Chapitre 58, 1-37 : De l’accueil des frères.    11.12.83

      Nous avons été un jour un nouveau venu.

                                                                                                       

Mes frères,

 

Voici bien un texte qui nous concerne et qui nous porte à réfléchir. Nous avons tous été un jour noviter veniens 58,2, un nouveau venu. Et nous portions dans notre cœur un appel, une voix, un rêve. Nous étions tout à la fois et poussés et attirés : poussés par le désir d'une aventure qui nous semblait merveilleuse, attirés par une beauté qui nous paraissait transcendante.

C'était la sequela Christi qui s'amorçait, ce Christ que nous voulions suivre qui déjà au fond de nous prononçait notre nom véritable ; et le Christ qui nous rêvait, qui rêvait pour nous, qui rêvait de nous. Et qu'en est-il aujourd'hui, après quelques années, après tant d'années peut-être ? Est-ce toujours la même fraîcheur, la même candeur, la même pureté dans l'idéal ?

Est-ce encore plus beau maintenant que ce que je pressentais ? Ce que j'ai reçu, n'est-il rien au regard de ce qui m'est encore offert ? Suis-je tendu en avant aussi puissamment qu'au premier jour ? Est-ce que je me sens encore une âme de noviter veniens, de nouveau venu ?

 

Eh bien, mes frères, s'il en est ainsi, je suis mille fois heureux car je reçois la récompense promise, cet avant- goût de la vie éternelle. Car lorsque je serai immergé dans la Lumière de Dieu, que je lui serai devenu semblable en tout, tout mon être ne cessera d'être tendu vers un plus, vers un mieux, vers un encore. Car jamais mon cœur ne pourra épuiser ce que je découvrirai en Dieu et ce que Dieu me donnera. Déguster Dieu, ce sera mon éternité et je ne parviendrai jamais à épuiser ce que Dieu me donnera. Voilà, mes frères, est-ce que je goûte déjà cela maintenant ?

 

Et puis, nous avons maintenant parmi nous des nouveaux venus. Et qu'en faisons-nous ? Que faisons-nous pour eux ? Est-ce que nous sommes pour eux des exemples de moines épanouis, libres, réussis ? Répandons-nous autour de nous une contagion, une saine contagion spirituelle ? A notre contact, sont-ils encouragés, deviennent-ils meilleurs ? Voilà, mes frères, comprenons-le, notre responsabilité est grande et elle se répercutera jusque dans l'éternité.

Voilà, je vous livre ces réflexions pour aujourd'hui et je vous laisse la réponse chacun dans votre cœur. Nous devons tout de même savoir ce qui se passe en nous et être assez lucide pour le regarder en face.

 

Chapitre 58, 1-37 : De l’accueil des frères.    11.12.84       

      L’accueil d’un nouveau.

 

Mes frères,

 

Interrogeons Saint Benoît puisque nous sommes ses disciples. Aujourd'hui, il nous introduit dans un nouveau mystère de la vie monastique. Il le fait à propos d'un nouveau qui se présente à la porte du monastère et auquel, dit-il, il ne faut pas trop vite permettre d'entrer. Il se réfère aux conseils donnés par l'Apôtre Jean dans sa première Lettre : Ne croyez pas trop vite à toutes sortes d’esprits, mais mettez-lez à l’épreuve pour discerner s’ils viennent de  Dieu. Cette recommandation a fait fortune dans le monde monastique.

Les premiers Pères ont recherché quels pouvaient être ces esprits qui n'étaient pas de Dieu. Ils les ont répertoriés, ils les ont analysés, ils en ont suivi la trace. Ils ont observé leur cheminement dans le cœur du moine et les catastrophes que ces esprits pouvaient provoquer lorsque on leur donnait libre cours dans le monastère.

 

Il faut donc veiller attentivement à ce que de tels esprits ne franchissent pas le seuil du monastère. Saint Benoît fait allusion expressément à deux de ces esprits : le spiritus elationis, 38,7 à propos du lecteur de table, l'esprit d'élévation, d'orgueil, de vanité ; et le spiritus superbiae, 65,5, l'esprit de superbe à propos du prieur qui se gonfle. C'est un esprit qui gonfle les hommes. L'autre, c'est un esprit qui les fait s'élever. Ici, ça les fait gonfler. Ce sont deux détails.

On pourrait analyser longuement chacun de ces esprits, mais ce sera peut-être pour une autre occasion. On ne sait jamais ? Mais ça ne peut pas se faire dans le cadre d'un chapitre parce que ça prend trop de temps. Cela devrait faire l'objet au moins d'une causerie assez longue.

 

Il faut donc examiner avec soin quel esprit amène un homme à la porte du monastère. Est-ce un esprit qui règne sur le monde et sur la chair ? Ou, est-ce un esprit qui vient de Dieu ? Ce n'est pas évident du premier coup car satan possède l'art prestigieux de se métamorphoser en ange de lumière. Il faut donc appliquer une série de tests au nouveau venu. Et le premier sera la difficulté opposée à son entrée. Il faut plutôt le repousser que l'attirer. Aujourd'hui, on ferait facilement le contraire. On dirait : « Une vocation, c'est formidable ! Venez et entrez ! »

Pas pour Saint Benoît : « Restez dehors, on n'a pas besoin de vous ! Vous devrez payer très cher le droit d'entrer chez Dieu car c'est chez Dieu que vous devez entrer. Il faut donc voir ce qui vous amène, si vous êtes mû par un esprit qui domine sur le monde ou sur la chair, ou bien si vous êtes habité par l'Esprit Saint en personne qui vous pousse presque - pas contre votre gré - mais ma foi, vous êtes pulsé de l'intérieur vers ce monde nouveau qui est celui de Dieu.

Et lorsque finalement après un premier essai, comme ça une première auscultation, on aura mis le postulant à l'intérieur du monastère, on va encore lui faire voir toutes sortes de vertes et de pas mûres pendant au moins un an. Maintenant c'est deux ! Maintenant c'est cinq jusqu'à la profession solennelle, et encore davantage peut-être ?

 

Mais comme dit Saint Benoît, il faut vraiment le cuisiner. On va confier le nouveau à un expert en matière de faire subir toutes sortes d'avanies aux jeunes. Et ça, il faut que les novices le sachent. Ils ne doivent pas donc s'étonner. Cela fait partie de ce que Saint Benoît demande. Il faut vraiment que l'on sache ce qu'il y a à l'intérieur de cet homme.

Mais pourquoi donc ces précautions ? Mais parce que c' est très simple : chez Dieu ne peut entrer que ce qui vient de Dieu. Ce qui vient du monde, ce qui vient de la chair, ce qui vient du démon n'a pas sa place chez Dieu. Cela doit rester dehors. C'est le domaine du profane. Ce n'est pas le domaine du sacré et du divin.

Cela ne veut pas dire que le postulant doit être un saint, ou que le novice doit être un saint avant de commencer ? Non, ce n'est pas nécessaire du tout. Il peut être bourré de défauts, ça n'a pas d'importance. L'essentiel, c'est qu'il soit amené par l'Esprit de Dieu.

 

Et c'est cela qu'il faut faire ! Comme le dit Saint Benoît : mettez à l'épreuve les esprits pour discerner s'ils sont de Dieu ou non. 58,4. Si l'esprit est de Dieu, alors non seulement il faut ouvrir les portes au postulant, mais il faut l'encourager, il faut l'introduire chez Dieu. Il faut le prendre en charge. Il faut le conduire. Il faut l'éduquer. L'Esprit de Dieu n'arrête pas son action au moment où le nouveau est entré dans le monastère. Non, il va poursuivre son travail jusqu'au bout, jusqu'à ce qu'il soit métamorphosé cet homme. Car Dieu a un projet. Et ce projet doit !être réalisé dans l'Esprit de Dieu.

Il faut donc que la communauté aide Dieu à bien travailler à l'intérieur de cet homme pour en faire, non plus un fils du monde ou un fils de la chair, mais un fils de Dieu et un semblable aux anges. C'est à dire que il ne vive plus en étant retourné sur lui-même, introverti, mais en étant entièrement ouvert à Dieu, tourné vers Dieu, accueillant Dieu et ne pouvant plus vivre que pour Dieu.

