Chapitre 68 : Des choses impossibles.            26.08.88

      1. Des choses lourdes, pesantes, intolérables !

 

Mes frères,

 

Voici un chapitre qu'on préfèrerait ne pas entendre, et pourtant il nous propose de la part de Dieu des choses grandes et belles. Dieu ne se doute de rien : c'est un artiste, c'est un poète, c'est un rêveur. Dieu n'est pas réaliste dans le sens où nous prenons ce terme.

Dieu nous prend pour des pareils à Lui. Il fait mieux encore : le fait qu'il nous voit dans sa lumière et que pratiquement il nous confond avec ce qu'il est, lui, nous rend pareil à ce qu'il est. Car ce qui naît dans la pensée de Dieu, immédiatement se réalise.

Alors Dieu s'imagine qu'il peut tout nous demander. Et s'il s'imagine, c'est qu'il a le droit de le faire. Et s'il nous le demande, à ce moment-là déjà, il l'accomplit en nous et par nous.

 

Il est question de gravia et impossibilia, 68,3. On a gentiment traduit par des choses difficiles ou impossibles. On a édulcoré le sens de l'original. Des gravia, ce sont des choses lourdes, pesantes, intolérables. On est écrasé par ces choses-là. On ne peut pas les porter. Elles dépassent la mesure de nos forces. Il est question aussi d'impossibilia. Ce sont des choses, ça, qui dépassent notre pouvoir. Elles sont irréalisables. Et voilà ce que Dieu nous demande.

Pourquoi nous le demande-t-il ? Eh bien, parce qu'il ne s'arrête pas à des considérations de ce genre. Il ne fait pas de distinctions entre ce qui est gravis et ce qui est léger, entre ce qui est lourd et ce qui est léger, entre ce qui est possible et ce qui est impossible. Cela, ce sont des catégories humaines, ce ne sont pas des catégories divines. Donc Dieu, lui, il écarte tout cela. il balance tout cela. Et il peut le faire. Pourquoi ? Parce qu'il nous voit tels que nous sommes.

 

Nous nous sentons tels que nous sommes dans notre peau. Nous avons testé la mesure de nos possibilités. Nous savons qu'elles sont petites. Mais Dieu, lui, il nous voit de son point de vue à lui. Or, il nous fait naître de lui et il nous voit déjà faire ce que lui a fait, c'est à dire vaincre le monde et toutes ses limitations. Ayez confiance ! disait le Christ.

Donc, le Christ, cet homme qui est en même temps Dieu, cet homme qui est le modèle, le ..?.., l'exemple de ce que nous devenons, il disait : « Ayez confiance, moi, j'ai vaincu le monde. Il n'y a plus d'obstacles à mon pouvoir. »

Eh bien Dieu, quand il nous fait naître de lui, il nous fait participer à cette puissance qui est celle du Christ. Plus nous sentirons notre faiblesse, plus nous en prendrons conscience, plus nous resterons à notre place dans l'humilité, plus ce pouvoir de Dieu en nous pourra se déployer.

Avant de passer un peu à l'église, ce soir, j'ouvrais le Nouveau Testament et je lisais un verset de la première Épître de Saint Jean, au début du chapitre troisième, où il dit ceci : « Mes bien-aimés, nous sommes des enfants de Dieu et ce que nous serons ne paraît pas encore. » Il faut lire ça, toujours lire ça dans le texte original.

Si je dis enfant de Dieu, un enfant, c'est un gosse qui ne sait pas encore parler. Il babille, il ne parle pas encore. Nous sommes donc des babillards si je prends enfant de Dieu. Le texte original dit ceci : « nous sommes des engendrés de Dieu. » Nous sommes tirés de la propre substance de Dieu. Il  nous extrait de sa substance, c'est ça que dit l'Apôtre. C'est bien autre chose que d'être un enfant. Et alors il ajoute : « Ce que nous serons ne paraît pas encore. »

Eh bien, que serons-nous alors ? Il arrivera un jour où nous serons achevés. Nous serons accomplis. Ayant été engendrés de Dieu, notre croissance - cette croissance continue - sera arrivée à son terme. Nous aurons atteint la plénitude de notre taille dans le Christ. Nous serons des adultes en Dieu. Cela veut dire que notre identité sera divine.

