Chapitre 62 : Des prêtres du monastère.        17.12.83

      Une ascension en Dieu !

 

Mes frères,

 

Le moins que l'on puisse dire, c'est que Saint Benoît n'a pas une confiance illimitée en la gent sacerdotale ! Saint Grégoire nous raconte qu'il avait eu à souffrir de la jalousie et des tracasseries d'un prêtre du voisinage. Saint Benoît ne l'a sans doute pas oublié. Et comme il est un homme prudent, il prend ses précautions avant de confier la charge du sacerdoce à un des frères.

 

Ce chapitre se présente comme un diptyque, donc un tableau en deux panneaux. D'abord le frère qui s'acquitte bien de la charge qui lui a été confiée, puis un autre qui en abuse et en profite.  Chacun de ces tableaux est souligné d'un trait puissant si bien qu'ils sont violemment contrastés. On voit que visiblement Saint Benoît a voulu faire impression. N'oublions pas que comme il le prescrit, la Règle doit être fréquemment lue en communauté pour que les frères ne puissent prétexter de leur ignorance.

 

Le premier de ces traits qui met en évidence le premier panneau du diptyque est lui-même une de ces médailles dont je vous ai parlé hier, un petit joyau de la Règle. C'est très difficile à traduire en français encore une fois. On dit ici : croître de plus en plus dans le Seigneur. Et le texte latin : magis ac magis in Deum proficiat, 62,9. Allez un peu traduire ça !

Proficiat : ça voudrait dire littéralement : qu'il s'avance, qu'il progresse, qu'il gagne in Deum, dans le Seigneur, c'est à dire en direction du Seigneur et puis à l'intérieur du Seigneur. Il est en Dieu, la vie divine est en lui. Et voilà, il doit s'avancer, il doit profiter comme on dirait, mais dans le bon sens du terme, comme on dit que un bœuf à l'engrais profite.

D'ailleurs le souhait proficiat est passé dans la langue d’aujourd’hui tel qu'il est. On va dire : mais proficiat ! Voilà, c’est bien ! Mais faites encore du progrès, que ça aille encore mieux pour vous, et que ça aille de mieux en mieux.

 

Il y a maintenant le second tableau avec son trait aussi fortement souligné. C'est exactement le contraire et c'est terrible. En latin c'est : proiciatur de monasterio, 62,20. On traduit ici en français : il serait chassé du monastère. Mais c’est édulcoré, voyez, c’est ramolli ! Ce n’est pas ça au juste, il faut voir le geste : qu’il soit jeté au loin hors du monastère comme un objet malpropre.

Oui, vous avez donc les deux. Voyez le sacerdoce et puis sur le sacerdoce deux possibilités, deux éventualités. L’une, si on s’en acquitte bien, avec foi, au service de Dieu et de ses frères, c’est une ascension en Dieu, une communion avec Dieu, avec ses frères. C’est une béatitude. Et de l’autre côté, il y a une expulsion brutale hors du monastère, donc une rupture avec Dieu, avec les frères et une chute dans le malheur.

 

Oui, pour moi, je suis certain que Saint Benoît a voulu frapper l’imagination de ses frères. Il y a même là un parallélisme avec assonance. Il n’y a qu’une seule lettre qui change : d’un côté vous avez proficiat et de l’autre proiciat. C’est la même assonance : proficiat, proiciat. Voilà, vous avez le choix, donc réfléchissez bien à ce qu’on va vous demander lorsque vous serez choisi.

Voilà, mes frères, je ne veux pas vous effrayer, mais enfin, c’est personnellement l’impression que je retire, que je retiens de ce Chapitre pour ce soir. Une autre occasion, nous découvrirons sans doute de nouvelles richesses et de nouveaux avertissements.

 

­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­Chapitre 62 : Des prêtres du monastère.        17.12.86

      L’humilité de la charité.

 

Mes frères,

 

Vous le savez, avant hier je vous disais que j'aimerais éveiller en votre cœur quelques unes des vibrations que l'humilité de la charité suscite à l'intérieur du mien. Et je me suis dit que je pourrais peut-être le faire tout de suite.

