Mes frères,
Voici Saint Benoît qui nous parle du moine étranger. Comment faut-il faire pour les accueillir? Ce sont des moines étrangers, ce sont des moines peregrinis, 61,2, donc des moines qui ont la bougeotte, qui circulent. Ils ne sont attachés à aucun monastère. Ce sont des genres de gyrovagues.
Et voilà, il y en a un qui s'est présenté. On le reçoit comme hôte. Et Saint Benoît dit : Mais si jamais il est exigeant, vicieux, il faut avec urbanité honnêtement lui faire comprendre qu'il est préférable qu'il s'en aille. 61,20. Enfin, je ne vais pas m'arrêter là dessus aujourd'hui. C'est pour situer l'endroit. Et d'un autre côté, si c'est vraiment quelqu'un de bon et qu'il demande pour rester, mais voilà, on l'acceptera.
Il y a dans la Règle de Saint Benoît quelques brèves sentences qui sont des petites médailles finement, artistiquement ciselées et finement balancées. Elles ont été travaillées pour être mémorisées. Elles sont vraiment l'ornement de la Règle de Saint Benoît et elles en assurent l'immortalité et la vigueur spirituelle.
Il y en a une aujourd'hui encore et il faut en admirer la beauté. Elle, se présente sous la forme d'un triangle posé sur sa pointe. Cette sentence est celle-ci. Mais je vais la donner en latin car une fois qu'elle est traduite en français toute sa beauté s'évanouit.
Vous savez que le français est une langue désespérément morte tandis que la langue latine est encore vivante car elle encore proche des origines. Elle n'a pas été dévaluée par un processus d'abstraction qui fait que cela ne veut plus rien dire aujourd'hui. Elle ne sait plus rendre le réel et la vie. Mais le latin, le grec, l’hébreu aussi, toutes ces langues, elles sont encore proches de la vie des gens.
Vous avez donc, Saint Benoît dit ceci : ln omni loco uni Domino servitur uni Regi militatur, 61,25. Donc cela voudrait dire : en tout lieu, omni loco, c'est dans l'universalité des lieux, c'est à dire en tout lieu, en tout endroit où on peut rester debout. C'est ça un lieu ! Ce n'est pas un endroit où on est couché, où on est assis, c'est un endroit où on est debout. Saint Benoît le dit ici et encore ailleurs. Il y a donc là quelque chose d'immense, omni loco. Alors, c'est l'universalité du monde.
Puis, vous avez un magnifique parallélisme. Il dit : uni Domino, uni Regi, un, un ; un Seigneur, un Roi. Puis vous avez le parallélisme aussi : le Dominus qui est le Christ sous son titre de Dominus, et puis le même Christ sous son titre de Rex, de Roi. Le Seigneur est le Roi. Et puis de nouveau le parallélisme : d'un côté militatur, on y milite, on y combat. Et de l'autre côté servitur, on est à son service.
Et puis vous avez en même temps à l'intérieur une antithèse. L'antithèse, c'est entre omni et uni. C'est tout, absolument toute l'universalité du cosmos, du monde, i de la terre. Mais uni, il y en a un seul dans l'universalité du monde pour lequel il vaille la peine de se donner du mal, de servir ou de militer, un ! Vous avez l'antithèse : c'est le tout et c'est un.
A l'arrière plan de ceci vous avez l'hymne de l'Épître aux Philippiens : Le Christ a reçu le Nom qui est au-dessus de tout nom, si bien que devant ce Nom tout genou fléchisse, dans le cosmos, au ciel, sur terre, dans les enfers. C'est la même image ici !
Et puis vous avez des assonances à l'oreille. Vous avez le i toujours: omni loco, uni, puis uni une autre fois. Vous avez l'assonance o : loco, Domino. Et puis l'assonance ur : servitur, militatur. Donc voilà quelque chose quand on l'examine à la loupe comme je le fais maintenant qui est vraiment un joyau. Quand on l'a entendu, on ne peut plus l'oublier, ça s'imprime dans la mémoire, ça s'imprime dans le cœur et ça met en branle toutes les énergies spirituelles, morales et même physiques, corporelles.
