Mes frères,
Remarquons l'accent grave inscrit par Saint Benoît sur le sine iussione abbatis, 26,4. Sans la permission de l'Abbé, en dehors de tout ordre reçu de lui ou de toute mission qui aurait été confiée, un moine qui se joindrait ainsi de sa propre initiative à un excommunié, montrerait par là qu'il conteste la décision de l'Abbé. En se solidarisant avec le frère coupable excommunié, il encourait ipso facto, fatalement, la même peine de l'excommunication.
Remarquons aussi une fois de plus l'omniprésence de l' Abbé. Ce n'est pas tyrannie, ni despotisme, mais pour le regard de la foi qui rend transparente l'opacité des choses, l' omniprésence de l'Abbé, c'est l'omniprésence de Dieu lui-même. En dehors de cette vue de foi, la vie monastique est absolument ridicule et absurde. Il faut bien le savoir. Elle n' a aucun sens en dehors d'une vue de foi. C'est ce qui perturbe beaucoup de jeunes d'aujourd'hui.
Alors, pour leur rendre la vie monastique agréable ou supportable, mais on leur montre toutes sortes de fantasmagories humaines qui les séduisent, qui donnent un apparent sens rationnel à leur existence, à leurs activités, mais qui fatalement, tôt ou tard, débouche sur une impasse qui est terriblement douloureuse.
L'excommunié est en fait un mort qu'il faut rappeler à la vie. Cette idée m'est venue aujourd'hui où nous faisons commémoration de tous les défunts. Et ce rappel à la vie d'un homme qui en a été retranché n'est pas oeuvre humaine, mais uniquement oeuvre de Dieu. Et rappelons-nous que Dieu a poussé le réalisme de cet Opus Dei, de ce travail qu'il a pris sur lui jusqu'à se solidariser avec l'excommunié dans la personne du Christ qui a été rejeté par les hommes et qui a été abandonné par son Père.
Si l'Abbé est un homme sérieux, s'il est un fidèle disciple de Saint Benoît, il portera dans son cœur des sentiments identiques à l'endroit du frère excommunié. C'est à dire que secrètement il prendra sur lui la sentence que lui-même a portée. Il se sentira lui-même exclu de la société des hommes et de la société de Dieu aussi longtemps que le frère le sera.
Ce doit être quelque chose d'extrêmement dur ! Et à ce moment-là, l'Abbé est vraiment - mais ça se fera dans le secret, Dieu seul le remarquera - il sera vraiment le Christ présent dans le monastère. Et le frère sera sauvé.
Même s'il devait s'entêter dans sa faute, devenir un révolté au point que, comme le dit Saint Benoît plus tard, il faudrait user du fer qui ampute et le renvoyer hors du monastère, même dans cette hypothèse, il serait sauvé dans le cœur de l'Abbé. Et par la fidélité et l'amour de ce cœur qui serait le cœur même de Dieu qui n'a pas fait autrement avec nous.
En effet, nous devons bien savoir que tous autant que nous sommes, nous ne devons pas être très fiers. Nous devons permettre à l'humilité de grandir en nos cœurs et reconnaître que nous sommes des excommuniés rappelés à la vie. C'est l' oeuvre de la Rédemption.
Il existe en effet deux espèces de mort : une mort qui est séparation d'avec les hommes et une mort qui est séparation d'avec Dieu. Et l'excommunication, c'est une sentence qui condamne à cette double mort.
Ce fut celle de Caen qui a été excommunié, chassé hors du Royaume de Dieu, et sur la terre en danger devant les autres hommes. Si on me rencontre, dit-il, on va me tuer. Il n'est plus digne d'être ni devant Dieu, ni devant les hommes. Et nous qui sommes pécheurs, nous portons sur notre front cette malédiction.
Lorsque Saint Benoît nous demande d'être attentif chaque jour à la réalité de la mort, c'est cela qu'il veut nous rappeler. Ce n'est pas pour nous effrayer, mais c'est pour nous dire que nous sommes des hommes soustraits par leur faute à la véritable vie, aussi à la vie physique et à la vie spirituelle. Comme le dit l'Apôtre, si des jours de délais nous sont accordés, c'est pour que nous puissions parvenir à résipiscence et nous resituer entièrement dans la ligne du vouloir de Dieu.
