Chapitre 40 : La mesure de la boisson.         18.11.85

      L’ivresse de Dieu.

 

Mes frères,

 

Dieu nourrit à l'endroit de l'homme, sa créature préférée, des ambitions démesurées. Et il les fait partager à notre père Saint Benoît. Nous le verrons dans un instant. Si souvent, dans les Psaumes, nous entendons parler de la grandeur de Dieu, de sa magnificence, de sa gloire. Dieu ne fait rien à moitié. Dieu ne connaît pas le calcul. Il ne connaît pas la mesure. Dieu est Dieu, c'est tout ! Nous devons le prendre tel qu'il est et accepter avec reconnaissance ce qu'il nous offre.

 

Saint Benoît a peur du vin, comme il aurait peur de la bière, ou du cidre, ou des boissons alcoolisées en général. Il en a peur parce qu'il craint que son disciple s'adonnant au vin ou à la bière finisse par perdre de vue la condition merveilleuse que Dieu prépare pour lui.

Saint Benoît espère pour son disciple une autre ivresse, celle de l'Esprit, la sobria ebrietas Spiritus, dont nous parle l'hymne des Laudes du dimanche. Rappelons-nous qu’au matin de la Pentecôte, les gens de Jérusalem pensaient que les Apôtres étaient ivres.

 

Saint Benoît attend que son disciple s'enivre, non pas de boissons, mais de Dieu. Ah, mes frères, si nous pouvions être ivres de Dieu, ivres de sa volonté qui nous introduit dans une sagesse nouvelle, ivres de son amour qui nous conduit au-delà de l'impossible, ivres de sa beauté qui nous donne un avant-goût de la vie éternelle !

A ce moment, nous n'aurions plus rien à désirer. Cette ivresse nous fait devenir ce que nous sommes par notre nom, c'est à dire des moines. Elle établit en nous l'unité. Elle fait de nous un seul être avec Dieu et même un seul être, mystiquement, avec tous nos frères.

Il n'y a plus rien à attendre ici-bas. C'est l'anticipation de la béatitude éternelle, et notre mission sociale ecclésiale se réalise. Ce n'est plus nous qui vivons, c'est le Christ qui vit en nous et qui poursuit son oeuvre de salut pour tous les hommes.

 

Mes frères, c'est une véritable ivresse parce qu'elle pousse l'homme à des actions qu'il ne ferait pas s'il était de sang-froid. C'est à dire la froide raison logique est anéantie. Une autre sagesse a pris possession de son cœur. C'est la sagesse de Dieu ! Un tel moine n'a plus peur de la croix.

Il sait que c'est à travers la croix, c'est à dire à travers un échec apparent, que Dieu réalise par lui son travail de rédemption. Et l'échec apparent, il ne faut pas voir un frère qui aurait en emploi dans lequel il rencontre, disons, des difficultés. Voilà, c'est un échec ! Non, l'échec apparent est dans le cœur et ça s'appelle l'humilité.

 

Mes frères, la nourriture et la boisson matérielle sont le signe d'un autre aliment qui est Dieu, Dieu dans son être, Dieu qui devient alors en nous source jaillissante pour la vie éternelle. Et cette ivresse que Dieu donne au moine qui se livre à cette puissance de l'Esprit, cette ivresse-là, le moine n'y a jamais pensé.

Elle n'est pas montée dans son cœur. Mais elle est préparée dans le cœur de Dieu depuis longtemps et elle est offerte dans un emballage qui n'est autre que l'obéissance. C'est toujours cette obéissance ! On ne fait plus qu'un avec la façon de voir de Dieu, sa façon d'agir, sa façon de aimer. C'est cela obéir ! Obéir, c'est donc boire à la coupe de cette ivresse.

O mes frères, lorsque cette coupe nous est offerte, ne la laissons jamais passer loin de nous parce que il se pourrait que, un jour, elle ne passe plus. Ce serait alors vraiment le dernier des malheurs.

 

Chapitre 40 : La mesure de la boisson.         18.11.87

      Discipliner la chair !

 

Mes frères,

 

Saint Benoît est un bon chrétien. C'est un authentique disciple du Christ, un fidèle serviteur de Dieu. Il s'est installé et il s'est enraciné dans la vérité toute entière. Il ne conteste pas le plan que Dieu nourrit dans son cœur et qu'il réalise dans le déroulement des événements historiques.

Il accepte - Saint Benoît donc - la condition charnelle de l'homme. Il ne la récuse pas, il ne la refuse pas. Il est heureux et fier d'être un homme car il sait que Dieu a voulu devenir homme afin que lui, Benoît, être de chair, puisse devenir Dieu.

Il ne cherche donc pas à échapper à la chair et à ses besoins légitimes. Il va cependant maîtriser cette chair. Il ne va pas en devenir l'esclave. Il va s'imposer, ou lui imposer - à la chair - une saine discipline de manière à connaître une véritable liberté.

 

Il sait que la source du péché se trouve dans le cœur de l'homme, et pas ailleurs. Si bien que lorsque le cœur est purifié, l'homme connaît la liberté, même vis-à-vis de sa chair. Une harmonie s'est rétablie à l'intérieur de son être total, l'harmonie qui existait chez Adam. Si bien que l'homme au cœur purifié peut se promener dans la création, en admirer les beautés sans jamais se laisser séduire par elles jusqu'à devenir leur esclave.

Mes frères, c'est là que Saint Benoît veut nous conduire.

 

Pour l'alimentation comme pour le reste, il ne s'appuie pas sur sa propre sagesse, ni même sur son propre jugement. Il cherche à connaître le meilleur, à savoir le plan de Dieu, le point de vue de Dieu, de manière à s'accorder à la volonté de Dieu en toute chose. A l'intérieur d'un cadre, il va fixer des normes que lui enseigne l'expérience des Anciens.

