Chapitre 21 : Les doyens du monastère.         28.10.86               

Vision monastique : les doyens.

Mes frères,

Lorsque nous étudions notre Règle, nous devons toujours avoir soin de percer l'écorce de la lettre afin de libérer la sève spirituelle, de l'admirer, de nous en nourrir. Nous le savons. Nous en avons déjà fait l'expérience. Nous la ferons encore une fois ce soir.

 

Nous voyons Saint Benoît répartir les moines en groupes de dix. A la tête de chacun de ces groupes, il place un doyen. Il ne vise pas seulement une organisation plus rationnelle de la vie communautaire, il y a aussi une intention d'ordre mystique qui est très belle et qui est très encourageante.

La communauté monastique de Saint Benoît est organisée sur le modèle du Peuple d'Israël pérégrinant a travers le désert. Ce Peuple choisi par Dieu, ce Peuple marié à Dieu dans

une alliance qui les engage tous les deux, et Dieu et le Peuple. Et ce Peuple marche à travers le désert sous la conduite de chefs de mille, de chefs de centaine, de chefs de cinquantaine et de chefs de dizaine.

Ainsi, la communauté monastique sous la vigilance de ses doyens traverse le désert de cette vie en suivant la colonne de feu et de ténèbres qui est le Christ en la personne de l’Abbé.

 

Cette communauté monastique escortée par ses doyens avance vers la terre promise, la terre nouvelle, celle de la transfiguration, vers ce Royaume où Dieu l'attend, ce Royaume que Dieu a construit spécialement pour ce Peuple qu'il appelle, qu'il guide et qu'il protège.

 

Le voyage à travers le désert dure 40 ans, c'est à dire la durée d'une vie. Et le peuple monastique, c'est une armée de pauvres, d'éclopés qu'il faut encourager, qu'il faut porter, qu'il faut entourer. Voilà, mes frères, comment Saint Benoît voit la communauté monastique. C'est transparent à travers cette institution des doyens. C'est une vision et une option extrêmement audacieuse mais qui répond à la réalité de l'existence humaine.

 

Saint Paul nous l'a dit : nous sommes des pèlerins. Nous n'avons pas de demeure définitive ici sur cette terre. Nous sommes à la recherche de notre véritable patrie. Et cette patrie, nous le savons, c'est le cœur même de notre Dieu.

On peut faire dans le monastère une expérience assez particulière et qui n'est pas rare: celle d'une solitude de plus en plus profonde. Ce n'est pas la solitude par rapport au monde, c'est la solitude par rapport à l'environnement le plus proche.

Entre soi et les frères, on voit s'installer un espace qui paraît immense, et on a l'impression d'être seul. Et cet- te solitude, elle va se manifester par toutes sortes d'incompréhensions. On ne comprend plus ce qui se passe et les autres ne comprennent plus ce que nous faisons, ce que nous devenons.

 

Or ça, c'est un phénomène qui est lié à la pérégrination dans un désert. Que se passe-t-il à ce moment-là ? Eh bien, Dieu est en train de réaliser une union de plus en plus intime, de plus en plus amoureuse avec le frère. Mais le frère n'en sait rien.

Cette mainmise de Dieu s'opère au centre le plus secret, le plus personnel, à la source même de la vie. Et le frère ne s'en aperçoit pas. Il voit simplement la face négative de cette expérience qui est une solitude.

Et ça peut durer très longtemps. Cela peut durer près de quarante ans, jusqu'à ce que un beau jour il sorte de cet espèce de sommeil. Et à ce moment-là il reconnaît, il reconnaît ce Dieu qui était là et qui le travaillait pour purifier son cœur et s'unir à lui d'une façon indicible.

 

Voilà, mes frères, la pérégrination qui peut se présenter pour un homme. Mais alors, cela se passe aussi au niveau de la communauté comme telle qui peut vivre des moments où il lui semble que pour elle tout se perd. Elle peut vivre dans le ferveur, elle peut vivre dans la recherche sincère de la volonté de Dieu, et autour d'elle tout à l'impression de se désagréger, de se débander.

C'est l'expérience qu'Israël a faite dans le désert, et c'est celle que la communauté et chacun des frères est appelé à faire à son tour.

Donc, pour Saint Benoît, la vie monastique est une Pâque. Dans le désert de la foi, on est suspendu à Dieu. Tous les appuis humains s'en vont. C'est une terre, comme le rappelle souvent le Psaume, déserte, sans eau, sans nourriture. Il n'y a rien, rien que cette colonne de feu et de nuée qui est présence mystique du Christ ressuscité, mais qui échappe à l'emprise des sens et qui est parfois très étrange et très déroutante.