 

Mes frères, lorsque nous entendons ce chapitre, nous devons avoir ça, nous devons avoir ça dans la tête et bien nous dire qu'il n'y a rien de trop lourd, qu'il n'y a rien d'impossible parce que nous sommes des engendrés de Dieu, et nous grandissons, nous permettons à la nature divine de nous métamorphoser.

Il arrivera un moment où nous serons devenus puissance de Dieu à l'intérieur de notre faiblesse. Et à ce moment-là, nous nous jouerons de l'impossible et des choses lourdes. Cela ne veut pas dire que nous allons devenir des acrobates ou des magiciens, ou des choses ainsi. Non, non, nous serons comme le Christ auquel rien n'était devenu impossible.

 

Chapitre 68 : Des choses impossibles.            27.08.88

      2. L’impossible de la sainteté.

 

Mes frères,

 

Nous avons vu hier que Dieu nous faisait participer à sa propre nature, et à sa vie, et à sa gloire, et à tous ses pouvoirs. Il nous propose des choses que nous jugeons lourdes, intolérables, impossibles, au-delà de nos forces. C'est parce que notre foi est trop faible. Si nous entrons dans l'intimité de notre Dieu, nous voyons très vite que ce qu'il nous propose est le meilleur pour nous même si le chemin que nous devons emprunter nous paraît parsemé d'obstacles.

Or, Dieu nous propose à tous indistinctement - que nous soyons dans le cloître ou que nous soyons dans le monde - il nous propose l'impossible par excellence qu'est la sainteté. Il nous donne à comprendre que pour parvenir à ce but, nous devons apprendre à mourir, mourir à nous-mêmes surtout, afin de laisser en nous toute la place pour lui et pour les autres. Il a le droit de nous demander

cela car il l'a expérimenté pour lui.

Si bien que la mort que nous connaissons sur le chemin de la sainteté n'est jamais qu'une participation à la mort qui a été la sienne. C'est le chemin qu'il a choisi et c'est le chemin que nous devons emprunter à sa suite. Si bien qu'il ne se gêne pas avec nous. Il nous bouscule, il nous traque, il nous accule à cet impossible redouté.

 

0, je sais, on peut très bien s'installer dans un monastère, y mener une vie de vieux garçon en attendant de périr à la manière d'un animal. Oui, c'est possible parce qu’en nous la chair est extrêmement fragile. Mais sur notre route de fragilité, il place ses secours. Il balise notre route et en temps opportun il nous rappelle à l'ordre, il nous secoue et il nous remet sous les yeux cet impossible qu'est la sainteté et le chemin de mort que nous devons emprunter pour y arriver.

Il est inutile d'entrer dans le détail. Nous savons tous que un jour arrive où il nous faut mourir à quelque chose ou à quelqu'un. Et ces jours peuvent se présenter fréquemment à nous. Alors, Dieu nous demande ce sacrifice, soit directement, soit par l’intermédiaire de l'Abbé. C'est ce que Saint Benoît ici nous dit, et c'est la même chose. Finalement, c'est toujours l'Abbé qui est le révélateur ou l'exécutant de cette exigence de mort. C'est là un signe de vérité.

 

Mais pour que ce soit vrai et que ce soit possible pour le disciple, il est indispensable que l'Abbé lui-même ait connu cette mort et qu'il l'ait traversé. C'est à cette condition qu'il a le droit de parler et de se montrer exigent.

Il arrive alors ceci, c'est presque comme une cascade : vous avez Dieu qui se fait homme et qui, dans la Personne du Christ Jésus, goûte la mort. Ce Christ Jésus se retrouve dans la personne d'un homme qui a été placé à la tête d'un groupement monastique. L'Abbé tient dans le monastère la place du Christ, et voilà que le Christ va revivre sa mort dans la personne de l'Abbé.

Maintenant l'Abbé, lui, il doit parfois demander des choses exigeantes à ses disciples. Et le disciple va à son tour affronter cette mort. Eh bien pour que ce soit vrai, l'Abbé, à son tour, doit revivre sa mort avec son disciple, et cela en posant des actes concrets. Si bien que c'est dans la personne de l'Abbé que le disciple recevra la force d'accompli ce qui lui paraît difficile, lourd, pesant ou impossible.

