Mes frères,
Le Chapitre qui traite du Prieur est le plus pénible de toute la Règle. On pourrait croire que Saint Benoît force la dose, pourtant il n'en est rien. Il a connu de tragiques expériences, non pas dans son monastère, mais ailleurs.
Il le dit : Trop souvent cela arrive, ou : bien souvent, saepius, 65,2. C'est un comparatif : plus d'une fois. Et ce mot il le place en tête du texte comme un clignotant qui prévient d'un grave danger : Si le Prieur n'est pas vertueux, il est toujours dangereux ! Et ça, c'est un principe qu'il faut toujours retenir !
Qu’arrive-t-il ? Mais le Prieur va très facilement s'imaginer qu'il est un second Abbé, surtout dans les monastères où l'Abbé s'absente fréquemment. Le risque sera encore beaucoup plus grand s'il est installé par ceux-là mêmes qui ont nommé l'Abbé, comme c'était le cas à l'époque de Saint Benoît. Mais de toute façon, qu'arrive-t-il ?
Mais il arrive, comme Saint Benoît le dit, de graves scandales. Cela a été traduit : de graves discordes, 65,3. Voyez, on a édulcoré la réalité. Ce sont des scandales graves. Et les scandales, ce sont des occasions de chute, des occasions de péché, mais aussi des éclats, des éclats qui rejaillissent sur les frères, et qui rebondissent dehors au-delà des murs du monastère, et qui font que la communauté perd son bon renom. On dira: il se passe dans ce monastère des choses scandaleuses. Pourquoi?
Mais il arrive - Saint Benoît a toute une liste, mais je ne vais pas m'y arrêter aujourd'hui, je ferai cela sans doute à une autre occasion - mais il parle vraiment des envies, des rixes, des détractions, donc des racontars, des aemulationes, 65,17. Ce sont des compétitions, des compétitions ! On se dresse. Le Prieur et l'Abbé se dressent l'un contre l'autre. Les dissensions, naturellement des discordes. Et puis des exordinationes, 65,17. Et alors, l'Abbé et le Prieur mettent leur âme en danger. Leurs âmes périclitent. Elles sont en péril, en péril de se perdre.
Mais alors, les frères qui sont témoins de ces conflits entre l'Abbé et le Prieur, fatalement ils prennent parti pour l'un ou pour l'autre parce qu'ils ne savent plus à quel saint se vouer. Et alors, eux vont à leur perte, c'est à dire que leur élan vers Dieu est brisé. Ils deviennent des hommes naturels, presque des hommes-animaux qui sont dominés par leurs passions. Et alors ça, dans une vie monastique, c'est la ruine ! Oui, vraiment c'est la ruine totale de la communauté. Et nous avons alors l'antithèse du Royaume de Dieu.
N'oublions pas que la communauté doit être une implantation sur terre parmi les hommes d'une cellule venue du ciel et qui présente aux hommes ce que c'est que le Royaume de Dieu, le Royaume de Dieu qui est unanimité des cœurs, qui est concorde, qui est amour, qui est justice, qui est paix, qui est respect mutuel, qui est ordre, un endroit où il fait bon vivre.
C'est un endroit où on peut devenir non seulement un fils de Dieu, mais aussi un homme dans le sens vrai et noble du terme, où on se sent heureux d'être vivant, vivant pour soi, vivant pour Dieu, vivant pour les autres. Voilà le Royaume de Dieu !
Et au lieu de cela, la communauté est devenue une image du royaume de satan où on s'entre-déchire, on s'entre-dévore, on se hait, on se combat. Voilà, mes frères, tout cela à cause du Prieur. Lorsqu' il n'est pas vertueux, il est devenu dangereux !
Mes frères,
Je voudrais en quelques mots vous faire goûter le talent artistique de notre Père Saint Benoît :
il nous présente un être dangereux, le Prieur. Et si je place cette bestiole sous la loupe, on ne lui trouve que des défauts. C'est un être vicieux comme dit Saint Benoît, vitiosus 65,42. Elatione deceptus, il est conduit par le bout du nez, elatione, par un sentiment très élevé qu'il a de sa valeur personnelle.
Si bien qu’il devient un contemptor, il méprise souverainement la Règle qui pourtant est sainte. Cela devient donc un sacrilège. Voilà le tableau très flatteur d'un Prieur à l'époque de Saint Benoît. Mais pas chez Saint Benoît, mais bien dans les monastères voisins. Et notre Saint Législateur nous décrit le progrès d'une catastrophe qui est fatale dès le début pour lui. Et cette description, il la dépeint à partir d'un mot sur lequel il joue.
Le premier stade, c'est l'ordinatio, donc c'est la mise en place d'un Prieur. Il n'y a en cela rien de mal, c'est un acte neutre. C'est même un acte plutôt bon puisque c'est une mise dans l'ordre : ordinatio. Mais dans ce beau fruit bien mûr, il y a un ver. Et ce ver, c'est le malignus spiritus superbiae, 65,5. C'est un esprit de superbe, d'orgueil qui s'est introduit. Et il faut appuyer sur l'adjectif malignus qui se traduit par mauvais, méchant.
C'est une allusion discrète mais bien nette au démon qui est appelé dans l'Ecriture le malignus. Nous dirons, nous, encore maintenant l'esprit malin. Mais pas malin dans le sens qu'il est rusé, mais c'est un esprit mauvais qui apporte le mal là où il s'introduit.
Voilà donc ce beau fruit à l'intérieur duquel s'est logé le démon, le démon un des plus dangereux, le démon de l'orgueil. Et il y a aussi un mauvais départ dans cette ordinatio car elle a été le fruit de ceux qui ont mis en place l'Abbé.