 

L'humilité de la charité est une hymne qui ne peut être chantée que par le moine content de ce qu'il trouve dans son propre monastère ou dans le monastère où il est accueilli en étranger, comme hôte. Le moine content de ce qu'il trouve a le cœur fermement établi en Dieu. Il est passé de la mort à la vie. Il goûte les beautés du Royaume. Il baigne dans la lumière. Il la voit, il la respire, il s'en nourrit. Il devient lui-même lumière. Il est rassasié. Sa nourriture, c'est de faire la volonté de Dieu son Père.

Sa loi unique, c'est l'amour de charité. Il possède son être en perfection parce qu'il l'a donné. Et il le donne tout entier. Il n'y a en lui aucun instinct de possession, de domination. Il se reçoit de Dieu et des autres. Il est pure humilité. L'humilité de la charité est donc l'humilité née de la charité. Et en même temps, elle porte le moine à un degré plus élevé encore de charité. Car vous savez que la charité, l'agapè, qui est l'être même de Dieu, est infinie.

Donc, lorsqu'elle prend possession du cœur d'un homme, elle le dilate sans fin. Il n'y a pas de limite à la charité. Il n'y a donc pas non plus de limite à l'humilité qui naît de cette charité. Nous avons là une seule réalité qui a deux faces, la face humilité et la face charité. Elles sont interchangeables.

 

L'humilité, comme le dit Saint Benoît au chapitre 7° conduit le moine au sommet de la charité. Et cette charité une fois atteinte, elle creuse de nouveaux abîmes d’humilité. C'est l'humilité de la charité qui elle-même conduit le moine toujours plus loin à l'intérieur de Dieu. Et ainsi, c'est cela la vie éternelle, c'est ce qui nous attend lorsque nous serons ressuscités d'entre les morts.

Mais le moine désire déjà s'exercer à cela dès maintenant. C'est cela l'école, la scola caritatis des premiers cisterciens, l'école où on apprend l'art d'aimer, où on apprend l'art de la charité. C'est l'école que fréquente le moine.

Si bien que le moine est un disciple, ou un étudiant, ou un écolier toute sa vie. Même s'il est devenu maître en art spirituel, il a toujours à apprendre. Je le disais l'autre jour, il est toujours un novice. Il doit bien le savoir. On commence novice et on achève, on termine novice.

 

Si bien que l'humilité - revenons ici à notre moine étranger - l'humilité, c'est le geste par lequel on se met à la disposition des autres. La place du moine humble, c'est le service. Il a ainsi rejoint Dieu qui est venu sur terre, qui a voulu être homme non pas pour être servi mars pour servir, et servir jusqu'à donner sa vie. Si bien que le moine humble devient semblable à Dieu qui est l'être le plus pauvre, le plus démuni, le plus humble parce qu'il est le plus aimant et le plus respectueux.

Dieu s'installe donc dans le cœur du moine avec les sentiments qui sont à l'intérieur de son être à lui, Dieu, sentiments qui sont don absolu. Je n'ai pas besoin de vous répéter cela : chacune des Personnes de la Trinité se reçoit des autres. Elle est pure relation.

Si bien que le moine-hôte, lui, il peut en toute sécurité, sans quitter son humilité, mais dans une sorte de poussée en lui d'authentique charité, il peut attirer l'attention de l'Abbé du monastère où il est reçu sur un détail qui n'est pas en accord avec le bien que Dieu désire.

Il ne fait pas cela pour lui parce qu'il est content de ce qu'il trouve ; content, encore une fois, car il est entièrement passé chez Dieu déjà. Mais il le fait pour l'avantage de ceux qui l'ont accueilli. Ce n'est pas lui qui parle, c'est l'Esprit de Dieu qui parle en lui.