            C'est ce que Saint Benoît, ici, nous dit : il obéira par amour en mettant sa confiance dans l'aide de Dieu, 68,12, qui lui vient à travers la personne de l'Abbé. Et la confiance réalise le prodige que l'impossible est assumé, que l'impossible est réalisé.

 

Mes frères, nous voyons encore que Saint Benoît n'a pas peur. Saint Benoît nous fait confiance. Et à travers Saint Benoît, c'est le Christ. Et à travers le Christ, c'est la Sainte Trinité. Car la sainteté, ce n'est pas un idéal humain. La sainteté ultime, c'est la vision de la Sainte Trinité. Ce n'est pas une vision comme dans une salle de spectacle ? Non, c'est une connaissance qui est en même temps l'amour, une connaissance qui crée l'amour. Et l'amour crée une nouvelle connaissance. Et ainsi, c'est indéfini.

C'est cela la sainteté ! C'est à cela que nous sommes appelés dès maintenant. Ce n'est pas quelque chose que nous recevons après notre mort, nous le recevons dès cette vie. Alors, lorsque nous sommes arrivés là, nous pouvons dire – O, nous ne le dirons sans doute pas parce que nous, oui !!! - mais enfin, nous pouvons le savoir, avoir intimement conscience que notre vie monastique n'a pas été un échec, au contraire, qu'elle est le parfait épanouissement de ce que nous sommes et de ce que nous serons jamais.

 

Chapitre 68: Des choses impossibles.             26.08.89

      La sainteté.

 

Mes frères,

 

S'il est bien une chose impossible, tout à fait hors de notre portée, dépassant entièrement la mesure de nos forces, c'est bien la sainteté. Elle nous est demandée, elle est exigée de nous si nous sommes dans la vérité de notre vocation monastique. Et nous ne pouvons faire qu'une chose, mes frères, c'est d'obéir, c'est de poursuivre cette sainteté, c'est veiller à ne jamais nous écarter de ce que Dieu nous demande.

Et pour parvenir à réaliser, à incarner dans notre vie le pari d'amour de Dieu sur nous, nous devons faire ce que saint Benoît nous conseille ici : ex caritate confidens de adiutorio Dei oboediat, 68,12, par amour, plaçant toute sa confiance dans le secours de Dieu, il obéit.

 

Mes frères, je le répète, si nous sommes vrais dans notre être de moine, nous n'avons pas le droit de placer plus bas la hauteur de notre idéal. Si nous sommes invités à entrer déjà maintenant dans la maison de notre Dieu et à y vivre, c'est parce qu'il veut faire de nous des saints. C'est de cela que le monde a besoin.

Des hommes d'affaires, des ingénieurs en toutes choses, même des personnes d’œuvres, il n'en manque pas, il y en a des quantités. Mais des saints ? Les monastères devraient en être peuplés ! Et lorsqu'un novice, bien sincèrement dans son cœur, se donne entièrement à la volonté de Dieu, quelques soient les défauts qui l'habitent encore, quelques soient les péchés dans lesquels il tombe, il est déjà un saint.

 

Et c'est pourquoi il nous est recommandé de toujours revenir aux années de notre noviciat. Un véritable moine considère qu'il est entré dans le monastère le jour même et que sa vie monastique commence. Il doit toujours avoir cette ferveur qui n'est pas de l'exaltation nerveuse, sensible, mais qui est la détermination de faire confiance à Dieu et de le suivre partout.

Et c'est pourquoi, lorsque les Anciens allaient consulter un Père Spirituel, ils lui demandaient une Parole pour en vivre, c'est à dire une semence spirituelle qui dans leur cœur germerait et emplirait ce cœur de vie divine. Il s'opérait une transfusion entre le cœur de l'Abbé et celui de son disciple. Mais pour que cette opération réussisse, il fallait une certaine disposition chez le disciple.

 

Chapitre 68 : Des choses impossibles.            26.04.93

      La responsabilité de l’Abbé.

 

Ma sœur. mes frères.