Le stade suivant ? Le stade suivant, c'est une inordinatio, 65,23. Cela signifie que quelque chose se fait contre l'ordre. Voyez, la petite particule in, ici, a le sens de contre. C'est contre l'ordre, c'est contre la Règle. Ce qui arrive maintenant dans l'évolution de cet esprit d'orgueil qui travaille à l'intérieur du fruit, puis ce mauvais départ, tout cela conduit vers un dérèglement, un désordre. Tout cela apporte le trouble, la confusion dans toute la communauté.
Et le stade ultime, ultime, c'est une exordinatio. On est arrivé hors de l'ordre, ex, on est sorti de l'ordre. On est maintenant dans le désordre. C'est la désorganisation, c'est la déstabilisation de la communauté entière. Ce sont les ultimes secousses avant l'écroulement final et définitif.
Voyez ! C'est impossible de traduire cela, en français il n'y a pas de mot correspondant. Mais à travers ces petites touches de vocabulaire nous voyons Saint Benoît dessiner sous nos yeux une fresque qui, à partir de cet homme le Prieur, nous montre une communauté entièrement déstabilisée et s'écroulant. Et cela, c'est l'œuvre du malignus spiritus, de cet esprit mauvais qui s'est introduit dans le cœur et qui l'a entièrement corrompu.
Donc voilà, mes frères, n'aspirons pas à la charge de Prieur !
Mes frères,
Il peut paraître déprimant et même quelque peu catastrophant de parler du Prieur de Saint Benoît après les tableaux savoureux que le frère Jacques a peint hier sous nos yeux. Mais peut-être que si Saint Benoît avait connu les deux perles de Prieur que nous avons eu ici, il aurait rédigé autrement ce chapitre. Mais de l'endroit où il est maintenant, et ce n'est pas tellement loin de nous, il voit comment les choses sont ici, et je suis certain qu'il en est heureux.
Nous pouvons, mes frères, nous, apporter de la joie aux saints. N'allons pas nous imaginer qu'ils sont impassibles. Non, ils nous regardent de très près. Et si nous pouvons leur apporter quelques satisfactions par notre comportement, il est certain qu'ils en ressentent de la joie. En termes de théologie - vous savez, ce sont toujours des grands mots en théologie - on disait autrefois qu'on leur apportait un surcroît de gloire. Moi, je préfère dire que leur cœur spirituel bat un peu plus vite.
Pour moi, je verrais deux qualités chez le Prieur : le Prieur de nos jours avec un certain type d'Abbé, du moins pour la première qualité, et le Prieur de toujours. La première qualité est celle-ci : le Prieur est un frère sur le dos duquel l'Abbé peut librement se défouler. L'Abbé, en soi, doit toujours conserver une grande maîtrise. Il doit rester calme. Il doit rayonner autour de lui comme une atmosphère de paix. Il doit avoir un apport décontracté. Et c'est vrai !
Un Abbé excité, un Abbé inquiet, un Abbé pas bien dans sa peau, mais toute la communauté alors en devient malade. Mais que se passe-t-il à l'intérieur de l'Abbé ? A mon avis, parfois ses nerfs doivent être tendus à l'extrême. Si bien qu'il est bon que cet Abbé ait à sa disposition une soupape de décompression. Il doit pouvoir taper sur le Prieur.
O, non pas derrière son dos, jamais, jamais ! Mais en face, lui donner un bon savon. Et cela n'a pas d'importance que ce soit mérité ! Non, c'est le simple fait de pouvoir, voilà, exploser devant quelqu'un. Mais ça ne vaut pas, ça, pour tous les types d'Abbé. Car un Abbé qui est mort à lui-même, dans le cœur duquel vit l'Esprit de Dieu, celui-là ne sentira pas ses nerfs se tendrent parce qu'il a déjà des nerfs spirituels qui ne connaissent plus la tension. C'est donc pour un certain type d'Abbé.
Dans quelle catégorie vais-je me classer ? Ça, c'est une affaire personnelle. Mais vous pouvez vous-mêmes alors en décider. Mais je dois tout de même dire que je n'ai pas encore fait ça sur le dos du frère Marc. Cela m'arrivait parfois avant, mais gentiment, sur le dos du frère Jacques. Mais j'ai évolué depuis lors.
Maintenant une seconde qualité qui, celle-là, est beaucoup plus importante et qui doit se trouver toujours : le Prieur est celui qui couvre l'Abbé en toute circonstance comme les ministres couvrent le roi. Cela veut dire que le Prieur prend sur lui les bévues de l'Abbé jusqu'à la responsabilité. Il n'ira pas dire : Oui, mais c'est l'Abbé, c'est toujours la même chose avec lui ! Toutes sortes de remarques comme ça, très gentilles, qui peuvent être très vraies. Mais non, il doit prendre sur lui les erreurs de l'Abbé. Il doit le couvrir car l'Abbé doit demeurer vierge de toute erreur dans l'esprit des frères.
Cela ne veut pas dire que l'Abbé va être une sorte d'être qu'on ne trouve nulle part. Non, ce n'est pas cela que je veux dire. Tout le monde saura très bien que l'Abbé a commis une erreur, mais on verra entre l'Abbé et l'erreur se dresser la personne du Prieur qui va couvrir l'Abbé, qui va détourner sur lui le jugement des frères.
Si bien que le Prieur, c'est l'homme dans la communauté qui doit exposer sa vie pour le maintien de la paix pour la sécurisation des frères. Et il expose sa vie en la donnant d'abord pour l'Abbé, de même que l'Abbé, lui, donne sa vie pour les frères. C'est pourquoi la position du Prieur est incommode. Ce n'est pas une position facile.
Et ainsi, mes frères, voilà un petit appendice qu'on pourrait ajouter au texte de notre chapitre. Vous voyez, il est gentil. Et je pense que Saint Benoît ne serait pas contre ce que je viens de dire maintenant. Et si nous voulons scruter le fond de sa pensée par rapport au Prieur, nous verrions que c'est ainsi qu'il le voit. Mais il nous présente le Prieur a contrario, comme on dit, par son contraire. Il nous donne le tableau d'un homme qui n'est Prieur que de nom. Mais alors, nous pouvons, nous, par contraste, voir se dresser devant nous la figure d'un vrai Prieur.
