Mes frères,
De ce chapitre de notre Règle, il apparaît clairement que la première condition pour qu'il y ait prière, c'est que nous ayons conscience de nous tenir en présence de quelqu'un, en présence d'une personne vivante à laquelle nous parlons, une personne qui nous regarde, qui nous écoute, une personne qui nous répond. Cette conscience peut être aiguë, elle peut être voilée. L'essentiel est qu'elle existe.
La prière, pour Saint Benoît est donc un dialogue, une conversation, un échange. Pour Saint Benoît, prier, c'est présenter une requête et attendre une réponse. L'acte de prière est tout entier contenu, enfermé, enclos entre deux mots: suggerere, 20,3, et exaudiri, 20,8, présenter une requête, dit saint Benoît et être exaucé.
Je vais m’arrêter ce soir sur 1e premier de ces mots suggerere, 20,3, qui est expressif de toute une attitude. Etymologiquement ce verbe signifie mettre en dessous, mettre à la place d'autre chose. Je rappelle à Dieu que je suis toujours là et que j'ai besoin de quelque chose. Dieu est dans les hauteurs. Dieu est plus grand que moi.
Moi, je suis sur la terre, je suis rivé au sol. Je suis tout petit. Je suis en dessous de Dieu. Je vais donc prendre mon besoin, je vais le soulever et je vais le présenter à Dieu pour qu'il le voie. Je le ferai par la parole - une parole intérieure - et aussi par un geste, un geste qui va exprimer mon humilité devant Dieu, qui va me mettre à ma place devant Dieu et sous Lui.
Mon présent et mon avenir dépendent de Dieu, de sa bienveillance, de son amour. Je lui donne à entendre que lui de son côté a des obligations à mon endroit. Il est puissant, lui, et moi je suis démuni. Sans lui, sans sa générosité, je ne puis aller plus loin. Donc, mon sort dépend de la réponse qu'il va me donner. Et tout cela est inclus dans ce mot suggerere.
En français suggérer à toutes ces nuances également, mais il est difficile dans le texte ici de traduire suggerere par suggérer. On a usé ici d'une périphrase : une requête à présenter, ce qui est vrai. Mais il ne faut pas perdre de vue tout ce sentiment qui se trouve à l'intérieur du verbe latin. Et je suis suspendu à la réponse que Dieu va me donner. J'attends, j'espère.
Voilà des mots, attendre et espérer, qui arrivent tellement souvent dans les psaumes. Ils définissent, mais vraiment ils dessinent l'attitude de l'orant, de celui qui a osé demander et qui, dans un acte de foi plus puissant encore ose espérer et attendre. Je désire être entendu, être écouté, être exaucé. Voilà, mes frères, tout ce qui se trouve à l'intérieur de ce verbe suggerere, suggérer, présenter une requête.
La prière est donc avant tout une question de position, de positionnement devant Dieu et d'un besoin. Si je n'ai pas de besoins, il n'y aura pas de prière chez moi. Voyez, la prière est toujours le fait d'un indigent et d'un pauvre.
Voyez le pharisien! Cet homme est rempli de lui-même. Il n'a besoin de rien que d'être admiré, que d'être félicité. Il ne prie pas. Tandis que le publicain, de son côté, lui, il est vide de lui-même. Il n'a rien. Il n'a que sa pauvreté, il n'a que son indigence. Mais vraiment, cet homme prie.
Alors, mes frères, voyez que pour Saint Benoît, la prière est tout autre chose que ce que aujourd'hui on désignera sous le nom de oraison mentale, ou de méditation. Cela n'a rien à faire avec cela. Lorsque je médite, je réfléchis à une parole de l'Ecriture, ou bien à une scène Biblique, ou bien je réfléchis aussi à moi-même, à mes propres défauts, je m'analyse. C'est:ce qu'on fera dans un examen de conscience, par exemple. Je ne quitte pas le cercle de ma personne. Je peux très bien méditer, faire oraison, dans l'abstrait sans, même savoir que je me trouve devant quelqu'un. C'est du domaine de la réflexion.
Mais pour Saint Benoît, ce n’est pas comme ça ! Prier, pour Saint Benoît, c'est toujours avoir conscience de se trouver, je le répète, en présence de quelqu'un. Je pense que c'est très important. Le sommet, un des sommets, un sommet de la prière se trouve au 12° degré d'humilité lorsque là, encore, le moine se trouve dans l'attitude du publicain de l'Evangile. Il se voit devant Dieu qui va porter sur lui un jugement définitif qui aura valeur d'éternité. Prends pitié Seigneur du pécheur que je suis. Il le dit tout le temps, il le répète.
Le moine contemplatif est un homme qui vit de façon habituelle, et j'oserais même dire de façon permanente, devant le visage de son Dieu. Il vit avec Dieu tout le temps. Il le voit tout le temps. Il l'entend sans arrêt. Il est dans la société, dans la compagnie, dans l'intimité de Dieu. Eh bien, cet homme, il ne fait que prier. La prière de Saint Benoît ne doit pas nécessairement s' exprimer à l'aide de mots ou de phrases même purement intérieures. Non, le silence peut être la prière la plus éloquente qui soit. L'attitude de l'homme qui n'a même plus rien à dire et qui est là devant Dieu, et qui attend tout de lui.
Saint Benoît, par exemple ici, en 20,8, compunctio lacrimarum, la componction des larmes, une profondeur de pauvreté qui coupe le souffle et qui empêche la parole. Il y a encore bien d'autres questions, mes frères : que demander dans la prière ? Comment savoir qu'on est exaucé ?
Nous laisserons ces questions intéressantes pour une autre occasion, si Dieu nous prête vie et si l'Esprit Saint nous donne la réponse.
Mes frères,
Pour parler de la prière, Saint Benoît use d'un mot auquel nous n'aurions jamais pensé. Nous pouvons admirer son audace, son incroyable familiarité avec Dieu. Ce n'est pas pour rien que Saint Grégoire a découvert en lui l'esprit de tous les prophètes.
Et ce mot est en latin suggerere, suggérer, 20,3. Il évoque toute une attitude spirituelle et même physique qui est définie dans la suite du texte : l'humilité, le respect, la pureté de dévotion, pas d'abondance de parole mais la sincérité du cœur et même la componction des larmes. Voyez jusqu'où la ruse peut être poussée ! C'est même un peu féminin. On va pleurer pour attendrir Dieu. Ce n’est pas un portrait, mais c'est une silhouette qui est esquissée.
Voici ce qui se passe : Je porte un désir dans mon cœur, désir dont la réalisation dépend de Dieu. Mais Dieu, que pense-t-il de ce désir ? N'a-t-il pas, ne nourrit-il pas d'autres intentions sur moi ? Peut-être ses vues à mon sujet sont-elles à mille lieux de mes désirs ?
Alors, je vais agir comme ceci : avec prudence et un doigté continu, je vais m'employer à éveiller chez Dieu l'idée qui est la mienne. Je vais la lui suggérer. Il faut voir le sens étymologique de suggérer. Je vais la déposer en lui. Je vais la semer dans le cœur de Dieu, puis je vais la laisser germer. J'attendrai le temps qu'il faut. Je vais la laisser mûrir. Je vais la laisser faire son chemin et j'attendrai que Dieu s'aperçoive un jour qu'il y a en lui une pensée. En fait, ce sera la mienne que j'y aurais semée, suggérée.
Je sais d'autre part - c'est très bien - que mon sort, mon présent, mon avenir dépendent de Dieu. Je sais aussi que Dieu est amour. Donc le mieux sera toujours dans sa volonté. Voyez quelle habileté il faut pour accorder la volonté de Dieu à la mienne ! Une sentence Talmudique dit : Fais la volonté de Dieu comme tu fais ta volonté à toi, pour que Dieu fasse ta volonté comme tu fais la sienne. C'est la même chose !
Mais au fond, la vraie question est celle-ci - vous savez que l'essentiel est de toujours poser la vraie question - : Ce qui me semble le meilleur est-il le meilleur en soi ? Mais corrélativement en face de cette question, une autre qui est aussi vraie : Cette idée que je trouve en moi, n'y aurait-elle pas été déposée par Dieu afin que je l'exprime, que je la lui renvoie, tout simplement parce que il veut la réaliser, qu'il veut m'accorder ce que lui alors me suggère ?
Vous allez peut-être trouver que tout cela est très compliqué ? Je ne pense pas. J'essaye d'analyser un mouvement qui est celui d'une prière - pas nécessairement de toutes prières - mais qui est une forme de prière surtout la prière de supplication dont nous parle ici Saint Benoît.
