Chapitre 35,1-20: Des semainiers de la cuisine.12.11.84

      Avoir un cœur liquide.

 

Mes frères,

 

La valeur spirituelle d'un moine, elle ne se révèle pas dans la sublimité de ses discours, mais dans la délicatesse de sa charité fraternelle. Le curé d'Ars disait que les saints ont un cœur liquide, un cœur qui se liquéfie au spectacle de la misère des autres. C'est un cœur qui est attentif aux besoins des hommes, et dans une communauté, aux besoins des frères, et qui n'a de repos que lorsque ces besoins ont été soulagés. C'est ce qu' on appelle la compassion.

Un vrai moine est un homme compatissant. C'est à dire, il participe à cette merveilleuse qualité divine qui est, en langage biblique, d'avoir des entrailles. On est pris aux tripes, comme on dirait vulgairement, en voyant le frère dans sa misère. Car nous sommes tous des miséreux. Nous avons tous à recevoir. Nous avons tous à être guéris.

 

Il n'est pas possible dans un monastère qu'un Abbé digne de ce nom regarde un frère, quel qu'il soit, d'une façon, je ne dirais pas méprisante, ce n'est même pas possible cela, mais d'une façon indifférente. Il doit pénétrer à l'intérieur du frère pour littéralement épouser sa personnalité, et vivre en lui pour lui apporter ce que cet homme attend, qui est de vivre avec, de souffrir avec et d'espérer avec. Il doit être dans le cœur du frère, son espérance.

 

Et c'est cela que Saint Benoît faisait. Et nous en avons un merveilleux petit détail, ici dans son texte. Il nous dit : Imbecillibus procurentur solacia ut non cum tristitia hoc faciant, 35,6. C'est traduit : on donnera des aides à ceux qui sont faibles afin qu'ils s'acquittent de leur tâche sans tristesse.

Ce sont des imbecilles, un imbécile, je le traduit littéralement. Un imbécile, ce n'est pas ce que nous entendons sous ce mot qui est injurieux aujourd'hui. C'est un homme qui est privé du bâton dont il a besoin. Il ne sait pas marcher sans un bâton. C'est un infirme, c'est un démuni. Il est habité par la peur. Il aura des réactions agressives devant la situation qui se présente à lui, parce qu'il est seul. Il n'a pas de bâton, il ne sait pas avancer, ou très difficilement. C'est un estropié. Voilà donc le sens réel de ce mot latin imbecillis.

On comprend de suite que un tel homme, il appellera de tout son être des solacia, c'est à dire de ne plus être seul. Donc une personne qui lui montrera qu'il n'est pas seul. Une personne qui lui servira de bâton. Une personne sur laquelle il pourra s'appuyer pour marcher à son petit pas. Une personne qui lui donnera la sécurité et une certaine aisance adaptée à son état, pour vivre comme les autres.

Pourquoi cela ? Chez Saint Benoît, il ne faut pas que dans un monastère quelqu'un soit triste. Il ne faut pas qu'on s'acquitte de la tâche confiée avec tristesse. Il s’agit ici d'une tristesse qui n'est pas la mauvaise tristesse, la passion, le démon de la tristesse. Non, c'est une tristesse d'ordre psychologique et qui rejaillît alors dans le spirituel. Il dira ailleurs que personne ne doit être contristé dans la maison de Dieu. Chez Dieu, il n'y a de place que pour la joie, que pour le bonheur, que pour la dilatatio cordis, que pour le cœur qui se dilate. La tristesse doit en être bannie.

 

Le devoir de l'Abbé sera donc de disposer les choses dans toute la mesure de son savoir à lui, de son intuition et de son amour, de son cœur, disposer toutes choses pour que les frères ne soient jamais démunis de leur bâton, qu'ils ne se sentent jamais seuls et que ils ne connaissent pas la tristesse.

Cela ne veut pas dire qu'il n'y aura pas des frères dans la communauté qui ne seront pas assaillis par le démon de la tristesse. Ce qui est autre chose.

Cela, c'est une tristesse qui conduit à la mort. C'est une tristesse, appelons-là diabolique. Le frère est tenté. Il doit lutter contre un quelque chose en lui, ou un être extérieur à lui, appelons-le démon, qui essaye de le plonger dans une tristesse qui le conduirait au désespoir, qui lui ferait découvrir que sa vie est sans issue. Donc, ça, c'est la tentation de la mauvaise tristesse !

Ce n'est pas celle-là dont parle Saint Benoît. Mais si le frère était négligé, si on ne donnait pas ce bâton à ce frère, si le frère finissait par se découvrir seul, il entrerait dans une tristesse. Il deviendrait une proie facile alors pour le démon de la mauvaise tristesse, de la tristesse qui conduit à la mort.

 

Mais voilà, mes frères, ce que Saint Benoît nous dit ici. Et il nous fait comprendre encore que le monastère, ce n'est pas une société élitiste, c'est à dire, la congrégation monastique n'est pas composée d'une élite d'homme, donc d'homme qui n'ont pas besoin d'un bâton pour marcher. Au contraire, Dieu appelle n'importe qui, et bien souvent Dieu appelle des hommes faibles. Ils ont tous, nous avons tous notre faiblesse.

Pourquoi procède-t-il ainsi ? Parce que plus l'homme est faible, plus Dieu a l'occasion de déployer dans cet homme la vigueur de sa grâce et de son amour. Plus un homme est faible, plus il sera disposé à être ouvert à ce que ce Dieu qui l'appelle peut lui donner. C'est depuis l'origine ainsi, c'est ainsi depuis l'origine. Saint Paul le dit très bien. Regardez, dit-il à ses disciples de Corinthe, parmi vous il n'y a pas beaucoup de gens puissants. Ce sont des gens de rien que Dieu choisit.

Pourquoi ? Mais pour confondre les forts et les sages, parce que la force de Dieu se déploie dans la faiblesse de l'homme. Et la sagesse de Dieu se déploie dans la folie de l'homme. Voilà, mes frères, ce qui se passe dans le monastère!

 

Si bien que l'Abbé, il doit descendre au niveau des plus faibles. Il ne pourra réaliser cet acte de charité que si lui-même se découvre, mais réellement au profond de son cœur, je ne dirais pas le plus faible, je n'irais pas jusque là, mais un des plus faibles de la communauté. Un véritable homme spirituel se trouve parfaitement à son aise, et surtout à son aise, parmi les plus faibles et les pécheurs. Là, il est en famille. Par contre, chez les savants et les gens biens, il n'est pas chez lui.

C'est tout à fait comme si on prenait, imaginez, ceux qui ont connu les vagabonds, vous avez connu Lumumba, ici. La plus part, les anciens l'ont connu. Eh bien, prenez-le et introduisez-le dans le salon de Madame la Baronne une telle à Bruxelles, qui organise une réception pour quelques centaines de personnes. Qu'est-ce qu'il ferait le malheureux là dedans ?

