Chapitre 49 : De l’observance du carême.       07.03.84

      En tout temps !

 

Mes frères,

 

Nous pouvons nous poser une question : le carême est-il un passage limité dans le temps ou bien un passage qui va durer la vie entière ? Pour Saint Benoît, il n'y a aucun doute : omni tempore  dit-il, 49,2, en tout temps ! Mais pourquoi ce tout temps ?

Parce que le moine pour Saint Benoît, et pas seulement pour Saint Benoît mais pour toute la Tradition antérieure à Saint Benoît et toute la Tradition postérieure, la Tradition saine, " le moine est un passant. Il est un voyageur. Et on ne s'installe pas sur une route. On a hâte d'arriver au terme de son voyage pour y goûter le repos, pour y faire des rencontres, pour y faire des découvertes.

Et Saint Benoît va donc demander à son moine d'être débarrassé de tout, de ne pas s'encombrer, pour que sa marche soit légère, qu'elle soit rapide. Il lui demande même de courir. Il ne permettra pas au moine de s'arrêter à des plaisirs factices qu'il pourrait cueillir le long de la route.

 

L'idéal, c'est d'avoir une route bien droite qui surplombe deux ravins à pic ou qui est encaissée entre deux falaises. Il n'y a pas de possibilité de se distraire. Il faut toujours avancer. Saint Jean de la Croix ira même plus loin. Il dira : la route doit être dans l'obscurité totale.

Plus la route est obscure, plus la sécurité est grande car on a pour avancer, pour marcher, une lueur qui éclaire pas à pas. Et cette lueur, c'est celle qui est dans le cœur et qui n'est autre que la Trinité qui guide le moine vers son but.

C'est donc une démarche, une démarche permanente. Et on comprend que pour Saint Benoît, le carême doit s'étendre sur toute la vie.

 

Le temps liturgique du carême maintenant, c'est quarante jours qui sont le symbole de ce passage, passage de l'esclavage à la liberté, des ténèbres à la lumière, de la mort à la Vie.

Le carême a commencé aujourd'hui - si vous y avez pris garde, je l'avais rappelé lorsque j'ai parlé de la structure de l'Office Divin - il a commencé par le chant du Psaume 1, et il va se clôturer à la Vigile Pascale par le chant du Ps.150.

On va donc parcourir tout le Psautier et on va parcourir toute la dramatique divine. On va parcourir tout le projet divin depuis notre état de pécheur jusqu'à notre état d'homme divinisé. Symboliquement nous allons faire cela en quarante jours. Mais vous le comprenez, c'est une démarche qui saisit notre vie d'un bout à l'autre.

 

Ce temps de carême nous rappelle donc l'Exode : quarante jours pour quarante années, un jour par année. Cela nous rappelle l'Egypte, ce pays de la double angoisse ou de l'angoisse au carré où on est ligoté dans une dure, lourde, intolérable servitude : celle de la chair sous la férule de Satan et les corvées imposées par le péché.

Vous savez, aujourd'hui on dit qu'on est libre de tout faire. Je peux goûter à tous les plaisirs, à toutes les jouissances. Et ça, c'est l'homme, ce surhomme qui est libre de goûter à tout ce qui se présente. C'est l'idéal de beaucoup de jeunes aujourd'hui. En réalité, c'est l'esclavage qui engendre fatalement cette double angoisse. Tandis que la libération vient de ce que l'homme n'est plus obligé de goûter à tout ce qui se présente.

 

Et là, vous voyez un petit aspect de notre carême où Saint Benoît demande de se priver, se priver surtout question d'alimentation et tout cela, mais aussi se priver des choses qui goûtent...ce qui goûte bien, ce qui goûte bon, pas tant sur la quantité, mais surtout sur la saveur.

Et ainsi, le moine apprend à se débarrasser des goûts que peut offrir le monde, que peut offrir la chair, et il entre dans la liberté. Je vous assure, c'est un des plus grands bonheur que l'homme puisse goûter ici bas, c'est de ne plus avoir de besoins, sauf des besoins naturels ; ce qu'il faut de nourriture pour vivre et travailler, ce qu'il faut de vêtements pour être protégé du froid, ce qu'il faut de sommeil pour pouvoir être dispos et travailler...mais rien de plus...

Cela procure une liberté qui n'est déjà plus de ce monde. Car, pour en arriver là, il faut avoir été possédé entièrement par un nouvel esprit. Il faut être devenu amoureux fou du Christ et de Dieu.

 

Voyez ! C'est aux antipodes de ce que le monde peut offrir ! Et c'est cela quitter l'Egypte, quitter ce domaine de la fausse liberté et qui est en fait un terrible esclavage. Le carême, la perspective de la terre promise, cette terre où coule le lait et le miel, où l'on goûte le paradis retrouvé, dans la vision de Dieu et dans - comme je le disais il y a un instant, la parfaite liberté de l'amour.

Mais surtout, le commerce avec Dieu : pouvoir vivre avec Dieu, le voir d'abord et puis l'entendre, et puis lui parler, et recevoir de lui, et lui rendre avec reconnaissance. C'est cela la terre promise, et c'est le terme d'une vie monastique réussie.

C'est vers ça que nous marchons. Donc, on comprend que Saint Benoît s'arrange pour que le moine coure. Il ne faut pas perdre de temps. Et aussi vite qu'on est arrive, c'est tant mieux.

 

Et enfin, mais c'est surtout cela le carême - j'ai vu le départ, l'Egypte ; puis le point d'arrivée, la terre où coule le lait et le miel - il y a l'entre-deux et, là, c'est le désert ! C'est le désert qui est le lieu des affrontements, le lieu des tentations, le lieu des purifications, aussi le lieu des victoires. Et ça, c'est notre vie ascétique, c'est la reprise que nous faisons chaque jour de, oui c'est ça, comme le disent les Ecritures : " avoir son âme dans sa main ".

C'est une expression typiquement hébraïque qui signifie que je risque ma vie, je risque ma vie pour le Royaume de Dieu, je risque ma vie pour le salut de mes frères. Tenir, avoir son âme dans sa main, il n’y a pas d'expression correspondante en français, mais je la trouve très belle et très expressive traduite littéralement de l’hébreu. C’est cela alors la vie monastique ! C'est cela le carême proprement dit !

Mais ce carême, vous le voyez, c'est la vie monastique dans son austérité, dans sa tension vers l'avant, dans son epekthase, dans sa joie secrète. Et ce carême est ainsi extensible à toute la vie, à toute une vie qui débouche finalement sur la joie indicible de la résurrection, de la transfiguration en Dieu.

 

Voilà, mes frères, c'est ainsi que nous pouvons commencer notre carême. J'accroche ici à ce que j'ai dit au matin pendant la messe : là ce sera désappropriation, ce sera prière, ce sera un travail en collaboration avec Dieu pour être purifié, un travail de réconciliation avec Dieu, ce passage d'une zone où on a perdu la ressemblance avec Dieu, où ça est souillé, à une zone lumineuse où on retrouve l'image divine, notre véritable image en lui dans le creux qu’il a préparé en nous.

Tout ça, c'est le carême ! Mais tout ça, à partir du carême, c'est notre vie quotidienne. Mais Saint Benoît dit : Tenir une vie pareille tous les jours, tous les jours, c’est le fait, le courage et la vertu de quelques uns seulement : paucorum est ista virtus, 6, 49,4. C'est pourquoi pendant ce temps de carême, nous devons nous reprendre en main et faire des petites choses comme il dit ici. J'espère bien que nous ferons tous quelque chose à la mesure de nos moyens, les anciens comme les jeunes.

Il ne faut pas dire : j'ai 65 ans, je suis pensionné. D'ailleurs, d'après la Loi de l'Eglise, ceux qui ont 65 ans ne sont plus tenus à rien du tout. Comme si à 65 ans on pouvait commencer à avoir une belle vie où on peut tout se permettre ! Vous voyez !

N'allons pas interpréter les choses à l’envers. On n'a jamais que l'âge de son cœur, c'est à dire la jeunesse du cœur. Or un moine, plus il prend de l'âge, et plus il rajeunit puisqu'il avance vers la vie éternelle qui est sa véritable naissance.