 

Il me semble découvrir ici en filigrane le portrait esquissé par Saint Benoît de l'Abbé idéal. Il s'agit d'enjoindre à un frère des choses gravis, 68,2. C'est plus que difficile, elles sont lourdes, elles sont écrasantes, il ne peut pratiquement pas les porter. Ou bien des choses impossibilia, 68,3, impossibles, cela dépasse absolument la mesure de ses forces. Il y a là un nonpossum. Je ne le puis pas ! Eh bien, pour exiger d'un frère des choses pareilles ou simplement pour les lui demander, il faut que vraiment l'Abbé réponde à deux conditions :

D'abord, qu'il soit totalement dépossédé de lui, c'est à dire qu'il ait été arraché à lui par des situations écrasantes et impossibles dans lesquelles il se trouvait. C'est seulement alors qu'il aura le droit d'en parler, éventuellement de les proposer parce qu'il en aura fait l'expérience. Et seconde chose, il faut que cet Abbé soit véritablement un saint. Vous voyez que le cas sera extrêmement rare !

Il doit être un saint, c'est à dire un homme qui doit pouvoir en toute simplicité dire comme l'Apôtre Paul : « Ce n'est plus moi qui vit, c'est le Christ qui vit en moi. » Il doit en avoir conscience.

 

Et pourquoi cette condition qui, à mon avis, est indispensable ? Eh bien, c'est parce que Dieu seul a le droit de demander l'impossible à quelqu'un. Un homme ne possède pas ce droit. Pourquoi Dieu seul ? Parce que Dieu seul est le maître de l'impossible. Lui peut réaliser par l'intermédiaire d'un frère à qui il le demande une chose impossible.

Il faut donc qu'il y ait ici, et dans le chef et dans le chef du frère, une sorte de complicité. Il faut que les deux soient au même niveau spirituel. L'Abbé doit être un saint, le frère doit être un saint. Donc, le Christ doit vivre dans les deux.

 

Nous aurons le cas le plus typique dans celui qui nous est relaté au Livre de la Genèse où Dieu demande à Abraham de lui sacrifier son fils Isaac. Il s'agit de lui offrir un sacrifice d'holocauste : donc il doit vraiment tuer son fils et le brûler. Dieu peut demander cela. Mais, s'il peut le demander à Abraham, il ne peut pas le demander à un autre parce qu’Abraham est son ami. Ils se connaissent mutuellement. Dieu connaît Abraham et Abraham connaît Dieu.

Voyez ! Ici, dans un monastère. à la place de Dieu, vous aurez l'Abbé et à la place d'Abraham. vous aurez un frère. La chose impossible ou écrasante peut être demandée si dans la personne de l'Abbé Dieu a triomphé et si dans la personne du frère il y a un véritable fils d'Abraham.  Sinon cela devient de la comédie.

Vous allez peut-être penser que je prends un cas extrême ? C'est vrai ! Mais je pense que c'est dans cette extrémité que la vérité se révèle. On peut descendre de ces hauteurs, c'est sur une montagne qu’Abraham devait offrir son fils à Dieu.

 

Redescendons de la montagne, revenons dans la plaine et voyons des situations qui sont plus courantes dans un monastère où il faut parfois demander à un frère des choses difficiles qui lui semblent subjectivement impossibles.

Eh bien, même dans cette situation-là, l'Abbé ne peut pas le faire si lui-même n'a pas traversé ce désert, disons, et ce gouffre d'une soi-disant impossibilité. Je pense que c'est indispensable. C'est dans des situations comme celle-ci que s'établit un lien indissoluble entre l'Abbé et le frère.

Et le frère, à ce moment-là, qui doit être un garçon vertueux - ce ne peut pas être n'importe qui - dès l'instant où il entre dans cette chose impossible que lui demande l'Abbé, du moins qui lui semble impossible, il s'élève, il est élevé au niveau de l'Abbé. Et le miracle alors peut s'opérer. Car ce que Dieu veut réaliser dans le monastère, ce sont des mirabilia, ce sont des choses merveilleuses. Ce qu'il veut, c'est fabriquer des saints.

Mais encore une fois, il ne fait pas passer tout le monde sur la même route. S'il demande ceci à un, il ne peut pas nécessairement le demander aux autres. C'est dans des situations comme celle-ci que l'Abbé devra rendre compte de ce qu'il demande. Il ..?.. des choses extrêmement simples. Je vais vous en citer une à laquelle peut-être vous ne pensez pas ?