Je ne serai tout de même pas arrogant. Je procèderai toujours avec crainte car c’est Dieu que j'ai devant moi, et une crainte respectueuse, avec humilité. Par cette attitude de simplicité devant Dieu, de familiarité aussi, celle d'un enfant avec son Père, je reconnais Dieu pour ce qu'il est et je m'abandonne d'avance à sa décision. Ce n'est pas de ruse que je vais user ? Non, dans la ruse il y a toujours quelque chose de pervers. Non, ce n'est pas de la ruse, c'est une prière, une prière qui voit Dieu dans l'amour qu'il est, une prière qui désire le meilleur.
Je puis me tromper, naturellement, c'est pourquoi à l'avance je m'abandonne à la décision de Dieu. Mais tout de même je puis être dans la vérité. Mon désir, je vais donc le prendre et je vais le déposer dans le cœur de Dieu en attendant qu'il porte fruit. Si je suis dans cette disposition-là, cette semence que j'ai prudemment enfoncée dans le terreau de l'amour divin, cette semence va porter fruit. Pas nécessairement celui que au fond de moi j'espérais, mais ce sera toujours le meilleur pour moi.
Donc, une prière qui est exprimée de cette façon-là, elle est toujours exaucée. Peut-être pas, encore une fois, dans les termes que je désirais dans ma vision étroite des choses, mais toujours exaucée et toujours pour le mieux.
Mes frères, nous sommes peut-être trop inhibés lorsque nous demandons quelque chose à Dieu. Nous devrions voir, lire, méditer fréquemment ce chapitre vingtième de notre Règle. Pas beaucoup de paroles, dit Saint Benoît, mais une prière pure, c'est à dire une prière qui sort de la sincérité du cœur, d'un cœur d'enfant, d'un cœur qui ne doute de rien, d'un cœur qui est à son aise avec Dieu toujours dans le respect, mais comme je le disais au départ, avec une grande familiarité. Et pour cela, il faut voir Dieu comme le voit notre Père.
Il y a la quelque chose de très beau, mes frères. Encore une fois je pense que si nous étions plus habitués à ce genre de rapport avec Dieu, nous nous en trouverions mieux. Il se produirait en nous comme un sentiment de liberté toujours croissant jusqu'à ce que voyant enfin Dieu tel qu'il est dans sa lumière, nous n'ayons plus alors qu'un seul désir qui coïncide avec le sien, qui rencontre le sien, qui ne fait plus qu'un avec le sien : c'est d'être toujours davantage enracinés dans sa vie jusqu'à ce que au jour voulu par lui, il vienne nous cueillir comme une fleur qui réjouira son regard pour l'éternité.
Mes frères,
La question de la prière a été pour nos Pères dans la vie monastique vraiment primordiale. Vous savez que Cassien lui a consacré deux Conférences. Evagre le Pontique, pour sa part, a rédigé un Traité comptant 153 chapitres qui sont tous petits. Pourquoi 153 ? Mais parce que ce sont les 153 poissons que les Apôtres ont retirés du lac lors de leur pêche miraculeuse après la résurrection du Christ.
Ils savaient que l'oraison, la prière n'est pas simplement le fait de présenter à Dieu des demandes comme déjà le souligne ici Saint Benoît. Mais ça dépasse largement cet esprit quelque peu intéressé des choses. La prière, c'est la communion avec Dieu, une communion constante, permanente. La conséquence, c'est qu'un véritable moine n'est pas mordu par la curiosité parce qu'il est toujours en conversation avec Dieu. Il a horreur des ragots, des histoires, des scandales, de toute affaire louche ou plus ou moins noire qui se passe, ou bien qui lui tourne dans la tête, qu'il invente et qu'il projette partout. Mais ça, c'est pas un moine, c'est même pas un homme.
Non, c'est autre chose. Il n'y a plus de place pour tout cela dans le cœur d'un véritable moine lorsqu'il est vraiment en communion existentielle et de plus en plus fervente et permanente avec son Dieu. Mais attention, il s'agit toujours du Dieu Trinité. La prière chrétienne, et la prière du moine en particulier, est toujours essentiellement de nature Trinitaire. Mais pourquoi ?
L'homme est créé à l'image de Dieu. Or Dieu est Trinité, il n'est pas autre chose que Trinité. Il y a donc en l'homme, par le fait même qu'il est créé à l'image de Dieu, une structure qui est aussi de nature Trinitaire. Cela ne signifie pas qu'il y a trois Personnes à l'intérieur de l'homme, mais il y a des lieux à l'intérieur desquels chacune des Personnes de la Trinité pourra se glisser pour agir, et pour petit à petit métamorphoser, transfigurer, diviniser l'homme. A ce moment-là, il sera parfaitement image de Dieu parce qu'il sera régi par la Trinité, c'est à dire par ces trois Personnes qui sont en fait un seul Dieu.
Donc cela, c'est du fait même que nous sommes créés, que nous existons. Et il y a en plus, pour nous qui sommes chrétiens, il y a le baptême où, à ce moment, vraiment on est plongé, immergé dans le nom de Dieu. Nous savons que le nom est, pour les Anciens, la personne dans ce qu'elle a de plus secret, de plus mystérieux, de plus intime, de plus personnel si je puis me permettre une tautologie.
Donc, le nom de Dieu est la substance, le sein dans lequel nous sommes immergés et à l'intérieur du quel nous prenons notre nature nouvelle qui est divine et qui sera donc Trinitaire. La formule latine du baptême dire : in nomine Patri. En français, on dira : Je te baptise au nom du Père et du Fils et du saint-Esprit. En réalité, textuellement c'est : je te baptise dans le nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit, à l'intérieur du nom !
Les grecs, du moins les traducteurs de la Septante qui traduisaient de l'hébreu en grec, puis alors des grecs devenus chrétiens, ont insisté sur cette nuance du mot dans qui échappe tout à tait à notre tradition de langue française, alors qu'on le trouve aussi en latin. Donc, nous sommes vraiment à l'intérieur de ce qu'il y a de plus secret - le nom - de cette Trinité qui est Père, Fils et esprit-Saint. Voilà donc davantage encore notre structure Trinitaire qui est imprimée en nous.
Et lorsque nous parlerons à Dieu, lorsque nous entrerons en communion avec Lui, c'est notre être constitué Trinité qui va entrer en communion avec chacune des Personnes, mais pas n'importe quoi, ni n'importe comment. Plus tard, les Pères de l'Eglise plus proches de nous, la ..?.. Scolastique, - et même déjà avant, déjà Saint Augustin, mais alors après il y a eu comme un petit creux et puis ça a resurgit après - ils ont cherché mais alors quelles sont les facultés qui en nous s'accordent à chacune des Personnes.
Donc, il y a en nous une faculté qui est réservée au Père, une autre qui est réservée au Fils, au Verbe, et une autre qui est réservée à l'Esprit Saint. Et ils ont dit : au Père est réservée la mémoire, au Fils est réservé l'intellect, et à l'Esprit Saint est réservée la volonté. Donc, les trois parties constitutives de l'homme psychique, et spirituel aussi, sont donc appropriées à chacune des Personnes de la Trinité. Mais attention, du fait que les Personnes s'oublient pour être tout entier aux autres, lorsque une agit, les deux autres agissent aussi, mais une en priorité.
On pourrait s'étendre largement là dessus, et ça nous permettrait de mieux comprendre ce que nous vivons. Mais un tout petit détail seulement : Evagre le Pontique, il dit que une des premières choses que le moine doit faire, mais qu'il doit absolument combattre, ce sont les souvenirs, les ...?…, tout ce qui voltige à l'intérieur de la mémoire. Cela, dit-il, il ne peut plus y en avoir.
Tout ce qui s'est passé autrefois dans notre vie, que ce soit en mal, que ce soit en bien, tout cela doit être écarté. Ce doit être quasiment effacé sans opérer de refoulement, de façon quasi naturelle. Pourquoi? Nous le comprenons bien, pace que nous devons désencombrer notre mémoire pour laisser la place au Père.
Enfin, simplement ce petit détail. Il y en a d'autres encore auxquels ces premiers moines étaient déjà attentifs : Comment désencombrer l'intelligence, par exemple.
J'espère que ce n’est pas trop difficile ? Mais voilà, c'est une chose tellement naturelle dans ce qu'elle a de surnaturel puisque elle constitue le fondement de notre être physique et la base, la structure de notre être spirituel. Alors, nous pouvons bien une fois ou l'autre y réfléchir et savoir que la Sainte Trinité est présente en nous et que nous sommes présents à elle, et que là se noue le sens véritable de notre vie contemplative.
Ce Chapitre sur la révérence à garder dans la prière est quasi textuellement emprunté à Evagre le Pontique. J'espère un jour que nous aurons l'occasion d'en parler. Mais en écoutant à l'instant, j'ai entendu qu'il fallait supplier le Seigneur Dieu de l'univers en toute humilité et pureté de dévotion.
