Chapitre 34: Recevoir également le nécessaire? 12.03.85

      Vivre en pauvre.

 

Mes frères,

 

La pauvreté, telle que l'entend Saint Benoît et toute la tradition monastique avant lui et après lui, ne doit pas être assimilée au dénuement. Le moine a des besoins élémentaires essentiels qui exigent impérativement d’être satisfaits. Ils ont trait à sa vie d'homme : c'est la nourriture, le vêtement, le chauffage, l'instruction, la formation comme on dirait aujourd'hui, et bien d'autres encore.

Ils ont trait aussi à sa vie de fils de Dieu. C'est la prière, c'est la Lectio Divina. Il doit avoir à sa disposition des instruments qui lui permettent de nourrir sa vie intérieure. il doit disposer du temps nécessaire pour se placer devant Dieu, être uniquement pour Dieu en laissant de côté tous ses soucis.

 

Tous ces besoins sont donc essentiellement de nature biologique. Ils ont trait soit à la vie de ce monde-ci, soit à la vie du monde à venir. Mais ces deux univers ne sont pas compartimentés, cloisonnés, étrangers l'un à l'autre. Au contraire, il y a entre eux interpénétration et dialogue constant.

La figure de ce monde passe, nous dit l'Apôtre. Et c'est vrai. Cela veut dire que la figure du monde se transforme. Mais c'est toujours le même monde. Il ne doit pas être anéanti mais métamorphosé, transfiguré.

 

Vous en avez peut-être déjà fait l'expérience vous-mêmes ? Si vous avez connu quelqu'un au cours de vos études, à l'école primaire par exemple, et vous le revoyez 30 ou 40 ans après, mais vous ne le reconnaissez pas ! Il doit dire : « Je suis un tel, on était dans la même école. » Oui ! Il faut le croire parce que on ne le reconnaît pas. La figure a changé, son aspect a changé, et pourtant c'est toujours le même garçon.

 

Il en est ainsi, mes frères, de ce monde que nous connaissons et du monde à venir qui est en train de se construire à l'intérieur de cette matière que nous travaillons tous les jours. Le moine est un paquet de chair, un petit paquet de chair qui doit être spiritualisée. Tout véritable spirituel est toujours incarné. Nous ne devons pas oublier cela.

C'est ! La caractéristique principale, la note essentielle du Christianisme. Dieu s'est fait chair.  Tout véritable spirituel se rencontre dans la matière, dans la chair. J’entends la chair dans le sens noble du terme. Ce qui est désincarné n'est pas vrai. Ce n'est pas vrai, c'est de l'illusion !

 

            C'est une grande richesse pour nous cela, mes frères, et un puissant encouragement. Nous avons alors le sentiment d'être biens. Nous sommes à notre aise dans notre chair d'homme. Nous ne la méprisons pas. Nous la disciplinons, certes, nous ne la laissons pas s'évader, divaguer, dégénérer. Non, mais c'est cette chair qui un jour verra le Christ face à face. Elle peut déjà commencer à le percevoir et à l'apercevoir maintenant. Mais plus tard, ce sera comme dit Saint Paul : sans aucun voile.

 

Mais la pauvreté alors, la vraie pauvreté qui n'a rien à faire avec le dénuement, elle est d'abord et surtout une disposition intérieure de liberté. Cela signifie que les énergies du moine, surtout ses énergies affectives, celles qui ont trait à la faim et à la soif de son cœur, elles sont toutes orientées vers la fin  ultime de toute existence humaine qui est la rencontre de Dieu, la divinisation, et la glorification de ce Dieu avec lequel on ne forme plus qu'un seul esprit.

Lorsque le moine est ainsi entièrement libre par rapport à ce qui l'entoure, que son seul objectif c'est de rencontrer Dieu, qu'il est - mais entièrement - saisi, possédé par cet amour de Dieu - j'ai expliqué cela hier, je ne vais pas y revenir - à ce moment-là il n'y a plus en lui aucun transfert indu vers des objets étrangers à Dieu ou au vouloir de Dieu.

Et c'est dans ce sens-là qu'il est libre, et qu'il est pauvre. Car il n'y a plus rien en dehors de Dieu qui attache, ou qui enchaîne, ou qui attire son cœur. C'est donc un homme satisfait. Il n'y a plus de distorsion en lui vers l'inutile ou le superflu. L'inutile, c'est ce qui ne sert pas à marcher vers Dieu. Le superflu, c'est ce qui alourdit, c'est ce qui encombre la marche vers Dieu. Voyez, nous sommes dans la véritable pauvreté.

 

Et cette pauvreté, elle doit être vécue de façon identique par tous, mais très personnalisée. Car chacun à l'intérieur du monastère, comme à l'intérieur de l'Eglise, et à l'intérieur de l'univers, chacun a sa vocation propre et sa mission propre.

Et ce n'est pas interchangeable, car Dieu nous a créés pour telle mission. C'est en vue d'elle qu'il a prévu pour nous telle structure physique, psychologique, intellectuelle, spirituelle. Nous portons un nom, un seul nom. Il n'y a pas deux noms pareils dans l'univers. Il pourra y avoir des milliards et des milliards d'êtres humains, chacun portera son nom. Chacun est une personne, et on ne peut pas prendre la place de son voisin.