Il dira par exemple, il reconnaîtra que chacun a reçu de Dieu son don particulier, l'un celui-ci, l'autre celui-là. Chacun possède des charismes personnels, des besoins personnels. Il faudra veiller - il le disait hier - à ce que les cœurs ne s'appesantissent pas par une grossière intempérance. Il ne faut pas perdre la vigilance.

Lorsque l'estomac est trop rempli, on a tendance à sommeiller, à être distrait. C'est à ce moment que l'ennemi peut agir. Il faut donc d'abord garder cette vigilance, cet éveil, et pour cela il ne faut pas trop se charger.

 

Et enfin, Saint Benoît a peur du vin, car l'expérience apprend que le vin fait apostasier, c'est à dire qu'il fait tomber les sages. On dit que la vérité se trouve dans le vin. Mais ce n' est pas la vérité de Dieu, c'est la vérité que l'on veut cacher, c'elle des complexes et des traumatismes, et des instincts.  Mais attention, dit Saint 8enoît, attention à l'alcool !

L'alcool monte au cerveau. L'alcool peut entraîner l'homme le plus sage dans des excès qu'il n'aurait jamais osé aborder lorsqu'il était de sang froid.

Saint Benoît donc demande d'éviter la satiété qui est une déviation idolâtrique. La gourmandise est la porte de tous les excès. Je l'ai déjà dit tant de fois, et on ne peut jamais que le répéter: Celui qui a maîtrisé sa bouche, il a maîtrisé tout son corps et aussi tout son cœur. C'est pourquoi les Anciens plaçaient toujours la gourmandise comme le premier de tous les péchés capitaux, de toutes les passions.

Et Saint Benoît - je le répète - a peur du vin. Il préfère pour ses disciples une abstinence totale. L'usage du vin ne convient aucunement aux moines. Et pourquoi ? D'abord à cause du danger du vin, mais aussi parce qu'il espère pour son moine une ivresse d'une autre nature, celle de l'Esprit, cette sobria ebrietatis Spiritus, dont nous parle l'hymne que nous chantons chaque dimanche à l'office des Laudes.

 

Mais en quoi consiste cette sobre ébriété de l’Esprit ? C'est une référence à l'étonnement des gens de Jérusalem lorsqu'ils voyaient que les Apôtres, le jour de la Pentecôte, étaient hors d'eux-mêmes. C'est l'ébriété d'une extase. L'homme ne s’appartient plus. L'homme est emporté dans les sphères divines. L'homme est en train d'être divinisé et, à ce moment-là, il ne se comporte plus comme un homme trop charnel encore. La chair de l'homme spiritualisé est déjà une chair en voie de transfiguration.

Si bien que cela se présente au dehors. Il y a comme des gestes, des attitudes, des raisonnements qui sont au-delà de la sagesse humaine. C'est un petit grain de folie qui habite le cerveau de l'homme en voie de transfiguration. A la limite, ce sont des "foIs en Christ". Et c'est là l'ivresse spirituelle arrivée à son sommet. C'est celle-là que Saint Benoît attend de nous.

 

Il ne faut donc pas s'enivrer de boissons, mais il faut s'enivrer de Dieu. Et ça, nous le pouvons tout de suite. C'est s'enivrer de sa volonté qui introduit dans une sagesse nouvelle.

Il faut s'enivrer de son amour qui emporte l'homme au-delà de l’impossible, qui le fait sortir de lui, qui le projette hors de lui et qui lui permet d'affronter l'impossible, l'impossible qui est cette transformation radicale de l'être. L'impossible, c'est de posséder déjà sur terre le Royaume de Dieu. L'impossible, c'est d'entrer avant la mort physique dans le monde à venir. Tout cela, l'amour le donne.

S'enivrer de Dieu, mais c'est s'enivrer de sa beauté qui donne à l'homme la conscience de la vie éternelle. Il sait très bien, cet homme-là, qu'il ne mourra pas. Pourquoi ? Parce qu'il est déjà passé de la mort à la vie. Voilà l'ivresse que Saint Benoît attend pour nous !

 

Et la nourriture et la boisson que nous prenons chaque  jour deviennent donc les signes d'une autre alimentation, d'une autre nourriture, celle que les hommes ne peuvent pas voir, celle que le Christ consommait, lui qui était Dieu.

Voyez, comme je l'expliquais avant-hier, notre repas monastique est un repas liturgique. Le lecteur de table est un officiant qui anime cette liturgie domestique. Et nous, nous sommes à table et nous mangeons, pas uniquement parce que nous avons faim, mais aussi parce que nous célébrons une véritable liturgie qui nous rappelle que notre véritable nourriture, nous la recevons dans le contact avec Dieu, dans la relation à sa volonté, dans notre Office, dans l'Eucharistie.

Nous ne devons jamais dissocier ce que nous faisons au réfectoire de ce que nous faisons à l'église. C'est là aussi le réalisme de l'Incarnation, c'est là d'être heureux dans sa peau, de remercier Dieu pour sa condition charnelle.

 

Voilà, mes frères, Dieu ainsi peut devenir pour nous - dans son être que nous recevons, avec lequel nous sommes en communion – Dieu devient pour nous source jaillissante de vie éternelle, cette vie éternelle qui est très proche de nous.

Et lorsque nous y serons entièrement, nous n'aurons plus faim et nous n'aurons plus soif, après la résurrection d'entre les morts, parce que notre unique nourriture, ce sera la vision de la bienheureuse Trinité.

 

 

Table des matières

Chapitre 40 : La mesure de la boisson.         18.11.85. 1

L’ivresse de Dieu. 1

Chapitre 40 : La mesure de la boisson.         18.11.87. 2

Discipliner la chair !. 2