Il faut maintenant faire l'analyse de chaque mot car chaque mot a son poids. Qu'est-ce que ça veut dire un lieu ? Qu'est-ce que ça veut dire un Dominus ? Qu'est-ce que ça veut dire un Rex ? Qu'est-ce que ça veut dire militer ? Qu'est-ce que ça' veut dire servir ? Qu'est-ce que ça veut dire pour Saint Benoît et dans le contexte de la Règle dé Saint Benoît avec à l'arrière plan l'Évangile et derrière l'Évangile encore tout l'Ancien Testament.
Il faudrait donc faire l'analyse de chaque mot. Il faudrait en sucer, vraiment extraire le suc et puis en goûter toutes les harmoniques. C'est une entreprise très intéressante, mais ce ne sera pas pour aujourd'hui.
Mes frères,
Nous allons aujourd'hui pouvoir encore une fois admirer la sagesse surnaturelle de notre Père Saint Benoît. Voici un moine étranger qui survient dans le monastère. Il survient, dit Saint Benoît, il n'est pas attendu. Son arrivée provoque un effet de surprise. Et c'est un moine perigrinus, 61,2, c'est à dire littéralement un moine qui circule à travers champs. C'est un voyageur ! C'est peut-être un gyrovague ? On n'en sait rien. C'est peut-être un pèlerin ?
Il vient de : longisquis provinciis, 61,3, dit-il. C'est traduit : d'une région lointaine. C'est vrai, mais ce n’est pas tout à fait ça. Le mot est pluriel. Il survient de provinces au pluriel. C'est à dire quelque part dans l'obscurité. On ne sait pas trop bien où ça se situe. C'est très étendu, ce moine arrive de là ! On sent que Saint Benoît a le sentiment très net de faire partie d'un ensemble immense qui est l'empire romain. C'est un sentiment que nous avons perdu, nous, tout à fait perdu.
On habite un petit pays de rien du tout, mais l'Empire Romain s'étendait depuis l'Angleterre jusqu'au sud de l'Égypte, la Perse, le nord de la mer noire, l’Afrique. Tous les hommes qui habitaient sur cette surface étaient tous concitoyens d'un même pays. Ils parlaient tous la même langue. Même s'ils avaient des dialectes locaux, ils se comprenaient tous. Ils étaient tous frères, parents, amis. Nous avons perdu ce sens, nous!
Saint Benoît était ce qu'on appellerait - et il le sentait très bien - un citoyen du monde. C'est une locution qui a cours aujourd'hui, comme si on l'avait découverte. Saint Benoît, lui, le vivait. Et non seulement Saint Benoît, mais tous ses contemporains. Même si les barbares envahissaient l'Empire Romain, même s'ils arrivaient jusque chez Saint Benoît, ces barbares étaient de suite assimilés par l'Empire, et Ils devenaient eux aussi partie de cet ensemble.
Voici donc un de ces moines qui arrive chez Saint Benoît et il y habite en qualité d'hôte, c'est à dire qu'il vit avec la communauté sans y être agrégé. Il n'est pas en marge de la communauté, il est dans la communauté même. Il habite dans le monastère, mais il ne fait pas partie de la communauté. C'est un homme tranquille, ce nouveau venu. Il est content de ce qu'il trouve, de la consuetudine loci, 61,5, c'est à dire des pratiques du monastère, des coutumes du lieu, des habitudes du lieu, de la façon dont on y vit. C'est un moine, ne l'oublions pas !
Il vient peut-être de Syrie ? Il vient peut-être d'Égypte ? Il vient peut-être d'Irlande ? D’où vient-il ? Il vient, mais de ce fameux Empire Romain. Il vient de ce monde qui est en train de se constituer en Royaume de Dieu. Je vous assure que cette vision de Saint Benoît que nous percevons, ici, à travers ces mots, elle est très belle et elle est très vraie. Saint Benoît était enraciné dans son lieu. Il avait fait vœu de stabilité. Mais immédiatement son être était dilaté aux dimensions de l'univers. Lorsqu'il est dit qu'il voyait le monde entier dans un rayon de lumière, mais avant de le voir dans un rayon de lumière, il le portait déjà tout entier dans son cœur.
