Chapitre 39 : La mesure de la nourriture.      18.03.86

      Un sujet délicat !

 

Mes frères,

Saint Benoît ose aborder ce soir un sujet délicat : la mesure de la nourriture. Car l'homme, dès l'instant de sa conception jusqu'à son dernier souffle a besoin d'être nourri. C'est pour lui une condition sine qua non de survie. Lorsqu'il devient autonome immédiatement après sa naissance, il trouve un plaisir à satisfaire son appétit. Il commence à savourer les variétés de goût qu'il découvre dans les aliments.

Mais nous sommes dans un monastère. Et si notre principale nourriture est la volonté de Dieu, si nous nous délectons des saveurs cachées dans la manne des vouloirs divins, à ce moment-là nous comprenons qu'il est nécessaire, qu'il est indispensable de discipliner l'instinct charnel, l'appétit des nourritures terrestres.

Il faut accorder au corps ce qui lui revient en toute justice. Il faut faire de son corps un allié de l'esprit et non pas lui remettre le gouvernail de la vie. C'est à cela que s'emploie l'ascèse monastique. Et reconnaissons-le franchement, ce n'est pas si simple, ce n'est pas facile, ça ne va pas de soi, cela nécessite une lutte.

 

Eh bien Saint Benoît, je pense que nous pouvons l'admirer parce qu'il ose aborder de front ce problème. Et il pense à tout et à tous. Il entre dans le détail concret. On pourrait reprendre tout presque ligne par ligne. Il a le souci, vraiment le souci de chacun.

Je pense que dans le monastère de Saint Benoît, on devait se sentir bien, même pour ce qui regarde la nourriture. On n'y avait pas faim. On jeûnait, certes. Il arrivait en Carême qu'on prenait le premier repas de la journée après les Vêpres. Mais ça ne fait rien, c'était une habitude. Surtout dans le Midi, dans le sud de l'Italie, il y fait chaud, on n’a pas si vite faim qu'ici.

 

On devait être bien chez Saint Benoît. On sent à travers ce chapitre-ci qu'il avait un cœur, un cœur aimant. Il savait entrer dans la peau de ses frères, là, qui étaient venus à la conversion et qui avaient encore tant de besoins artificiels dont il fallait les aider à se débarrasser.

 

 

Chapitre 39: La mesure de la nourriture.       18.07.90   

      Dévorer la chair des frères !

 

Mes frères,

Les habitudes alimentaires ont considérablement évolué depuis l'époque de Saint Benoît. Si nous devions adopter à la lettre ses prescriptions, je pense que nous ne pourrions tenir très longtemps. Il faut bien comprendre ce qu'il veut dire.

Il prévoit la préparation de deux mets cuits. Mais attention ! Cela ne signifie pas qu'on peut s'approvisionner aux deux mets. C'est un ou l'autre. Mais pourquoi deux ? Parce que celui qui ne pourra pas s'accommoder d'un met, pourra manger l'autre. Mais il ne pourra pas grignoter aux deux.

 

Imaginez, mes frères, que nous n'ayons notre premier repas de la journée, à cette saison-ci, qu'à midi et le mercredi et le vendredi à trois heures de l'après-midi, le tout premier ! Et que nous n'ayons qu'un seul plat cuit avec, en cette saison-ci, l'un ou l'autre légume ou un fruit frais. Pensez-vous que nous pourrions être épanouis spirituellement ? Moi, j'en doute !

En tout cas, à l'époque de Saint Benoît, c'était possible. Mais voilà, la race humaine a sans doute considérablement dégénéré depuis lors. Elle n'est plus aussi résistante. Je ne sais pas ! En tout cas, ce serait totalement manquer de discrétion que d'exiger aujourd'hui qu'on en revienne à ce que Saint Benoît demande ici.

Le Décret Perfectae Caritatis - il ne faut jamais l'oublier - demande une rénovation adaptée, c'est à dire une rénovation, un retour aux sources, mais adapté aux circonstances d'aujourd'hui, aux santés d'aujourd'hui, aux aspirations spirituelles d'aujourd'hui. Une rénovation n'est pas un retour en arrière. Elle n'est pas une régression. Elle doit être toujours en progrès et dans la ligne bien droite de la Tradition la plus saine.

A partir du 14 Septembre, à l'époque de Saint Benoît, on prenait toujours le premier repas après l'Office de None, et pendant le carême, le tout premier après l'Office des vêpres. Lorsque le repas était pris à midi, il y avait aussi un souper, comme il est dit. Ce n'était pas une refectio, ce n'était pas un vrai repas. La journée aurait été trop longue peut-être ? Il fallait un petit quelque chose. Mais ils n'avaient jamais de déjeuner le matin.