Donc, lorsque Saint Benoît nous rappelle cette terrible exigence de la mort, encore une fois ce n'est pas pour nous terroriser, mais c'est pour nous avertir, nous rendre vigilant à la gravité, au sérieux du péché que nous commettons tous les jours en petit ou en grand, le plus souvent en petit naturellement, ou même en minime. Mais malgré tout, c'est du péché !
Et cette seconde vérité, c'est que la mort maintenant, grâce à la mort du Christ sur la croix, la mort physique est disjointe de la mort spirituelle. Nous sommes déjà donc des excommuniés rachetés. Il nous reste maintenant à faire notre part qui est la repentance, à croire que notre destinée, à travers la porte de cette mort physique, sera la libération totale et définitive.
Voilà, mes frères, une petite leçon qui m'a été adressée à moi d'abord, aujourd'hui en cette fête où nous avons commémoré tous les fidèles défunts, et où Saint Benoît nous parle de cette mort d'excommunication. Alors voilà, je me suis dit que je pouvais partager cela avec vous. Oui, nous sommes ici dans le monastère, vivant sous le regard de Dieu, lui permettant d'illuminer et d'aiguiser notre regard pour que nous puissions pénétrer derrière la réalité sensible pour voir l'endroit des choses comme je le disais hier.
Et ainsi, ensemble, nous réussirons, non seulement à franchir le seuil de la mort, mais aussi à entraîner avec nous nos frères les hommes, et à participer ainsi, pleinement, en toute réalité, au travail que le Christ a assumé lorsqu'il a voulu mourir sur une croix pour tous les hommes. Mais aussi au-delà de cette croix, ressusciter pour eux.
Mes frères,
On pourrait se poser une question : quelle importance ce chapitre, qui traite de l'excommunication, revêt-il pour nous aujourd'hui ? L'excommunication est une mesure disciplinaire entièrement tombée en désuétude. On n'imagine plus aujourd'hui dans un monastère d'excommunier un frère comme le demande ici Saint Benoît. Mais alors, pourquoi commenter ce chapitre? On pourrait le faire dans un souci d'étude historique. Ce serait très intéressant de suivre l'évolution au cours des siècles.
Mais je pense, pour ma part, qu'ils sont toujours d'actualités. Non pas dans leur lettre, mais parce qu'ils sont porteurs d'un enseignement, mieux, d'un jugement qui demeure vivant pour jamais dans le Royaume de Dieu aussi longtemps que ce Royaume se construit ici dans notre monde, dans notre monde malade, dans notre monde tordu, perverti. Ce jugement, on peut l'appeler le principe de la justice immanente, c'est à dire que toute faute porte en elle sa punition. Le coupable est puni à l'intérieur de la faute qu'il commet et par la faute elle-même. Cela vaut pour tout péché, cela vaut pour toute transgression.
Et ce matin, en écoutant l'Evangile du mauvais riche et de Lazare, je me disais que c'était encore une fois toujours la même chose. On est puni et aussi on est récompensé, immédiatement d'abord en germe, puis c'est une semence qui va grandir, qui va se développer, et puis qui un beau jour va porter un fruit de mort ou un fruit de vie. C'est une des lois du Royaume de Dieu. Dieu ne condamne personne, c'est le pécheur qui se condamne lui- même. Ne l'oublions pas !
Voici donc, dans le cas de l'excommunication, un frère qui entre parenthèse ne mérite plus le nom de frère, un frère - appelons-le donc ainsi, puisque Saint Benoît l'appelle toujours un frère - un frère qui se dresse contre la communauté, contre l'Abbé, contre la Règle, contre les autres frères.
Il est arrogant - nous l'avons vu - hautain, orgueilleux, méprisant, désobéissant, murmurateur, contestataire. Lorsqu'on a en soi un de ces vices, on a tous les autres aussi. Il y en a un, je dirais, qui est le chef de file, mais les autres sont tous là. C'est pour ça que Saint Benoît en parle. Saint Benoît est le témoin déjà d"une longue Tradition spirituelle dont il s'est nourri.