Il ne se sentirait pas bien à sa place. Eh bien ça, c'est la posture d'un homme spirituel en compagnie de gens qui sont trop biens pour lui. Par contre, parmi les vagabonds, les pauvres, les démunis, les pécheurs, les gens comme ça, il est chez lui, il est en famille. Et je vous assure que cela, ça doit devenir chez lui un réflexe.

 

Donc, dans la communauté, c'est la même chose. Et les frères les plus faibles doivent se sentir les cousins. Vous savez, comme on dit dans ces régions : cousiner. On cousine. Le cousinage de l'Abbé. Là, chez l'Abbé, ils sont chez eux dans le cœur de l'Abbé, parce que c'est leur frère. Il ne vaut pas mieux qu'eux. Ils sont de la même race.

Mais pour cela, il faut donc que l'humilité soit bien ancrée dans le cœur de l'Abbé. A ce moment-là, son cœur est devenu liquide. Son cœur est entré dans le cœur des frères et le cœur des frères bat dans le sien. Et c'est le même sang qui circule chez tous.

 

Voilà ce que Saint Benoît nous insinue ici. Il faut aller jusque là pour comprendre et saisir l'âme de Saint Benoît. Avant-hier, lorsqu'il nous parlait du proprium, du vice de la propriété, il était terrible, il était féroce. Il était violent parce qu'il voulait défendre le frère contre, je ne dis pas une faiblesse, mais contre un moyen, un moyen de sortir, d'échapper à ce sentiment de faiblesse qui est le sol, le roc sur lequel se construit l'humilité. Essayer d'y échapper par un truc qui est d'avoir quelque chose à soi, au lieu d'avoir le bâton.

Voyez ! Le bâton, il permet d'avancer à petits pas peut-être, mais longtemps et sûrement. Le bâton étant l'Abbé, étant un frère compatissant. Mais au lieu d'avoir cela, se dire : j'aurais beaucoup plus facile si j’ai une voiture. Mais non, la voiture, elle ne sait pas rouler sur les petits sentiers qui conduisent dans le Royaume de Dieu. Pour la voiture, il faut non pas nécessairement une autoroute, mais au moins quelque chose de roulant. Mais sur le tout petit sentier, on ne peut avancer qu'à pied. Et c'est cela que Saint Benoît veut toujours nous apprendre.

 

            Voilà, mes frères, et ces sentiments qui doivent être dans le cœur de l'Abbé, vous comprenez qu'ils doivent aussi se trouver dans le cœur des frères. cela va de soi ! Et au moins alors les frères doivent faire, s'ils ne sont pas encore, je dirais, capables de compatir à ce point, au moins faire confiance à la façon dont l'Abbé se comporte vis à vis des frères. Faire confiance, se disant : je ne suis pas encore capable de faire ça, mais au moins, voilà, je laisse faire.

On pourrait dire : oui, mais dans une communauté, l'Abbé, il en fait trop pour un. Mais non, s'il en fait apparemment trop pour un, c'est parce que ce un-là, justement il a besoin d'un fameux bâton pour avancer, pas pour recevoir des coups de bâton, mais pour s'appuyer dessus. L'Abbé étant le bâton de ce frère. On ne pèche jamais, ne l'oubliez pas, par excès de bonté. Nous ne parviendrons jamais à être aussi bons que Dieu. Mais essayons quand même de l'être.

 

Voilà, mes frères, je ne dis pas ça manière d'insinuer qu'il y en a chez vous qui refuseraient d'être des bâtons. Je ne pense pas qu'il y en ait. Non, il n'y en a certainement pas. Mais chacun à notre façon, soyons les bâtons, les secours, les solacia comme dit Saint Benoît, les uns pour les autres, pour ²que la tristesse n'envahisse pas le cœur d'un frère et que tous nous soyons vraiment contents d'être re- connus, d'être acceptés tels que nous sommes, dans l'espoir toujours qu'à partir de ce que nous sommes, nous serons un jour, bientôt, transformés, transfigurés.

Non pas que nous deviendrons des géants. Mais nous deviendrons si petits que nous pourrons être portés sans difficulté par Dieu et emportés jusque dans les demeures les plus secrètes de son Royaume.

Chapitre 35,1-20: Des semainiers de la cuisine.13.03.85

      Etre au service les uns des autres.

 

Mes frères,

 

Comme je vous le disais hier, l'Abbé ne sait rien faire seul. Il a besoin de l'aide des frères pris individuellement et collectivement. Et ça se comprend, nous formons un Corps. Si l'Abbé est la tête, ou le cœur, ou l'âme de ce Corps - comme on veut - il est totalement inopérant si les membres de ce Corps ne répondent pas, s’ils n'agissent pas chacun à leur place selon la destination qui est la leur, selon la mission qui leur est assignée.

Chaque frère a donc part à des degrés divers au charisme de l'Abbé, à la grâce de l'Abbé. Or, ce charisme, cette grâce n'est rien d'autre que le service. L'Abbé tient dans le monastère la place du Christ. Or le Christ est venu non pas pour être servi, mais pour servir et pour donner sa vie en rançon pour la multitude.

 

L'Abbé dans le monastère est donc le premier et le plus grand des serviteurs, ou le plus humble des serviteurs, comme vous voulez. Mais l'humilité étant ici le sommet. Il est le serviteur. Et les frères qui participent, eux, à cette grâce de service qui est celle de l'Abbé devront, comme le dit Saint Benoît ici en tête de son chapitre, ils devront se servir mutuellement.

Ici aujourd'hui, Saint Benoît rappelle les services de la préparation des repas. Saint Benoît est toujours très concret dans ce qu'il nous dit. Mais il ne limite pas ce service à la cuisine, ni au réfectoire, il l'étend à tous les aspects de notre vie. Et nous le trouvons naturellement dans d'autres endroits de la Règle. Et vous savez que à l'occasion je le rappelle et j'y insiste.

 

Mais enfin, ici il s’agit de la cuisine. Il est nécessaire de présenter aux frères une nourriture saine, abondante, appétissante, fortifiante pour que les corps soient en bonne santé et que dans cet organisme en bonne condition règne un esprit sain qui, lui aussi, est clair, qui est éclairé, qui est lucide, qui est vif. C'est l'adage bien connu : un esprit sain dans un cœur en bonne santé.

Mais cette nourriture pour notre corps périssable est le signe d'une autre nourriture qui, elle, est destinée à la vie éternelle. Et cette nourriture, c'est l'amour. Il est impossible à un homme de vivre sans être aimé, beaucoup plus que d'aimer. S'il n'est pas aimé, il ne saura pas aimer lui-même. Si un homme n'est pas aimé, il dégénère psychiquement et parfois même physiquement. C'est indispensable ! Il s’agit là, alors, d'un amour naturel, rien que cela.

 

            Mais alors, cette caritas, cette nourriture que nous devons dispenser dans notre communauté, que nous devons mettre il ]a disposition de chacun de nos frères, c'est comme le dit l'Apôtre encore : une caritas non ficta, une charité sincère, non feinte, qui est la vigueur, le dynamisme, la puissance de l'Esprit Saint en nous. Et cela déborde de nous et cela rayonne sur les autres.