Donc, à ce moment-là, lorsque quelqu'un est amené dans le monastère par l'Esprit de Dieu, tout devient possible pour cet homme quel que soit son point de départ.

 

Chapitre 58, 38-70 : De l’accueil des frères.   12.12.84

      La profession monastique, second baptême.

 

Mes frères,

 

Les Rituels les plus anciens de la profession monastique, bien antérieur à Saint Benoît, sont un décalque de la cérémonie du baptême. Ils nous permettent de voir dans la profession monastique un second baptême et même un sacrement. On pourrait établir un parallèle entre ce rituel et ce que Saint Benoît prévoit ici. On y trouverait des rapprochements très intéressants. Je vais en signaler rapidement quelques uns.

Par exemple l'initiation et la probation qui va durer un an, par le moyen d'une lecture, à trois reprises, de la Règle de Saint Benoît. Une sorte d'examen pour voir si le candidat est capable de comprendre ce que c'est que la vie monastique et de s'y engager.

 

Cette profession a lieu en public, dans l'église, devant Dieu et les saints. Il y a donc une invocation à toute la cour céleste devant laquelle on se trouve, et avec laquelle on va entrer en communion. On va être reçu dans une société nouvelle qui est celle de Dieu.

Avant cet acte, on est en dehors. On est dans le domaine du profane. On n'est pas entré dans le domaine sacré et saint de la Trinité et de ceux qui communient déjà dans le ciel et aussi sur la terre à cette vie divine. Il y a encore d'autres détails naturellement, celui de la pétition par exemple. Mais le plus remarquable de tous, c'est la triple répétition du verset : Recevez-moi Seigneur selon votre parole et je vivrai, et ne me décevez pas dans mon attente. C'est répété trois fois pour rappeler les trois immersions du catéchumène dans l'eau du baptême. Puis immédiatement après le Gloria Patri, c'est l'invocation Trinitaire.

Et enfin, lorsque la cérémonie est achevée, il faut changer de vêtements : même chose pour le baptême. On doit abandonner les vêtements qu'on portait dans le monde du profane pour revêtir les habits du monastère comme le dit Saint Benoît, c'est à dire les habits de ce monde nouveau.

 

On est donc devenu une créature nouvelle. Et ça va se manifester dans la vie entière par après. Ce sera le rôle de l'Abbé et de la communauté de veiller sur le nouveau, sur ce nouveau profès, sur ce nouveau immergé dans l'univers de Dieu pour que vraiment il se comporte en fils de Dieu qu'il est devenu. Il est devenu fils de Dieu, il l'était déjà par le baptême mais maintenant il l'est. Il va devoir pousser jusqu' au bout la logique de son premier baptême.

Le moine va donc être, comme tout baptisé et comme l'Église elle-même, à la fois saint et pécheur. Il est saint parce qu'il est introduit dans l'univers de Dieu. Il vit dans la maison de Dieu, dans un domaine réservé à Dieu. Il est déjà dans le Royaume. Mais il est encore toujours pécheur. Les vices et les péchés sont toujours en action à l'intérieur de son cœur.

Et cette ambivalence s'affirmera en toute évidence au sommet de l'échelle de l'humilité. Car on aura alors un moine qui sera entièrement purifié de ses vices et de ses péchés, mais qui en même temps se tiendra devant Dieu dans la posture de l'homme qui est mis en accusation et qui se reconnaît coupable.

 

C'est quelque chose de paradoxal qu'il est impossible de jouer comme dans un théâtre. C'est une attitude qui ne relève pas de notre monde, qui relève du monde de Dieu. C'est l'attitude même du Christ ! Le Christ n'avait pas à se corriger de ses vices et de ses péchés. Mais il avait été fait péché par une grâce de substitution, en notre faveur. Il avait pris sur lui tous les péchés des hommes, tous les péchés des hommes au singulier et au pluriel. Le péché comme tel et puis tous les péchés concrets, il les avait pris sur lui. Il était donc devenu une incarnation du péché et en même temps il était la sainteté, il était le Saint de Dieu, il était Dieu lui-même.

Lorsque le moine fait sa profession monastique, qui est donc vécue par lui-même inconsciemment comme un second baptême, il va devoir pousser jusqu'au bout cette logique de cette nouveauté qui va lui faire goûter la profondeur de sa déchéance en tant que pécheur, et la sublimité de son état nouveau qui est la sainteté.

 

Mes frères, on ne sait pas jouer au moine, au moine de Saint Benoît. On l'est ou on ne l'est pas. On l'est dès l'instant où on est fidèle à ce voeu de conversio morum qu'on a traduit ici vie religieuse. Mais il y a bien autre chose en dessous. C'est cet engagement qu'on prend à aller jusqu'au bout de ce qui s'est passé le jour de la profession.

On ira avec peine, on ira avec souffrance, on ira avec chutes, avec reculades, parfois avec des dérobades. Mais au  fond, l' intention est cette fidélité, cette patience de se tenir devant Dieu et de lui permettre d'agir, de nettoyer, de transfigurer.

 

Mes frères, la vie monastique, c'est donc quelque chose d'entièrement beau. Si nous la voyons pour ce qu'elle est, on est dans la vérité ici, comme une reviviscence du baptême, elle est la nouveauté absolue comme le baptême. C'est le Christ qui vit en moi, ce n'est plus moi qui vit. Et c'est la vie divine qui triomphe en moi sur la vie purement naturelle.

C'est ça cette nouveauté absolue ! C'est à dire qu'on entre dans quelque chose d'autre, quelque chose qui n'est pas avant, et qui est même inaccessible à l'homme. C'est du domaine de la divinité, c'est du domaine de Dieu. Et on y est maintenant ! Mais maintenant ce qui va réactiver cette grâce de la profession-nouveau baptême, c'est ce que les Anciens appelaient le pentos, c'est à dire ce sont les larmes, larmes spirituelles que le moine verse dans son coeur par la repentance. Il faudrait s'arrêter longuement ici, ce sera peut-être encore pour une autre occasion ?

 

Mais le moine est un homme qui est à la fois très joyeux et en même temps un homme qui est très triste. La joie spirituelle qui est celle du Christ, elle va très bien avec la tristesse spirituelle qui est celle du pécheur. C'est encore toujours cette rencontre paradoxale du sublime et de la déchéance dans le même esprit et dans le même coeur.

Mes frères, retenons simplement ceci puisque nous avons terminé avec le chapitre de la façon de recevoir les frères : bien voir si les inspirations qui nous viennent sont celles de Dieu ou bien si elles sont du monde, ou de la chair, ou du démon ? Et puis, être logique jusqu'au bout à cet engagement qu'on a pris et qui est réellement la reviviscence de notre baptême. Alors, ce baptême reçu d'abord une fois, puis revécu ici, remis en vigueur, va être poussé jusqu'au bout, jusqu'à ce qu'on ne soit plus avec Dieu qu'une seule lumière.

Voilà, mes frères, retenons cela et poursuivons notre route ensemble avec fidélité et avec confiance.

 

Chapitre 58, 1-37 : De l’accueil des frères.    11.04.86

      Dieu l’a-t-il appelé ?

 

Mes frères,

 

Le moins que l'on puisse dire, c'est que Saint Benoît ne fait pas de recrutement. La grande question qu'il se pose est celle-ci : le nouveau qui se présente à la porte du monastère est-il appelé par Dieu ? Ou bien est-il amené par des considérations d'ordre charnel ? Il va donc devoir porter un jugement sur cette personne qui est peut-être bien intentionnée, attention !

Il va donc mettre le postulant à l'épreuve. Il n'attend pas. L'épreuve commence avant même que le postulant n'ait franchi la porte du monastère, c'est de suite. Et cette épreuve va durer de longs mois, un an à l'époque de Saint Benoît, deux ans aujourd'hui. Et ce n'est pas fini, trois ans de supplément jusqu'à la profession solennelle.

C'est la Mère Abbesse de Clairefontaine qui a eu cette réflexion très juste. Elle a dit : « Le noviciat commence après quinze ans de séjour au monastère. Il commence seulement alors. » Donc, avis aux jeunes ! Et elle n'a pas tout à fait tort. On pourrait écrire là-dessus un très beau mémoire.

