Chapitre 48, 25-51 : Du travail manuel.         28.11.83

      L’acédie.

 

Mes frères,

 

En évoquant hier l'oisiveté qui est ennemie de l'âme, j'ai fait une discrète allusion à l'acédie. Aujourd'hui, Saint Benoît nous parle ouvertement. Il nous dit qu’il faut veiller à nommer un ou deux Anciens qui parcourent le monastère aux heures consacrées à la lecture et ils examineront s'il ne se trouve pas quelques frater acediosus. 48, 43.

On l'a traduit par un moine paresseux. En fait, il s’agit d'un moine qui a succombé à l'acédie. On ne parle jamais de l'acédie. Pourtant c'est une réalité qui existe de nos jours comme à l'époque de Saint Benoît. Mais voilà, je me demande si nous ne vivons pas à une époque où on a peur de regarder les choses en face et de dire ce qu'elles sont.

Les Anciens, eux, n'étaient pas comme ça. Ils parlaient volontiers entre eux des passions de l'âme - Il existe un très bel apophtegme à ce sujet et j'aurais peut-être un jour l'occasion de vous le présenter - Eux, c'étaient des hommes pratiques, des techniciens du spirituel et des artistes. Et lorsqu'ils étaient réunis, ils parlaient de leur art spirituel. Aujourd'hui, on est sans doute plus spéculatif. Je ne sais pas ? Ou bien comme je le disais tantôt, on est devenu peureux.

 

Mais qu'est-ce que l'acédie ? C'est un mot grec. Cela signifie sans soins, donc négligent, nonchalant. Alors l'acédie, c'est un état complexe qui doit être décrit. Je vais d'ailleurs vous en lire une belle description. C'est un mélange de négligence, de nonchalance, de tiédeur, de torpeur, d ennui, de dégoût, d'aversion, de découragement, de tristesse. C'est tout cela !

Mais vous êtes peut-être à l'abri des assauts du démon de l'acédie ? Je n’en sais rien. En tout cas, c’est la tentation la plus lourde et la plus dangereuse. Pourquoi ? Parce qu'elle pousse le moine à quitter sa cellule lorsqu'il est au désert. Lorsqu'il est dans le monastère, cette tentation va insidieusement le pousser à quitter le monastère, à fuir, à rentrer dans le monde.

 

Et cette tentation, elle est lancée sur le moine par ce que les Anciens appellent un démon, ou bien un esprit, ou bien une pensée. Il serait aussi intéressant d'analyser la façon dont les Anciens voient le processus de la tentation. Rappelons- nous que Saint Benoît parle de la lutte contre les vices de la chair et des pensées. C'est cela!

            Ils dénombrent huit pensées ou huit démons. Le premier démon est toujours celui de la gourmandise et cela dans toutes les listes quel qu’elles soient ; et le dernier est toujours l’orgueil. Il commence avec le dérèglement de la passion et du besoin le plus élémentaire qui est celui de la nourriture pour aboutir au dérèglement, à l’égarement de l’esprit qui est une autosuffisance.

            On n’a donc plus besoin de nourriture. On trouve sa nourriture en soi-même, une auto divinisation, on se prend à l’égal de Dieu. Et si ça va trop loin, on peut faire sombrer quelqu’un dans la folie, que ce soit la folie mystique ou autre, mais une vraie folie.

 

            Evagre le Pontique a donné une magnifique description de l’acédie. C’est la toute première qu’on rencontre. Il faut voir le moine anachorète, ermite dans le désert. Il est donc seul dans sa cellule. Il y a d’autres cellules aussi à distance plus ou moins grande, parfois très grande. Et il est là tout seul et, le démon de l’acédie lance ses assauts contre lui.

            Et voici ce qu’il en dit. Cette description a été reprise par après par Cassien et d’autres. C’est très bien observé. A partir de là, j’aurai sans doute plus tard l’occasion d’entrer davantage dans la description du péril mortel qu’est l’acédie.

 

            Le démon de l’acédie qui est appelé aussi le démon de midi est le plus pesant de tous.

 

            Le démon de midi, c’est le demonium meridianum du Ps. 90. C’est la peste qui ravage en plein midi au moment où il fait le plus chaud. Et c’est le plus pesant de tous, il est le plus lourd. Il se pose, il tombe sur les épaules du moine. Et il est là sur les épaules du moine à califourchon. Voyez, comme un petit enfant qu’on porte sur les épaules ! Et il est là et il pèse sur le moine. Rappelons-nous que c’est le démon de midi. Nous sommes dans le désert d’Egypte et là, il y fait très, très, très, très chaud. Il peut faire combien ? Jusque 50° à l’ombre, si bien que le moine est vraiment abattu.

 

            Il attaque le moine vers la quatrième heure et il assiège son âme jusqu’à la huitième.

 

            Donc, deux heures avant midi et deux heures après midi !

 

            D’abord, il fait que le soleil paraît lent à se mouvoir, ou immobile, et que le jour semble avoir cinquante heures…

 

            Voyez, ça n’avance pas ! Le temps est long, il dure, ça n’avance pas !

 

            Ensuite, il force le moine à avoir les yeux continuellement fixés sur la fenêtre, à bondir hors de sa cellule, à observer le soleil pour voir s’il est loin de la neuvième heure et, à regarder de ci de là si quelqu’un des frères ne va pas arriver…

 

            Cela ne vous est jamais survenu, vous, de regarder comme ça par la fenêtre ? ça n'avance pas ! Je ne veux pas dire pour admirer le paysage, mais regarder par la fenêtre avec le regard fixé vers le haut, la journée n'avance pas !