 

Voilà, mes frères, le tout premier, le tout grand service : c'est celui de l'amour que nous nous devons les uns aux autres. Et cet amour attentionné, respectueux, le frère doit l'expérimenter. Il doit sentir, il doit faire l'expérience presque tous les jours qu'il est aimé tel qu'il est, gratuitement, pour lui-même, sans arrière pensée d'exploitation ni d’asservissement.

Non, il doit sentir que c'est gratuit. On est à son service, à sa disposition. Tel doit être l'Abbé, mais aussi tel chacun des frères doit essayer de vivre. Il y a mille moyens de donner a ses frères cette nourriture de l'amour. Je laisse votre cœur les chercher et les deviner. Mais cela doit s'exprimer dans le regard, dans la parole, dans l'attitude, dans le geste, dans la démarche. Le frère doit se sentir respecté, estimé, aimé. Il doit pouvoir demander sans crainte.

Il doit pouvoir aussi s'offrir sachant qu'il sera accueilli tel qu'il est, avec ses défauts - vous comprenez bien ! - avec ses limites, avec ses vices peut-être ? Mais parce que ses vices vont se dissoudre à l'intérieur de cet amour. Il n'y a rien qui puisse résister à l'amour. Le purgatoire dans l'au-delà - n'essayons pas de l'imaginer - le purgatoire, ce n'est rien d'autre qu'un endroit où on est aimé par ce feu purificateur qui est l'amour, qui est Dieu lui-même, Dieu qui est amour.

 

Voilà, mes frères, un petit mot pour ce soir. Et tout cela à partir de ce que Saint Benoît nous dit ici pour commencer ce chapitre : fratres sibi invicem serviant. C'est un souhait : Que les frères soient au service les uns des autres. Je sais que ici dans notre communauté nous n'avons pas à nous plaindre à ce sujet. Mais il y a toujours des progrès à faire. Et surtout, nous devons être attentifs pour ne pas nous relâcher.

 

Chapitre 35,1-20: Des semainiers de la cuisine.12.11.85

      Servir les autres.

 

Mes frères,

 

Notre sympathique et dévoué frère cuisinier doit sentir le vague à l'âme l'envahir et le noyer à l'audition de ce chapitre de notre Règle. Il doit se dire : « Malheur à moi, je suis venu au monde beaucoup, beaucoup trop tard. Si j'avais vécu à l'époque de Saint Benoît, cette si lourde tâche de préparer la nourriture des frères, elle me serait tombée sur le dos quelques semaines par an tout au plus, et j'aurais eu la consolation de me dire que les autres étaient aussi mal lotis que moi. Tandis que maintenant, c'est chaque jour, semaine après semaine, année après année, à longueur de vie presque ».

 

J'ai appris, il y a déjà quelques temps, que à Orval, on avait trouvé un moyen terme. Et cela m'a été confirmé par le Frère Jacques. Oui, là-bas, c'est les jeunes qui font la cuisine à tour de rôle. Et ils apprennent comme ça en même temps - ils font d'une pierre deux coups - et l'art culinaire, et l'art du service. Et la communauté y gagne ! Oui, oui, d'abord dans la variété des menus. Chacun fait la cuisine d'après ses petites idées, d'après son inspiration. Voyez un peu !

Et alors aussi, les occasions plus que fréquentes de faire pénitence. Car avant que le jeune ne connaisse le métier, les frères doivent en avaler des vertes et des pas mûres. Donc, c'est bénéfice pour tout le monde.

 

Est-ce que on oserait envisager cela ici ? Voilà une question ! Il y a des jeunes qui en un tour de main vous apprennent toute la technique de l'électricité ; pourquoi pas alors la technique de la cuisine ? Ils ont fait leurs preuves, ils sont bien capables.

Enfin, il faut tout de même être prudent. Il ne faut pas que le cuisinier en titre, du moins actuel, ait l'impression: je suis devenu trop vieux, on me met de côté. Donc il y a tout de même de petits problèmes à résoudre. Mais enfin, l'idée peut être déposée dans un tiroir en réserve.

Et le moment venu, nous pourrons l'extraire et voir s'il n'est pas possible de faire quelque chose. Surtout que je viens de recevoir une lettre de l'Université de Gand me disant qu'ils n'oubliaient pas la visite d'un diététicien. Mais ce sera fin novembre ou dans le courant de décembre. On ne sait jamais !

 

Vous savez que dans les carmels, auparavant, au début de chaque année, on redistribuait les emplois. Enfin, prenons donc un peu de patience ! Mais il est une chose que nous pouvons retenir tout de suite et appliquer immédiatement. C'est ce que Saint Benoît nous dit tout au début de ce chapitre. Ce sont les premiers mots. Donc pour lui, c'est le plus important.

Il dit : Les frères se serviront mutuellement. Il a déjà dit quelque part que l'Abbé devait se mettre au service d'une foule de caractères, 2,84. Eh bien, à partir de l'Abbé, ce souci de service doit s'étendre à tous les frères. Nous sommes tous au service les uns des autres.

Et en corollaire, nous attendons tous d'être servis par les autres à titre de réciprocité. Ce n'est jamais à sens unique. Mais quand même, le premier mouvement, celui qui doit vraiment nous soulever et nous projeter en avant, c'est servir les autres.

 

Et servir les autres, pas seulement dans l'emploi qui nous est confié - cela va de soi - mais aussi dans toutes les petites occasions qui peuvent se présenter sans qu'on les cherche. Il peut se trouver dans des communautés - mais si je réfléchis, je n'en vois pas ici pour l'instant. Il y en a eu dans le temps - des moines qui se font presque un devoir de vertu de rendre service à tout le monde, de façon inopportune, de s'imposer quoi!

Alors, ça ne va plus ! C'est artificiel et cela peut devenir une obsession. Non, le service doit être spontané. On ne doit pas courir après un service à rendre, mais quand il y en a un, il ne faut pas se dérober. Et c'est tellement facile !

 

Par exemple ceci : c'est un petit service à rendre, mais personne ne le sait, personne ne le voit. Cela ne s'adresse pas à un frère en particulier mais à la communauté comme telle. C'est peut-être un peu cru à dire, mais enfin, je le remarque si souvent : fermer la porte derrière soi quant on a été à la toilette. Ne pas laisser ça au large qu'on voit le vase qui est là et tout le bazar !

Mais non, rendre le service à tous les frères de fermer la porte gentiment, proprement, honnêtement. Ou bien alors qu'on enlève les portes, on ne devra plus les fermer ! Et alors on ira derrière un arbre dans le jardin, on n'osera plus sans porte. Voyez! C'est ça rendre des petits services que personne ne sait. Cela fait partie aussi de ce que Saint Benoît nous demande ici, quoique ça n'a pas directement rapport avec la cuisine, mais c'est tout de même les suites de la cuisine !