On est suspendu ainsi à Dieu, à sa Parole, à son Amour. Notre vie a ainsi quelque chose d'irrationnel. Elle demande qu'on marche dans la confiance, sans trop savoir où on va, à  travers tout, et qu'on hésite pas à perdre sa vie pour la sauver.

 

Eh bien, mes frères, tout cela est implicitement contenu dans l'institution des doyens. Vous allez peut-être penser que je tire les choses un peu par les cheveux ? Mais non, non, c'est conforme à la Tradition. Je ne fait que rappeler ici des choses que les moines vivent depuis l'origine et que, je suis certain, si nous voulons bien regarder ce qui se passe pour nous dans notre vie personnelle, que nous vivons aussi.

Eh bien voilà, mes frères, encore une petite leçon pour ce soir.

 

 

Chapitre 21 : Les doyens du monastère.         28.10.95

Le péril de la superbia !

 

Mes frères,

 

            En parcourant tout à l’heure ce Chapitre vingt et unième de notre Règle, j’ai été frappé par une constatation et je vous en fait part ce soir. Car ceci est une déformation vicieuse que Saint Benoît semble redouter par-dessus tout. C’est l’orgueil, la superbia, la superbe. C’est le vice par lequel on s’estime supérieur aux autres. On est, comme on dit, un super ! On le croit dans son cœur et on le traduit dans ses actes.

            Saint Benoît parle à neuf reprises de l’orgueil dans sa Règle et, chaque fois pour le réprouver. Il en parle à quatre reprises rien que pour le Prieur comme si c’était cet homme qui était le plus en péril dans la communauté. Et aujourd’hui, il y fait allusion à propos des Doyens. Mais pourquoi Saint Benoît a-t-il tellement peur de l’orgueil ?

 

            Eh bien, mes frères, c’est parce que le substantif moine et le qualificatif orgueilleux sont absolument incompatibles. Un moine orgueilleux, donc un moine qui est tombé dans les filets de l’orgueil, il n’est plus rien du tout, c’est une nullité. Les deux s’annulent ou plutôt, l’orgueil détruit le moine. Il en fait un mondain.

            Nous avons vu Evagre, il y a quelques jours, qui parlait du cœur-moine et puis aussi du moine qui est en train de soigner son extérieur parce qu’il est encore du monde. L’orgueilleux, lui, s’y connaît pour soigner son extérieur. C’est tellement vrai que l’Abbé lui-même peut tomber dans le piège et se laisser prendre aux filets de l’orgueilleux.

 

            Pourquoi un orgueilleux est-il un mondain ? Eh bien, c’est parce que dans le monde, c’est dans le monde qu’on domine les autres. On est rempli de sa propre valeur, on est au-dessus de tous et alors, on toise tout le monde du regard. On écrase les autres de mépris, puis on les traite comme des objets et on ne les aime pas.

            Mes frères, l’orgueil asphyxie le cœur parce qu’il le rend incapable d’aimer. Il rend impossible toute relation fraternelle normale. Saint Paul nous dit que nous devons porter les fardeaux les un des autres. C’est ça la vie chrétienne ! L’orgueilleux, lui, refuse de porter le fardeau des autres et il s’arrange même pour que les autres portent ses propres fardeaux. Et ainsi il est libre, du moins il lui semble être libre.

 

            Saint Bernard a décrit les degrés de l’orgueil. Vous pouvez toujours aller voir ce qu’il en dit. Vous verrez qu’on descend dans l’orgueil comme on monte dans l’humilité. Il y a des degrés. Et voici qu’un Doyen peut lui aussi s’enfler d’orgueil. C’est le mot qu’utilise Saint Benoît, inflatus superbia, 21,12. Vraiment il est gonflé, enflé d’orgueil !

            Voici donc un moine qui s’est enflé d’orgueil. Et pourtant – c’est là, mes frères, le paradoxe – pourtant il a été choisi, comme le dit Saint Benoît, pour sa bonne réputation dans la communauté, pour la sainteté de sa conversatio, 21,4, donc la sainteté de son agir monastique. Sa façon de se tenir en communauté, elle est sainte. Il a été choisi pour le mérite de sa vie et pour la sagesse de sa doctrine, 21,10. Que voulez-vous de mieux ?