 

Donc, il est toujours possible de faire quelque chose. Si nous ne pouvons pas à cause de notre état de santé faire quelque chose au plan physique, mais alors il y a comme dit Saint Benoît, il y a toute une gamme, ça ne manque pas.

Il y a des oraisons particulières, dit-il, 49,13 Cela n'a jamais tué personne de faire un peu plus d'oraison. Aussi retrancher sur les entretiens, tenir sa langue, le jeûne de la langue ! S'il y en a un ou l'autre qui pendant le carême pouvait s'entraîner à jeûner un peu de la langue, et puis garder la bonne habitude pour après, ça, ce serait quelque chose de formidable ! Et puis alors, les plaisanteries, les bouffonneries ? Voilà, se reprendre !

 

            Voilà, mes frères un beau petit programme ! Ensemble nous essayerons de le faire. Mais comme le dit Saint Benoît, attention, il faut toujours soumettre ça soit à l'Abbé, soit au Père Spirituel, soit au Confesseur. Comme ça, on est certain que ça vient de Dieu, que ça se fait avec sa bénédiction. Et la grâce de la vie divine peut alors affluer en nous et nous emporter là où nous sommes attendus - c'est à dire dans ce Royaume de Dieu - légers, n'ayant presque plus rien que en nous ce désir spirituel qui nous soulève et qui nous fait courir.

 

­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­Chapitre 49 : De l’observance du carême.       31.07.85

      Le bon temps est passé !

 

Mes frères,

 

Lorsque nous écoutons Saint Benoît, il nous semble percevoir - du moins moi je le sens très fort - un léger regret dans sa voix. Le bon temps est passé ! Le bon temps où les moines étaient des combattants, où ils n'avaient pas besoin de carême, de cette observance de carême parce que leur observance quotidienne était ce que aujourd'hui nous parvenons péniblement à réaliser pendant ces quelques jours de carême.

Il y a certainement dans les premiers mots de Saint Benoît une réminiscence discrète aux exploits ascétiques des Pères du désert qui nous sont rapportés dans leur vie, dans les apophtegmes. Vraiment, c'étaient des soldats du Christ !

Mais voilà, nous sommes dégénérés. Nous sommes, voilà, des hommes d'aujourd'hui. Nous n'avons plus la vigueur psychique et physique d'autrefois. Nous sommes des produits de notre temps - je me mets dans la peau de Saint Benoît, c'était déjà comme ça de son temps  - Nous devons donc nous contenter de ces quarante jours pour faire quelque chose qui soit enfin sérieux au niveau de l'observance.

Car pour ce qui regarde maintenant l'esprit, l'esprit du carême, lui, il doit être présent en nous à tout instant de notre vie. Il doit être vigoureux et actif tous les jours et à toute heure.

Et Saint Benoît a synthétisé cet esprit qui est l'essentiel de la vie monastique et que nous devons essayer de raviver au moment du carême et aujourd'hui encore, puisque nous avons l'occasion de parler de ces choses-là.

 

Et Saint Benoît l'a ramassé dans une de ces perles dont il a le secret, une petite sentence. Quand on l'entend une fois, on ne peut plus l'oublier, surtout dans la langue latine qui, comme vous le savez, qui se prête si bien à ce genre d'exercice.

Elle est épinglée par Saint benoît presque à la fin de son chapitre. La voici: Cum spiritualis desiderii gaudio sanctum Pascha expectet, 49,20. Attendre la Sainte Pâque avec l'allégresse du désir spirituel. Ah ! Mes frères, on ne pouvait pas mieux dire !

 

L'esprit du carême, c'est à dire le ressort de la vie monastique, c'est une exspectatio, c'est une attente. Le moine est possédé par un besoin. Ce n'est pas une fièvre, ce n'est pas une obsession, mais c'est une force, une force qui le soulève, qui le fait avancer, qui lui fait affronter tous les obstacles, qui lui fait renverser et traverser toutes les murailles. C'est un désire aussi, mais j'y reviendrai tantôt. Et c'est l'attente de la Sainte Pâque.

Elargissons ici notre perspective : lorsqu’on parle du carême, oui, bon, c'est le jour de la Pâque. Et on pensera : bon, mais maintenant ce jour-là, c'est fini de l'observance du carême. On va pouvoir...… Auparavant, auparavant dans le bon vieux temps qui n’est pas encore si ancien, on allait enfin pouvoir manger un œuf - les anciens s'en souviennent bien - la seule fois de l’année !

 

Mais non, il s’agit de la Sainte Pâque. C'est la révélation et l'apparition du Christ ressuscité. Et être soulevé par cette attente tous les jours, qu'est-ce que cela veut dire ? Eh bien, le Christ va m'apparaître lorsque moi-même je serai devenu un autre Christ, lorsque je serai entièrement christifié, lorsque ce n'est plus moi qui vivrai mais que c'est sa volonté, son vouloir, tout son amour qui sera présent en moi.

Ce que je respirerai, ce seront les propres sentiments du Christ, non plus des sentiments d'hommes, mais des sentiments divinisés. A ce moment, le Christ aura opéré en moi une nouvelle résurrection.

 

J'ai comme l'impression - j'espère que je ne glisse pas dans l'hérésie – mais on ne sait jamais, c'est peut-être très juste ce que je vais dire : il me semble que le Christ n'est pas encore tout à fait ressuscité. Il ne sera pas entièrement ressuscité tant qu'il ne sera pas ressuscité en moi.

Donc, je suis un membre de son Corps, mais un membre qui est encore malade, un membre qui est moribond, un membre qui va mourir. Il faut donc que ce membre du Christ ressuscité passe de cette vie charnelle à une vie divine par une osmose de la vie du Christ en moi.

A ce moment, le Christ sera davantage ressuscité. Il sera ressuscité non seulement dans sa personne Jésus Verbe de Dieu, mais il sera ressuscité dans un de ses membres. Et le Christ sera parfaitement ressuscité lorsque tous les hommes participeront à sa résurrection et où il pourra remettre à son Père un Corps parfaitement achevé dans lequel Dieu sera tout jusque dans la moindre des cellules.

 

Eh bien, mes frères, ça c'est l'attente du moine, que cette grâce se réalise en lui. Et il va mettre tout en œuvre - qui sera fort ? - pour le faire. Et cette attente, à moi donc, elle rencontre l'attente infiniment plus véhémente qui habite le cœur du Christ. Car si moi j'attends ce bienheureux jour, le Christ l'attend pour moi infiniment plus dans toute la vigueur de son être de ressuscité. Il suffit donc que ma toute petite attente, faible, rencontre la sienne, qu'elle s'ouvre à la sienne pour qu’une étincelle, une déflagration se produise qui peut me transfigurer. Et cela va se réaliser chaque fois que ma volonté rencontre celle du Christ, lorsque j'entre - mais de tout mon être - dans cette fameuse obéissance. On n'y reviendra jamais assez !

Tout le secret est là. La vérité de mon attente, elle se concrétise et elle se vérifie dans l'ardeur de mon obéissance, dans la ferveur de mon obéissance. Mais ne prenons pas obéissance, ici, dans le sens vulgaire du mot, de soumission passive, le faire parce qu'il faut bien. Non, mais dans son sens étymologique, de cette écoute qui fait que je ne peux pas résister et que je me donne entièrement à ce que lui me demande.

 

Voilà ce que c'est que l'attente ! Et c'est vraiment cela qu'on peut appeler aussi l'Opus Dei, cette oeuvre que Dieu est en train de réaliser et qui fait sa joie. Et je vous assure aussi, qui fait la joie de celui qui a le bonheur d'y collaborer.

Il y en a qui ambitionne dans le monde - et c'est très bien - mais surtout dans le monde politique, de devenir secrétaire à un haut degré. Vous savez, il y a tellement d'échelles ! Secrétaire d'un ministre ! Et il va être ministre pendant quatre ans. C'est déjà formidable, une législature. Eh bien, on va être secrétaire d'un de ces ministres et on en est content.

Mais, mes frères, être le secrétaire de Dieu, alors ! Là c'est sérieux, ce n'est pas pour rire. Ce n'est pas pour quatre ans, mais c'est pour toujours. C'est cela cette attente !

 

On pourrait dire, traduire attente en langage d'aujourd'hui, exspectatio par ambition. Tous les hommes sont ambitieux. On nous éduque à l'ambition depuis l'âge le plus tendre. Vous savez, les compétitions dans les écoles, dans les jeux, tout partout ! L'ambition d'être celui qui gagne, celui qui est le premier, celui qui l'emporte sur les autres, celui qui commande, le meilleur en tout.