Voilà, mes frères, l'Abbé ne se dérobe pas à ses responsabilités, mais il travaille en toute confiance avec son Prieur. Là est la charnière qui permet de tout comprendre.
Mes frères,
En entendant ce texte, on peut se poser une question : Comment dans un monastère peut-on arriver à une situation aussi invraisemblable ? Des jalousies, des conflits, des détractions, des rivalités, des cabales, les pires désordres, des désunions, des discussions dit aussi un peu plus haut Saint Benoît. Notre conscience nous console en nous murmurant : Saint Benoît avait à faire à des barbares, des demis-sauvages de son temps, tandis que nous, nous sommes éduqués, policés, civilisés, ça n'arrivera plus, ça ne peut plus arriver.
Mais prenons garde, car en chaque homme sommeille un fond animal, égoïste, cruel qui se réveille brusquement à la première occasion, il suffit d'une guerre. Ceux qui parmi nous ont connu la guerre on senti en eux ce fond qui bouillonnait et qui attendait l'occasion d'exploser.
Je me souviens, sur les murs les Allemands avaient écrit en grandes lettres blanches de 1m de hauteur : la vengeance arrive ! Pourquoi ? Eh bien parce que les Alliés bombardaient les villes Allemandes. Chaque nuit, on les entendait passer. Et la radio de Londres disait le lendemain : des milliers de bombardiers ont lâché autant de tonnes de bombes sur telle ou telle ville Allemande.
Vous voyez, c'est ça le fond réel de l'homme animal, de l'homme païen, de l'homme qui n'est pas évangélisé. Et il n'est pas nécessaire d'attendre les guerres.
Écoutons ce livre du réfectoire, une situation qui dure encore aujourd'hui ( Palestiniens). N'allons pas si loin. Il suffit de conflits sociaux dans notre pays ou bien dans les pays voisins. Il y a eu il y a environ quinze jours, trois semaines des manifestations d'étudiants à Paris. Eh bien qu'arrive-t-il? On s'excite et on commence à casser. On casse, on cause des dégâts aux immeubles. Pourquoi ? Mais nous ne valons pas mieux aujourd'hui qu'à l'époque de Saint Benoît. Prenons-en bien conscience!
Maintenant, l'origine de tout ce malheur qui est arrivé donc dans ces monastères à l'époque de Saint Benoît, c'est une étincelle de rien du tout qui n'est pas écrasée à temps et qui allume un immense incendie. Cette étincelle, c'est une pensée anodine au départ, mais extrêmement dangereuse si elle n'est pas maîtrisée tout de suite. Et cette pensée, elle est toute simple : Toi, tu as été établi par ceux-là même qui ont institué l'Abbé. 65,15. C'est le seul endroit où Saint Benoît donne un exemple concret de pensée, le seul. Et cet exemple est précieux, car Saint Benoît commence à en démonter le mécanisme.
Attention ! C'est un exemple de pensée ! Mais toutes les pensées qui surgissent comme ça en nous sont les mêmes. Donc, quand Saint Benoît parle de la fameuse lutte contre les pensées, nous avons ici un exemple. Mais nous sommes affrontés à cette lutte tous les jours presque ; je ne dis pas à toutes les heures, mais certainement tous les jours. Donc, il est important ici de voir un exemple de pensée à l'intérieur de notre vie monastique bénédictine.
Cela ne veut pas dire que, ici, c'est la pensée qui surgit régulièrement tous les jours dans la tête du frère Marc. C’est pas ça que je veux dire, non, non, non, je parle en général. C'est un exemple ici tiré de ce que Saint Benoît a connu. Et on pourrait les multiplier.
Eh bien cette pensée, toute pensée est un constat objectif qui est neutre en soi : mais tu as été établi par ceux-là même qui ont institué l'Abbé, 65,15. Mais c'est vrai, n'est-ce pas, c'est un constat objectif !
C'est exactement ce qui s'est passé au Paradis terrestre. Le serpent rencontre Madame Eve, et il lui dit : Alors Madame, vous vous promenez ? Quelles nouvelles? Tiens, vous ne pouvez donc pas manger de tous les arbres du jardin ? Et c'est vrai, elle ne peut manger de tous les arbres du jardin. Et elle dit : Oui, c'est vrai, nous ne pouvons pas manger de tous les arbres. Nous pouvons manger de tous, mais pas de celui-là.
Un constat objectif, c'est neutre, il n'y a rien de mal là-dedans. Mais attention ! Car aussitôt la pensée embraye sur un engrenage et la machine se met en route. Quel est l'engrenage ici ? Donc, tu es soustrait au pouvoir de l'Abbé ! Voilà, c'est embrayé ! Et on va laisser tourner le moteur. Et c'est l'escalade alors jusqu'au conflit généralisé dans la communauté, jusqu'à la division, et puis la destruction de la Maison de Dieu. Voilà, le but est atteint ; le but poursuivi, voulu par le démon, c'est arrivé !
Mes frères, cette lutte contre els pensées, elle est capitale dans notre vie. Elle est première, toute première dans notre vie personnelle et dans notre vie communautaire. Un moine qui sort chaque fois vainqueur de la suggestion diabolique, qui parvient à maîtriser sa pensée, à ne pas la laisser aller au-delà du constat objectif, qui éteint l'étincelle tout de suite, eh bien ce moine-là, c'est un moine éprouvé. Comme dit Saint Benoît, il est parfait. On peut construire sur lui.