 

Il Y a dans des monastères de moines ou de moniales - c'est indifférent - il Y a des personnes qui n'ont presque pas besoin de dormir : ce sont des courts dormants. Et il y en a d'autres qui ne dorment jamais assez. Ils ont besoin de cette masse de sommeil pour leur équilibre, pour leur santé. Alors, est-ce que le fait de devoir toujours, toujours se lever à 3h du matin peut être vraiment une impossibilité pour un frère ? Est-ce que l'Abbé peut l'exiger ?

S'il l'exige et que le frère en meurt ! Voilà, il peut en mourir psychologiquement, il peut en mourir physiquement, qu'il ne pourrait pas tenir. Eh bien, dans une situation pareille, l'Abbé n'a véritablement pas tenu la place de Dieu. Voilà, il a agit je ne sais pas comment ? Il n'a pas fait preuve de discernement, de discrétion, d'équilibre et, voilà, il devra rendre compte de la perte du frère.

Et ça, ce sont des situations ordinaires qui se trouvent dans les monastères, qu’on rencontre au tournant d’un cloître. Il y a encore quantité d'autres. Mais ce n'est pas de ces choses-là que parle ici Saint Benoît. C'est plus rare. Ce sont des choses absolument ici qui demandent aux frères quelque chose qu'on ne peut exiger éventuellement que de lui parce que c'est le saut qu'il devra faire pour entrer dans la sphère de la sainteté.

 

Donc vous voyez, c'est là je pense, comme je le disais, que à l'arrière plan on peut voir se dessiner la figure de l'Abbé idéal qui doit véritablement juger des choses et prendre ses décisions plus que dans la lumière de Dieu ; il doit laisser Dieu les prendre en lui.

Je pense que nous pouvons retenir cela et être encouragé dans la voie que nous suivons qui n'est pas celle du fakirisme où on peut tout faire en s'exerçant lentement par toutes sortes de pratiques ascétiques.

Non, c'est l'humanité de Dieu qui se fait sentir ici, cette humanité qui doit briller dans le cœur de l'Abbé et dicter toute sa conduite.

 

Chapitre 68 : Des choses impossibles.            28.08.96

1.   Un ordre difficile, ridicule !

 

Mes frères,

 

            Le chapitre de ce soir est un chapitre des plus riches et des plus émouvants de notre Règle. Saint Benoît y met à nu son cœur. Si nous n’y prenons garde, nous n’y percevons que tendresse, confiance sans borne et puis aussi audace. Saint Benoît a dû certainement se trouver dans une situation pareille pour si bien en parler et pour oser en parler.

            Cet homme s’était-il trouvé à Gethsémani quand le Christ luttait contre l’impossible, contre la peur et contre l’angoisse ? Car c’est cela qui sous-tend la beauté de ce chapitre. Il y a une référence implicite à la souffrance que le Christ a endurée au moment où se présentait à lui l’échéance fatale.

            Et le Christ a bien dit en tout respect : « S’il est possible que ce calice s’éloigne de moi ! », sous entendu : il est trop amer, il est trop lourd, il m’est impossible. Mais alors on connaît la suite : « mais non pas comme je veux, mais comme tu veux ».

 

            C’est cela que nous trouvons dans ce chapitre, mes frères ! Alors, n’allons pas trop vite nous imaginer que l’Abbé nous demande des choses impossibles. Non, il s’agit ici vraiment d’une situation limite, une situation d’exception. Et on y entend l’écho d’un vécu tout ensemble terrible et infiniment beau.

            Pour que l’Abbé enjoigne à un frère – il ne lui demande pas, il lui enjoint ! – pour qu’il enjoigne à un frère une chose impossible, il doit être sûr de ce frère. Il ne peut pas demander cela à n’importe qui ; il ne peut le demander qu’à un moine déjà éprouvé qui ne va pas s’écrouler devant l’exigence qui lui est posée.

            De même, Dieu le Père était sûr de son fils Jésus. Il savait qu’il pouvait lui demander ce sacrifice. Il savait qu’il pouvait lui demander d’aimer jusqu’au bout et de se faire obéissant jusqu’à la mort sur une croix. Il y a donc là une relation de grande confiance, d’extrême confiance entre l’Abbé et le frère et, en même temps dans le cœur de l’Abbé une immense tendresse. C’est ce que je disais au début !