C'est la puritatis devotio, 20,6. Attention ! Il ne s'agit pas ici de la dévotion, du sentiment qui ferait que nous aurions vraiment en nous l'instinct religieux porté à son paroxysme. Non, il faut entendre devotio dans son sens étymologique. La devotio puritatis, donc ce n'est pas la pureté de dévotion, mais textuellement, c'est la dévotion de la pureté. Cela veut dire que ce que l'on recherche, c'est uniquement le vouloir de Dieu.
La devotio, c'est la remise de soi à Dieu, et elle se fait en toute pureté. Et cette remise de soi inclut qu'à travers la requête qu'on présente à Dieu, ce qu'on désire fondamentalement, radicalement, c'est son vouloir à lui.
Donc, si nous avons en nous ce sentiment de remise à la volonté de Dieu, à ce moment-là nous serons toujours exaucés même si ce que nous recevons ne correspond pas à notre demande, ou même si Dieu parait ne pas écouter et rester enfermé dans son silence. L'essentiel de ce que nous devons demander, c'est donc toujours un accord de plus en plus parfait avec ce que Dieu attend de nous et ce que Dieu désire nous donner.
Est-ce que je me suis bien fait comprendre ? Nous devons toujours avoir cela à l'esprit, ne jamais le perdre de vue. Si nous nous adressons à Dieu dans ces termes-ci, dans ces dispositions-ci, nous sommes toujours exaucés, c'est à dire que le meilleur de ce qui nous est destiné nous est accordé.
Ma sœur, mes frères,
Nous ne suivrons pas Saint Benoît dans sa sévérité au Chapitre 24. Nous allons plutôt revenir un peu en arrière et nous retrouver au point où nous étions arrivés hier soir. Vous vous souvenez, Saint Benoît nous demande quelque chose d'impossible : que notre cœur ait la pureté, la sainteté, la simplicité de la parole de Dieu. Or cette Parole de Dieu, ne l'oublions pas, c'est la Personne du Verbe, c'est la Personne du Christ. Lorsque dans la psalmodie nous prononçons les paroles sacrées, et surtout lorsque nous les écoutons, c'est la personne même du Christ qui vibre sur nos lèvres ou bien qui fait vibrer notre tympan.
Nous ne devons pas laisser courir notre imagination, ici, mais nous devons éveiller notre foi. Demain, nous allons fêter les saints. Or ces saints constituent une famille, ils constituent un Corps. La tête de ce Corps, c'est le Christ, c'est à dire c'est Dieu. Et nous, nous sommes membres aussi de ce Corps.
Entre les saints et nous, il n'y a pas de frontière, il n'y a même pas un voile. Si notre cœur est pur comme le demande Saint Benoît, s'il est pur de la pureté même de Dieu, si nous avons permis à Dieu d'être pur en nous, alors nous voyons les saints. Nous sommes devenus comme eux et la mort biologique n'est même plus quasiment nécessaire. Elle est une loi de la nature charnelle, mais en soi on pourrait bien en faire l'économie.
C'est ce qui est arrivé à la Vierge Marie. Et ce qui est arrivé à notre mère devrait en principe arriver à nous qui sommes ses enfants. Donc nous devons essayer d'amener notre cœur à cette perfection de pureté à laquelle Dieu veut le conduire. En soi ce n'est pas difficile, c'est nous qui sommes compliqués !
Et je voudrais attirer votre attention sur un détail qui est très beau, me semble-t-il, et auquel nous ne prêtons guère attention. Saint Benoît a expliqué à longueurs de chapitres la disposition qu'il entendait donner à son Office. Nous savons déjà que cet Office est la mémoire de la Vigile Pascale, donc de ce grand mystère dans lequel nous sommes entraînés. Et lorsque nous célébrons l'Office, nous entrons à l'intérieur de ce mystère et surtout nous le laissons agir en nous.
Lorsqu'on demande que le moine soit éveillé, vigilant, c'est un peu à cela, c'est de savoir ce qu'il fait à l'Office, et savoir qu'il est en train de traverser la mer, de traverser la mer de cette vie, de traverser la mer de la mort et d'entrer dans la résurrection.
Or, lorsque Saint Benoît a terminé d'expliquer l'ordonnance de l'Office, il parle de la disciplina psallendi, 19,1, donc des dispositions à apporter à la psalmodie, puis de la révérence à garder dans la prière. C'est le chapitre suivant, 20. Donc d'abord la psalmodie et puis la prière. Or, c'est symptomatique et ça nous révèle en quoi consiste la prière. Nous voyons ceci : que ce sont deux choses distinctes. La psalmodie n'est pas une prière, c'est autre chose que de la prière. Si vous voulez examiner ce chapitre de Saint Benoît, donc sur la psalmodie, 19, il n'y est pas du tout question de prière.
On va dire : Mais alors, qu'est-ce que c'est ? Eh bien, la psalmodie, c'est l'écoute en commun de la Parole de Dieu. Les Psaumes sont Parole de Dieu comme le reste. Or le reste de l'Ecriture, le reste de cette présence, de cette je dirais pré incarnation du Verbe de Dieu doit être écoutée, doit être reçue. Et c'est cette écoute qui va permettre à la puissance de Dieu de purifier notre cœur. Saint Benoît commence sa Règle par le mot écouter : ausculta, écoute! Donc la disposition primordiale du moine, c'est d'écouter. Eh bien, la psalmodie, c'est l'écoute. Et ici nous retrouvons l'intuition des tous premiers moines. Evagre le Pontique l'a abondamment expliqué: la psalmodie est une écoute.
Et les tous premiers moines, comment faisaient-ils ? Eh bien nous le savons. Ils étaient dans l'obscurité, peut-être avec une toute petite lumrotte de rien du tout. Il y en avait un, un seul qui chantait, qui connaissait par cœur. Il chantait, il récitait, il psalmodiait plutôt un psaume. Et tous les autres écoutaient en silence. Puis que se passait- il alors?
Il y a une écoute, mais il faut une réponse de notre part. Et la réponse, c'est la prière. On écoute, on reçoit cette Parole de Dieu, on reçoit Dieu lui-même à l'intérieur de notre cœur, et puis on lui envoie l'écho de ce qu'on a entendu, et alors on prie. Après chaque psaume, ils se prosternaient et ils priaient en silence jusqu'au signal du Supérieur.
Maintenant écoutez ce que dit Saint Benoît : en communauté - n'imaginons pas que c'est, enfin, nous sommes encore très tributaires, nous, de Saint Ignace et de ses Exercices, et avant lui ou contemporain de lui, de Saint Jean de la Croix, de toute cette spiritualité du Carmel, et puis la spiritualité française moderne, dévotion moderne. Nous sommes encore très, très imprégnés culturellement et religieusement de cet esprit. Donc ça veut dire que on fait oraison tous en commun.
A l'époque de Saint Benoît, ce n’était pas comme ça. Ils faisaient comme les premiers Pères. Ecoutez : en communauté - donc ça veut dire lorsque toute la communauté est rassemblée pour l'Office - en communauté la prière sera très courte. Et sur le signal du Supérieur, tous se lèveront en même temps, 20,12. Exactement comme faisaient les premiers moines. On avait entendu, un, deux, trois ou quatre psaumes, je ne sais pas, et on se prosternait, soit à genoux, soit de tout son long. On priait. On répondait par une prière personnelle à la Parole qu'on avait entendue, à Dieu qu'on avait entendu. Et puis, au signal du Supérieur tout le monde se levait, et puis on reprenait.
Donc voilà, mes frères, une chose qui peut être très, très éclairante pour mieux savoir ce qu'on fait à l'Office et mieux le célébrer : le célébrer en commun et puis le célébrer chacun personnellement. Donc essayons de retenir cela : la psalmodie, l'Office doit être écouté. Et puis après l'Office, il doit suivre une prière.
Maintenant comme l'Office est organisé (il l'était déjà comme ça à l'époque de Saint Benoît) enfin comme il est organisé maintenant de façon encore plus stricte, où vient se nicher la prière, la prière en commun? Eh bien, la prière, c'est tout ce qui vient après la psalmodie, une petite lecture, il y a la prière, la prière de clôture. C'est pas grand chose, c'est la collecte, c'est l'oraison, ce n’est pas beaucoup mais c'est ça la prière.