Mais que n'a-t-il pas dû endurer pour arriver, non pas à cette indifférence, mais à cette vigilance. Il voit l'étincelle, il l'éteint. Il voit arriver la pensée comme une flèche. Il a un bouclier, il l'arrête. Ce bouclier, c'est le bouclier de la foi, de la foi qui lui fait dans les cinq secondes au maximum, qui lui fait arrêter le projectile tout de suite et puis finalement qui le rend invincible. Oui, le moine est un lutteur et un soldat à cause de ces assauts continuels des pensées.
Quand je parle des pensées, ce ne sont pas les distractions, ce ne sont pas des histoires qui passent ainsi dans la tête. Tout ça, c'est fatal, on ne peut pas l'empêcher. Mais ce sont les pensées qui, toute anodines en apparence, peuvent si elles ne sont pas détruites tout de suite, peuvent conduire le moine là où jamais, jamais au départ il ne voudrais aller.
Voilà, mes frères, avec ça, nous pouvons aller nous reposer. Pas pour nous relâcher, mais pour refaire nos forces, pour réalimenter notre vigilance de façon à ce que la pensée ne nous surprenne pas et que à l'intérieur de notre cuirasse il n'y ait pas de défaut ; mais que ce bouclier de la foi, donc de la vigilance, de la confiance, nous entoure de tous côtés et même au dessus, que nous soyons comme une forteresse inaccessible contre laquelle viennent se briser tous les assauts du démon.
Mes frères,
Nous savons par Les Dialogues de Saint Grégoire que la ville de Rome et la péninsule Italique étaient couvertes de monastères. Grégoire lui-même était l'Abbé d'un monastère Romain avant d'être choisi pour diriger cette Église de Rome et devenir le Pape. Nous savons aussi que entre ces monastères circulait un intense courant d'informations. On savait toujours ce qui se passait partout. C'est ainsi que Saint Benoît enrichissait son expérience des succès et des accidents qu'il apprenait et qui survenaient ailleurs.
Aujourd'hui, il nous rapporte les graves difficultés qui ébranlaient certains monastères à l'occasion de l'établissement d'un Prieur. Nous sentons qu'il en est troublé et effrayé. Nous le verrons demain prendre les mesures qui s'imposent avant que pareils désordres ne s'introduisent chez lui. Il dira ceci par exemple: Il faut que le gouvernement du monastère dépende entièrement de l'Abbé, 65,24, entièrement !
Et il n'a pas peur d'imposer sa solution avec autorité et avec véhémence. Saint Benoît avait une forte personnalité, extrêmement forte. Il ne se laisse pas influencer par des considérations humaines. D'un geste il écarte, et l'Évêque et les autres Abbés. Il n'avait pas une Congrégation des Religieux au-dessus de sa tête.
Pourtant c'est un argument auquel les Consulteurs et même le Cardinal Hamer sont encore sensibles aujourd'hui. L'Abbé ou l'Abbesse est supérieur majeur. Il n'a personne au-dessus que le Christ. L'Église aussi naturellement, ce n'est pas seulement le Christ dans le ciel, mais c'est aussi le Christ sur la terre. , Mais personne n'a le droit de s'immiscer dans le gouvernement du monastère ; l'Évêque seul chez les moniales, mais pour ce qui regarde la clôture.
Et alors, que pouvait-il bien se passer dans la tête d'un Prieur, du Prieur dont il est question aujourd'hui ? Saint Benoît dit : assumentes sibi tyrannidem, 65,6. Il s'attribuera une autorité sans contrôle. Le latin est beaucoup plus dur, assumentes, il s'empare. C'est ça, il s'en empare, il opère un larcin. Voici notre Prieur qui devient un voleur. Il s'empare de quoi ? D'une tyrannie, d'une autorité sans contrôle, une autorité qui ne dépend que de lui. C'est cela le tyran.
Le tyran n'a de comptes à rendre à personne, si ce n'est à lui-même. Il veut posséder ce qui ne lui appartient pas. Il sait très bien que l'Abbé occupe dans le monastère la place du Christ. Mais ça n'a pas d'importance, il entend être un Christ parallèle. Il va donc être en réalité un simulacre de Christ, cela dans son comportement.
Donc, au lieu de servir, au lieu de donner sa vie, de donner la vie, au lieu d'unifier et d'unir, il sera un tyran. Donc il va dominer, il va écraser, il va asservir et il va diviser. Nous avons donc face à l'Abbé qui est le Christ, nous avons un Prieur antiChrist. Alors imaginez ce qui peut se passer dans la communauté.
Et cet antiChrist a été installé par l'Évêque, comme l'Abbé l'a été ou bien par d'autres Abbés. Le jour de l'élection abbatiale, des Abbés sont venus. Ils ont choisi celui-là. Puis avant de partir ils se sont dit: nous allons faire la même chose pour le Prieur. Écoutez, c'est encore comme ça chez les Carmélites aujourd'hui. La Sous-Prieure est élue par la communauté au même titre que la Prieure. Naturellement tout cela est réglé par les Constitutions. Les pouvoirs de chacune sont bien définis par les Constitutions. Heureusement !
Enfin, pour Saint Benoît, ce n'est pas ainsi. Et voilà donc notre Prieur qui pose un geste proprement luciférien. Lucifer, vous le savez, voulait supplanter Dieu ou au moins être son égal. Il en va bien ainsi, car Saint Benoît nous dit : maligno spiritu superbiae inflati, 65,5. inflatus au singulier. Il est enflé d'un malignus, malin, méchant, mauvais esprit d'orgueil. C'est ça le luciférisme. Il n'y a personne au-dessus de lui.
Qu'arrive-t-il à ce moment-là ? Qu'est-il arrivé ? Eh bien, le malheureux s'est installé au registre de l'avoir, du pouvoir, du prestige, de l'autorité, de la domination. C'est devenu sa richesse, ce qu'il possède, à quoi il a droit, ce qui lui donne une raison de vivre.
