Chapitre 38 : Du lecteur semainier.              17.03.86

      La lecture publique.

 

Mes frères,

La lecture publique au cours des repas, comme vous le voyez, n'est pas une innovation récente. Saint Benoît la connaît. Il l'emprunte à la Tradition et il insiste comme sur une pratique indispensable : La lecture ne doit jamais manquer a la table des frères, dit-il 38,2, jamais manquer ! Que lisait-on ? Il suffit pour cela de se référer au dernier chapitre de la Règle. On lisait l'Ecriture Sainte naturellement et en premier lieu, puis la vie des Pères, des récits édifiants. Mais les manuscrits étaient rares et aussi précieux.

Aujourd'hui, il y a un gaspillage fantastique de papier. A cette époque, on était économe. On ne peut pas imaginer aujourd'hui la peine que demandait la reproduction d'un manuscrit. Il y avait ce qu'on appelait un Scriptorium. C'était l'endroit où travaillaient ces scribes, ceux qui recopiaient les manuscrits. C'était vraiment des ateliers. Alors, ces manuscrits, qui étaient rares malgré tout, qui étaient entourés d'un très grand soin, étaient parfois difficiles à déchiffrer. On usait beaucoup d'abréviations pour gagner de la place. On ne mettait pas de ponctuation, tous les mots étaient accrochés les uns aux autres.

Si bien que l'office de Lecteur était, mais vraiment, une charge importante et honorable dans une communauté. Ce n'est pas n'importe qui, qui pouvait s'emparer d'un Ilvre et lire, comme le dit Saint Benoît. Il ne faut donc pas s'étonner si le lecteur est invité à se prémunir contre la tentation de vanité. Aujourd'hui, on n'est pas mécontent si on ne doit pas être lecteur. Oui, mais à cette époque, c'était vraiment un honneur d’être lecteur. On aurait très bien pu, voilà, mettre son âme en danger.

Et c'est pourquoi ce péril doit être sérieux, vraiment sérieux, nous devons bien nous le dire. A l'époque de Saint Benoît, c'était un vrai danger. Et nous le remarquons au fait que le lecteur avant d' entrer en fonction doit demander que tous prient pour lui, dit Saint Benoît, tout le monde doit prier pour lui. Et on doit prier pour lui afin que Dieu écarte la tentation de vanité, le spiritus elationis, 38,7, cet esprit malin qui pourrait le faire mousser de l'intérieur, s'élever au- dessus des autres.

Et il demande que tous prient pour lui après la messe ; et après la communion. C'est un moment privilégié. Tout le monde a participé au Sacrifice Eucharistique, on ne forme plus qu'un seul Corps. On a communié et on est tous unis. Donc à ce moment-là, si on prie ensemble, la prière aura beaucoup plus d'efficacité. Il va aussi après cette prière recevoir une bénédiction spéciale. Voyez toutes les précautions que l'on prend !

 

Il faut noter l'insistance de cette prière aussi. C'est par trois fois que le lecteur lance son invocation. C'est par trois fois que la communauté la reprend. Et ce n'est pas n'importe quelle invocation, c'est exactement la même qui est utilisée pour l'ouverture de l'Office chaque matin : Seigneur, ouvre mes lèvres, et ma bouche annoncera ta louange.

Donc, la lecture du réfectoire, elle a pour but la proclamation de la louange de Dieu, et elle ne doit pas servir à la vanité du lecteur.   On sent aussi la parenté qu'il y a entre la table Eucharistique et la table du réfectoire, entre l'Office Liturgique et la célébration d'un repas communautaire au cours duquel il y a une lecture.

Nous voyons, mes frères, que la vie monastique est toujours une unité. Ce n'est pas quelque chose de compartimenté mais c'est intégré, c'est synthétisé vitalement, existentiellement. Nous devons en être pénétrés. Nous sommes ici chez Dieu. Tout ce que nous faisons viens de Dieu et est pour Dieu, mais absolument tout. Et à des endroits comme l'église et comme le réfectoire, alors ça est très fort mis en relief par Saint Benoît.

 

Eh bien voilà, mes frères, si nous entrons dans cet esprit, je pense que comme nous invite Saint Benoît, nous courons dans la voie des commandements de Dieu vers ce monde à venir qui nous attire, qui nous séduit, et où enfin nous verrons Dieu tel qu'il est.

Il est déjà possible de le voir tel qu'il est maintenant. Ce monde à venir n'est pas loin de  nous. Il est dans notre cœur. Nous baignons en lui. Si nous entrons dans ce courant qui affleure partout, eh bien ce monde à venir devient notre véritable patrie, et déjà nous recevons la joie de contempler le Christ dans sa beauté, de façon obscure certes, mais tout de même bien réelle.