Mes frères, je pense que nous devons rendre grâce à Dieu de vivre à l'époque d'aujourd'hui. Mais je voudrais que nous jeûnions à un autre niveau. Et là, ça nous est possible, c'est même indispensable. Ce serait vraiment malheureux, voilà, d'avoir un régime alimentaire comme nous avons aujourd'hui et, en plus de cela, de dévorer la chair des frères. C'est à dire, dire du mal d'eux, être à l'affût de leurs moindres défaillances pour les critiquer intérieurement dans son cœur ou bien même à l'extérieur. C'est ça dévorer la chair des hommes !

C'est infiniment plus grave que de manger de la chair. Il y a, mes frères, des anthropophages spirituels, si ça existe ! Je dis spirituel parce que ça se fait à l'intérieur du cœur. Mais il n'y a rien de spirituel là-dedans, au contraire il n'est rien de plus charnel. Ce sont de véritables anthropophages, car ils s'engraissent de la chair de leurs semblables. Dans le monde, c'est chose courante. Il faut croire, mes frères, que ça pénètre dans le monastère, parce qu’alors ça devient beaucoup plus grave qu'on ne le pense.

Vous vous rappelez, mes frères, les malédictions du Christ : Celui qui dit de son frère, c'est ceci ou c'est un ça, il devra en répondre au tribunal de Dieu, même si ce n'est qu'à l'intérieur de son cœur qu'il le pense. Car, si je regarde mon frère d'un mauvais oeil, je l'ai déjà tué à l'intérieur de moi.

Donc, mes frères, soyons très prudents et prenons appui sur l'indulgence qu'il nous a accordé aujourd'hui dans le domaine de l'alimentation pour être très vigilant pour le jeûne qui concerne la médisance, la calomnie, ou même des pensées défavorables.

Maintenant, mes frères, il reste encore une petite chose à propos des repas que je remarque depuis quelques temps. Et là aussi, je pense qu'il faudrait prendre garde et essayer de se corriger. Cela ne se fait pas au dîner, cela ne se fait pas au souper, mais c'est surtout le matin quand on mange seul.

Et j'ai remarqué comme ça qu'il y a des frères, et de plus en plus, qui ne prient pas avant le repas. On arrive, on s'assied, on attaque ; ou d'autres qui ne prient pas après le repas ; pas de bénédiction, ni avant, ni après.

Mes frères, prenons bien garde à cela ! Tout repas doit faire l'objet d'une bénédiction : soit bénir Dieu pour le repas qu'il nous accorde, soit appeler la bénédiction de Dieu sur la nourriture que nous allons prendre.

C'est très important, parce que ça nous montre notre dépendance. Non pas dans le sens d'une dépendance qui nous diminue, mais notre dépendance vis-à-vis du Créateur. C'est un acte d'humilité qui nous remet dans notre vérité de créature et, en même temps, qui élève notre cœur et qui l'ouvre à la reconnaissance.

Et une reconnaissance, non seulement vis-à-vis de Dieu, mais aussi vis-à-vis de tous ceux qui ont préparé cette nourriture, qui l'ont servie. Il y a des cuisiniers, il y a des serviteurs de table, il y a les réfectoriers. Plus haut encore, il y a tous les hommes qui ont travaillé pour que le pain arrive sur notre table. Il y a les cultivateurs, il y a les marchands d'engrais, il y a les boulangers, enfin toute une foule de gens qui fait que à un moment donné, nous avons là une tranche de pain. Et nous devons aussi les remercier dans notre cœur.

Mes frères, retenons tout cela, si vous le voulez bien, et ainsi nous verrons la paix s'élargir et s'approfondir entre nous. Et en même temps, notre relation à Dieu deviendra plus vraie, deviendra plus pure, et deviendra plus aimante.

 

Chapitre 39 : La mesure de la nourriture.      17.11.90

      Maintenir la mesure.

 

Mes frères,

Le régime alimentaire des moines de Saint Benoît dans le sud de l’Italie est très différent de celui que nous connaissons aujourd'hui dans nos régions. Dès que les monastères situés en zones plus froides ont adopté la Règle de Saint Benoît, ils ont dû, j'en suis certain, tout au début adapter les prescriptions concernant la mesure de la nourriture. L'essentiel est de maintenir la mesure.

Saint Benoît utilise à trois reprises le mot qui est, me semble-t-il, le centre de ce chapitre : crapula. 39, 16-18-20. Cela ne traduit pas le français crapule mais tout de même le mot crapuleux. On l'y retrouvera dans ce sens-là. Et on l'a traduit en français par excès d'abord, puis par excès de table, et enfin par grossière intempérance, ce mot apparaît à trois reprises.