 

L'humilité est donc cette vertu qui nous vient de l'Esprit de Dieu. L'humilité de la charité, c'est une audace qui est l'audace même de Dieu, Dieu qui est tellement amour qu'il ne peut pas imaginer que sa créature puisse être autre que lui. Vous allez me dire : Mais Dieu alors rencontre bien des déceptions car sa créature n'est pas comme lui ?

Si sa créature est foncièrement comme lui parce qu'elle est une image de ce qu'il est. Ce n'est pas parce que cette image a été souillée, que cette image a été déformée, défigurée qu'elle n'est plus une image. Il faut que cette image soit reconstituée, et pour cela, Dieu fait confiance à son image. C'est cela l'humilité, la charité qui pousse le moine étranger a attirer l'attention de l'Abbé sur quelque chose qui ne va pas exactement comme Dieu voudrait.

 

Voilà, mes frères, vous comprenez que seul un moine humble peut parler ainsi car il n'y a plus de place en lui que pour l'amour, plus de place en lui que pour Dieu. Voyez comme c'est beau ! Il y a encore bien des choses qu'on pourrait dire. Une fois qu'on est dans ce domaine-là, c'est sans fin.

Ceci par exemple: Saint Benoît dit en latin: sane et rationabiliter, 61,9. Il doit le faire de façon saine, de façon raisonnable. Mais c'est la santé de Dieu et c'est la raison de Dieu, raison de Dieu qui peut être folie au regard des hommes, santé de Dieu qui peut être tellement puissante qu'elle blesse l'homme. Mais en le blessant, elle le guérit !

 

Chapitre 62 : Des prêtres du monastère.        17.08.87

      Un drame !

 

Mes frères,

 

Nous avons ici la relation d'une catastrophe qui a dû se produire dans le monastère dirigé par Saint Benoît. Il a voulu la consigner dans sa Règle pour qu'elle nous serve de leçon, pour que nous soyons en garde contre les pièges que le démon à l'habitude de tendre sur notre route.

 

Nous voyons un frère vertueux, orné de qualités humaines et spirituelles. Ce frère est remarqué par l'Abbé qui veut en faire un de ses collaborateurs de choix. Il l'appelle au sacerdoce. L'accent est mis sur le mot dignus, 62,4,  jugé digne. Vous savez que ce digne, dignus actios est l'acclamation qui est poussée par le peuple lorsque un candidat est présenté par l'Évêque. Il ne faut pas seulement que l'Évêque soit d'accord mais il faut aussi que la communauté soit d'accord. Donc il est jugé digne. Et voilà que ce frère est mordu par le démon de l'avarice. Il se laisse infecter par le vitium proprietatis, par le vice de la propriété ou de la possession. Et cette infection gagne en lui.

Le sacerdoce n'est plus pour lui un service de sa communauté, un service d'Église, il devient un avoir. Il devient pour ce frère une occasion d'exercer un certain pouvoir sur les autres. Il devient pour lui la source d'un prestige. Le frère se laisse griser et le voici emporté dans la spirale de l'élèvement et de l'orgueil. Il se lève tellement haut au-dessus des autres qu'il ne veut plus entendre parler de rien si ce n'est de son projet personnel. Il se grise, il se fige dans l'insoumission, dans le refus de toute obéissance.

Saint Benoît le dit ici : Il ose se soustraire à la Règle établie. Et à ce moment-là, il ne peut plus être traité comme prêtre mais comme rebelle. L'Abbé intervient, en vain ! L'Abbé fait intervenir l'Évêque, sans résultat ! Alors c'est l'issue fatale : on l’éjecte du monastère. On le chasse. On avait donc au départ un ange et au terme on rencontre un démon. C'est tout ce drame qu'il faut lire en-dessous de ce que nous raconte ici Saint Benoît.

 

C'est la reproduction d'un autre drame qui est comme le prototype de toutes les trahisons. C'est celui de Judas Iscariote qui était un disciple que Jésus avait jugé digne de faire partie du groupe des douze, donc un homme qui était appelé à siéger un jour sur un trône à côté de Jésus pour juger une des tribus d'Israël.