Et à ce moment-là, tout est transcendé, tous les périls sont vaincus, la mort elle-même est dépassée et on goûte déjà les prémices de la résurrection de notre état définitif, éternel, dans la lumière.

 

Chapitre 38 : Du lecteur semainier.              17.07.87

      Le caractère sacré du repas.

 

Mes frères,

La lecture ne doit jamais manquer à la table des frères, nous dit Saint 8enoît. Cette lecture au cours du repas est très ancienne dans le monde monastique et nous pouvons nous demander quelle est la raison qui a motivé cette coutume.

Il faut aller la chercher toujours, non pas dans des motifs utilitaires, mais bien au-delà dans cette région où déjà on expérimente entre soi et à l'intérieur de son cœur la présence du Royaume de Dieu. C'est toujours pour des raisons d'ordre surnaturel que les choses se passent dans un monastère.

 

Il y a lecture au cours du repas à cause du caractère sacré de ce repas. Rappelons-nous que Saint Benoît prescrit ailleurs que les semainiers de cuisine, donc les serviteurs de table, doivent laver les pieds de tous les frères lorsqu' ils ont fini leur travail. C'est la une réminiscence certaine à la dernière Scène où le Christ Jésus avant d'entrer dans sa passion a lavé les pieds de ses disciples. Et il leur a dit: Je vous ai laissé un exemple pour que vous le fassiez vous-mêmes, ce que j'ai fait.

Or, ce repas que Jésus a partagé avec ses apôtres et ses disciples, c'était la grande célébration pascale. C'est le repas au cours duquel il avait fondé, où il avait institué le Sacrement qui allait devenir notre Eucharistie. Il s'était donné lui-même en nourriture et en boisson à ses frères. Et voilà qu'il s'anéantissait à leur pied jusqu'à devenir leur esclave.

 

Mes frères, le repas à l'intérieur du monastère est toujours ainsi une réminiscence de cette dernière scène. Il est donc directement lié au Sacrifice Eucharistique - nous ne devons jamais le perdre de vue - ce Sacrifice Eucharistique qui unit et qui crée.

Que crée-t-il ? Eh bien, il crée le Corpus Monasterii. Dans notre réfectoire nous partageons aussi la même nourriture, nous partageons forcément les mêmes goûts, nous partageons le même rythme et nous grandissons ensemble dans la même charité.

Ce Sacrifice de l'Eucharistie, dont l'écho est perçu dans notre repas communautaire, nous relie directement à notre Créateur. C'est notre Créateur devenu homme, devenu pain et vin, qui vient en nous. Et ainsi, nous sommes reliés au cosmos entier. Et déjà, grâce à nous, ce cosmos se transfigure.

 

Nous sommes aussi unis ensemble. On devient ce qu'on mange. Et comme nous mangeons tous la même chose, nous devenons tous même. N'oublions pas que dans l'aliment que nous mangeons, nous mangeons de la charité, la charité, l'amour de ceux qui ont préparé le repas, de ceux qui le servent, de ceux qui entretiennent le réfectoire.

Vous voyez, mes frères, toute cette symbolique et cette  réalité se trouve à l'intérieur de notre table. Et c'est la raison pour laquelle comme dans l'Eucharistie il est nécessaire d'avoir une lecture.

Il y a aussi tout un cérémonial que Saint Benoît rappelle ici. Il y a une prière en commun. Il y a une bénédiction qui est demandée d'abord pour le lecteur, une prière en commun avant et après le repas, tout un cérémonial. Il y a une gestualisation. On se sert les uns les autres. On écoute la Parole de Dieu.

Alors, mes frères, il y a une petite notation sur laquelle je veux m'arrêter, sur laquelle je veux appuyer. Saint Benoît nous dit que on gardera un silence parfait à table, en sorte que on n'y entende aucun chuchotement ni paroles, mais seulement la voix du lecteur. Ce silence parfait est exigé parce qu'on participe à une action sainte et on entre à l'intérieur d'un mystère. C'est le mystère de notre charité, c'est le mystère de Dieu qui se fait homme pour donner sa vie pour nous et nous emporter en lui, c'est le mystère de notre transfiguration.

Mes frères, nous devons avoir conscience de tout cela. Et c'est pourquoi ça me fait toujours de la peine lorsque j'entends ricaner au réfectoire. C'est grave, savez-vous ! A .mon sens, c'est presque un sacrilège. Naturellement celui qui fait ça, il ricane parce que vous savez, le lecteur a peut-être fait une petite erreur ? Ou bien le lecteur épuisé, surépuisé, il a de la peine à ne pas s'endormir, ou toutes sortes de choses ainsi.

