Homélie du dimanche des rameaux.             31.03.85

 

Mes frères,

 

            Le triomphe du Christ est inséparable de son martyre. Il dira plus tard à deux de ses disciples troublés par sa mort : « Ne fallait-il pas que le Christ souffrit tout cela afin d'entrer dans sa gloire. » Or, ce n'était pas une fatalité ordonnée par un Dieu despote, jaloux, cruel.

            Non, c'était le fruit du plus grand se tous les amours. Il avait pris sur lui l'incommensurable poids de la souffrance des hommes, depuis le premier homme jusqu'au dernier, et le poids encore beaucoup plus lourd de leurs péchés cause de toutes les souffrances, de tous les malheurs, de toutes les morts.

 

            C'est cela notre Dieu, mes frères. Il ne lui est pas possible de voir souffrir sa créature sans prendre sur lui cette souffrance pour l'exorciser. Oui, son mystère se poursuit encore tous les jours, aujourd'hui encore.

            O, si nous pouvions le contempler, si nous pouvions voir cette beauté, la beauté de cet amour, nous serions beaucoup plus forts dans nos difficultés, dans nos détresses. Nous saurions qu'elles sont la semence de ce qui plus tard sera notre bonheur.

            Mes frères, nous sommes les membres du Christ. Tous ensemble nous formons son Corps. Et le Corps du Christ, c'est le Corps de Dieu. Ne l'oublions jamais. Nous sommes les cellules de ce Corps. Des cellules, hélas, qui souffrent et qui font souffrir. Elles font souffrir les autres hommes. Elles font souffrir Dieu.

 

            Mais comment serait-il possible de desserrer le carcan de cette souffrance ? Tout d'abord, il faudrait que nous ne soyons jamais plus cause de souffrance pour les autres. Et pour cela, nous devons nous oublier, nous devons tout supporter plutôt que de faire souffrir quelqu'un d'autre. Même si ce que nous devons subir est injuste, il ne faut pas que nous ajoutions encore au poids de l'injustice et de la souffrance.

            Et ensuite, il faudrait que nous déchargions les autres de leur souffrance en la prenant sur nous, en participant au Christ, en lui permettant de revivre en nous ce mystère de substitution qui a fait qu'il subit cette passion et qu'il mourût.

 

            Mes frères, nous avons pour cela un moyen très simple à notre disposition: c'est notre obéissance. Et nous nous y sommes engagés. Cette obéissance, elle nous fait parvenir parfaitement un avec le Christ et, dans le Christ, avec tous nos frères, avec tous les hommes. Et à ce moment, nous sommes au coeur du mystère et notre amour devient plus fort que la souffrance et que la mort.

 

            Oui, mes frères, la mort du Christ, la mort de Dieu nous encourage à accepter la nôtre. O, je ne pense pas tellement maintenant à notre mort physique, mais à cette mort mystique qui est bien plus dure encore. Etre dépossédé de soi, ne plus s'appartenir, laisser en soi toute la place à Dieu et aux autres, ne plus vivre pour soi mais vivre pour les autres.             O, mes frères, il n'y a plus en nous la moindre trace d'égoïsme, il ne nous est plus possible de faire souffrir. Mais par contre, nous avons comme le Christ absorbé en nous la souffrance des autres. Oui, ce mystère ne se joue pas, mes frères. Il n'est pas possible de l'apprendre en se cassant la tête. Non, c'est en conformant notre volonté à celle de Dieu que nous y entrons.

            Mais au moment où nous disparaissons en lui, nous triomphons comme lui car nous goûtons la parfaite liberté et déjà nous sentons palpiter en nous la vie divine, cette vie éternelle incorruptible qui nous permet d'entrevoir déjà la lumière et de goûter la communion avec tous ceux qui sont vivants et tous ceux que nous qualifions de mort, mais qui en réalité sont, eux, en possession de la véritable vie.

            Avec eux aussi nous sommes en communion, et surtout avec eux. Ils nous soutiennent, ils nous protègent, ils nous encouragent et ils nous attendent. Ils attendent que nous les imitions, que nous soyons ici sur terre ce que eux sont déjà dans cette béatitude qu'ils goûtent. 

 

            Mes frères, voilà le triomphe de l'amour, voilà le sens de cette journée d'aujourd'hui, le sens de cette Semaine Sainte de la grande Pâque du Seigneur qui est aussi la nôtre. Par cette Eucharistie, nous allons y entrer.

            Nous allons tous communier au Corps et au Sang du Christ. Nous allons tous renforcer notre communion. Et tous ensemble, nous marcherons sur les routes de cette vie jusqu'au jour où face à face nous verrons notre Christ, nous verrons Dieu. Et devenus un seul être bien conscient avec lui, nous goûterons pour jamais le bonheur éternel.

 

                                                           Amen.

 

 

 

Chapitre du Lundi-Saint.                        01.04.85

L’onction de Béthanie.

 

Mes frères,

 

            Ce matin au cours de l'Eucharistie, nous avons entendu une fois encore le récit le plus beau et le plus riche de tout l'Evangile : l'onction de Béthanie. Le Christ lui-même avait dit à ceux qui critiquaient le geste de Marie que le sacrifice qu'elle avait fait de ce parfum hors prix et d'elle-même, serait proclamé dans le monde entier. Cela fait donc partie de l'Evangile. On ne peut pas soustraire le geste de Marie sans risquer de fausser la Bonne Nouvelle. 

 

            L'Evangéliste Saint Luc n'en parle pas explicitement. Mais, à mon avis, nous voyons le début de ce geste. Il nous dit qu'un jour Jésus est reçu par deux sœurs, Marthe et Marie. Marthe s'affaire à la préparation d'un repas tandis que Marie est assise aux pieds de Jésus. Il me semble que c'est le début de la scène dont parlent Saint Jean et les deux autres Evangélistes.

            On prépare le repas, ce même repas, à Béthanie. Et Marie, assise aux pieds de Jésus est là immobile. Elle regarde Jésus. Elle dévore et elle boit ses paroles. Que se passe-t-il ? Quelque chose d'extraordinaire. Elle laisse le Verbe de Dieu entrer en elle, la pénétrer, arriver jusque en son coeur. Et là, ce Verbe la transforme. Marie n'est plus la même. Marie ne s'appartient plus. Le Christ a pris possession d'elle, il l'a choisie. Et nous verrons dans la suite ce qui va se passer.

 

            Remarquons l'antithèse entre les deux sœurs. Marthe est affairée. Elle prépare le repas. Et pendant le repas, elle continue de servir. Marthe, est-il dit, assurait le service. Et elle le fait en tant que majordome. Elle est attentive au moindre détail. Ce doit être réussi. Et c'est vrai !

            Mais en plus, il y a autre chose : Lazare est l'un des convives. Ce Lazare que Jésus a ressuscité d'entre les morts, c'est bien celui-là. Le roi de la fête, c'est Lazare. Et la reine de la fête, c'est Marthe. Tout l'honneur rejaillit sur elle. Il faut donc que ce soit une fête réussie. Voyez donc que Marthe est entièrement prise par l'actualité du moment présent. Donc, voici Marthe !

            Maintenant Marie ? Marie, elle, c'est tout autre chose. Marie, elle est présente à l'actualité du temps cosmique. Est-ce que vous voyez la différence ? Marie, qui jusqu'à présent est effacée, voici que elle fait irruption dans la salle de festin et qu'elle pose un geste d'une beauté qui relève de la folie.

 

            Elle a donc un vase qui contient un parfum d'une valeur de 300 deniers d'argent. Je vous l'ai déjà dit, mais il est  toujours bon de le rappeler : ça représente 300 jours de travail, donc une année de travail. A l'échelle d'un salaire d'ouvrier, d'un simple ouvrier, maintenant ça représente une affaire de 400 à 500.000 francs.

            Voilà que Marie verse ce parfum sur les pieds de Jésus. Elle frotte les pieds nus de Jésus pour bien faire entrer le parfum à l'intérieur de la peau. Puis elle l'essuie avec ses cheveux. Qu'arrive-t-il ici ?

            Avec le parfum, c'est Marie qui entre à l'intérieur de Jésus. Elle pénètre sous la peau de Jésus. Avant, pendant qu'on préparait le repas, c'est Jésus qui entrait dans Marie assise à ses pieds. Maintenant c'est Marie agenouillée aux pieds de Jésus qui entre à l'intérieur de Jésus. N'oublions pas que Marie  signifie : océan de parfum.

 

            Mais qu'arrive-t-il alors pour Marie ?  Marie est entièrement absorbée à l'intérieur de Jésus. Tantôt, c'était Jésus qui prenait possession du coeur de Marie, et maintenant c'est Marie qui prend possession de l'être de Jésus. Les voici donc parfaitement unis. Et Marie passe de l'autre côté, là où se trouve Jésus, Jésus dans sa solitude. Elle voit tout le mystère de cet homme.