A ce moment-là, il se néantise au niveau de son être monastique. Il cesse d'être un moine. Cessant d'être un moine à l'intérieur du monastère, il cesse d'être un homme. Il cesse d'être un chrétien. Il cesse d'être tout court. Il entre dans une sorte de néant. C'est exactement ce qui s'est passé avec le démon. Au moment où il lui semblait arriver au sommet de la possession de tout, à ce moment-là je voyais, dit le Christ, je voyais Satan tomber du ciel comme un éclair. Avec la rapidité de l'éclair, c'était fini. Cela s'opère en même temps.
Lorsque Saint Benoît emploie une expression pareille, il a derrière la tête toutes les expressions bibliques parallèles. C'est tout un tableau pour lui, ce n'est pas quelque chose de cérébral. Il se souvient de ce que le Christ a dit et d'événements qui ont dû se passer alors avant les temps historiques
Alors Saint Benoît va prendre les précautions qui s'imposent. Il expliquera cela demain. Alors pour nous, retenons une leçon. J'y insiste assez bien ces derniers temps. Non pas parce que il y en a ici qui glisseraient sur cette pente savonneuse. Non, ce n'est pas pour ça, mais c'est parce que ça s'est présenté ainsi.
Eh bien, dans la vie monastique surtout, dans la vie ordinaire aussi, vouloir posséder conduit à rien, au rien. Plus je possède, moins je suis ; moins je possède, plus je suis. Cela, c'est la loi de fer de la vie monastique. C'est la raison d'être de ce qu'on appelle le vœu de pauvreté que nous ne connaissons pas explicitement. Pourquoi ? Parce que ça n'en vaut pas la peine. Dès l'instant où je possède, je blesse déjà mon être monastique. Je deviens propriétaire comme mon Prieur ici, et je ne suis plus rien du tout.
Et nous verrons demain que Saint Benoît nous dira - et c'est fatal, c'est terrible ! - etiam de monasterio pellatur, 65,51. On le chasse du monastère. C'est fini !
Mes frères,
Nous voyons que Saint Benoît ne parvient pas à se défaire d'une répugnance viscérale à l'endroit du prieur. Aurait-il fait une expérience malheureuse dans son propre monastère ? Ce n'est pas impossible. Il a tout de même été mis au courant des choses qui se passaient à l'extérieur. Il arrive, saepius, dit-il 65,2, bien souvent. Bien souvent ce n'est donc pas rare, c'est même fréquent. Y aurait-il un si grand péril du côté du Prieur ?
Ce péril, si nous voyons le texte de ce chapitre, c'est la superbia. Saint Benoît y fait allusion à quatre reprises: 65,5 - 65,13 - 65,30 - 65,43. Le prieur qui se gonfle : inflatus, maligno spiritu superbiae, 65,5. Le méchant esprit de superbe. Lorsque on utilise le mot spiritus en latin, il faut avoir derrière la tête l'usage qu'en faisait les anciens. C'est le terme qu'utilise Cassien lorsqu'il parle des huit passions. Ce sont les esprits. Et derrière le mot "esprit", il faut aussi voir le démon qui prend possession de quelqu'un et qui le rend fou.
Saint Benoît parle donc à quatre reprises de cette superbia. Il y a quelque chose tout de même d'assez remarquable sur laquelle nous devons nous arrêter. Qu'est-ce que exactement que cette superbia ? Je l'ai expliqué l'autre jour déjà en comparant la superbia et l'elatio (Chapitre 62 du 17.08). L'elatio s'élève comme un sapin et le superbe, c'est celui qui va toujours au-delà de lui.
Mais, je me suis dit que nous pourrions peut-être voir ce qu'en dit Evagre le Pontique, car c'est lui qui, le premier, a analysé ces passions et ces vices, cet esprit et ces démons. C'est à partir de lui que s'est élaborée cette analyse psychologique et spirituelle extraordinaire qui nous permet de mieux contrôler ce qui se passe en nous.
Voici ce qu'il dit : Le démon de l'orgueil est celui qui conduit l'âme à la chute la plus grave. Maintenant, orgueil rend un mot grec qui signifie prendre un air méprisant, dédaigneux. C'est regarder les autres de très haut. C'est donc avoir de soi une idée - comment le dire ? - une idée devant laquelle tous les autres doivent s'incliner. C'est cela l'orgueil !
Maintenant, comment cela va-t-il réagir dans le cœur du moine orgueilleux ? Que se passe-t-il ? Pourquoi est-il ainsi ? Pourquoi est-ce la chute la plus grave ? Eh bien, c'est ceci : le démon de l'orgueil incite en effet à ne pas reconnaître l'aide de Dieu, mais à croire qu'elle est elle-même la cause de ses bonnes actions. Donc, on s'attribue à soi le mérite de ce qu'on est. Et vous allez dire : c'est pas grave, ça !
Si, c'est grave, car le démon de l'orgueil n'attaque pas le premier venu. Le démon de l'orgueil n'attaque pas un novice. Il attaque un moine qui est déjà très avancé sur les hauteurs spirituelles. Il s’en rend bien compte, il a bien conscience que sa conduite est une conduite exemplaire, employons ce mot-là. Alors, dans son cœur, il se dit : c'est par ma vertu que je suis arrivé à ce sommet. Et il ne va pas remercier Dieu et dire : « Mon Dieu je te rends grâce, je te rends grâce car je ne suis qu'un pécheur comme les autres, mais c'est ta miséricorde qui me prend. »
Le type même de l'orgueilleux est le pharisien de la parabole : « Je te rends grâce car je ne suis pas comme les autres hommes ! Et si je suis ce que je suis, eh bien c'est par mes propres forces. » Il rejette, il n'accepte pas l'aide de Dieu. Si bien qu'il se coupe par le fait même de Dieu et des autres. Il s'isole, il fait de soi son propre Dieu. Il pratique donc l'autolâtrie. L'orgueil, c'est l'idolâtrie à son sommet. Car le Dieu qu'on adore, le Dieu qu'on encense, c'est son propre ..?.. . Voilà l'orgueil !