Et ce moine, il est discret, il est humble, raisonnable. C'est un brave homme. Il ne se fait pas remarquer. Il est mû par la charité. Et voici maintenant l’œil surnaturel de Saint Benoît. A l'occasion de remarques que ce moine adresse à Saint Benoît, l’œil de Saint Benoît s'ouvre et dans cet homme, il reconnaît un ange de Dieu, quelqu'un qui a été envoyé par Dieu pour donner à Saint Benoît un avertissement. C'est un ambassadeur du Seigneur, c'est à dire de Jésus, car le Dominus, c'est toujours le Christ Jésus. C'est peut-être bien pour cela même, dit-il, que le Seigneur l'a conduit ici. 61,12.
Voilà donc un homme qui est venu du bout du monde, qui a été envoyé par Dieu du bout du monde pour prendre le doigt de Saint Benoît et le poser sur un défaut de sa communauté. Mais voyez la beauté, ici, la simplicité, la pureté de l'âme de notre Saint Patriarche ! Et dans un monastère, retenons cela, rien n'arrive jamais par hasard. Tout est toujours conduit, tout est toujours dirigé par ce Dieu qui nous a appelés, qui nous a réunis, et qui veut que l'endroit où nous habitions soit beau, spirituellement beau.
Nous devons toujours être éveillés, être attentifs à ce qui se passe autour de nous, à ces langages, à ces messages que Dieu nous envoie. Et nous devons être comme un poste de radio, toujours sur la longueur d'onde de Dieu pour capter tout ce qu'il nous dit. N'oublions pas que la parole de Dieu nous arrive toujours par l'intermédiaire de choses, ou d'événements, ou de personnes. C'est la logique de l'incarnation. Et pour cela, mes frères, pour accueillir, pour être ainsi éveillés, il faut être détaché de son propre jugement.
Il ne faut pas se dire : Voilà, c'est parfait, plus rien à changer. Nous allons vivre dans notre pas notre routine, ce serait péjoratif, mais sur le sommet que nous avons atteint. Pas question de changer quelque chose ! Ah non, pas de tout ça ! Il faut être disposé à toujours changer, à toujours se réformer. Cela fait partie de notre état monastique.
Nous sommes encore en train de l'expérimenter maintenant puisque nous allons nous adapter à de nouvelles antiennes, à de nouveaux introits. Et nous le faisons de très bon cœur en essayant d'avoir l’œil surnaturel de Saint Benoît qui nous permet de reconnaître dans l’événement du jour le message de ce Dieu qui nous aime.
,Mes frères,
C'est toujours avec plaisir que j'entends ce chapitre consacré à la réception des moines étrangers. Saint Benoît en effet use d'un petit mot qui sonne à mes oreilles comme une mélodie douce et paisible, pacifiant même. Il dit à deux reprises en latin : contentus est quod invenerit, 61,5. Le texte français tel qu'on vient de nous le présenter à entièrement évacué le sens de cette magnifique expression. Il dit : content de la vie qu'on y mène, il s'accommode de ce qu'il trouve.
Ce n'est pas ça ! Il est content de ce qu'il trouve, contentus. Cela veut dire qu’il n'y a rien à ajouter. C'est le signe d'une vie monastique réussie, accomplie. C'est l'attitude d'un homme qui a franchi les portes du Royaume de Dieu.
Il est chez Dieu. Il possède la plénitude de tous les biens. Il est comblé. Il est heureux. Son cœur est chez Dieu. Il participe de façon consciente à la vie même de la Sainte Trinité. Il voit la Lumière de Dieu. Il s'en nourrit.
Eh bien alors, ce qu'il trouve sur la terre, il en est content. Il n'en a dans el fond pas besoin parce qu'il est déjà au-delà. Que ce soit ceci ou cela, ou autre chose, ça lui est indifférent. Tout fait farine au bon moulin pour lui. Mais remarquons que c'est également le sentiment du novice, du moins dans les premiers temps.
En effet, le novice, dès son arrivée et pendant un certain temps, fait l'expérience d'un monde nouveau très différent de l'univers qu'il a quitté : univers de la compétition, de la cupidité, de la méfiance, un univers où domine le besoin des plaisirs, le besoin de l'argent, le besoin des commodités. Et le voici dans un monde où la loi suprême est la charité, est l'amour, est l'oubli de soi, est le service. Cela crée une sensation de libération, d'euphorie même, de joie profonde.