            Elle le voit et elle le pénètre, non pas spéculativement, mais elle est devenue un avec le mystère de ce Dieu devenu homme. Et en même temps, participant ainsi à ce mystère, elle voit les choses depuis le commencement. Or, le Verbe de Dieu était dès avant la création du monde destiné à être immolé pour ce monde. Il est l'Agneau immolé dès avant la création du monde. Et Marie, elle voit tout cela et elle le sait.

 

            C'est cela que je veux dire : présence à l'actualité pour aujourd'hui du temps cosmique. Marie est entrée dans l'éternité. Elle est de l'autre côté du monde. C'est à dire que en face d'elle, le monde va réagir négativement. Le monde va la critiquer. Le monde est étonné. Le monde est scandalisé. Le monde ne peut pas comprendre. Marie, c'est fini. Marie a décroché du monde. Marie est du côté de Jésus.

            Et de même que Jésus tantôt, bientôt, sera rejeté par le monde, Marie dès maintenant est déjà rejetée par le monde, c'est à dire par les convives, c'est à dire par les disciples de Jésus qui n'y comprennent rien. N'oublions pas que Judas est leur porte-parole. Mais les autres Evangélistes nous disent que tous les Apôtres grinçaient des dents contre Marie.

 

            Et ce geste de Marie scelle donc son union mystique avec Jésus, et elle fait entrer Marie dans une solitude infinie. Elle meurt maintenant et elle ressuscite déjà avec Jésus.  Le parfum est répandu sur les pieds de Jésus. Il est broyé sur ses pieds et il entre à l'intérieur de Jésus. Et en même temps, il se répand déjà à l'extérieur. Si bien que toute la maison en est embaumée.

            Vous avez là Marie qui vraiment meurt en Christ et qui revient à la vie mystiquement. Et revenant à la vie, elle illumine, elle embaume toute la maison, c'est à dire l'univers entier.

 

            Il y a là un geste prophétique. Marie, dès qu'elle a été prise par Jésus, est devenue prophète. Et par le geste qu'elle pose, elle annonce, mais sans aucune parole, mais par un davar qui est transparent de clarté, que Jésus va mourir et ressuscité, et qu'elle meurt et ressuscite avec lui, elle qui représente à ce moment-là l'humanité toute entière.

            Vous avez donc là deux partenaires du drame cosmique. D'un côté, Dieu devenu homme et de l'autre côté, l'humanité devenant Dieu. Et c'est réussi. Mais les spectateurs n'y comprennent rien, eux. Et les spectateurs sont vraiment entrés, entrés dans ce geste.

 

            Marie passe à travers tout. Pourquoi ? Parce que elle ne se possède plus. Elle a été poussée à ce geste, ça a été plus fort qu'elle. Elle était entièrement possédée par l'Esprit, et voilà, elle posait ce geste. Elle montre par là qu'elle était devenue la femme forte en face des Apôtres qui étaient des faiblards. Marie ne recule devant rien ni personne.

            Les Apôtres, eux, dans quelques jours ils seraient à Gethsémani, et là, ils vont sombrer dans le sommeil et ils vont laisser Jésus seul. Et après ça, ils vont prendre la poudre d'escampette, ils vont se disperser et on ne les verra plus ! Pas Marie !

            Marie, elle, elle s'est unie à Jésus. Elle ne pouvait plus le quitter. Elle a effacé, je dirais, elle a annulé ce que Jésus a dit aux Apôtres, à Pierre, à Jacques et à Jean : « Veillez et priez car l'esprit est ardent, mais la chair est faible. » Ici, chez Marie, l'esprit était ardent, mais la chair était forte.

 

            Pourquoi sa chair était-elle devenue forte ? Mais parce que dans une confiance absolue, elle s'était ouverte à Jésus le Verbe de Dieu qui avait pris possession d'elle et qui lui avait donné la force de Dieu lui-même, cette force qui soutient le monde, et qui le crée, et qui le porte à sa perfection. C'est cette force qui habitait Marie. A ce moment-là, sa chair était spiritualisée. Il n'y avait plus de fossé entre la chair et l'esprit. C'était une chair spiritualisée. C'était une chair qui était pré-ressuscitée.

            Alors voyez jusqu'où Dieu poussait la merveille, et sa condescendance, et son humilité. Marie devenue une femme forte, entrant à l'intérieur de Jésus avec son parfum, avec le parfum qu'elle était, Marie alors donnait au coeur et à la chair de Jésus-homme la force dont il aurait besoin pour affronter l'épouvante de sa passion. 

 

            Il y a là le secours magnifique apporté par une femme, qui en principe est l'être faible, à l'homme, au fils de l'homme qui allait sentir dans son être la faiblesse d'une chair d'homme, qui allait être sur le point de céder à la peur. Mais non, ce n'était pas possible, ça n'arriverait pas parce que toute sa force viendrait de cette femme qui était devenue forte parce que Lui s'était entièrement déversé en elle.

            Vous avez là aussi la préfiguration, si je puis dire ainsi, ou le symbole, ou l'image, de ce que la Vierge Marie était dans le secret. Elle ne pouvait pas s'afficher, la Vierge Marie. Elle avait besoin d'une ambassadrice. Et Marie était prophète, non seulement de la part de Dieu, mais aussi pour Marie. Elle était comme son ambassadrice ou sa déléguée.

 

            Maintenant, il y a la réaction des spectateurs. Nous ne pouvons pas imaginer leur surprise. Mais je me demande, nous, du quel côté nous nous serions placés ? Je me le demande ? Nous aurions probablement réagi comme les Apôtres ?         

            Eh bien, Marie a été l'apparition de la Sagesse de Dieu qui est folie pour les hommes. Mais la folie de Dieu est aussi la suprême Sagesse.

           

            Mes frères, il y a là une incompatibilité entre Sagesse de Dieu et sagesse des hommes. L'homme est raisonnable. L'homme est logique. L'Homme est prudent. Dieu, lui, il est fou. Dieu est téméraire. Dieu prend des risques !

            Et voilà que Marie passe du côté de Dieu et qu'elle devient comme Lui. Les gens raisonnables alors, qui sont là autour de la table, ils crient au scandale. Et la solitude de Marie devient encore beaucoup plus grande, beaucoup plus profonde. Mais ça ne fait rien, elle est entrée dans la solitude de Dieu. Dieu sera toujours le grand incompris comme Marie a été ici la grande incomprise.

 

            Et j'ai repéré pour illustrer cela un très bel apophtegme, encore un apophtegme de Saint Antoine. Il serait intéressant de l'expliquer un jour, mais il y a tant de choses à raconter :

Abba Antoine dit : « Un temps vient où les hommes deviendront fous. Et lorsqu’ils rencontreront  quelqu'un qui. n'est pas fou, ils se tourneront vers lui en disant : « Tu déraisonnes. » Et cela, parce qu’il ne leur ressemble pas. »

 

            Vous avez compris ? Les hommes deviennent fou dans leur propre sagesse. L'Apôtre l'a dit : « Je vais prendre les sages au piège de leur sagesse. »

            La sagesse des hommes en réalité elle rend les hommes fous parce que elle les fait tournoyer à l'intérieur d'un tout petit monde, le monde de leur petit esprit, de leur petite sagesse, de leur petit coeur. Et ces hommes ainsi qui sont devenus trop raisonnables, trop fous, lorsqu'ils en voient un qui est habité par l'Esprit de Dieu, et qui alors possède une Sagesse qui les écrase et qui les étonne, ils disent : « Mais toi, tu es fou. »

            Pourquoi disent-ils cela ? Mais parce que cet homme possédé par Dieu ne leur ressemble pas. C'est tout à fait ce qui est arrivé à Marie. Elle avait autour d'elle des gens raisonnables, des gens biens, des gens sages. Elle seule était folle. Mais en réalité, tous ceux qui la regardaient étaient des fous. elle était la seule sage.

 

            Marie est ainsi la sœur, je ne dirais pas la mère, mais la sœur du moine et de la moniale qui doivent aussi être habités par cette folie. C'est la folie de la croix, c'est la folie de l'obéissance, c'est la folie de la confiance, c'est la folie de l'espérance, c'est la folie de l'amour qui fait poser des actes qui sont contraires à la raison, qui sont contraires à la sagesse des hommes.

            Mes frères, je pense que notre choix est fait. Maintenant que nous savons, maintenant que nous comprenons, mais nous choisissons d'être du côté de Marie plutôt que d'être du côté de ceux qui la critiquent. Mais sachons-le bien. Si nous sommes du côté de Marie, nous entrons aussi du côté de sa solitude. On ne nous comprendra pas. On s'étonnera de nous. On nous admirera peut-être, les meilleurs, mais on dira : Ils ne sont pas tout à fait justes .