Mais alors, que se passe-t-il vis-à-vis des autres ? Eh bien, les autres, ce sont tous des imbéciles. Et pourquoi sont-ils des imbéciles ? Mais parce que eux - je me mets dans la peau de l'orgueilleux - eh bien eux, ils ne m'encensent pas, ils ne m'adorent pas. Ils sont donc des imbéciles. Et je vous garantis que c'est comme ça que ça se passe.
Voilà une recette : lorsque vous rencontrez quelqu'un dans le monde monastique qui dit, qui a sur ses lèvres fréquemment le mot imbécile en parlant des autres, dites-vous bien qu'il est la proie du démon de l'orgueil et qu'il ne courra pas loin. Dites-vous bien ça, je vous livre la recette parce que j'en ai connu ici. Ne l'oubliez pas !
Evagre le dit : il regarde de haut les frères en les considérant comme des imbéciles parce qu'ils ignorent cela à son sujet, parce qu'ils ignorent que c'est par ses propres moyens que ce moine est devenu un "saint", un saint entre guillemets, un homme bien.
Alors que se passe-t-il ? Que va-t-il se passer ? Voilà donc les autres qui ne l'encensent pas et qui se conduisent comme de vrais imbéciles. Que va-t-il se passer dans le cœur de ce moine ? Eh bien ce moine, lui, il va se mettre en colère. Il va être furieux. Et puis après, voyant que ça ne donne rien, et bien il va tomber dans la tristesse. Il va être triste. Il va se sentir ne plus en plus seul. Il va être absorbé par la tristesse.
Mais alors au terme, et ça je pense que c'est juste aussi, il le dit ici : viennent à sa suite la colère, la tristesse et ce qui est le dernier des maux, l'égarement d'esprit. Donc vous avez un état paisible, puis alors il est projeté hors de son état habituel dans une situation où il perd la tête. Donc il y a cette autolâtrie, il y a la colère, il est rongé par la tristesse et il en devient fou.
La folie est la vision d'une foule de démons dans l'air. Cela signifie qu'il commence à avoir des hallucinations à cause de cela. Voilà où ça conduit ! Donc, le dérèglement spirituel aboutit au dérèglement psychologique, et alors il faut le soigner. Il faut en arriver là.
Donc, mes frères, on comprend que Saint Benoît ait tout de même un peu peur d'un Prieur qui est pris comme ça par le démon de l'orgueil. En tout cas, ce n'est pas le nôtre. Ce n'est pas le nôtre, il en est loin. Il a ses petits défauts, mais il n'a pas tout de même celui-là, heureusement, parce que celui-là, c'est vraiment un gros. Mais soyons sur nos gardes parce que ceci, ce n'est pas un péché de débutant, c'est un péché de moine avancé. Prenons bien garde ! Mais il ne faut pas dire maintenant : « moi, je suis un avancé, je vais faire attention. »
Si je me dis que je suis un moine avancé, j'ai déjà mis le pied dans l'étrier. Restons plutôt toujours, comme je l'ai déjà rappelé l'autre jour, considérons-nous toujours comme des novices. Nous sommes entrés aujourd'hui. J'ai tout à apprendre de Dieu et des autres, et je suis le dernier de tous même si dans le rang je marche le premier.
Mes frères,
Je voyais ici Saint Benoît qui dit en parlant du Prieur et s'attribuant une autorité sans contrôle. C'est traduit en latin par tyrannidis, 65,6. Mais on peut se demander : et l'Abbé, lui ? Est-ce qu'il a, lui, une autorité sans contrôle ? Le Prieur, lui, il est tenu à l’œil par l'Abbé, mais l'Abbé ?
On va dire, oui, il y a la Visite Régulière, bon, une fois tous les deux, trois ans. Et puis à l'époque de Saint Benoît, ça n'existait pas. Mais qui donc peut contrôler l'autorité de l'Abbé ? Ce n'est pas sa propre conscience, c'est trop facile. On peut modeler sa conscience d'après ses désirs à soi.
Eh bien, mes frères, celui qui contrôle l'autorité de l'Abbé, c'est la Personne du Christ lui-même, et au-delà du Christ c'est la Sainte Trinité, c'est notre Dieu qui est à la fois connaissance, et qui est amour, et qui est source de vie. Et L'Abbé, lui, est obligé s'il porte vraiment le titre d'Abbé, s'il est digne de ce nom, il est obligé de toujours se référer à cette origine de toute autorité, donc de toute vie, de tout amour qu'est la Sainte Trinité. Et c'est elle qui le contrôle.
Comment maintenant va-t-elle opérer ce contrôle ? Eh bien, il sera indispensable que l'Abbé soit un homme qui vive en communion avec la Sainte Trinité. Donc il devrait, pour bien faire il devrait être un mystique, une sorte de Saint Jean de la Croix mais tout petit, donc qui est en communion avec la Trinité par l'intermédiaire du Christ.
Et alors, il est toujours en dialogue avec ces trois divines Personnes qui de façon directe souvent, mais beaucoup plus fréquemment de façon indirecte par les événements, par les frères, par les personnes le contrôlent et le maintiennent sur le droit chemin.
Mes frères,
Saint Benoît nous dit qu'il est préférable que le gouvernement du monastère dépende entièrement de l'Abbé. Le texte latin dit ordinatio, 65,26. C'est autre chose que gouvernement, c'est l'organisation interne du monastère pour que le corpus monasterii soit équilibré, qu'il grandisse, qu'il s'épanouisse, qu'il conserve une bonne santé.
Nous avons ici, mes frères, une toute première approche d'une réalité qui sera plus tard codifiée par le Droit Canonique, à savoir que l'Abbé est Supérieur Majeur. Cela signifie que un Abbé bénédictin ou cistercien n'a pas de supérieur au-dessus de lui. Il est Supérieur Majeur.
