Chapitre 14 : Aux fêtes des Saints ?            18.06.85

      L’existant visible et invisible !

 

Mes frères,

 

            Hier, nous avons reconnu le réalisme lucide et optimiste de Saint Benoît, sa foi vigoureuse et tenace, son amour inconditionnel du Christ et des frères. Aujourd'hui, nous allons remarquer que son réalisme s'étend à un autre domaine qui est fondamental dans la vie consacrée, aussi dans la vie humaine. Ce réalisme s'étend à l'existant visible et invisible.

 

            Voilà, je vais prendre les choses d'assez loin. Je suis un homme. Je foule la terre de mes pieds. Cette terre, je la fouille, je la creuse, je la travaille, je lui donne un visage nouveau. J’ai l’impression que la terre m’est soumise, que j’en suis le maître, que j’en dispose, qu’elle est à mon service. Je puis même m'arracher de la terre et me déplacer à une certaine distance au-dessus d'elle. Alors je la domine et cette impression de maîtrise, que je possède la terre, elle s'affermit encore.

            Mais en  réalité ? En réalité, les choses sont autres. Je suis toujours ramené à la terre par une force énorme. Je puis sauter, je retombe ; je puis m’envoler, je reviens. Je suis un morceau de la terre. Je ne suis pas distinct de la terre et mon sort est réglé à l'avance. Tôt ou tard, bientôt peut-être, je vais retourner à la terre.

            Je suis terre et je retourne à la terre. Je vais me dissoudre en elle, je vais disparaître entièrement. On ne me connaîtra plus. Et à partir de mes éléments d'aujourd'hui, d'autres êtres appelés hommes vont aussi vivre dans l'illusion qu'ils sont les maîtres du monde.

 

            Si je parvenais à mettre au point un vaisseau spatial photonique, donc qui se déplacerait à la vitesse de la lumière, et que j'irais faire des explorations partout, le problème que je rencontre lorsque je suis sur la terre serait reporté ailleurs au niveau du cosmos. Et je m’apercevrais que je suis enfermé dans un univers clos, là vraiment emprisonné !

            Je ne sais pas échapper. Tout ce que je sais, tout ce que je pense, tout ce que j’imagine, tout, tout est construit à partir de mon expérience de l'univers. Je ne puis absolument rien imaginer, ni penser qui ne soit à partir de mon expérience corporelle, charnelle. Voilà quelque chose que je dois d'abord savoir. C'est une des phases du réalisme.

            C'est le fondement de la véritable humilité de savoir que je suis un homme, c'est à dire que je suis un peu de terre et que je ne suis même pas parent de la terre qui est là, mais que je suis cette terre qui est là.

 

            Maintenant, l'autre face de ce réalisme : à côté de cet univers, autour de lui, ou le pénétrant et l'enveloppant, il y a un autre univers qui est Dieu dans la Trinité des Personnes. L'Etre de Dieu est un univers en soi.

            Cette réalité autre est absolument inimaginable, absolument inconcevable, absolument insaisissable. Je ne puis absolument pas savoir ce que c'est. Il n'y a aucune référence dans mon univers clos à moi qui me permette de savoir quel est cet univers que j'appelle Dieu, et qui est Dieu. C'est impossible !

            A l'intérieur de cet univers, qui est l'être de Dieu, il y a des êtres maintenant qui, par grâce, participent à la nature de Dieu. Ce sont les anges, ce sont les saints. Eux savent qui est Dieu. Ils possèdent le langage qui leur permet de s'exprimer dans cet univers. Ils connaissent un langage nouveau. Ils ont des mots nouveaux, des pensées nouvelles : ils sont autres. C'est l'univers - pour nous - de la résurrection. Et maintenant, nous ne pouvons absolument pas imaginer ce que c'est. Voyez ce réalisme !

 

            Maintenant, entre ces deux univers, l'univers matériel et l'univers qui est Dieu, il existe une passerelle qui permet d'aller de l'un à l'autre. Et cette passerelle, c'est Dieu lui-même, encore une fois, mais Dieu devenu chair, Dieu devenu matière, Dieu devenu terre. C'est la Personne du Verbe Incarné, c'est la Personne du Christ Jésus. Et notre destinée d'homme, c'est d'emprunter cette passerelle pour passer de notre univers à celui de Dieu.

             Qu'arrive-t-il alors ? C'est un voyage qui n'est pas sans risques ! Alors Dieu nous prend par la main et il nous guide. Mieux, il nous cueille et il nous transplante dans son univers à Lui. Ce sera ce que nous appelons en termes de théologie les sacrements, ce sera la liturgie.

 

            Et je puis déjà maintenant - c'est ça la passerelle - participer dans mon état actuel à l'être de Dieu, et à sa nature, et à sa vie. Je puis commencer à connaître Dieu, mais de façon très imparfaite, de façon très obscure mais pourtant vraie. Je suis sur la passerelle. C'est Dieu qui me prend. C' est Dieu qui me donne quelque chose de son être et qui me conduit.

            Maintenant le contemplatif, lui, c'est un homme transplanté. C'est un homme qui s'est laissé cueillir par Dieu. Il n'a pas opposé de résistance. Il ne s'est pas accroché à ses racines. Non, il s'est laissé déraciner pour se laisser repiquer dans l'univers de Dieu.

            Et pour un tel homme, cet univers de Dieu est plus réel que l'univers des hommes parmi lesquels il continue à vivre. Vous vous souvenez que Monseigneur Hamer a dit cela dans son homélie. On voyait ainsi le Cardinal Newman, un homme pour lequel l'univers des anges et des saints - donc l'univers de Dieu - était plus réel que celui des hommes parmi lesquels il vivait.