N'oublions pas que cette disposition foncière de notre âme - le service - nous permet de rencontrer le Christ - et c'est Dieu lui-même - qui n'est pas venu, a-t-il dit, pour se faire servir mais pour servir et donner sa vie pour les autres. Il faut aller jusque là. Le plus grand service que nous puissions rendre à nos frères, c'est d'exposer notre vie, de risquer notre vie pour eux.

Cela ne veut pas dire que c'est de se jeter par la fenêtre ou de sauter en bas d'un toit. Non, mais voilà, c’est donner un peu de sa fatigue, se déranger, des petites choses. On s'oublie et les frères, comme ça, s'en trouvent bien parce qu'ils trouvent les choses, je ne dis pas toutes faites, mais nous nous dépensons un peu pour que eux aient moins à faire.

 

Voilà, mes frères, si nous pouvons nous tenir dans ces dispositions d'humilité, d'obéissance, et bien je pense que nous ferons encore un petit saut en direction du Royaume des cieux. Saint 8enoît nous dit à la fin de sa Règle, à l'avant dernier chapitre : Que les frères s'obéissent à l'envi les uns aux autres...

 

Chapitre 35,1-20: Des semainiers de la cuisine.13.03.86

      Un principe à implanter dans le cœur !

 

Mes frères,

 

En ouvrant ce chapitre, Saint Benoît énonce un principe qui sonne comme un ordre : Fratres sibi invicem serviant, 35,1. Que les frères se servent mutuellement. C'est un principe qui vaut pour le travail de la cuisine, pour l'organisation des repas, mais aussi qui doit régir les moindres détails de notre vie.

Ce principe doit être implanté dans le cœur avant de se traduire dans des actes concrets. Chacun doit savoir, sentir, être convaincu qu'il est le serviteur de tous les autres sans exception. Serviteur, cela signifie inférieur, inférieur à tous, appartenant à tous, soumis à tous, obéissant à tous.

 

C'est d'abord le devoir de l'Abbé. Saint Benoît dit formellement qu'il doit servire multorum moribus, 2,85. Il doit s'adapter, il doit être au service, il doit obéir à la vocation de chacun, vocation qui s'inscrit dans une personnalité, dans un tempérament, dans des défauts, dans des vices même. Eh bien, l'Abbé ne peut pas écraser cela. Il doit se tenir en dessous, se considérer inférieur à chacun des frères de façon à pouvoir, étant en dessous, les porter et les conduire.

La mise en oeuvre d'une telle dépossession de soi, c'est la négation même du proprium. Il n'y a plus ce vice de la propriété dans le cœur de quelqu'un lorsqu'il se considère comme serviteur de tous, inférieur à tous. Mais il saura, et il sait déjà, qu'en se conduisant de cette sorte, fidèlement quoi qu'il lui en coûte, il est déjà au côté du Christ qui est venu non pour être servi mais pour servir.

 

Et si chacun au monastère vit dans ces dispositions, on est immergé dans la charité. Cela se comprend : les premiers sont les derniers et les derniers sont les premiers. Chacun est le supérieur des autres puisqu'il est servi par tous les autres. Mais il est en même temps le serviteur de tous.

Si bien que la vie conventuelle, la vie du monastère, elle se déroule dans l'ordre et la paix. La joie habite les cœurs et rayonne sur les visages. Il n'y a plus aucune place pour le murmure. L'ambition de Saint Benoît, cela ressort encore ici, mais elle est diffuse dans toute sa Règle, c'est de faire du monastère une réplique du ciel.

Il avait été dit à Moïse : Eh bien tu construiras la tente d'après le modèle que je te montrerai dans le ciel. Dieu habite au ciel dans un tabernacle, et il faut que Moïse reproduise sur terre en petit ce tabernacle que Dieu lui montre lorsque sur le Sinaï il lui ouvre le ciel.

 

C'est la même chose pour le monastère. Il faut dans l' esprit de Saint Benoît que le monastère soit sur terre l'imitation, la ressemblance d'une habitation qui se trouve dans le ciel, du ciel lui-même où chacun est à sa place parfaitement ouvert et donné aux autres. On peut dire : Oui, mais tout cela c'est une belle utopie. Oui, c'est une utopie peut-être ? Mais cela dépend de chacun de nous que cela devienne une réalité.

La première chose qui est requise, c'est d'y croire. La vie monastique, elle est construite sur la foi. Et lorsque on se livre à cette foi, à la foi comme à un moteur, alors ce moteur n'est jamais grippé, ce moteur n'est jamais usé. Un moteur de voiture, un moteur de machine, mais à la longue il s'use et il faut le remplacer. La foi, c'est le contraire. Plus la foi fonctionne, plus elle se développe, plus elle rajeunit, plus elle devient efficace.

 

Voilà, mes frères, essayons de demander les uns pour les autres que le Christ nous fasse le don de cette foi qui est participation à sa vie à Lui.

 

Chapitre 35,1-20: Des semainiers de la cuisine.12.11.87

      En gros et en détail !

 

Ma sœur, mes frères,

 

Saint Benoît nous a rappelé hier soir que la communauté monastique devait être sur terre l'image de l'assemblée des saints réunis dans le ciel autour de leur Dieu et Père. Aujourd'hui, il revient sur la même vision de foi qui est d'ailleurs diffuse partout dans la Règle : à l'intérieur du monastère, les rapports fraternels quels qu'ils soient doivent toujours être divinement animés par l'amour.

 

Je l'ai déjà dit tant de fois, je le répète encore : nous ne sommes pas ici chez nous. Nous sommes chez Dieu, dans sa maison, dans son palais. Nous devons donc adopter les mœurs de notre hôte, de notre Dieu. Nous devons les adopter en gros, mais aussi dans le détail. En gros, en ce sens que nous devons ouvrir notre cœur à l'Esprit Saint, à cette Personne qui en Dieu est l'amour, afin que cet Esprit puisse faire de notre cœur un petit palais où tous nos frères pourrons venir se reposer, pourrons venir se nourrir. Voilà !

 

Mais cela devra aussi s'exprimer dans le détail de notre vie concrète. Et pour cela, le trop-plein de notre cœur devra déborder dans le geste, dans notre sourire, dans nos regards. Cela s'exprime, comme Saint Benoît nous le dit encore maintenant, dans le service : une authentique charité sera toujours le mobile et le moteur de notre conduite.

C'est particulièrement visible pour Saint Benoît dans le service de la cuisine qui comporte, non seulement la préparation des aliments mais aussi le réfectoire proprement dit et même, remontons plus loin, élargissons encore cette vision, il y a la préparation des légumes. Nous venons encore de le faire ensemble. Il y a aussi tout le secteur de la boulangerie car le pain est la base de notre nourriture.

Et je suis persuadé que le pain sera meilleur et nous apportera une énergie plus grande si il est confectionné avec amour. Pourquoi ? Mais parce que le geste de se donner à l'intérieur d'une chose qui sera consommée par les autres crée une communion. Et si l'amour est dans mon cœur et que je le fais passer par mes gestes dans les aliments que je prépare, c'est mon amour qui va être consommé par mes frères, c'est ma personne que je donne en communion, en sacrifice. Et ainsi les frères deviennent meilleurs, deviennent spirituellement plus forts.