Alors, mes frères, je sais bien qu'il n'y a pas de méchanceté là-dedans, aucune, aucune. Il n'y a pas de malice, ça sort comme ça. Mais prenons garde parce que ça pourrait parfois friser le sacrilège. Prenons garde !

Et comme Saint Benoît le dit : Qu'il y ait toujours un silence parfait, qu'on n'entende aucun chuchotement. Ici, c'est les mussitatio, 38,13. Et dans les mussitatio on peut mettre beaucoup de choses, beaucoup plus que du chuchotement. Cela ne veut pas dire chuchotement, c'est presque singer, faire comme.

 

Alors, mes frères, soyons prudents de ce cote-là et demandons à Dieu de bénir, de toujours bien bénir ceux qui se dévouent au réfectoire : le réfectorier, le cuisinier, les serviteurs de table, le lecteur de table.

Je n'ai pas le temps, nous devons aller à l'église. Ce sera pour une autre fois : le service de la lecture qui est dur. J'ai été lecteur pendant longtemps comme bien d'autres ici. Ce n'est pas simple. Donc, respectons toujours aussi notre lecteur et remercions, demandons à Dieu encore une fois de les bénir tous largement.

 


Chapitre 38: Du lecteur semainier.              16.11.87

      Pourquoi une lecture ?

 

Mes frères,

On peut se poser une question : Pourquoi une lecture à la table des frères? Pourquoi cette lecture ne doit-elle jamais manquer ? La réponse est - comme toujours lorsqu'on examine la Règle de Saint Benoît - la réponse est à chercher à un niveau très élevé qui est celui-là même que l'Esprit Saint inspire à son Eglise.

Le repas des moines est le mémorial du repas Pascal au cours duquel le Chef de famille rappelle les hauts-faits opérés par Dieu lorsqu'il fit sortir, à main forte et à bras étendu, les fils d'Israël hors du pays d'Egypte où ils étaient réduits en esclavage.

Pour Saint Benoît, la table des moines est le lieu d'une liturgie dans le prolongement de cet événement central de l'Histoire du Salut, et même de l'Histoire du monde ; événement qui est sacramentellement représenté pour nous dans l'Office Divin et dans l'Eucharistie.

 

Le lecteur du réfectoire remplit le rôle du père de famille qui, au cours du repas, retraçait et commentait la nuit de l'Exode, et puis tous les Exodes subséquents que le Peuple élu a connu. Le lecteur de table sera donc pour Saint Benoît un animateur spirituel. Il doit créer une ambiance festive et détendue. C'est pourquoi on ne peut pas permettre à n'importe qui d'être le lecteur.

Le lecteur de table est un officiant, à sa place naturellement, à son degré. Il va donc d'abord présenter l'Ecriture qui gravite toute entière autour de la Pâque. Puis il va évoquer la mémoire des saints qui, eux, ont réalisé leur propre Pâque. Et finalement il placera l'événement Pascal dans le cadre de l'Histoire contemporaine.

 

Donc ce que nous lisons au réfectoire, par exemple pour l'instant les rapports entre Rome et Moscou durant les cinquante premières années de ce siècle, nous devons les voir, ces événements, cette histoire, nous devons l'interpréter en fonction de cet immense conflit qui oppose le Christ Sauveur aux puissances de destruction qui agissent dans le monde.

Naturellement, je ne veux pas envoyer Moscou et tous les gens du Kremlin en enfer. Ce n'est pas cela que je veux dire. Mais non seulement eux, mais nous-mêmes, nous sommes entraînés dans cette lutte qui trouve son point culminant au moment où le Christ est mis à mort, et où il ressuscite d'entre les morts, donc où il accomplit l'événement Pascal premier.

Et c'est ce même événement qui se déploie maintenant au cours de l'Histoire. Ressuscités d'entre les morts, nous serons assis à la table du Royaume, à la table de Dieu. Et notre éternité se passera à déguster Dieu, à l'admirer, mais aussi à se nourrir de sa vie.

 

Mes frères, tout cela commence dans la banalité de nos repas quotidiens, ne l'oublions pas! Nous ...?... un acte liturgique très beau, l'acte qui évoque pour nous cette magnifique réalité Pascale qui est le ressort et le secret de notre vie.

Donc le réfectoire : D'abord l'événement Pascal proprement dit à travers l'Ecriture ; puis les hommes qui ont traversé la mort et qui sont arrives dans la lumière de la résurrection, donc les saints ; et enfin l'Histoire contemporaine qui est la nôtre et à travers laquelle nous vivons, nous devons vivre notre propre Pâque et, en même temps, entraîner le cosmos tout entier dans la victoire du Christ à travers la lutte.