 

En outre, il lui inspire de l'aversion pour le lieu où il est, pour son état de vie, même pour le travail manuel. Et de plus, l'idée que la charité a disparu chez les frères, qu'il n'y a personne pour le consoler...

 

Il n'y a jamais personne qui vient le voir ! C'est ça qu'il bondit hors de sa cellule pour voir s'il n'y a pas tout de même un frère qui va arriver. Mais non, personne ! Alors aversion pour le lieu : vivre dans une société pareille, eh bien ça ne vaut pas la peine. II n'y a pas de charité, voyez, la charité a disparu chez les frères.

 

Et s'il trouve quelqu'un qui dans ces jours-là ait contristé le moine, le démon se sert aussi de cela pour accroître son aversion.

 

C'est le taedium, c'est le dégoût ! Le dégoût pour le lieu, le dégoût pour les frères, le dégoût pour le genre de vie.

 

Il l'amène alors à désirer d'autres lieux où il pourra trouver facilement ce dont il a besoin et exercer un métier moins pénible et qui rapporte davantage. Il ajoute que plaire au Seigneur n'est pas une affaire de lieu. Partout en effet, est-il dit, la divinité peut être adorée.

 

Mais voilà la solution à toutes nos misères : un changement de stabilité. Il faut aller ailleurs. La au moins c'est le paradis ! Ce sont des frères, ce sont tous des saints. On y fait des choses humaines au moins, on n'est pas attelé à des besognes bêtes comme dans ce fichu monastère. Et puis d'ailleurs plaire à Dieu, ce n'est pas une affaire de lieu. C'est partout qu'on peu plaire à Dieu. Voyez la tentation !

Il joint à cela le souvenir de ses proches - donc de ses parents - et de son existence d'autrefois. Il lui représente combien est longue la durée de la vie mettant devant les yeux les fatigues de l'ascèse...

 

C'est toujours cette impression qu'il n'y a rien qui avance, qu'il n'y a rien qui bouge ! La vie, elle est d'une longueur...oh !

Maintenant, comment échapper à l'acédie ? Comment on fait, on n'en parle pas ici. D'autres en ont parlé, qui ont encore réfléchi, qui ont analysé. Plus tard j'y reviendrai. Et comme on dit, le démon dresse toutes ses batteries. Voilà pourquoi le moine abandonne sa cellule et fuit le stade.

Voilà ! Il déserte, il capitule, il s'en va ! Toutes ses batteries !

 

Ce démon n'est suivi immédiatement d'aucun autre.

 

Pourquoi ? Parce que la tentation de l'acédie renferme à elle seule toutes les autres ou la plupart des autres. Donc ça ne vaut pas la peine qu'un autre démon arrive parce que le démon de l'acédie à lui seul connaît les astuces et les ruses de tous les autres démons.

 

Un état paisible et une joie ineffable lui succède dans l’âme après la lutte.

 

Lorsqu’on a vaincu, c'est un état paisible et une joie ineffable! Vous comprenez après ça, mes frères, que le moine doit être un lutteur et qu'il n'a pas le droit de capituler, ni de déserter, mais qu'il est obligé de faire front et de vaincre.

Et je dois le dire encore. Je ne sais pas si vous avez été déjà en butte aux assauts du démon de l'acédie. Je n'en sais rien du tout. Mais si c'est non, laissez-moi vous dire que ce n'est pas une référence parce que le démon de l'acédie ne s'attaque qu'au moine fort. Il ne s'attaque pas aux faibles. Pour les faibles, il y a des démons plus faibles, des petites histoires de rien du tout, des  gourmandises, ces petites choses là. Mais le démon de l'acédie, c'est pour les forts.

 

Chapitre 48, 52-60. Du travail manuel.          29.11.83

      Ne jamais être oisif !

 

Mes frères,

 

            Nous remarquons après l’audition de ce Chapitre 48° de la Règle qui parle de l’organisation d’une journée monastique, le travail, la Lectio Divina surtout, qu’il n’est pas question de l’Office car on sait que l’Office est là qui rythme le développement de la journée.

            Mais après avoir entendu cela, on doit se rendre à une évidence : c’est que le souci de Saint Benoît, comme le souci de nos ancêtres les plus lointains dans la vie monastique, est que le moine soit toujours occupé. Il ne peut jamais être oisif, il doit toujours avoir quelque chose à faire. Il doit toujours faire quelque chose.

 

            Il y a dans cette préoccupation un double aspect : un qui est plutôt de coloration négative, l’autre qui est nettement positif. Le premier d’abord : ne rien faire, être oisif, c’est creuser des trous, c’est ouvrir des brèches dans la vie du moine. Ces crevasses, elles vont s’élargir et, elles vont laisser entrer des éléments étrangers, pernicieux, destructeurs, qui sont les pensées et les démons. Un moine qui n’a rien à faire, un moine oisif est exposé à tous les dangers parce qu’il détruit la carapace de sa vie.

 

            Il faut voir l’existence du moine comme une forteresse fermée de toute part. Il n’y a qu’une seule entrée, toute petite, qui est bien gardée, devant laquelle justement le moine est en sentinelle. Il ne laisse entrer chez lui que ce qui a le droit d’entrer et il ne laisse sortir que ce qui peut sortir. Donc, il est un veilleur.

            Mais cette forteresse, elle est entourée de murailles hautes et solides, inébranlables qui sont les occupation prévues par la tradition : le travail manuel, la Lectio Divina et l’Opus Dei, L’Office Divin. Et ça, ça vaut pour la vie de chacun car Saint Benoît parle, s’adresse à chacun de ses disciples. Cela vaut pour la vie de communauté. Mais c’est symbolisé, c’est inscrit dans la pierre, c’est inscrit dans les bâtiments et c’est symbolisé par le mur de clôture.