 

C'est tout cela qu'il faut lire derrière les prescriptions un peu, un peu terre à terre de Saint Benoît. Voyez un peu : laver les pieds de ses frères ! C'est un geste, c'est un service d'hygiène, parce que à cette époque, il fallait vraiment laver les pieds des hôtes. Ils les lavaient peut-être à cette seule et unique occasion ?

C'est aussi un geste liturgique, car Saint Benoît le met certainement en rapport avec le geste du Christ lors du dernier repas qu'il a partagé avec ses disciples. Et alors, à partir de là, nous voyons la relation au Sacrifice Pascal et au Sacrifice Eucharistique.

 

On est donc dans un espace de surnature. Il n'est rien dans la vie ... ?..., mais surtout dans la vie monastique qui ne soit incarnation de quelque chose qui nous dépasse. Il y a des torrents qui descendent de la sphère divine et qui pénètrent tout ce qui se trouve à l'intérieur du monastère puisqu'on est dans la Maison de Dieu.

Si bien que les gestes les plus banal auxquels on ne penserait pas sont toujours porteurs de grâces. Mais il faut en prendre conscience, parce que quand on en a conscience, leur efficacité est beaucoup plus forte, et chez nous, et chez les autres.

 

Ce geste du lavement des pieds définit l'esprit dans lequel le service doit être accompli. Mais il faut l'élargir à tout ce qui se fait à l'intérieur du monastère, à toutes les situations analogues à l'intérieur du monastère. Saint Benoît répète à deux reprises la même consigne pour en souligner l'importance et pour en inculquer le caractère impératif. Il dit : Les frères se serviront mutuellement, 35,2. Et la deuxième fois, il précise : Avec charité: 35,13. Pas n'importe comment !

Il y a des services qu'on aurait parfois envie de rendre parce qu'il faut bien. Pas moyen de faire autrement, on est coincé ! Mais alors, voyez, ça ne va plus. Il faut le faire avec charité. C'est à dire, cela ne veut pas dire avec enthousiasme parce que on est parfois dérangé, mais toujours avec cet esprit qui nous fait voir dans le frère qui attend ce service, qui nous fait voir le Christ lui-même qui sollicite notre réponse.

 

Dans la maison de Dieu il n'y habite que des serviteurs, il faut bien le savoir. Il n'y a pas d'un côté des serviteurs et de l'autre côté des profiteurs. Non, il n'y a que des serviteurs, et le premier de tous, c'est l'Abbé. C'est lui qui est le premier des serviteurs. Mais dans l'échelle des serviteurs, dans la hiérarchie des serviteurs, c'est lui qui occupe le rang le plus bas, c'est lui qui est .en dessous des pieds de tout le monde.

Saint Benoît le lui dit bien. Il doit multorum servire moribus. Il doit être l'esclave du tempérament, des caractères, des complexes, des traumatismes, des besoins, des maladies de toutes sortes de ses frères, de tous, pas seulement de quelques uns mais de tous.

Alors, mes frères, nous pourrons retenir ceci : c'est que la charité doit être la reine de notre maison. Chaque frère doit devenir un avec elle. C'est le terme et le sommet de notre vie monastique : devenir un seul esprit avec le Christ. C'est à dire un seul esprit avec Dieu lui-même, être devenu charité.

Il ne nous est pas permis d'établir des compartiments dans notre cœur, de dire : Je veux bien avec ceux-là, mais avec celui-là, non, ce n'est pas la peine. Ce n'est pas permis, ce n'est pas possible ! Notre charité ne peut pas avoir de compartiments. La charité est universelle parce qu'elle est Dieu lui-même.

 

            Et c'est ainsi que se dévoile à nos regards la beauté et la noblesse de notre vie. Nous sommes des princes et des princesses parce que nous sommes des serviteurs et des servantes comme le Christ notre Roi qui s'est fait le serviteur de tous.

Mais alors, quand nous permettons ainsi à l'Esprit de Dieu de prendre possession de nous et de faire de nous des princes, à ce moment il nous transfigure. Nous devenons sur la terre révélation, apparition de ce que Dieu est en lui-même. Cela ne veut pas dire que nous devons nous produire en public. Non, nous allons disparaître, devenir invisibles, devenir inconnus comme Dieu lui-même, mais nous serons partout présents.

Et par notre vie, mystérieusement nous animerons le cosmos entier, et nous le dirigerons vers son but final qui est l'heure où Dieu sera tout en toute chose, c'est à dire où il n'y aura plus partout que l'apparition, que la manifestation de cet amour qui est Dieu.

 

Mes frères, ne l'oublions pas! Demain, nous célébrons la fête de tous les Saints qui ont milité sous la Règle de Saint Benoît. Un jour, espérons-le, nous serons de leur nombre. Nous devons l'être déjà maintenant. Nous formons une seule famille. Eux sont là et nous, nous sommes ici. Mais entre les deux, il n'y a pas d'espace parce que - je le répète - nous sommes ici dans le palais de Dieu. Et autour de nous, et avec nous vivent tous ces saints.

Ouvrons nos yeux, soyons de vrais contemplatifs ! Et vous le verrez, nous le verrons, notre vie deviendra un événement toujours nouveau, un événement qui nous fera dilater notre cœur à cette dimension universelle à laquelle eux ont déjà atteint.

 

Chapitre 35,21-37:Des semainiers de la cuisin.14.07.88

      Le travail de la cuisine.

 

Mes frères,

 

Le service hebdomadaire de la cuisine est inauguré et clôturé par une prière, mais pas n'importe quelle prière. Cette prière est faite in oratorio, dit Saint Benoît, 35,27, au cœur de la maison de Dieu, à cet endroit privilégié d'où Dieu organise toute l'activité de son domaine. Dieu est partout présent, Dieu est partout chez lui, mais avec une intensité particulière en ce lieu béni qu'est l'oratoire.

Et c'est là qu' on va l'invoquer pour les serviteurs de cuisine. Et cette prière est lancée vers Dieu en présence de la communauté. Elle est là rassemblée. Le Christ est au milieu de cette communauté, le Christ qui est venu non pas pour être servi, mais pour servir.

 

Vous voyez de suite le lien qui existe entre la Sainte Trinité, la Personne du Christ Jésus, la communauté qui est une cellule de son corps et chacun des frères. Il est donc logique que l'on demande la prière de la communauté car, par le fait même, on s'adresse au Christ, et au-delà du Christ – comme toute vraie prière - on rejoint le cœur de la Trinité et Dieu le Père.

