Mes frères,
Je pense n'avoir jamais donné l'étymologie exhaustive du Cantique Alléluia. Je vais m'y employer ce soir.
Alléluia est une phrase composée de deux éléments : un verbe à l'impératif et un nom propre. Cela devrait se dire : Allélu - ia. Ce nom propre ia est le diminutif du nom imprononçable de notre Dieu. Vous savez que ce nom pouvait être prononcé une fois par an par le Grand Prêtre en personne le jour de la fête des Expiations, à l'intérieur du Temple, face au Saint des Saints. Et le prêtre devait s'être purifié entièrement.
Ce nom mystérieux signifie la présence aimante, attentive, agissante de Celui qui est l'origine et la fin de tout. La tradition Chrétienne l'a attribué à Jésus. Nous le savons par l'Apôtre Paul qui nous dit dans l’Epître aux Philippiens que le nom de Ia, Kyrios, ou Domine, ou Seigneur, comme il a été rendu dans la langue grecque, latine ou française, donc que ce nom au-dessus de tout nom a été attribué à Jésus en raison de son obéissance jusqu'à l'anéantissement dans la mort.
Et le sens de ce nom a reçu des développements dans la littérature chrétienne tardive, néo-testamentaire tardive. Dans l’Epître de Saint Jean, la première, il nous est dit que Dieu est amour. Dans l'Apocalypse, il est dit du Seigneur Jésus qu'il est l'alpha et l'omega, le premier et le dernier, le commencement et la fin. Ce sont des commentaires du nom imprononçable de notre Dieu. Ils essayent de nous faire sentir intuitivement par notre coeur qui est Dieu et qui est le Seigneur Jésus.
Nous pouvons retenir que ia est le nom d'une personne vivante et pour nous, c'est donc d'abord le Seigneur Jésus et en lui la Trinité toute entière. Donc, lorsque nous chantons alleluia, sachons que nous acclamons le Seigneur Jésus d'abord. Il n'en était pas ainsi pour les Juifs au temps de l'Ancienne Alliance. Mais pour nous qui savons que Jésus c'est le Verbe de Dieu, c'est à dire Dieu dans la connaissance qu'il a de lui-même, nous savons que le Verbe de Dieu est devenu homme dans la personne du Seigneur. Et c'est pourquoi Alleluia s'adresse d'abord à Jésus.
Maintenant le verbe ? La forme verbale est à l'impératif pluriel intensif. On le traduit habituellement par louer. Donc louez ia, louez le Seigneur, laudate Dominum. Chaque fois que dans un psaume vous avez en exergue, ou bien les premiers mots Laudate Dominum, ou bien Louez le Seigneur, dites-vous bien que c'est Alleluia dans le texte hébreu.
Attention, il s’agit de louer ! Mais le verbe est à la forme intensive. Ce n'est donc pas une louange quelconque. Ce n'est pas une louange du bout des lèvres, c'est une acclamation qui fait résonner le cosmos.
Il est raconté dans ces légendes du début du monachisme en Occident que les guerriers chrétiens qui se trouvaient sur les bateaux et qui devaient passer d'une île à l'autre, lorsque ils rencontraient des pirates qui voulaient les attaquer ou des ennemis qu'ils devaient repousser, ils chantaient Alleluia avec une telle vigueur que leurs adversaires tombaient en faiblesse tellement ils étaient effrayés.
Eh bien, c'est cela. Je ne veux pas dire que nous autres nous devons chanter Alleluia de cette façon-là, sinon c'est la voûte de notre église qui s'écroulerait sur nos têtes. Mais tout de même, ça montre qu'il faut une certaine vigueur. Les cris de louange de notre être entier, de notre voix, de notre coeur, de notre force vitale, de notre esprit. Donc, jamais du bout des lèvres car alors, c'est vraiment ridicule. Ce serait ridicule si c'était ainsi !
Alors remarquez aussi qu’Alleluia est un cantique. C'est louer le Seigneur. Donc il n'est pas étonnant qu'il y ait des amplifications pneumatiques sur les notes de l'Alleluia, donc qui sont très, très longues - le frère Luc nous en a donné un échantillon à son retour de Lisieux - ça peut presque être sans fin. Mais c'est normal parce que c'est un cantique. Cela doit être chanté, cela doit prendre une certaine ampleur.