 

Mais Saint Benoît rend service au postulant comme ça, et il rend service à la communauté. Il prévient de très grands malheurs. Car admettre et tenir dans une communauté un homme qui n'y est pas appelé, cela va entraîner chez cette personne tôt ou tard des déséquilibres d'ordre psychique, un délabrement de la personnalité. Et alors, du côté de la communauté, voyez un peu tous les troubles qui peuvent être semés dans tous les coins par une telle personne qui n'est pas a sa place dans le monastère et dont Dieu ne veut pas dans le monastère. Parce que toute la question est là : Dieu l'a-t-il appelé ou non ?

 

Et porter un jugement n'est pas toujours très facile. Mais nous avons une nouvelle preuve de l'honnêteté de Saint Benoît. Dieu peut s'appuyer sur lui, Dieu peut lui faire confiance. Dieu sait très bien que Saint Benoît ne cherche pas les intérêts fallacieux du monastère, ni sa propre gloire.

De dire par exemple : « Voilà, moi je suis un Abbé ! Mon noviciat, il a des novices tant et plus. Et de gonfler artificiellement les effectifs pour pouvoir dans les statistiques épater l'Ordre entier. Non, ce n'est pas ça ! Je rappelle ce que l "Abbé Américain de Mepkin, Dom Aidan, disait dans un petit groupe : « Plutôt voir le monastère disparaître que d'y accepter un seul qui ne soit pas certainement appelé par Dieu à la vie monastique contemplative. »

Et il a raison, c'est ça l'honnêteté ! Il est vrai qu'il a une toute petite communauté à cause de cela. Mais ça ne fait rien. D'ailleurs, c'est un homme très dynamique, très fort. Il doit être aussi spirituellement très fort.

 

Le souci de Saint Benoît, c'est la gloire de Dieu et le bien réel de chacun. Il est aussi symptomatique que ce chapitre concernant l'admission des novices, des nouveaux dans le monastère vient exactement après la fameuse sentence : Pour que Dieu soit glorifié en toutes choses surtout, surtout par les personnes qui habitent le monastère.

Donc, on entre chez Dieu que si on est expressément invité par Dieu. On ne force pas la main de Dieu, c'est inutile. On ne s'introduit pas subrepticement, par ruse, par fraude chez Dieu. Non, ce n'est pas possible, ce n'est pas permis.

Alors Saint Benoît dira : Non facilis ei tribuatur ingressus, 58,3. On ne lui accordera pas facilement l'entrée du monastère. Oui, cette entrée n'est pas facile. La porte du monastère, elle ressemble à cette toute petite porte très étroite. Il faut vraiment s'amincir, devenir quasi un esprit pour pouvoir la traverser tellement elle est étroite.

 

Cela me rappelle que au cours de l'Année de Saint Benoît beaucoup de monastères ont fait ce qu'on appelle la politique de la porte ouverte. On pouvait visiter le monastère de fond en comble de tel jour à tel jour. Il y a une expérience qui a commencé alors et qui se poursuit encore maintenant à certains endroits : la vie monastique à la carte. Mais oui, voilà, vous partagez la vie des moines pendant une semaine, pendant un mois, pendant un an, comme vous voulez.

Il y a même mieux encore. J'ai entendu cela. On peut même s'engager maintenant, voilà, une promesse pour un an ou pour deux ans. Et puis alors après, eh bien je m'en vais. Mais je sais avant de commencer que je vais faire une promesse d'obéissance pendant un an.

C'est pas ça Saint Benoît, attention ! Saint Benoît, c'est autre chose. Pas de porte ouverte pour Saint Benoît, mais plutôt une porte fermée. Et il faut frapper à cette porte, Et il faut frapper avec persévérance. Comme il le dit ici : Si veniens perseveraverit pulsans, 58,6. Il doit persévérer à frapper à la porte du monastère qui lui est fermée au nez.

 

Cela nous paraît un peu dur aujourd'hui et, je pense qu'on ne pourrait pas aujourd'hui. Vous savez, des braves petits jeunes qui viennent ici dans le monastère, on ne pourrait pas les traiter ainsi parce que je pense, que du premier coup ils prendraient la fuite et on ne les reverrait jamais plus. C'est bien probable ! Nous ne sommes plus à l'époque de Saint Benoît et disons qu'il faut adapter aux mœurs d'aujourd'hui. Mais ça ne veut pas dire, encore une fois, qu'il faut largement ouvrir la porte et dire : « Venez, venez, entrez ! » Non, on doit être toujours aussi difficile.

On pourrait naturellement, mais on n’a pas le temps, poursuivre longuement la marche de cette procédure mise au point par Saint Benoît. Il faut bien savoir que pour Saint Benoît, c'est très sérieux. Il met, mais réellement, le nouveau venu à l'épreuve. Et je dirais presque qu'il fait tout ce qu'il peut pour le faire partir.

Il est question ici d'injures. Cela ne veut pas dire des insultes, attention ! C'est une iniuria, 58,6. L'iniuria, c'est ce qui va contre le jus, ce qui va contre le droit. Le novice doit bien savoir que quand il entre au monastère, il n'a plus aucun droit. Il n'est plus question pour lui de dire : « Oui, mais j'ai droit à ceci, j'ai droit à cela. » Non, non, on va aller contre son droit. On va le contrarier pour bien lui faire comprendre qu'il n'a plus de droits. C'est ça l'injure dans le sens de la Règle.

 

Voyez un peu alors quel homme il faut choisir comme Maître des novices, un homme expert en ce genre de choses. Il dit ça, Saint Benoît : aptus adlucrandas animas, 58,14. C'est un qui peut fricoter et cuisiner les nouveaux pour les faire vraiment, qu’ils ne savent plus marcher selon la chair, ils doivent marcher selon l'esprit. Adlucrandas animas, à les faire fructifier comme on fait fructifier un capital qui est placé quelque part.

Mais attention ! Voyez, c'était à l'époque, à l'âge d'or de la vie monastique au moment de Saint Benoît. Aujourd'hui, il s’agit de mettre des gants. Mais il faut tout de même qu’en dessous des gants de velours, il y ait une main de fer malgré tout. Oui, il ne faut pas oublier non plus cette parole de l’Ecriture que c'est par beaucoup de difficultés qu'on entre dans le Royaume des cieux. C'est toujours ça !

 

Mais maintenant, les dispositions de patience, d'humilité, de persévérance que Saint Benoît réclame du novice, il ne faut pas les mettre au vestiaire le jour où on a fait profession. Or ça arrive, même chez Saint Benoît parce que nous voyons dans sa Règle qu'il a tout un code. Attention pour  ceux qui après ne respectent pas les engagements qu'ils ont pris. Cela peut être des crises, cela peut être des maladies, des épreuves, tout ce qu'on veut, mais ça aussi ce devra être testé.

Et si vraiment il apparaît qu'on se serait quand même bien trompé malgré tout, car il y en a qui ont une peau dure et qui peuvent passer à travers tout. Mais à la longue, ce qui est à l'intérieur paraît à l'extérieur. Alors Saint Benoît dit : Eh bien, il faut le mettre à la porte. Il faut user du fer qui retranche. Il faut amputer. Voilà, celui qui n'est pas appelé, eh bien qu'il s'en aille. Et puis, il ne peut plus revenir.

C'est toujours cette honnêteté de Saint Benoît jusque dans cette rigueur qui pourrait nous paraître excessive. Mais en fait, Saint Benoît veut le bien réel de la personne.

 

Eh bien voilà, mes frères, nous devons faire en sorte que toutes ces bonnes dispositions de notre noviciat s'affermissent tout au long de notre vie. L'idéal serait d'être au dernier jour de sa vie dans les mêmes dispositions qu'au moment où on est arrivé : prêt à tout, disponible à tout, s'en remettant totalement à ce qu'on trouve, content de ce qu'on reçoit. Et voilà, je pense qu'alors la porte du ciel nous serait largement ouverte.

 

Chapitre 58, 1-37 : De l’accueil des frères.    11.12.86

      Avoir dans le cœur le cri de l’humanité !