Et cette prière est faite à la fin des Laudes du dimanche, dit Saint Benoît, 35,28, Matutinus finitis dominica. Pourquoi? Mais parce que à ce moment-là, on est plongé dans la résurrection du Christ. Vous savez que l'Office de Laudes dans le déroulement de l'Opus Dei conçut par Saint Benoît, que l'Office de Laudes est l'instant où nous faisons mémoire de la résurrection du Seigneur, de son passage de la mort à la vie, des ténèbres à la lumière.

Les frères se plongent donc avec toute la communauté dans la résurrection du Christ. C'est à ce moment-là qu'il faut l'invoquer lorsqu'on a un service à accomplir pour le Corps du Christ. Pourquoi ? Mais ressuscités avec le Christ, on est devenu des hommes nouveaux. On ne vit plus, on n'agit plus pour soi, mais on vit et on agit pour la gloire de Dieu. On est mort à son égoïsme. On est entré dans l'univers de la charité.

 

Et Saint Benoît a ce petit mot encore, qu'il affectionne tellement et qui n'est pas traduit. Ce n'est pas facile à traduire et on l'a laissé tomber en français : mox. 35,28. Il n'y a aucune intervalle entre la louange et l'invocation. Mox, on peut le traduire par tout de suite, immédiatement. Il n'y a pas de hiatus entre la louange du Christ ressuscité et l'invocation. On demeure donc toujours dans un esprit qui est appartenance totale à Dieu.

Et Saint Benoît poursuit : Omnium genibus provolvantur, 35,29. Ils doivent - si on traduit littéralement - ils doivent se rouler aux genoux de tous, se prosterner. Il faut voir le geste. C'est un geste qui est beau. Cela ne veut pas dire qu'ils se prosternent aux pieds de chacun, mais aux pieds de la communauté. Ils se roulent aux pieds de la communauté. Ils s'incurvent, puis ils s'étendent.

 

C'est un geste d'humilité, naturellement. C'est un geste d'imploration instante et de confiance. Et ce qu'on demande, c'est pro se orari, 35,29. On demande pour soi parce qu'on sait qu'on est démuni lorsqu'il s'agit d'entrer dans la sphère du service et de donner sa vie pour ses frères, donc de donner la preuve du plus grand amour.

Car il ne s'agit pas de mourir, mais il faut donner sa sueur, il faut donner sa musculature. Il faut se fatiguer. Il faut donc donner sa substance pour que les frères puissent mieux vivrent. N'oublions pas qu'il s'agit ici du service de la cuisine. Lorsque le cuisinier prépare les aliments, il y met du sien. Il y met non seulement de son cœur mais aussi, comme je le disais, de sa sueur.

Si bien que lorsque nous prenons cette nourriture, d'une certaine façon, nous mangeons une partie de notre frère avec cette nourriture. Nous communions à lui. Et c'est ainsi que nous pouvons si nous y pensons bien, si nous y réfléchissons, si nous en avons conscience. que nous pouvons communier avec lui, avec ce qu'il a de meilleur et aussi avec ce qu' il a de plus faible, avec tout l'être du cuisinier.

 

Maintenant il n'y a pas seulement la cuisine, mais aussi ceux qui sont autour de la cuisine : les serviteurs de table, ceux qui préparent les aliments que le cuisinier va façonner pour nous les rendre comestibles. Il y a donc là tout un groupe d'hommes qui est présent dans les aliments que nous dégustons. Ne l'oublions pas !

C'est la même chose à l'Eucharistie - je pense vous l'avoir déjà dit - lorsqu'au moment de l'Offertoire on dit : Fruits de la terre et du travail des hommes, fruits de la vigne et du travail des hommes. Quand on offre le pain et le vin, on offre aussi le travail de tous ceux qui ont oeuvré pour que ça arrive au stade hostie et au stade vin. N'oublions pas , c'est bon d'en avoir conscience au moment où on prononce ces paroles.

Et alors, le verset choisi par Saint Benoît est repris trois fois par la communauté et par le frère pour bien marquer l'union intime entre le frère et la communauté. Le premier est un remerciement : Béni sois-tu Seigneur Dieu, toi qui m'a aidé et consolé. Consoler ? Ce n'est pas que l'autre était triste. Cela veut dire étymologiquement qu'il ne l'a pas laissé seul. Il ne l'a pas laissé seul dans son travail.

Et puis un appel à l'aide : Dieu, viens à mon aide ; Seigneur, hâte-toi de me secourir ! C'est le même verset que nous lançons vers Dieu au début de chaque Office, sauf à l'Office des Vigiles où, là, nous demandons qu'il nous ouvre les lèvres, toujours à trois reprises.

 

Mais alors pourquoi, mes frères, ce cérémonial qui est tout de même assez imposant ? C'est parce que l'officium coquinae, 35,3, est un officium caritatis. je le rappelle. Donc le travail de la cuisine est un Office, un travail, une oeuvre de charité, d'amour. On se donne. Ce qui fait qu'il est impossible de s'en acquitter correctement sans le secours de la grâce divine.

C'est tout autre chose de fabriquer, voilà, de la nourriture comme ça et d'y mettre de l'amour. Ce sont deux activités qui sont conjointes chez nous, mais qui ne sont pas conjointes partout. La cuisine d'un monastère, c'est pas la cuisine d'un restaurant, c'est autre chose. Quoique dans un restaurant on puisse aussi remplir un officium caritatis. c'est certain. Mais dans le monastère, ça doit toujours être ainsi. Il s'agit de servir le Christ dans la personne de ses frères.

C'est un travail qui comme tel est difficile. techniquement difficile. Il faut avoir de l'allure pour être un bon cuisinier. Puis cela demande aussi de la fatigue. Ce n'est pas fini en cinq minutes. Il y a de la fatigue pour le cuisinier et tous ses aides avant et puis après quand ils devront renettoyer. Vous voyez. c'est toujours un cérémonial. Il est donc nécessaire qu'il y ait dans tous ces gestes une animation spirituelle. Et dans cette petite cérémonie, il y a aussi une oblation de soi qui renouvelle mystiquement celle de la profession. On revivifie la donation de soi qu'on a faite à Dieu.

 

Eh bien, ça n'existe plus maintenant, vous le savez. Pourquoi ? On va dire : On pourrait très bien le faire encore ? Je ne sais pas. J'y ai déjà pensé. On pourrait très bien le faire encore. Cela se fait après l'Office de Laudes. Cela ne dure pas longtemps, cela va vite, c'est l'affaire de trois minutes.

Mais je ne sais pas si c'est aujourd'hui réalisable ? Est-ce que tout le monde est capable de chanter ces trois versets ? Rien que ce petit détail ! Il Y aura deux serviteurs de table et, parfois, aucun des deux ne sera capable de le chanter.

Auparavant, lorsque un serviteur de table n'était pas capable de le chanter, c'est le chantre qui le chantait. On ne peux donc pas ici mobiliser les chantres ? Peut-être que un jour, la grâce de Dieu aidant, nous pourrons retrouver cette belle petite cérémonie si riche et si pleine de grâces.

