Chapitre 66 : Le portier du monastère.          24.04.85

      Le portier de la cité de Dieu.

 

Mes frères,

 

Si nous voulons pénétrer à l'intérieur de l'intention de Saint Benoît, si nous voulons entrer dans la vérité de la vie monastique, nous devons sans cesse opérer le passage de la lettre à l'esprit, de la réalité matérielle symbolique à la réalité mystique et spirituelle. Il ne faut jamais dissocier la vie monastique du mystère chrétien. Elle en est une fleur ou un fruit si vous voulez.

Je veux dire ceci : c'est que le détail de notre existence quotidienne et de notre environnement concret est compris, il apparaît dans ce qu'il est réellement si nous le voyons dans la lumière de l'incarnation. Le Christ Jésus est tout ensemble vrai homme et vrai Dieu. Et notre vie monastique, elle est en même temps pleinement humaine et ordonnée à la vie divine.

Il y a toujours dans ce que nous faisons un élément humain, mais en dessous de lui, un élément divin. Nous devons donc aiguiser l’œil de notre cœur. Nous devons nous habituer à une constante vision de foi.

 

Nous le trouvons encore dans ce chapitre qui traite du portier. Nous pourrions nous dire : Mais voilà, il traite du portier. Et voilà que Saint Benoît commence à parler que le monastère doit être disposé de telle sorte qu'on y trouve tout le nécessaire à l'intérieur. Oui, et qu'est-ce que ça a à faire avec le portier ? Je n'ai pas le temps de m'y arrêter ce soir car nous avons encore des antiennes à répéter. Mais je veux dire ceci :

Le monastère est pour Saint Benoît une maison, la maison de Dieu. Il est un camp fortifié, un castra Dei. Il est la cité de Dieu. Et à l'intérieur de cet- te cité, on doit y trouver tout le nécessaire pour y vivre, pour y croître, pour s'y épanouir, pour y réussir son existence d'homme et de fils de Dieu. Et aussi le nécessaire, parce que on va devoir subir les assauts répétés d'ennemis du Royaume de Dieu, d'ennemis des hommes. Donc, vous avez les armées sataniques qui viennent assaillir ce camp retranché, cette ville, cette maison.

 

Il ne faut donc pas que le moine sorte inutilement parce qu’alors, il est exposé. Je le dis déjà maintenant, mais j'y reviendrais plus tard : il faut à cette cité, à cette ville, à ce camp une seule porte d'entrée, et à cette porte un seul gardien. On n'en sort pas, mais on n'y entre pas non plus. Il faut pour entrer dans cette cité de Dieu, il faut montrer son passeport et recevoir un visa d'entrée. Ce sera le rôle du portier.

Vous voyez la connexion entre les deux réalités. Et Saint Benoît est très bien inspiré de placer ici, de parler du monastère comme tel qui doit être construit de façon à ce que tout s'y trouve, et tout le nécessaire. Et la chose la plus nécessaire, la toute première - il le dit ici - pour qu'on puisse y vivre, c'est de l'eau. Mais de quelle eau s’agit-il ?

Il s’agit de l'eau qui entretient la vie corporelle, mais aussi, et c'est ici que la vision de foi doit jouer, c'est l'eau qui entretient la vie de l'esprit, l'eau qui donne la vie éternelle, cette eau spirituelle qui traverse, qui jaillit constamment à l'intérieur de cette cité. Et cette eau devient un fleuve qui réjouit la cité de Dieu, nous dit le Psaume.

 

Et si nous allons plus loin, le long de ce fleuve croissent des arbres, des arbres qui donnent des fruits succulents, des fruits qui sont la science de Dieu, la patience de Dieu, des fruits de résurrection. Cette eau spirituelle, c'est l'Esprit même de Dieu, c'est l'amour qui habite en chacun des frères. Les frères se nourrissent, s'abreuvent à cette eau qui est l'amour. Voilà, mes frères, la réalité du monastère !

Mais vous allez peut-être dire : oui, mais ce n'est pas comme ça quand on voit les choses froidement ! Oui, peut-être bien ? Mais en dessous de l'écorce rugueuse de chacun d'entre nous et de la communauté comme telle nous devons regarder, emprunter à Dieu ses yeux, et regarder ce qui se passe. Les arbres qui poussent le long de ce fleuve, ils ont aussi une écorce. Mais à l'intérieur, la sève monte et elle nourrit les fruits qui, eux, sont exposés au soleil et qui mûrissent.