 

Mes frères,

 

            Saint Grégoire nous dit que notre Père Saint Benoît était habité par l’esprit de tous les justes. Aussi la Règle qu’il nous a léguée est-elle inspirée du premier mot au dernier. Elle n’est pas seulement l’œuvre d’un génie spirituel qui est un saint, elle vient de plus haut, de plus loin que Saint Benoît. Si nous voulons en découvrir la source, nous devons remonter jusqu’au premier balbutiement de la matière consciente. Elle a été semée dans le cœur du premier homme qui, après la lâcheté de sa désobéissance, désirait revenir par le labeur de l’obéissance à la communion avec son Créateur.

            La Règle de Saint Benoît se résume donc en une tension : que faire pour chercher Dieu, pour trouver Dieu, pour devenir un avec lui ? J’ai été créé à l’image de Dieu, je suis le reflet de son être, de sa beauté, et voilà que misérablement je me suis séparé de lui. Comment faire pour retrouver ma véritable identité, pour quitter ce moi préfabriqué et retrouver mon moi source ? Comment faire ?

            C’est cela la Règle ! Voilà ce que Saint Benoît a voulu couler en quelques chapitres et, c’est ce qu’il nous rappelle aujourd’hui. La Règle est donc bien plus que le résumé de l’Evangile, elle est le cri de l’humanité qui ne veut pas vivre séparée de son Dieu. Le vrai moine entend ce cri à l’intérieur de son cœur.

Et c’est ce cri qui est en lui comme un carburant qui l’oblige à avancer, qui l’oblige à travailler, qui l’oblige à se convertir parce qu’il est mystiquement mais bien réellement l’humanité toute entière. Un moine qui devient un saint, un moine qui retrouve cette unité avec son Dieu, mais c’est le monde à venir qui est présent, c’est la fin du monde qui est arrivée.

 

Le Code du Droit Canonique, que je suis en train de parcourir comme ça lentement sans me presser, dans la section qui regarde la vie religieuse, eh bien, le Droit Canonique définit la caractère spécial, comme ils disent, specialiter, spécial de la vie – naturellement vie est pris dans le sens étymologique – et que l’état religieux, surtout l’état monastique est une réalité d’ordre eschatologique.

C’est cela ! Le religieux, le consacré dans le monde, c’est un être qui a dépassé la fin du monde. Eh bien, c’est cela ce cri intérieur du cœur, le cri de cette humanité qui veut réaliser son destin.

 

Si bien que ce que Saint Benoît nous dit aujourd’hui du novice nous interpelle tous. Un véritable moine est toujours quelque soit son âge, quelque soit son emploi dans le monastère, fut-il Abbé, il est toujours dans la disposition du novice comme s’il était arrivé le matin même. Il n'a jamais cessé d'être un enfant, ou bien, il l'est redevenu, parce que c’est aux enfants et à eux seuls qu'est promis le Royaume.

Ici, si j'avais le temps et si j'en avais l'audace, mais je l'aurai bien un jour, je vous ferais une  petite analyse phénoménologique de ce phénomène, de l'évolution qui se passe dans un homme depuis le stade novice et progressant alors en âge et en ancienneté monastique, ce qui se passe chez lui. Analyser cela est très, très intéressant. Il y a de formidables leçons à en retirer. Mais enfin, ce sera peut-être pour une autre fois !

Il y a, voyez-vous, dans le monde de Dieu, une loi d'airain inflexible : c'est que nous avons toujours tout à apprendre. Le moine qui un jour dit : « Je sais ! », on devrait lui remettre l'habit de novice, même l'habit de postulant. Il doit recommencer.

 

J'ai repéré par hasard un magnifique apophtegme emprunté au monde des Hassidim. C'est donc le mouvement de piété juive qui a fleuri à partir de la Pologne et qui s'est étendu en Russie et en Europe Centrale, et qui aujourd'hui après l'holocauste nazi a émigré entre autre aux Etats Unis et un peu en Israël. Ce mouvement Hassidique est donc du début du XVIII° siècle. Le fondateur est né en 1700. Enfin, voici un apophtegme d'un de ses successeurs.

Il est question du Talmud de Babylone. Le Talmud, je vous le rappelle, c'est le commentaire oral de la Thora, donc de la Loi ou des cinq premiers Livres de l'Ecriture, ces cinq premiers Livres qui renferment la volonté de Dieu et qui sont le fondement de la foi pratique Juive et encore de la foi chrétienne. Ne l'oublions jamais !

Le Christ a dit : Le monde passera en entier sans que le moindre petit trait, la moindre petite lettre de la Loi ne soit abolie. Or la Loi, c'est donc cette fameuse Thora. Et Le Talmud, il y en a deux, un de Babylone, l'autre de Jérusalem. Tout ça a été mis par écrit par après. Eh bien voici :

 

 « Comment se fait-il », demanda-t-on un jour à Rabbi Lévi Isaac, « que dans le Talmud de Babylone à chaque Traité manque le premier feuillet et que tous commencent à la page deux. »

Eh bien voilà une question et je pourrais la poser. Voilà, trouvez un peu la réponse ! Ce Rabbi Lévi Isaac était, on dirait aujourd'hui, une sorte de charismatique. Il est très proche des Pères du désert, de ces hommes un peu bizarres, habités par une sorte de folie, mais une sainte folie, la folie du Christ, la folie de Dieu. C'était une sorte de prophète qu'on venait consulter de partout. On dirait aussi plus volontiers un Staret. Il est le chef d'une communauté en Russie Blanche.

Eh bien, voici la réponse. Donc la question était : Comment se fait-il que à chaque Traité manque le premier feuillet et que tous commencent à la page deux ? L'homme d'étude, répondit le Rabbi, donc l'homme qui scrute la volonté de Dieu, qui scrute la Thora pour mieux la connaître, pour mieux la pratiquer, pour mieux savoir qui est Dieu - car Dieu se révèle à travers ce qu'il demande - eh bien cet homme, cet homme d'étude, quel que soit le nombre de pages qu'il aura lues et méditées, il ne doit pas perdre de vue qu'il n'est point parvenu encore à la première page.

Est-ce que vous avez compris ? Quoiqu'il ait blanchi sur l'étude de toutes les feuilles du Talmud, eh bien il doit savoir, quelque soit son degré d'avancement, qu'il n'est pas encore parvenu à la première page. Et c'est pourquoi ça commence toujours à la page 2. C'est pour lui rappeler cela.

 

Vous voyez, nous devons comme ces Rabbis chercher Dieu vraiment en toute vérité, et ne chercher jamais que lui, et ne pas nous chercher nous-mêmes, ne pas prendre prétexte de notre vie avec Dieu pour en soutirer habilement notre propre avantage. Non, quelque soit le degré de sciences spirituelles que nous possédons, nous devons toujours avoir l'impression de commencer. Je dirais même plus : de ne jamais avoir commencé, d'être un apprenti, et d'être à la première page.

 

Voilà, mes frères, ça c'est Saint Benoît. Et vous voyez que c'est la grande Tradition spirituelle qu'on retrouve dans le Judaïsme. Et je pense qu'on peut dire qu'on la retrouvera chez tous les véritables chercheurs de Dieu quel que soit leur couleur. Et demandons à Dieu les uns pour les autres la grâce d'être nous aussi de ces véritables chercheurs de Dieu.

 

Chapitre 58, 1,37 : De l’accueil des frères.     13.12.86

      Cherche-t-il Dieu ?

 

Mes frères,

 

Nous avons vu hier que la Règle de Saint Benoît était le cri d'une humanité à laquelle il est impossible de vivre éloignée de son Dieu. Lorsqu'un nouveau se présente au monastère, Saint Benoît va donc l'examiner sur un seul point : si revera Deum quaerit, 58,15. Cherche-t-il Dieu en toute vérité ? Et pour cela, il va le soumettre à quelques tests portant principalement sur l'Office Divin, sur l'Obéissance, et sur ce que Saint Benoît appelle les opprobria, 58,17, ce qui se traduit habituellement par humiliation. Mais ça s'étend bien au-delà des humiliations.

Les opprobria, c'est tout ce qui contrarie les instincts égoïstes. Il faut donc que le novice soit prêt à mourir à lui-même, donc à ses idées, à ses aises, à ses vanités, qu'il soit prêt à dépasser une fois pour toute son moi préfabriqué. Saint Benoît va donc poser des conditions.