 

            Mais ça ne fait rien, mes frères, nous savons à qui nous avons cru. Nous connaissons Celui auquel nous nous sommes donnés. Et avec Marie, nous n'hésiterons pas à aller jusqu'au bout. Parce que sachons-le bien aussi : sans nous, Dieu ne peut rien faire .  Si nous ne sommes pas là pour l'accueillir, pour lui permettre de revivre en nous son mystère d'incarnation, de rédemption et de résurrection, la création et le plan de Dieu sont condamnés à l'avortement. Il lui faut des hommes, des femmes, dans lesquels il puisse à nouveau s'incarner mystiquement. Il nous a appelés pour cela. Nous avons dit oui. Nous nous sommes offerts.

 

            Nous sommes à nouveau dans cette Semaine Sainte de la Pâque. Eh bien, nous lui dirons d'accord, d'accord. Malgré notre faiblesse nous marcherons. Et nous attendons le jour où le fossé entre la faiblesse de la chair et la vigueur de l'esprit sera comblé. Ce sera le jour où Dieu le voudra. Mais nous hâterons ce jour par notre obéissance, par notre confiance et par notre amour.

 

 

Chapitre du Mardi-Saint.                       02.04.85

Sagesse et folie !

 

Mes frères,

 

            La folie en Christ qui possédait Marie de Béthanie et qui lui faisait poser des gestes insensés n'est pas un jeu, une mascarade, un carnaval. Elle ne cherche pas à attirer l'attention. Elle n'est pas une subtile et insidieuse recherche de soi. Non, elle est un cadeau que Dieu fait à celui ou à celle qu'il juge digne, capable de le recevoir.

            Le Christ fait à ce moment le don de sa personne, de son esprit. Et l'être de l'homme en est transformé. Il acquiers une lucidité nouvelle et divine. Il est capable de poser des actes d'héroïsme quelque soit les obstacles qui se dressent sur sa route. Il n'est plus comme les autres qui, alors, le jugent fou.

            Cet état nouveau nous est suggéré par le Christ lorsqu'il dit à ses disciples : « Là où je vais, vous ne pouvez venir. » Alors immédiatement nous entendons la réflexion de l'Apôtre Pierre: « Où vas-tu ? Et pourquoi, moi, ne serais-je pas capable de t’accompagner ? Je suis prêt à donner ma vie ! » Là, Pierre ne se trompe pas. Pour aller là où se rend le Christ, il faut vraiment donner sa vie.

 

            Marie avait reçu du Christ ce don qui est de donner sa vie. Car il n'est pas possible de la donner si on n'a pas reçu de Dieu la force de la donner. Or Marie a reçu cette grâce. Elle l'a reçue lorsque elle se tenait aux pieds de Jésus humblement à le regarder, à l'écouter. Et le Christ la voyant a saisi tout de suite que cette femme était capable de tous les risques. Et il est entré en elle.

            Il est entré jusque dans les cachettes les plus secrètes de son coeur. Et il l'a purifiée, il l'a transfigurée. Il a fait de Marie une lumière et un parfum comme lui Jésus était. Les deux n'ont plus fait qu'un. Si bien que Marie était capable de suivre Jésus là où il allait. Et elle l'a suivi. 

            Comment l'a-t-elle suivi ? Mais quelques temps après, elle posait ce geste fou qui a certainement bouleversé le Christ jusqu'au plus profond de son être et qui en même temps a suscité l'indignation des fous qui autour de la table n'y comprenaient rien.

            C'était un secret entre le Christ et Marie qui partait, qui était enlevée là où le Christ était dans cette solitude infinie où les autres ne pouvaient pas le rejoindre parce qu'ils n'étaient pas prêts à donner leur vie.

 

            Pierre n'était pas prêt. Et il l'avait prouvé puisque il avait grogné avec les autres au moment où Marie versait son parfum sur les pieds de Jésus. Pierre était encore infantile au plan de la relation avec Dieu. Il était encore un idolâtre. Il n'avait rien compris à la psychologie du Christ, à sa nature, à sa mission. Pierre, dans la personne de Jésus se recherchait lui-même.

            Il y voyait certes un idéal très beau, mais qui allait l'exalter, lui. Il n'avait jamais pensé qu'il devrait vraiment donner sa vie. Lorsqu'il a dit : « Oui, mais moi je vais la donner pour toi, je te suivrais partout jusque dans la mort », c'était des paroles, des paroles d'enfant. Pierre n'était pas encore mûr. Il manquait de maturité spirituelle. Et voilà, il a misérablement trahi tandis que Marie exposait sa vie.

 

            Mes frères, cette folie qui doit habiter celui qui aime vraiment Dieu, encore une fois, on ne sait pas la mimer, on ne sait pas la jouer. La vie monastique, si nous la regardons dans la lumière de ce que je viens de dire maintenant, nous voyons qu'elle est une conformité au Christ dans sa position anti-monde et anti-culture.

            C'est à dire que la vie monastique, comme le Christ, elle s'oppose à tout ce qui est le ressort de la vie mondaine c'est à dire la suffisance, l'étalage de puissance, la violence, l'hypocrisie, la cruauté, la perversion de la vérité, tout ce qui est vanité.

 

            Mes frères, le moine, c'est un homme qui doit être vrai, entièrement vrai dans ce qu'il dit, dans ce qu'il fait, dans ce qu'il pense. Mais lorsque il est dans cet état de vérité, alors il devient l'adversaire du monde. Naturellement il y a dans le monde une partie de beauté. Le monde a été modelé par les mains de Dieu. C'est un chef d’œuvre.

            Mais ce monde est tombé sous le pouvoir de celui qui est mensonge. Si bien qu'il y a toute une face du monde qui est souillée. C'est contre celle-là que s'oppose le Christ, que s'oppose Dieu et que s'oppose le moine lorsque il est profondément vrai. 

            Nous devons dans notre vie monastique renoncer à toute complicité avec le monde, avec cette partie mauvaise du monde, cette partie mauvaise qui doit disparaître. Mais lorsque nous sommes parfaitement vrais, à ce moment nous accueillons à l'intérieur de notre coeur le monde blessé, mais le monde qui veut être guéri, le monde qui veut être réparé, qui veut être purifié, transfiguré. mais pour le reste, pour tout ce qui est contraire à la vérité, nous restons en dehors.

 

            Mes frères, la vie monastique, elle est anti-monde et anti-culture, dans le sens où je viens de le préciser, parce que elle est révélation et présence d'un autre monde et d'une autre culture. La culture monastique, c'est la capacité de voir et d'entendre quelque chose au-delà de ce qui se voit et s'entend habituellement. Et c'est cela aussi avoir accès là où on ne peut aller.

            Car dans cet univers autre qui est celui du Christ, qui est celui de Dieu, il y a la vérité toute entière, c'est à dire dans son origine et dans son aboutissement, et sur tout son parcours. Et le moine qui est entré là où est le Christ, il est sur ce parcours. Il est à cette origine et il est à cet achèvement.

            Il participe à cette faculté d'éternité qui permet à un homme d'être présent pleinement, tout entier, à chaque instant, et à chaque événement, et à chaque chose, et à chaque personne. C'est cela que j'appelle une nouvelle culture. Il y a certes des degrés qui correspondront aux degrés de pureté atteint par le coeur du moine.

 

            En d'autres termes, la vie monastique, elle est à l’image de la croix ou du crucifié plutôt qui est tordu dans son humanité, mais qui au même moment trône dans sa divinité. Le Christ crucifié est glorieux à ce moment même. Cela nous permettra de comprendre que la vraie culture monastique, elle se développe dans cette échelle de l'humilité qu'a élevé Saint Benoît.

            On pourrait l'appeler tout aussi bien l'échelle de l'anti-culture, ou l'échelle d'une culture nouvelle. Le moine qui a accès là où vit le Christ, il est capable de vivre les béatitudes qui sont la charte de la folie en Christ et de l'anti-culture : Bienheureux les doux, bienheureux les purs, bienheureux ceux qui pleurent, bienheureux ceux qui ne rendent pas le mal pour le mal ! Tout cet univers nouveau qui est l'univers de Dieu.

 

            Voilà, mes frères, ce qui m'est apparu lorsque j'entendais ce matin proclamer ces paroles du Christ. Et je me disais : « Mais voilà, voilà vraiment ce que nous devons atteindre » Il nous faut laisser de côté l'étourderie et la témérité, et l'infantilisme de Pierre pour faire nôtre dans une grande espérance la confiance, l'humilité et l'audace de Marie de Béthanie. Ne pas avoir peur de paraître insensé aux regards du monde du moment qu'on est en accord parfait avec la sagesse de Dieu.

 

            Et voilà, mes frères, je pense que nous pouvons retenir cela pour ce soir. Et ainsi, jour après jour, nous nous avançons vers la Passion, vers le fameux Samedi Saint, vers la Résurrection. Mais n'oublions pas que à travers tous ces gestes liturgiques, c'est notre propre destinée que nous vivons. Nous en reprenons une nouvelle conscience.