Alors, cette invitation à la louange est lancée à l'univers entier, visible et invisible. Lorsqu'on dit : Louez le Seigneur, on s'adresse à quelqu'un. On s'adresse naturellement aux frères qui sont présents, on se fortifie mutuellement. Mais aussi on s'adresse à l'univers invisible et, au-delà de lui, à travers lui, à l'univers visible. Donc c'est la création entière qui est invitée à être louange et resplendissement de la gloire de Dieu.
Les derniers psaumes dont j'ai parlé il y a deux ou trois jours, les psaumes de lumière, les trois derniers psaumes de notre Psautier : le 148°, c'est louez le Seigneur. Il commence par Alleluia et c'est une amplification jusqu'à la fin du 150°. Et vous voyez, dans ces psaumes, on s'adresse à l'univers entier.
Maintenant le verbe, la racine qui a donné Alleluia, vous entendez que c'est une onomatopée. Elle signifie en tout premier lieu, le sens premier c'est : être clair en parlant d'un son, d'une sonorité. Il évoque l'idée d'une sonorité claire. C'est donc l'oreille qui est frappée.
Maintenant en second lieu, ce sera l'idée de clarté toujours, mais pour une couleur, une couleur claire. Et la couleur la plus claire, c'est la lumière. Nous avons donc tout ensemble, dans cette racine, l'éclat de la lumière et la clarté du son.
Il ne faut pas penser maintenant à un spectacle de son et lumière. Il n'est pas question de cela. La racine évoque donc une image de beauté, de pureté qui charme à la fois l'oreille et l’œil. Voilà cette racine.
Maintenant, par le cantique Alleluia, nous nous invitons et nous nous encourageons les uns les autres à la sainteté qui est beauté suprême. L'Etre beau par excellence, c'est Dieu naturellement. Si nous sommes attirés par Dieu, c'est parce que l’œil de notre cœur commence à être séduit par une beauté insurpassable.
Eh bien, nous nous invitons à être beaux, c'est à dire à être saints. Et pour être plus proche encore de la racine, nous nous encourageons à devenir lumière et chant par la pureté de notre cœur, de notre amour et de notre vie. Et ainsi, nous pouvons devenir resplendissement de la gloire de Dieu, de la gloire de ce ia qui est beauté, qui est amour, qui est bonté.
Attention ! Je ne fais pas de la philosophie, ici, je fais de l'existentialisme à l'état pur. Car l'amour, la beauté, la bonté, c'est une personne, c'est la personne de notre Dieu dont le nom est indicible, ce fameux nom qui est une syllabe : ia.
Et je termine en rappelant cette affirmation extraordinaire de Saint Irénée : La gloire de Dieu, c'est l'homme vivant. Et la vie de l'homme, c'est la vision de Dieu. Eh bien, tout cela est inclus dans cette petite phrase : alléluia.
Donc, mes frères, essayons maintenant lorsque nous la chanterons d'être conscients, et vraiment alors de nous encourager les uns les autres à devenir ce que Dieu attend de nous, c'est à dire des saints.
Mes frères,
Pourquoi ne peut-on pas chanter l'Alléluia durant le carême ? Je vais vous le dire. L'Alléluia, c'est le cantique qui vibre dans le cœur et sur les lèvres des anges et des saints à l'intérieur de la création nouvelle.
Et nous, dans notre condition mortelle, nous savons que nous sommes emprisonnés dans les passions, dans les péchés et que le gardien de cette prison, c'est notre égoïsme.
Le carême nous rappelle cette réalité. Au lieu de chanter l'Alléluia, il nous conseille de laisser couler dans notre cœur quelques larmes, des larmes de componction, des larmes de regret, de larmes de pénitence qui nous permettront d'entretenir l'espérance d'être à notre tour purifiés de nos vices et de nos péchés afin que nous puissions un jour avec nos frères les anges et les saints chanter l'incessant Alléluia à l'intérieur du Royaume de Dieu, dans ce monde à venir tellement beau et dont nous entrevoyons parfois la lumière lorsque Dieu nous en donne la grâce.
Ma sœur, mes frères,
Hier soir, nous avons durant quelques instants contemplé la structure de notre vie monastique telle que l’a ordonnée notre Père Saint Benoît après déjà toute une longue tradition. Nous avons vu que par elle, nous étions entraînés dans un processus de transformation car on ne peut pas vivre de manière insensible en accord constant avec la volonté de Dieu. Et cette transformation qui s’opère, c’est une authentique conversion.