Mais, comme le cœur n'est pas encore purifié, l'égoïsme reprend peu à peu le dessus. Et voilà qu'apparaissent des points de plus en plus nombreux, des points de désaccords avec les vues personnelles. Et c'est la lutte qui commence, la fameuse lutte contre les pensées. Et cette lutte va durer jusqu'à ce qu'on ait franchi les fameuses portes du Royaume de Dieu. Cela peut durer longtemps ! Cela peut durer presque toute la vie !
Et pourquoi cette lutte ? C'est très simple : parce qu’on n'est pas content de ce qu'on trouve. C'est cela !
Toute la force de Saint Benoît, de ce qu'il dit ici, porte sur le mot content. Mais il ne faut pas voir content dans le sens dévalué de la langue française, mais dans le sens plein de la langue latine. C’est, encore une fois, cette idée d'un récipient rempli. On ne peut plus rien y ajouter. On trouve ça encore en français, mais non plus comme adjectif mais comme substantif: j'en ai mon content, je ne peux pas recevoir davantage.
Eh bien, lorsque on n'a pas son content, on n'est pas entièrement content et les pensées commencent à surgir en opposition avec ce qu'on trouve et c'est, voilà, la lutte intérieure. C'est très bien, c'est nécessaire que cette lutte se produise parce qu'elle nous ouvre les yeux sur les qualités réelles de notre cœur qui n'est pas pur et qui doit être purifié, qui n'est pas encore un palais dans lequel Dieu peut s'établir et y trouver lui aussi sa plénitude et son content.
Il faudra donc se soumettre à une purification patiente, lente, mais qui va conduire le moine à ce que Saint Benoît dit, cette dilatatio caritatis, ce sentiment de dilatation immense, un cœur qui se dilate aux dimensions du cosmos.
Ce content de ce qu'on trouve est donc essentiellement une attitude de foi. Ce n'est pas une passivité amorphe devant les événements et devant les situations. Non, mais c'est l'entrée courageuse dans un projet divin qui dépasse les vues humaines.
Ce content pourra très bien cohabiter avec une certaine souffrance, du moins dans les premiers temps. Le cœur, donc le cœur habité par Dieu, a son content, mais la chair peut s'estimer frustrée. Il arrivera un jour où les deux sont en accord, où la chair est plénifiée aussi bien que le cœur. Alors ça, c'est vraiment le sommet. Oui, être content, c'est être mort à soi pour une renaissance en Dieu.
Voilà, mes frères, c'est tout de même une belle petite mélodie que Saint Benoît nous fait entendre.
Mes frères,
C'est peut-être providentiel ce que nous venons d'entendre ici au sujet du moine étranger qui désirerait passer quelques temps dans le monastère et même éventuellement s'y fixer ? Aujourd'hui, il n'arrive plus des moines pèlerins qui arrivent de provinces éloignées. A cette époque, les gyrovagues existaient encore. Les moines pèlerins, je pense que ça devait encore exister dans les pays Slaves avant la révolution soviétique. Mais aujourd'hui, je pense que le Droit Canonique ne l'admettrait plus.
Le voilà qui vient. Et Saint Benoît utilise à deux reprises le même mot : contentus, 61,5 et 61,7. Il faut qu'il soit content de la consuetudo loci, 61,5, donc de la façon de vivre de l'endroit. Et aussi contentus quod invenerit, 61,7, qu'il soit tout simplement, simpliciter, content de ce qu'il trouve.
Nous devons nous rappeler, et Saint Benoît y insiste, on ne le redit jamais assez, j'y ai fait allusion hier soir, c'est que dans le monastère nous ne pouvons élever aucune prétention. Non ! Le mot contentus veut dire avoir son content en français, ne rien désirer de plus de ce qui est dans le lieu où on vit. Pourquoi ?
Mais parce que le moine doit absolument éteindre en lui jusqu'à la racine de la convoitise. Nous sommes des animaux raisonnables, mais habités par une foule de besoins. Certains sont vrais, fondamentaux et d'autres sont artificiels, fallacieux. Les premiers doivent être satisfaits : le besoin de nourriture, le besoin de sommeil, le besoin d1activités, le besoin d'instruction. Mais d'autres doivent être retranchés. C'est ce que Saint Benoît appelle ici la superfluitas, 61,6.