 

Mes frères, pour en revenir à ce que je disais au début, Saint Benoît est un artiste, un poète. Et pour le comprendre nous devons nous-mêmes devenir des poètes, c'est à dire des contemplatifs, des hommes qui ont un regard nouveau, un regard qui devient pur, un regard qui traverse les parois et qui contemple la beauté qui se construit derrière les apparences.

Mes frères, le monastère est réellement cette cité dans laquelle on s'épanouit. S'il n'en était pas ainsi, il n'y aurait personne pour y habiter, et surtout, il n'y aurait personne pour y rester. On aurait vite pris la fuite. Donc pour y vivre, pour y tenir dans cette stabilité que nous avons promise, il faut déjà avoir reçu ce don de Dieu qui est le regard qui permet de percer les apparences.

 

Voilà, mes frères, ce que je voulais vous dire ce soir. Il y aurait encore bien d'autres choses, vous comprenez, mais il faut se limiter et il faut s'arrêter.

 

Chapitre 66 : Le portier du monastère.          24.08.85

      La cité nouvelle.

 

Mes frères,

 

Ce matin, la liturgie nous a présenté l'Épouse de l’Agneau, la Jérusalem nouvelle, descendant du ciel, habillée de la gloire de Dieu, construite en jaspe cristallin le plus pur. Cela signifie que ce temple spirituel est entièrement lumière tandis qu'à l'intérieur, il demeure entièrement invisible. Cette ville participe donc à la nature de Dieu qui, lui, se cache dans sa lumière et demeure invisible au regard profane. Je me demande si vous voyez la chose ?

 

Il ne faut pas laisser marcher ici son imagination. Il faut, par la foi, entrer à l'intérieur de cette cité nouvelle. Il faut par l'amour participer à sa vie. Il faut, comme le dit l'Apôtre Paul, accepter d'être soi-même, et ici nous tous ensemble, édifié en un temple spirituel. Car le monastère tel que le voit Saint Benoît n'est jamais ici sur terre qu'une réplique de cette cité nouvelle.

Ce qui constitue le monastère, ce n'est pas d'abord les bâtiments, mais ce sont les hommes qui composent la communauté. Et ces hommes, par la vie divine à laquelle ils participent, par la croissance de cette vie dans leur cœur, par la transfiguration à laquelle ils sont soumis, ces hommes, mais réellement, constituent ici à l'intérieur du monde profane une Église, c'est à dire une portion de cette cité nouvelle.

Je pense que nous devrions être davantage pénétrés de cette réalité. Si nous la comprenions, d'abord spéculativement, mais surtout si nous la comprenions par cette vigueur qu'est la foi, beaucoup de choses s'éclaireraient de ce qui se passe à l'intérieur du monastère.

Par exemple celle-ci : Vous voyez les grandes fresques de l'Apocalypse où on voit des armées entières, des myriades de myriades lancées à l'assaut contre cette ville, s'efforçant de la capturer et de la détruire. Si un monastère est l'ombre énigmatique, ici-bas, de cette cité nouvelle, il doit être soumis lui aussi à des attaques terribles de la part de l'adversaire, c'est à dire du Satan.

Aujourd'hui, vous savez, il n'est pas de bon ton de parler du démon. Le Cardinal Ratzinger nous l'a encore rappelé.  On s'en moque aujourd'hui. Eh bien, je vous souhaite un beau jour de le voir ! Mais vous ne le verrez que le jour où vous aurez eu le droit de porter un regard à l'intérieur de cette cité. A ce moment-là, il n'y aura plus de doute pour vous.

 

Et vous verrez que tout le combat de chaque personne, de chaque communauté et même de l'humanité dans son ensemble, ce n'est qu'une lutte atroce pour ne pas succomber à ces assauts diaboliques.

La tête de ce combat, c'est la personne du Christ, le Christ qui, lui, a vaincu en étant vaincu lui-même. C'est en mourant, en mourant abandonné, livré, seul, trahi, qu'il a remporté la victoire. Mais pourquoi ? Parce que la seule victoire qui puisse se remporter contre le démon, c'est l'amour. Ce qu'il cherche à faire chez nous, dans le cœur de chacun d'entre-nous, dans l'ensemble de la communauté, c'est que on quitte le chemin de l'amour.