Eh bien cette ambition, mes frères, cet instinct qui est inscrit en nous mais qui a été déformé par le péché, remettons-le, redressons-le et traduisons-le par attente. L'attente dont parle ici Saint Benoît, c'est l'ambition baptisée qui est débarrassée de toutes les séquelles du péché d'origine.

 

Alors, Saint Benoît dit qu'il faut attendre avec la joie du désir spirituel. 49,19. La vie du moine, mes frères, c'est une joie qui est portée, alimentée par le désir, un désir dont la source est l'Esprit Saint lui-même. Saint Benoît le dit un peu plus haut : Cum gaudio sancti Spiritus, 49,16. Il faut offrir avec la joie du Saint-Esprit, permettre à l'Esprit Saint d'être joyeux en nous et alors, permettre à notre petit cœur de participer à cette joie qui est la propre joie de Dieu.

C'est cela la vie du moine ! C'est cela que le carême doit nous rappeler ! C'est cela que nous nous rappelons ce soir !

 

Et le désir spirituel ? Il n'y a qu'un unique désir dans le cœur du moine: c'est de rencontrer, comme je le disais au début, le Christ ressuscité, de participer à la résurrection du Christ, de devenir avec lui une seule lumière. Le désir !

Mais cette joie, dont je parle maintenant après Saint Benoît, n'est pas nécessairement une joie sensible. C'est une joie d’ordre spirituel, c’est une joie divine. C'est la propre joie du Christ qui a été, lui, avant nous, possédé par le désir de rencontrer la Pâque. Il le disait : j'ai désiré d'un désir immense de manger cette Pâque avec vous avant de mourir. C'est ce désir du Christ de manger sa Pâque, donc de connaître la résurrection après avoir traversé la mort, qui habite le cœur du moine. Ce n'est pas un autre désir. C'est celui-là !

 

Et, mes frères, notre Office de Complies que nous récitons chaque soir, ne l'oublions pas, est le rappel quotidien du carême et de notre attente. Le grand psaume du carême, vous le savez, c'est le Psaume 90. Et nous le récitons tous les jours au soir avant de nous endormir.

Nous endormir, cela veut dire faire l'expérience physiologique d'une mort. Lorsque je dors, je n'existe plus. Et puis le matin, être tiré du sommeil, de la mort, non pas par la voix de l'archange, mais par le timbre de la sonnerie.

 

Mais ça ne fait rien ! Il y a là toutes choses symboliques à l'intérieur de notre vie qui nous montre que ce qui est, disons, structuré, organisé chez nous, est un langage, est un message que nous devons écouter et qui est ce message que le Christ nous transmet encore aujourd'hui par la bouche de Saint Benoît :

Attendre cette Pâque, attendre cette expérience extraordinaire de mourir en Dieu pour ressusciter en Christ ; être soulevé, porté par ce désir ; ne plus avoir que cela au cœur et alors tout traverser. Tout se relativise alors lorsque c'est placé dans cette lumière et dans cet ordre.

Voilà, mes frères, c'est assez pour ce soir !

 

Chapitre 49 : De l’observance du carême.       12.02.86

      Ce que nous rappelle le carême.

 

Mes frères,

 

Le Carême, la Sainte Quarantaine, comme le dit Saint Benoît, nous remet au cœur de notre vocation chrétienne et monastique. Celle-ci peut se ramasser en une formule lapidaire de l'Apôtre Paul : conversatio nostra in coelis est. Notre citoyenneté, notre vie réelle se trouve dans les cieux. Elle n'est pas ici sur la terre.

La terre n'est jamais qu'un lieu de passage, un autobus comme disait Monseigneur Maetens ce midi. Elle est un tremplin pour nous élever jusque dans ce lieu mystérieux que nous appelons le ciel, et qui n'est autre que Dieu lui-même dans son mystère. C'est l'intimité de notre Dieu. Là est notre patrie. Là est notre espérance. Et n’oublions pas que l’espérance, c'est la façon présente pour nous de posséder la réalité.

 

Cela ne veut pas dire maintenant que nous devons mépriser notre bonne terre. Non, nous sommes une partie de cette terre. Nous en sommes un fragment. Nous sommes un microcosme. L'univers entier, toute la matière est ramassée en nous. Nous sommes une étincelle, un fragment de matière devenu consciente.

Donc, nous ne nous détachons pas de la terre. Nous sommes la terre dont le lieu d'éternité est à l'intérieur de la Sainte Trinité. Eh bien, voilà notre vocation monastique. C'est de réaliser ce prodige, ce passage d'un état purement matériel à ...

 

Nous sommes poussière et nous retournerons en poussière. Cela signifie que nous somme terre, nous sommes matière, nous faisons partie de cette matière. Nous retournerons, je dirais, à cet élément originel dont nous ne sommes qu'un fragment. Mais la partie, la partie essentielle de notre être est déjà ailleurs, comme nous dit l'Apôtre. Il n'y a que Dieu qui peut réaliser cela.

 

Eh bien, mes frères, nous sommes donc les citoyens d'une cité qui n'est pas faite de mains d'hommes. Notre terre non plus n'est pas faite de mains d'hommes. Elle est une créature de Dieu. Mais cette cité autre, cette cité n'a pas de commencement et elle n'aura pas de fin. Elle n'est pas faite de mains d’hommes parce qu’elle n'a pas son origine dans une opération dont l'homme pourrait avoir une approche intellectuelle sur laquelle il pourrait avoir une saisie.

Il y a dans la Bible Hébraïque un mot qui n'est utilisé que pour Dieu, jamais, jamais pour un homme parce que c'est l'agir spécifique de Dieu : c'est le mot créer. Nous autres, nous utilisons aussi le mot créer à propos de l'homme : une œuvre d'art = une création de l'homme. Pas pour la Bible Hébraïque, là le mot n'appartient qu'à Dieu. C'est la façon spécifique, propre à Dieu d'agir.

 

Voilà donc une cité qui a été faite, et qui n'est pas faite de mains d'hommes, qui n'est pas le produit d'une opération ou de l'ingéniosité humaine. Non, c'est une cité qui a été voulue par Dieu, qui est sortie de son amour. Cette cité, c'est le corps du Christ, corps tout petit d'abord qui a été fait de matière, mais qui a été créé par Dieu. C'est par l'opération de Dieu que le Christ est venu au monde.

Et voilà, ce Corps est devenu maintenant mystique, comme on dit. Il s'agrège toutes les cellules humaines qui apparaissent sur la terre pour former un temple, un immense temple dans lequel Dieu est vraiment connu et aimé. Voilà donc notre véritable cité déjà maintenant pour nous. Les yeux de notre cœur spirituel peuvent déjà en admirer la beauté. Alors, nous sommes dans la partie contemplative de notre vie.

Heureux les cœurs purs, disait le Christ. Pourquoi ? Mais parce que les cœurs purs voient Dieu. Ils le verront. Mais si on transpose ce futur verront dans la langue que le Christ utilisait, où il n'y a ni passé, ni présent, ni futur, cela signifie que c'est un acte qui est déjà exercé maintenant. Le cœur pur commence à voir Dieu. Pourquoi ? Parce qu'il est déjà chez lui à l'intérieur de cette cité nouvelle, dans ce temple qui est le grand corps du Christ.

 

Mais voilà, mes frères, c'est très beau ! C'est vrai ! C'est beau parce que c'est vrai. Mais il y a le poids de notre chair pécheresse, égoïste, jouisseuse qui nous rive à la matière, à un monde qui n'est pas encore purifié, qui n'est pas encore transfiguré. Et ce monde, l'Apôtre nous le dit aussi, il gémit dans les douleurs de l'enfantement, de son propre enfantement. Et il attend, il attend avec impatience la révélation des fils de Dieu. Mais pourquoi ?

Mais parce que à l'intérieur de ces fils de Dieu, il voit, il expérimente, il prend conscience de sa propre sanctification et transfiguration. N'oublions pas que nous sommes des morceaux de ce monde matériel. Nous n’en sommes pas distincts. Il est nous.