Le lecteur - voyez ce que dit Saint Benoît - reçoit la bénédiction après la messe et la communion. Il chantera à trois reprises le verset : Seigneur, ouvre mes lèvres, et ma bouche annoncera ta louange, ce même verset que l'on chante à trois reprises chaque matin lorsque on ouvre l'Office des Vigiles. Voyez donc que pour Saint Benoît, il y a donc là une continuité, une globalisation d'un événement.

 

Oui, Saint Benoît condense, ramasse tout dans la réalité de la Pâque. Nous sommes, nous, un Peuple Pascal, donc des hommes en pérégrination. Nous passons de l'égoïsme à la charité, de l'esclavage à la liberté, des ténèbres à la lumière, de la mort à la vie. Et la preuve qu'il en est bien ainsi, c'est que entre nous règne la loi de l'amour. A cela, dit l'Apôtre, on reconnaîtra que vous êtes passés de la mort à la vie si vous vous aimez comme des frères.

Dans le monde, ce monde diminué par le péché, dominé par le prince de ce monde, il n'y a pas de place pour l'amour. Il y a de la place pour la compétition, pour la loi du plus fort, pour la jalousie. Dès qu'on quitte, qu'on est libéré de l'emprise de ce monde malade, on commence à retrouver sa véritable nature qui est surnaturelle - puisque nous sommes greffés sur le Christ - et nous commençons alors a pratiquer la Loi du Royaume de Dieu qui est la loi de l'amour.

 

On commence alors à regarder les autres avec un regard neuf, à les comprendre, à les aimer comme ils sont par l'intérieur d'eux-mêmes, et on signe par là le fait qu'on passe de la mort à la vie. Nous n'avons pas de cité permanente ici-bas. Notre cœur est fixé en Dieu. Et notre nourriture, c'est la lumière du Royaume, une lumière qui est Dieu lui-même.

Si bien que cette nourriture nouvelle, cette nourriture du monde à venir, nous la dégustons dans les multiples vouloirs de Dieu qui s'offrent à nous à chaque instant. Et c'est ainsi que nous accomplissons notre exode !

 

Mes frères, voyez encore une fois combien notre vie monastique est une oeuvre de beauté. Il faut être artiste pour être moine. Et nous le sommes tous lorsque nous entrons dans la dynamique de cette vie et que nous permettons à Dieu de réaliser en chacun de nous le chef d’œuvre dont il rêve.

 

Chapitre 38 : Du lecteur semainier.             17.07.90

      Construire la vie intérieure des frères.

Mes frères,

Le texte français dit que ne peuvent lire que les frères qui sont capables d'arrêter l'attention des auditeurs. Le texte latin dit : qui aedificant audientes, 38,29. Il s'agit de bien autre chose. Il ne s'agit pas d'une édification sentimentale. Non, le lecteur doit construire la vie intérieure des auditeurs, aedificare, comme on construit une maison, comme on construit un sanctuaire, comme on construit la vie éternelle.

La parole du lecteur ne vient pas de lui. Elle vient d'au-delà de lui. C'est la parole de Dieu proprement dite. C'est une parole qui a été choisie par l'Abbé et qui est donc - même de façon indirecte - une parole venant de Dieu.

C'est pourquoi on ne doit entendre, au réfectoire, aucun bruit anormal - surtout aucun chuchotement -, ni aucun bruit de bouche, ni aucun ricanement. Non, il faut le silence parce que chaque parole entendue est une pierre, est une brique de la construction de l'édifice intérieur.

C'est dans cet esprit de foi que nous devons écouter la lecture, même si nous entendons des choses qui, à notre avis, ne sont pas tout à fait telles que nous attendions. Nous ne savons pas même ce qui nous convient réellement. Dieu seul le sait. Et lorsqu'il met un livre à la disposition des frères à l'occasion de la nourriture, je pense qu'il y a là rien qui soit laissé au hasard.

A l'intérieur de notre vie, tout est ainsi régit par l'esprit de foi, un esprit de foi très éveillé. Et c'est dans la mesure où nous sommes attentifs que nous pourrons vraiment être les serviteurs que Dieu espère découvrir en nous.

Il doit y avoir une sorte d'avidité, d'appétit. Et cet appétit spirituel - je ne pense pas même à l'appétit intellectuel, c'est purement spirituel, quasi d'ordre mystique - il est signifié par l'appétit corporel que nous devons ressentir au moment du repas.

C'est une des raisons d'être du jeûne. Nous devons être vides quand nous arrivons au réfectoire. Nous devons avoir envie de manger parce que notre organisme réclame sa nourriture pour ne pas dépérir, pour se maintenir et pour se développer.

De même, notre organisme spirituel attend aussi sa nourriture. C'est pourquoi, il doit également être vide, vide de toutes pensées étrangères. Il doit être disponible à la parole qu'il va entendre. Ce n'est pas le moment d'être distrait, de penser à autre chose.