Dès l'instant où on a quitté le chemin de l'amour, à ce moment-là, on est vaincu et prisonnier. Mais ce n'est pas un prisonnier passif, on devient un prisonnier actif. Cela veut dire que le démon condamne aux travaux forcés dans son sens à lui, donc de continuer son œuvre de destruction de l'amour.

 

Voilà, mes frères, la Cité Nouvelle qui, elle, est à l' abri de tout cela. Voyez ses murs en jaspe cristallin le plus pur. Le jaspe est une pierre très dure, opaque, mais très belle. C'est du cristal, mais on ne sait pas voir au travers. Et pourtant, tout cela est lumière.

Vous avez là une belle image de la lumière de Dieu qui est lumière, mais en même temps qui est une protection contre tout ce qui est à l'extérieur. Eh bien, mes frères, efforçons-nous de toujours vivre à l'intérieur de cette lumière. Comme ça, nous serons perpétuellement à l'abri des attaques venant des démons, et puis tout près du cœur de Dieu, participant à sa vie.

On comprend, dans ces conditions, l'importance du portier dans le monastère. Si le monastère est la réplique, ici, de cette cité, il faut que la porte en soit bien gardée. Dans la cité immense de la Nouvelle Jérusalem, il y a douze portes. Dans la petite cité du monastère, il n'y a qu’une porte, c'est une petite cité. Mais cette porte doit être bien gardée.

 

Il faut donc, comme le dit Saint 8enoît, un frère qui soit sapiens, 63,3, sage, mûr, et qui soit animé par la ferveur de la charité. Ce frère est le témoin, pour les gens de l'extérieur, de la lumière qui habite à l'intérieur du monastère. Tel doit être le portier !

On comprend aussi pourquoi Saint Benoît demande que tout le nécessaire à la vie se trouve à l'intérieur du monastère, si bien que les frères n'aient pas besoin comme il dit ici, vagandi foris, 66,19, de se répandre au dehors. Pourquoi ?

Parce que, lorsqu'ils se répandent au dehors de cette petite cité de lumière qu'est le monastère, ils quittent l'abri de la lumière et ils sont exposés. C'est pourquoi aussi dans le chapitre suivant de demain - mais ma foi, c'est dimanche ! - Saint Benoît dira que les frères qui doivent par obéissance être envoyés en voyage, il faut les couvrir de la lumière, les habiller de la lumière qui est à l'intérieur de la communauté, donc cette prière au moment de leur départ, cette prière constante qui les porte, qui les conduit et qui les ramène au monastère.

           

            Mes frères, vous voyez que le monastère est avant tout une réalité d'ordre mystique, mais jusque dans le détail matériel, car tout véritable spirituel est toujours incarné. Voilà, mes frères, pour ce soir. Je pense que nous comprendrions mieux ce que je viens de dire si nous imaginions un monastère - par imagination de chose impossible - un monastère plus que parfait, c'est à dire qui ne serait composé que de moines tous élevés à l'état de Sponsa Verbi, donc d’épouses du Verbe.

A ce moment-là, nous voyons de suite que il est vraiment ce temple spirituel, il est vraiment une partie de cette Cité Nouvelle de Jérusalem et qu'il est, ici sur terre, un paradis. C'est l'idéal que nous devons réaliser, mais par l'effort de chacun, par l'abandon de chacun à l'influence, aux influx, au travail de l'Esprit qui veut nous conduire jusque là.

 

Chapitre 66 : Le portier du monastère.          24.08.88

      Portrait du frère Gérard.

 

Mes frères,

 

Ne vous semble-t-il pas que en écrivant ce chapitre, Saint Benoît a dessiné plusieurs siècles à l'avance le portrait de notre frère Gérard. Jugez-en vous-mêmes ! Il parle d'un sage vieillard, c'est à dire d'un frère qui a une grande expérience spirituelle et humaine, un frère habité par une sagesse divine, une sagesse qui vient de l'Esprit, qui lui permet de percer les apparences, de distinguer le bien du mal, le vrai du faux.

A un tel homme, on n'en fait pas accroire, même si au regard des gens superficiels il parait un peu innocent. Ce sont ceux-là les plus perspicaces. Le frère portier doit aussi savoir recevoir et rendre un message. Il doit donc être un homme intelligent. Or, en ce domaine, frère Gérard est extraordinaire. Il est accueillant, affable, honnête, discret, poli, gentil. Il sait filtrer les visiteurs et les coups de téléphone. Il sait écarter les importuns et toujours donner la réponse convenable avec une politesse qui ne se dément jamais.