Dans le chapitre qui traite de la manière de recevoir les frères, on trouve treize fois la conjonction si, et neuf fois rien que dans la première partie. Il s’agit de toujours pouvoir répondre par l'affirmative. Mais la question centrale demeure toujours : s'il cherche Dieu vraiment ?

 Saint Benoît parle de chercher. C'est un terme biblique consacré. On le trouve près de deux cent fois dans la Bible Hébraïque. Si on contemple - parce qu'il s’agit ici de contempler - si on contemple la racine hébraïque que nous traduisons par chercher, c'est une scène très belle, un tableau devant lequel on resterait quasi indéfiniment.

Le sens premier est tâter. Il faut donc voir un homme qui tâte un objet. Il le tâte dans l'obscurité ou bien il le tâte dans la lumière. Il le prend dans ses doigts, il le prend dans ses mains. Ce sont ses yeux qui regardent, mais aussi ses oreilles car en tâtant il va faire surgir un son.

Il le tâte avec son intelligence, avec sa volonté aussi. Car lorsqu'il tâte un objet, il désire connaître cet objet, établir une relation avec cet objet. Et lorsqu'il s'agit d'une personne ? Et lorsqu'il s'agit de Dieu ? C'est cela chercher Dieu !

 

On comprend alors que la foi est obscure. On cherche Dieu à tâtons. Il y a donc une démarche de tout l'être. Et qui dit démarche, dit un ébranlement. Le corps entier, plus que le corps, le corps, l'âme, l'esprit, le cœur se mettent en branle. Le sens voisin de chercher sera donc marcher, se mettre en route. Et chercher Dieu signifiera concrètement : marcher sur les sentiers de la volonté divine. Nous tâtons Dieu d'abord avec nos pieds - si je puis m’exprimer ainsi - avant de le tâter de nos yeux, puis finalement de la tâter de nos mains.

C'est le geste complet de la vie contemplative. C'est autre chose que de faire marcher son cerveau ! C'est très facile de faire de la théologie. Il ne faut pas être très malin, non, c'est facile. D'ailleurs les Facultés de Théologie sont bondées parce que c'est facile, on réussit toujours. Mais chercher Dieu ?

Chercher Dieu comme Saint Benoît le demande, eh bien ça, c'est l'art spirituel le plus difficile de tous les arts parce que il faut s'enfoncer dans une nuit qui peut nous paraître de plus en plus obscure. Car il s’agit de chercher Dieu, pas une idole, pas une projection imaginaire d'un Dieu quelconque fait à notre image et ressemblance, un Dieu complice. Non, c'est le Dieu vivant qui dévore tous ceux qui s'approchent du feu qu'il est.

 

Eh bien, il faut de l'audace, il faut du courage, il faut de la persévérance ! Demain, si ce n'était pas le troisième dimanche de l'Avant, ce serait la Fête de Saint Jean de la Croix qui a très bien, dans ses poèmes, évoqué cette peur, cette angoisse, mais aussi cette joie et cette béatitude qu'il y a à entrer dans cette nuit de la foi guidé par la seule lumière qui est cette présence déjà perçue de Dieu. Et puis tâter, chercher jusqu'à ce qu'on trouve et qu'on devienne un seul esprit avec Dieu.

Eh bien ça, ça ne s'apprend pas dans les écoles. Cela s'apprend dans une seule école, l'école du monastère, comme le dit Saint Benoît, l'école où on apprend à marcher jusqu'à ce qu'on ait trouvé Dieu. Et il faut le chercher vraiment, c'est à dire en toute vérité, Lui uniquement, sans partage, sans compromis. Il n'est pas possible de servir deux maîtres, de servir Dieu et de se servir soi-même. Ce n'est pas possible. Il y en aura toujours un des deux qui aura la priorité. Eh bien, il faut que ce soit Dieu et non pas nous. Il y a cela dans le mot revera, en toute vérité, vraiment.

 

Voilà, mes frères, ce sera suffisant pour ce soir car nous devons encore chanter. Le chant est encore une façon de chercher Dieu, de le tâter alors par notre voix. Ce sont ses propres paroles qui passent sur nos lèvres et que nous exprimons par le chant. Et lorsque nous laissons vivre en nous ces paroles et ce chant, que nous nous livrons à elles, à ce moment-là, ,il y a en nous déjà une perception de ce Dieu qui est beauté. S'il nous séduit, c'est parce qu'il est beau.

 

 

Chapitre 58, 1-37 : De l’accueil des frères.    11.08.87

      La quête de Dieu.

 

Mes frères,

 

C'est sur la base de ce chapitre que la vie monastique bénédictine est définie comme une recherche de Dieu. Mais prenons bien garde, ne faisons pas du Deum quaerit un fourre-tout. La pointe de l'expression si revera Deum quaerit, 58,157 ciselée par notre Père Saint Benoît, porte sur le revera qui est traduit ici par vraiment. Mais ce mot latin est en fait un mot composé et il faudrait le traduire littéralement : en toute vérité de la chose, revera, en toute rigueur de vérité.

Je pense qu'il est utile de nous arrêter quelques instants sur ce propos de recherche de Dieu en toute rigueur de vérité. Nous sommes en chrétienté et nous vivons dans un monastère chrétien. Il importe donc que notre vie monastique soit une expérience chrétienne, une expérience de vie chrétienne. Or, toute expérience religieuse n'est pas nécessairement une expérience chrétienne.

On peut être, on peut vivre, on peut se trouver dans le monastère pour une foule de raisons qui relèvent de la religiosité, de l'instinct religieux, et qui bien que référées au Christ ne sont pas de nature chrétienne. Notre propos de recherche se vérifie à l'heure, à l'intérieur d'un conflit, un conflit entre nos désirs spontanés et les désirs différents, originaux, paradoxaux de Dieu dans le Christ.

 

Et le critère qui permettra de porter un jugement sur la qualité chrétienne authentique de notre recherche, c'est - comme le dit Saint Benoît - notre sollicitudo, 58,15, notre sollicitude, la peine que nous nous donnons, notre souci pour l'Opus Dei, pour l'obéissance et pour les opprobria, 58,17, c'est à dire tout ce qui nous heurte de front, tout ce qui  nous paraît contraire, tout ce vers quoi nous n'irions pas si nous étions laissés à nous-mêmes.

Et ces opprobria viennent à notre rencontre, tombent sur nous. A ce moment-là, mes frères, vraiment éclate un conflit entre ce que nous désirons et ce que Dieu désire. C'est pourquoi Saint Benoît dit que c'est une chose dure et âpre. Il faut se renoncer, il faut mourir à soi. Il faut prendre une forme nouvelle. Il faut réformer son jugement. Il faut revoir ses instincts.

Alors nous pouvons nous poser la question bien sincèrement, lucidement : notre quête de Dieu aujourd'hui pour chacun d'entre nous, est-elle pure ou bien est-elle impure ? Est-elle vraie ou bien est-elle entachée ? Est-ce que c'est Dieu vraiment, uniquement que nous cherchons ou bien est-ce nous-mêmes que nous recherchons en utilisant Dieu ?

 

Je pense que ce soir nous pouvons en rester là. Et demain, j'ai l'intention de revenir sur le sujet et de dégager quelques déviations possibles. Je pense que c'est important. Si parfois nous rencontrons des difficultés qui iraient jusqu'à nous faire douter éventuellement de notre appel à la  vie monastique, c'est peut-être bien parce que notre recherche de Dieu est encore souillée par un besoin larvé, instinctif d'utiliser Dieu à notre profit.

A mon expérience, comme je me vois, mon expérience sur ma propre personne et sur celle des autres, je pense que là est l'origine de bien des problèmes. Dieu le permet - nous revenons toujours à cette notion et à ce fait du conflit - il le permet pour que nous passions au-delà, pour que nous rectifions notre visée et que de plus en plus notre quête se purifie jusqu'à ce que nous ayons conscience que c'est notre Dieu dans le Christ que nous cherchons et que nous avons pour toujours renoncé à nous-mêmes.

Voilà, mes frères, demain nous essayerons de faire un petit pas dans cette recherche.

 

Chapitre 58, 38-fin : De l’accueil des frères.   12.08.87

      Chercher Dieu en toute vérité.