Voyez, mes frères, comme la vigilance se glisse partout à l'intérieur de notre vie. Nous ne devons pas fragmenter notre existence, réserver notre vigilance à certains moments de la journée. Non, même à l'heure du repas, nous devons être attentifs à la parole que nous entendons. C'est pourquoi il faut choisir des lecteurs qui peuvent ainsi construire la vie intérieure des frères.

Et Saint Benoît est un homme qui a une conscience très délicate lorsqu'il s'agit des autres. Il prévoit, il sait que lire de cette façon-là est quelque chose de difficile, de dur, parce que c'est un service. Il faut être compris de tous. Il va donc .concéder au frère lecteur de pouvoir manger un coup avant de commencer, disons, son travail, car c'est un labeur. Il ne faut pas que ça lui soit grave, 38,25, que ça lui soit pénible, que ça lui soit lourd. Et je pense qu’ici Saint Benoît a raison.

 Naturellement à l'époque - nous ne sommes plus à l'époque de Saint Benoît - à ce moment-là, il fallait être tout à fait vide physiquement d'un jeûne parfait jusqu'à certaines heures. En hiver, il fallait attendre les vêpres pour manger la première fois de la journée. Naturellement, le climat était différent, les mœurs étaient différentes. Ce n'était certainement pas aussi dur que ça ne le serait aujourd'hui. C'est d'autres constitutions d'hommes.

Mais voilà, pensons à cette délicatesse de Saint Benoît et essayons qu'il en soit ainsi toujours entre nous dans tous les domaines. Etre attentif à l'autre, ne pas aggraver la vie des autres. Au contraire, dans la mesure du possible, de notre possible, l'alléger, la rendre plus vivable. Et pas seulement au plan physique, mais aussi et surtout au plan spirituel. Alors là, nous devons veiller à ne pas donner de mauvais exemples. Parce que lorsque notre organisme est un peu fatigué, facilement nous nous laissons aller si nous rencontrons un exemple qui, au lieu de construire, démolirait.

Mes frères, nous sommes ainsi responsables les uns des autres, ne  l'oublions jamais!

Et pour bien montrer que cette fonction de lecteur est quasi une fonction liturgique, Saint Benoît assimile ce qui va sortir des lèvres du lecteur à une louange. Seigneur, ouvre mes lèvres, devra à trois reprises chanter le lecteur de semaine, et ma bouche annoncera votre louange, 38,10. Et toute la communauté, à trois reprises, le reprendra après lui. Et cela se fait après la messe et la communion, 38,6. Donc, voyez le lien entre l'Eucharistie et le repas, et ici entre la proclamation de la parole au cours de l'Eucharistie et la proclamation de la parole au cours du repas.

Donc, mes frères, nous devons remercier nos lecteurs. Il n'y en a plus beaucoup ici. D'autres pourraient encore lire, mais ils sont pris par d'autres occupations plus graves, comme l'hôtelier, etc. Donc, mes frères, remercions ceux qui lisent et portons-les sincèrement dans notre prière.

 

Chapitre 38 : Du lecteur semainier.             17.03.96

      L’homme ne vit pas seulement de pain.

 

 

Mes frères,

 

            Nous pouvons peut-être nous poser une question : la lecture du réfectoire durant les repas a-t-elle encore sa place aujourd’hui ? Ne serait-il pas plus convivial d’être groupés par quatre ou six autour de petites tables, ce qui permettrait des échanges fraternel ? La vie commune serait plus agréable, l’esprit de famille se fortifierait et l’équilibre des personnes serait nettement favorisé.

            Et puis, ne serait-il pas urgent de nous mettre au goût du jour ? Ne devenons pas des …?… de formes désuètes de vie. N’est-il pas urgent de faire bouger les choses en vue d’un avenir prometteur ?

 

            Par les informations qui sautent  au-dessus des murs de notre clôture, nous savons qu’il se construit maintenant dans le monde un homme absolument nouveau. Il n’est plus citoyen d’une région ou d’un pays mais il devient citoyen du monde. Il est pris dans un réseau d’informations qui le structurent à son insu.

            Si bien que d’ici quelques années, si le mouvement s’accélère, il y aura un type d’homme mondial qui ne sera plus reconnaissable qu’à la couleur de sa peau. Tout le monde pensera la même chose, tout le monde réagira de la même façon.

            Et alors, ne serait-il pas nécessaire pour nous moines – je ne pense pas seulement à notre communauté, mais partout – d’accueillir également cette métamorphose ? Et une des premières choses à faire serait de nous informer mutuellement en échangeant au cours des repas autour d’une petite table.