 

            Cette muraille qui – symboliquement ici – empêche que n’entrent à l’intérieur du monastère les éléments qui n’ont rien à y faire, les éléments qui pourraient perturber la vie du monastère, cette muraille, cette clôture doit nous rappeler que l’existence du moine, je le répète, doit être vue comme un fortin, un fortin dans lequel on ne peut pas entrer.

            Maintenant, si le moine n’est pas toujours occupé à l’intérieur de ce mur, il va ouvrir une lézarde. C’est çà, il n’est plus occupé, le mur est lézardé. Et alors vous voyez les intempéries, le gel, la pluie, les vents, tout ça, et cette lézarde va s’ouvrir, et la muraille va s’écrouler. Une brèche est ouverte et par là peuvent entrer tous les désordres.

            C’est très intéressant d’expliquer cela à partir de l’acédie dont nous a parlé Saint Benoît parce que l’acédie, c’est la tentation qui porte le moine à franchir le mur, à sauter le mur, à faire le mur comme on dit. Mais comment va-t-il faire le mur ? Mais en y ouvrant une brèche. Il ouvre sa brèche en ne faisant rien.

 

N'oublions pas, c'est une chose qu'on oublie. Et naturellement aujourd'hui on n'en parle jamais. On n'ose pas en parler parce que quand on en parle, on se fait passer pour un être ridicule. C'est vraiment ça ! Comme un être dépassé, d'un autre âge. N'oublions pas donc que c'est le combat du moine contre un être, un être mauvais que nous pouvons appeler le Satan, le démon, l'adversaire, l'ennemi, n'importe quoi ?

Aujourd'hui, même dans le monde monastique, on n'y croit plus. On croira à la psychologie des profondeurs. C'est très bien tout ça, croire à la psychanalyse, croire à tout ce qui peut analyser les profondeurs. Tout ça, c'est vrai ! C'est juste ! Mais on en reste là et on ne croit plus qu'il existe un être qui est anti-Dieu, et qui est anti-homme.

Je pourrais encore vous raconter une histoire récente extraordinaire à ce sujet-là. Mais je ne le ferai pas parce que peut-être que vous ne le croiriez pas ? Pourtant il y a eu des témoins. Et c'est très, très révélateur.

 

Alors Saint Benoît, lui, à la suite de toute la Tradition, savait très bien que la lutte du moine est une lutte contre les démons. Et c'est pour ça qu'il ne faut pas qu'un seul instant de sa vie le moine ne soit pas en état d'alerte.

Les anciens ici se rappellent peut-être, surtout les anciens militaires, qu'il y avait vers la fin des années 30 différents états d'alerte parce qu'on s'attendait à la guerre. Il y avait le pied de paix renforcé, puis l'état d'alerte à différents degrés jusqu'au moment où la guerre éclate.

Eh bien le moine, lui, comme II est un guerrier, II est toujours en état d'alerte. Il est toujours sur un état de pied de paix renforcé. Il s'attend à quelque chose. Il est toujours combattu et il doit toujours riposter. Donc cette forteresse, ne l'oublions pas, c'est d'être occupé. Mais ça, c'est un aspect de coloration négative.

 

Voyons maintenant le positif ! Mais le positif, il doit être occupé pourquoi ? Mais parce que le moine est à l'image de Dieu son Père qui, lui, est toujours, occupé. Ce n'est pas dit explicitement, mais c'est omniprésent et dans ce Chapitre et dans toute la Règle. Le Christ dit : Mon Père, lui, jusqu'à maintenant il est au travail. En latin, voyez : usque modo operatur. Operatur ça se comprend facilement: Il est en train d’œuvrer.

Il Y a des termes éloquents dans la Règle de Saint Benoît qui se rapportent à cette affirmation du Christ. Il dit en latin encore : iniungatur ei opus quod facia,  48,56. Il faut lui prescrire un opus qu'il devra faire, une œuvre qu'il devra faire, un travail certainement.

 

Et puis nous avons le grand travail du moine qu'est l'Opus Dei. Donc vous avez l’operari de Dieu et à notre niveau il y a l'opus du moine, l'opus manuum et i'Opus Dei. Et la Lectio elle-même est un Opus. Et en étant toujours ainsi en état d'ouvrage, en état de travail, en état d’œuvre, toujours à pied d’œuvre et en train d’œuvrer, mais le moine est à l'image de son Père qui, lui, est toujours en train de travailler. La similitudo Dei, donc la ressemblance avec Dieu, elle se retrouve jusque dans l'organisation de la journée monastique.

Voyez donc cela ! Cela nous montre que notre vie n'est pas quelque chose qui nous regarde, nous seulement. Chaque vie de moine est comme un miroir dans lequel Dieu se regarde et Dieu se reconnaît. Le moine œuvre toujours parce que son Père œuvre toujours. Et en œuvrant toujours comme son Père, il est a l'abri de toutes les tentatives qui pourraient contrer l’œuvre que Dieu veut opérer à l'intérieur du moine et grâce à lui.

 

Ainsi, mes frères n'oublions pas que nous sommes responsables les uns des autres. Le moine négligent, donc le moine qui perd son temps, le moine oisif comme Saint Benoît le disait hier, il est sibi inutiles, 48,45, il est inutile pour lui-même. Il se fait du tort à lui-même d'abord parce que il ouvre une brèche dans la muraille de sa vie, brèche par laquelle le démon et tout le reste peuvent entrer. En plus de cela, il égare les autres, dit Saint Benoît. Alios distollit 48,46, il les égare, il les disperse, il les dissipe.