 

Eh bien, mes frères, le carême, il ravive en nos cœurs l'acuité de ce que nous pouvons appeler un drame. Car il y a donc cet appel de la matière vers sa divinisation, mais il y a aussi l'obstacle qui est le péché. Et derrière le péché, il y a celui qui est le meurtrier dès l'origine, depuis l'origine. Il y a le Satan, l'accusateur, celui qui tend des pièges, celui qui dresse des obstacles pour que le plan de Dieu, si du moins il ne peut être empêché, soit au moins freiné, retardé.

Voilà, c'est cela le drame. Et nous y sommes engagés. Et ce carême nous rappelle tout cela. Dimanche, dans quelques jours, nous allons de nouveau entendre le récit de ces tentations du Christ dans le désert. Là, il a été affronté directement à Satan. Il le sera encore, Il le sera jusqu'au bout.

Il est certain - ça ne nous est pas dit, ça ne nous est pas raconté - mais il est certain qu'il l'a été dès le début. Si, ça nous est dit, puisque il était à peine au monde qu'on cherchait déjà à le faire mourir. Donc, sa présence de Dieu dans une chair d'homme, ça a été la grande déclaration de guerre. Et cette guerre, mais elle se poursuit aujourd'hui.

Et là est engagée notre responsabilité dans ce drame. Je dirais presque - c'est peut-être osé, c'est peut-être prétentieux, mais non je ne pense pas, c'est vrai, c'est divinement vrai - donc dans la foi, dans le moine qui vit mais vraiment sa vie monastique comme il doit la vivre, du mieux qu'il peut, naturellement à travers bien des difficultés, des luttes, des chutes, mais enfin voilà, il vit dans la foi sa vie monastique, il s'est donné au Christ et ne se reprend pas.

Il entre dans l'obéissance. Il se laisse travailler par Dieu. Et à l'intérieur de ce moine, c'est le monde qui passe de la corruption à l'incorruptibilité, qui passe du péché à l'amour, qui passe de la mort à la vie. Et comme je le disais encore ces derniers temps, la vie monastique apparaît vraiment alors pour ce qu'elle est, une participation à la Pâque du Christ, à ce mystère, ce mystère qui n'est rien d'autre que la naissance du monde à l’univers de Dieu.

 

Ce sont des perspectives sur lesquelles nous devons davantage nous arrêter parce qu’elles valent la peine. Elles arrachent notre vie à sa banalité. Notre vie, elle est faite d'une multitude de petits détails comme toute vie humaine, et qui sont très, ce n’est pas très reluisant, ce n'est pas tous les jours que nous avons des actes héroïques à poser, peut- être jamais ?

Mais il y a une chose : c'est le but qui est inscrit, la signification, le sens qui est inscrit par Dieu à l’intérieur de chacune de ces banalités, qui est ce passage d'un homme d'un état purement humain à un état de fils de Dieu, d'un état de mort à la vie éternelle.

Eh bien, cet homme est un fragment du monde. C'est le monde entier qui réalise son destin dans un homme. Balthazar a écrit un beau livre qui a pour titre : Le tout dans le fragment. Et c'est vrai, dans chaque fragment, c'est le tout qui se joue.

 

Et c'est pour cela que je veux dire que nous devrions davantage à l'occasion penser à cela, réfléchir à cela : c'est que notre vie a une immense valeur, un poids énorme parce que ce n'est pas nous qui vivons, c'est le Christ qui réalise en nous le destin du cosmos. Et notre conversatio ainsi, la réalité de ce qui a de meilleur en nous est déjà chez Dieu.

Eh bien voilà, mes frères, tout ce que le carême nous rappelle. Il peut ainsi ranimer en nous ce que Saint Benoît appelle la joie du désir spirituel qui attend le jour où Dieu sera vraiment tout en nous, et alors tout dans l'univers. Il y a des étapes : d'abord nous, puis l'univers entier.

 

Eh bien, mes frères, les pratiques, surtout le jeûne, le jeûne auquel nous allons nous livrer, un petit jeûne naturellement, ce ne sera jamais le jeûne des camps de concentration. Non, mais c’est tout de même un jeûne à notre mesure.

Nous allons nous priver un peu de nourriture. Le dessert ? Vous allez voir, ça va être réduit. Au lieu de recevoir deux oranges, et une banane, et encore une pomme de réserve, ce sera un seul fruit, un. Et ça ne nous fera pas mourir.

On pourrait aussi soustraire un peu, je ne sais pas, de petites choses, quand ce ne serait qu'une tranche de pain en moins, ou bien ne pas prendre de frites. On peut inventer, chacun peut choisir. Mais toujours, comme dit Saint Benoît, avec l'assentiment de l'Abbé, ou bien du confesseur, ou bien du guide spirituel, ou du Maître des novices, n'importe ! Mais il faut toujours que quelqu'un dise : Oui, c'est bien, amen, faites comme ça, Dieu est content, Dieu l'agrée.

 

Eh bien par ce jeûne, nous allons travailler à la spiritualisation de notre corps. Les anges, eux, ne mangent pas parce que ce sont des êtres entièrement spirituels. Eh bien, lorsque nous mangeons moins comme ça, que nous sentons un petit creux ou un grand parfois, nous anticipons d'une certaine façon mystiquement dans la foi la spiritualisation, la divinisation de notre être.

 

Et bien voilà, mes frères, nous allons faire cela de bon cœur en ne perdant pas de vue la beauté de notre vocation et la mission sublime qui est la nôtre à l'égard de l'univers entier.

 

Chapitre 49 : De l’observance du carême.       04.03.87

      Discrétion et équilibre.

 

Mes frères,

 

Saint Benoît nous dit que la vie d'un moine devrait être en tout temps aussi observante que du temps du carême. Il ne signifie pas par là que nous devrions nous torturer à longueur d'années. L'hagiographie nous montre qu'il ne manque pas d'exemples de récits qui nous rapportent les exploits des grands ascètes en matière de jeûne, de privation, de sommeil.

Vous savez qu'il est dit d'Arsène, que le samedi soir, il se tournait vers l'Orient, il levait les mains, il entrait en prière. Et il ne les abaissait que lorsque le dimanche matin le soleil venait frapper son visage. Ce sont des choses très édifiantes. Mais enfin, ce n'est pas conseillé à nos petites natures. Saint Benoît ne s'y réfère pas.

 

Il est un modèle, Saint Benoît, de discrétion et d'équilibre. Il connaît nos capacités réelles et il désire surtout nous amener et nous maintenir au cœur de l'essentiel. Il entend nous rappeler par l'observance du carême que notre vie est orientée, déterminée, animée par un choix, que notre vie monastique est un choix continuellement actualisé. Notre vie consiste à choisir le spirituel non senti de

préférence au charnel source de plaisir.

 

La vie monastique est d'ordre surnaturel dans sa source, dans son développement, dans sa fin. Elle s'origine dans un appel de Dieu. Elle se déploie dans l'accueil de la volonté de Dieu et elle s'achève dans une union sponsale avec Dieu.

D'une extrémité à l'autre, elle est donc d'ordre surnaturel, un surnaturel incarné, certes. Elle n'est pas de nature, comme nous pourrions peut-être le croire, elle n'est pas de nature "intellectuelle" - mais je mets intellectuelle entre guillemets - comme si elle se trouvait toute entière dans notre Règle.

Non, notre vie monastique, elle est surnaturelle. Elle est divine dans le sens où le surnaturel s'est incarné dans un homme qui est le Christ, cet homme-Jésus qui devient le phare de notre vie, qui en devient le modèle, et plus que le modèle, qui en devient le moteur. Car au terme de notre vie, si cette union sponsale avec Dieu s'effectue, c'est par l'intermédiaire même de la personne du Christ.

 

Elle va donc, notre vie monastique, s'alimenter dans une foi, une espérance, une charité qui renonce au charnel pour s'implanter en Dieu. Eh bien, le carême nous rappelle cette évidence. Il nous la rappelle et il nous ramène à elle si nous nous avons échappé ici où là. Ce que nous ajoutons à la tâche accoutumée de notre service nous remet à notre place et dans le chemin de Dieu. Cela permet une reprise en main.