 

            Saint Benoît n’est pas de cet avis. Il exige un silence parfait, summum silentium, 38,13. C’est plus qu’un silence parfait, c’est un silence à son sommet. Il y a un progrès à l’intérieur du silence et ce silence finit par s’établir sur un sommet.

            Je pense à la montagne mystique de Saint Jean de la Croix que l’on gravit avec patience à travers un dépouillement de plus en plus poussé. Et au sommet de la montagne, il n’y a rien, rien qu’un silence d’émerveillement devant la gloire de Dieu.

 

            Saint Benoît est un mystique. Il connaît la valeur de ce silence qui est déjà anticipation, avant-goût de la vie paradisiaque. On doit, durant les repas, entendre uniquement la voix du lecteur, donc aucun chuchotement, aucune parole. Nous savons que pour Saint Benoît et la Tradition, le réfectoire se situe dans le prolongement de l’oratoire et le repas dans le prolongement de l’Opus Dei. Pourrait-on sans danger trancher ce lien, briser cette unité ?

 

            La lecture du réfectoire rappelle aussi le temps lointain, le temps béni où l’Abba, l’Abbé, rompait pour ses disciples en même temps et le pain matériel, et le pain de la Parole. Saint Benoît y fait une prudente allusion lorsqu’il dit : Le supérieur pourra dire quelques mots pour l’édification, s’il le juge à propos, 38,22. C’est une petite queue de la Tradition qui existait dans le désert.

            La nourriture matérielle, ne l’oublions pas, est le symbole d’une autre nourriture, une nourriture d’éternité, une nourriture spirituelle, une nourriture divine. L’homme ne vit pas seulement de pain mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu. Et Jésus lui-même a dit : « Moi, j’ai une nourriture à manger que vous ne connaissez pas ! »

 

            Est-ce que nous sommes aussi obtus que les disciples de Jésus lorsqu’ils le rencontraient en compagnie de la femme de Samarie ? Ou bien sommes-nous éveillés à cette réalité qu’il existe une autre nourriture que le pain terrestre ? Je ne pense pas ici à l’Eucharistie, je pense à la communion de plus en plus étroite avec la Sainte Trinité qui habite notre cœur et qui, insensiblement nourrit le plus profond de notre être pour le transfigurer.

            Si nous sommes attentifs à cet opus, à cette œuvre de Dieu en nous, nous recevons cette nourriture et nous devenons ce que nous devons être, non plus des hommes qui collent à leurs instincts mais des enfants de Dieu parfaitement libres comme leur Père, libres d’aimer et non plus emprisonnés dans leur égoïsme, dans leurs peurs.

 

            La lecture du réfectoire est donc porteuse d’un mystère, celui de notre destinée éternelle, de notre vocation au partage de la vie divine. Et cette coutume monastique, elle conteste avec vigueur les excès de la culture contemporaine. Celle-ci tourne de plus l’homme vers une saoulerie d’images, de bruits et de sons, vers un assouvissement de tous ses instincts.

            On prône aujourd’hui la liberté, mais attention ! Il s’agit d’une fausse liberté. Car en réalité, si je veux être libre d’assouvir tout ce que je sens en moi, je me jette dans un filet et je deviens prisonnier. L’animal est ainsi, mais lui il n’est pas prisonnier parce que il n’a pas d’intelligence.

 

            La vie monastique, elle tend à libérer l’homme des contraintes biochimiques qui le constituent et des pulsions organiques qui le font marcher. La vie monastique fait décoller l’homme de son moi. C’est un décollement comme un avion ou une fusée décolle de la terre sur laquelle il est fixé et est lancé dans un espace.

            Si nous pouvons décoller de nous, alors viendra le jour où nous graviterons librement autour de notre véritable pôle qui est la Sainte Trinité. Voilà à quoi nous sommes promis !C’est tout autre chose que d’être enfermé à l’intérieur de son moi. On a décollé pour toujours, c’est fini !

            Alors, nous sommes ouverts sans limite à la dépossession, à la pauvreté, à l’oubli de soi, au don de soi et à la charité, la véritable charité qui est Dieu lui-même. Et la charité, elle n’est pas dans le brouhaha des paroles, mais elle est toute entière dans la douceur d’un regard émerveillé.

 

            Voilà, mes frères ce que, sans peut-être en avoir pleinement conscience, le monde attend de nous. Il attend que nous soyons chacun un homme au regard de douceur, au regard d’émerveillement, au regard qui sait accueillir, qui sait rassurer, au regard qui est déjà la rencontre pour les autres hommes du regard que Dieu pose sur eux, un regard qui sait attendre et un regard qui est tout entier accueil et don.