 

Mes frères,

 

Nous allons ce soir poursuivre notre réflexion sur la recherche de Dieu. De quel Dieu s'agit-il tout d'abord ? Et puis, avons-nous quelques chances de le trouver ce Dieu, d'entrer en communion avec lui ? ! La réponse n'est pas si simple et nous n'avons pas le droit de nous payer de mots car c'est notre vie elle-même qui est engagée.

 

Depuis notre naissance, nous sommes traversés par des désirs qui demandent à être satisfaits : nourriture, affection, sécurité, possession, réussite. Ces désirs nous tenaillent à longueur de vie. Ce sont ces désirs qui nous portent, qui nous poussent en avant, qui nous aident à entreprendre.

En termes plus philosophiques, on parlera d'appétits concupiscibles et agressifs qui nous permettent d'affronter les difficultés et de les vaincre. Ils constituent donc notre être. Nous ne pouvons pas les nier, nous ne pouvons pas les refouler, mais nous devons les utiliser correctement. Nous sommes construits de cette sorte.

Alors, le Dieu, dans ma religiosité instinctive, le Dieu tout puissant, le Dieu tout aimant, je vais le voir comme celui qui peut combler ces désirs. Je vais donc me concilier sa faveur par une vie juste et sainte. Je deviendrai ainsi son ami. Il me récompensera en écoutant ma prière, en l'exauçant. Dieu n'écoute pas les pécheurs, il n'écoute que les justes. Donc je serai juste et il m'écoutera, il m'aidera à me réaliser.

 

Dans ces conditions-là, je cherche Dieu certainement, mais je ne le cherche pas revera comme dit Saint Benoît, 58,15. Ce n'est pas une recherche de lui en pure vérité. Ma recherche n'est pas désintéressée. Elle n'est pas gratuite. Dans ma religiosité, c'est moi-même que je cherche à travers ce Dieu. Je vais me servir de lui pour me réaliser, moi.

Voilà donc le désir religieux dont je vous parlais hier, cette vie religieuse qui n'est pas nécessairement une vie chrétienne, vous comprenez. N'importe quel homme dans n'importe quelle religion réagit de cette façon-là. Et même un athée instinctivement va agir ainsi.

 

Maintenant voilà, ça c'est mon point de départ. Que va- t-il se passer? Eh bien, dans la pratique, je vais me heurter - je suis dans un monastère, ne l'oublions pas - je vais me heurter à un autre Dieu que celui de mon instinct religieux. Le Dieu tout puissant, en fait il meurt misérablement sur une croix. Il est totalement impuissant. Le Dieu juge qui récompense les bons et punit les mauvais, il fait généreusement tomber sa pluie sur les justes et sur les injustes. Il ne fait pas de distinction entre les hommes.

Pire que ça, il prend systématiquement le parti des pécheurs, des exclus, des laissés pour compte, des maudits, vous savez, des publicains, des voleurs, des adultères, des prostituées, tous ces gens de rien que la religion officielle met de côté, qu'elle ne regarde pas, qu'elle condamne. Voilà le Dieu auquel je me heurte. Et dans ces conditions-là, je suis tout perdu. Ses désirs à lui se heurtent aux miens. Ils se heurtent à ma saine raison. Je ne puis pas comprendre que ce Dieu soit vraiment celui qu'on appelle Dieu. Alors, ça va même beaucoup plus loin, car il s'adresse alors directement à moi. Il va me demander de prendre ma croix et de le suivre.

 

C'est tout autre chose que de réussir ma vie. Il va me demander de choisir la dernière place, de laver les pieds des autres, de supporter l'injustice, de céder aux méchants, de ne pas chercher à me venger. Si je suis frappé d'un côté, je dois encore présenter l'autre. Si on me réquisitionne pour une corvée, eh bien je vais me laisser faire pour une seconde. Il m'a prévenu, il n'est pas venu apporter la paix mais le glaive et la guerre.

Si je suis un homme de bien, si je fais mon possible, je serais pris en haine par les autres – attention ! je ne parle pas ici à l'intérieur du monastère - mais finalement je subirais son sort. On me regardera de travers. Pourquoi ? Parce qu’on regarde aussi Dieu de travers. On regarde le Christ de travers, le vrai Christ, le vrai Dieu, celui qui va contre l'instinct religieux naturel de l'homme, celui qui se présente pour la vérité, mais la vérité en soi et non pas la petite vérité qui m'arrange, moi.

 

Donc, mes frères, je suis en présence cette fois-ci d'un Dieu qui entre en conflit avec ce qui a de plus instinctif en moi : l'instinct de sécurité, l'instinct d'affection, l'instinct de réussite, l'instinct de possession. Il me propose ses désirs à lui en les opposants aux miens. Il va exaucer ma prière, mais à sa manière à lui qui n'est pas la mienne. Il faut savoir que le Christ Jésus qui était un véritable homme a rencontré ces conflits à l'intérieur de sa vie à lui.

Demain, c'est la fête de Saint Maxime le Confesseur. Maxime le Confesseur a été martyrisé. On lui a coupé la langue et la main droite parce qu'il défendait la doctrine orthodoxe des deux volontés dans le Christ : une volonté d'homme, une volonté de Dieu.

Le Christ a connu ces conflits. Et le plus spectaculaire, celui qui nous frappe le plus, celui qui vraiment est le plus beau, qui les récapitule tous, c'est au moment au jardin de Gethsémani où il disait à son Père : « Que cette heure s'éloigne de moi ! » Voyez l'instinct de vie ! Il ne veut pas mourir, il ne veut pas souffrir. C'est trop fort pour lui. « Mais non pas ma volonté, mais la tienne. » Vous avez le conflit entre les deux désirs, entre les deux volontés : celle de l'homme-Jésus, celle de Dieu son Père. Et alors lui choisit que le désir de Dieu sur lui se fasse et non pas le sien.

 

Donc, si nous autres nous traversons ces conflits, nous ne devons jamais être étonnés. Au contraire, c'est très positif. C'est à travers eux alors que nous grandissons et que nous devenons d'authentiques fils de Dieu, des imitateurs du Christ Jésus par l'intérieur de notre vie. Donc voilà, mes frères, Dieu attend que je me déprenne entièrement de moi, de l'image que j'ai de lui, pour l'accueillir, lui, tel qu'il est dans son être et dans sa vérité. Il attend que j'entre dans ses désirs en renonçant aux miens. Et à ce moment-là, je puis dire que je cherche Dieu revera, en toute vérité.

Voila un petit examen de conscience, ou plutôt une petite mise au point qui ne doit pas nous décourager mais au contraire nous encourager dans notre lutte. Et nous dire alors - je l'ai déjà insinué hier - que les difficultés que nous rencontrons sont nécessaires. Elles sont bénéfiques et c'est grâce à elles que nous devenons des adultes dans le Christ.

Si nous devions grandir comme ça sans jamais rencontrer de problèmes, si nous ne devions jamais nous heurter à travers notre obéissance à ce que Dieu demande, à ce moment-là nous serions des moules. Il ne se passerait rien du tout. Non, ce sont les difficultés qui nous font naître.

 

Maintenant, mes frères, prions les uns pour les autres et soutenons-nous les une les autres pour que toujours nous choisissions la vérité qui est le désir de Dieu sur nous, qui est le désir d'un véritable amour.

 

Chapitre 58, 1-37 : De l’accueil des frères.    11.04.88

      Éprouvez les esprits !

 

Mes frères,

 

Nous reprenons nos assises habituelles vespérales qui sont extrêmement précieuses car elles exercent, j'en suis persuadé, une influence capitale sur l'évolution de notre vie. Nous n'en avons peut-être pas conscience, mais pourtant le travail qui s'opère en nous en ces quelques minutes s'inscrit dans notre être spirituel pour l'éternité.

Nous nous retrouvons en effet ensemble. Le Christ est présent ici au milieu de nous. Nous sommes assemblés en son nom. Et nous nous instruisons et nous nous encourageons mutuellement. Le moine est un être pascal. Il s'avance en caravane à travers le désert de ce monde vers le Royaume des cieux.

Ce n'est pas une façon imagée de s'exprimer même si nous restons sur place, c'est à dire dans le lieu qui est le nôtre jusqu'à notre mort. Nous avons entendu Saint Benoît affirmer : Il n'est plus permis dès qu'on s'est engagé après mûre réflexion et librement, il n'est plus permis de sortir du monastère, 58,34, c'est à dire de quitter l'état de vie qu'on a choisi d'exercer en un endroit précis.