 

Il est, je vous le garantis, un protecteur efficace de la communauté par ses qualités de pouvoir recevoir et rendre un message. Il protège son Abbé, il protège le cellérier, il protège les autres chefs d'emploi, le monastère comme tel. N'entre comme ça à l'intérieur du monastère que ce qui peut y entrer. Le reste, il le tient à l'extérieur. On n'entre même pas par voie téléphonique. C'est ça qui est le plus beau. C'est le plus difficile, mais il y parvient.

Alors, sa maturité le préserve de toute oisiveté. Qui a déjà vu notre frère Gérard oisif ? Il est toujours occupé là-bas dans sa porterie jusqu'à fabriquer des petits sacs en papier qui sont très utiles pour l'expédition, les correspondances, les imprimés. Il est toujours occupé.

 

Alors, mes frères, imaginons un peu ce que représente les cohortes de pauvres qui viennent sonner à la porte. Il y en a presque autant en été qu'en hiver. Que se passe-t-il donc maintenant par exemple ? Eh bien, ce sont des ambulants, des nomades qu'on ne voit qu'en été, qui viennent de très loin. Et ma foi, ils savent qu’ici il y a une Abbaye. Ils viennent se présenter, et voilà, on ne peut pas les laisser partir les mains vides.

Alors je pense qu'on peut admirer la patience, la douceur du frère Gérard, le discernement dont il fait preuve, le mal qu'il se donne pour prendre des renseignements, pour aider efficacement les gens et pour aussi, même dans ce domaine, protéger efficacement le monastère.

Alors, admirons aussi chez lui sa force de caractère, sa charité, sa fermeté, tout cela à longueur d'années, jour après jour, et se trouvant parfois devant des situations pénibles et difficiles. C'est peut-être là le côté le plus dur et le plus délicat de son emploi, du moins pour l'instant.

Alors, nous savons aussi que le contact permanent avec le monde n'a porté aucun préjudice à sa vie de prière. Cela, nous le savons tous, nous le voyons tous, inutile d'insister. Il est un exemple et un encouragement pour chacun.

 

Eh bien, dans quelques semaines, frère Gérard va célébrer son jubilé de quarante ans de portier. Quarante années ! C'est un anniversaire dont il faut rendre grâce à Dieu. Auparavant, avant 1948, frère Gérard travaillait tranquillement au Vestiaire. Je le vois encore, il réparait nos histoires et faisait la lessive. Il était costaud, très fort, imaginez-le à l'âge de 34 ans. Oui, il n'avait peur de personne !

Et Dom Félicien, peu après son élection Abbatiale, il le nomme portier. On a cru que Dom Félicien tombait sur sa tête, mais lui, il connaissait le frère Gérard. Il était probablement le seul à le connaître. Et il faut dire que Dom Félicien a eu la main plus qu’heureuse.

Alors voilà, je pense que nous devons féliciter et remercier le frère Gérard pour son dévouement, pour ses qualités humaines et spirituelles et pour l'exemple qu'il nous donne à tous, et lui souhaiter de longues années encore là-bas à la porterie. Espérons qu'il arrivera jusqu'à 50 ans, car alors ce sera quelque chose qui devra être inscrit dans les annales, non seulement de la communauté, mais de l'Ordre.

 

Chapitre 66 : Le portier du monastère.          24.08.96

1.   Vacari !

 

Mes frères,

 

            La Règle de Saint Benoît est un trésor d’une richesse inépuisable. Voici près de vingt ans que presque chaque jour je vous en parle et, il me semble que je n’ai pas encore commencé à l’égratigner. Le plus beau, c’est que nous rencontrons un homme, nous rencontrons un moine, nous rencontrons un saint, nous rencontrons un Père et, nous sentons le cœur de ce Père vibrer à travers toutes ses paroles.

            Et ce Père nous encourage. Il nous donne à entendre qu’il nous attend là où il est arrivé. Il nous prend par la main. Il connaît les sentiers qui conduisent au sommet de la perfection spirituelle. Et avec une patience sans limite, il nous apprend à marcher, à tourner autour des obstacles, à persévérer, à vaincre la peur, à nous laisser séduire par la beauté qui déjà se découvre à nos regards.