 

Chapitre 38 : Du lecteur semainier.             17.07.96

      Encore la bénédiction ! [1]

 

 

Mes frères,

 

            Nous venons de l’entendre, il a encore été question d’une bénédiction donnée à celui qui entre en charge, 38,11. La bénédiction a pour effet premier de sacraliser l’activité de l’officier, soit l’officier de semaine, soit celui qui a reçu un emploi.

            Son activité demeure d’ordre matériel, mais elle est revêtue d’une efficacité nouvelle. Non seulement le frère pourra s’acquitter de sa tâche sans tristesse, comme je le disais hier, avec au cœur la propre joie du Christ, une joie spirituelle qui est compatible avec les contrariétés, les avanies et les contretemps d’un emploi.

 

            Mais de plus, son activité aura un retentissement à l’intérieur du Royaume de Dieu car tout ce qui est effectué sous le couvert d’une bénédiction qui, toujours, descend du Père des lumières, tout ce qui est fait dans cette ambiance, dans cette atmosphère, dans cette aura qui est divine, tout ce qui est fait a un retentissement que nous ne pouvons pas mesurer.

            Nous pouvons comptabiliser l’activité matérielle du frère, mais il est impossible de mesurer la répercussion qu’a son activité à l’intérieur du Royaume de Dieu qui est en construction.

 

            Il est donc utile que chaque jour au matin, nous ravivions en nous la grâce de cette bénédiction. Autrefois ici, les anciens s’en souviennent, après l’Office de Prime on se rendait au Chapitre et le Chapitre commençait par les prières qui devaient justement raviver cette bénédiction, l’oraison en latin Dirigere sanctificare …………. On la connaissait par cœur.

            Donc il fallait que toutes nos pensées, tout notre vouloir, tout notre agir à l’intérieur des charges qui nous étaient confiées soient orientés vers la gloire de Dieu et vers le service des frères. Il est regrettable que cette oraison soit tombée dans les oubliettes parce que c’était cela. Tous les jours au matin, on ravivait comme ça la grâce de la bénédiction reçue.

 

            Alors, essayons de ne pas oublier tous les jours de nous remettre devant Dieu qui nous a confié un tel rôle à l’intérieur de son Royaume, à l’intérieur de sa maison ici, à l’intérieur de son temple. Toute maison de Dieu est un temple sacré. Essayons alors de nous resituer dans la ligne de cette bénédiction. C’est l’affaire de quelques secondes ! Essayons de ne pas l’oublier puisque maintenant la prière en question n’existe plus. Elle est confiée, voilà, à la conscience de chacun. Mais si c’est possible, soyons-y attentifs !

 

            Alors dans ces conditions-là, on comprend que il soit possible de vivre, non seulement sa vie monastique habituelle, mais aussi de vivre le labeur qui nous est demandé avec la simplicité d’un cœur d’enfant. Car celui qui nous demande tel travail, c’est notre Père. Et comme sa bénédiction et sa grâce reposent sur nous, il n’y a pas de raison de nous laisser absorber par des pensées négatives, par des pensées de tristesse. Cela peut être une tentation ! Cette tentation, nous devons la secouer de nos épaules et la laisser partir. Il ne faut pas nous laisser pomper par de telles pensées.

 

            Et vivre ainsi en toute simplicité, c’est vivre d’une plénitude dont on n’a pas nécessairement conscience. Vivre ainsi avec un cœur d’enfant, ça ne veut pas dire qu’il faut vivre de manière éthérée, irresponsable, comme planant au-dessus du réel. Non, on entre au cœur du réel et on l’assume, on le transforme.

            Car dans un monastère, sous la bénédiction de Dieu, tout ce qui est fait est toujours un travail de transfiguration. Comme je le disais, l’activité purement matérielle acquiert une dimension nouvelle à l’intérieur de la lumière divine. Saint Benoît le dit à un autre endroit.

            Il dit qu’il ne faut pas, c’est absolument interdit et il faut y prendre garde. On ne peut pas frauder avec le produit du travail des frères, 57,11. Il faut y veiller, dit-il, parce qu’une fraude qui serait introduite, c’est extrêmement grave. Voyez ! Pourquoi ? Mais justement parce que le produit du travail est sacralisé, il est revêtu d’une aura mystique qui est bien réelle et qui est le fruit de cette bénédiction.

 

            Vous allez dire : « Mais enfin, la bière ? Toutes ces bouteilles qui disparaissent, voilà, partout ? » Eh bien oui, voilà, ça a été fait dans l’obéissance, ça a été fait avec conscience, ça a été fait avec soin, ça a été fait à l’intérieur de la maison de Dieu. C’est un produit qui est le fruit de cette bénédiction qui repose alors sur plusieurs frères, presque sur toute la communauté. Et lorsque c’est livré dans le commerce, il est certain que dans l’invisible, mais ça ne peut pas être mesuré, ça ne peut pas être détecté, il est certain qu’il se passe quelque chose.