Pour les Offices plus élaborés, par exemple comme Laudes et Vêpres, vous aurez l'hymne. L'hymne, c'est la prière. On comprend pourquoi dans ces Heures-là un peu plus longues, l'hymne doit se trouver à cette place- là, indépendamment …?… du contexte Pascal, parce qu'on répond à la psalmodie. Donc essayons de retenir cela et je pense qu'alors ça nous aidera. Cela ne nous empêchera pas d'avoir des distractions, mais ça nous aidera tout de même à mieux savoir ce que nous faisons. J'aurais peut-être encore l'occasion d'y revenir parce que si c'est la Parole de Dieu qui doit être écoutée, c'est aussi cette Parole de Dieu, c'est aussi la parole de ce grand Corps, de ce grand Corps mystique dont la tête est le Christ.
Si bien que si nous sommes attentifs à la présence des saints, nous les entendons. Nous les entendons qui célèbrent l'Office. Ils le célèbrent avant nous et ils le célèbrent encore maintenant.
Rappelez-vous ce que dit Saint Augustin à propos de je ne sais plus qui : Qui peut crier des extrémités de la terre? Eh bien celui qui crie, c'est ce grand Corps qui crie des extrémités de la terre. Et de ce grand Corps, c'est la tête du Christ qui crie. Le Christ crie des extrémités de la terre par son Corps. Voyez, pour Saint Augustin, c'était encore ça : on écoutait crier le Christ des extrémités de la terre.
Alors lorsqu'on est en privé, pour ne pas l'oublier, qu'on récite l'Office en privé, et bien ce doit être fait à voix basse pour qu'on puisse s'entendre, fait d'une voix articulée. C'est toujours ça ! Pourquoi ? Parce qu'on doit toujours entendre, même quand on est tout seul.
Les anciens moines célébraient aussi l'Office pendant la journée. Ils avaient deux sinaxes, une le matin et une le soir. Mais pendant la journée, ils récitaient des psaumes et leurs cellules devaient être construites à distance telle qu'ils ne s'entendaient pas les uns les autres. Donc voilà ce qui nous montre bien en quoi consiste la psalmodie. C'est une écoute. Essayons de ne pas l'oublier.
Mes frères,
Ce Chapitre sur la révérence à garder dans la prière est emprunté à Evagre le Pontique quasi textuellement dans presque sa totalité. Remarquons que Saint Benoît parle à trois reprises de la puritas. Ce doit être notre dévotion, c'est à dire la remise de nous, de notre être au Christ, à Dieu. Elle doit être pure, donc ne peut pas être mêlée de scories qui seraient une sorte d'idolâtrie. Donc nous devons être établis dans la gratuité entièrement désintéressée.
Alors la puritas cordis, le cœur doit être pur, et c'est justement cela le plus difficile d'avoir un cœur qui soit devenu lumière. C'est un cadeau que nous devons recevoir de Dieu. Et s'il nous met dans toutes sortes de situations, c'est justement pour purifier notre cœur, pour le nettoyer.
Si le linge qu'on met dans les machines à laver devait être conscient, je suis certain qu'il aurait beaucoup de choses à raconter sur ce qu'il doit subir avant de sortir pur, immaculé. Et encore, alors il doit passer dans un appareil, une calendre qui va l'étaler, qui va en faire une nappe parfaitement sans aucun pli, sans aucune fissure.
Eh bien nous, voilà, c'est notre sort dans le monastère. Nous devons aussi passer par toutes sortes d'épreuves justement pour purifier notre cœur.
Je lisais dernièrement dans Dorothée de Gaza quelque chose qui est très beau. Si on voulait, on pourrait indéfiniment comme ça en parler, et puis on ferait du sur place, on n'avancerait plus, pas au plan spirituel mais au plan de ce qu'on a à dire.
Il disait ceci à un frère qui se plaignait d'avoir beaucoup d'épreuves à supporter dans le monastère. Il lui disait : « Eh bien, écoute, tout ce qui t'arrive des autres, des autres qui te font subir toutes ces choses-là, et bien ce sont des médecins qui portent remède à ta patience. »
S'il ne m'arrive jamais rien du tout, je vais m'installer dans l'illusion. Je me dirais : je suis un homme qui a une patience d'ange. Mais, si je reçois des coups à gauche et à droite, si un frère me met à l'épreuve parce qu'il chante trop vite, ou pas assez vite, ou toutes sortes de choses comme ça, à ce moment-là le véritable état de mon cœur se manifeste et je m'aperçois que ma patience, elle n'est pas ma vertu principale, que je suis plutôt énervé, plutôt impatient.
Eh bien, le frère qui est là et qui ne se doute sans doute de rien, il est le médecin placé par Dieu pour soigner et guérir ma patience. Voyez un peu ! La puritas cordis, la pureté du cœur, c'est ainsi qu'elle nous arrive grâce à des lessives que nous inflige Dieu directement, ou bien par les circonstances, et même par les frères.
Et alors la pura oratio, la prière pure ? Donc, c'est vraiment la prière qui monte vers Dieu et qui ne recherche rien d'autre que sa gloire à lui, qu'il se manifeste à travers notre cœur, à travers notre esprit, à travers notre corps même, que nous devenions son temple. C'est la seule demande valable. Les autres demandes, c'est bon, Dieu les accepte. Mais ce n'est pas alors la prière pure. c'est une prière plus ou moins intéressée.
Ecoutez ce que dit Evagre et vous allez vous rappeler immédiatement ce que nous venons d'entendre : Qui approche d'un roi fait sa demande avec crainte et tremblement, et grande attention. La sobriété, la maîtrise de soi, car il ne s'agit pas à ce moment-là d'être impoli, grossier. Non, il faut savoir se tenir, il faut faire attention à soi, attention à ce qu'on dit, attention à sa tenue. Alors ne faut-il pas, à bien plus forte raison, se présenter de semblable façon à Dieu, le Seigneur de toute chose, et au Christ, le Roi des rois et le Prince des princes. Il dit exactement la même chose que Saint Benoît. Saint Benoît ne parle pas d'un roi, mais des puissants de la terre.
Maintenant, ce matin, j'ai traduit à partir du grec la définition qu'Evagre donne de la prière. C'est impossible de traduire littéralement car les mots grecs sont beaucoup plus proches de leur racine concrète et, il faut parfois deux, trois mots français pour rendre ce mot grec.
La prière est un commerce amoureux du cœur avec Dieu, du cœur tout entier tendu vers Dieu...
Donc, la situation de ce cœur est la même que la situation du Verbe de Dieu au sein de la Trinité où, là, le Verbe de Dieu est tendu vers le Père. Et c'est la même chose pour le cœur qui est en état de prière. Donc, il est toujours tourné, tendu vers le Père. Alors, encore une exclamation, ce n'est pas rare chez Evagre parce que ça traduit l'étonnement, l'admiration, la surprise et aussi, dans le fond, un souhait:
Quel ne doit donc pas être l'état de ce cœur au moment de la prière pour que, reposant dans une paix immuable, il soit ravi dans le Seigneur qui en a fait sa demeure et s'entretienne avec lui sans que rien ne s'interpose.
Est-ce que vous avez compris ? Dans le grec, c'est une seule phrase. Donc, la prière est un entretien aimant, un commerce amoureux du cœur, du nus - c'est ce qu'il y a de plus personnel, là où s'inscrit notre nom nouveau - avec Dieu. Mais le cœur est à ce moment-là tout tendu vers Dieu. Ce n'est pas une tension nerveuse. Il est comme un miroir qui est vers Dieu, et puis qui reçoit l'image de Dieu, et qui la renvoie. Alors, quel ne doit pas être l'état de ce cœur ?
On introduit ici la puritas cordis, la pureté du cœur. Car reposant dans une paix immuable, donc voilà, ce cœur est dans la paix, ce qui signifie dans la pratique que le moine est mort à lui-même. Il ne vit plus pour lui, mais il vit uniquement et entièrement pour Dieu. Et à partir de Dieu, il est dans une paix immuable. Et alors, il est ravi dans le Seigneur, en grec ………. Il est en extase, il est ravi, il sort de lui-même. Voyez, c'est le mouvement vers. Il est ravi dans le Seigneur, le Seigneur qui est le Christ ici donc, mais le Christ Dieu, le Christ ressuscité, le Christ qui est lui- même en mouvement toujours vers son Père. Alors, ce Seigneur qui en a fait sa demeure. Donc ce ravissement est Verbe.
C'est quelque chose d'assez paradoxal, car le Christ est dans le cœur et le cœur est en mouvement vers le Christ, ravi, en extase vers le Christ. Alors ils s'entretiennent. Voici la prière. Il s'entretient avec lui sans que rien ne s'interpose, personne, ni rêve, ni aucune chose. Sans intermédiaire, il s'entretient comme ça avec Dieu.
Eh bien ceci, c'est vraiment la quintessence de la Tradition monastique primitive. C'est ça que les moines recherchaient dans l'oratio continua. Quand Cassien dit : « Il faut que le moine dans la totalité de son être, en entier, soit une seule et unique prière » c'est ça qu'il veut dire. Et voilà ce que Saint Benoît reprend aujourd'hui lorsqu'il parle de la pura oratio.