Et un moine acediosus ainsi, il doit être traqué. Saint Benoît disait hier qu'on allait mettre à ses trousses des gendarmes, des seniores.  Et si on en trouve un, alors gare à lui. Il faut le reprendre parce que ça ne peut pas arriver. C'est la même chose qu'une cinquième colonne dans une armée. Pendant la guerre existait c'e qu'on appelait la cinquième colonne. C'étaient des, appelons ça des soldats qui s'infiltraient dans le pays et puis qui démoralisaient les gens. C'était très, très efficace !

Il paraît que les Russes pour l'instant - c'est la révélation d'un déserteur Russe qui faisait partie de ce corps d'élite - ils ont des milliers d'hommes spécialement formés pour ça. Ils parlent parfaitement nos langues, ils sont déjà au courant de tout pour que le moment venu, ils soient ici pour tout démonter, tout démoraliser. Si bien qu’alors les troupes russes peuvent arriver et tout est en place pour les accueillir.

 

Eh bien, le moine négligent, paresseux, qui perd son temps, c'est un homme de ce genre dans une communauté. Donc faisons bien attention d'être fidèles ! Je sais bien ce n’est pas facile, c'est dur, ça demande de l'énergie, ça demande du courage. Mais le moine est un homme courageux parce que, voilà, il est appelé par le Christ. Il doit combattre. C'est sa vocation dans l'Eglise et dans l'humanité.

 

Chapitre 48 : Du travail manuel.                  30.07.85

      L’ordo de la journée.

 

Mes frères,

 

Si nous parcourons le chapitre 48° dans son entièreté, nous constatons que pour Saint Benoît, il semblerait que le moine n'aurait rien d'autre à faire que de travailler et de lire. Nous savons qu'il n'en est pas ainsi. Il a d'autres occupations. Il a l'Office divin, il a les repas. Mais retenons tout de même que la journée du moine est ordonnée à la manière d'une célébration liturgique.

C'est à dire que le temps consacré aux diverses occupations - prenons encore rien que dans le chapitre 48°, le travail manuel et la lecture - est distribué différemment suivant les saisons. Il distingue bien le temps ordinaire, que nous pourrions appeler ainsi depuis Pâques jusqu'au début d'Octobre,.et puis d'Octobre jusqu'au Carême, puis pendant le Carême, puis le dimanche.

Il y a chaque fois un Ordo, une ordination qui est différente. Et cela vaut pour tout. Cela vaut pour le travail, pour la Lectio, pour les repas, et ça nous aide à comprendre que la vie du moine comme telle est un culte rendu à Dieu.

 

Notre vie toute entière est une célébration. Elle est, comme le dit la Bible dans sa langue originale, une ….?…. . C'est un service, c'est un labeur, c'est un culte. Et tout cela suppose une culture. En hébreux, c'est toujours la même racine.

Le moine est un homme cultivé. Il a donc une culture qui lui est propre. Ce n'est pas la culture profane. Ce n'est même pas la culture religieuse. Ce sera la culture monastique. Le moine est un homme cultivé. C'est parce qu'il est cultivé qu'il peut bien remplir ses journées au service de l'être le plus extraordinaire, le plus merveilleux qui est son Créateur Dieu. Et cela s'appellera un culte.

 

Et la culture monastique ? C'est à dire, c'est un homme qui commence à acquérir, grâce à la relation qu'il a établie avec Dieu, et non seulement avec Dieu mais avec la Cour de Dieu, avec les êtres qui vivent et qui entourent Dieu, il acquiert des façons de se tenir, des façons d'agir, des façons de penser qui sont différentes de ce que les autres hommes vivent. C'est cela la culture monastique!

Et cette culture monastique va produire des œuvres qui seront des œuvres de beauté, mais qu'on retrouvera à travers toute sa journée. L'Office divin devra être beau. Le travail devra mettre sur le marché des produits de qualité. Même ce que le moine va consommer lui-même, ce sera quelque chose de beau, quelque chose de bon.

Il ne sera pas gourmand, il ne sera pas gourmet, mais il lui sera impossible de vivre en dehors d'une atmosphère qui entretienne et qui cultive, encore une fois, son être profond, cette culture que l'on acquiert que dans le monastère. C'est ce qui transparaît à travers ce chapitre 48°.

 

La vie monastique sera donc la réalisation - ce n'est ~ pas une utopie ici, c'est une visée - va donc viser à réaliser l'état, l'idéal paradisiaque d'Adam dans le paradis d'Eden. Il avait été placé là par Dieu au cœur de sa création. Donc en fait, dans l'esprit de Dieu, sur toute sa création. Et là, il devait servir Dieu, travailler pour Dieu. Et toute son activité devenait une liturgie.

Lorsque nous sommes dans un emploi et que nous voyons les choses ainsi, eh bien je pense que nous entrons dans la vérité, dans la vérité de ce que nous sommes. Et nos relations avec les autres, avec nos compagnons  de travail, elles vont prendre une coloration nouvelle, une coloration plus belle parce que nous devons alors nous entraider tous à ce que notre collectivité ……….

 

C'est à dire que voilà, nous sommes dans un travail. Demain on va soutirer, par exemple. Et il faut que tous ceux qui travaillent au soutirage, même les ouvriers, même les étrangers disons à notre communauté - mais qui en font tout de même partie d'une certaine façon puisque ils passent tout  de même 8 à 9 H. de chaque jour avec nous - il faut que cela prenne une apparence de sérénité, de paix, où chacun se trouve bien, où chacun à l'impression de collaborer à quelque chose qui se construit, quelque chose qui se fait. Et non seulement le produit qui va sortir de nos mains, mais au-delà le monastère lui-même, et un certain rayonnement autour du monastère, tout partout où ce qui est sorti de nos mains va se répandre.