Et voilà que ce Judas qui était aussi - on le sent à de petits détails de rien - qui était sans doutes le plus doué des Apôtres, celui sur lequel on pouvait s'appuyer le plus, le plus prometteur, et voilà que ce Judas a été aussi mordu par le démon de l'avarice. Il est dit qu'il a vendu Jésus pour trente pièces d'argent.

 

Mais ce démon de l'avarice se manifestait encore certainement chez lui en d'autres circonstances. Le Judas flairait une affaire. Il allait réussir. Son amitié avec Jésus lui ouvrait un avenir de domination. Il allait devenir un ministre. Et une fois qu'il était ministre, il était mandarin. A ce moment-là, il allait pouvoir s'épanouir.

Mais voilà que le trône sur lequel Jésus allait siéger, c'était une croix. Alors tout s'est brouillé devant ses yeux. Cela ne l'intéressait plus. Devoir s'oublier, devoir entrer dans un projet aussi paradoxal, entrer avec Jésus dans une relation de foi et d’amour, ça le dépassait. Alors il s'est détaché de Jésus, mais ne s'est pas détaché de son vitium proprietatis. Et pour ne rien perdre, il a tout de même retiré sa mise avec un petit bénéfice : trente pièces d'argent.

Eh bien, c'est ce qui se reproduit ici avec ce prêtre de Saint Benoît. Mais Saint Benoît, ici, ne laisse pas aller jusqu'au bout. Avant que la contagion ne s'étende - car ce mal est contagieux - il le jette hors du monastère. C'est grave ! C'est grave !

 

Il y a un autre endroit où aussi un frère se laisse emporter par ce qu'il sait, c'est l'artisan du monastère. Il est content de ce qu'il fait. Il fait rentrer de l'argent dans le monastère, donc il devient quelqu'un. Son avoir le place au-dessus des autres. Son savoir technique le place au-dessus. Mais Saint Benoît dit : Pas de quartier ! On l'enlève tout de suite. On le remet au rang. On le fait rentrer dans le rang mais on ne le met pas dehors.

Le sacerdoce, on ne peut pas l'enlever à quelqu'un. C'est un caractère indélébile. Si bien qu'il n'y a qu'une seule façon de s'en sortir, il faut le jeter à la porte. Naturellement aujourd'hui le Droit Canon est intervenu pour régler tout ça.

 

Mais voilà, il y a tout de même quelque chose à retenir, mes frères, c'est que pour nous, à partir de là, c'est que construire sa vie sur un avoir, sur un savoir ou sur un pouvoir, c'est la conduire inéluctablement à l'échec, un échec surnaturel, mais aussi un échec humain.

Je pourrais vous raconter une histoire que j'ai apprise aujourd'hui. Ce n'était pas un frère ni une moniale, mais c'était une sœur qui a perdu la tête après quinze ans de vie consacrée. Mais je ne vais pas raconter tout ça parce que c’est terrible, c'est horrible. C'était justement la même chose, sur son savoir qui était très grand, construire sa vie. Alors voilà, çà a été l'échec du haut en bas !

 

Alors, mes frères, ne l'oublions pas, une vie monastique ne s'épanouit qu'à l'intérieur d'une communion dans l'amour. Elle ne se construit que sur la base solide de l'humilité et de la dépossession. Ne rien vouloir posséder pour soi, accepter de se recevoir des autres et de se donner tout entier aux autres, c'est la seule façon de réussir sa vie.

Et c'est la seule façon de sentir la paix, la paix de Dieu, la paix du Christ envahir le cœur, le posséder, et puis à partir de là dans l'invisible, dans le secret, la rayonner.

 

Chapitre 62 : Des prêtres du monastère.        17.08.88

      L’élèvement et l’orgueil.

 

Mes frères,

 

Saint Benoît n'y va pas par quatre chemins ! Il ne craint pas de chasser du monastère celui qui s'est enorgueilli au point de ne plus pouvoir se soumettre ni obéir à la Règle. Comment peut-on en arriver là ? On sent que Saint Benoît est effrayé du danger vraiment mortel qui guette le moine imprudent, et pas seulement celui qui aurait été élevé au sacerdoce, mais sachons-le bien, chacun d'entre nous.