Mais vous ne voyez peut-être pas distinctement en quoi cette pratique de carême nous remet au cœur de notre vie ? Eh bien, c'est parce que en se privant de certaines choses en plus de ce dont nous nous privons en temps habituel, nous sentons alors dans la partie charnelle de notre être que l'essentiel pour nous se situe ailleurs, c'est à dire comme je le disais au départ : dans le non sensible surnaturel.

Car le monde de Dieu ne tombe pas directement sous nos sens. On n'a plus de sécurité lorsque la foi n'est pas sentie. On n'a plus de sécurité lorsque l'espérance semble s'être évanouie. On n'a plus de sécurité lorsque la charité semble avoir quitté notre cœur.

 

Pourquoi? Mais parce que ce qui rejaillit sur le senti, sur la sensibilité, sur le bassement charnel peut très bien induire en erreur le chercheur de Dieu. Il peut s'imaginer que tout est gagné parce qu'il sent quelque chose, parce que la foi sensible le soulève, parce que un espoir senti le porte en avant, parce qu’une charité lui fait vibrer les fibres de l'être, l'invite, le pousse à un dévouement plus grand.

Attention ! C'est bien lorsque Dieu le donne. Mais lorsqu’il le retire, j'ose dire que c'est mieux parce que à ce moment-là, ce qui active notre vie, c'est l'Esprit de Dieu en personne, cet Esprit qui échappe à nos prises. Enfin, vous avez certainement fait cette expérience-là.

Donc, lorsque nous sommes comme on dit dans l'obscurité, dans les ténèbres, lorsque il n'y a plus rien du goût, lorsque plus rien ne nous porte, n'allons pas penser que c'est perdu. C'est le moment où vraiment il est possible d'avancer, de progresser et de grandir.

 

Eh bien, le carême nous rappelle tout cela. Il est vraiment la vérité de vocation. Saint Benoît nous dit qu'il en est peu qui peuvent mener toute leur vie la rigueur observante du carême. Je pense que c'est vrai. Nous avons besoin de temps à autre d'être, comment dirais-je, un peu ragaillardis par du senti.

Mais voilà, il arrive un moment où vraiment, je pense, on peut savoir qu'on approche, où on n'est plus porté par le senti mais où on s'avance vraiment dans la foi nue. Et on sait alors qu'il se passe des choses qu'il n'est pas possible de pouvoir exprimer.

 

Alors Saint Benoît recommande encore ceci, et c'est très important : chacun, dit-il, soumettra à son Abbé ce qu'il se propose d'offrir à Dieu, et il n'agira qu'avec son approbation et sa prière, 49,21. Saint Benoît, dans le texte latin, est plus fort. Il ne parle pas d'approbation, mais de voluntas, de volonté. Ici, c'est la volonté du frère qui se coule dans celle de l'Abbé comme s'il substituait la volonté de l'Abbé à la sienne. Mais en fait il substitue la volonté de Dieu à la sienne.

Et tout ce qu'il fait, dit Saint Benoît, sans la permission du Père Spirituel sera imputé à présomption, à vaine gloire, non à mérites. 49,23. Donc que tout se fasse avec l'assentiment, avec la volonté de l'Abbé.

Lorsque Saint Benoît parle ici de l'Abbé, ce n'est pas nécessairement l'Abbé dans le sens technique du mot, mais c'est dans le sens large, c'est à dire que ce peut être le confesseur, le conseiller spirituel.

 

Donc, mes frères, si vous avez l'intention de faire quelque chose à l'occasion du carême, proposez-le à celui avec lequel habituellement vous parlez de vos affaires intérieures. Et puis alors, il vous donnera son accord, ou bien il rectifiera votre projet. Et vous saurez que vous êtes dans la volonté de Dieu. Et à ce moment-là, une nouvelle vigueur s'emparera de vous.

Et je dois vous dire que moi je fais la même chose. On va dire : mais l'Abbé, lui, il n'a pas à le demander. Si, l'Abbé comme n'importe qui doit le demander pour être certain d'être lui aussi dans la volonté de Dieu. Il fait partie de la communauté. Comme le père Willibrord disait, c'est un peu comme pour  le Pape, il n'est pas soulevé au-dessus du Peuple de Dieu mais il en fait partie. Et la preuve, c'est que quand le Pape doit se confesser, il doit faire appel à un autre prêtre.

 

Eh bien voilà, mes frères, maintenant je vous souhaite un bon carême et, comme dit Saint 8enoît ici, l'allégresse du désir spirituel dans l'attente de la Sainte Pâques, mais surtout la grande Pâque qui sera notre résurrection dans ….?.…, le moment inimaginable où nos yeux ….?.… non plus dans l'ombre de la foi, mais dans la lumière du Christ ressuscité.

 

Chapitre 49 : De l’observance du carême.       08.02.89

      Une reprise en main !

 

Mes frères,

 

Nous venons de l'entendre, pour Saint Benoît, l'objectif de carême est que les frères vivent en toute pureté. Si je veux traduire textuellement du latin, je dirais : les frères doivent garder leur vie en toute pureté, conserver la pureté dans toute leur vie, et conserver une pureté de vie qui est plus que naturelle. Ils doivent s'efforcer de reproduire dans toute leur conduite la vie même du Christ qui est leur chef, et dont ils sont les membres.

Ils devront donc veiller à ne commettre aucun écart dans leurs actions, dans leurs paroles, dans leurs pensées. Il s'agit donc de se reprendre en main si besoin en est. Mais ce besoin existe pour chacun, même pour un saint. Car plus on s'approche de Dieu, plus apparaissent avec clarté les moindres failles, manques, péchés. Personne donc ne peut se dire : je n'ai pas besoin d'une observance de carême.

 

Saint Benoît nous dit que la vie du moine devrait être en tout temps observante, aussi observante que durant le carême. Mais, ajoute-t-il, il en est de ceux qui possèdent cette perfection. 49,2. Cela signifie donc que le saint, que le moine parfait est toujours en état de vigilance comme il doit être pendant le carême.

Le moine parfait, c'est un pécheur qui sait qu'il est pécheur et qui prend garde à lui. Tandis que le moine imparfait, lui, il ne sait pas qu’il est un pécheur. Il se prend pour quelqu'un de bien. Et l'observance du carême a justement pour objectif de nous rappeler que nous sommes des pécheurs et que nous devons travailler à la purification de notre vie.

 

Cette reprise en main donc va se matérialiser par le moyen d'une prière plus intense, une Lectio plus assidue, une alimentation mieux surveillée. S'il y a eu des fléchissements dans le courant de l'année, il s'opère une remontée. Si le tonus spirituel a été constant, normal, alors on observe une accélération de la course vers Dieu. Mais personne ne peut faire l'économie du carême.

Et dans la ligne de la proclamation évangélique de ce matin, Saint Benoît nous dit que nous devons fuir la vaine gloire et la présomption, c'est à dire tout relent narcissique. Le narcissisme, pour ceux qui ne le savent pas, c'est l'auto admiration. Je me place sur un socle, et puis je m'encense. Et tous les autres doivent m'encenser aussi. C'est une forme d'autolâtrie.

Nous avons entendu ce matin ces gens de qualité qui faisaient l'aumône en sonnant de la trompette, qui prient avec des grands gestes aux premiers rangs, ou bien qui jeûnent en se composant un visage de misère. C'est ça le narcissisme (spirituel). Et je mets spirituel entre parenthèses car c'est du faux spirituel.

 

Alors, le moyen d'éviter ce péril, c'est d'obtenir la bénédiction de l'Abbé pour tout ce qu'on a l'intention d'offrir pendant le carême. Mais pourquoi ? L'Abbé tient la place du Christ. Ce qu'on se propose comme effort de carême, on désire l'offrir au Christ. Or, on l'offrira dans la personne de l'Abbé qui par sa bénédiction va, au nom du Christ, exprimer sa satisfaction et promettre la récompense, cette récompense étant un accroissement de vie divine, donc un surcroît de paix et un plus de bonheur réel.

Il ne s'agit pas ici d'une formalité, mais c'est un acte de foi et de charité. On est chez Dieu, on lui est consacré, et on ne fait rien sans l'accord de Dieu. Sinon on se comporte en propriétaire. C'est une tournure d'esprit que nous devons acquérir, des sortes de réflexes surnaturels qui doivent devenir nôtres. Et comme je le rappelais dernièrement à propos de la Lettre du Père Abbé Général, nous sommes ici chez Dieu, et à partir de là tout un code de savoir-vivre, toute une déontologie monastique se construit. Il ne faut jamais le perdre de vue.