 

            Mes frères, c’est cela Saint Benoît et sa Règle ! Nous devons toujours voir l’homme derrière ses paroles. Et il faudrait pour bien faire s’arrêter à chacun des mots qu’il utilise car chaque mot est un nom. Ce mot n’a pas été choisi au hasard : il est lourd de vie, il est lourd d’expérience et il est notre nourriture. Mais voilà, nous devons parfois un peu galoper. C’est notre condition d’aujourd’hui et nous devons l’accepter. Elle fait partie de notre ascèse.

 

            Je voudrais ce soir m’arrêter sur une toute petite phrase qui se trouve au début de notre chapitre, en latin : cuius maturitas cum non sinat vacari, 66,5. C’est très difficile à traduire correctement. En français nous avons entendu : sa maturité le préservant de toute oisiveté. Oui, il y a ici le mot vacari qui est traduit par oisiveté et je pense qu’il serait difficile de trouver un autre ; paresse peut-être, désœuvrement ?     

Mais vacari, c’est l’image d’un vide et ce n’est pas le vide mystique à l’intérieur duquel on peut rencontrer la personne de Dieu. Ce n’est pas le vide du dépouillement total, ni le vide de l’épreuve suprême qui est la descente au plus profond de l’enfer pour accompagner le Christ dans sa mort.

 

            Non, il s’agit ici d’un vide qui fait que le moine est là à rien. Il n’a rien à faire, il perd son temps, il paresse et c’est vraiment alors mauvais pour l’âme. Saint Benoît nous dit que l’otiositas, 48,2, nous en avons parlé il n’y a pas longtemps, elle est l’ennemie de l’âme, l’oisiveté, la paresse. Et cette ennemie, Saint Benoît la combat sans cesse.

            Le moine est un homme qui est toujours occupé. Même quand il ne fait rien, il n’est pas oisif, il n’est pas vide, il est toujours occupé. C’est que son cœur est rempli, son cœur est plein ; il est plein de désir, il est plein d’amour, il est plein d’admiration, il est plein d’émerveillement..

 

            Et il peut y avoir un repos sacré, un sacro otium, un sancto otium qui est une plénitude au lieu d’être un vide même si apparemment il semble qu’on ne fasse rien. Mais alors on est en communion avec Dieu, on est entré dans l’oraison perpétuelle vers laquelle tendaient les tout premiers moines. C’est à dire qu’on est toujours en communion d’amour avec le Créateur, et avec le Rédempteur et avec l’univers des saints.

 

            Il s’agit donc ici d’un autre vide. C’est le vide de la paresse ! Et alors, la porte est large ouverte au déferlement des pensées déstabilisantes. Quand on n’est pas occupé, fatalement on va commencer à rêver à n’importe quoi, à la première chose qui va se présenter, et puis qui va provoquer une avalanche à l’intérieur de la personne, des tempêtes.

            La personne peut être ensevelie là en dessous, comme écrasée. On n’existe plus. On devient le jouet, le pantin d’une foule de pensées qui déstabilisent la personne comme les tempêtes peuvent déstabiliser une maison qui est construite sur le sable. Et pour Saint Benoît, çà, c’est la catastrophe suprême. Lui, il veut à tout prix qu’on l’évite. Et pour cela, attention à l’oisiveté !

 

            Donc, ici aussi, la maturité du portier va le préserver de toute oisiveté. Il faut penser ici, entre parenthèses, qu’à l’époque de Saint Benoît le portier n’avait peut-être pas grand chose à faire ? On voyageait à pied ou à cheval, le plus souvent à pied. On ne devait pas se bousculer à la porte du monastère de Saint Benoît.

            Donc, si le portier n’était pas un homme spirituellement mûr, il avait bien l’occasion de perdre son temps. Et le rempart efficace contre cette oisiveté, c’est la maturitas, 66,4, c’est la maturité. Mais que faut-il entendre par la maturité ?

            La maturité, c’est celle d’un moine éprouvé qui a connu de longues, longues saisons au cours desquelles il y a eu des jours ensoleillés mais aussi bien des intempéries. Et à travers tout, il a grandi par sa fidélité. Il n’a pas reculé, il n’a pas cédé, il n’est pas parti, il est toujours là où le Christ l’a planté.            Il est devenu un arbre solide dans les branches duquel les oiseaux du ciel peuvent venir nicher et faire leur nid en toute sécurité. C’est un homme mûr, c’est un moine accompli. Il peut soutenir la lutte contre l’oisiveté et il va pouvoir porter des fruits de salut pour lui et pour les frères. Et aussi dans l’invisible du Royaume de Dieu, il pourra porter des fruits pour les autres.