 

Ce danger est celui de l'élèvement et de l'orgueil. Il est bon de nous arrêter quelques instants sur l'étymologie des mots latins. C'est très beau et cela vit. C'est la superbiam, 62,5, l'orgueil, la superbe. Superbiam tire son origine d'une préposition et d'un verbe : super ire, aller au-dessus. C'est donc monter, s'enfler, s'exalter. C'est comme la pâte qui monte dans le pétrin.

Ce sera donc devenir hautain, arrogant, orgueilleux. On voit les autres de haut, de la hauteur qu'on est sensé occuper. Comme le dit Saint Bernard : l'orgueil, c'est l'amour de sa propre excellence, réelle ou supposée. Les autres, alors, à quoi vont-ils servir, si je suis orgueilleux, si je suis rempli d'estime pour moi-même ?

C'est très simple, les autres servent de repoussoir. Les autres vont mettre en évidence ma valeur. Et dans ces conditions-là, il n'y a plus de charité fraternelle possible. La superbe, l'orgueil est vraiment et réellement mortel !

 

Et maintenant: elatio, 62,5, qui est traduit par élèvement ? Eh bien, elatio, c'est la transcription littérale d'un mot grec qui signifie sapin. Le moine elatus, c'est donc un moine qui ressemble à un sapin. Il monte toujours plus haut, toujours plus haut, toujours plus haut. Il se grandit à ses propres yeux naturellement.

La superbia, c'est quelque chose de vraiment pernicieux tandis que l'elatio, c'est du ridicule. Vous sentez la différence ? Maintenant, si on a les deux ensembles ! ! ! Tout genre d'orgueil est parfaitement ridicule.

Alors, en contraste, nous trouvons l'humilité, l'humilitas. Et l'humilité, c'est le sentiment qui nous fait mettre au ras du sol. L'humble se confond avec l'humus d'où il est sorti, d'où il a été extrait. Je l'ai déjà dit et je le rappelle : c’est littéralement lui marcher dessus, il se confond avec l'humus. Et c'est à cela qu'il sert, il sert à ce qu'on lui marche dessus.

 

Il sert aussi à nourrir les autres. Les autres peuvent donc l'utiliser. Vraiment l'homme humble est entré dans la vérité de son état, de ce qu'il est. Il a tout reçu, il doit donc tout rendre à Dieu et aux autres qui peuvent tout lui demander. Cela va très, très loin, très, très, très loin ! Et il est donc à souhaiter que nous y arrivions.

Cela fait mal. Mais je pense que puisque nous sommes des estropiés, une petite opération chirurgicale qui fait mal, si elle peut nous rendre la rectitude, je pense qu'il ne faut pas avoir peur de s'y prêter. Et l'opération, c'est toujours cette fameuse obéissance. Et celui qui opère, c'est le digitus Dei, c'est le doigt de Dieu. C'est à dire, c'est l'Esprit Saint. C'est donc l'Amour.

Avoir le courage et la lucidité de s'abandonner comme ça à l'Esprit- Saint qui est amour, donc à tout ce qu'il demande, se donner corps et âme à l’obéissance, c'est tôt ou tard - et cela peut aller très vite - c'est devenir humble, c'est être parfaitement libre, c'est avoir évacué à jamais l'élèvement et l'orgueil. Et tout est possible à un homme de cette trempe.

 

Demandons au Seigneur qu'il nous donne l'audace de la foi, l'audace de l'espérance, l'audace de la charité qui nous permettront de ne pas reculer devant ce qui nous est demandé en sachant que ce qui nous attend au bout de l'épreuve, c'est la pureté du cœur, c'est la vision de la lumière de Dieu, c'est déjà l'entrée dès cette vie dans le monde à venir.

 

Chapitre 62 : Des prêtres du monastère.        17.08.89

      Le respect de la Règle.