Chapitre 35,20-37:Des semainiers de la cuisin. 14.07.96

1.   La bénédiction reçue de l’Abbé.

 

Mes frères,

 

            Nous venons d’entendre Saint Benoît nous parler des semainiers de cuisine. A son époque, le travail de la cuisine était certainement beaucoup plus simple qu’aujourd’hui et, en plus, les hommes de son temps étaient habitués à une nourriture frugale et à travailler courageusement de leurs mains.

            Aujourd’hui, les choses ont bien changé. Nous avons des santés délicates, des estomacs fragiles, des foies souvent barbouillés. Si bien que le cuisinier doit être un expert dans la matière. Mais ça ne fait rien !

 

            Il faut tout de même que nous nous arrêtions à un petit détail que nous pouvons transposer des services de la cuisine à tous les emplois qui nous sont distribués au service de la communauté.

            Saint Benoît : « Ce verset ayant été répété trois fois par tous les frères ( O Dieu, venez à mon aide, hâtez vous de me secourir ) il recevra la bénédiction et entrera en charge, 35,34. Donc, il reçoit une bénédiction pour entrer en charge.

            Nous-mêmes, nous avons reçu un emploi, nous sommes entrés en charge et la collation de cet emploi par l’Abbé comporte en lui une bénédiction. Il y a toujours un lie de grâce qui unit l’officier à l’Abbé, et par l’Abbé au Christ, et par le Christ à la Sainte Trinité.

 

            On reçoit donc une bénédiction. On ne s’improvise pas maître ou expert en tel ou tel domaine. Nous n’avons pas à jouer à celui qui sait même si on sait, mais à plus forte raison si on ne sait pas ! On reçoit une bénédiction. Il existe donc une manière autre de s’acquitter de son emploi. La bénédiction donne la note juste.

            On est chez Dieu, on travaille pour Dieu. On n’est pas chez soi et on ne travaille pas pour récolter une décoration au terme de X années de service. Non, on est chez Dieu et on travaille pour Dieu. Lorsque on est au service de la communauté, lorsque on se dépense pour la communauté, on travaille pour Dieu.

 

            La bénédiction élève donc une activité matérielle à un niveau surnaturel. Elle fait qu’on baigne dans un climat d’éternité. Ce que on fait ponctuellement aujourd’hui a un retentissement jusqu’à la fin des temps et même au-delà. Pourquoi ? Parce que, encore une fois, on est chez Dieu.

            Lorsque je reçois la bénédiction qui me confie un tel emploi, l’aspect propriétaire qui pourrait habiter mon cœur est évacué. La porte de l’obédience est ouverte par la bénédiction comme par une clef. Sans cette clef qui m’est remise, j’entrerai par effraction comme un loup qui va tout saccager. La bénédiction établit donc chacun à sa place dans sa vérité. Et l’ensemble de toutes les bénédictions reçues par chacun forme une tapisserie où tout se tient dans l’ordre et la beauté.

            C’est donc les bénédictions reçue qui forme le tissu de la communauté parce que elles donnent à la communauté sa raison d’être qui est – on ne le répétera jamais assez – d’être au service de Dieu tout en étant au service des frères. La bénédiction relie à Dieu et un courant passe sans arrêt de Dieu à chacun des officiers, un courant de vie, un courant de vie spirituelle, un courant de vie éternelle.

            La bénédiction est le sceau apposé sur l’obéissance et le gage de la réussite. La bénédiction est porteuse de force. Même si la personne est professionnellement très faible dans ce qu’on lui demande, la bénédiction qu’elle reçoit lui donne la grâce d’accomplir ce qui lui est demandé.

 

            Je pourrais parler d’expérience personnelle. Je n’avais jamais vu une brasserie ni de près ni de loin, même en imagination. Et voilà que la bénédiction de l’Abbé m’a confié la restructuration d’une brasserie. Vous voyez le résultat aujourd’hui ! A travers cette faiblesse, il y a quelque chose qui est passé qui vient d’infiniment plus loin, qui vient de chez Dieu. Voilà, il faut être tout à la fois conscient de sa faiblesse et conscient de la bénédiction qu’on a reçu.

 

            Maintenant, mes frères, ces quelques mots que je viens d’échanger avec vous sont peut-être l’occasion d’un examen de conscience aujourd’hui. Chacun de nous pourrait peut-être se poser une petite question : après autant d’années dans la même charge, comment y vis-je ? Comment suis-je en train de me mouvoir à l’intérieur de cette charge ? En celui qui sert ou en celui qui exerce un monopole ? En propriétaire du savoir et du lieu ?

            C’est mon emploi ! Est-ce que je m’y comporte en maître ou bien est-ce que je m’y comporte en celui qui chaque jour demande dans son cœur la bénédiction de Dieu pour accomplir sa tâche, pour la recevoir à nouveau, pour la mener à bien au service des autres et au service de Dieu ?

            Il y a donc là une option. Suis-je devenu le propriétaire de mon emploi ? Ou bien, est-ce que chaque jour au matin je la reçois à nouveau dans la lumière de Dieu, dans la grâce de sa bénédiction ?

 

            Voilà, mes frères, nous pouvons chacun pour notre part, nous pouvons chacun nous poser la question. Et pour Saint Benoît, remarquez-le, on implore Dieu à trois reprises. Cela veut dire que on l’implore à toute heure. Il faut à l’intérieur de l’obédience qu’on a reçu, il faut rester en communion avec Dieu.

            L’emploi doit être le lieu où l’on prie, le lieu où on s’ouvre de plus en plus à la grâce, le lieu où on avance dans la main de Dieu. Dieu nous donnant la main, on avance vers la plénitude de notre vocation et vers la porte de la vie, la porte du Royaume qu’on aperçoit déjà et qui s’ouvre là, qui se tient ouverte pour nous.

 

            Voilà, mes frères, si on exerce un emploi dans cet esprit, on s’établit chez Dieu, on s’installe chez lui et on n’en sort plus.

 

Chapitre 35,21-37:Des semainiers de la cuisin.16.07.96        

      2. S’épanouir dans son emploi. [1]

 

 

Mes frères,

 

            Dimanche, nous avons vu que la bénédiction, donnée par l’Abbé ou même par la communauté entière au frère qui reçoit une obédience, était la clef qui permet d’accéder au niveau où Dieu attend qu’une pierre soit apportée à l’édifice qu’il désire construire. Et cet édifice n’est rien d’autre que sa propre présence ici sur la terre.

            Si chacun dans le monastère demeure fidèle à cette bénédiction reçue, la communauté devient un temple à l’intérieur duquel Dieu se manifeste, à l’intérieur duquel Dieu est présent ici sur terre de façon corporelle. C’est un nouveau mode d’incarnation.

 

            Et dans ce sens, la vie monastique est quelque chose d’extraordinaire. Elle est particulièrement belle parce que elle est le lieu de la vérité, de la vérité toute entière, de la vérité qui est Dieu se manifestant par l’intermédiaire de quelques hommes. C’est particulièrement remarquable dans la bénédiction que l’Abbé reçoit.