 

Et Saint Benoît parle aussi de pratiques d'ordre plus ascétiques : retrancher à son corps sur la nourriture, la boisson, etc. Mais attention ici aux performances ascétiques ! Je connais une jeune sœur de notre Ordre qui faisait sa Lecture spirituelle dans un auteur de toute première qualité, à savoir Siméon le Nouveau Théologien. Et Siméon était un ascète extraordinaire. Il vivait à peu près vers l'an 1050. Il est mort au début du XI° siècle. C'est le dernier Saint canonisé de l'Eglise . . . . .

Et voilà que cette sœur, elle s'est mise en tête d'imiter Siméon, l'ascèse de Siméon le Nouveau Théologien. Et alors elle a commencé à jeûner à la Siméon. Elle a commencé à maigrir, à pâlir, à flageoler, à devenir irritable, agressive. Elle n'avait rien dit à personne, c'était ça. Et finalement elle s'est retrouvée sur un lit d'hôpital. Et là, elle a appris ce que ça voulait dire de demander la bénédiction de son Abbesse pour les pratiques d'ordre ascétique.

 

Prenons bien garde à cela ! Il faut dans ce domaine user d'un très grand discernement. C'est d'ailleurs une règle d'or du Royaume de Dieu : il faut toujours se fier au discernement d'autrui, d'une personne autorisée. Tout passe par la personne du Christ, de son représentant dans la communauté, soit l'Abbé, soit le Confesseur ou le Guide Spirituel, mais il faut toujours en référer à quelqu'un.

Et moi-même qui suis pourtant l'Abbé, je me réfère à quelqu'un. Je vais donc proposer : voilà, j'ai l'intention de faire ceci ou cela. Je ne suis pas hors de la Règle. Elle vaut pour moi comme pour tout le monde.

 

Maintenant, au plan communautaire, de la communauté comme telle, que pourrions-nous bien faire pour marquer le carême, quelque chose qui tomberait sur tout le monde en même temps? Et je me suis dit ceci : le frère Marc dans sa maternelle bonté, sa sollicitude, il nous présente chaque dimanche au déjeuner un petit pot de yaourt aux fruits, juste ce qu'il faut, sans excès, pour marquer que c'est dimanche.

Eh bien, pendant le carême, nous pourrions nous en priver. Ce ne serait pas un malheur. Nous n'allons pas en faire une dépression. Et ce ne sera plus maintenant chacun en privé qui offrira quelque chose, mais c'est la communauté comme telle. Et je pense que vous serez d'accord, que la conscience de la communauté dira : amen.

On pourrait peut-être faire attention à autre chose, et cela s'adresse ici à quelques-uns en particulier. Et c'est de se surveiller question de bruit. Oui, du bruit ! Fermer les portes sans bruit ! Il y en a qui claquent les portes ; ou bien, même sans les claquer, les ferment avec une autorité de.., une poigne de … . Je ne vais pas dire de quoi parce que on dirait bien que c'est un tel. Mais voilà, tout le monde les connaît. Prenons donc garde d'éviter les bruits en fermant les portes, à l'église, au réfectoire, partout, même si on est seul. C'est des bonnes habitudes à prendre.

Et alors une autre source de bruits, éviter de se moucher pendant les lectures à l'église, ou bien pendant les oraisons. Eviter de tousser aussi. Eviter d'éternuer, c'est pas possible, ça, ça vient comme une bombe et on ne peut rien y faire. On peut se retenir un petit peu, mais finalement cela éclate. Tousser, on peut quelques fois se maîtriser, ou on pourrait tout de même bien essayer d'attendre une seconde. Cela ne dure pas longtemps une oraison ou une petite lecture à l'église.

Ce sont de petites pratiques qui regardent ici la communauté comme telle et parfois quelqu'un ! Et voilà, nous nous engageons dans le carême avec ces bonnes résolutions. Et comme le dit Saint Benoît, nous attendrons la Sainte Pâque avec l'allégresse du désir spirituel.

 

Chapitre 49 : De l’observance du carême.       28.02.90

      Joie du désir spirituel.

 

Mes frères,

 

Quand nous entendons lire la Règle de Saint Benoît, prenons-nous au sérieux ce que nous entendons ? Ou bien le regardons-nous comme un texte folklorique qui peut tout au plus faire l'objet d'étude, d'articles, de publications et même de livres ? Ou bien, nous sentons-nous interrogés,  provoqués ? Eh bien, chaque fois que je l’entends, ma conscience est remise en question. Je me dis : Mais enfin, où en suis-je, où en suis-je ?

 

Nous remarquons aujourd'hui que pour Saint Benoît le carême n'est pas morosité, il est joie. Il est un temps de joie pure et saine. C'est la joie de l'Esprit qui doit éclore dans notre cœur et y éclater, et qui doit rayonner de notre cœur sur notre visage et dans notre regard. Ce n'est pas une joie exubérante, une joie débridée ?

Non, c'est une joie calme, puissante, nourrissante. C'est une joie qui permet d'accomplir dans le secret de grandes choses pour Dieu, ce secret dont nous a parlé le Christ ce matin, cet invisible qui est le lieu de prédilection du vrai moine. Et cette joie, comme le dit Saint Benoît, est alimentée par l'attente qui est une espérance. C'est l'attente de la Sainte Pâque, 1comme il dit. 49,19.

Au-delà de la date de Pâques, il s'agit de notre propre Pâque, du jour où notre délivrance sera définitive, du jour où nos yeux s'ouvriront et verront Dieu, dans sa beauté, du jour où nous passerons dans la création nouvelle au-delà de toute mort.

 

Ce jour, mes frères, n'est pas le jour de notre mort biologique, sachons-le, mais celui de notre mort mystique où ce n'est plus nous qui vivrons mais le Christ qui vivra totalement en nous, où nous serons vraiment passés de la mort à la vie.

Et ce jour doit être l'objet de tous nos désirs. Il doit mobiliser toutes nos énergies. Et ce désir, comme le dit encore Saint Benoît, il vient de l'Esprit Saint et il est entretenu par lui. Et ce désir est à notre cœur source de joie. Cum gaudio sancti Spiritus, dit Saint Benoît, 49,16. Puis il parlera encore un peu plus loin : Cum spiritalis desiderii gaudio, 49,19, la joie du désir spirituel, c'est à dire la joie du désir allumé et alimenté par l'Esprit de Dieu.

C'est le seul légitime désir pour nous. Tous les autres désirs inhérents à notre nature humaine sont orientés vers lui et sont polarisés par lui.

 

Il y avait autrefois dans le texte latin des psaumes que l'on chantait à l'Office quelques mots seulement qui ont fait fortune chez Saint Jean de la Croix : toute ma force, toute mon énergie, toutes les puissances de mon être, je les garde pour Toi et je les dirige vers Toi. C'est ce que Saint Benoît nous dit ici de façon discrète.

0ui, mes frères, le but de notre vie, c'est notre propre résurrection. N'allons pas encore penser à la mort physique. Non, non, c'est notre résurrection spirituelle qui doit être réalisée avant notre mort physique, et c'est pour ça que nous sommes dans le monastère. Et le carême nous le rappelle avec force. C'est pourquoi il nous enseigne à nous détacher de tout ce qui peut nous détourner de ce but et il ranime en nous le feu du désir spirituel et la flamme de l'espérance.

 

Autrefois - beaucoup de ceux qui sont ici ne l'ont pas connu - autrefois le premier dimanche de carême, chacun recevait un livre qu'on devait lire page par page a une heure de la journée qui s'appelait l'heure de la lecture régulière.

Cette coutume existe encore dans certains monastères. Et dans les monastères où ça existe, tout le monde à cette heure de lecture régulière se retrouve au Scriptorium. Et voilà, tous ensemble on fait sa lecture régulière.

 

Et alors, tant que ça n'existe plus ici - attention! mon idée n'est pas de le rétablir. Ce n'est pas possible dans notre monastère où nous avons tellement de choses à faire - mais ça ne fait rien, je vous encourage tout de même à choisir maintenant un livre, un bon livre de bonne et forte spiritualité, si possible de spiritualité monastique et de le lire un peu chaque jour, pas trop à la fois pour ne pas avoir une indigestion.