Eh bien, mes frères, nous n'avons plus qu'à souhaiter une chose, c'est que le Christ notre Dieu nous conduise jusque là le plus vite possible. Si nous savions que le gros lot, c'est tel numéro, eh bien nous irions acheter ce numéro-là. Dussions-nous parcourir tout le pays, nous le trouverions car nous savons que c'est celui-là qui va sortir. On se serait donné bien du mal.
Et alors pour nous, mes frères, quand ce gros lot, c'est d'être là vraiment devenu un seul esprit avec Dieu, un seul esprit avec le Christ, je pense que ça vaut bien la peine tout de même de se donner du mal et de ne pas se laisser trop distraire par des babioles, et des balivernes, et des carabistouilles.
Mes frères,
C'est à partir d'un Chapitre comme celui-ci, le 20°, que nous constatons combien Saint Benoît est dans la vérité lorsqu'il dit que sa Règle est écrite pour de débutants. C'est une minima inchoationis Regula, une toute petite Règle écrite pour les débutants, 73,23. Et c'est vrai !
Il nous parle aujourd'hui de la prière. Elle doit être brève, elle doit être pure, 20,9 ; elle doit être présentée à Dieu avec la puritas devotione, la pureté de dévotion, 20,6. Cela signifie. que l'intention de cette prière ne doit pas être de satisfaire nos besoins égoïstes, notre appétit d'être, mais nous devons demander à Dieu qu'il nous prenne tout entier.
C'est cela que signifie la devotio, nous ne vivons plus pour nous, nous vivons uniquement pour lui et nous nous recevons de lui. Voilà quel doit être l'objet de nos prières.
Et Saint Benoît en reste là. Si nous désirons pénétrer plus loin dans le secret de la prière, il nous dirige vers ses propres Maîtres à lui et particulièrement Cassien qui a enquêté auprès des grands Docteurs du désert et qui nous a dit en quoi consistait la prière, la grande prière pour le moine.
Il nous dit que nous devons arriver à l'oratio continua, à la prière continue, constante. Il explique en quoi ça consiste. Ce n'est pas à traduire en français, c'est très difficile. Il évoque ce que doit être un homme qui est devenu tout à fait prière.
La volutatio cordis, dit-il, c'est à dire tout ce qui roule dans le cœur, ce qui virevolte dans le cœur, tout ce qui tourne dans le cœur, tout ce qui bat dans le cœur, ce n'est plus que l'Esprit Saint. A ce moment, il n'y a plus rien d'autre qui intéresse le moine que le Christ ressuscité, la Trinité, l'univers de Dieu. Il y est déjà entré et, à ce moment-là, tout son être est devenu une oratio. Mais attention ! Maintenant, il ne demande plus, il est en conversation perpétuelle avec Dieu.
Donc Saint Benoît, ici, nous parle de la prière de demande. Cassien en parle aussi, mais il nous élève jusqu'au sommet où l'être même dans un silence d'une profondeur abyssale est devenu une parole qui reflète la Parole de Dieu, le Verbe de Dieu. Et voilà, le moine, alors, est arrivé au sommet de sa vocation et de sa mission ici sur terre. Maintenant, comment cela peut-il se faire? Et bien, en soi c'est extrêmement simple. C'est nous qui sommes effroyablement compliqués.
Lorsque le Christ ressuscité - car dans le fond il s'agit toujours de Lui, de Lui et de son Esprit - lorsqu'il rencontre un homme qui est décidé à se laisser saisir et à se laisser refaçonner, à se laisser transformer, à ce moment-là, il travaille jusque dans les parties les plus profondes de l'être spirituel, dans la partie charnelle aussi car rien n'échappe à son action. Et voilà qu'à l'heure où l'assainissement à l'intérieur du moine est déjà très, très avancé, à ce moment-là, le Seigneur Jésus se montre dans son être de ressuscité.
Si bien que l'homme le voit, non pas avec les yeux de la chair mais avec les yeux du cœur. Et cette vision de lumière entre en lui et de plus en plus, de plus en plus transforme jusqu'à sa chair, jusqu'à sa viande. Si bien que le moine à ce moment-là connaît de façon très réelle sa propre transfiguration.
Il est donc devenu une sorte de miroir dans lequel le Seigneur Jésus ressuscité se reconnaît, dans lequel il s'admire. Il est heureux d'avoir conduit un homme à ce niveau, à ce niveau de lumière - je ne dis pas de perfection parce que quand on parle de perfection, il y a encore des connotations païennes - à ce niveau de ressemblance. Et il en est heureux.
Eh bien, mes frères, vous allez dire : tout cela c'est très beau, mais ce n'est pas vrai. Peut-être ? Mais je pense que nous pouvons faire confiance à ceux qui ont fait cette expérience et qui nous invite à la faire. Mais pour en arriver là, il faut avoir toujours, comme nous dit Saint Benoît, la puritatis devotio. Donc, il faut que tout notre être soit rendu à Dieu, que notre intention soit uniquement, uniquement de lui appartenir sans qu'il n'y ait plus en nous le moindre retour sur des besoins qui en réalité sont factices.
Je vais prendre un exemple qui est au niveau alors plutôt communautaire. Nous serions très, très heureux naturellement si quelques postulants sérieux pouvaient se présenter. Nous pouvons demander au Christ de nous en envoyer. Mais quelle est réellement notre intention ?
Est-ce que, voilà, c'est pour être encouragé et pouvoir se dire qu'il y a des jeunes ? Ou bien est-ce par une certaine peur ? Car voilà, on commence tout doucement à devenir un petit peu âgé. Et de se dire : qu'est-ce qui va arriver si nous prenons de l'âge et que nous diminuons de nombre ? Et les charges, comment allons-nous les remplir ? Donc, une sorte de désir qui n'est pas pur parce que c'est à partir de nous que nous le formons.
Mais il y a aussi une autre façon de présenter les choses. Alors nous sommes dans la puritatis devotio. C'est de dire : il en faudrait pour que ces hommes puissent devenir des saints ! Alors c'est vrai ! C'est de cette façon-là que nous devons prier, mais sans arrière pensée. Dussions-nous mourir, pour nous tant pis, c'est l'affaire de Dieu. Mais que Dieu tout de même s'arrange pour qu’il y ait des saints sur cette terre de Saint Remy. A ce moment-là, moi je suis certain qu’il ne pourra pas résister à une telle prière. Comme le dit Saint Benoît ici en 20,8 : nos exaudiri sciamus, sachons que c'est de cette façon-là que nous sommes exaucés.
Voilà, mes frères, merci d'avoir écouté mon petit laïus. Nous allons maintenant nous rendre à l'église et nous essayerons, voilà, d'avoir dans notre cœur cette puritatis devotio. Et si nous ne l'avons pas encore tellement, nous lui demanderons de nous l'accorder.
Si nous voulons comprendre la nature profonde de la prière, nous devons contempler celle-ci dans sa relation avec la psalmodie. Les deux sont inséparables. Il ne nous est pas possible d'entrer dans la véritable prière si nous ne pratiquons pas correctement la psalmodie. Les deux sont indissociables et la prière naît de la psalmodie. Elle en est le complément obligé et sans psalmodie, il n'y a pas de prière.
Nous sommes ici à l'intérieur de l'univers monastique, vous le comprenez bien. Ce sera tout autre chose si nous regardons les traditions différentes, qui sont respectables aussi mais qui ne sont pas les nôtres. Je parle de la tradition carmélitaine par exemple, ou de la tradition jésuite. Non, nous sommes ici dans un monastère.
Alors, je rappelle que la psalmodie est une immersion de tout l'être à l'intérieur du cosmos. Notre oreille, l'oreille de notre cœur bien sûr, perçoit des bruits, des paroles et tout cela est chargé d'un sens, d’un sens divin. Le cosmos n'est pas une entité qui est absolument séparée de Dieu. Naturellement, c'est toute une autre nature. Dieu est le Créateur, le cosmos est sa création.
Mais attention ! Puisque Dieu a voulu devenir homme, Dieu a voulu devenir chair, donc Dieu a voulu devenir matière. L'Histoire du monde devient la propre Histoire de Dieu. Dieu y est impliqué, Dieu ne peut pas s'en désintéressé. Il ne peut même pas s'en soustraire, il est devenu un élément, l'élément capital de l'Histoire du monde. Et c'est cela que nous percevons à l'intérieur de la psalmodie. On appellera cela en terme théologique : l'Histoire du Salut.
Mais parlons de l'Histoire tout court. L'Histoire en soi conduit le cosmos vers un accomplissement, vers un point omega, comme disait Teilhard de Chardin, vers un eschaton où Dieu sera tout en toutes choses. C'est cela la véritable Histoire du monde.