Oui, nous devons prendre garde de ne pas sombrer dans ce défaut qui est un excès dans le manger et le boire naturellement. Saint Benoît dit qu'il n'y a rien de plus contraire à un chrétien que l'indigestion. Cela peut être accidentel lorsqu'il y a un virus dans la nourriture. Alors on doit quitter l'Office à plusieurs reprises. Mais ce n'est pas ça l'indigestion. Ce n'est qu'un petit dérangement intestinal. L'indigestion, c'est bien plus grave.

Mais pourquoi alors est-elle contraire à tout chrétien ? Mais c'est parce que les animaux, eux, n'ont jamais d'indigestion. L'animal mange à sa fin et puis c'est tout. Tandis que l'homme, lui, l'homme qui est soi-disant raisonnable, intelligent, qui réfléchit, lui, il lui arrive de manger largement au-delà de sa faim et il prend une indigestion. A ce moment-là, il est en dessous de l'animal.

C'était courant chez les païens de manger avec excès. Que faisaient-ils ? Ils mangeaient à l'excès, à l'excès, puis ils allaient quelque part et se faisaient vomir. Et puis, ils recommençaient. C'est cela le paganisme !

 

Alors, le moine qui sombre dans de tels excès, non seulement il n'est plus moine, mais il n'est même plus chrétien. Il n'est plus rien du tout, même pas un animal, il est en dessous. Et c'est pour ça que saint Benoît est tellement sévère ici et qu'il fait cette référence à l'esprit chrétien pour maintenir les moines et les hommes en général dans la ligne d'une saine tempérance.

Il faut manger à sa faim, c'est certain, mais il ne faut pas aller au-delà. Dès qu'on va au-delà, alors on glisse hors du propos monastique. Mais ce qui est vrai de la nourriture est encore bien plus vrai de la boisson. Un moine ivrogne, ça existe ! ça existe ! Mais alors là, c'est encore bien plus malheureux qu'un moine intempérant au plan de la nourriture. Pourvu que de tels malheurs ne nous arrivent jamais.

 

 

Chapitre 39 : La mesure de la nourriture.      18.11.91

      S’abstenir de la viande des quadrupèdes !

 

Ma sœur, mes frères,

L'un d'entrevous m'a posé une question difficile. Il m'a demandé : Mais enfin, pour quelles raisons, pour quelles raisons Saint Benoît prescrit-il que les frères s'abstiendront absolument de la chair des quadrupèdes ? Pourquoi la chair des quadrupèdes? 39,24.

On pourrait donc se nourrir de la chair des volatiles ou des poissons, manger du poulet, de la dinde, du faisan, de la caille ou bien des poissons, de la truite, du caviar, etc. Mais voilà, c'est une question qui n'est pas simple. Je lui ai donné un début de réponse, mais je pense qu'il serait intéressant de creuser un peu la chose.

D'abord Saint Benoît, lui, est dans la ligne de la Tradition qui le précède. Dans le désert on ne mangeait jamais de viande parce que tout simplement il n'yen avait peut-être pas. Et puis les moines fervents ne mangeaient jamais rien de cuit, jamais. C'est ainsi qu'Evagre est mort d'ailleurs, il s'est détruit l'estomac en ne mangeant que du pain sec, et de l'eau, et du sel. Mais tout de même il y a une raison. Et cette raison, elle est comme tout ce qui regarde la vie du moine et la vie du chrétien, elle est fondée sur la Parole de Dieu.

Vous allez me dire : Oui, mais la Parole de Dieu c'est très bien. Des exégètes l'ont décryptée aujourd'hui. Et d'ailleurs, ce qui était prévu à l'époque, à l'époque de la Parole de Dieu, qu'est-ce que ça peut encore nous faire aujourd'hui ? Nous avons progressé dans ce domaine, nous ne sommes plus liés à des mythes du passé. N'est-il pas temps de secouer toutes ces vieilles histoires ?

Eh bien je ne pense pas parce que l'univers, Dieu lui-même et son univers ne peuvent être accessibles à notre « nus », donc à notre cœur, à notre être entier qui est à la fois corps et esprit. Il ne peut être accessible qu'à travers le symbole. Il n'est pas possible à notre intellect de pénétrer cet univers. Nous pouvons simplement l'évoquer dans le jeu du rite et dans le jeu du symbole. Si bien que cette défense de prendre de la viande, elle s'appuie sur le récit de la Genèse.

Le cinquième jour Dieu dit : Que les eaux grouillent d'un grouillement d'êtres vivants et que des oiseaux volent au-dessus de la terre contre le firmament du ciel. Et il en fut ainsi. Les poissons et les oiseaux sont donc parents pour la Bible. Ils ont été créés en même temps. Une seule Parole de Dieu les a créés. Ils proviennent tous les deux du milieu aquatique. Voilà, il est donc possible d'en manger. Il n'y a pas de différence essentielle entre les deux.