Mais - nous sommes en période de carême - une petite alimentation comme ça spirituelle, intellectuelle, ne peut faire que du bien. Et ce sera ainsi le signe tangible que le désir de notre Pâque est toujours ardent dans notre cœur. On peut bien trouver dans le courant de la journée dix minutes, un quart d'heure pour faire cette petite lecture qui est autre chose que la Lectio Divina habituelle.

Et je vous assure que cette petite pratique qui exige une certaine ascèse de vie, une certaine maîtrise : je consacre dix minutes, un quart d'heure tous les jours. Et ça peut varier de jour en jour suivant les circonstances, mais je n'y manque pas comme je ne manque pas à mon oraison privée de chaque jour, dix minutes, un quart d'heure en plus du quart d'heure du matin.

 

Et bien à ce moment-là, mes frères, nous devenons plus forts spirituellement. Notre ascèse devient plus virile. Nous ne nous laissons pas aller et nous luttons victorieusement contre l'esprit bourgeois dont l'Abbé Général nous a parlé et auquel il va encore faire de discrètes allusions demain.

 

 

 

Chapitre 49 : De l’observance du carême.       31.07.90

      En route vers la véritable patrie.

 

Mes frères,

 

Pour quelle raison la vie d'un moine doit-elle être en tout temps aussi observante que durant tout le carême ?

C'est extrêmement simple, cela va de soi, car le moine est un être de passage, c'est un voyageur. Sa véritable patrie n'est pas ici sur la terre. Son cœur habite déjà les cieux auprès du Christ. Il est déjà en espérance dans la création nouvelle. Il commence à sentir presque dans sa chair les prémices de la résurrection.

Alors, rien de ce qui est ici ne l'intéresse vraiment. Il y touche parce qu’il doit maintenir en bonne condition l'instrument corporel et spirituel que Dieu lui a confié. Mais pour le reste, il est déjà ailleurs. C'est pourquoi les jeûnes, les veilles, la prière - j'ai parlé hier de la prière - toutes ces choses, qui peuvent paraître un peu dures à l'homme charnel, sont pour lui devenues tellement naturelles qu'il ne s'imagine pas qu'il puisse en être autrement.

 

Mes frères, vous allez dire que c'est une perfection qui est difficile à atteindre. C'est vrai, parce que le pondus carnis, le poids de la chair est toujours très lourd et nous sommes des êtres pécheurs, nous sommes toujours soumis à la tentation, au découragement, au murmure.

Mais voilà, je pense que nous devons tenir nos yeux fixés sur le but qui nous est proposé. Et finalement, avec la grâce de Dieu, une transformation va s'opérer en nous et vraiment, après un certain temps, notre cœur sera là inébranlablement établi où se trouvent les vraies joies.

Et c'est pourquoi le carême est, pour Saint Benoît et toute la Tradition, l'occasion de se reprendre en main, de se débarrasser de ce qui a pu alourdir ou souiller dans le courant des mois qui ont précédé, et ainsi de se resituer dans l'axe pur de sa vocation monastique.

 

Chapitre 49 : De l’observance du carême.       13.02.91

      La gratuité.

 

Mes frères,

 

Ce matin, au cours de l'homélie, j'ai rappelé que nous devions apporter notre part à la construction de la paix que tous les hommes espèrent avec une ardeur nouvelle dès qu'ils se trouvent affrontés à la guerre.

Et nous devons poser, ici dans notre monastère, un double geste. D'abord nous reconnaître pécheur, c'est à dire coupable. Du fait de notre péché, nous avons une responsabilité dans tous le mal qui se fait à l'intérieur de notre monde.

Et ensuite, nous devons nous exercer à la gratuité, c'est à dire au désintéressement, au don de soi pur sans escompter de contrepartie, donc aucun mercantilisme dans notre vie. La source des conflits, nous le savons, c'est le péché qui ronge le cœur. Et l'origine du péché, c'est le refus ou la peur du don gratuit. C'est ce que Saint Benoît appelle le vitium proprietatis. C'est cet instinct qui nous porte à accaparer ce qui en réalité appartient à tout le monde. C'est donc un détournement, c'est une forme de vol et ça entraîne un renfermement sur soi, l'égoïsme et le non-amour.

Voilà, mes frères, l'origine de tout le mal qui se fait maintenant dans le monde et qui habite également notre propre vie.

 

Alors, Saint Benoît ne nous dit pas autre chose que ce que je vous ai expliqué ce matin. Il dit : omni puritate vitam suam custodire, 49,6. Littéralement on devrait dire : garder sa vie en toute pureté. Donc, le mot custodire est très important. La custodia en terme militaire, c'est la garde qui surveille le camp de manière que l'ennemi ne puisse pas approcher par surprise.

Nous devons donc monter la garde autour de notre propre vie, prendre du recul par rapport à elle et regarder avec lucidité sans crainte de la vérité. C'est donc un devoir de vigilance, de vérité en vue d'un travail sûr. Nous devons donc voir nos vices - Saint Benoît parle des vices - nous devons voir nos vices de manière à empêcher leur prolifération et, dans la mesure du possible, afin de les extirper.

 Mais nous devons aussi voir nos vertus de manière à les protéger et à les cultiver. Voilà donc ce custodire !

 

Omni puritate dit Saint Benoît, en toute pureté. Cela veut dire que notre cœur et notre vie doivent devenir immaculés. Et cette beauté suprême est atteinte quand nous sommes établis à l'intérieur de la gratuité. Il n'y a plus place alors en nous à une quelconque visée utilitariste.

J'aime parce que j'aime, disait Saint Bernard. L'amour est en lui-même et son origine et sa fin. Il n'y a rien à côté de lui. S'il y a quelque chose à côté de lui, ce n'est plus de l'amour. Il est vicié.

Mes frères, la gratuité est l'essence même de la vie Trinitaire. Or nous sommes les enfants de Dieu. Nous devons donc croître et atteindre cette gratuité, aller jusqu'à elle. Et à ce moment-là, nous serons vraiment semblables à Dieu. Il se reconnaîtra en nous. Nous serons devenus amour comme il est amour.

           

C'est pourquoi encore, pour nos premiers Pères, le monastère était une schola caritatis, une école où on apprenait justement cet art sublime de la caritas, de la charité, de l'amour, de la gratuité, être comme Dieu.

Je sais que la perfection de cet amour ne sera jamais atteinte en cette vie. Elle ne sera peut-être jamais atteinte dans l'autre vie parce que nous ne pourrons jamais tout de même être identiques à Dieu. Mais dans la vie du siècle à venir, dans le monde nouveau, dans la création nouvelle, là il n'y aura plus d'obstacle à notre croissance.

Tandis que maintenant, il y a toujours l'obstacle, il y a notre chair, il y a notre peur, il y a notre égoïsme. Et nous devons chaque fois renverser ces obstacles et veiller, comme le dit Saint Benoît ici, custodire, veiller à ce que malgré tout notre vie soit un progrès dans l'amour.

 

Et Saint Benoît détaille aujourd'hui quelques pratiques ascétiques qui peuvent être utiles. On peut les ramener toutes à une seule qui est la rectitude des pensées, recte sapere, recte cogitare. C'est être droits, être des hommes droits, pas des hommes ambigus, pas des hommes faux, des hommes qui sont ni chauds ni froids, qui sont tièdes. Alors ceux-là, Dieu les vomit parce que Dieu ne sait pas de quel côté regarder. Ils ne sont ni de l'un, ni de l'autre, ils ne sont rien du tout.

Alors mes frères, nous devons pour ça ne laisser place en notre cœur qu'à des pensées de vérité, des pensées de bienveillance, de douceur, de compassion et toutes les autres, les écarter. je sais que ce n'est pas facile. C'est la fameuse lutte contre les pensées. Mais enfin, puisque on parle de guerre partout, il y a tout de même une guerre légitime, c'est celle-là, celle contre les pensées en nous, ces pensées mauvaises qui veulent nous faire tomber dans le péché par excellence qui est le péché contre l'amour. Alors, mes frères, si la racine en nous devient saine, alors la végétation et les fruits seront sains. C'est une loi de la nature et de la surnature.