Il faut entendre conversion dans le sens premier du mot : une volte-face, un tête-à-queue. Au lieu de vivre replié sur soi, on apprend à vivre tourné vers les autres : tourné vers Dieu d’abord dont on recueille avec soin les moindre volontés, et puis tourné vers les autres dans lesquels la foi nous permet de percevoir la personne même du Christ qui a dit : ce que vous avez fait, ce que vous faites au moindre d’entre les miens, c’est à moi-même que vous le faites !
La vie monastique est donc une conquête sur les pulsions narcissiques qui habitent les profondeurs de notre inconscient. Et ces pulsions sont paralysantes, elles sont défaisantes, à la limite elles peuvent être mortelles. Car à vivre selon ses désirs, selon ses instincts, on finit par étouffer à l’intérieur de ceux-ci.
Ils deviennent nos maîtres et on ne vit plus. On n’accède jamais à la liberté qui doit être le propre d’un fils de Dieu, un propre de tout homme. J’entends la liberté intérieure qui nous permet d’aimer et d’aimer avec toujours plus de délicatesse et de force.
Nous comprenons mieux à partir de là l’importance d’une vie commune tissée d’observances. Ce n’est pas seulement une sorte de règlement de police qui nous permet de maintenir l’accord entre nous pour qu’il n’y ait pas d’accident, comme il faut un règlement de police pour régler la circulation en ville. Non, c’est autre chose ! C’est une sollicitation permanente à ce que j’appelais une conversion : être attentif aux autres et cesser d’être toujours à se regarder.
Et ce qui disparaît alors, c’est la peur, la peur de l’autre. Il est dit dans une Epître de Saint Jean que l’amour chasse la crainte. Et Saint Benoît affirme que au sommet de l’échelle de l’humilité, tout ce qu’on observait, tout ce qu’on faisait auparavant par crainte, tout cela c’est fini, 7,181. On le fait parce qu’on trouve dans la volonté de Dieu un attrait délectable qui comble le cœur et qui rassasie la chair. Et c’est là que nous conduisent les Observances quand elles sont bien comprises et bien suivies.
Elles constituent donc l’ossature et la musculature de la vie monastique. Elles font partie de notre être de moine et sans elles, nous n’existerions pas. Je rappelle ce que Saint Benoît nous disait hier : Ces hommes qui prétendent servir Dieu mais qui vivent selon leurs désirs, la satisfaction de leurs passions, ces hommes sont des menteurs. Ils mentent à Dieu. 1,20.
Eh bien nous autres, en étant fidèles à ce que la Tradition, à ce que Saint Benoît, à ce que nos Pères nous proposent, en étant fidèles à tout cela nous entrons et nous nous établissons à l’intérieur de la vérité, et une vérité qui nous rend libres.
Mais attention ! Ces Observances ne constituent pas la vie monastique. Elles sont le corps, elles sont la matière à travers laquelle s’exprime et se manifeste une âme. Et cette âme, c’est elle qui constitue le contenu, le corpus monasterii ; et cette âme, c’est la grâce de l’Esprit Saint. Et c’est une grâce de divinisation : Dieu veut faire de nous des répliques de ce qu’il est. Et la contemplation telle qu’on l’entend habituellement n’est rien d’autre que la conscience de l’action des énergies divinisatrices en nous.
Et voilà, frères et sœur, ce que nous pouvons retenir aujourd’hui et, dans toute la mesure du possible, essayons de nous entraider dans cette fidélité à nos Observances. Le père Immédiat dans la Carte de Visite avait fait remarquer à propos de l’Office Divin – laissons de côté naturellement des raisons sérieuses qui autorisent et qui expliquent une absence à l’Office – que lorsque un n’est pas là par négligence, à ce moment-là il affaiblit le Corps entier. C’est pourquoi, mes frères, notre fidélité est une fidélité qui fortifie chacun d’entre nous !
Table des matières
Chapitre 15 : Quand il faut dire l’Alleluia ? 19.06.87.
Chapitre 15 : Quand il faut dire l’Alleluia ? 18.02.91.
Chapitre 15 : Quand il faut dire l’Alleluia ? 19.10.97