint, le Saint Sabbat de la Grande Pâque, a été pour le Christ notre Dieu, donc pour Dieu lui-même, le jour le plus long. Ce jour, il l'a vécu dans son temps d'homme car il était devenu un homme sans secours, libre parmi les morts. Et il l'a vécu dans son temps de Dieu qui est éternité.

            Voilà donc un jour qui n'a pas de commencement et qui n'a pas de fin. C'est ainsi que Dieu l'a vécu. Il l'a vécu pour lui car c'est en toute vérité que lui, Dieu, a connu la damnation. Et il l'a vécu pour nous qui avions mérité la damnation, qui étions séparés de l'amour et de la vie à cause de notre péché.

            Qui parmi nous, mes frères, oserait dire qu'il est sans péché ? La descente du Christ aux enfers rend donc un son d'éternité. Elle ne cessera que dans la disparition du péché et de la mort, que dans l'assomption du dernier homme à l'intérieur de la gloire de Dieu.

 

            Mes frères, ce Samedi-Saint est sans doute le mystère le plus profond, le plus difficile de notre foi. Et pourtant il est aussi le plus réconfortant. Car depuis que Dieu est entré dans les enfers, depuis qu'il a voulu y établir sa demeure, son lieu, dans les enfers nous sommes chez nous parce que nous sommes chez Dieu.

            Il y a là un paradoxe, la rencontre de contradictoires qui échappent à notre captus mental, à notre captus intellectuel, mais que notre foi peut atteindre, devant lesquels notre foi s'incline avec reconnaissance. Les ténèbres du Samedi-Saint, l'engloutissement de Dieu dans le néant infernal nous fait pressentir la nature du péché.

 

            Le péché est un état où l'homme vit sa propre mort. L'homme est figé dans la mort. Il est glacé d'horreur et de peur dans le sentiment de l'irrémédiable et de l'éternel. Et pourtant, nous pouvons allègrement pécher sans avoir conscience de cette épouvante.

            Mais attention, le vertige de l'illusion n'annule pas la réalité. Et un jour se lèvera où cette conscience sera extrêmement vive en nous, quand ce ne serait qu'après notre mort physique, lorsque notre péché sera en face de nous et que, dégagé de toutes les rêveries, nous le verrons tel qu'il est.

 

            C'est pourquoi, mes frères, dans l'évolution normale d'une vie spirituelle, il est nécessaire de faire l'expérience du Samedi-Saint. Il est préférable de la faire avant de mourir qu'après. En effet, là où la tête, le Christ, est descendu à cause du péché, il est nécessaire que les membres du Christ y passent aussi, membres qui eux sont de véritables pécheurs.       

 

            Et cette expérience du Samedi Saint, comment la définir? Eh bien, c'est  impossible ! Il est impossible de la décrire. Celui qui l'a connue, dès qu'il en est sorti par une sorte de résurrection, il a aussitôt oublié tout ce qu'il avait connu, tout ce qu'il avait souffert. Dès qu'un homme entre comme le larron dans le paradis, il oublie aussitôt tout ce qu'il a enduré avant ce moment.

            La seule chose qui demeure, c'est le sentiment, le souvenir que cet enterrement disons, cet enfouissement dans une sorte de néant infernal devait durer toute l'éternité ; le sentiment que jamais ça ne connaîtrait de fin. Et c'est cela peut-être le plus dur et le plus sensible dans cette expérience du Samedi-Saint, ce sentiment d'éternité.

            J'ai l'impression que c'est le Christ lui-même qui le revit à l'intérieur de cet homme, car l'homme seul ne peut faire cette expérience de l'éternité si Dieu ne la fait pas en lui.

 

            L'enfouissement du moine dans le désert en est déjà le signe et les prémices. Et effet, dès que le moine entre dans cet enclos, dans ce claustrum, dans cette clôture qu'est le monastère, il se sépare du monde. Il se sépare de sa vie antérieure. Il anticipe sa propre mort. C'est un ne plus être, ne plus exister pour les autres et des autres pour soi.

            Cela ne veut pas dire que c'est un repli égoïste dans une petite vie qu'on voudrait facile. Non, il s’agit ici d'une expérience d'ordre spirituel et mystique. Il y a véritablement une séparation qui se produit et qui doit être entretenue et maintenue sous peine de rater sa vie.

 

            Mes frères, cette disparition du moine dans une sorte de non-existence, elle est pour l'accueil d'une vie nouvelle dans un monde nouveau. Cette vie nouvelle n'est rien moins que la vie même du Christ. Et ce monde nouveau, c'est ce fameux paradis dont le Christ parlait à ce bandit repentant.