 

Et pourtant, nous avançons vers un ciel. Et cet ailleurs, c'est le Royaume des cieux. C'est une réalité, non seulement à laquelle nous croyons, mais une réalité qui nous attire, une réalité qui exerce sur nous une telle séduction que le meilleur de nous est toujours dirigé vers elle. Le Royaume des cieux n'est autre que la personne même du Christ Jésus ressuscité des morts, emplissant l'univers.

Mais la route vers ce Royaume des cieux est longue. La fatigue peut se faire sentir et une certaine lassitude s'installer. Pensez aux enfants d'Israël qui étaient dégoûtés de la nourriture toujours la même qu'ils recevaient chaque jour, et qui se souvenaient des viandes, des poissons, des concombres et des dattes, de toutes les bonnes choses dont ils s'emplissaient le ventre en Egypte.

Il importe donc de ne pas regarder ailleurs, ni de s'arrêter. Il faut s'entraider. Il faut se fortifier chaque jour. Il ne faut pas aller trop vite. La caravane doit avancer au pas des plus faibles, des plus petits. Il faut que les plus forts aient envie de faire davantage et que les plus faibles ne soient pas découragés.

 

Et pour avancer, et surnaturellement et humainement, nous creusons la matière de notre vie monastique. Nous nous interrogeons sur ce qu'elle est et, nous mettons alors en pratique le conseil que nous donne aujourd'hui Saint Benoît : probate spiritus si ex Deo sunt, 58,5. Eprouver les esprits pour discerner s'ils sont de Dieu. Ce que nous faisons, ce que nous pensons, cela vient-il de Dieu ou cela vient-il de la chair ?

Il importe de le savoir pour opérer un tri, pour rejeter ce qui est charnel et retenir ce qui est divin. C'est là un aspect de la lutte contre les pensées auquel on ne s'arrête peut-être pas assez. Ce qui monte dans notre cœur, d'où cela vient-il ? Des esprits qui habitent en nous ou bien des passions ? Viennent-ils de Dieu où de nous ? Si avant d'agir nous nous posions cette question, je pense que beaucoup de chosent se clarifieraient à l'intérieur de notre vie, et de notre vie communautaire aussi.

 

Il surgit parfois des conflits - appelons cela ainsi - entre frères, c'est à cause de cela. C'est parce que à ce moment-là, ce qu'on fait ne vient pas de Dieu. Et la responsabilité est toujours partagée. La faute n'est jamais toute entière d'un côté, elle est des deux. C'est un exercice de toujours s’interroger sur les motivations de ses actes. Il faut pour bien faire que nous restions novices toute notre vie.

 

Chapitre 58, 38-fin : De l’accueil des frères.   12.04.88

      Rester novice toute sa vie !

 

Mes frères,

 

Quand on se présenta au monastère pour y entrer, on a nettement le sentiment d'un appel entendu, un appel qui vient on ne sait d'où. On est comme poussé en avant. Cet appel vient de Dieu certes, et c'est l'Esprit du Seigneur qui conduit l'homme ou la femme vers ce monastère où on est attendu. Il en sera de ce nouveau moine, de cette nouvelle moniale, comme de celui qui est né de l'Esprit. On ne sait pas d'où il vient et on ne sait où il va.

Il aura la sensation d'être habité par une vie dans laquelle il est immergé, et il se donne à cet appel, à cette aventure sans se poser de véritables questions. Il obéit à cette voix et il abandonne tout pour la suivre. Tout cela est indistinct. C'est confus, c'est obscur. Mais il y a cependant une certitude : on est là où on doit se trouver et on finira par rencontrer une personne, cette personne qui habite déjà le cœur et dont on ne peut plus se passer.

 

Car la vocation monastique, ce n'est pas un idéal philosophique à la façon du bouddhisme par exemple. C'est la rencontre d'une Personne que l'on sait vivante, et qu'on a jamais vue, et pourtant qu'on connaît déjà parce que son image est déjà imprimée dans le cœur. On reçoit une révélation. Je suis persuadé pour moi que dans une véritable vocation contemplative, il y a déjà une vision au départ, la vision d'une beauté. Et c'est cette beauté qui donne l'énergie et le courage de tout abandonner, de tout lâcher. Et cette Personne, on a le pressentiment qu'elle est l'amour et qu' elle comblera les désirs les plus profonds du cœur.

On arrive et on n'émet aucune prétention. On accepte ce qu'on trouve parce qu'on se dit que ça doit être ainsi. On ne pose pas de questions. On ne fait pas de problèmes. On sait qu'on a tout à apprendre et tout à recevoir et on est disposé à tout accepter et à faire tout ce qui sera demandé. Au moment où on arrive, c'est un accueil confiant, simple. C'est une espérance, l'espérance d'une naissance à un être nouveau. On sait très bien qu'on ne va pas dégénérer à l'intérieur du monastère, mais qu'on va grandir et s'épanouir. Mais encore une fois, tout cela est très obscur.

 

L'idéal serait d'entretenir ces sentiments à longueur de vie, de les retrouver nouveaux et frais chaque matin, même si la vie à l'intérieur du monastère dure 50, 60 ans et au-delà. Ce n'est pas impossible et personnellement je pense que c'est indispensable. C'est en cela que consiste essentiellement notre vœu de conversion des mœurs.

Il s'agit de rester ou de revenir aux sentiments qui nous habitaient le jour où nous sommes arrivés ici. C'est cette fraîcheur qui va nous conduire jusqu'à la source de notre véritable jeunesse. C'est dans ce sens-là que la vie monastique permet à un homme de ne pas vieillir. Même si son corps se dégrade par la force de l'entropie, à l'intérieur l'homme nouveau rajeunit de jour en jour, comme le dit l'Apôtre Paul. C'est cette expérience typiquement chrétienne que nous devons faire dans le monastère.

 

La fidélité à notre vocation, c'est donc la croissance dans une candeur qui n'est, pas une naïveté infantile ou infantilisante, mais qui est une confiance éperdue en ce Dieu qui invite, et qui invite tous les Jours. Nous commençons l'Office chaque matin en demandant à Dieu de nous ouvrir les lèvres. Et puis nous lui disons que nous sommes entourés d'ennemis. Mais nous sortons de notre sommeil, nous sommes vigilants. Nous attendons tout de cette journée qui commence. Nous attendons un surcroît d'amour.

Il peut alors nous arriver pendant la journée des erreurs, des chutes, ça n'a pas tellement d'importance, ça fait partie de notre croissance. Ce sont ces expériences - disons d'ordre négatives - qui peuvent nous tenir en éveil, nous empêcher de nous endormir dans une soi-disant sécurité fondée sur une illusion de sainteté.

L'Apôtre Paul disait aussi : « J'ai quelque chose dans ma chair qui m'empêche de faire exactement ce que je voudrais, et je fais le contraire. » C'est plus fort que moi. Et alors le Seigneur lui a dit : « Il est très bon qu'il en soit ainsi, car ma puissance à moi va se déployer à l'intérieur de ta faiblesse dont tu prends conscience. »

 

Donc le moine authentique, c'est un novice. Il est comme un novice, ouvert, disponible, généreux et - j'ose le dire enthousiaste dans le sens étymologique du terme. Donc habité par un Dieu, par une énergie divine qui le fait s'ouvrir chaque matin comme une fleur ouvre sa corolle lorsque le soleil se lève et que le soleil commence à la toucher. Alors on passe à travers tout. Et je puis vous dire qu’alors on reçoit même plus que ce qu’on avait espéré.

 

Voilà donc le développement de ce que je vous disais hier. Essayons d'être des novices. Ne nous prenons pas au sérieux. Nous avons à recevoir de chacun. Moi, j'ai à recevoir de chacun de vous sans distinction. Et je suis heureux et je ne laisse pas passer une occasion, même si je ne le dis pas. Il faudrait que nous soyons toujours dans des dispositions parelles, sans prétentions, recevant ce que Dieu nous donne, soit directement, soit par la main de chacun de nos frères.

 

Chapitre 58, 38-fin : Apophtegme.               12.12.95

      Comment faire pour devenir moine ?