La superfluitas, étymologiquement, c'est ce qui coule au-dessus, c'est ce qui déborde. Donc, j'ai mon content, je suis rempli avec ce que le monastère me donne. Mais il ne faut pas que ces exigences qui sont en moi maintenant débordent. C'est traduit ici en français par de vaines exigences. C'est la satisfaction donc de toutes ces convoitises, toutes ces passions qui nous habitent, qui nous agitent, qui nous troublent et qui peuvent ainsi jeter le trouble à l'intérieur de la communauté.
Elles ont toutes leurs racines dans ce qu’on peut appeler en gros l'avarice. C'est le besoin de posséder. Maintenant si on va encore plus loin, c'est le besoin de sécurité. Je place instinctivement ma sécurité dans ce que j'ai. Si je vais plus loin encore, c'est le besoin d'exorciser une peur qui se trouve en moi. Si je vais plus profond encore, je vais retrouver la peur de la mort. J'ai peur de mourir.
Il faut donc que le moine apprenne à regarder la mort en face. C'est pourquoi Saint Benoît demandera qu'il ait toujours la mort devant les yeux, suspendue devant lui. Non pas pour avoir peur, mais pour l'exorciser, pour se rendre compte que cette peur de mourir est la racine de toutes les difficultés. Comment maintenant exorciser la peur de la mort ?
Eh bien, c'est très simple, c'est en obéissant. Lorsque j'obéis, lorsque je coule ma volonté dans celle d'un autre qui est au regard de la foi Dieu, à ce moment-là, je prouve que je n’ai pas peur de mourir. Je me remets à un autre. Dans l'acte d'obéissance, je dis la prière du Christ, ultime, au moment ou il rendait son esprit a Dieu : Père, Seigneur mon Dieu, dans tes mains je remets mon esprit. C'est à dire ce qui en moi est la source de mon être.
Dans chaque acte d'obéissance, nous disons cette prière implicitement, donc nous participons à la mort du Christ. Et cette mort, notre mort alors, est déjà dépassée.
Mes frères,
Aujourd'hui je voudrais attirer votre attention sur un point que nous venons d'entendre. En nous sommeille toujours - attention, hein ! - des complicités latentes avec le démon. L'Apôtre constatait déjà que l'esprit est éveillé, que l'esprit est prompt, mais que la chair ne suit pas. La chair est fragile, la chair est faible. Elle échappe facilement. Elle redescend facilement tandis que l'esprit veut monter.
Et le démon va donc essayer d'éveiller en nous des besoins artificiels qu'il s'entend à gonfler de manière démesurée. Si bien que ces besoins finissent par nous paraître essentiels. On devient alors ce que Saint Benoît appelle aujourd'hui superfluus, 61,17. C'est traduit par exigent. Mais étymologiquement parlant, il faut voir une image.
C'est un flot qui déborde. Voyez la Meuse qu1 commence à gonfler parce qu'il y a la fonte des
neiges, ou des pluies, ou n'importe quoi. Cela gonfle, ça monte, ça monte. On le voit à l’œil. Elle déborde, elle est sur les quais. Elle ne sait même plus passer en-dessous des ponts. C'est l'inondation ! Et ça va vite, c'est un flot.
C'est ça le superfluus. C'est donc un débordement d'exigences de tous côtés et dans tous les domaines. On en perd la tête.
C'est exactement le contraire de ce que Saint Benoît appelle dans un autre chapitre, celui de hier, c'est le contraire du contentus, 61,5, de celui qui est content de ce qu'il trouve. Il n'a besoin de rien d'autre. Vous avez d'un côté un superfluus qui accumule des flots et des flots de besoins artificiels, et de l'autre côté vous avez le contentus qui n'a besoin de rien. Il a tout sur place et cela lui suffit amplement.
Mes frères, attention à ce piège du démon ! Il est extrêmement habile, ce Satan, et prenons bien garde, toujours ! Et la meilleure façon de ne pas se laisser prendre, c'est de rester accroché à ce centre de notre vie qu'est le Christ et sa mère. Et alors, l'expérience nous apprend - mais elle nous l'apprend déjà - que rien jamais ne nous manquera.