            L’Abbé peut faire confiance à un tel homme. Il peut, comme le dit Saint Benoît, partager avec lui en toute sécurité son fardeau, 21,8. Voilà donc, mes frères, l’homme qui a été choisi pour être Doyen. Je pense que Saint Benoît ne pouvait presque pas faire autrement. Eh bien, toutes ces qualités ne mettent pas à l’abri de la superbe.

 

            Peut-on dire alors que ces qualités y prédisposent et qu’il est préférable de ne pas les avoir pour ne pas devenir orgueilleux ? Elles n’y disposent pas nécessairement car c’est un d’entre eux seulement qui s’est enflé de superbe ; les autres pas. Un est tombé, les autres pas ; un est tombé, les autres sont restés debout. Il n’y a donc pas une relation entre les deux.

            Mais n’oublions pas que l’orgueil est le péché angélique par excellence. La Théologie à la suite de la Tradition nous dit que les anges, certains anges dont leur chef, celui qui était porteur de la lumière, ils sont tombés dans l’orgueil. Et du coup, ils ont été déchus de leur qualité. Donc, une vie monastique parfaite ne met pas à l’abri de la chute.

 

            Je pense que nous pouvons tirer de ce constat une triple conclusion : d’abord, mes frères, nous tenir sur nos gardes dans l’emploi qui nous est confié. Saint Benoît parle aussi de cela à propos d’un frère auquel on a permis d’exercer dans le monastère des compétences qu’il possédait dans le monde. 57. Et voilà que lui aussi il commence à s’enorgueillir. Je rapporte quelque chose au monastère. Eh bien, Saint Benoît, pour ne pas que le mal s’aggrave chez ce frère, il le retire de l’emploi confié. Il fera la même chose avec le Doyen. Il fera la même chose avec le Prieur.

            Alors, mes frères, nous devons plus que jamais cultiver la vigilance, la prière, l’humilité. Et comment peut-on cultiver l’humilité ? Eh bien, en portant sur les autres un regard de bienveillance, en admirant lorsqu’ils ont fait quelque chose de bien, en fermant pudiquement les yeux du cœur lorsqu’ils font quelque chose de répréhensible.

            En veillant ainsi sur notre cœur, en le gardant toujours dans la ligne de ce que Dieu attend de ses disciples, nous nous tiendrons ainsi à l’abri de l’orgueil parce que nous resterons à notre place.

 

            Une seconde conclusion, mes frères, c’est que l’Abbé peut se tromper dans son choix. Il n’a pas percé le fond du cœur. Il ne le pourrait pas d’ailleurs. Dieu seul peut aller jusqu’au tréfonds du cœur de l’homme. Et puis, il peut toujours avoir, il a une magnifique référence pour se consoler. C’est que le Christ lui-même s’est trompé. Parmi les douze, il en a choisi un qui s’est aussi enflé d’orgueil et est tombé. Si le Fils de Dieu a été jusque là, pourquoi pas son vicaire dans le monastère ?

 

            Et enfin, mes frères, nous pouvons conclure aussi ceci : c’est que l’Abbé, le tout premier, doit se tenir à l’écart de l’orgueil. Et cela, pour lui, je pense que c’est son premier devoir. Comme Saint Benoît le lui dit, il n’est pas venu ici pour commander aux autres en tyran, mais il est venu pour se mettre aux pieds des frères et les servir chacun.

            Peut-être qu’une des plus grandes catastrophes qui puisse se présenter, ce serait de tomber sur un Abbé orgueilleux ? Parce qu’alors, vraiment on serait en face du néant, et d’un néant satanique, dangereux. Je n’en connais pas. A moins que l’un ou l’autre d’entre vous ne pense que celui qui parle là, il ne se connaît pas lui-même. Il ferait mieux de se regarder !

 

            Mais enfin tout de même, mes frères, je dois être, comme je le dis, le tout premier à me tenir à l’abri de ce malheur, car vraiment c’est un malheur. Et c’est pourquoi nous devons prier les uns pour les autres pour que jamais cela nous arrive !

            Il n’est pas nécessaire d’être Prieur, il n’est pas nécessaire d’être Doyen, on peut n’avoir qu’un petit emploi dans la communauté, et alors au souffle de l’orgueil, on n’est plus rien. Donc, prions les uns pour les autres pour que jamais cela nous arrive !

Table des matières

Chapitre 21 : Les doyens du monastère.         28.10.86. 1

Vision monastique : les doyens. 1

Le péril de la superbia !. 2