 

C'est cela que j'appelle cet idéal du paradis qu'il faut essayer de créer ici à l'intérieur du monastère. Ce n'est pas pour rien que Saint Bernard appelait son monastère un paradisum  claustralis, ce paradis à l'intérieur du cloître.

C'est dans ce sens-là ! Ce n'est pas parce qu’on n’y ferait rien d'autre que d'être béatement là en contemplation devant Dieu. Non, non, c'est parce que on y est comme Adam était ou aurait du rester dans le jardin d'Eden.

 

Or, la vie monastique va aussi devenir ordre, harmonie, équilibre, paix, beauté. Et tout cela, parce que l'âme de la vie monastique, c'est l'agapè, c'est à dire, c'est ce Dieu amour. Dans le jardin d'Eden, il soufflait un petit vent. Et Dieu, lui, était porté par ce petit vent. Je ne dis pas qu'il n'allait pas prendre l'air. C'était lui qui était cet air. Et à ce moment-là, il se manifestait et cherchait l'homme. Il essayait de voir ce que l'homme faisait à l'intérieur de ce souffle qu'est l'amour.

Mais maintenant que le Christ est venu, lui qui est, qui portait en lui la plénitude de ce souffle, il l'a répandu sur nous et ça continue à souffler. Il suffit de se laisser inspirer par lui, de le respirer, de façon à pouvoir l'expirer soi-même et le répandre autour de soi. C'est pourquoi, dans cette célébration liturgique qui est notre journée monastique, il ne faut jamais rien prendre au tragique.

Il arrive quelque chose ? Bon, il est arrivé quelque chose. Dans la meilleure des célébrations liturgiques, dans notre église par exemple, il y a toujours des couacs une fois ou l'autre. Mais c'est vrai ! Cela arrive à tout le monde, ça échappe à n'importe qui.

 

Eh bien, dans notre journée monastique, il y a aussi des couacs. Ne le prenons pas au tragique. On verra bien si ça recommence ? Si ça recommence, alors c'est le symptôme qu'il y a peut-être là une petite maladie qui voudrait commencer. Et alors Saint Benoît dit : Eh bien, vite, l'Abbé doit vite, vite, vite avant que ça ne se développe, il doit vite appliquer un remède pour soigner tout de suite. C'est cela ! Que ce soit une recherche de beauté dans une beauté qui est présente.

Et pour que ça puisse se réaliser, il est nécessaire naturellement d'entrer, que chacun entre dans la volonté de Dieu, dans ce projet de Dieu, dans cette chorégraphie si belle dont Dieu est le génial poète. Et chacun à sa place, et à chaque heure de la journée, faire ce qui doit être fait. Ainsi, ça demeure toujours équilibré et équilibrant.

 

Le Chanoine Jeanneteau nous a parlé hier soir de l'étos des huit modes. S'il avait du parler de l'étos des 72 modes Japonais, eh bien, nous en avions pour je ne sais combien de temps. Mais c'est cela, il y a des modes d'êtres suivant ce que nous sommes. Un préfère le premier mode qui est grave, un autre le troisième qui est mystique, le huitième qui est parfait, le cinquième qui est joyeux. Voyez tout ça ! Mais nous sommes, nous, typés de cette façon-là.

Nous sommes vraiment typés et ces modes, c'est une véritable petite psychanalyse à laquelle nous sommes soumis sans le savoir. Si je préfère tel mode instinctivement, c'est que je suis plutôt de cette ligne-là ! Nous avons chacun notre mode. Alors, voyez tous ces instruments qui jouent ensemble dans une salle de soutirage. Eh bien, chacun a sa façon de faire et c'est très, très beau.

Cela vaut aussi dans une salle de fromagerie quand il faut fabriquer du fromage. C'est encore beaucoup plus beau là, parce que il y a moins de bruit. Il y a moins de bruit et il y a plus de personnes. Et voilà, c'est quelque chose avec des petits couacs aussi ! Mais je pense que ces petits défauts rehaussent la beauté de l'ensemble. Une beauté trop parfaite, à mon avis, ce serait assez lassant.

 

Je me demande aussi s'il n'y a pas comme ça des couacs en Dieu ? Des petits défauts en Dieu ? Et je pense qu'il y en a ! Mais attention, défauts à notre échelle ! C'est que Dieu a tout de même permis qu'il y ait au départ de sa création, lorsque sa création est devenue consciente, il est arrivé un couac. C'est ce que nous appelons le péché originel.

Il a permis tout de même qu'il y ait un raté dans son affaire. Mais alors, le praeconium Paschalae dira : Mais quelle heureuse faute qui nous a valu alors que Dieu vienne jusqu'à nous et se présente dans une chair d'homme. Donc, il n'y a jamais rien qui est perdu chez Dieu. Et une petite erreur, eh bien, c'est toujours l'origine d'une plus grande beauté.

 

Hier, nous avons fêté le trio Marthe, Marie et Lazare. Et ce jour-là, autrefois, traditionnellement on lisait le fameux épisode de Marthe qui s'occupe de toutes sortes de choses et Marie assise aux pieds de Jésus. C'est devenu presque un cliché traditionnel dans la littérature monastique, dans la Tradition monastique.

Mais pour nous, nous ne devons jamais séparer les trois. Car le véritable moine est les trois ensembles : Lazare s'enfonce dans la mort pour connaître au-delà de cette mort une vie nouvelle : la démarche du moine. Marie, elle n'est qu'un œil et qu'une oreille : le moine contemplatif. Et Marthe ? Eh bien pour Marthe, tout doit être achevé, tout doit être porté à sa perfection. On ne doit rien laisser négligé, tout doit être soigné jusque dans les détails. Elle ne perd pas son temps.

