Mes frères,
Hier, nous étions dans l'euphorie. Saint Benoît nous emportait à la suite du cellérier dans les jardins merveilleux de la sainteté. Et là, nous admirions des frères emplis de sagesse, pétris d'humilité, allant et venant dans la maison de Dieu, et goûtant déjà les joies et la paix de la vie véritable.
Et voici qu'aujourd'hui, nous sommes sans ménagements ramenés à ras de terre. Saint Benoît demande que les outils du monastère soient confiés à des frères dont la vie et les mœurs soient sûrs. Cela signifie en langage clair qu'il y a dans le monastère des frères auxquels on ne peut pas se fier. Oui ! Et je pense qu'il y a là pour nous une et même deux grandes leçons.
La première, c'est que si le monastère est la maison, le palais, le temple de Dieu, si le cloître est un paradis, il est aussi et d'abord sans doute un terrain de lutte et un hôpital. On est dans le monastère pour guerroyer vaillamment contre les vices de la chair et des pensées. On y est aussi pour soigner toutes sortes de maladies spirituelles, et en guérir. Il faut pour cela naturellement chez le moine de l'endurance, de la patience, de la force, déjà au départ une foule de qualités qui seront la preuve que le moine est vraiment à sa place.
Cela ne veut pas dire maintenant que la communauté monastique est un milieu élitiste, c'est à dire un milieu où il n'y a que des élites humaines. Non, je le rappelle, c'est un hôpital. Ce sont des gens spirituellement malades comme tout homme en ce bas monde. Il ne faut pas penser que le jour où on entre au monastère, on est métamorphosé. Non, on y entre tel qu'on est et, c'est le frottement de la vie fraternelle, les frictions de la vie fraternelle qui font sortir à l'extérieur ce qui était inconnu souvent du sujet lui-même.
Il se découvre vraiment tout autre de ce qu'il pensait. Il avait de lui une certaine image plus ou moins flatteuse, et voilà qu'il sort de son cœur autre chose que du parfum. La bonne odeur des vertus n'est pas à chercher chez le novice. Il faut encore attendre…
Tiens, voilà un novice qui devient tout rouge ! Mais ce n'est pas pour lui que je le dis. Je n'ai pas fini ma phrase.
…Il faut parfois attendre longtemps pour qu'on puisse commencer à voir apparaître les premières fleurs et cueillir les premiers fruits. Et il est plus prudent d'attendre cela toute sa vie. C'est cela l'enjeu de notre vœu de conversion des mœurs.
Car, si on a déjà porté beaucoup de fruits, on ne les a peut-être pas portés tous. On ne peut jamais dire : maintenant je prends ma pension dans le travail de la sainteté. C'est fini, je suis arrivé ! Le monastère est un terrain de lutte et un hôpital, ne l'oublions jamais ! Cela nous ouvre à une grande indulgence à l'endroit des autres.
Et la seconde leçon, c'est que la qualité spirituelle d'un moine, c'est à dire la vigueur de sa foi, la délicatesse de sa conscience, l'honnêteté de sa vie morale, elle se dévoile dans la façon dont il traite les objets du monastère.
On n'est pas ici chez soi. On est toujours dans la maison de Dieu, ne l'oublions pas ! Tout ce qui est ici, je l'ai déjà dit tant de fois, appartient à Dieu. Il est mis à ma disposition des outils et toutes sortes de choses. Saint Benoît le dit bien : des objets qui sont confiés à certains pour qu' ils les distribuent et puis qu'ils les reprennent pour les mettre de côté.
Et l'Abbé - naturellement aujourd'hui ce n'est plus possible - il tient un inventaire de tout ça. Ici, on procède à un inventaire en fin d'année pour des raisons budgétaires, etc. En bonne gestion, ça doit se faire. Saint Benoît, c'est autre chose. Il avait une liste. Il savait très bien ce qu'il avait donné, et ça devait revenir. Rien qu'à cela, on voit que ça ne nous appartient pas.