Mes frères,
Les paroles de Saint Benoît nous renvoient un écho discret de ce que nous avons parlé hier matin. Je rafraîchis votre mémoire : il s’agissait de la communauté, de son ordre, de sa croissance, de son caractère unique pour conduire chacun des membres vers la sainteté.
Et aujourd’hui, Saint Benoît utilise l’expression consacrée, très belle, extraordinaire même de corpus monasterii. C’est l’unique endroit de la Règle, le corps du monastère.
Cette expression est en référence directe au Corps du Christ. Il est toujours bon de le rappeler. Et nous devons de plus en plus prendre conscience que nous existons à l’intérieur d’un corps, à l’intérieur du corps qu’est le monastère et que, nous existons par lui. En dehors de ce corps, nous n’existons pas. Nous subsistons, nous végétons et, insensiblement nous nous desséchons et nous mourons.
Nous sommes ainsi collégialement responsables de la santé, de la croissance et de la beauté du corps qu’est le monastère. Tous et chacun pour notre part à l’endroit où nous sommes, cette responsabilité nous suit. Elle repose sur nous.
Et Saint Benoît est formel, vous l’avez entendu : une personne exigeante ou vicieuse ne peut être agrégée au corps, 61,19. Exigeante ? Il dit superfluus, 61,17, une personne qui n’est jamais contente de ce qu’elle a, de ce qu’elle trouve. Et vous savez que pour Saint Benoît, un indice des indices de vocation est d’être contentus est quod invenerit.
On doit être content de ce qu’on trouve. Si on commence à avoir des exigences, à ce moment-là ça devient dangereux, c’est louche ! Et comme le dit ici Saint Benoît, il est préférable de se retirer. Il faut faire attention quand un candidat se présente à ce point de l’exigence ou de la non exigence. La superfluita, 61,6.
Et Saint Benoît dit qu’une telle personne ne peut être agrégée au corps du monastère et, il emploie le mot latin sociare, 61,19, associer. On y retrouve le terme de société. On peut être le socius, le compagnon, l’ami, l’inséparable des autres. Mais une personne vicieuse, il faut se garder d’elle. Elle ne peut devenir la compagne d’aucun moine dans le monastère – c’est trop dangereux ! – de peur que les autres moines soient contaminés par la misère de cet homme.
Le groupement monastique n’est pas un amas anarchique. C’est un organisme à l’intérieur duquel tous les membres sont interdépendants. Si un membre devient malade, c’est le corps entier qui en souffre. Si un membre est en meilleure santé, c’est le corps entier qui en profite.
Nous ne devons pas nous effrayer des maladies qui nous arrivent à l’intérieur du corps. Elles sont normales, il n’est pas possible de les éviter. C’est à travers ces maladies que les personnes grandissent. Elles doivent, comme on dit, faire leurs maladies et que le corps devienne alors de plus en plus fort, de plus en plus vigoureux, et plus beau.
Remarquez aussi la délicatesse et la bonté de Saint Benoît ! Un tout petit détail nous montre que Saint Benoît était un homme habité par l’Esprit Saint. Un homme spirituel, un pneumatophore, un porteur de l’Esprit se reconnaît à son défaut d’agressivité et à sa douceur. Il possède à l’intérieur de son cœur l’invincible puissance de l’amour ; si bien qu’il n’a pas besoin, pour exercer son autorité, d’user de violence.
Saint Benoît précise que cet hôte qui est un homme vicieux ne peut pas rester dans le monastère. Et Saint Benoît use de cette expression : dicatur ei honeste ut dicedat, 61,21. Et ça a été, je pense, ça a été bien traduit ! On lui dira honnêtement de se retirer. J’insiste sur le mot honnêteté, honnêtement.
Donc, on ne va pas user de paroles désobligeantes, blessantes, humiliantes. On ne va pas traumatiser davantage cet homme qui est déjà malheureux par lui-même, mais on lui dira en toute charité qu’il n’est pas à sa place et qu’il est préférable qu’il se retire.