 

Et c'est pourquoi, ce dépouillement, cette pauvreté, cette liberté doit être vécue de façon très, très personnelle mais pourtant identique pour chacun. Identique donc dans son essence, mais vécue par une personne. Nous avons déjà là le grand principe de la diversité dans l'unité.

Un égalitarisme uniformisant n'est donc pas de règle dans le Royaume de Dieu. Si bien que dans le monastère qui est une cellule de ce Royaume, chacun - comme le dit Saint Benoît - devra recevoir selon sa vocation personnelle, selon sa mission, autrement dit : selon ses besoins.

Car les besoins qui sont attachés à la personne sont toujours en vue de cette mission, de cet objectif vers lequel la personne tend par sa route à elle. Il y en a qui ont besoin davantage, d'autres ont besoin de moins de choses.

 

Il faut donc veiller à ce que celui qui a besoin de peu ne regarde pas vers le voisin qui lui reçoit davantage parce que il a davantage de besoins et qu'il ne commence pas à en être jaloux. A celui-là, on lui donne ceci et cela, et moi ? Pourquoi pas à moi ? A ce moment, il est en dehors de la pauvreté.

De même celui auquel on donne davantage parce qu'il est, comme dit Saint Benoît, plus faible. Oui, mais celui-là il ne doit pas s'enorgueillir et dire : Oui, mais moi ça va bien, je suis bien avec l'Abbé. Et ça se voit puisque il me comble. Je reçois plus que les autres, donc c'est que je vaux plus que les autres.

Non, au contraire il doit s'humilier parce que c'est la preuve qu'il est plus faible que les autres. En fait, c'est parce que il a une autre mission à remplir. Il est structuré autrement.

 

Mes frères, vous voyez quelle sagesse dans cette Règle de Saint Benoît. Il y a encore d'autres endroits où Saint Benoît en parle. Mais quand nous y arriverons, ce sera peut- être l'occasion de le signaler encore.

Mais cette harmonie, cette paix, cet équilibre à l'intérieur d'une communauté où chacun reçoit selon ses besoins, cela exige une collaboration confiante entre l'Abbé et les frères, une ouverture. Il faut que l'Abbé puisse connaître chacun et qu'il puisse juger des besoins de chacun.

 

Alors les autres le sachant, mais ils ne sont pas jaloux. Et ils trouvent ça normal parce qu'ils participent, ils ont conscience de participer à la grâce de l'Abbé qui ne peut jamais rien faire tout seul. Et cela exige aussi un grand esprit de foi et une charité fraternelle vivante et fervente. Nous devons pouvoir nous aimer. Nous devons nous regarder non pas comme des sujets de consommation, mais comme des fils de Dieu en voie de croissance.

Et chacun étant parfait dans ce qu'il est, complet dans ce qu'il est, devient de plus en plus une étoile. Comme nous le dit l'Apôtre aussi : dans le ciel, il y a une multitude d'étoiles, mais chacune est différente de l'autre en clarté.

 

Voilà, mes frères, retenons cette image, si vous le voulez bien. Nous sommes dans ce Royaume de Dieu des étoiles. Et nous avons chacun notre lumière, chacun notre beauté. Et n’allons pas penser, nous imaginer que notre beauté à nous est sublime par rapport à celle des autres.

Non, chaque beauté est parfaite mais, nous devons veiller à ne jamais la ternir par des pensées étrangères. Et là encore est le signe de la véritable pauvreté lorsqu’on est pris par ce désir de devenir pur, de devenir toujours plus beau sous le regard de Dieu et pour son bonheur.

Chapitre 34: Recevoir également le nécessaire? 11.11.87

      L’unité dans la diversité.

 

Mes frères,

 

En rappelant la parole de l'Ecriture "On partageait à chacun selon ses besoins", Saint Benoît énonce le grand principe de l'unité dans la diversité. Le monastère est un Corps vivant composé de membres dont les besoins sont différents. Ils sont fondés sur les particularités personnelles, l'âge, l'état de santé, le niveau intellectuel, spirituel, l'emploi qu'on exerce et bien d'autres facteurs encore. Le Corps peut vivre grâce à l'harmonie qui règne entre les différents membres. Chacun est en paix parce que chacun reçoit à la mesure de ses besoins réels et de sa capacité.

 

Voilà donc l'idéal que nous devons nous efforcer à réaliser. Nous comprenons tous immédiatement que c'est très logique. La maison de Dieu qu'est le monastère est, dans l'esprit de Saint Benoît, édifiée sur le modèle de la maison de Dieu qui se trouve dans le ciel. Là-bas, les amis de Dieu sont tous comblés.

Comme le disait la petite Thérèse, tous les récipients, qu'ils soient petits ou qu'ils soient grands sont remplis à ras bord. Si bien que tous sont entièrement satisfaits et entre eux ne règne aucune jalousie. Cet idéal doit être atteint à l'intérieur du monastère. Ce sera possible si chacun prend au sérieux la grande et primordiale vertu de pauvreté dont nous parlait hier Saint Benoît.