Et voilà donc ce frère qui se montre incorrigible, même quand il est mis en cause publiquement devant les autres. Non, il ne bronche pas. Il a raison seul contre tous. Eh bien, dans son cœur - à ce moment-là ça devient définitif - dans son cœur, et puis alors dans sa conduite, il rompt la communion, sa communion avec les frères. Il s'installe hors du milieu de vie qu'est le Corpus monasterii et il s'excommunie lui-même. Là est son châtiment, il s'excommunie lui-même !
Maintenant, la peine d'excommunication qui est prononcée par l'Abbé, elle n'est que le constat officiel, juridique, presque canonique au plan de la communauté, d'une situation de fait qui existe déjà. C'est un constat. Le frère a rompu la communion.
Eh bien, que va-t-il se passer ? La communauté va lui faire découvrir ce que cela signifie : rompre la communion. Il s'est excommunié lui-même, il va apprendre ce que cela veut dire. Alors ce sont les mesures concrètes que Saint Benoît prend à l'égard de ce frère. Il va apprendre, ce frère, qu'en rompant la communion, don en se situant à côté, en marge de la communauté, il se condamne à une mort lente mais inéluctable. Le frère se suicide, ce n'est pas la communauté qui le tue.
S'il ne peut plus assister à l'Office avec les autres, sauf dans un coin tout seul ; s'il ne peut plus prendre son repas avec les autres, sauf après, et sa nourriture ne sera même pas bénie, il va manger comme un animal ; et tout ça, c'est pour lui apprendre qu'il est en train de se suicider et de mourir spirituellement. Mais c'est ça l'important, c'est de mourir, d'être un jour dans la situation de ce fameux riche.
Naturellement, ici, quand il s'agit de l'excommunication, c'est un cas extrême. Et on dirait vraiment que Saint Benoît a tout accumulé sur la tête de ce frère. Mais il veut par là nous faire comprendre que chaque faute contre la communauté, c'est une blessure qu'on se fait à soi. Et se placer à côté de la communauté et contre la communauté, c'est se suicider. Nous verrons plus tard que Saint Benoît dira : à un moment donné, ça devient tellement flagrant que il faut user du fer qui ampute, qui retranche. Et c'est fini !
Voilà, mes frères, vous voyez que ça peut être d'actualité. Il faut transposer de ce cas extrême de l'excommunication, du frère qui se met en dehors des autres à l'intérieur de chaque petite faute. Et cette petite faute peut être une faute contre la communauté. On pourrait prendre des exemples. Mais enfin, cela n'en vaut pas la peine. Peut-être qu'à l'occasion, plus tard, il s'en présentera et que ça me reviendra à l'esprit. Mais c'est toujours ainsi, vous pouvez m'en croire.
Mes frères.
Un tout petit détail encore que je trouve, une nuance à l'intérieur de la pensée de notre Père Saint Benoît. Le latin porte sine iussione, 26,3, qui a été traduit : sans la permission de l'Abbé. En fait, c'est sans l'ordre de l'Abbé. L'initiative ne vient pas du frère, elle vient de l'Abbé qui peut enjoindre à un autre frère d'entrer en contact avec l'excommunié.
C'est ce qui va d'ailleurs faire l'objet du chapitre suivant où l'Abbé enverra ce qu'on appelle des sympectes, 27,7, c'est à dire des moines sages et prudents qui vont jouer avec l'excommunié ou, plutôt, qui vont entrer dans son jeu.
Ils ne vont pas sympathiser avec lui, mais ils vont essayer de le comprendre par le dedans et ainsi l'amener à réaliser qu'il est dans l'erreur. Ce sont toutes des petites nuances qui échappent à la langue française.
Table des matières
Chapitre 26 : La peine de l’excommunication. 02.11.84
Se joindre à eux sans la permission de l’Abbé…
Chapitre 26 : La peine de l’excommunication. 03.03.88
Chapitre 26 : La peine de l’excommunication. 03.03.93