            Nous sommes tous les jours en état de Passion, en état de Samedi Saint, en état de Résurrection. La Pâque est une réalité qui recouvre tous les instants, toutes les heures de notre vie. C'est cela le coeur de la vie monastique. Le moine est encore une fois anti-monde et anti-culture parce qu'il est un être Pascal. Ne l'oublions jamais !

 

Chapitre du Mercredi-Saint.                    03.04.85

Sagesse = mort !

 

Mes frères,

 

            La sagesse du monde conduit à l'aveuglement et au dépérissement. Elle enferme l'homme dans un univers carcéral, étroit, confiné, sans air, sans lumière. Elle lui donne l'illusion de la vie car elle le fait tournoyer dans une agitation factice. Mais en réalité l'homme dépérit. Il est comme ces fleurs des champs qui sont de belle apparence durant quelques jours et puis qui sèchent, qu'on coupe, et qu'on jette au four comme il est dit dans l'Ecriture.

 

            L'homme ne trouve son épanouissement que lorsque il sort de lui-même, lorsque il abandonne cette sagesse du monde pour épouser la Sagesse de Dieu et marcher à la suite du Christ sur les routes de l'amour. A ce moment, il commence à devenir libre. Il n'est plus dans cette prison qui n'est autre que lui-même, qui n'est autre que son égoïsme, cet amour désordonné de soi qui ouvre la porte à toutes les passions dont l'homme devient l'esclave.             Et c'est un esclavage très, très dur. Il est très difficile de s'en évader. Il faut vraiment un coup de la grâce comme on dit, je dirais presque un coup de foudre. Il faut avoir rencontré un jour la Personne du Christ qui désarçonne l'homme et qui l'oblige à changer de vie, à changer de direction.

 

            De cette prison, nous avons un exemple dans Judas. Voilà quelqu'un qui était certainement d'une intelligence supérieure, ordonné, calculateur. Il savait planifier, il savait gérer. C'était le cellerier de la communauté dont le Christ était l'Abbé.

            Et voilà, ce Judas, il lui a manqué une chose, une seule chose. Il lui a manqué ce petit grain de folie qui fait tout quitter, toutes ses sécurités, même ses façons les plus personnelles de voir, ses façons de raisonner, qui fait tout quitter pour se confier à un autre, pour se confier à ce Christ.

            L'Apôtre Pierre disait au nom de tous les Apôtres : « Eh bien toi, tu es le Messie, le fils du Dieu vivant. » Il y en a un dans le coeur duquel cette parole n'a pas fait écho. C'est Judas !

 

            A mon avis, c'est à partir de ce jour-là que Judas s'est lentement, imperceptiblement écarté du Christ. Ce jour-là, il a dû choisir. Il a dû choisir entre sa façon personnelle de voir le salut d'Israël, de voir le Messie, et ce qui lui était présenté là. Et il a choisi son propre jugement. Il s'est fié à sa sagesse, à la sagesse du monde qui était très grande en lui, qui l'habitait.

            Et c'est ce qui l'a perdu: il ne s'est pas quitté. Il est resté un homme alors qu'il devait devenir, qu'il pouvait devenir un fils de Dieu. Là a été son erreur !  Et alors la sagesse qui était la sienne, cette toute petite sagesse, mais elle l'a aveuglé. En lui a grandi la passion de la réussite - c'était un organisateur et puis du profit qu'il pouvait retirer. Il s'est peu à peu corrompu comme un fruit qui se gâte.

            Et le terme a été la mort, la mort du Christ d'abord, qu'il a vendu ! Cela a été sa dernière bonne affaire. C'était fini du côté de cet homme Jésus, eh bien, il allait en retirer un dernier gain. Voilà, 30 pièces d'argent, c'était toujours ça ! Et puis alors sa mort à lui. Et ça, mes frères, c'est l'aboutissement de la sagesse du monde !      

 

            Je pense que nous devrions de temps en temps réfléchir au sort qui a été celui de Judas, car nous portons les semences du reniement et de la trahison dans notre coeur. Chaque fois que nous commettons un péché, c'est le petit Judas qui s'éveille en nous. Or, ça arrive pratiquement tous les jours. Lorsque nous choisissons notre façon de faire de préférence à ce qui nous est demandé, à ce moment-là, voilà, je flatte le petit Judas qui est en moi.

            Donc, mes frères, prenons bien garde ! La sagesse du monde et la Sagesse de Dieu, c'est incompatible. Pour nous, la Sagesse de Dieu, en pratique c'est l'obéissance. Et la sagesse du monde, c'est suivre nos propres idées.

            Il y a encore un autre exemple, c'est celui de l'Apôtre Paul. Voilà un Rabbin qui était irréprochable au plan de la conduite, et puis qui était aussi un homme remarquable dans la pénétration qu'il avait de l'Ecriture. Et pourtant, cette Ecriture lui détaille la Sagesse de Dieu, mais il était encore trop court d'esprit. Il était à la lisière de la Sagesse de Dieu, mais il ne l'avait pas encore pénétrée malgré la vigueur de son esprit.

            Et vous savez, l'Apôtre Paul ne pouvait pas supporter qu'on déroge à cette sagesse qui était la sienne, qui était celle de tout son milieu, du moins de la majorité de son milieu. Et il s'acharnait contre cette voie nouvelle comme on disait, cette nouvelle façon de saisir l'Ecriture, de nouer des rapports avec Dieu, de voir le monde.      

 

Cette Sagesse nouvelle qui avait fait irruption avec cet homme-Jésus que certains prétendaient être le Messie, et qui s'était affirmé comme le Fils de Dieu, et qu'on disait ressuscité ! c'était aberrant toutes ces choses-là pour un Rabbin de l'époque. Eh bien voilà Paul, très logique avec sa sagesse.   

            Et puis voilà que brusquement il est muté en un Apôtre fougueux de cette voie qu'il persécutait quelques jours encore auparavant. Que s'était-il donc passé ? Une métamorphose s'est opérée en lui parce que il a vu le Christ dans sa lumière. Il n'y avait pas d'autre moyen pour le tirer de la cage dans laquelle il était enfermé. Il fallait voir le Christ, le voir et l'entendre.

            Et voilà que subitement Paul devient fou. La Sagesse du Christ entre en lui et il devient fou pour tout le monde. Mais je pense qu'il n'y a pas eu de plus grand fou que lui. Car il a dit lui-même qu’il était devenu l'ordure du monde. L'ordure du monde, tout le monde le rejetait, et les Juifs, et les païens, et ses confrères, certains de ses confrères.             Voilà, c'était l'Apôtre Paul. Il ne vivait plus, c'était le Christ qui vivait en lui. La Sagesse de Dieu le possédant, il devenait fou pour le restant des hommes comme Dieu lui-même est fou pour les hommes. Il a parlé lui-même de la folie de la croix qui est le témoignage suprême de la folie de Dieu.

 

            Voilà, mes frères, deux  hommes : et Judas et Paul ! Et nous alors ? Paul avait du Judas en lui comme nous avons du Judas. La clef qui ouvre la solution de l'énigme est celle-ci : pour devenir fou de la Sagesse de Dieu, il faut avoir vu en pleine clarté ou bien à travers une pénombre la lumière de Dieu, la lumière du Christ. Il est impossible de devenir un fol en Christ si on n'a pas vu le Christ.

            C'est à mon avis la marque la plus sûre d'un appel à la vie monastique. Oui, c'est celle-là. Si on vient dans le monastère et qu'on ne sait pas faire autre chose que d'y venir même si la chair, enfin toutes sortes de bonnes raisons feraient qu'on dirait : « Mais ça ne vaut pas la peine, il y a autre chose à faire » Et que, non, malgré tout on y est amené. Et c'est parce que on a vu par le regard de son coeur dans la pénombre, une grosse pénombre encore, mais on a vu le Christ. Et c'est le début de la vie contemplative !

 

            Il suffit alors à l'intérieur du monastère de se laisser façonner par cette Sagesse de Dieu qui est l'obéissance pour que cette perception de la personne du Christ grandisse, qu'elle s'affermisse, et qu'elle s'impose jusqu'au moment où elle absorbe vraiment l'homme à l'intérieur du Christ.

            Et à ce moment-là, il est bon pour être cueilli. Il n'a pas pourri comme Judas, comme un fruit. Non, il est mûr pour être cueilli et pour être transporté là où est le Christ, et pour y goûter la joie de cette vision alors sans voile du Christ dans sa lumière de ressuscité, et pour faire aussi la joie du Christ et la joie de Dieu. 