 

C'est le moine qui est actif, qui n'est pas paresseux, le moine qui est le contraire de ce que nous avons entendu hier, ce moine acediosus, 48,43, qui est rongé par l'acédie. Et puis qui vacat otio aut fabulis, 48,44, qui perd son temps à des bêtises. Il essaye de rencontrer un complice, un autre pareil à lui pour commencer à papoter.

Non, ça, ce n’est pas le moine ! Le moine est à la fois Lazare, Marthe et Marie. Le moine se perd corps et bien dans ce projet de Dieu sur lui. Et il trouve sa véritable identité ainsi pour un service efficace de Dieu et pour une apparition à travers ce qu'il est de ce Dieu qui est amour. Mais il ne le peut, encore une fois, que s'il ne consent à se perdre.

 

Mais à travers ces trois, Marthe, Lazare et Marie, il y a la tout de même un moteur, une âme. Et c'est Marie. C'est cette Marie qui reçoit la lumière de Dieu, cette Marie qui est pure réciprocité, et qui la reçoit en elle, qui se laisse brûler par elle, détruire par elle. Et puis qui se laisse transporter par son désir, par sa confiance et par son amour jusqu'à l'intérieur de Dieu. Et c'est alors Marie, par cette action - car c'en est une - par cette action sublime et silencieuse, qui entraîne à la fois et son frère et sa sœur.

 

Eh bien voilà, mes frères, ce moteur qui doit animer notre journée. Et si nous nous laissons porter par lui, cette journée sera vraiment pour nous une célébration. Mais pas célébration dans le sens clérical du terme, mais une célébration dans le sens de festivité.

On célèbre Dieu, c'est à dire qu'on le loue. On est heureux d'être chez lui. On est heureux de le rencontrer dans les frères, dans les sœurs. On est heureux à l'endroit où on nous a mis. Et suivant notre « étos » personnel, et bien nous lui répondons en nous perdant dans son vouloir et dans son amour.

 

Chapitre 48, 52-fin : Du travail manuel.         30.07.90

      L’oraison continue.

 

Mes frères,

 

Nous remarquons tout au long de ce chapitre 48°, que Saint Benoît prévoit pour le moine, en dehors de l'Office Divin, deux occupations, à savoir le travail des mains et la Lectio Divina. Il n'est pas question de l'oraison. Il ne l'impose pas. Dans un autre endroit, il dit : Celui qui veut prier en son particulier, qu'il entre dans l'église et qu'il prie, mais sans déranger les autres, 52,8. 

L'oraison semble donc, pour Saint Benoît, être une occupation quasi facultative. Mais nous devons bien comprendre. Pour lui comme pour les premiers moines, l'oraison est tout autre chose que ce que nous imaginons aujourd'hui.

 

Pour la grande Tradition monastique, le moine est tout entier prière. Il est constitué prière par son être de moine. Tout de lui est tourné vers le Dieu Trinité, tout de lui est mouvement vers Dieu. Il est comme une fleur qui suit la course du soleil pendant toute la journée, toujours tournée vers lui, le regardant, le recevant, le buvant, s'en nourrissant.

Mais chez le moine, il y aura une note complémentaire : c'est le mouvement. Il y a de la part de Dieu une attraction, quasi une séduction. Et le moine s'abandonne, il se laisse attirer, il se laisse porter vers Dieu. Et en faisant cela, il devient semblable au Verbe de Dieu qui, lui, au sein de la Trinité, est toujours tourné vers le Père et toujours en mouvement vers le Père.

Dieu se connaît parfaitement. La connaissance qu'il a de lui, il se l'exprime dans son Verbe qui est donc distinct de lui, qui est à distance de lui. Mais ce Verbe, qui est une personne, retourne sans cesse vers sa source qui est le Père. Si bien que ce mouvement ne peut jamais cesser.

 

Le moine, le véritable moine devient ainsi l'analogue du verbe de Dieu. Et c'est même, dans son cœur, ce mouvement du Verbe qui le porte vers la source de la divinité qui est le Père. Le voilà donc à l'intérieur du cycle Trinitaire. Et ce n'est pas sans dommage, car son être d'homme va devoir être métamorphosé. Cela s'opère quasi insensiblement par le simple fait d'être tourné vers le Père et d'être en mouvement vers lui.

Ce peut être pour la partie charnelle de notre être extrêmement pénible, extrêmement dur. J'oserais même dire qu'à certains moments cela peur revêtir un caractère d'horreur car il faut vraiment entrer dans son néant de créature. Il faut accepter une néantisation de ce qu'on est, passer par une véritable mort pour être par après autre.

On va non pas vers un mieux, mais on va vers une altérité. On est métamorphosé, on est transfiguré, on est ressuscité. Homme psychique au départ, on est homme spirituel, divinisé à l'arrivée. On reçoit une nouvelle forme qui est la forme de Dieu.

 

C'est ainsi que le moine toujours en mouvement à l'intérieur de ce voyage, de cette migration vers Dieu, est perpétuellement prière. C'est cela l'oratio continua. Et c'est la raison pour laquelle Saint

Benoît ne parle pas ici de la prière comme d'une occupation du moine à côté de la Lectio et du travail des mains.

Ce n'est pas nécessaire, car le moine est toujours en état de prière. Il est prière quand il travaille, quand il fait sa Lectio, quand il est à l'Office, quand il mange, quand il circule dans le monastère, et même quand il dort. Il est toujours prière, ou bien il n'est pas un moine. C'est un être hybride alors, mi-séculier, mi-religieux, mais il n'a rien de monastique.