 

            Maintenant, mes frères, afin d’illustrer le mot impossible, je vais vous présenter un petit apophtegme, qui est très connu et qui est très beau, par lequel un Abba enjoint à son disciple un travail qui est pénible, qui peut paraître ridicule, à contre sens, mais qui n’est tout de même pas impossible.

            Lorsque Saint Benoît parle d’impossible, c’est quelque chose qui est vraiment hors de portée du moine, de ses forces physiques, de ses forces psychiques, même de ses forces spirituelles. Eh bien, voici ce petit apophtegme, vous le connaissez certainement mais il est bon de le rappeler.

 

            On disait d’Abba Colobos…..

           

C’est le premier apophtegme de jean Colobos. Colobos veut dire Jean le petit. Il était de petite taille, de toute petite taille. Il avait de petites jambes et de petits bras, mais il n’avait pas une petite tête et il avait un grand cœur.

 

            On disait d’Abba Jean Colobos que s’étend retiré chez un vieillard Thébain, donc de Thébaïde dans le sud de l’Égypte, établi à Scété, il demeurait dans le désert.

 

            Donc Scété, c’est le désert le plus inférieur ! C’est d’abord le désert de Nitrie pour les commençants, puis le désert des cellules pour les progressant, et le désert de Scété pour les parfaits. Voyez un peu ! Et on passait de l’un à l’autre.

 

            Son Abba, dont on ignore le nom, prenant un bois sec le planta et lui dit : « Chaque jour, arrose-le d’une bouteille d’eau jusqu’à ce qu’il produise des fruits ! ».

 

            Donc, c’était un morceau d’arbre fruitier qui était là, qui allait servir à cuire le pain peut-être ? Il était dans un fagot, il le prend, il le met en terre et lui dit de l’arroser tous les jours jusqu’à ce qu’il produise des fruits. Ce n’est pas une parole impossible, n’importe qui peut le faire car cela ne dépasse pas les forces d’un homme.

 

            Or, l’eau était si loin qu’il lui fallait partir le soir et revenir le lendemain matin.

 

            Voyez, toute la nuit pour faire le trajet pour une bouteille d’eau ! Et Jean était de petite taille et il avait de petites jambes. Il devait bien pédaler pour faire tout ça. Mais enfin, ce n’est pas impossible, ce ne sont pas des choses impossibles !

 

            Au bout de trois ans, cela fait trois fois trois cent soixante cinq jours, cela fait un millier de jours, un millier de nuits. Au bout de trois ans, le bois pris vie et produisit des fruits. Alors le vieillard prenant de ce fruit le porta à l’église disant aux frères : « Prenez, mangez le fruit de l’obéissance ! ».

 

            Voilà, mes frères, il n’est plus question ici de Jean Colobos. Quelle a été sa réaction ? A mon avis, une réaction toute naturelle. Il aura dit : « Mon Abba m’a dit de l’arroser jusqu’à ce qu’il produise des fruits. Il produit des fruits, cela va de soi, il n’y a rien d’étonnant à cela. Je me suis donné beaucoup de mal, mais ça faisait partie du métier. J’étais jardinier, je devais arroser et il a produit des fruits ! ».

            Mais l’Abba, lui, qui devait être un homme éprouvé, il dit « Cela, c’est le fruit d’un miracle, c’est le fruit de l’obéissance ! ». L’obéissance produit des miracles. Seule l’obéissance peut produire des miracles. Un miracle qui serait produit en dehors de l’obéissance, ce serait une diablerie, ce serait du démonisme, ce serait de l’orgueil porté à son sommet, un orgueil près de la chute, un orgueil déjà en train de faire tomber la personne.

            Non, c’est le fruit de l’obéissance ! Et ceux qui vont en manger, ils vont communier à l’obéissance de Jean Colobos. Ils vont communier à la pureté de son cœur et, ils vont devenir par là même de meilleurs moines.

 

            Mais voilà, mes frères, est-ce que vous voyez la différence entre une chose qui est difficile, qui est ridicule dans le fond ? On peut dire : « Mais enfin, ça ne ressemble à rien du tout une chose pareille ! » Imaginez qu’on demande ça à quelqu’un aujourd’hui, mais il y aurait de suite un fax à l’Abbé Général pour dire : Envoyez quelqu’un, il est devenu tout à fait fou. Il est temps de le mettre de côté !