 

Mes frères,

 

Nous ne devons pas nous imaginer que la Règle soit pour Saint Benoît un absolu. Ayant composé, rédigé la Règle, il pourrait y voir son œuvre et exiger que tous s'y soumettent et qu'en fait tous se soumettent à lui qui serait présent dans la Règle.

Non, c'est parce que la Règle qu'il a mise au point est la quintessence d'une Tradition qui remonte aux origines de la vie monastique et refuser d'obéir à la Règle, c'est tout simplement refuser d'être moine. Alors, on n'a plus sa place dans le monastère.

La Règle est pour Saint Benoît, comme pour les autres moines, l'expression de la volonté de Dieu car elle n'est rien d'autre qu'un résumé - nous le savons tous - des prescriptions Évangéliques, et plus largement encore de tout ce que Dieu nous dit dans sa Loi par sa Parole.

 

Juste après le souper, j'ai lu quelques versets de la deuxième Épître de saint Pierre et je suis tombé sur un mot qui a retenu mon attention. C'est tout au début où Saint Pierre nous dit que nous avons reçu les promesses les plus précieuses. Nous sommes appelés à devenir participants de la nature divine à condition que nous fuyions la convoitise qui règne dans le monde. Il y a donc là un choix. Et le verbe qui a retenu mon attention, on l'a laissé tomber dans la traduction française, c'est fuir à toute allure, c'est fuir de toutes ses forces la convoitise qui règne dans le monde.

Or, la vie monastique a été vue dès le départ comme une fuga mundi, comme une fuite hors du monde. Mais je suis certain qu'il y a un rapport entre cette fuite du monde et ce verset de l'Épître de Saint Pierre. Il y a des hommes, des chrétiens qui ont pris la fuite, non pas devant le monde, mais devant la convoitise qui domine le monde.

Ils se sont enfuis dans le désert, là où il n'y avait rien, où il n'y avait r plus un objet sur lequel la convoitise de la chair aurait pu se jeter et se crisper, là où il n'y avait plus de possession possible.

Et à ce moment-là, les promesses de la participation à la propre vie de Dieu étaient à portée de main. Et c'est ce qu'il y a de plus précieux pour nous.

 

Voyez que ce mouvement de la vie monastique est profondément d'origine chrétienne et apostolique. Mais voilà, il a fallu qu'à un moment donné de la croissance de l'Église, l'Esprit Saint éveille cette perception dans le cœur de quelques hommes. Et alors tout se met en branle. L'Église est un Corps en état de croissance.

A certaines étapes de sa croissance se passent certains phénomènes exactement comme dans notre croissance humaine à nous. Et voilà, un jour, des hommes ont pris la fuite et se sont retrouvés dans le désert. Et en les écoutants, nous pouvons comprendre ce qui se passait dans leur cœur. Car il ne suffit pas d'avoir franchi la Mer Rouge, donc d'avoir laissé les Égyptiens derrière soi, c'est à dire le Pharaon, le démon avec toutes ses armées, lui qui essaye toujours de nous prendre au piège et de nous asservir.

Non, il ne suffit pas d'avoir laissé tout cela pour automatiquement être devenus des anges, c'est à dire des être qui sont devenus exempts des troubles de la chair. Non, on entre dans le désert tel qu'on est et c'est à l'intérieur du désert que la conversion, qu'une transformation de fond en comble doit s'opérer. Il faut passer d'une manière charnelle de percevoir à une façon angélique et même divine de voir et de juger.

 

 Chapitre 62 : Des prêtres du monastère.       21.04.96

      Ce que le moine ambitionne !

 

Mes frères,

 

            Saint Benoît n’est pas tendre à l’endroit du prêtre, choisi par lui pourtant, mais qui oublierait qu’il est d’abord un moine. Si l’élu ne reste pas à sa place, s’il s’entête ou s’il se rebelle, il sera chassé du monastère, 62,20.