Lorsque Saint Benoît dit qu'il faut bien regarder si celui qui se présente cherche vraiment Dieu, il faut voir si c'est un homme capable de s'engager à l'intérieur de ce mouvement qui le porte jusqu'au sein de la Trinité. Alors, il est vraiment appelé par Dieu. Il pourra devenir un moine, ce qu'il n'est pas au départ.

 

Chapitre 48, 52-fin : Du travail manuel.         29.11.91

      La miséricorde avant le jugement.

 

Ma sœur, mes frères,

 

Avez-vous remarqué comme moi à quel point Saint Benoît est discret, jusqu'où il porte - je ne dis pas la condescendance car il n'y a jamais de condescendance chez lui - la compassion, la vérité et la vraie charité. C'est dans des détails comme ceux-ci que nous remarquons combien sa sainteté est véritable. Il dit ceci : le dimanche tous vaqueront à la lecture, mais si toutefois quelqu’un était si négligent et paresseux qu’il ne voulut ou ne put ni méditer, ni lire, 48,55.

Saint Benoît n'est donc pas un fanatique de l'observance. Ce n'est pas un homme rigoureux, impitoyable qui soumet tous les frères, absolument tous, au même joug. Non, il sait que la Lectio Divina est indispensable. Il sait que sans elle le moine ne pourra pas se développer normalement. Il sait tout cela. Et pourtant, s'il se trouve quelqu'un qui ne soit pas capable, ou même qui ne voulut pas, ni méditer ni lire, et bien il l'accepte. Et cela, c'est quelque chose qui est vraiment extraordinaire. Il faut être un saint pour cela.

 

Saint Benoît va donc admettre qu'il se trouve dans la communauté des hommes qui devront recevoir de Dieu des grâces tout à fait spéciales pour arriver au terme de leur vie monastique, pour arriver à bon port, et pour malgré tout à travers bien des déficiences, à travers bien des faiblesses, pourront s'ils sont fidèles à la grâce particulière qui leur est donnée parvenir à la sainteté. Nous, comme nous sommes dans notre nature d'homme, nous serions beaucoup plus sévères, ce serait à prendre ou à laisser.

Tandis que Saint Benoît, lui, dans sa nature de saint, lui qui est déjà un homme divinisé, il compatit aux misères de ses frères et il ne les force pas. Il dit simplement qu'il faut les appliquer à quelque travail pour qu'ils ne restent pas oisifs. Le terme qu'il emploie en latin, c'est celui de vacare, pour qu'ils ne soient pas vides, pour que leur vacuité puisse tout de même recevoir quelque chose.

 

Je pense que nous pouvons prendre de la graine à partir de ce que Saint Benoît nous dit ici car il faut appliquer ce principe dans toutes les circonstances qui peuvent se présenter. Il le dit ailleurs : l'Abbé doit toujours placer la miséricorde avant la rigueur du jugement, 64,26.

Ce n'est pas vraiment facile car il faut vraiment là obéir à un instinct spirituel, un instinct venant de l'Esprit et non pas un instinct venant de la chair. La miséricorde ne va pas de soi. Le jugement chez l'homme va de soi mais pas la miséricorde.

 

Chapitre 48, 1-23 : Du travail manuel.          28.03.92

      Travailler aux récoltes.

 

Mes frères,

 

Saint Benoît nous dit que les frères ne doivent pas se désoler s'ils doivent travailler eux-mêmes aux récoltes. Il faut savoir que les anciens moines allaient travailler à l'extérieur du monastère. Ils allaient travailler chez les paysans des environs aux récoltes justement pour recevoir en guise de salaire leur part de cette récolte.

Il est possible que ce fût encore la même chose à l'époque de Saint Benoît parce qu’il n'y aurait tout de même rien d'extraordinaire à ce que les moines qui auraient une exploitation agricole y travaillent. Il ne faut pas s'imaginer qu’à l'époque de Saint Benoît il y avait des ouvriers dans les monastères et que les moines devaient donc exceptionnellement travailler aux récoltes.

Non, je pense bien que c'est dans la ligne de la tradition qu’aux moments les plus difficiles de l'année, ils allaient travailler à l'extérieur chez les voisins en plus de leur propre exploitation parce qu'ils n'auraient pas eu assez.

 

Chapitre 48, 1-23 : Du travail manuel.          28.07.92

      Le travail manuel est un facteur d’unité.

 

Mes frères,

 

L'arrivée de ce chapitre sur le travail manuel de chaque jour est vraiment providentielle car j'ai été le témoin aujourd'hui après-midi d'une chose assez extraordinaire. Je faisais visiter le chantier de l'église à Dom Emmanuel Lanne que j'avais par hasard rencontré à la porterie au moment où j'y déposais le courrier. Et alors, j'ai vu monter un chapiteau et sa colonne.

Eh bien, c'est vraiment extraordinaire. J'ai vraiment, à ce moment là, touché du doigt un adage auquel je tiens beaucoup, que Saint Benoît ne dit pas mais qui sous-tend toute la vie monastique : c'est que le travail manuel unit. Le travail manuel est facteur d'unité. ,

 

Il y avait là six hommes : nos deux ouvriers, Louis Leroy et Luc Streignart qui étaient sur la hauteur; puis il y en avait quatre au rez-de-chaussée, Monsieur Remacle avec ses deux fils et son frère. Ils avaient monté un système très ingénieux pour hisser d'abord la colonne, ensuite le chapiteau pour le placer au-dessus de cette colonne.

Eh bien, j'ai compris une chose et je l'ai vue, et je vous assure que c'était extrêmement beau. Vous aviez ces six hommes, plus naturellement - j'oubliais le principal - le frère Paul-Michel qui était là et qui donnait aussi un coup de main. Ce n'était pas un spectateur comme moi.