Le Père Immédiat n'est pas son Supérieur. Non, c'est un frère qui vient une fois ou l'autre voir si tout se passe normalement dans le monastère. Sa mission première est d'aider l'Abbé local dans sa tâche pastorale. Il ne vient pas porter un regard critique, il vient pour apporter une aide, un secours, un conseil.
Mais l'Abbé doit tout de même avoir un Supérieur. Eh bien, Saint Benoît y fait allusion ici. L'Abbé n'a qu'un seul Supérieur, c'est Dieu auquel il doit rendre compte de toutes ses décisions, 65,52. Il ne peut donc user d'un pouvoir arbitraire, d'un pouvoir despotique, tyrannique. Non, non, il doit toujours ordonner l'ensemble de la vie en s'appuyant sur les préceptes Évangéliques.
Car Dieu, pour lui, c'est Dieu devenu homme, c'est la Personne du Christ Jésus toujours présent dans le monastère, ce Christ qui est la tête du Corps mystique mais aussi la tête de ce Corps en miniature qu'est le monastère. Et c'est à ce Christ que l'Abbé devra un jour rendre compte. C'est ça son Supérieur !
Maintenant, si nous regardons l'organisation canonique disons contemporaine, et déjà depuis un certain temps naturellement, c'est que le Christ, il a sur terre un représentant autorisé qui est le Pape. Donc, le Supérieur direct, immédiat de l'Abbé, c'est le Pape. Et lorsque le Cardinal Hamer vient nous rendre visite, lui qui est le représentant du Pape pour le monde des religieux, nous recevons la visite de notre Supérieur. Et l'Abbé doit le recevoir et le considérer comme son Supérieur.
Naturellement le Cardinal ne viendra pas ici pour faire l'inspection, ni pour réformer des choses ou procéder à des enquêtes. Non, Il vient en ami, mais nous devons le recevoir vraiment comme notre Supérieur. Nous n'en avons pas d'autre que lui.
Mes frères,
Saint Benoît demande que le gouvernement du monastère dépende entièrement de l'Abbé, arbitrio, 65,25, dit Saint Benoît. Donc, c'est la façon dont l'Abbé voit les choses, la façon dont il les sent. Et il doit être pour cela doté d'un sens spirituel aigu. A tel point que lorsqu'on voit tout ce que Saint Benoît demande à l'Abbé ou lui confie dans sa Règle, on peut se dire que l'Abbé doit être un charismatique dans le sens noble du terme, non pas un despote qui gouverne suivant ses propres vues, mais un homme qui est possédé par l'Esprit de Dieu et qui s'efforce en toute humilité d'être le prophète pour la communauté, pour chacun des frères. Et c'est dans ce sens-là que je prends le mot charismatique, pas dans celui où il est utilisé vulgairement aujourd'hui.
C'est donc un homme habité par la grâce, une grâce tout à fait spéciale à laquelle il s'est totalement ouvert et qui le guide, qui le conseille, qui le dirige dans tous ses jugements et pour toute sa conduite. Et je pense que ce que je dis là est exact. C'est pourquoi il faut toujours bien prier pour l'Abbé afin qu'il ne soit jamais inférieur à sa mission car il est un homme fragile comme tout homme. Il est dans une chair qui est vulnérable, qui est faible et l'aveuglement peut très bien noyer son regard.
C'est donc le désir des frères qui va l'éveiller et l'entretenir dans sa mission. C'est le Cardinal Hamer, je pense, qui nous a rappelé cela à propos des prêtres. Les fidèles doivent prier afin de recevoir des prêtres qui soient dignes de les conduire. Une communauté chrétienne reçoit donc le prêtre qu'elle désire et il est toujours à la mesure de son désir. Le désir des fidèles maintient le prêtre sur les lignes de crête d'une conversion perpétuelle.
Il doit en être de même dans une communauté. Les frères ont l'Abbé qui leur convient, l'Abbé qu'ils désirent. Et voilà, il est donc nécessaire de nourrir dans son cœur de très hauts désirs afin que l'Abbé soit ainsi habité par ce même désir qui vient de Dieu, qui vient de l'Esprit, qui crée, qui soude et qui fait grandir le Corps.
Mes frères,
Le moins qu’on puisse dire est que Saint Benoît a de la suite dans les idées. Dimanche nous l’avons entendu jeter hors du monastère le prêtre qui oubliait d’être moine. Proiciatur, 62,20, disait-il, qu’on le jette dehors comme un paquet de linge sale. Et aujourd’hui, le Prieur qui se prendrait pour un second Abbé, on le chasse du monastère, pellatur, 65,61, et on met les chiens à ses trousses. Et ça, c’est Saint Benoît ! Oui !
Mais n’oublions pas qu’il obéit à une dialectique qui justifie et construit toute la Tradition monastique. Elle est empruntée à la révélation biblique et surtout aux paroles de Jésus. On peut même dire que toute l’Histoire du monde est construite sur cette dialectique, l’histoire des hommes naturellement. Il s’agit d’un chassé-croisé permanent entre deux sortes de vie.
La vie que nous connaissons de manière habituelle, c’est la nôtre. C’est une vie qui est soumise aux lois de l’entropie, qui se dégrade petit à petit et qui finalement s’éteint. C’est une vie périssable !
Et se présente une autre vie, une vie mystérieuse, inconnue, une vie au-delà de la nature, surnaturelle, une vie impérissable. La vie périssable, nous la connaissons par expérience ; l’autre vie, nous ne pouvons la connaître que par la foi. Dieu nous en parle, le Christ nous en parle. Il nous l’offre.