            Vous voyez, ce serait ça aujourd’hui, on réagirait ainsi. Mais non, Jean Colobos ne réagit pas ainsi. Il ne se pose même pas de questions, il le fait. Il y a là quelque chose de très beau. Il y a là une foi vraiment naïve mais vivante et très belle : Cela vient de Dieu ; donc puisque cela vient de Dieu, cela va se faire. Et les fruits sont venus.

 

            Voilà, mes frères, mais la chose impossible, ça c’est différent, cela dépasse les possibilités du frère. Alors là, c’est autre chose, c’est encore beaucoup plus grave que ceci. Ceci, c’est déraisonnable ; l’autre, c’est impossible ! Nous verrons cela un autre jour.

 

Chapitre 68 : Des choses impossibles.[1]           30.08.96

2.   Ex caritate !

 

Mes frères,

 

            Nous arrivons à la conclusion de notre Règle. Saint Benoît nous donne à nouveau les plus sages conseils, Ch. 72. Il serait bien utile de pouvoir nous y arrêter, mais ce sera pour une autre fois si Dieu nous prête vie. Nous devons revenir ce soir auprès du moine auquel a été enjoint une chose extrêmement difficile sinon impossible.

            Il va de soi, je le rappelle, que l’Abbé ne peut pas demander de telles choses à n’importe qui. Il doit être sûr de son disciple comme le Père était sûr du Christ Jésus. Car ce qui est demandé à l’intérieur de cette chose impossible, c’est en vérité une mort à soi, au projet qu’on avait peut-être construit, une mort à ses peurs, à ses instincts. Oui !

 

            Il faut donc que le moine qui se trouve dans une telle situation soit intégralement investi par le Christ pour pouvoir la vivre. Il doit devenir une icône du Christ. Le Christ trouve dans un tel moine une incarnation prolongée de son obéissance, de son amour, de son angoisse et aussi de son impuissance. Car donner sa vie restera toujours difficile sinon impossible même pour le fils de Dieu, et a fortiori pour un pauvre homme.

            Il est donc nécessaire pour que le moine puisse dire oui à ce qui lui est demandé, il est donc nécessaire que le Christ ait triomphé en lui. C’est le Christ qui, par la bouche de ce moine, va renouveler l’intégralité de ce mystère.

 

            Et on assiste dans le cœur du moine a un affrontement sans merci entre l’extrême faiblesse de la chair et la remise de soi absolue à un amour incompréhensible, un amour qui dépasse tout. Mais la note dominante à l’intérieur de ce déchirement, de cette lutte, comme Saint Benoît le note si bien, c’est la douceur et la patience, mansuetudo et patientia. Cela suppose une étonnante maîtrise de soi. Il faut que la vie divine ait triomphé dans cet homme.

            Et finalement, comme pour le Christ, c’est la caritas, c’est la charité, c’est l’amour qui l’emporte. Saint Benoît le dit bien : excaritate, 68,12. Ils l’ont traduit par : il obéira par amour. Oui, c’est bien traduit, mais il faut voir la petite particule ex. La traduction pourrait être mieux si la langue française était aussi riche en nuances que la langue latine.

 

            Ex caritate, cela veut dire que l’abandon de foi qui est devenu le réflexe de ce moine, cet abandon coule, sourd de la caritas, ex caritate. La charité, l’amour est vue ici comme une source. N’oublions pas que l’amour, c’est la personne même de Dieu.

            Et voilà que de cette source, il coule, ex, il coule une décision, une décision qui vient du cœur, une décision qui est toute habillée de foi et d’invincible espérance. Mais il faut que ça vienne de cette source, ex caritate.

 

            C’est donc l’abandon à l’incompréhensif, un incompréhensif qui est la personne même de Dieu et son agir, son vouloir, son projet. L’obéissance habituelle est relativement aisée à l’intérieur du monastère parce qu’elle rencontre toujours plus ou moins notre propre volonté. Nous sommes venus dans le monastère avec un projet personnel qui n’est pas un projet à échelle humaine.

            C’est un projet à échelle divine mais, tout de même il est en nous. Et lorsque nous entendons la volonté de Dieu à longueur de journée, cette volonté trouve dans notre projet un écho qui la rend aisée, qui la rend facile à des degrés divers naturellement, ça dépend des jours.