Eh bien, ces choses qui appartiennent à Dieu, non seulement le moine ne doit pas les perdre, les égarer, ni les endommager, mais il doit les entretenir avec soin. Eh bien ! c'est là qu'on va voir la qualité spirituelle de quelqu'un. Et ça vaut pour aujourd'hui, ça ! Ce n'est pas seulement à l'époque de Saint Benoît, mais pour aujourd'hui.
Regardons-nous, examinons-nous chacun, voyons comment nous nous comportons à l'endroit de tous les objets du monastère ? C'est un baromètre, ça, d'excellente qualité. Il ne trompe pas. Un thermomètre plutôt qui ne trompe pas. Notre température spirituelle, elle va apparaître là.
Mais voilà, mes frères, c'est ainsi donc que dans cette lutte, et puis dans cette délicatesse à l'endroit de toutes ces choses du monastère qui ne nous appartiennent pas, qui appartiennent à Dieu, qu’on grandit, qu'on se développe et qu'on atteint finalement sa taille adulte en Christ. On est devenu un véritable chrétien.
Et on est, on se rapproche de ce modèle idéal qu'est le cellérier. On devient sage. On voit les choses comme Dieu les voit. On ne se fie plus à son propre jugement, mais on a l'oreille ouverte à ce que les autres disent, pensent.
Et ainsi, grandissant, croissant en sagesse, on croît, on grandit en humilité. On se tient là où on est à sa place, à sa place devant Dieu, à sa place devant les frères. Et voilà, on finit par jouir d'une bonne santé spirituelle. On est un homme épanoui spirituellement.
Humainement aussi, on a le cœur dilaté. On n'a plus d'étroitesse, plus de mesquinerie. Voilà, on est devenu vraiment ce que Dieu attendait : un miroir de ce qu'il est lui, le bon, le patient, celui qui sait aimer vraiment sans jamais se lasser, sans jamais connaître la déception.
Voilà, mes frères, encore une semaine qui est terminée. Nous allons en commencer une nouvelle demain. La semaine prochaine, nous avons un jour férié qui est le 11 Novembre. Et puis nous aurons la Toussaint de l'Ordre. Et ainsi, à petits pas, nous nous approcherons de la fin de l'année liturgique et d'une nouvelle année.
Mes frères,
Pour comprendre l'organisation de la vie à l'intérieur du monastère, il faut se référer à une expression. C'est tout à la fois d'ordre mystique et d'ordre temporel. Saint Benoît l'utilise à la fin du chapitre précédent. Il parle de la domus Dei, de la maison de Dieu, 31,43. Personne ne doit être troublé ni contristé dans la maison de Dieu. Nous ne sommes donc pas chez nous, ici. Nous sommes les gérants d'un domaine qui appartient à Dieu. Il n'est rien dans le monastère qui ne soit propriété de Dieu.
Nous sommes dans une situation semblable à celle d'Adam à l'intérieur du jardin d'Eden. Dieu l'y avait placé pour cultiver et garder ce jardin. Il est intéressant de se référer au texte original pour voir ce que signifie exactement garder et cultiver. Ce que nous traduisons par cultiver à bien d'autres significations en hébreu.
Cela exprime en premier lieu le travail de l'esclave. C'est un travail dur. C'est un travail auquel on est astreint du fait qu'on est un esclave. Un homme libre dans les pays païens, dans les régions païennes, ne se livrait pas à ce genre de travail. En Israël, les hommes libres s'en acquittaient également.
Il y a aussi un second sens qui est très, très beau et qui dans certaines circonstances est devenu le premier. Cela signifie rendre culte à Dieu. Nous retrouvons, nous, cette expression dans, disons cette ambivalence, nous la retrouvons dans notre expression Opus Dei. Le culte que nous rendons à Dieu est un Opus, c'est un travail dont nous devons nous acquitter du fait de notre condition monastique.
Donc, voyons ici travailler, ce sera donc servir Dieu. Adam se trouvait dans le jardin d'Eden pour s'acquitter d'une liturgie. Il était le liturge de la création et en même temps il gardait le jardin. Le mot hébreux qui est utilisé a encore une extension plus large.
Ce n'est pas seulement garder une chose, mais ce sera garder la volonté de. Dieu, garder les commandements, être vigilant, être attentif à tout ce que Dieu demande pour que Dieu soit heureux, content et reposé lorsque à la brise du soir, lorsque les grosses chaleurs sont passées, il vient prendre l'air dans son jardin. Il y rencontre l'homme avec lequel il peut tailler une bavette.