            Cette bénédiction lui est donnée par l’Evêque, par le représentant du Christ sur une portion de territoire. Et la bénédiction descendant sur l'Abbé coule sur tous les membres de la communauté. Et c’est grâce à cette bénédiction reçue d’en haut que l’Abbé reçoit la faculté de bénir ses frères et de les élever à l’étage où lui-même se trouve.

 

            Voyez que une communauté monastique ne se comprend pas en dehors d’une vision de foi, une vision très éveillée. Et c’est pourquoi le moine doit être un veilleur. Ce n’est pas un homme qui dort ? Non, il ne se laisse pas engourdir, ni séduire par tout ce que la chair, tout ce que le monde peut lui offrir. Non, en dépit des tentations, il demeure ferme, il reste éveillé, sa foi est toujours alertée. Et chaque jour il se recueille afin que la bénédiction reçue porte de nouveaux fruits, et pour lui naturellement, et pour la communauté, et pour l’Eglise, et pour le monde.

 

            Saint Benoît a aussi une petite remarque que j’estime très belle et qui montre combien Saint Benoît a un cœur de Père. Le jour de sa fête, je pense vous avoir dit que le caractère peut-être le plus attachant de sa personnalité, c’est qu’il est un homme, c’est qu’il est un Père profondément humain.

            Saint Benoît est un homme de cœur. Ce n’est pas un strict observant rigide qui veut plier tout le monde à l’observance la plus dure. Ce n’est pas un trappiste, un trappiste dans le sens primitif du terme. Vous savez que à l’époque de Rancé, une quantité de frères mouraient très jeune tellement la vie était dure. Mais voilà, c’était la façon de se sanctifier et d’aller au ciel directement peut-être, mais ce n’était pas la route que Saint Benoît avait ouverte.

 

            Et voici un tout petit trait, c’est encore dans la même sphère de cette bénédiction. Saint Benoît désire que les frères s’acquittent de leur tâche sans tristesse, 35,7. Oui !

            Il est important, mes frères, que le service que on a reçu, l’obédience qui nous a été confiée avec son lot inévitable de contrariété, que cette obédience soit l’occasion d’un épanouissement personnel. On doit s’épanouir à l’intérieur de l’emploi que l’on exerce. On doit s’épanouir au niveau spirituel, on doit s’épanouir aussi au niveau humain. Et l’Abbé doit veiller à ce qu’il en soit ainsi.

            Il ne faut pas, dit Saint Benoît, que l’on s’acquitte de son emploi avec tristesse. On ne doit pas être écrasé par son emploi. Au contraire, l’emploi doit rendre le moine plus léger. Il doit le rendre, à la limite – c’est une image – il va le rendre aérien. L’emploi doit le porter là où le Christ l’attend quelque part dans son intimité, dans une cellule mystérieuse où le Christ l’attend, où il sera seul avec lui en cœur à cœur.

 

            Mes frères, l’épanouissement à l’intérieur d’un emploi, c’est pratiquement un vécu au sein duquel on n’a même plus le réflexe de se demander : suis-je heureux ou suis-je non-heureux ? On n’a même plus ce réflexe. C’est possible si la foi est assez vivante pour sucer la vie  à la mamelle de Dieu présent dans l’obéissance. Il ne nous est pas possible ici au monastère de recevoir la vie divine en dehors de cette volonté de Dieu. Ce n’est pas possible ! La mamelle que nous suçons, c’est la volonté de Dieu.

 

            Nous avons aux Vêpres chanté le Psaume où il est question de celui qui négligerait la bénédiction qu’il a reçu et qui s’exalterait à ses propres yeux comme si il apportait quelque chose à la communauté, à Dieu, par son savoir ; comme si il était devenu propriétaire de son emploi et que les autres devraient être heureux de ce que lui, propriétaire, leur dispense.

            A ce moment-là, dit-il, il faudrait que je me trouve, et je me trouverais réellement comme un enfant arraché à la mamelle de sa mère. A ce moment là, on sombre dans la tristesse. Tandis que si on reste à sa place dans la volonté de Dieu, même à travers toutes les contrariétés que l’on rencontre, on entre dans la paix et on s’épanouit mystérieusement mais bien réellement.

            Mes frères, un petit détail d’ordre psychologique mais qui est encore plein de surnaturel : s’épanouir, c’est ne plus se palper ! Tant qu’on se palpe, on a de grandes chances de tomber dans la tristesse.

 

            Vous savez ce que c’est se palper ? Se palper, c’est s’autodéguster d’abord, c’est se sucer soi-même. On est pour soi-même une sorte de sucette. On se palpe pour voir si on est bien ; on se palpe pour voir si on n’a pas trop à subir d’avanies de la part des autres. Finalement, on ne vit plus que pour soi. On devient un centre autour duquel toute la communauté doit graviter. On ne cesse pas de s’ausculter, de se palper pour voir comment on est.

            Et plus on se palpe, plus on trouve des raisons légitimes de ne pas s’aimer, de ne pas aimer les autres parce que on ne sera jamais tel qu’on se rêve. Et plus on se palpe, plus on donne le feu vert à la déprime ; on se décourage quand on se palpe. Et plus on se palpe,  plus on s’écoute et plus on vit en vase clos sur soi.

            On devient prisonnier de son propre moi et, il est très difficile d’en sortir. Pour en sortir, il faut vraiment qu’il arrive un accident, un accident de santé, un accident d’ordre spirituel, une épreuve que Dieu peut envoyer, une tentation très forte. A ce moment-là, on peut avoir le réflexe d’appeler au secours.

            Et dès l’instant où on appelle au secours, qu’on appelle Dieu au secours, qu’on appelle un frère au secours, qu’on appelle l’Abbé au secours, à ce moment-là on cesse de se palper parce qu’on n’est plus tourné sur soi mais qu’on est tourné vers d’autres.

 

            Voilà, mes frères, nous en resterons là pour ce soir. Nous verrons demain ce que l’Esprit Saint nous inspirera encore.

Table des matières

Chapitre 35,1-20: Des semainiers de la cuisine.12.11.84. 1

Avoir un cœur liquide. 1

Chapitre 35,1-20: Des semainiers de la cuisine.13.03.85. 3

Etre au service les uns des autres. 3

Chapitre 35,1-20: Des semainiers de la cuisine.12.11.85. 5

Servir les autres. 5

Chapitre 35,1-20: Des semainiers de la cuisine.13.03.86. 6

Un principe à implanter dans le cœur ! 6

Chapitre 35,1-20: Des semainiers de la cuisine.12.11.87. 8

En gros et en détail ! 8

Chapitre 35,21-37:Des semainiers de la cuisin.14.07.88. 10

Le travail de la cuisine. 10

Chapitre 35,20-37:Des semainiers de la cuisin. 14.07.96. 12

1.     La bénédiction reçue de l’Abbé. 12

Chapitre 35,21-37:Des semainiers de la cuisin.16.07.96. 14

2. S’épanouir dans son emploi. 14

 

 



[1] début le 14.07.96