            Voilà, mes frères, notre vocation. Mais vous savez tous les pièges qui sont dressés sur notre route. Nous devons y être attentifs et toujours être reconnaissant lorsque quelqu'un, que ce soit l'Abbé, que ce soit un confrère, attire notre attention sur une petite chose qui n'est pas exactement comme elle devrait être dans notre vie. C'est toujours très, très, très bien. C'est la correction fraternelle dans son sens étymologique, c'est à dire un petit avertissement qui nous remet sur la voie droite.

 

 

Homélie à la célébration du Jeudi-Saint.      04.04.85

 

Mes frères,

 

            Dans quelques instants, je vais vous laver les pieds. Par mes mains, le Christ notre Dieu va vous armer pour une lutte contre le mal, contre le péché, contre la mort. Nous nous sommes portés volontaires pour une guerre sans merci au service du seul véritable roi, le Christ. Nous allons lui permettre de déployer à travers notre faiblesse toute la vigueur de sa puissance de façon à ce que le mal soit exterminé en nous et autour de nous.      Il nous a donné un exemple pour que nous devenions ses disciples. Il nous a demandé de laver les pieds de nos frères. Cela veut dire que nous devons nous mettre à leur service. Et en nous mettant ainsi en dessous d'eux, nous leur donnons la force d'aimer. Et alors, le mal est vaincu.           

 

            Mes frères, nous avons entendu un extrait du Livre de l'Exode. On nous expliquait la préparation de la Pâque. Il y avait dans ce récit quelque chose de dur, oserais-je dire de cruel. Voilà que dans le courant de cette nuit qui est la pleine lune du printemps, au moment où tout part pour se livrer à l'homme et devenir son bien, son ornement, pour lui donner la vie, pour le faire grandir, pour l'épanouir, au cours de cette nuit, Dieu va passer et frapper les premiers nés de l'Egypte.          

            Mes frères, Dieu est amour de toute éternité. Il ne l'est pas devenu un jour. Il ne le deviendra pas un jour. Il l'est. L'amour est constitutif à son être. Alors, pourquoi cet hécatombe au cours de cette nuit ?  

 

            Pour pénétrer quelque peu à l'intérieur de ce mystère, nous devons être attentifs à contempler ce même Dieu mourant exsangue sur une croix ; car le Christ, c'est bien lui notre Dieu devenu homme. A ce moment-là, Dieu prend sur lui le sort qu'il a dû par nécessité infliger à l'Egypte, et le sang des premiers nés est noyé dans le sien. Il ne fait plus qu'un avec le sien et il devient rédempteur.

            Et c'est ainsi, mes frères, que toute mort quel qu'elle soit, mort d'innocent, mort de coupable, a valeur de rédemption car elle ne fait plus qu'un avec celle de notre Dieu. Et de là, nous en venons au corps brisé et au sang versé dans le repas Pascal, et cela sacramentellement.

 

            Mes frères, la mort du Christ, je viens de le dire, ramasse en elle toutes les morts. Et par elle, nous avons un passage ouvert en direction de la résurrection d'entre les morts pour le jour où toute mort sera définitivement vaincue. Et déjà, nous sommes vainqueurs de la mort lorsque nous lavons les pieds des autres hommes, lorsque nous poussons l'amour jusqu'à nous exposer pour eux, lorsque nous les armons pour cette lutte contre le vice, contre le mal, contre la mort.

 

            Mes frères, le lavement des pieds, l’assomption de toute souffrance des hommes, l'offrande de sa vie, la mort sur une croix, la résurrection d'entre les morts, autant de facettes d'une seule et même réalité qui est le salut du monde, un salut acquit par le Christ et continué aujourd'hui par lui en nous. Cette Eucharistie, toute Eucharistie est le rappel, est la continuation, est l'expression, l'actualisation de ce salut.

 

            Mes frères, nous sommes des hommes déjà sauvés. C'est pourquoi même si charnellement, humainement, nous sommes toujours tellement faibles, il y a en nous un germe de force. Et c'est à lui que nous devons laisser la place.

            Voilà, mes frères, le sens de cette Eucharistie d'aujourd'hui. Elle nous rappelle ce plus grand amour auquel nous devons nous donner, elle nous rappelle la rédemption de toute mort, elle ouvre devant nous un avenir d'espérance.

            Car les morts, ceux que nous appelons les morts, sont maintenant avec le Christ dans sa vie. Ils ont traversé ce goulot étroit qui nous paraît si effrayant. Et là où ils sont maintenant, dans la lumière, c'est à leur tour de nous fortifier, de nous encourager et de nous dire le terme de notre vie qui n'est pas l’anéantissement, mais qui est le parfait épanouissement dans la lumière et dans l'amour.   

 

            Maintenant, mes frères, pour réifier cette réalité, je vais recommencer pour vous ce geste du Christ. Il nous l'a donné en exemple: nous laver les pieds. Je vais le faire parce que je tiens parmi vous la place du Christ. Par là, je vous dirais que je suis disposé, que je le fais déjà, à donner va vie pour chacun d'entre vous.          

            Mes frères, il y a là un sacrement, un signe très beau. Il est présent dans chacune des Eucharisties. Il est présent à l'intérieur de notre vie. Et le jour où nous nous sommes portés volontaires pour le Christ, nous avons par le fait même décidé de nous laver les pieds, de nous aimer comme lui jusqu'au bout.

 

                                                                                                                      Amen.

 

 

Vendredi-Saint.                                  05.04.85

Homélie à la célébration de la Passion.

 

Mes frères,

 

            Nous ne devons pas nous laisser anesthésier par une certaine accoutumance à la croix du Seigneur Jésus. Nous voyons tant de crucifix autour de nous. Notre affectus est-il engourdi ? Et puis, des quantités d'hommes n'ont-ils pas été crucifiés avant et après Jésus, des milliers, des millions peut-être ? Et aujourd'hui, n'a-t-on pas mis au point des techniques raffinées de torture ? C'est devenu quasiment un fait divers.

 

            Mes frères, prenons garde de ne pas nous laisser piéger par des sentiments naturels. La croix de Jésus est un mystère. Sur elle, c'est Dieu lui-même que nous touchons. Seule une vision surnaturelle de foi nous accorde à ce qu'elle est.

            Le mystère de la croix, c'est Dieu récapitulant dans sa nature humaine tous les hommes avec leurs péchés, leurs faiblesses, leurs malheurs. Et on pourrait indéfiniment allonger la liste : il y a les crimes, il y a les lâchetés, les veuleries. Il y a les espoirs déçus, les deuils, les trahisons, tout ce qui se dresse entre l'homme et Dieu, tout ce qui dresse les hommes les uns contre les autres, tout ce qui déchire le coeur de chacun.

            Mes frères, nous sommes nous aussi atteints par cette lèpre qui ne nous permet pas d'être entièrement épanouis. Eh bien, le Christ Jésus a pris tout cela sur lui. C'est absolument inimaginable. Et pourtant, cela se trouvait dans son coeur et aucune miette de ce mal n'a été laissée hors de son coeur.     

 

            Mes frères, il était ainsi véritablement ce que Pilate disait en le présentant à la meute des Juifs qui voulaient sa mort. Il était l'homme, c'est à dire l'homme unique, l'unique répondant de l'humanité entière devant Dieu.

            A ce moment-là, il n'y avait plus dans le cosmos que Dieu et Jésus, et en Jésus tous les hommes récapitulés. Il était ainsi entre deux abîmes : l'abîme de la sainteté de Dieu et l'abîme de la misère et du péché de l'homme. Et en son être, en son coeur et en son esprit, et aussi dans sa chair torturée se rencontraient les deux.

            Voilà, mes frères, le mystère de la croix. C'est quelque chose qui nous dépasse absolument. Et c'est la raison sans doute pour laquelle nous passons si facilement à côté.

 

            Ce mystère de la croix, c'est donc l'absorption en Dieu du péché avec ses suites les plus terribles. Le Christ, ne l'oublions jamais, on ne se lassera jamais de le répéter, c'est Dieu lui-même dans une chair d'homme.

            Et voilà qu'il absorbe en lui ce péché. Et il l'annule en posant des actes exactement contraires. Le péché est refus, dérobade. Le Christ, lui, il est obéissance, il est acceptation. Et il subit au sein de cet abandon l'injustice la plus épouvantable.

            Or à ce moment-là, pas la moindre pensée de reproche ou de malédiction ne germe dans son coeur. Et ainsi il efface, il annule tout l'effet du péché et le péché lui-même.

 

            Mes frères, puisque nous sommes chrétiens, c'est à cela aussi que nous sommes appelés, à notre petite mesure naturellement. Mais nous devons aussi nous efforcer en nous abandonnant à tout ce que Dieu nous demande, d'effacer en nous toute malice. Il ne faut pas que de notre bouche, surtout de notre bouche, mais aussi d'abord de notre coeur, sortent des mouvements qui soient autre chose que de l'amour, car seul l'amour est rédempteur de nous-mêmes et des autres.