Si je suis vraiment pauvre, dépossédé de toute chose, dépossédé de moi-même, il n'y aura en moi place pour aucune convoitise, pour aucune jalousie. Je serai content du sort qui m'est fait. En effet, je me suis donné à Dieu qui utilise les circonstances, qui utilise les frères avec lesquels je vis pour me purifier, pour me façonner a son image.

 

Je suis donc toujours en paix. Je reçois de Dieu à tout moment ce qui me remplit de bonheur, même si le traitement qu'il me fait subir peut être pénible pour la partie charnelle de mon être. Nous devrions tous vivre avec de tels sentiments dans notre cœur !

C'est possible, savez-vous, si chacun des frères du monastère est un homme intelligent, si chacun a un bon jugement. Lorsque je dis intelligent, je ne veux pas dire que chacun doit être Docteur en Philosophie, en Théologie, en Exégèse. Non, quelqu'un qui sait voir les choses telles qu'elles sont, qui est logique avec l'option qu'il a prise, avec le don qu’il a fait de lui à Dieu.

C'est cela que j'appelle un homme intelligent et qui a alors un jugement accordé à son intelligence, et qui ne dramatise rien, qui voilà reçoit de Dieu à la mesure de ce qu'il est. Et qui alors admire l'action de Dieu chez les autres, même si humainement parlant il semble que les autres reçoivent davantage. Mais cela n'a pas d'importance ! Le jugement final est laissé à la décision de Dieu qui est amour et qui nous conduit tous au cœur de son bonheur.

 

Maintenant, pour ce qui regarde l'Abbé qui est pour les frères, parmi les frères le représentant du Christ, il doit être le premier - encore une fois - à comprendre ces choses et à les pratiquer. On pourra dire : Oui, mais c'est facile pour lui puisqu'il est Abbé et qu'il est au-dessus de tous et de tout, il ne reçoit rien des autres, il peut s'approprier tout. Vous voyez, on pourrait laisser s'infiltrer dans l'imagination des suppositions qui sont erronées, qui sont fausses et qui pourraient nous conduire très bien dans l'erreur.

Non, l'Abbe tenant la place du Christ ne peut user d'aucun favoritisme à l'endroit d'un quelconque frère, et surtout par rapport à lui-même. Il doit rechercher le véritable bien des personnes qui est leur croissance spirituelle. Et si, il est vraiment pour ses frères, par sa conduite, par sa décision, l'expression de la volonté de Dieu sur chacun, les frères auront l'occasion de grandir en Dieu.

Et en même temps, ce qui est très beau, de voir s'épanouir leur personne au niveau humain. Car l'un ne va pas sans l'autre. La spiritualité vraie comme toujours incarnée, un progrès spirituel entraîne toujours un progrès au niveau humain.

 

Voilà, mes frères, ce que Dieu attend de chacun d'entre nous. Nous devons le discerner jour après jour dans les circonstances bien concrètes de notre vie. Une raison supplémentaire pour être toujours bien éveillés, bien vigilants, de ne pas se laisser distraire.

Ce n'est pas facile de toujours rester au niveau surnaturel. Il arrive parfois qu'on en descende ou bien qu'on en tombe. C'est ce qu'on appelle le péché. Ce n'est pas terrible, même si on s'est fait un peu mal, même si on s'est blessé. Il suffit de se remettre sur pied, d'aller trouver le médecin et de remettre les choses en place. Je vous répète, la vie monastique est en soi extrêmement simple à condition que nous la voyions telle qu'elle est, comme étant une familiarité de plus en plus grande avec le Christ, avec Dieu, avec les Saints, et avec les saints en puissance que sont les frères qui habitent le monastère.

 

 

Chapitre 34: Recevoir également le nécessaire? 12.07.89

      Le nécessaire ?

 

Mes frères,

 

Pour pratiquer à la perfection ce que saint Benoît nous recommande ce soir il faut, me semble-t-il, avoir atteint un degré assez élevé de vertus. Car c'est une tentation subtile de se créer des besoins, de se créer des infirmités pour recevoir davantage, pour se ménager à l'intérieur de la vie commune une petite maison qui est remplie de toutes sortes de biens non pas spirituels mais matériels.

 

Prenons bien garde à cela, mes frères ! Il faut lorsque nous demandons quelque chose que ce soit vraiment une nécessité pour nous. Comme le dit ici Saint Benoît : Celui qui a besoin de moins doit rendre grâce à Dieu. 34,7. Nous devrions toujours avoir besoin de moins. Par contre Celui à qui il faut davantage, s'humiliera 34,8.

 

Voilà l'équilibre et voilà la vertu ! Ne l'oublions jamais et essayons de rester dans cet équilibre, dans cette discrétion qui nous rendra agréables à Dieu et à nos frères.

Table des matières

Chapitre 34: Recevoir également le nécessaire? 12.03.85. 1

Vivre en pauvre. 1

Chapitre 34: Recevoir également le nécessaire? 11.11.87. 3

L’unité dans la diversité. 3

Chapitre 34: Recevoir également le nécessaire? 12.07.89. 4

Le nécessaire ?. 4