 

            Mais voilà, mes frères, il s’agit donc dans le fond de vivre, mais de vivre tout court, mais de vivre dans cette lumière qui est celle du Royaume de Dieu et de ne pas vivre comme des hommes du monde. Tout ce que nous touchons, tout ce qui sort de nos mains, tout ce qui sort de notre cœur, de notre intelligence est sacré. Nous devons en avoir conscience. Et dès que nous en avons conscience, absolument tout se modifie, et pour nous, et autour de nous.

 

            Il faut donc vivre intensément sa propre vérité, et cette vérité qui est parfois souillée parce que nous sommes des êtres pécheurs. Nous sommes habités par le péché et chaque jour, à chaque moment nous commettons le péché parce que nous ne sommes jamais parfaitement dans la ligne de ce que Dieu attend de nous.

            Eh bien, cette vérité, elle ne nous dérange plus parce que l’amour de Dieu est répandu dans nos cœurs par l’Esprit Saint qui nous a été donné. Et cet Esprit Saint qui est l’amour, mais il emporte tout avec lui.

 

            Mes frères, exercer un emploi dans cet esprit, c’est donc toujours servir les autres, toujours. La vie monastique concrète est une imbrication de services. Chacun est au service de tous et tous sont au service de chacun. Et cela, dans une optique qui n’est pas limitée aux affaires purement matérielle de cette terre, mais qui transcende le … ? … et qui pénètre jusqu’au terme de l’Histoire.

            Le moine est un veilleur, le moine est un éveillé. Mais c’est aussi un homme qui franchit la durée et qui , avec le Christ, arrive au terme de l’Histoire. Eh bien, les services que nous rendons ont leur efficacité et leur retentissement jusque là.

 

            Alors, il faut servir avec joie. Mais comme je le disais tout à l’heure, c’est une joie purement spirituelle. Il n’est pas nécessaire que elle soit sensible, non, pas nécessaire du tout. Cela peut arriver qu’elle retentisse dans la sensibilité, mais ce n’est pas requis.

            C’est lorsque le Christ était sur le point d’entrer dans sa passion, il y était déjà, il le savait. Judas était parti, le drame était enclenché et il le sentait  jusque dans sa chair. Un peu après, un peu plus tard, quelques minutes plus tard il allait transpirer du sang tellement c’était fort.

            Eh bien, à ce moment-là il disait : « Mes amis, je vous donne ma joie. Non pas celle que le monde peut donner mais la mienne. Et celle-là, personne ne peut vous la ravir ».

 

            Donc, mes frères, c’est cette joie spirituelle qui doit nous habiter dans les services que nous rendons à la communauté, et au-delà de la communauté, que nous rendons à l’Eglise et à toute l’humanité. Ce service-là est le témoignage de l’amour qui nous habite. Et cet amour, comme je le disais, est générateur de joie spirituelle.

            Et comme Saint Benoît le dit aussi, l’Abbé doit veiller à l’équilibre des emplois. Il ne faut pas surcharger inutilement un frère. Tout doit être dosé. Dans une petite communauté, toute petite comme la nôtre, on est obligé de s’acquitter de plusieurs emplois. Mais il faut tout de même veiller à ce que les ensembles d’emplois ne deviennent pas trop lourds.

            Le frère doit avoir aussi le temps de respirer, il doit avoir le temps de prier, il doit avoir le temps de scruter la Parole de Dieu, de l’écouter, de l’assimiler. Il faut qu’il mène une vie monastique normale. Et je pense, mes frères, que c’est le cas pour nous ici. Personne n’est surchargé, personne n’est écrasé même si chacun doit faire plusieurs choses.

 

            Alors mes frères, voilà, notre service de la communauté doit finalement nous soulever. Ce doit être un stimulant chaque jour. Et grâce à lui, nous nous laissons emporter comme de petits enfants là où secrètement nous désirons aller, c’est à dire là au plus intime du cœur de notre Dieu.

Table des matières

Chapitre 38 : Du lecteur semainier.              17.03.86. 1

La lecture publique. 1

Chapitre 38 : Du lecteur semainier.              17.07.87. 2

Le caractère sacré du repas. 2

Chapitre 38: Du lecteur semainier.              16.11.87. 4

Pourquoi une lecture ?. 4

Chapitre 38 : Du lecteur semainier.             17.07.90. 5

Construire la vie intérieure des frères. 5

Chapitre 38 : Du lecteur semainier.             17.03.96. 7

L’homme ne vit pas seulement de pain. 7

Chapitre 38 : Du lecteur semainier.             17.07.96. 9

Encore la bénédiction ! 9

 

 



[1] Suite des chapitres du 14 et 16.07.96