 

            Mes frères, le Vendredi Saint, c'est donc Dieu à notre place. C'est Dieu faisant tout ce que nous devrions faire. C'est Dieu à notre place, Dieu ayant tout donné pour nous.             Mais maintenant que nous savons, nous devons lui restituer tout en donnant tout à nos frères. Nous n'avons plus à nous appartenir, nous devons appartenir aux autres. O non, pas devenir leur jouet, c'est certain. Mais dans un échange mutuel, ne plus exister que pour nos frères.

            C'est cela que nous appelons le ciel, c'est cela la liberté, la dilatation du coeur. C'est cela la réussite d'une vie humaine. Si Dieu nous a invités à la vie chrétienne, s'il nous a appelés dans le monastère, c'est pour que nous y vivions cette réalité qui est la sienne.

 

            Mes frères, ce mystère, nous ne pouvons le comprendre que lorsque nous le vivons. Et c'est par la pratique qu'on y entre. Nous aurons la force d'y entrer, nous la recevrons parce que au fond de notre coeur nous le désirons, même si cette croix nous paraît démesurée par rapport à ce que nous sommes.

            Mais ne l'oublions pas : c'est notre mission. Le Christ nous l'a dit : « Vous serez mes témoins, vous serez mes représentants sur la terre. Lorsqu'on vous verra, on devra me reconnaître en vous. Et ce mystère s'accomplira si vous vous aimez les uns les autres comme moi je vous ai aimés, sans restrictions et sans limites. »

 

                                                                                                                      Amen.

 

Exhortation à Complies.

 

Mes frères,

 

            Il serait si facile pour les hommes de s'aimer, de s'entraider, de cheminer ensemble sur les routes de cette vie. Et ce serait si beau ! Mais au lieu de cela, ils se disputent, ils se font la guerre, ils s’entre-tuent, ils érigent comme règle suprême la loi du plus fort, du plus malin, du plus retors. Et ils entassent des montagnes de souffrance. L'homme est devenu un loup pour l'homme. Il a pour ennemis les gens de sa propre maison.

 

            Mes frères, si nous descendons dans notre coeur, pouvons-nous dire que en face des autres nous avons un mouvement d'ouverture, de confiance spontanée ? Est-ce notre premier mouvement ? Reconnaissons que nous aussi, nous sommes divisés, que le péché domine dans notre coeur. Lorsque nous pensons que la grâce de Dieu l'a expulsé, brusquement, par surprise, il est de nouveau présent. Et cette lutte va-t-elle donc toujours durer ?

 

            Mes frères, Dieu a voulu subir jusqu'au bout les suites les plus intolérables de ce péché qui habite le coeur des hommes. Dieu est amour. Il est don de lui-même sans réticence, sans réserve, sans calcul. Il est communion à l'intérieur de lui et aussi à l'extérieur. C'est un besoin irrépressible chez lui.

            Il veut tout réunir dans la communion de son être. Et Dieu-Amour se répand comme une lumière, comme un parfum, partout. Et partout, il se heurte à l'indifférence, à la méfiance, à l'hostilité. Il n'y a pas de rencontre possible entre Dieu et le péché. Ce sont deux incompatibles. 

 

            Et pourtant, mes frères, dans un paradoxe inouï dont Dieu seul était capable, le problème a été résolu. Dieu a voulu se faire péché. Il l'a voulu, et pour cela il est devenu homme. Il a pris sur lui ce que nous étions. Il n'a jamais, lui, commis de péché, c'est certain ! Mais par un échange, une commutation il a voulu devenir vraiment péché.

            Et c'est ainsi que Dieu dans son éblouissante beauté, et le péché dans sa répugnante laideur se sont unis à l'intérieur du Christ, c'est à dire à l'intérieur de Dieu.

 

            Mes frères, ce n'est pas possible de concevoir ce qui s'est passé alors. Voici donc Dieu qui se met en état de contraire de ce qu'il est. Dieu est comme séparé de lui-même, devenu étranger à lui-même, la contradiction de son être. C'est cela, mes frères, le Samedi- Saint. Dieu annulé, Dieu annihilé, et pourtant Dieu toujours présent. Tout cela s'est passé chez le Christ, à l'intérieur de son coeur, et ça a été poussé très loin !  Cela a été poussé jusqu'au bout dans un réalisme auquel nous n'osons presque pas penser. D'ailleurs, c’est en dehors de notre captus mental et même intellectuel possible .

 

            Et voici donc Dieu à l'intérieur de ce gouffre où il n'y a plus rien que le contraire de lui. Et Dieu sera en état de Samedi-Saint jusqu'à la fin du monde. Il sera séparé de lui-même jusqu'à l'expiration du dernier homme sur la terre. Il le sera dans le coeur d'hommes et de femmes qui accepteront, qui lui accorderont de revivre en eux ce mystère du Samedi- Saint. Mais au plus bas de ce gouffre, dans des profondeurs où personne ne peut atteindre sinon Dieu, il y a l'Esprit-Saint, il y a cette personne en Dieu qui est capable de réconcilier les contraires. Si nous n'avions pas le Samedi Saint, nous n'aurions pas la révélation de la Trinité des Personnes en Dieu.

 

            Oui, mes frères, il y a là un mystère qui nous intrigue et qui nous inquiète. Mais la plus grande des grâces que nous puissions recevoir, c'est de participer à ce mystère du Samedi-Saint. Et c'est dans la ligne de notre vocation.

            Qu'est-ce que cela veut dire ? O, cela signifie une chose très simple : voir Dieu en cette vie, voir la lumière de Dieu en cette vie, goûter dès maintenant les prémices de la résurrection, ce qui est le sommet d'une vie humaine.

            Et ce n'est possible que si au préalable on traverse la journée du Samedi-Saint, c'est à dire que l'on descende dans une mort mystique dont on ne revient plus. Dès qu'on y est engagé, il n'y a aucune possibilité de retour en arrière.

 

            Oui, il faut aller de l'avant. Il faut aller en avant jusqu'à ce qu'on aborde dans un autre univers qui est celui de Dieu, et qu'on ait adopté à ce moment-là les mœurs divines. On est à la fois soi-même, et lumière et ténèbres, et fils de Dieu et enfant du péché.

            Ici, on est absorbé dans le gouffre de sa propre désespérance. Et il n'y a plus rien, aucun appui à prendre. Mais en même temps, le coeur, le regard du coeur flotte dans cette lumière qui est Dieu lui-même.

            Il n'est possible d'approcher le mystère du Samedi Saint que si on le vit soi-même. A ce moment-là, on en a une certaine intuition, mais il n'est pas possible de l'exprimer correctement par des mots.

 

            Lorsque le moine est arrivé à ce point où le Christ l'a conduit, où vraiment le Christ en lui vit de façon intense ce mystère du Samedi-Saint, à ce moment-là, le moine n'est plus capable de condamner quelqu'un, de même que le Christ ne condamnait personne.             Pourquoi ? Mais il avait pris sur lui toute la condamnation. Et encore une fois de façon très réaliste puisque il avait été condamné comme un criminel, comme un blasphémateur. Et il en est mort sur une croix !     

            Mes frères, n'allons pas maintenant nous imaginer que c'est le sort qui nous attend. Mais quand même, il y a là quelque chose qui nous interpelle et qui nous invite à nous engager sur la route d'un amour parfait.

 

            Oui. Mais c'est amour, alors il est devenu naturel. Non, il n'est plus possible de regarder quelqu'un sans l'aimer. Il n'est plus possible de voir le péché sans le prendre sur soi. Il n'est plus possible de rencontrer un coupable sans se sentir coupable avec lui, plus que lui, sans le décharger de sa culpabilité pour la prendre sur soi.

            Voilà, mes frères, la route sur laquelle il nous est demandé de nous engager. Le Christ disait peu de temps avant d'être enlevé à ses disciples : « Vous savez où je vais, et ce chemin, vous le connaissez,  et sur ce chemin, vous devez vous engager » Et ses disciples demandaient : « Mais nous ne savons pas où tu vas, comment connaîtrions-nous le chemin ? » « Eh bien, dit-il, le chemin, c'est moi ! » 

 

            Mes frères, oui, la sequela Christi, la marche à la suite du Christ, c'est cela, c'est devenir un seul esprit, un seul être avec lui. C'est, par notre obéissance, nous fondre en lui, ne plus avoir d'autres raisons d'être que lui et nous laisser conduire où lui est allé. Le terme, nous le connaissons, mes frères, c'est la résurrection en lui ; mais d'abord mourir à tout ce qui en nous est obstacle.