            Cette sévérité, cette intransigeance s’explique par un problème de fond sous-jacent. C’est l’essence même de la vie monastique qui est mise en jeu. Saint Benoît fait preuve de beaucoup de patience car il s’agit de sauver un de ses disciples. Mais finalement il faut trancher sinon on se renie soi-même et on anéantit le projet monastique.

 

            Depuis l’origine, la vie monastique est fondée sur la recherche de la vie. Cette recherche de la vie est l’instinct le plus fondamental de l’homme. Il est dirigé vers l’accomplissement plénier de la personne, d’une plénitude de vie, de vitalité, de liberté, de bonheur.

            Ce que recherchent les moines, ce n’est pas n’importe quelle vie. C’est la vie impérissable, la vie éternelle, une vie nouvelle, une vie autre que celle que l’on connaît habituellement. Or, cette vie autre, c’est Dieu lui-même qui s’offre à nous dans la personne du Seigneur Jésus.

            Jésus l’a proclamé hautement à un moment crucial de son passage sur notre terre. Je suis, a-t-il dit, la résurrection et la vie ! Si bien que suivre Jésus, c’est recevoir la vie. Et telle est la beauté de l’obéissance : nous devenons un seul esprit avec le Christ et nous vivons.

 

            Saint Benoît affirme cela avec force dès le Prologue de sa Règle. Il dit : Quel est celui qui désire la vie et souhaite voir des jours ? Pr.37. Et si à cette demande tu réponds : « C’est moi ! », Dieu te réplique : « Si tu veux jouir de la vie véritable et éternelle, la perpetua vita, la vie qui ne va jamais cesser, Pr,39.

            Nous ne devons pas voir ceci comme un étalement sans fin dans la durée. Nous sommes élevés, emportés au-delà de ce que nous percevons habituellement par nos sens ou par notre intellect. Nous sommes emportés chez Dieu jusqu’à l’intérieur de son cœur, jusqu’au plus intime de son intimité ; et là, nous partageons sans réserve sa vie. C’est une plénitude absolue ramassée en un seul instant.

            Voilà donc ce que Saint Benoît nous propose : la vie véritable et éternelle dans la lumière de l’amour. Et c’est cela qui nous est promis à l’intérieur du monastère.

 

            Mais dans le monde maintenant ? Dans le monde, on cherche aussi la vie. On veut réussir sa vie, on veut faire sa vie. Et on réussit sa vie par le succès, par les honneurs, par la fortunes, par les promotions, par les plaisirs.

            Et tout est organisé en vue de cette réussite. Les études où déjà on apprend, on incite les enfants à être parmi les premiers. Il y a la compétition, il y a aussi les ruses. C’est le champ immense des convoitises, des luttes, des compétitions, des égoïsmes. C’est cela que l’on met en œuvre dans le monde pour réussir sa vie.

            Ce peut être très honnête, il ne faut pas voir de mal partout. Non, mais voilà, il faut pour cela réussir, être parmi les premiers ; ce qui signifie qu’il y en a qui seront parmi les derniers.

            Au fond, pour réussir sa vie dans le monde, il ne faut pas faire beaucoup de sentiments. C’est celui qui est le meilleur qui gagne, tant pis pour les autres. On les aidera, on ne les laissera pas de côté, mais enfin ils auront une condition moindre que ceux qui réussissent.

 

            Mais, ceci est beaucoup plus subtil, et c’est bien réel, et ça se trouve même chez les gens, les chrétiens les meilleurs, c’est que Dieu lui-même est mis au service de cette réussite. Ce n’est plus Dieu qui est la réussite, Dieu devient un allié afin de réussir avec certitude.

            On s’arrange pour être bien avec lui, pour l’avoir de son côté et ainsi on a toutes les chances de réussir. On en fait son complice. C’est beaucoup plus fréquent qu’on ne pense et ce serait intéressant de l’analyser avec beaucoup plus de précision et de finesse. Mais il faut laisser cela aux sociologues du phénomène religieux.

            Mais ce dont je me rappelle, c’est ce que je voyais sur les ceinturons des soldats allemands ou des milices hitlériennes pendant la guerre : « God mit uns ». Voilà, imprimé, gravé, « Dieu avec nous ». Donc, dans ces conditions-là, nous serons les vainqueurs.