Nous l’accueillons. Dès qu’elle est en nous, si nous lui sommes fidèles, nous finirons par l’expérimenter comme nous expérimentons notre vie mortelle car les deux devraient pouvoir faire bon ménage. Mais malheureusement, la première vie, celle que nous recevons en entrant dans ce monde, elle s’est corrompue et elle est franchement hostile à la seconde.
Le Christ est très net. Il dit que celui qui veut sauver sa vie, garder cette vie, celui qui veut réussir à l’intérieur de cette vie périssable, il la perdra. Par contre, celui qui prendra le risque de perdre cette vie, de la sacrifier, celui-là gagnera la vie éternelle. C’est cette dialectique à l’intérieur de laquelle le monde se débat et le monde se construit. Et la tradition monastique, elle est édifiée sur cette lutte entre les deux vies.
La première vie périssable, elle n’est pas mauvaise en soi. Elle a été créée par Dieu. Mais voilà, elle s’est corrompue. Et lorsque nous venons au monde, nous sommes parfaitement purs, mais il y a déjà en nous le germe de corruption qui va s’éveiller et qui va peut-être lancer notre existence dans une direction qui n’est pas la bonne. C’est ce qu’on appellera le péché originel, les suites du péché originel.
Et cette vie, elle est dominée par l’égoïsme - moi d’abord - par la convoitise, par la jalousie, par le non respect des autres, par l’orgueil. Et tous les moyens sont bons pour assouvir la soif de puissance, de domination, de plaisir qui ainsi se développent dans le cœur de l’homme et finissent par tout submerger. Ce sont des choses difficiles à dire, mais les sociologues aujourd’hui sont de plus en plus éveillés, attentifs à ce phénomène, ce phénomène de l’écrasement des faibles par les forts. C’est le libéralisme économique débridé où il n’y a plus rien, ni sentiments, ni pitié, ni compassion, rien ! Il n’y a plus que la réussite personnelle au détriment des plus faibles qui sont toujours les perdants.
Cette vie corrompue asservit tout à ses désirs, même Dieu qu’elle transforme en idole. Je pense avoir expliqué cela dimanche dernier. Et on peut dire qu’elle est à l’origine de tous les maux qui déchirent l’humanité. Et nous-mêmes, nous en sommes les esclaves quand nous recherchons ce qui nous convient et que nous le recherchons au dépens des autres. Et cette vie a son dieu qui est le prince de ce monde.
Eh bien, mes frères, nous sommes dans le monastère pour nous dégager de la tyrannie de cette vie meurtrière et pour nous ouvrir de plus en plus à l’autre vie. Et cette autre vie est fondée sur l’oubli de soi, le respect des autres, la bienveillance, la compassion, la douceur, l’amour, la patience.
Et on le comprend quand on sait qu’elle est la propre vie de Dieu qui est toute entière enclose dans la personne du Christ, qui nous est offerte gratuitement et que nous pouvons recevoir. Car nous sommes greffés sur le Christ et il y a un canal entre lui et nous.
Les racines de notre être profond, le plus profond, elles sont en lui. Si donc, nous permettons à la sève divine de passer en nous, si nous n’obstruons pas le canal qui transfère la vie divine en nous, nous allons peu à peu nous dégager de la vie périssable qui nous conduit à la corruption et, de plus en plus, nous allons respirer à l’intérieur de la vie incorruptible qui est la propre vie de Dieu.
Et puis viendra un moment où nous aurons conscience de cette vie. A ce moment-là, à l’intérieur même de cette vie, nous connaîtrons Dieu et nous commencerons à le voir. Comme le disait Maurice Zundel, il ne faut pas se demander comment on peut vivre après la mort, ce qu’il faut, c’est être vivant avant de mourir !
Mais l’immense majorité des hommes sont morts. Ils n’ont pas encore commencé à vivre tant qu’ils sont soumis aux instincts de cette vie qui essaye de dominer tout en nous et sur les autres et qui fatalement s’en va vers la ruine.
Voilà, mes frères, notre travail, notre labeur, notre ascèse, c’est de rester branché sur la vie impérissable, de rester branché sur elle par le dépouillement, par le renoncement, par une obéissance confiante. Mais attention ! Si on se dépouille de cette vie périssable, c’est pour recevoir en contrepartie la vie éternelle ; si on se dépossède d’une multitude de futilités, c’est pour recevoir des biens qui ne passeront pas. C’est notre intérêt bien compris. C’est tout le mystère de la Rédemption qui peut alors agir en nous avec force.
Et c’est une force qui ne nous contraint pas, une force qui est là à notre disposition. Nous pouvons la laisser de côté, mais nous pouvons la prendre et la faire nôtre. C’est alors à l’intérieur de notre faiblesse, de notre vulnérabilité, de notre fragilité que toute la beauté de Dieu va pouvoir se déployer.
Donc, n’ayons pas peur, mes frères, d’être des pécheurs, d’être des gens fragiles, des gens faibles, non, n’ayons pas peur ! C’est même un avantage car lorsque nous en avons conscience, alors nous entrons dans les espaces de l’humilité, et la charité qui est Dieu peut nous envahir et nous métamorphoser.
Table des matières
Chapitre 65, 1-23 : Du Prieur. 22.04.85
Chapitre 65, 24-fin : Du Prieur. 23.04.85
Chapitre 65, 24-fin : Du Prieur. 23.08.85
Chapitre 65, 1-23 : Du Prieur. 22.12.86
Chapitre 65, 1-23 : Du Prieur. 22.08.87
Pas d’autorité sans contrôle pour le Prieur.
Chapitre 65, 24-fin : Du Prieur. 23.08.88
Mais qu’est-ce que cette superbe ?
Chapitre 65, 1-23 : Du Prieur. 22.04.91
Chapitre 65, 24-fin : Du Prieur. 23.04.91
Chapitre 65, 24-fin : Du Prieur. 23.04.94
Chapitre 65,24-fin : Du Prieur ! 23.04.96.
La dialectique de Saint Benoît.