 

Eh bien, le carême, c'est l'occasion d'intensifier en nous le labeur de conversion. Et alors, je pense que nous aurons apporté notre contribution à la construction de la paix véritable. Le monde aujourd'hui a besoin d'hommes vrais. Dans cette période de guerre, là, c'est le règne absolu du mensonge à tous les niveaux. Ce sont des mensonges tactiques, dira-t-on. C'est de l'intoxication, c'est de la désinformation. Il faut tromper l'adversaire.

Mais cette ambiance-là dans laquelle nous vivons, sachons qu'on la retrouve aussi dans la vie courante en dehors de la guerre. Il faut essayer d'appâter le client. Et puis on trompe si facilement les gens aujourd'hui sur la qualité des produits. On ne peut plus vraiment se fier à personne.

Il faut alors que dans notre monastère au moins on y trouve des hommes vrais qui sont conçus sur la vérité et qui sont vrais de tout leur être dans leurs actions, dans leurs paroles et jusque dans leurs pensées. Et alors, mes frères, puissions-nous être tous et chacun au nombre de ces hommes vrais.

 

Alors, s'il y en a parmi vous - et je suis certain qu'il y en a plus d'un - qui veulent s'attaquer à certaines pratiques de mortification des vices et de culture des vertus, Saint Benoît le recommande bien aussi, il faut proposer cela à son Abbé ou à un Ancien Spirituel pour qu'on soit certain que ce soit en accord avec la volonté de Dieu.

Tout ce qui se fait à côté, dit Saint Benoît, ce n'est rien du tout. C'est de la présomption, de la vaine gloire. 49,23. Exactement comme il était dit dans l'Evangile d'aujourd'hui : on a reçu sa récompense et pour le reste, c'est parfaitement inutile.

Donc voilà, mes frères, à bon entendeur salut !

 

Chapitre 49 : De l’observance du carême.       04.03.92

      La spiritualité monastique du carême.

 

Mes frères,

 

Il existe une spiritualité monastique du carême. Pour la comprendre et la vivre de notre mieux, nous devons nous rappeler que nous ne sommes pas dans le monastère pour conquérir à la force du poignet un certain niveau de perfection humaine fut-elle "spirituelle", entre guillemets.

Non, nous sommes ici chez Dieu, dans sa maison. Nous vivons selon ses lois et nous devons de plus en plus grandir dans notre état d'enfant engendré de Dieu. La perfection vers laquelle nous aspirons est de nature divine. Nous devons devenir des temples de l'Esprit. Ce n'est plus nous à la limite qui devons vivre, mais le Christ doit vivre en nous. Tel est l'objectif de notre vie.

 

La spiritualité du carême va donc essayer de nous resituer sur le droit fil de notre vocation qui, je le répète, n'est pas surhumaine mais qui est divine. Or, que se passe-t-il ? C'est que au gré des jours, et des nuits, et des semaines, et des mois, insensiblement et fatalement nous glissons dans un certain relâchement. Appelons cela ainsi.

Notre attention s'émousse. Il y a une certaine accoutumance qui s'introduit jusqu'à l'intérieur du sacré et on en vient à faire les choses machinalement. On est bien présent de corps, mais le nus, le mens, l'esprit vogue ailleurs. C'est une fatalité, nous ne devons pas nous en étonner.

Saint Benoît l'a bien prévu et c'est la raison pour laquelle il entend qu’au cours du carême on se secoue, on se réveille et on se redresse. L'idéal naturellement serait de conserver toute sa vie la fraîcheur des débuts. La vie d'un moine devrait être en tout temps aussi observante que durant le carême, 49,2. Et ce n'est pas impossible, mais c'est très difficile. Il en est peu, dit Saint Benoît, qui possède cette perfection, 49,4.

 

Eh bien, si cette fraîcheur des débuts s'est estompée, s'est assoupie, eh bien nous devons nous efforcer de la recouvrer au cours du carême. Mes frères, il n'y a rien à mon sens de plus horrible qu'un moine voltairien. Il a fait le tour des choses. Il n'a plus rien à apprendre. Il sait tout. Il est blasé. Il est devenu ironique, cynique. Il ne croit plus en la vie qu'il mène. Mes frères, ça existe, ça existe ! Eh bien le carême, c'est un coup de fouet qui nous replace dans la vérité et qui nous empêche de glisser dans un tel gouffre.

 

Le vrai moine par contre, c'est un être qui vit en état continuel d'émerveillement, je vous l'ai déjà dit. Il est avec Dieu, il est chez Dieu, il converse avec Dieu toute la journée. Au cours de l'Office, il écoute Dieu qui lui parle et qui parle à l'univers entier. Tout lui est révélation de la beauté et de l'amour de Dieu. Si bien qu’en tout ce qu'il touche, en tout ce qu'il entend, en tout ce qu'il voit, il perçoit toujours la saveur délicate, délicieuse de la toute première fois comme s'il était venu au monde à l'instant même. C'est exactement le contraire de l'homme blasé.

 

Eh bien, un tel moine est un petit, il est un enfant, un de ceux auxquels le Royaume des cieux est promis. Il est comme Dieu lui-même. Il est pur, il est naïf, il est innocent, il est souverainement heureux. Car au fond le Royaume de Dieu est à de tels hommes, mais aussi la possession de la terre, ne l'oublions pas. Un tel homme n'est pas dominé par le monde, ni par les passions, même si il peut parfois être quelque peu ébranlé superficiellement. Mais c'est Dieu qui vit en lui.

 

Le carême, mes frères, va donc nous replacer dans la vérité de notre état. Saint Benoît parle ici de la puritas vitae, 49,6, la pureté de la vie. Il faut vivre en toute pureté. Or le carême dans cette perspective est synonyme de lumière et d'espérance.

Si nous nous donnons un peu de mal, eh bien nous récolterons de beaux fruits. Qu'est-ce que ça représente de sentir un petit désagrément - il n'est tout de même pas mortel - soit au plan de la nourriture, au plan de la loquacitas, comme dit Saint Benoît, 49,18, toutes sortes de choses comme ça qui peuvent arriver pendant le carême et aussi pendant toute l'année. Qu'est-ce que ça représente à côté de la merveille qu'est ce convivium avec Dieu, cette vie avec Dieu ?

Mais voilà, mes frères, je pense qu'il faut le savoir et surtout le croire.

 

Alors, pour arriver à des choses bien concrètes, il y a au plan du carême des pratiques qui sont soit privées, soit communautaires. Au plan des pratiques privées ? Eh bien, comme Saint Benoît le dit, il ne faut rien faire par soi-même. Dans ce chapitre-ci, c'est le seul endroit où il est question dans un sens positif de la propria voluntas, de la volonté propre. Mais attention !

Saint Benoît corrige immédiatement en disant : Oui, voilà, de par ma propre volonté je veux offrir quelque chose à Dieu. Mais je la fais contrôler par quelqu'un qui est placé par Dieu au dessus de moi et qui va me dire si c'est valable ou non. C'est donc l'Abbé, ou le confesseur, ou un conseiller spirituel. Mais il faut soumettre ce qu'on a envie de faire pour savoir si ça vient de l'Esprit de Dieu, ou bien si ça vient d'une illusion.

Au plan communautaire, suivent quelques pratiques concrètes pour ce carême 1992. Voilà, nous allons bien prier les uns pour les autres afin d'être fidèles et d'attendre Pâques, et au-delà de Pâques notre mort et notre résurrection dans l'allégresse du désir spirituel.

 

Table des matières

Chapitre 49 : De l’observance du carême.       07.03.84. 1

En tout temps ! 1

Chapitre 49 : De l’observance du carême.       31.07.85. 3

Le bon temps est passé ! 3

Chapitre 49 : De l’observance du carême.       12.02.86. 6

Ce que nous rappelle le carême. 6

Chapitre 49 : De l’observance du carême.       04.03.87. 9

Discrétion et équilibre. 9

Chapitre 49 : De l’observance du carême.       08.02.89. 11

Une reprise en main ! 11

Chapitre 49 : De l’observance du carême.       28.02.90. 13

Joie du désir spirituel. 13

Chapitre 49 : De l’observance du carême.       31.07.90. 15

En route vers la véritable patrie. 15

Chapitre 49 : De l’observance du carême.       13.02.91. 15

La gratuité. 15

Chapitre 49 : De l’observance du carême.       04.03.92. 17

La spiritualité monastique du carême. 17