 

            Et vous comprenez, mes frères, que nous sommes alors aux antipodes de la visée monastique. Dans le monastère, on fait le sacrifice de cette vie au rabais pour en obtenir une autre. Le moine renonce au succès. Il vit en solitaire dans un endroit désert. Il se dépossède de tout, de toute propriété et même de sa volonté propre. Rien ne l’intéresse plus de ce qui attire ou ébloui les autres hommes.

            Il colle littéralement à Dieu, à la volonté de Dieu. Il s’efforce de ne plus faire qu’un seul corps avec cette volonté. Dans le Psaume 118 qui est un très long et très beau chant de la Thora, de la Loi, de la Volonté, de la Parole de Dieu, il y a un mot qui exprime bien ce que je veux dire ici. Le psalmiste emploie le mot collé. Je colle à tes volontés, je suis soudé à tes volontés. Et cette soudure est tellement forte que je ne fais plus qu’un seul avec toi.

            Voilà, mes frères, ce que le moine ambitionne ! Et à ce moment-là, il partage avec de plus en plus de joie, de conscience, la propre vie de Dieu.

 

            Maintenant revenons à notre prêtre. Eh bien, le prêtre dévoyé – employons ce mot ! – s ‘attache à autre chose ; Il se place dans une position inverse. Il profite du sacerdoce pour s’élever au-dessus des autres. C’est un peu un God mit uns qu’il pratique de façon à réussir au plan humain. Mais attention ! Il a oublié qu’il est dans un monastère. Il redevient un mondain. Il exploite Dieu et du coup, il perd le bénéfice de la vie éternelle.

 

            Alors, mes frères, vous comprenez que Saint Benoît ne peut pas permettre que cela dure car c’est un exemple qui peut être contagieux. Et si l’Abbé, dit Saint Benoît, n’intervient pas, le Corps entier peut être gangrené par cette déviance.

            Alors, que fait-il ? Il essaye de remettre son disciple sur le bon chemin, de lui faire prendre conscience qu’il est dans le monastère non pas pour se servir du sacerdoce  et réussir au plan humain au dépens des autres, mais qu’il doit exactement comme les autres, et avec plus de fidélité encore grâce à son sacerdoce, devenir un seul être avec la personne du Christ.

            Si malheureusement Saint Benoît et l’Évêque ne peuvent le persuader de sa faute, il n’y a plus qu’un seul remède, c’est de le renvoyer dans le monde, ce monde auquel il a tout sacrifié.

 

            Mes frères, c’est là un péril qui guette chacun de nous, ne l’oublions pas ! Nous avons chacun un emploi et cet emploi pourrait être le prétexte de nous affirmer aux dépens des autres, de redevenir des mondains.

            Alors, il y a un antidote, une sorte d’antibiotique qui est la fameuse devise qui a été reprise dans l’imitation de Jésus-Christ : « Aime à être ignoré et même à être compté pour rien » dans le monastère. Ne cherche pas à te mettre en évidence mais perds-toi, évanouis-toi, meurs à l’intérieur de la volonté de Dieu !

            Et là, dans le secret de cette profondeur qui peut être pour toi un samedi saint, trouve la vie véritable, la vie éternelle, la propre vie de Dieu.

 

Table des matières

Chapitre 62 : Des prêtres du monastère.        17.12.83. 1

Une ascension en Dieu ! 1

Chapitre 62 : Des prêtres du monastère.        17.12.86. 2

L’humilité de la charité. 2

Chapitre 62 : Des prêtres du monastère.        17.08.87. 3

Un drame ! 3

Chapitre 62 : Des prêtres du monastère.        17.08.88. 5

L’élèvement et l’orgueil. 5

Chapitre 62 : Des prêtres du monastère.        17.08.89. 6

Le respect de la Règle. 6

Chapitre 62 : Des prêtres du monastère.       21.04.96. 7

Ce que le moine ambitionne ! 7