 

            Saint Benoît a un petit mot qu’il est difficile de traduire en français : non sinat vacari, 66,5. Il est traduit par le préservant. Mais non, ça veut dire que la maturité ne lui permet pas, ne lui donne pas la permission, ne lui donne pas la possibilité de s’abandonner à la paresse. Et c’est ça qui est beau !

            L’occupation constante devient pour le moine une seconde nature. Il n’a pas besoin de vacances. Vacari, vacance, c’est la même racine. Pourquoi n’a-t-il pas besoin de vacances ? Mais parce que il est passé au-delà des vacances, ou bien il est installé à l’intérieur d’une sorte de vacance qui est, comme je le disais tout à l’heure, une plénitude de vie.

            Il est chez Dieu, dans la maison de Dieu. Il vit avec Dieu, il est rempli de Dieu, il le voit partout. Il est émerveillé par toutes les beautés qu’il découvre autour de lui et chez ses frères. A ce moment-là, il lui est devenu impossible d’être un homme en vacance.

 

            Voilà, mes frères, de belles choses que Saint Benoît nous dit encore ce soir. Il y en aurait encore beaucoup, j’ai à peine commencé. Il dit par exemple qu’il doit pouvoir recevoir et donner une réponse, un message, 66,3. Eh bien, ce sera pour une autre occasion, dans quatre mois peut-être ? Ou dans les prochains jours à venir ? Nous laisserons cela à l’inspiration qui sera glissée à l’intérieur de mon cœur.

 

Chapitre 66 : Le portier du monastère.          25.08.96

2.   Accueillir, écouter, répondre !

 

Mes frères,

 

            Nous devons être, comme nous le recommande l’Apôtre, les imitateurs du Christ, c’est à dire les imitateurs de Dieu. Cela signifie que nous devons vivre ici sur la terre comme le Christ vit pour l’instant dans les cieux. Nous devons être des hommes transfigurés ou au moins en voie de transfiguration, des hommes ouverts à l’Esprit, des hommes qui aspirent l’Esprit Saint, qui le respirent, qui le répandent autour d’eux.

 

            Et si nous voulons être les imitateurs du Christ, il nous suffit de regarder notre Père Saint Benoît, d’être son imitateur à lui. Saint Benoît nous a dit hier que la maturité que nous devons atteindre ne nous permettra plus de vacari, de rester à rien, de perdre notre temps, de sombrer dans l’oisiveté.

            Car, de même que le Christ et son Père travaillent sans arrêt, sont à l’œuvre à tout moment, même le jour du Sabbat, même pour nous le dimanche, de même le moine est toujours à l’œuvre. Il est toujours à l’œuvre parce qu’il aime.

            La grande œuvre de Dieu, c’est de rayonner ce qu’il est, c’est à dire l’amour. Dieu aime toujours, le Christ aime toujours, le moine aime toujours. C’est là son principal, premier, et finalement unique labeur.

 

            Il faudra donc qu’à l’exemple du bon portier il puisse, comme le recommande Saint Benoît, recevoir et rendre un message, responsum comme dit Saint Benoît en 66,3, une commission, une réponse. Dans le fond, c’est l’art spirituel si beau de l’accueil, de l’écoute, et de la parole qu’on doit pouvoir délivrer. Le portier n’est donc pas seulement un relais passif entre un arrivant et l’Abbé ou les frères. Il doit pouvoir lui-même donner une réponse, délivrer une parole. C’est pourquoi il doit d’abord cultiver la politesse, le savoir-vivre, le respect.

            Et encore une fois, cela vaut pour chacun d’entre-nous dans les moindres circonstances de notre vie communautaire : nous respecter les uns les autres, être polis les uns envers les autres. Non seulement en paroles et en gestes, mais aussi d’abord en pensées au plus profond de notre cœur.

 

            Car c’est cela un des plus beaux aspects de l’esprit de foi, l’esprit de foi qui nous permet de reconnaître dans l’autre le Christ lui-même. Et cet esprit de foi, lorsqu’il est bien vivant, allume aussitôt dans le cœur le bon zèle de la charité. Et cela va se traduire par de la douceur et de la crainte de Dieu. Comme Saint Benoît le dit encore en 66,12, mansuetudine timoris Dei reddat responsum fesrinanter cum fervore caritatis. C’est une phrase extraordinaire : il faut pouvoir rendre le message avec toute la douceur qu’inspire la crainte de Dieu, et cela sans tarder, avec la ferveur de la charité.