Maintenant, le jour suivant Dieu dit : Que la terre produise des êtres vivants selon leur espèce: bestiaux, bestioles, bêtes sauvages selon leur espèce. Et il en fut ainsi. Le même jour, immédiatement après Dieu dit : Faisons l’homme à notre image, comme notre ressemblance. Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il le créa. Homme et femme il les créa. Il en fut ainsi. Dieu vit tout ce qu’il avait fait, cela était très beau. Il y eu un soir, il y eu un matin. Sixième jour.

L'homme a donc été créé en même temps que les quadrupèdes. Ceux ci, ce sont donc ses frères, sont de même constitution que lui. Si donc l'homme mange la chair des quadrupèdes, il mange la chair de son frère et il tombe dans le cannibalisme. Oui, c'est bien ainsi qu'il faut le sentir. N'oublions pas que nous sommes dans un univers de symboles, ici.

Je pense maintenant que si on devait faire une analyse plus précise de ces choses et voir comment cela se passe chez l'homme qui mange de la viande, eh bien pour le moine, l'homme qui se nourrit de la chair des quadrupèdes va leur devenir semblable - encore une fois, ils sont frères - il va leur devenir de plus en plus semblable.

S'il mange du bœuf, il va devenir comme un bœuf ; s'il mange du lapin, il deviendra comme un lapin, couard, couard comme un lapin ou un lièvre, peureux ; s'il mange du lion, il va devenir féroce comme un lion. Voilà un peu !

 

Vous allez dire : Tout ça c'est très amusant, mais dans la réalité, ce n’est pas ainsi ? Eh bien, je n'oserais pas l'affirmer car la consommation habituelle de viande chez un homme bien portant développe chez lui l'instinct d'agressivité. Et ce que la Tradition monastique veut prévenir, c'est précisément que les moines ne se dressent pas les uns contre les autres comme les quadrupèdes le font. Nous n'avons pas le droit dans le monastère de manger la chair de nos frères.

Comment manger leur chair? Mais par les mauvais propos, par les mauvaises pensées, enfin par le refus de rendre service, enfin tout ce qui dresse les hommes, les femmes, les uns contres les autres. Et cela, symboliquement parlant, est lié à l'abstention de viande de quadrupède.

J'ai connu comme ça un homme, ce n'était pas un moine mais un homme du monde, qui mangeait de la viande à tous les repas, tous, tous, tous indistinctement. Il en mangeait une quantité énorme chaque jour. Car ce n'était pas qu'il mangeait une tranche de jambon le matin, une tranche de lard le soir et un bifteck à midi non, de la viande rouge le matin, le midi et le soir, et en bonne quantité.

Eh bien, cet homme-là était difficile comme tout dans sa famille, toujours mécontent et malheureux et rendant les autres malheureux. Et ça, c'était certainement parce qu'il était gavé de viande. Et la Faculté le reconnaissait, c'était ainsi.

            Donc voyez, lorsque Saint Benoît parle de proscrire la consommation de la viande des quadrupèdes aux frères, il sait très bien ce qu'il dit. C'est fondé sur l'Ecriture, mais il y a aussi toute une expérience. Et ce qu'il veut, c'est que nous ne soyons pas des bêtes entre nous, des bêtes féroces entre nous. Nous devons être parfaitement incarnés mais manifestant dans toute notre conduite la douceur, et l'humilité, et le renoncement du chrétien.

Voilà l'explication. Elle est juste. Mais encore une fois je vous dit, il faut le croire, il faut l'accepter. Mais notre vie monastique, elle n'a pas de sens si elle n'est pas toute entière pétrie de ces symboles qui ont été justement révélés pour nous servir de guide dans notre propos.

Si nous voulons atteindre Dieu et son univers, Dieu parfaitement mystérieux et son univers aussi, nous devons emprunter le chemin qu'il nous a ouvert. Et ce chemin, on ne le dira jamais assez, c'est le chemin de la liturgie, c'est celui du rite, c'est celui du symbole, non seulement au moment où nous sommes à l'église, mais jusque dans le détail de notre vie concrète.

En dehors de cela, la vie monastique devient une idéologie, elle devient une philosophie à côté d'autres. Elle perd sa spécificité, son originalité qui est d'être d'origine divine et de conduire de plus en plus loin à l'intérieur du divin.

Voilà, ma sœur, mes frères, une petite explication. Je ne dirais pas qu'elle vous a convaincus. Elle ne doit pas vous convaincre. Elle coule de source...

 

Table des matières

Chapitre 39 : La mesure de la nourriture.      18.03.86. 1

Un sujet délicat !. 1

Chapitre 39: La mesure de la nourriture.       18.07.90. 1

Dévorer la chair des frères !. 1

Chapitre 39 : La mesure de la nourriture.      17.11.90. 3

Maintenir la mesure. 3

Chapitre 39 : La mesure de la nourriture.      18.11.91. 4

S’abstenir de la viande des quadrupèdes !. 4