 

Mes frères,

 

            Voici quelques instants, en regardant quelle serait la péricope de notre Règle que nous devions entendre ce soir, je me suis souvenu d’un apophtegme de notre grand Macaire l’Egyptien. C’est un apophtegme assez étrange mais qui répond, qui précise à mon sens la définition du vœu de convertio morum. Celui-ci, pour moi, consiste à se poser sans relâche la question : Comment puis-je devenir moine ? Que faire pour devenir moine ? C’est une question qu’on doit se poser chaque jour, presque à chaque heure. Lorsque le disciple demande à son ancien dans telle ou telle circonstance : « Mais que faut-il faire ? », cela sous-entend : Mais que faut-il faire afin que à travers cette situation qui se présente à moi, je puisse devenir moine ? Voici cet apophtegme :

 

            Macaire l’Egyptien vint un jour de Scété à la montagne de Nitrie pour la messe de l’Abbé Pambo.

            Scété, c’est le désert intérieur ; puis il y a le désert des cellules, puis le désert de Nitrie. C’est une grande distance ! Mais enfin, il est venu de Scété à Nitrie pour la messe de l’Abbé Pambo.

            Les vieillards lui disent : « Dites une parole aux frères, Père ! ». Il dit : « Moi, je ne suis pas encore devenu moine, mais j’ai vu des moines ». Un jour, en effet, comme je me tenais dans ma cellule à Scété, les pensées me harcelaient en me disant : « Va-t-en dans le désert et observe ce que y tu verras ! ». Je devais arriver à lutter contre la pensée cinq ans durant me disant que peut-être elle vient des démons ?

            Cinq ans durant ! Voyez, c’est ça l’endurance dans la lutte contre les pensées ! D’où vient cette pensée ?

            Et comme la pensée demeurait, je m’en allai dans le désert. Je trouvai là une étendue d’eau et une île au milieu. Et des bêtes du désert venaient s’y abreuver. Au milieu d’elles, j’aperçus deux hommes nus et mon corps frémit. Et j’ai cru que c’étaient des esprits.

            Eux, me voyant frémir, me dirent : « N’aie pas peur, nous aussi nous sommes des hommes ». Et je leur dis : « D’où êtes-vous et comment êtes-vous venus dans ce désert ? ». Ils dirent : « Nous sommes d’un monastère de cénobites et, d’un commun accord, nous sommes venus ici voilà quarante ans. L’un est Egyptien, l’autre Libyen ».

          Puis ils m’interrogèrent eux aussi disant : « Comment va le monde ? Est-ce que l’eau arrive bien en son temps ? Le monde est-il prospère ? L’eau du Nil, est-ce qu’elle monte toujours en son temps ? Le monde, c’est leur monde à eux où tout dépend de cette eau. Et je leur dit : oui.

            Maintenant, voici le nœud de l’affaire : Puis à mon tour, je leur demandai : « Comment puis-je devenir moine ? ».

            Donc voilà mon Macaire, Macaire le grand, qui pose la question : « Mais comment puis-je devenir moine ? ». Est-ce que nous autres nous nous posons cette question tous les jours. C’est la question que nous pourrions nous poser pendant ces trois, quatre minutes d’examen de conscience après Sexte et après l’office de Complies. Comment faire pour devenir moine ? Est-ce que aujourd’hui j’ai fait ce qu’il fallait pour devenir moine ? Est-ce que je deviendrai moine un jour ?

 

            Ils me dirent : « Si on ne renonce pas à toutes les choses du monde, on ne peut devenir moine !  Ici, vous comprenez, il ne s’agit pas d’un simple renoncement intérieur. Il s’agit d’un véritable renoncement. C’est quitter le monde, oui, il y a une véritable rupture avec le monde.

            Et je leur dit : « Moi, je suis faible et ne puis faire comme vous ! ».

Moi, je ne suis que Macaire. Je ne puis pas tout abandonner et, voilà, vivre comme ça dans le désert pendant quarante ans et venir m’abreuver à cet étang avec les animaux sauvages. Et ces animaux sauvages les laissent tranquille parce qu’ils sont devenus comme un des leurs.

            Il est bien dit que, au sixième degré d’humilité, le moine dit dans son cœur : ut iumentum factus sum apud te, et ego semper tecum, 7,136. Je suis devenu une bête de somme pour toi et je suis toujours avec toi. C’est ça !

 

            Et ils me dirent : « Si tu ne peux faire comme nous, reste dans ta cellule et pleure tes péchés ! ». Ta cellule deviendra ton désert et là, eh bien, pleure tes péchés : ceux que tu as commis, ceux que tu aurais pu commettre. Enfin pleure ton état de pécheur, implore du secours pour te tirer de ce gouffre du péché et alors te permettre de devenir un moine.

            Je leur demandai : « Quand vient l’hiver, n’êtes-vous pas gelés ? Et quand vient l’été, n’avez-vous pas le corps brûlé ? ». C’est l’été d’Égypte et je vous assure qu’il y fait chaud. Je n’y suis jamais allé, mais je connais des personnes de nos régions qui y sont allées et elles disaient que c’était intenable pour nous ! Ils dirent : « Dieu nous a fait cette existence et nous n’avons pas froid en hiver ni ne souffrons de la chaleur en été ».

            Voilà, l’entretien, le dialogue ici se clôture. Ces deux hommes s’en retournent dans leur solitude et Macaire alors revient à Scété. Puis, il conclut : « Voilà pourquoi je vous ai dit que je ne suis pas encore devenu moine mais que j’ai vu des moines. Pardonnez-moi, frères ! ».

 

            Nous sommes loin, me semble-t-il, de cette époque. Non pas que nous devions faire des essais d’endurance à la gelée, maintenant les grands froids vont revenir, ou bien en été nous faire rôtir ? Non, il ne s’agit pas de cela. Il s’agit d’être toujours suspendu à la miséricorde de Dieu, à cet amour qui nous sollicite sans fin et qui, à tout moment, purifie notre cœur et notre être entier.

            Oui, être suspendu à cette miséricorde de Dieu en ayant conscience que nous sommes habités par le péché et, en faisant de temps à autre l’expérience de notre fragilité, de notre vulnérabilité et aussi de notre péché.

            Alors pour ça, on ne se répand pas au dehors et on reste, voilà, dans sa cellule ; comme il dit ici : « elle deviendra ton désert ». Et puis alors ainsi, avec la grâce de Dieu, finalement tu deviendras un moine parce que tu auras renoncé à tout, tu auras renoncé à toi-même, tu auras même renoncé à l’image plus ou moins flatteuse que tu as de toi et, tu t’en seras remis totalement à ce Dieu qui t’aime et qui est amour.

 

            Voilà, mes frères, c’est un peu, comme moi du moins je le sens, un peu ce que c’est que la convertio, ou encore la conversion des mœurs qui doit être un des objectifs vers lequel nous marchons.

 

Table des matières

Chapitre 58, 1-37 : De l’accueil des frères.    11.12.83. 1

Nous avons été un jour un nouveau venu. 1

Chapitre 58, 1-37 : De l’accueil des frères.    11.12.84. 1

L’accueil d’un nouveau. 1

Chapitre 58, 38-70 : De l’accueil des frères.   12.12.84. 3

La profession monastique, second baptême. 3

Chapitre 58, 1-37 : De l’accueil des frères.    11.04.86. 5

Dieu l’a-t-il appelé ?. 5

Chapitre 58, 1-37 : De l’accueil des frères.    11.12.86. 7

Avoir dans le cœur le cri de l’humanité ! 7

Chapitre 58, 1,37 : De l’accueil des frères.     13.12.86. 9

Cherche-t-il Dieu ?. 9

Chapitre 58, 1-37 : De l’accueil des frères.    11.08.87. 11

La quête de Dieu. 11

Chapitre 58, 38-fin : De l’accueil des frères.   12.08.87. 12

Chercher Dieu en toute vérité. 12

Chapitre 58, 1-37 : De l’accueil des frères.    11.04.88. 14

Éprouvez les esprits ! 14

Chapitre 58, 38-fin : De l’accueil des frères.   12.04.88. 15

Rester novice toute sa vie ! 15

Chapitre 58, 38-fin : Apophtegme.               12.12.95. 16

Comment faire pour devenir moine ?. 16