Nous autres, nous n'en percevons que les épiphénomènes, qui peuvent être très beaux, qui peuvent être tragiques. Mais l’œil du contemplatif, c'est à dire l'oreille de celui qui s'adonne à la psalmodie, dès que le cœur se purifie, l’œil peut percevoir, l'oreille peut entendre la réalité par excellence qui est Dieu en train de pousser, de conduire sa création à son accomplissement.
Et alors, dans la psalmodie, nous prenons conscience de notre place à l'intérieur de cette Histoire et de notre mission. Il y a beaucoup de psaumes qui sont à la première personne, ne nous y trompons pas. Cette première personne, ce n'est pas nous au premier chef, mais cette première personne, c'est le monde comme tel dont la tête est le Christ.
Donc, la première personne, c'est nous mais à l’intérieur d’un Corps immense dont la tête est Dieu lui-même. Donc, notre psalmodie n'est pas un rétrécissement à nous. Nous ne devenons pas des êtres rabougris lorsque nous psalmodions. Au contraire, notre cœur doit se dilater aux propres dimensions de l'univers, c'est à dire aux propres dimensions de Dieu.
Encore une fois, je ne fais pas du panthéisme, les deux ...?... sont bien distinctes, mais tout de même Dieu est engagé dans l'Histoire du monde.
Eh bien l'oraison, elle, la prière, l'oratio comme dit ici Saint Benoît, 20,9, elle est le retentissement en nous de tout ce que nous percevons et elle est l'écho que nous renvoyons. S'il n'y avait pas d'hommes, il n'y aurait pas d'Histoire, vous comprenez ?
Pour qu'il y ait Histoire, il faut qu'il y ait un témoin, il faut qu'il y ait quelqu'un qui puisse en décrypter la nature et le sens. Le monde n'a pas commencé avec l'homme. Pendant des milliards d'années le monde a été en gestation jusqu'à ce qu'il arrive à son point de conscience. A ce moment-là, l'Histoire a commencé.
Eh bien nous, nous renvoyons dans la prière, nous renvoyons l'écho de ce que nous percevons de cette Histoire. Donc, nous la faisons nôtre, nous l'assumons et, d'une certaine manière, nous en acceptons la responsabilité. C'est là notre mission.
Et dans la prière, nous disons à Dieu oui à ce qu'il réalise et nous disons non à ce qui peut aller contre cette Histoire, à tout ce qui peut la gêner, au premier chef naturellement notre propre péché. Et en même temps, nous demandons des secours dans notre prière.
Et pourquoi ? Mais parce que nous nous trouvons devant une tâche démesurée par rapport à notre faiblesse originelle et nous demandons à Dieu de nous aider. Il faut pour bien faire que Dieu lui-même devienne l'écho de ce que nous percevons.
Donc, c'est ce que l'Apôtre Paul dit : « Nous ne savons pas prier comme il faut, mais l'Esprit de Dieu pousse en nous des gémissements indicibles ». Nous devons en arriver à ce stade-là.
Et à ce moment-là, nous-mêmes faisons silence dans la prière pour permettre à l'Esprit de Dieu, à l'intérieur de ce silence, de renvoyer à Dieu le Père l'écho de ce que notre cœur a perçu. A ce moment-là, le dialogue entre le Créateur et la créature arrive à un degré de beauté que nous ne pourrons jamais imaginer par la force de notre nature laissée à elle-même.
Eh bien, mes frères, je ne savais jamais que j'allais raconter tout cela. Saint Benoît parle de la puritatis devotio, 20,6. C'est extrêmement difficile à traduire. On l'a traduit ici la pureté de dévotion. En réalité, c'est l'inverse, c'est une devotio de la pureté.
Voilà, nous sommes encore loin de notre devotio puritatis, mais enfin je vais tout de même en dire deux mots :
Saint Benoît le dit encore une fois, il parle de l'humilité, et c'est toujours ça, c'est toujours la même chose : il faut supplier Dieu en toute humilité, 20,4. Vous savez, nous pouvons trébucher sur une peau de banane qui est celle-ci : c'est de croire que Dieu est notre obligé.
Certes, nous sommes ses enfants, nous sommes ses créatures, nous sommes ses fils et c'est sa propre vie qui prend possession de nous. Mais tout cela, c'est par pur cadeau, c'est parce que Dieu est amour.
L'humilité dont nous parle Saint Benoît ici - à propos donc toujours de la prière - c'est de nous avoir promis un destin merveilleux et oser y croire, et oser l'accepter, et oser le demander. C'est cela la véritable devotio de la prière ; c'est une remise de soi totale, entière, absolue à ce Dieu qui est amour et qui nous offre sa propre vie, qui nous offre son être même. Si je me remets d'une façon aussi absolue , aussi confiante à Dieu, à ce moment je vais entrer dans la puritas.
Donc il faudrait traduire ici, pour que ce soit bien vrai, bien juste et bien littéral : une devotio, une remise de soi à Dieu qui va conduire à la pureté du cœur. Et c'est dans cet esprit que nous devons prier et, c'est çà que nous devons demander.
Voilà, mes frères, nous continuerons demain ou après si quelque chose ne vient pas encore se mettre en travers de notre route, de notre réflexion. Mais vous savez que cette autre chose est encore et toujours une grâce de notre Christ.
Revenons-en à notre devotio puritatis. La devotio, ce n'est pas ce que nous appelons la dévotion. Revenons-en encore au sens étymologique : c'est la remise totale de soi à Dieu. Elle exclut donc le narcissisme, le nombrilisme, le retour sur soi.
La vraie devotio est donc une sorte d'extase. Vraiment on a remis toute sa vie, tout son être entre les mains de Dieu. C'est le geste que l'on pose le jour de la profession solennelle. 0n remet ses mains jointes entre les mains de l'Abbé, c'est à dire entre les mains du Christ.
C'est cela la devotio ! Il s'agit de maintenir cette devotio tout au long de sa vie. Elle exclut donc aussi toute utilisation de Dieu. C'est à dire : on ne peut se récupérer soi-même en se servant de Dieu pour réaliser ses fins personnelles. 0n n'entre pas au monastère pour y faire carrière.
Il est d'ailleurs très bon qu'on ait fixé un terme pour la durée de 1'Abbatiat, comme cela l'Abbé, s'il est encore en vie à l'âge de 75 ans, il rentre dans le rang. Il conserve, disons, une sorte d'éméritat, un peu l'analogue de ce que notre Père Roland possède. Je le vois quand il arrive du courrier à son nom, son ancien nom avec ses titres militaires. Mais voilà, c'est émérite, il est maintenant dans le rang comme tout le monde.
Eh bien, l'Abbé rentre dans le rang. Il n'est pas question de faire carrière au monastère, d'utiliser Dieu pour se réaliser soi-même au plan humain. Certes, lorsqu’on se remet à Dieu, il y a une réalisation au plan humain, mais dans la ligne de ce que Dieu désire, dans la ligne de ce que Dieu veut donner à un homme. Et cette réalisation humaine est toujours, toujours en dépendance d'une réalisation d'ordre surnaturel.
L'homme étant un tout, lorsque il devient un saint, lorsque ce n'est plus lui qui vit mais que c'est le Christ qui vit en lui, à ce moment-là il devient vraiment un homme parfait un peu naturellement, un peu tel qu'Adam se trouvait avant son péché, un peu naturellement.
Alors, mes frères, on comprend que la vraie devotio conduit à la pureté du cœur, j'y ai fait allusion hier. Mais ça se comprend très bien, à toujours donner la première place à Dieu, on entre dans les espaces infinis de la charité. Et le cœur est pur lorsque la charité y a triomphé. Et la charité - ne l'oublions pas - c'est Dieu lui-même.
Voyez, mes frères, à quelle hauteur nous sommes appelés à vivre ! Et, encore une fois, ce n'est pas possible si en nous la foi ne devient pas de plus en plus vivante. Et, encore une fois, la véritable foi, la fides, ce n'est pas l'adhésion à une suite de formules dogmatiques, la fides, la foi, c'est la confiance donnée à ce Dieu qui appelle, à ce Dieu qui veut réaliser un chef-d’œuvre avec un homme, à l'intérieur d'un homme. Encore une fois, la véritable foi est en connexion étroite avec la vraie devotio. C'est un peu les deux faces d'une même réalité.
Maintenant, Saint Benoît nous parle de ça dans le contexte de la prière. Eh bien, la prière de demande dont il est question lorsqu'il parle de la puritatis devotio, la prière de demande entre dans ce processus de pureté.