On fera cela honeste, avec honnêteté. Mais il faut saisir la nuance qui s’est perdue dans la langue française. C’est que l’honesta, l’honnêteté des anciens, à l’époque de Saint Benoît encore, n’a pas la même signification que l’honnêteté d’aujourd’hui. L’honnêteté, pour Saint Benoît et pour ses contemporains, c’est le propre d’un homme poli, d’un homme policé, d’un homme civilisé, d’un homme rangé et d’un homme maître de lui.
Cet homme pratique le bien et la vertu entre tous, envers tous. C’est ce que les grecs appelaient le ? , un homme beau et bon. C’est un homme qui peut se présenter partout. C’est un homme qu’on aime accueillir parce qu’il transpire quelque chose qui met en sécurité ceux qui l’accueillent. C’est ça l’honnêteté de Saint Benoît !
Saint Benoît dira dans le dernier chapitre de sa Règle que si nous suivons bien les prescriptions qu’il nous conseille, nous prouverons par là que nous avons une aliquatenus vel honestatem morum, 73,5, une certaine honnêteté de conduite. Cela signifie que l’honesta, l’honnêteté est une qualité maîtresse du moine.
Donc, le moine est un homme poli ; le moine est un homme mesuré dans ses paroles ; le moine est un homme qui pose un regard de bienveillance sur les autres et même sur les choses ; un homme qui sait attirer, qui sait émerveiller, qui sait rassurer ; un homme dans la société duquel on est à son aise ; on respire parce que on sait très bien que dans son cœur – et on le voit dans son regard – il y a la bienveillance et le respect.
Voilà, mes frères, ce que Saint Benoît entend par l’honnêteté. Et quand il dit qu’il faut dire honnêtement à cet homme de se retirer, lorsque cet homme se retirera, il n’aura pas été blessé. Il aura compris que sa place n’était pas là et qu’il doit en chercher une autre. Et peut-être que les quelques paroles qu’il aura entendues, le geste de charité et d’amour qu’on aura posé envers lui, peut-être sera-t-il éveillé dans son cœur des sentiments qui petit à petit vont l’amener à la conversion.
Voilà, mes frères, ce qu’on sent à travers ce que Saint Benoît nous dit aujourd’hui. Et voyiez ça à l’intérieur du corps du monastère ! Il faudrait que nous soyons tous de cette qualité. On ne l’est pas au départ, on le devient.
C’est une grâce que nous devons accueillir et qui nous est offerte à travers les événements de tous les jours. Peu à peu notre cœur se purifie, notre cœur se nettoie, il se décrasse et l’honestas, l’honnêteté peut en prendre possession. Cette honestas, je le répète, n’est rien d’autre que le fruit d’une présence dans le cœur : celle de l’Esprit Saint.
Eh bien, mes frères, en conclusion, nous pouvons dire que nous devons être des enfants de Dieu en toutes circonstances. Car un homme honnête est un enfant de Dieu accompli ou bien proche de son accomplissement. Il faut être, se montrer ainsi enfant de Dieu en toutes circonstances ; pas seulement quand tout va bien et qu’il n’y a pas de problèmes, mais aussi lorsque des difficultés, des obstacles se dressent.
Le moine doit être la ressemblance, le témoignage, la présence sur terre de son Père qui est dans les cieux. Il doit lui ressembler. Lorsqu’on le voit, on doit se dire : tiens, celui-là porte sur lui les traits de son Père, son Père qui fait lever son soleil sur tout le monde, sur les méchants comme sur les bons. Il donne aussi le cadeau de sa pluie à tout le monde, aux bons et aux méchants.
Voilà, mes frères, si nous pratiquons, si nous essayons de pratiquer cette vertu de l’honnêteté à l’intérieur du corps qu’est le monastère, à ce moment-là nous serons vraiment dignes du nom que nous portons.
Table des matières
Chapitre 61, 17- fin : Des moines étrangers. 16.12.83
Comment recevoir les moines étrangers.
Chapitre 61, 1-16 : Des moines étrangers. 15.12.84
Mais d’où vient-il et qui est-il ?
Chapitre 61,1-16 : Des moines étrangers. 15.12.86
Chapitre 61, 1-16 : Des moines étrangers. 15.04.88
Chapitre 61, 17-fin : Des moines étrangers. 16.08.88
Chapitre 61, 17-fin : Le corpus monasterii. 16.12.96
Collégialement responsables + Honnêteté !