 

            Voilà, mes frères, ce que nous sommes invités à vivre. Nous le vivons déjà sacramentellement, mais il faut le traduire aussi dans le concret de notre existence quotidienne. La grâce du Christ sera avec nous. Et tous ensemble, chacun sur notre sentier, mais tous dans la même direction, nous le suivrons jusqu'à ce que il puisse nous dire à nous aussi :

            « Voilà, tu m'as suivi, et maintenant tu vas partager mon bonheur parce que ton souci sur la terre a été d'être un bonheur pour les autres en les déchargeant de leurs souffrances, de leurs malheurs, de leurs péchés, en prenant tout sur toi, en descendant avec moi dans mon Samedi pour que tu en dégage les autres et que tous les hommes ensemble puissent un jour être heureux avec moi dans mon Royaume. »

 

                                                                                                                      Amen.

 

 

Homélie à la veillée Pascale.                    06.04.85

 

Mes frères,

 

            Les femmes avaient peur. Et Saint Benoît nous dit que nous devons être pénétrés de la crainte de notre Dieu. Il n'y a en cela rien d'effrayant, mais c'est le saisissement devant le mystère de cette personne qui est notre Dieu, de qui nous dépendons, Celui qui nous donne la vie, Celui qui nous attire en lui pour nous faire partager son bonheur.

 

            Et nous voici dans la nuit la plus sainte de toutes les nuits. Elle est parmi nous comme un fragment d'éternité. Elle embrasse l'histoire toute entière de notre cosmos depuis son origine jusqu'à son accomplissement. Elle récapitule cette histoire mystérieuse, tragique et merveilleuse qui est la nôtre.

 

            O ce monde, Dieu l'avait porté dans le secret de son coeur durant des éternités d'éternité. Et au moment voulu par lui, lorsque ce projet était parfaitement mûr, il a fait naître le monde de son amour et de sa puissance. Et puis avec un amour infini, avec une patience inaltérable, il l'a fait grandir.

            Il l'a orné de ses dons les plus précieux. Il l'a doté de raison et de sagesse. Et l'homme est apparu. Et ce monde, hélas, s'est enivré de sa beauté. Il s'est replié sur lui-même. Il n'a plus pensé à son créateur. Il la oublié. Et insensiblement il s'est perverti.

            Mais Dieu est amour. Il ne pouvait pas supporter de voir ce chef d’œuvre de sa vie à lui, Dieu, il ne pouvait pas être impassible devant ce spectacle de cette ruine dans laquelle le monde glissait. Et Dieu a repris son projet. Il a voulu se faire chair, se faire matière. Et ainsi, il est entré dans le monde. Il a fait corps avec lui.

            Et le monde ne l'a pas reconnu. Le monde a poussé la malice jusqu'à rejeter ce Dieu qui venait à lui. Et Dieu s'est laissé faire. Il s'est laissé engloutir par le monde jusqu'à disparaître en lui. Et il est devenu dans cet enfouissement le plus radical une semence, une semence qui un jour soudainement éclatera en lumière et d'un seul coup portera le monde à son accomplissement.

 

            Mes frères, le Christ mort, c'est à dire Dieu s'identifiant aux éléments les plus constitutifs de la matière, les plus élémentaires de la matière, et le Christ ressuscité, c'est cette même nature emportée dans les profondeurs de Dieu, et divinisée.

            Car voilà notre destinée : nous sommes appelés à devenir les fils de Dieu, à partager sa propre vie, son propre bonheur, sa propre paix. Et à l'intérieur de nous, grâce à nous, c'est l'univers matériel tout entier qui va devenir en face de Dieu un partenaire avec lequel il peut échanger, avec lequel il peut entretenir et développer des relations d'amour.

 

            Mes frères, voici ce que nous rappelle cette nuit très sainte. Et ce n'est pas un beau roman, ce n'est pas un mythe rassurant. Non, c'est quelque chose de bien réel et qui doit nous faire trembler. Pour voir, pour contempler cette réalité dans laquelle nous sommes entraînés, cette réalité de notre insertion à l'intérieur même de la nature divine, il faut avoir un regard perçant, c'est à dire un regard pur.

 

            Nous avons été greffés par notre baptême sur la personne du Christ ressuscité. Sa vie circule en nous. Il suffit donc de la laisser se développer. Et pour cela, ne pas retrouver l'ancienne maladie du monde qui est l'autosuffisance, qui est de se regarder, qui est de s'admirer, mais c'est de s'oublier soi-même. C'est de porter son regard sur cette beauté suprême qui est notre Dieu, qui est notre Christ.

            Il suffit de se laisser refaçonner par la lumière, c'est à dire de laisser grandir en nous cette foi et cet amour qui y ont été déposés. Ce n'est pas quelque chose qui se trouve au-delà de nos forces. Non, il suffit de tout simplement faire chaque jour ce qui nous est demandé, car c'est cela la volonté de Dieu.

            Dans notre vie monastique, nous nous sommes engagés à construire notre vie sur ce vouloir de Dieu. Mais cela regarde aussi tous les hommes et surtout tous les chrétiens. C'est chaque fois à l'intérieur de nous une lutte, car malgré tout nous sommes blessés et toujours nous sommes possédés par ce besoin de sécurité que nous plaçons dans les choses que nous avons sous la main.

 

            Mes frères, la route, la courbe de notre vie, elle est toute tracée : nous laisser enfouir comme le Christ l'a été ; non plus cette fois à l'intérieur de la matière - c'était son rôle à lui - mais à l'intérieur du vouloir de Dieu. Et là, nous perdre en lui, mourir à notre égoïsme, mourir à nos instincts pour nous ouvrir à des instincts nouveaux qui sont ceux de Dieu. Et alors, nous laisser transformer, nous laisser transfigurer et connaître déjà à l'intérieur même de notre chair notre résurrection d'entre les morts. Car, lorsque on échappe à l'emprise du péché, on devient un homme nouveau et les forces de la résurrection travaillent en nous.            

 

            Mes frères, un chrétien devrait être pour les hommes un être énigmatique : tout à la fois ténèbres d'un côté et lumière de l'autre. Ténèbres, parce que comme les autres hommes il est revêtu de chair et de faiblesse ; mais lumière parce que brille déjà dans sa conduite cette lumière de Dieu qui est celle du Christ ressuscité.

            Et ainsi, il peut être pour ses frères les hommes une colonne qui les conduit vers leur véritable destin qui est d'être récapitulés, tous, dans un seul Corps qui est celui du Christ, et d'être transportés ainsi ensemble, toujours ensemble, en communion, jusqu'au sein de la Trinité pour enfin participer pleinement à la vie divine et voir Dieu pour l'éternité.

 

            Mes frères, voilà notre destinée ! Voilà le projet de Dieu sur chacun d'entre nous et sur nous tous pris en communauté ! Et ce sera mon souhait pour chacun d'entre vous, le souhait de Pâques :

            Que tous, et bientôt, vous puissiez connaître le bonheur de la petite résurrection, cette anticipation de notre état futur qui nous fait savoir que nous sommes fils de Dieu, qui nous fait voir déjà la lumière de notre Dieu, et qui nous donne un coeur nouveau, un être nouveau, et qui est déjà une anticipation du bonheur éternel.

 

                                                                                                                      Amen.

 

 

Homélie à l’Eucharistie de Pâques.              07.04.85

 

Mes frères

 

            La résurrection du Seigneur Jésus est la lumière qui nous permet de déchiffrer le sens des événements parfois déroutants ou tragiques qui traversent notre vie. Elle l'est, cette lumière, parce que elle signe un double mouvement : l'irruption dans notre univers à nous de Dieu avec sa réalité bouleversante, et l'assomption de notre monde dans l'univers de Dieu pour une transformation totale.

 

            Ce que nous appelons notre obéissance, c'est à dire le don de notre personne au Christ ressuscité, ce don qui nous faits embrasser ses moindres vouloirs, notre obéissance donc, elle devient la reconnaissance de la résurrection du Christ et elle nous ouvre à une nouveauté absolue que nous apporte cette résurrection.

            Dans ces conditions, notre vie monastique est sublime. Elle rejoint l'événement de la résurrection et elle nous immerge en lui.

 

            Il est nécessaire qu'il se trouve toujours dans notre monde des hommes et des femmes qui aient ainsi une conscience suraiguë de la résurrection générale en voie d'accomplissement. C'est là le charisme et le devoir de la vie contemplative.

            Cette conscience, elle est éveillée par l'expérience personnelle de cette résurrection. On en est tout à la fois et le témoin, et le sujet. Car l'instant de la résurrection du Christ est l'étincelle qui relie notre durée d'homme à l'éternité de Dieu.

            Cet instant recouvre tous les temps et il nous introduit dans le rythme nouveau qui est celui du monde à venir. Lorsque on est saisi par cet instant, lorsque on reçoit la grâce d'y entrer, la résurrection du Christ est contemporaine à notre vie à nous, si bien que nous pouvons en être les témoins. De plus, comme nous nous exposons à sa puissance et à sa lumière, elle peut travailler en nous et, nous devenons les sujets de cette résurrection.