            Nous sentons ici l’âme de Saint Benoît, nous sentons ce que doit être un moine. Ce n’est pas quelqu’un de refermé sur soi ? Non, c’est quelqu’un dont le cœur n’a plus de frontière, n’a plus de barrière, un cœur ouvert, un cœur où chacun peut se retrouver chez soi en toute confiance et en parfaite liberté.

 

            La douceur dans les rapports fraternels, c’est le contraire de l’énervement, de la parole qui écarte, de la parole qui repousse. Et la crainte de Dieu, c’est le contraire du dédain, du mépris. On reconnaît dans l’autre un gêneur et on l’écarte, on le méprise. A ce moment-là, on n’est pas habité par la crainte de Dieu ; on n’a pas reconnu dans l’autre Dieu qui se présente à nous et qui sollicite de nous un regard ou  une parole d’accueil, d’affection, de tendresse. Car si Dieu est amour, il a aussi besoin d’être aimé.

 

            L’amour que nous donnons aux autres entretient, cultive, fait grandir en l’autre l’amour. Eh bien, à mon sens, il doit en être de même pour Dieu. Dieu, ce n’est pas un amour parfait, statique, comme un soleil qui ne bouge pas.

            Non, Dieu est Trinité et il a besoin de l’amour de ses créatures pour faire grandir en lui l’amour qu’il est. Vous pourriez répondre : oui, mais l’amour de Dieu ne peut pas grandir, il est parfait !

            Non, non, non, Dieu est amour ! Cela veut dire que son amour est en croissance, en croissance indéfinie. Il n’y a pas de limite, il n’y a pas de frontière que l’amour de Dieu ne pourrait pas franchir.

            Eh bien nous, nous devons aimer Dieu, nous devons collaborer avec Dieu pour que son amour se déploie encore davantage, toujours plus loin. Et l’esprit de foi qui reconnaît dans le frère le Christ lui-même va déclencher en nous l’empressement de la joie spirituelle, festinanter, dit Saint Benoît en 66,11, tout de suite.

 

            Mes frères, l’accueil, l’écoute, la parole, la réponse pose d’emblée dans l’ouverture à l’autre et écarte l’incurvation sur soi. Le repliement sur soi est la fuite de l’autre. Ou bien, c’est une manière extrêmement subtile de mettre la main sur l’autre, de prendre possession de l’autre, de devenir son maître.       S’il en était ainsi, ce serait la preuve qu’on n’est pas libre intérieurement, qu’on est habité par une foule de peurs et de blocages. On le fait pour se protéger. On a peur et on prend les devants. On se replie sur soi, on écarte l’autre ou bien on essaie de s’en emparer.

            Mais alors, lorsqu’on écarte l’autre, on l’empêche d’être lui, on l’empêche d’être libre et on l’empêche tout simplement de vivre. Le vice de la propriété, mes frères, se niche aussi dans notre repliement sur soi, vous voyez et, je me demande si il n’a pas à l’intérieur de cette incurvation sur soi, sa racine la plus tenace.

 

            Donc, mes frères, essayons de suivre ici encore notre Père Saint Benoît à travers les conseils qu’il donne au portier, au sage vieillard qui doit se trouver à la porte. A travers tous ces conseils voyons, découvrons des conseils qu’il nous donne pour que nous soyons entre nous vraiment ce que Dieu est pour nous, c’est à dire ouverture, accueil, amour, affection sincère, absence de jugement, ou plutôt jugement semblable au jugement que Dieu porte.

            Dieu ne ferme pas les yeux sur les défauts, même sur les péchés qui sont nôtres. Non, il les regarde en face mais, en dessous d’eux, il découvre la personne qui est belle, la personne qui devient lumière et qui au jour de la transfiguration aura évacué tout ce qui n’est pas lumière.

Table des matières

Chapitre 66 : Le portier du monastère.          24.04.85. 1

Le portier de la cité de Dieu. 1

Chapitre 66 : Le portier du monastère.          24.08.85. 2

La cité nouvelle. 2

Chapitre 66 : Le portier du monastère.          24.08.88. 4

Portrait du frère Gérard. 4

Chapitre 66 : Le portier du monastère.          24.08.96. 5

1.     Vacari ! 5

Chapitre 66 : Le portier du monastère.          25.08.96. 7

2.     Accueillir, écouter, répondre ! 7