 

            Mais ici, c’est autre chose. Ici, on se trouve en face de l’incompréhensible. C’est comme à l’intérieur de l’injonction de l’Abbé, c’est comme une apparition de Dieu et de son mystère dans ce qu’il a de terrifiant. Il peut demander l’impossible !

            Alors voilà, le projet personnel est bousculé et il éclate comme une bombe. Il n’en reste plus que des débris. C’est le projet de Dieu qui a pris possession du cœur. On aurait plutôt envie de fuir. Mais non, on est relié à la source qui est la charité, qui est l’amour, et puis on va mourir.

 

            Maintenant on a dans le texte latin un petit détail encore qui est totalement absent du texte français. En français il dit : et il obéira par amour en mettant sa confiance dans l’aide de Dieu, 68,12. Tout ça, c’est vrai ! Mais dans le texte latin le mot oboediat, obéir, il est placé à la dernière place. Et attention ! Il ne sonne pas comme un ordre ! Même s’il signifie qu’il obéit, oboediat, qu’il obéit, ce n’est pas un ordre, ce n’est pas quelque chose qui est imposé.

            Non, il est placé à la dernière place pour évoquer l’image d’un écroulement, d’une chute. Le moine croule. Il croule, il tombe à l’intérieur d’un mystère mais il n’y tombe pas seul ; il y tombe en compagnie de Dieu. Comme le Christ est tombé à l’intérieur du mystère de sa passion, ici le moine tombe avec le Christ, avec Dieu à l’intérieur du mystère.

 

            Confidens de adjutorio Dei, 68,12, tout seul le moine ne pourrait pas le faire, il faut que Dieu croule avec lui. C’est une image d’un écroulement, oboediat. Il faut bien connaître le latin, le rythme et enfin, il faut vraiment vivre la chose dans la langue originale pour voir l’image de tout un édifice  qui brusquement s’écroule. C’est l’édifice du moine et de son projet personnel qui s’écroule à l’intérieur d’un mystère. Mais Dieu croule avec lui, il ne peut le laisser seul.

            Et le moine qui a chuté dans ce mystère, il ne réapparaîtra plus jamais, c’est fini ! Il ne fera plus surface, il ira jusqu’au fond de son destin. Et ce destin, tel qu’il est engagé ici, sera encore une fois celui du Christ. Il est évoqué dans le mystère du samedi-saint où le Christ, voilà, s’est écroulé dans le néant ; mais en deçà, en dessous du néant, plus bas que le néant dans le péché, dans l’abandon absolu, dans l’échec total de tout, il est tombé. Là, il a aussi croulé.

            Eh bien, le moine participe à cet écroulement, à cet échec. Mais encore une fois, il n’y est pas seul. Et comme le Christ n’est plus jamais reparu dans sa nature d’homme, de même le moine ne réapparaîtra plus. Il restera à l’intérieur de ce mystère avec le Christ et il ne réapparaîtra plus que dans une apparence de résurrection. Le Christ l’entraîne dans le fond, mais le Christ l’entraîne aussi dans le mystère de la résurrection. A partir de ce moment-là, le moine est autre, il est différent, il est devenu ce que Dieu attendait de lui.

 

            Vous comprenez, mes frères, que c’est là une aventure qui est rare, très rare dans un monastère et même au sein de l’humanité. Mais Saint Benoît n'a pas peur d'en parler. Il nous le propose et il en parle tellement bien que, pour moi, il est certain que c’est son expérience à lui. Et c’est la raison pour laquelle il peut être un Père, Père d’une multitude de peuples jusqu’à la fin du monde.

Table des matières

Chapitre 68 : Des choses impossibles.            26.08.88. 1

1. Des choses lourdes, pesantes, intolérables ! 1

Chapitre 68 : Des choses impossibles.            27.08.88. 2

2. L’impossible de la sainteté. 2

Chapitre 68: Des choses impossibles.             26.08.89. 3

La sainteté. 3

Chapitre 68 : Des choses impossibles.            26.04.93. 4

La responsabilité de l’Abbé. 4

Chapitre 68 : Des choses impossibles.            28.08.96. 6

1.     Un ordre difficile, ridicule ! 6

Chapitre 68 : Des choses impossibles.           30.08.96. 8

2.     Ex caritate ! 8

 

 



[1] Suite du 28.08.96