 

Et vous aviez ces sept hommes en tout qui posaient les gestes qu'il fallait, au moment voulu, dans un ensemble parfait, sans un mot de trop. Oui, parce que le bobcat était là qui travaillait et il faisait du bruit. Il fallait échanger parfois et Louis Leroy, il a vraiment une voix comme celle de son père qui domine tous les bruits.

Eh bien ceci : le moindre désaccord entre ces hommes, eh bien c'était l'accident. Ils ne peuvent pas se permettent d'avoir leur idée à eux. Non, ils épousent tous la même idée, le même projet, le même plan et ils le mettent à exécution chacun à sa place dans un ensemble, je vous dis, on ne pouvait pas imaginer mieux. Et je le répète, la moindre, je ne dis pas erreur, mais le moindre accroc à cette unité de vision et de travail, eh bien il n'y a rien à faire, c'est l'accident.

 

Eh bien, j'ai encore compris autre chose : que nous devons regretter de ne pas faire ça nous-mêmes. On va peut-être dire : Oui, mais nous sommes trop bêtes ! Oui, peut-être bien, peut-être bien ? Nous n'avons pas cette expérience qu'ils ont.

Mais au moyen-âge, lorsqu'il y avait trois, quatre cent moines et cinq à six cent convers dans un monastère, ils construisaient eux-mêmes tout. Ils faisaient tout eux-mêmes. Et c'était ça qui soudait la communauté, qui en faisait un corps. Eh bien aujourd'hui, ce n'est plus possible, ce n'est plus possible. Alors, il faut le regretter mais tout de même retenir la leçon.

 

Ce que j'admirais aussi, mais une admiration sincère, c'était l'habileté, l'ingéniosité et l'intelligence pratique de ces hommes. Prenons nos deux ouvriers : ils sont des garçons très frustes et ils ont dans leurs mains une intelligence extraordinaire. Ils pensent avec leurs mains autant et si pas plus qu'avec leur tête. Et leurs gestes sont toujours justes, ils ne se trompent pas.

            Eh bien, je vous assure que c'est une fameuse leçon, une fameuse leçon d'humilité pour nous, et une fameuse leçon de charité et de concorde parce que ces hommes qui travaillent avec une telle harmonie, s'ils ne s'estimaient pas les uns les autres, ils ne pourraient pas réussir.

Imaginez un peu toutes les qualités qui sont requises au plan humain et, j'oserais ajouter, au plan surnaturel. Même s'ils ne mettent les pieds à l'église que le jour de la fête de la communauté, cela ne fait rien, il y a en eux un potentiel d'oubli de soi et de renoncement qui fait qu'il leur est possible de travailler ensemble à un projet commun.

 

Et alors nous, nous ne devons pas placer une colonne avec un chapiteau au-dessus, nous devons construire un temple spirituel. C'est ça une communauté. Et c'est ça le projet long auquel nous sommes attelés, auquel nous nous sommes voués : un temple dont le Christ est la tête et dont l'Esprit Saint est le cœur. Il faut donc que nous soyons tous parfaitement unis. Alors, imaginez un petit peu le malheur qui peut se produire si s'introduit un désaccord.

Attention ! Ce désaccord peut prendre des formes extrêmement subtiles auxquelles nous ne prenons pas garde. Si je dis du mal d'un autre, que je porte un jugement catégorique : c'est un ci, c'est un ça et, si en prononçant ce jugement défavorable je fais baisser un autre frère dans l'estime à laquelle il a droit vis- à-vis des autres, et bien je provoque, je risque de provoquer un accident, de démantibuler le travail commun.

Là-bas, quand ils travaillaient, il était inimaginable qu'ils disent : Mais enfin, tu n'es qu'un imbécile. Non, ils faisaient tous ce qu'ils devaient faire et ils le savaient. Et je suis certain qu'ils ont une très grande estime les uns pour les autres. Voyez ce travail qui unit des cœurs, et qui unit les esprits autant que les corps.

 

Alors, mes frères, soyons extrêmement prudents pour ce qui nous regarde, nous, dans la construction du corps du Christ, dans ce temple spirituel que doit être une communauté monastique. Gardons-nous ! Et je vous dis : les péchés de la langue et même les péchés des pensées peuvent faire beaucoup de tort. Quand on possède un temple spirituel, même la pensée contre le frère peut introduire une discordance, une disharmonie, un désaccord qui fait branler l'édifice.

 

Mais voilà, vous voyez, c'était bien tombé qu'on parle aujourd'hui du travail manuel de tous les jours. Et bien voilà, ce qu'il faudrait, c'est construire une église comme ça tout le temps. Il faudrait que ce travail n'ait jamais de fin pour avoir ainsi l'occasion d'admirer tellement de belles choses. J'ai vu ça parce que c'est tout de même un peu spectaculaire, mais il y a bien d'autres choses que nous pouvons admirer chez ces hommes qui sont nos frères et qui - encore une fois - qui peuvent très bien

être nos maîtres.

 

Table des matières

Chapitre 48, 25-51 : Du travail manuel.         28.11.83. 1

L’acédie. 1

Chapitre 48, 52-60. Du travail manuel.          29.11.83. 3

Ne jamais être oisif ! 3

Chapitre 48 : Du travail manuel.                  30.07.85. 6

L’ordo de la journée. 6

Chapitre 48, 52-fin : Du travail manuel.         30.07.90. 9

L’oraison continue. 9

Chapitre 48, 52-fin : Du travail manuel.         29.11.91. 10

La miséricorde avant le jugement. 10

Chapitre 48, 1-23 : Du travail manuel.          28.03.92. 11

Travailler aux récoltes. 11

Chapitre 48, 1-23 : Du travail manuel.          28.07.92. 11

Le travail manuel est un facteur d’unité. 11