Donc, nous devons demander, nous ne pouvons demander que des choses qui sont en relation avec les sept demandes du Pater. C'est çà la pureté ! Elle doit aller jusque là. Donc, cette prière du Christ doit devenir la nôtre, sous d'autres formules naturellement, dans d'autres contextes ; mais ce que nous demandons à Dieu doit toujours être en relation avec cela.
Donc, l'objet de notre prière, c'est ou bien les intérêts de Dieu, ou bien des choses qui nous permettent de rencontrer Dieu et son projet.
La traduction qui nous est donnée du Pater est aussi extrêmement pauvre dans la langue française. J'ai déjà eu l'occasion de le dire il y a longtemps, longtemps, longtemps. Mais c'est - je ne sais pas - c'est tellement étriqué qu'il faudrait sans cesse remettre les choses au point.
Par exemple « Donne-nous aujourd'hui notre pain quotidien », nous allons penser, voilà, que nous ayons de quoi manger aujourd'hui ! Oui, c'est peut-être très bien pour des gens des pays sous-développés qui vivent dans un état de famine quasi continuelle ; mais pour nous, ici, ça ressemble à quoi ?
Eh bien, il y a autre chose : c'est le pain, le pain du monde à venir. Quand on voit le grec, c'est cela, c'est le pain du monde qui vient, c'est le pain à venir, c'est le pain qui va nous donner la possibilité d'entrer dans la création nouvelle, qui va nous permettre d'être transfiguré, d'être métamorphosé en ce qu'est Dieu lui-même. Il faut donc prendre un certain pain. Eh bien ce pain, c'est extrêmement mystérieux.
Si vous êtes en oraison - par exemple en prière après l'office, prenons après l'office de nuit, ou bien après l'office des Vêpres où nous avons un petit temps pour prier à l'église - nous avons écouté cette Parole de Dieu pendant tout un temps à travers la psalmodie et, si nous restons immobile devant Dieu même à ne rien dire, ne penser à rien, être voilà comme ça simplement devant lui, à ce moment, le pain du monde à venir entre en nous. Il est entré par nos oreilles, nous l'avons écouté. Et voilà, à ce moment-là, nous pouvons l'assimiler. Nous pouvons répondre en disant : je l'accepte. C'est un petit excursus comme çà.
Mais alors, le sommet auquel tend cette prière dont parle Saint Benoît ici, c'est la prière continuelle où on devient une prière vivante en ce sens qu'on baigne tout entier et sans arrêt dans l'univers de Dieu. On vit dans son univers et son univers, c'est lui-même. On est introduit dans les relations Trinitaires et, voilà, c'est ça la prière continuelle !
On peut faire n'importe quoi - il n'est pas nécessaire de penser à Dieu - on est devenu prière. Notre essence la plus profonde, notre essence d'éternité, c'est d'être en Dieu. Et à ce moment-là, nous sommes devenus prière.
Voilà, mes frères, vous voyez que nous avons encore beaucoup de chemin à parcourir ; mais dans l'univers de Dieu, les distances ne comptent pas. Nous ne devons pas y transposer indûment ce que nous vivons ici dans notre monde de la matière. Chez Dieu, il n'y a pas de distance, il n'y a pas de durée ; et ce qui nous paraît infiniment loin peut devenir nôtre demain ; et ce qui nous paraît parfois tout proche peut être hors de notre portée. C'est la raison pour laquelle nous devons pratiquer cette vraie devotio par laquelle nous nous remettons entièrement et totalement à ce que Dieu désire pour nous, sur nous.
Mes frères,
Une légende Juive très, très ancienne affirme que dans le ciel, dans son paradis, Dieu est toujours occupé à enseigner la Tora, à enseigner sa Loi à tous les saints. Pourquoi ?
Mais c’est parce que c’est par sa Loi qu’il a créé le monde. Il a d’abord créé la Loi pour pouvoir créer le monde et laisser l’instrument de sa providence, de ses intuitions, de son amour. Si bien qu’il ne peut rien faire d’autre que de distiller dans le cœur de ses saints une science toujours plus profonde et plus éclairée de sa Loi. Telle est la teneur de cette légende !
Je pense que nous pouvons pour notre part, ici, bien modestement, nous dire que Saint Benoît, dans le ciel où il se trouve entouré de ses disciples, ne cesse de leur expliquer le contenu de sa Règle. En effet, il y a dans cette Règle des profondeurs, des hauteurs, des largeurs, et des longueurs, et des richesses, et des trésors, et des secrets, et des mystères que nous n’aurons jamais fini d’épuiser. Ce n’est pas possible !
Vous allez, aujourd’hui encore, remarquer ce que Saint Benoît nous dit. C’est un détail, mais il est d’une telle richesse que je ne pouvais pas ne pas vous le partager.
A propos de la prière, Saint Benoît nous parle du multiloquium, 20,7, de l’abondance de la parole. Il dit : « Sachons bien que ce n’est pas l’abondance des paroles qui nous fera exaucer. » 20,8. Je pense que abondance des paroles est bien traduit. Mais attention !
Il parle aussi de multiloquio dans un tout autre contexte. Il en parle pour nous avertir de ce que l’abondance de la parole est une source de péché. Il se réfère au Livre des Proverbes : « Tu ne pourras pas échapper au péché si tu laisses sortir de ta bouche un flot de paroles. Pr. 10,19. »
Voici donc deux fois le multiloquium ! In multiloquio non effugitur peccatum, 7,154 – In multiloquio non effugies, 6,14. Le péché est inscrit à l’intérieur des paroles lorsque celles-ci sont trop nombreuse. Et il est impossible d’échapper à ce péché, impossible de prendre la fuite. Tu es prisonnier du péché lorsque tu parles beaucoup.
Et parler beaucoup, c’est toujours trop parler. Pour Saint Benoît, il faut une certaine retenue dans la parole. Il y a des limites qu’il ne faut pas franchir, il y a des frontières qu’il ne faut pas dépasser. Il n’est pas facile de tracer ces frontières, mais elles sont là. Et c’est la raison pour laquelle Saint Benoît nous met en garde.
Le multiloqium dans la prière maintenant ? Eh bien, il nous fait courir le même risque. Mais comment cela peut-il arriver ? Voilà la question !
L’abondance des paroles à l’intérieur de la prière peut être une manière déguisée de tourner en rond sur soi-même. Ce peut être une sorte autolâtries, un culte de son moi. A ce moment, ce n’est pas l’Esprit qui prie en moi, c’est moi qui parle à moi effectivement.
L’Apôtre Paul nous dit que nous devons permettre à l’Esprit Saint de pousser à l’intérieur de nous des gémissements ineffables, c’est à dire lui permettre d’y déposer des paroles qu’il n’est pas possible de dire. Elles sont ineffables. Il y a donc dans la véritable prière de grandes zones de silence à l’intérieur desquelles l’Esprit Saint lui-même s’adresse à Dieu notre Père.
Dans le multiloquium, la voix de l’Esprit, la voix silencieuse de l’Esprit, la voix ineffable de l’Esprit, elle est étouffée. C’est moi qui me suis érigé en Dieu pour moi. Et en m’adressant dans mon idée à Dieu mon Père, en réalité il se produit une sorte d’involution et c’est à moi-même que je m’adresse.
Dans ce multiloquium de la prière, on se gargarise de l’image qu’on a de soi. Saint Benoît connaît ce danger et il veut nous en prévenir. Au lieu du multiloquium, donc de l’abondance des paroles, il recommande la puritas cordis et la compunctio lacrimarum, 20,8. J’utilise les mots latins parce que ils sont bien plus percutants que la traduction française. En français, il recommande la sincérité du cœur. Oui, c’est vrai, c’est bien traduit !
Mais la puritas cordis, c’est encore davantage. Est-ce que j’oserais dire aussi la naïveté du cœur, la candeur du cœur ? Un cœur qui s’adresse à Dieu en toute confiance sachant que la requête va être accueillie et qu’elle sera exaucée parce que Dieu est amour et sait, déjà avant qu’on ne le prie, ce que nous avons besoin. Le Christ nous dit de ne pas multiplier les paroles. C’est inutile !
Et la compunctio lacrimarum ? C’est traduit ici par la componction, tout simplement. Le latin ajoute des larmes, la componction des larmes ! Cela veut dire qu’il se produit à l’intérieur du cœur comme des blessures, des blessures qui viennent des épines que sont nos erreurs, nos fautes, nos manquements, nos péchés.
Et de ces blessures coulent des larmes, des larmes spirituelles, pas des larmes de crocodiles. Ce sont des larmes spirituelle, un regret. Je sais que je suis pécheur, mais avec toute ma naïveté d’enfant de Dieu, je prie quand même. Je suis un enfant terrible, mais d’abord et avant tout je reste un enfant de Dieu.