Voyez, c'est ça le jardin d'Eden avec Adam ! Et le monastère de Saint Benoît est construit sur le même modèle. L'homme s'y trouve pour servir Dieu, pour veiller sur le domaine de Dieu et aussi pour être la voix et le cœur de toute la création.
Car Dieu n'est pas seulement le propriétaire d'un domaine qui est le nôtre, il est le propriétaire du cosmos. Mais à l'intérieur de cette immense propriété, il y a tout de même un endroit privilégié qu'il s'est choisi afin que dans cet endroit-là il y ait quelques unes de ses créatures, quelques hommes qui puissent être le chantre de toute la création.
Voilà ce qu'est le monastère pour Saint Benoît. Et maintenant comment va-t-il l'organiser ? Il faudra donc que tout soit soigné, que rien ne soit endommagé, que rien ne soit perdu. Rien de perdu donc des objets qui s'y trouvent, mais rien ne doit s'y perdre aussi des hommes qui y vivent. Il faudra que ce soit cultivé, il faudra que cela s'embellisse, que cela progresse, que cela grandisse, que cela se développe spirituellement.
Le moine est créé par Dieu lui-même dans son être de moine. Je me réfère encore ici à Adam, Adam dont le nom signifie terre. C’est le terreux. Le moine qui est un Adam, un terreux, à été façonné lui aussi à partir de la terre. Il est un ensemble de matières organiques qui vont un jour à la terre dont elles sont sorties.
Nous nous nourrissons des produits de la terre. Il n'est rien que nous ne mangions qui ne vienne de la terre. Il y a comme une parenté entre la terre et nous, et c'est la terre qui nous nourrit. Et nous restons toujours terre, mais une terre qui est une fleur, et qui est très belle.
Et cette terre a été façonnée en partenaire de Dieu dans le jardin, et en fils de Dieu également, car il y a un Esprit, un pneuma divin à l'intérieur de l'homme. Au moment où cette masse a été animée, Dieu a soufflé dans l'intérieur des narines de la vie, la propre vie de Dieu.
Si bien que tout le côté spirituel de la vie monastique vient de Dieu et est ordonné à Dieu. C'est un cycle, c'est un cercle. Nous venons de Dieu, et nous sommes ordonnés à lui, et nous retournons à lui. Et dans l'entre-deux ? Eh bien, nous vivons en accord avec lui. C'est lui qui nous donne le ton, et nous répondons en prenant le ton.
Alors, le moine ne s'appartient pas. Il ne s'appartient pas, ni dans son corps, ni dans ses activités, ni dans le but qu'il poursuit. Il est une créature. Et pourtant il reste libre. Il est libre. Et sa noblesse est d'être libre, c'est de se tenir face à Dieu. Non pas pour se dresser contre Dieu, mais pour s'offrir à Dieu et recevoir Dieu.
Il y a entre eux-deux comme des épousailles. Lorsque le moine sera parvenu à la plénitude de sa taille adulte, il sera - comme le disait si bien notre Père Saint Bernard - un sponsa Verbi.
Alors, mes frères, nous sommes à l'intérieur du monastère dans une atmosphère de sacralisation totale. Dans ce palais de Dieu, tout le visible, tout l'invisible, est à Dieu. Et cette sacralisation qui est nôtre, dont nous sommes les sujets, les porteurs, les bénéficiaires est les prémices du fameux TOUT, du fameux omnia in omnibus, tout en toute chose, qui est le terme de la création, qui est l’eschaton.
Et c'est pourquoi le moine vivant dans le présent est déjà dans l’accompli du Royaume. C'est un effet eschatologique. Et nous verrons que Saint Benoît, dans le chapitre suivant, va parler de la pauvreté, où il va dire : le moine qui est un trésor pour Dieu n'aura lui-même aucun autre trésor que Dieu en personne.
Table des matières
Chapitre 32:Des outils et objets du monastère.09.11.85
Chapitre 32:Des outils et objets du monastère.10.03.88