            Voilà donc un homme qui, au dernier instant de son existence, la dernière heure peut-être, reçoit de Dieu une illumination. Et il reconnaît dans son compagnon de supplice, dans celui qui est devenu vraiment, disons, un ami dans le malheur, voilà qu'il reconnaît quelqu'un d'autre. Cela, c'est aussi quelque chose qu'il n'est pas possible de faire naturellement.

 

            Mes frères, nous devons donc, dans cette expérience du Samedi-Saint, retrouver l'expérience du bon larron. C'est à dire entrer dans la conscience suraiguë de notre état de pécheur. Nous ne valons pas mieux que lui. Nous nous découvrons son frère, nous nous découvrons son ami et nous trouvons en lui un modèle et un intercesseur, un homme qui est là pour nous montrer la route et pour nous accueillir.        

 

            Mes frères, la vigilance et la prudence s'imposent donc tous les jours de notre vie. En effet, le Christ revit en nous son mystère et nous vivons le nôtre en lui. Il y a là un admirable échange que nous devons respecter, que nous devons entretenir avec un respect infini. Car c'est le don même de Dieu, Dieu qui se donne à nous afin que nous puissions nous restituer à lui. Nous sommes venus de lui. Nous sommes ses créatures. Et nous retournons à lui par le chemin qu'il nous montre.

 

            Mes frères, ce chemin rencontrera sans doute tôt ou tard le Samedi-Saint. Mais lorsque nous y serons, il nous semblera que tout est perdu définitivement. Mais heureux serons-nous si nous trouvons à côté de nous un homme qui peut nous dire : « Non, rien n'est perdu, mais c'est maintenant l'heure où sonnera bientôt, très vite, la bienheureuse résurrection. »

 

 

Homélie de la Vigile Pascale.                    29.03.86

 

Mes frères,

 

            Dieu n'a pas créé le monde pour le vouer à l'anéantissement. Il n'a pas créé l'homme pour le conduire à la mort. Dieu est amour. Il est vie, débordement de vie. 

            Nous venons de parcourir les grandes étapes de son projet qui n'est qu'un projet d'amour. Si Dieu a créé ce cosmos si beau, s'il lui a donné une conscience dans cette fleur qu'est l'homme, c'est afin de faire participer toute cette immensité à sa propre vie Trinitaire.

            Ah ! mes frères, nous soupçonnons déjà quelque peu en quoi consiste cette vie de Dieu. C'est ne plus avoir en soi qu'un débordement de vie à la manière de Dieu. Il veut se réfracter en chacun d'entre nous comme la lumière dans les gouttes de la rosée. Il veut que chacun de nous devienne un véritable Dieu à côté de Lui, en Lui.            

 

            Mes frères, c'est à cette communion que nous sommes appelés. Nous sommes donc entrés dans son mystère, dans le mystère de son être et de son coeur. Laissons-nous donc emporter dans cette lumière, même si elle nous paraît parfois si éblouissante qu'elle nous plonge dans une espèce d'obscurité. Rappelez-vous cette nuée qui guidait les enfants d'Israël à travers le désert. Elle était à la fois nuée et lumière.

 

            Mes frères, notre marche à la suite du Christ ne doit pas s'arrêter devant la pierre du sépulcre. Nous sommes ensevelis dans une chair de péché. O non, la chair en soi n'est pas pécheresse, c'est le péché qui habite à l'intérieur de notre coeur, mais ce n'est pas pour toujours.

            Peut-être parfois ne comprenons-nous pas ce qui nous arrive. Souvent, nous sommes aveuglés par la passion, par des choses qui se passent en nous, autour de nous, et qui nous entraînent comme malgré nous. l'Apôtre Saint Paul a si bien décrit ces soubresauts du vieil homme qui s'attache à des illusions et qui pense posséder la vie et la distribuer. Car en fait, ce n'est qu'une illusion, une vapeur de vie.

            Mes frères, nous devons donc toujours avancer, faire confiance. C'est en descendant avec le Christ dans l'abîme de notre péché, de notre malice que nous connaîtrons un jour la joie immense d'une totale métamorphose, la surprise émerveillée de notre résurrection.

 

            Vous savez, mes frères, que dès l'origine, les moines ont eu cette ambition surnaturelle de goûter dès avant la mort physique la petite résurrection. C'est à dire d'avoir le coeur tellement purifié qu'il peut déjà, comme le Seigneur lui-même l'a promis, regarder Dieu face à face, voir sa lumière, en être abreuvé, devenir soi-même lumière.