Donc voilà, mes frères, le danger auquel nous nous exposons et le remède que Saint Benoît nous propose. Je continuerai une autre fois, je ne suis pas encore arrivé au bout.
Mes frères,
Nous laisserons de côté ce soir le cellerier et toutes les qualités que notre Père Saint Benoît exige de lui et nous reviendrons au conseil que Saint Benoît nous a donné lorsqu’il nous parle de la prière. Il nous met en garde contre le multiloquio, 20,7, contre l’abondance des paroles lorsque nous nous adressons à Dieu.
Ce sont les païens qui prient ainsi, disait déjà le Christ, pour vous, votre Père du ciel sait très bien ce que vous avez besoin. Dites-le lui bien simplement et il vous l’accordera ! Le multiloquio dans la prière risque de nous faire trébucher dans le péché, le péché de l’égocentrisme. Car beaucoup parler peut être une façon extrêmement subtile de se mettre en avant, de se faire valoir et finalement de se refermer sur soi et, de tourner sur soi-même comme une toupie.
Maintenant, lorsqu’il s’agit de la communauté ? Car il arrive, et c’est fréquent, que on prie ensemble une prière qui collecte, qui ramasse ce que tous les frères portent plus ou moins consciemment dans leur cœur pour le présenter à Dieu, Saint Benoît dit que cette prière doit être très courte. Pas seulement brève, mais omnino brevis, comme il dit, 20,11.
Elle doit être très courte. Il dit même textuellement omnino brevietur oratio, 20,11. Il faut que la prière soit écourtée très fort. Voilà textuellement ce que cela voudrait dire. Et pourquoi ? Eh bien, c’est pour que le flux des paroles n’ait pas le temps de nous emporter collectivement là où nous ne voudrions pas aller.
J’ai entendu un Abbé - je ne sais plus à quelle occasion, au Chapitre Général ou bien en Conférences régionales, mais je vois encore bien qui c’était – et cet Abbé disait qu’il fallait bien prendre garde au cours de l’Eucharistie, aux intentions de prière qui sont proposées ; qu’il était préférable de ne pas les laisser à la libre disposition de chacun.
Il y a des communautés où voilà, le célébrant fait une petite exhortation, puis chacun énonce une intention personnelle. Eh bien, dit-il, il faut prendre garde parce que il y en a – il a sans doute l’expérience dans sa propre communauté – qui font presque une petite homélie pour présenter les besoins pour lesquels on doit prier. Voyez, c’est çà le piège de l’abondance des paroles !
Non, Saint Benoît veut que ce soit très, très, très bref pour que justement on n’ait pas l’occasion de tomber dans le piège.
La prière doit venir d’un cœur pur. Saint Benoît parle de la puritatis devotio, 20,6. C’est un cœur qui s’en remet à Dieu en toute sincérité, en toute pureté, sans arrière pensée, un cœur qui est habité par la gratuité. Si habituellement il ne l’est pas, eh bien, qu’il le soit à ce moment-là lorsque il prie. C’est un cœur qui s’en remet totalement à Dieu. Il est très lucide sur lui-même, mais il s’offre à Dieu tel qu’il est, sans camouflage, sans rien.
C’est une prière qui ressemble fort à celle que le Christ nous donne en exemple dans la parabole du pharisien et du publicain. Vous entendez le pharisien qui parle, et qui parle, et qui parle dans sa prière. Mais dans le fond, il parle de lui. Il se met en évidence et Dieu doit être heureux, heureux et fier d’avoir un serviteur aussi fidèle que ce pharisien.
Et puis, vous avez le publicain qui ne dit à peu près rien : Prends pitié de moi qui suis un vaurien ! C’est çà ! Se présenter à Dieu tel qu’on est, sans crainte, en sachant bien que Dieu est amour, et que Dieu est Père, et que Dieu est ami. Alors, on attend de lui le pardon des péchés.
Car des péchés, on en commet tout le temps. S’il fallait faire la collection des péchés que on commet en une journée, je pense que ce serait une fameuse litanie. Ce ne sont pas de gros péchés, ce sont des choses quasi insignifiante, mais enfin on est désaxé par rapport à ce que Dieu attend de nous.
Et puis à côté de cela, un cœur pur demande la guérison : être guéri, être enfin guéri, guéri de son égoïsme, guéri de cette propension maladive à tout rapporter à soi. Et puis demander à Dieu la grâce de pouvoir partager sa vie à lui, la partager de mieux en mieux avec toujours plus d’intensité, la grâce d’être admis dans l’intimité de Dieu. Mais on ne peut entrer dans l’intimité de Dieu que si on est propre.
Eh bien, alors qu’il nous nettoie, qu’il nous revête de sa pureté, de sa propreté, de sa sainteté pour que alors, on soit vraiment ses fils, ses enfants et qu’on ne fasse plus qu’un seul cœur avec lui.
Il sait ce dont nous avons besoin. Le plus sage , c’est de s’exposer à sa lumière et à son amour sans rien dire. Etre là comme dans un bain de soleil et ne pas bouger. Et cette prière silencieuse est peut-être la plus éloquente de toutes car c’est une remise de soi totale à l’amour qu’est Dieu.
Saint Benoît parle aussi de la compunctio lacrimarum, 20,8. C’est la conscience qu’on ne peut rien par soi et qu’on doit tout attendre de Dieu. Vous allez dire : « Mais c’est très humiliant cela ! » Oui, on voudrait faire sa vie soi-même. Mais la meilleure façon de faire sa vie, puisque il faut entrer dans un univers qui n’est pas le nôtre, n’est-ce pas de s’en remettre à celui qui veut venir nous prendre et nous élever jusque là.
C’est la raison pour laquelle on ne peut entrer dans ce Royaume de lumière que si on est un petit enfant, que si on a la mentalité d’un tout petit enfant qui sait bien qu’il ne pourra pas monter l’escalier. Eh bien, il se laisse porter jusque au-dessus. Ce n’est pas humiliant, c’est une attitude de vérité qui est vraiment alors une œuvre de beauté.
La componction, c’est aussi de croire, d’être convaincu que Dieu veut nous donner tout ce qu’il est. Il ne veut pas nous conduire à une perfection purement humaine. Non, il veut nous donner sa propre vie ; son être le plus intime, il veut le partager avec nous.
Et lorsque on sait, lorsque on a pleine conscience de cette vérité, lorsque on en est convaincu, eh bien, on est percé, on est transpercé comme par des épines parce que c’est trop beau. Et on se dit alors que pour Dieu, il n’y a rien qui est trop beau !
Mes frères, les anciens estimaient le don des larmes comme étant vraiment quelque chose d’extraordinaire. Le curé d’Ars avait reçu ce don des larmes, Saint Arsène aussi l’avait reçu. Nous autres, nous pouvons aussi le recevoir. Il ne s’agit pas alors de larmes qui vont creuser des sillons sur nos joues, mais des larmes du cœur. Ce sont les plus belles parce que ce sont les plus secrètes. Et ce sont celles-là qui sont irrésistibles parce qu’elles forcent toutes les portes et attirent Dieu.
Donc, mes frères, dans la prière, nous devons connaître une attitude d’ouverture confiante, une attitude qui soit pure espérance. Car ce que veut nous donner, il attend que nous acceptions qu’il nous le donne, que nous croyons qu’il veut nous le donner. Et lorsque nous en sommes là, il ne peut pas résister et il nous le donne. Vous voyez comme c’est facile !
Mais nous sommes des êtres introvertis et nous ne parvenons quand même pas à nous décrocher de nous ! Eh bien, ça fait aussi partie de la componction. Il faut que nous nous remettions tels que nous sommes à notre Dieu. Et cette remise de nous à un amour qui nous dépasse à l’infini est la porte qui nous permet d’entrer.
Mais là, nous n’y aurions jamais accès si nous n’utilisions pas cette petite clef, cette petite clef qui est celle de la confiance, qui est celle de l’espérance, et qui finalement est celle de l’amour.
Table des matières
Chapitre 20 : De la révérence dans la prière. 27.10.86
Chapitre 20 : De la révérence dans la prière. 28.10.87
Chapitre 20 : De la révérence dans la prière. 27.06.90
Chapitre 20 : De la révérence dans la prière. 25.02.91
Chapitre 20 : La révérence dans la prière. 31.10.91
Chapitre 20 : De la révérence dans la prière. 27.06.92
Chapitre 20: De la révérence dans la prière. 27.10.92
Chapitre 20 : De la révérence dans la prière. 25.02.93
Chapitre 20 : De la révérence dans la prière. 04.03.93
Chapitre 20 : De la révérence dans la prière. 05.03.93
Chapitre 20 : De la révérence dans la prière. 03.07.96
Le culte du moi dans la prière.
Chapitre 20 : De la révérence dans la prière. 08.07.96