            Mes frères, comme l'Apôtre Paul vient de nous le donner à entendre, cette résurrection agit à l'intérieur du monde comme un ferment. Non pas un ferment d'infection, mais un ferment de purification pour une transfiguration. Ce ferment a été déposé dans notre propre coeur au moment de notre baptême.

            Et notre obéissance, elle libère les énergies de ce ferment. Elle luit permette de nous transfigurer. Notre coeur de souillé qu'il était, ce petit paquet de boue, va devenir insensiblement mais bien réellement un diamant d'une limpidité merveilleuse. En lui, il n'y aura plus que lumière et amour. 

 

            Mes frères, voilà, c'est à cette beauté que nous sommes appelés, nous qui avons été baptisés dans le Christ Jésus. C'est en sa mort et sa résurrection que nous avons été plongés. Ne l'oublions jamais !

            Et nous n'avons pas de temps à perdre. Plus nous nous unissons à ses vouloirs, plus nous nous hâtons vers l'heure bénie où à notre tour nous goûterons les joies de la petite résurrection avant d'être revêtus de la gloire de la dernière et grande résurrection, la résurrection de la chair.

 

            Mes frères, notre Eucharistie, elle est le sacrement de notre unité à l'intérieur du fait de la résurrection. Et n'oublions pas que cette résurrection est précédée toujours d'une passion et d'une croix !

            Donc lorsque l'épreuve s'abat sur nous, lorsque la tourmente risque de nous déraciner, qu'à notre vie il semble ne plus y avoir aucun sens, qu'il n'y a plus pour nous que l'absurde, à ce moment-là, mes frères, une seule chose est à faire : embrasser ce vouloir de Dieu qui nous dépasse et par cela même, libérer en nous de nouvelles puissances de résurrection et de transfiguration qui nous permettrons de passer au-delà dans l'univers même de Dieu, et de cet endroit, de regarder les choses avec un regard nouveau, celui même d'un amour auquel on se donne. 

            Voilà, mes frères, tout s'accomplit ainsi pour notre gloire future, pour la gloire immédiate du Christ notre Dieu. Nous serons des témoins lorsque nous nous enfonçons dans ce mystère, lorsque nous Lui faisons confiance et que nous le laissons librement travailler dans notre coeur.

                                                                                                                      Amen.

 

Chapitre de l’octave de Pâques.                 14.04.85

Etre transparent du Christ.

 

Mes frères,

 

            Ce jour octave de la résurrection portait autrefois le nom de Dominica in albis. C'était le dimanche où les nouveaux baptisés déposaient leur vêtement éclatant de blancheur. Et après l'euphorie des fêtes pascales, ils retrouvaient la grisaille du quotidien avec ses tentations, ses luttes, ses chutes, avec ses déception aussi et ses doutes. Et puis, avec tout au fond du coeur souvent des défections secrètes qu'on a honte de s'avouer à soi-même.

 

            Et le moine, lui, il entreprend un mouvement inverse. Il part de son état de faiblesse, de misère et il cherche. Il part à la conquête de la tunique de splendeur. Il espère obtenir la pureté du coeur. Il attend de Dieu ce cadeau merveilleux : ne plus être un tas de crasse, mais un cristal dans lequel la lumière puisse librement jouer. Et son vêtement, ce ne sera plus une tunique de tissus, ce sera la lumière, celle qui est la personne même du Christ ressuscité des morts.

 

            Et pour obtenir cette grâce, il va se déclarer prêt à tout et se jette dans l'obéissance. Il se perd dans cette obéissance. Il renonce à tout ce qu'il a, à tout ce qu'il est. Ce vêtement qui est la lumière, ce sera aux yeux des autres ce que Saint Benoît appelle l'humilité. Un être humble est un être de lumière. Pourquoi ? Mais parce que il n'y a plus rien en lui qui fait obstacle à la vie divine qui anime cet homme. Il n'y a plus de muraille, il n'y a plus d'écran. Non, c'est pure transparence.

 

            Mes frères, nous devons être transparents du Christ. C'est cela la beauté de notre être ressuscité. Et nous avons une magnifique illustration de cette démarche monastique dans l'icône de la résurrection, celle qui se trouve sur la page de garde de notre livre de chœur actuellement. Essayez de la voir mentalement sous les yeux, mais en couleur, pas uniquement en noir et blanc !

            Il y a eu un témoin de la résurrection du Christ, un seul témoin. Et ce témoin, c'est le linceul dans lequel le corps du Christ était enveloppé. Au moment où le Christ ressuscitait des morts, ce linceul s'est affaissé. Il s'est retrouvé au fond de la tombe, mais il était devenu autre, il était devenu lumineux. Il est lumière sur le fond noir de la tombe.

 

            Et de chaque côté de la tombe, il y a des êtres. D'un côté un ange qui est éblouissant de lumière, lui, avec des ailes de feu. Un ange en vêtement blanc, la même blancheur divine que celle du linceul. On voit que le linceul appartient au même monde.  De l'autre côté de la tombe se trouvent les trois femmes myrrhophores, donc celles qui apportent les parfums pour embaumer le corps du Christ qu'elles pensent trouver là à l'état de cadavre. Ces trois femmes sont vêtues de vêtements sombres. Elles ont un geste de surprise, de crainte aussi, de vénération. Elles sont en accord avec le fond de la tombe. On voit que le fond de la tombe et elles appartiennent au même monde.

 

            Nous sommes donc ici en présence de deux univers: d'un côté, l'univers de Dieu avec sa lumière et, de l'autre côté, l'univers des hommes avec sa noirceur, avec sa ténèbres.             Et entre les deux, les séparant, il y a la tombe qui participe, elle, aux deux univers, la tombe elle-même qui est l'univers des hommes. Et dans cette tombe, il y a le linceul transfiguré qui fait déjà partie de l'univers de Dieu.

 

            Pour passer de l'univers des hommes à l'univers de Dieu il est indispensable, il n'y a pas d'autre route que de traverser le tombeau. Il faut donc descendre dans cette tombe, revêtir le linceul de lumière pour repasser de l'autre côté où on est dans l'univers de Dieu.             Vous avez là toute la démarche monastique dans sa beauté et dans sa dureté. Car il est impossible de faire l'économie de la mort mystique si on désire entrer dans l'univers de la résurrection.

            La vie monastique sera donc, elle doit donc être pour les hommes nos frères, elle doit être l'annonce d'une espérance fantastique. Et c'est le signe que à l'intérieur même de la mort, de toute mort, il y a la résurrection et la lumière.

            La mort change de signe. Elle n'est plus le gouffre effrayant du rien. Non, elle est le lieu qui renferme la lumière, qui renferme un avenir d'éternité. Et nous, par notre présence dans le monde, nous devons signifier cette réalité qui est la réalité dernière de toute existence humaine.

 

            O, je sais bien que dire cela à des hommes du monde qui ne l'ont jamais entendu, ils seraient aussi surpris que les femmes devant le tombeau vide, et l'ange, et le linceul.             Mais pourtant, je pense que ça éveillerait en eux, que ça toucherait une corde sensible qui les, oui vraiment, qui les susciterait - je ne dis pas qui les ressusciterait - mais qui les susciterait à un regard nouveau sur eux-mêmes, sur les autres et sur le monde. Ils ne se l'avoueraient peut-être pas, mais quelque chose aurait été touché.

 

            Mes frères, c'est cela ! Par notre présence et par notre silence, c'est cela que nous devons très humblement dire aux autres hommes. Non par nos paroles, mais par le fait tout brut de notre existence, et par notre vêtement d'humilité qui est transparence de la lumière.             Voilà, mes frères, un petit message pour ce dimanche où, autrefois, on déposait son

vêtement blanc du baptême.

 

 

 

 

 

Table des matières de la Semaine Sainte 1985.

 

Homélie du dimanche des rameaux.             31.03.85........................ 168

Amen................................................................................................................................................................... 169

Chapitre du Lundi-Saint.                        01.04.85................................. 169

L’onction de Béthanie...................................................................................................................................... 169

Chapitre du Mardi-Saint.                       02.04.85................................. 173

Sagesse et folie !................................................................................................................................................ 173

Chapitre du Mercredi-Saint.                    03.04.85............................. 175

Sagesse = mort !................................................................................................................................................ 175

Homélie à la célébration du Jeudi-Saint.      04.04.85.................... 178

Vendredi-Saint.                                  05.04.85....................................... 179

Homélie à la célébration de la Passion........................................................................................................ 179

Exhortation à Complies.................................................................................................................................. 181

Homélie à la veillée Pascale.                    06.04.85........................... 183

Homélie à l’Eucharistie de Pâques.              07.04.85....................... 185

Chapitre de l’octave de Pâques.                 14.04.85........................ 186

Etre transparent du Christ............................................................................................................................. 186

Table des matières de la Semaine Sainte 1985............................... 188