 

            Mes frères, nous devons pour cela emprunter la fameuse échelle de l'humilité que Saint Benoît a mis à notre disposition pour explorer la mort, pour la traverser et resurgir transfiguré.

            L'aventure formidable de ces fils d'Israël descendant dans la mer, la traversant à pied sec, et parvenant sur l'autre rive dans la liberté enfin possédée, c'est l'image de ce qui nous est appelé de vivre, nous qui avons reçu le baptême.

            Mais ne restons pas au milieu de la mer car elle pourrait toujours refluer et nous recouvrir. Non, nous sommes destinés à la traverser et à entrer dans la communion des trois Personnes divines, ces trois oiseaux fous ivres d'espace.

 

            Mes frères, nous ne pouvons dissocier la résurrection du Christ de la nôtre, sa passion de notre péché. Notre foi consiste à accepter notre condition présente et à veiller dans l'attente de notre délivrance.

            Oui, le moine, tout chrétien d'ailleurs, doit être un veilleur. Nous ne pouvons pas nous endormir. La nuit de ce monde est le lieu de notre veille. Nous allons donc nous abandonner à Dieu, le suivre partout où il nous conduira.

            Abraham était parti aussi sans savoir où il allait. Dieu le conduisait vers cette montagne où il allait en principe sacrifier son propre fils.  Il nous est demandé parfois à nous de sacrifier ce qui nous paraît le plus délicat, ce qui nous paraît le meilleur, certaines ambitions, certains désirs.

 

            Mes frères, lorsque nous sacrifions ainsi à Dieu notre propre vie, ce n'est pas pour disparaître dans une stérilité désespérante. Non, c'est pour nous ouvrir à une fécondité inépuisable. Notre descendance spirituelle, celle de chacun des véritables chrétiens, deviendra aussi nombreuse que les étoiles du ciel. La bénédiction d'Abraham repose sur chacun d'entre nous.

            Nous devrions en être persuadés afin de trouver la vigueur de marcher toujours, de placer nos pas dans la trace de ceux du Christ, de ne pas avoir peur de goûter parfois la mort, car au-delà d'elle, c'est la vie indicible, l'incorruptible vie divine.

 

            Si Dieu est entré en communion avec nous par une mort semblable à la nôtre, il nous fait entrer en communion avec lui par une résurrection semblable aussi à la sienne. Cet admirable échange, c'est tout le propos d'une vie chrétienne, de notre vie d'homme même.

            Mes frères, nous y serons fidèles. Le Christ est ressuscité. Le Christ ressuscite en nous. Soyons donc dans la joie ! .Et cette joie, faisons-là partager à tous nos frères !  Comment ? Mais par notre confiance, par une sorte de rayonnement. Et vous savez cette fameuse parole de Nietzsche. Je commencerai à croire lorsque les chrétiens seront vraiment des gens heureux.

            Mes frères, chassons toute tristesse de notre coeur. La seule véritable et sainte tristesse est celle de sentir le péché qui nous habite encore. Mais cette tristesse deviendra la joie. Et cette joie, personne jamais ne pourra nous la ravir.

 

                                                                                              Amen.

 

 

 

Homélie à l’Eucharistie de Pâques.              30.03.86

 

Mes frères,

 

            Nous sommes des êtres étranges. Nous voici ressuscités avec le Christ, nous siégeons en maître auprès de Lui dans les cieux, et pourtant, nous ne cessons de traîner derrière nous le lamentable fardeau de nos péchés. Il existe en nous des ferments mauvais, putrides qui empoisonnent la pâte de notre vie.

 

            Notre Père Saint Benoît nous prescrit de lutter contre eux jusqu'à ce que notre coeur entièrement purifié devienne une pâte nouvelle que Dieu pourra façonner, refaçonner à son image. Tel est notre chemin, notre Pâque, la Pâque du Christ en nous.     Car s'il a donné sa vie en rançon pour la nôtre, c'est afin de faire de nous ses frères, c'est à dire apparition de ce qu'il est. Et ce n'est pas possible s'il reste encore en nous, comme le disait l'Apôtre, des ferments de perversité. 

            Mes frères, notre grande tâche est donc toujours cette purification de notre coeur. Prêtons-nous généreusement au traitement que Dieu lui-même veut nous appliquer. Car Lui seul peut pousser à fond cette purification de notre être. 

 

            Les disciples, est-il dit, n'avaient pas compris que Jésus devait ressusciter d'entre les morts. Je pense qu'un pas spirituel décisif est accompli lorsque nous-mêmes comprenons que le Christ doit ressusciter en nous.

            Il en va comme si le Christ n'était pas encore entièrement ressuscité. Là où Lui est entré, Lui qui est notre tête, il faut que nous-mêmes entrions à notre tour, nous qui sommes ses membres. Notre sequela Christi, notre marche à la suite du Christ nous conduit à l'intérieur des cieux.

            Mes frères, ceci n'est pas une expression symbolique. C'est une réalité. Lorsque le coeur d'un homme est devenu pur, lorsque la vie divine a triomphé dans ce coeur, cet homme sait très bien - et il le voit - qu'il est dans les cieux.

 

            Lorsqu'on parle de résurrection, ne pensons pas à un retour à la vie, il s’agit de bien autre chose. Il s’agit d'une métamorphose radicale, totale, de notre être. Notre chair devient la chair même du Christ. Il n'est pas possible d'imaginer ce que ça représente. Nous devons seulement savoir et croire que notre chair alors ne sera plus soumise à l'entropie, à la dégradation inévitable, mais qu'elle sera revêtue d'incorruptibilité.

 

            Une chair incorruptible, mes frères, mais c'est cette chair que nous recevons dans l'Eucharistie. Si nous pouvions nous nourrir uniquement de l'Eucharistie, je pense que bientôt notre chair serait métamorphosée.

            Il y a cette chair du Christ bien réelle quoi que sous une apparence sacramentelle. Mais il y a aussi manger la chair de Dieu lorsqu'on fait la volonté de Dieu. Et ainsi, mes frères, nous pouvons être entièrement refaçonnés grâce à cette nourriture qui est à notre disposition à toute heure.

 

            Il est dit aussi que les disciples couraient vers le tombeau du Christ. Saint Benoît nous demande aussi de courir. Ne perdons donc pas notre temps. Ne nous arrêtons pas, ne nous attardons pas. Nous n'avons pas de temps à perdre. Notre Pâque, notre passage doit être rapide. C'est notre vie entière qui est ce passage.

 

            Mes frères, ne pensons pas à quelque chose qui nous empêcherait de vivre. Au contraire, il s’agit  encore une fois de passer de la corruption à l'incorruptibilité, de la chair à l'esprit, de la mort à la vie, de la souillure à la pureté, de l’égoïsme à la charité ; de devenir, je le répète,  une image parfaite de ce qu'est Dieu, de ce qu'est le Christ, parfaite à la mesure humaine naturellement.

 

            Mes frères, n'oublions pas ceci : nous ne vieillissons pas. Si nous sommes de vrais chrétiens, nous allons vers notre jeunesse. Et c'est dans cette beauté que je vous souhaite de vivre aujourd'hui et tous les autres jours votre Pâque.

 

                                                                                                                      Amen.

 

 

 

 

 

Table des matières de la Semaine Sainte 1986.

 

 

Homélie du dimanche des rameaux.             23.03.86........................ 190

Chapitre du Lundi-Saint.                        24.03.86................................. 191

Le mystère de l’onction de Béthanie............................................................................................................ 191

Chapitre du Mardi-Saint.                       25.03.86................................. 194

La trahison de Judas........................................................................................................................................ 194

Chapitre du Mercredi-Saint.                    26.03.86............................. 197

Le mystère de l’agir de Dieu.......................................................................................................................... 197

Homélie à l’Eucharistie du Jeudi-Saint.        27.03.86...................... 201

Vendredi-Saint.                                  28.03.86....................................... 202

Homélie à la célébration................................................................................................................................. 202

Exhortation à l’Office de Complies.............................................................................................................. 203

Homélie de la Vigile Pascale.                    29.03.86........................... 205

Homélie à l’Eucharistie de Pâques.              30.03.86....................... 207

Table des matières de la Semaine Sainte 1986............................... 208

 

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Liste des tables.

Table des matières de la Semaine Sainte 1978…………25

Table des matières de la Semaine Sainte 1979…………49

Table des matières de la Semaine Sainte 1980…………68

Table des matières de la Semaine Sainte 1981……….100

Table des matières de la Semaine Sainte 1982……….121

Table des matières de la Semaine Sainte 1983……….148

Table des matières de la Semaine Sainte 1984……….166

Table des matières de la Semaine Sainte 1985……….188

Table des matières de la Semaine Sainte 1986……….208

 

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