 

            Donc, le contemplatif est un homme transplanté. Il vit d'abord chez Dieu avant de vivre avec les hommes. Avant cette transplantation, il vit d'abord avec des hommes. Et puis après, enfin, il essaye de vivre chez Dieu. Chez le contemplatif, c'est l'inverse : il vit d'abord chez Dieu avant de vivre avec les hommes.

            Maintenant, vous avez donc les deux faces de ce réalisme de l'existant : la face humaine - la face divine ; l'homme terra - l'univers de Dieu ; la passerelle puis le contemplatif qui se laisse planter chez Dieu.

 

            Maintenant, voyons ce que Saint Benoît nous dit aujourd'hui. Et Saint Benoît, il parle de la fête des saints. Et cette fête des saints, elle doit être célébrée de façon spéciale. Chaque saint a sa fête. Donc il y aura des psaumes, des antiennes, des lectures propres à la fête.

            Eh bien, chaque fête des saints, c'est une fenêtre qui s’ouvre dans le ciel. La fête du saint, c'est un flot de lumière qui arrive dans l'univers des hommes. Ce n'est plus cette passerelle, non, c'est l'univers de Dieu absolument inconnaissable qui laisse ce jour-là arriver jusqu'à nous un rayon de sa lumière.

            Donc, voilà ce que dans une liturgie monastique représente la fête des saints. Et le réalisme de Saint Benoît, il est celui-ci : Le moine, c'est un homme de la terre qui vit déjà Chez Dieu. C'est ainsi qu'était Saint Benoît.

 

            Mes frères, je pense qu'on est là au soubassement le plus bas de la vie monastique, de la vie monastique telle que Saint Benoît la voit, et la Tradition avant lui aussi. Il serait possible dans les apophtegmes de retrouver des quantités de petits récits qui confirment cela.          Mais je vous conseille de descendre à l'intérieur de vous-mêmes et d'écouter ce que l'Esprit murmure à votre cœur. Et vous verrez qu'il en est bien ainsi et que notre vocation à chacun, ici dans le monastère, c'est d'emprunter cette passerelle pour passer d'un état purement humain à un état divino-humain, en attendant cette bienheureuse résurrection où nous serons parfaitement chez Dieu.

            Mais nous aurons acquis notre taille adulte en Christ dans un corps de ressuscité capable à la fois d'admirer la création matérielle et d'avoir le langage nouveau qui est celui de l'univers de Dieu qui nous permet de parler le langage de Dieu.

 

 

Chapitre 14 : Aux fêtes des Saints ?            18.10.85

      Célébrer les Saints !

 

Mes frères,

 

            Les fêtes et les solennités des saints sont des rayons qui viennent à nous à partir de l'univers de Dieu. Ils nous enveloppent, ils nous purifient, ils nous transfigurent. Les saints participent à l'état du Christ ressuscité d'entre les morts.

            Et lorsque nous célébrons leur fête, nous sommes en contact existentiel avec eux. Un courant de vie, de lumière, mais de vie divine, circule d’eux à nous. Et ainsi, nous sommes portés plus près de notre ultime accomplissement qui est de participer nous aussi à la résurrection d'entre les morts.

            Et ça nous permet de comprendre pourquoi ces célébrations doivent s'organiser sur le modèle du dimanche qui est le jour du Seigneur, qui est le jour où nous célébrons la résurrection.

 

 

Chapitre 14 : Aux fêtes des Saints ?            18.06.88

      Le témoignage des martyrs.

 

Mes frères.

 

            Ce chapitre de la Règle nous apprend que la mémoire des saints faisait l'objet, dans le monastère de Saint Benoît, d'une célébration solennelle. Cela ne doit pas nous étonner, les saints ont toujours été en grand honneur dans le monde monastique, en particulier les martyrs.             L'Histoire nous apprend que ce sont les martyrs qui, les premiers, ont été honorés par l'Eglise. Pendant les premiers siècles, le martyre était le risque de tous les chrétiens, un peu comme ça se passe aujourd'hui dans les pays totalitaires ou les pays sous régime communiste.             Demain, le Pape va élever à l'honneur des autels le Bienheureux Théophane Veinard et une centaine de ses compagnons martyrisés en Indochine à la fin du siècle dernier.

 

            Nous savons que notre époque moderne compte encore ses martyrs. La plupart sont inconnus. Certains ont déjà été canonisés ou sont sur le point de l'être. Ils ont été martyrisés dans les camps de concentration nazis. On ne parle pas de ceux qui succombent dans les camps de concentration soviétiques. C'est trop dangereux !

            Il en tombe aussi dans les régimes totalitaires et sauvages d'Amérique Latine. Dans nos régions, nous sommes épargnés. Cependant, nous sommes soumis à toutes sortes d'agressions. J'y reviendrai dans un instant. Mais je voudrais dire d'abord que la canonisation d'un martyr nous ramène toujours à la vérité de notre vie chrétienne et de notre vie monastique.

 

            Le martyre, en effet, est le témoignage d'amour le plus éclatant qui puisse être donné à la face du monde. C'est un témoignage d'amour. Le martyr se trouve devant un choix : s'il apostasie, il aura devant lui une vie facile, car la plupart du temps, il sera annexé par ceux devant lesquels il a cédé et il sera comblé de manière à exercer un attrait sur les autres chrétiens. Il devient alors un piège. Mais humainement parlant, il peut très bien réussir sa vie. Voilà un choix.

            Et puis il y a le choix de l'autre partie : il donne sa vie. Il meurt. Il disparaît à tout jamais. Il cesse de remplir un rôle dans le monde des hommes. Et en plus, dans le milieu où il a vécu, il devient pour beaucoup un objet de mépris. C'est sa mémoire ainsi qui est souillée. Eh bien, il a choisi la mort.

            Ce n'est pas un suicide, c'est un choix lucide, réfléchi, intelligent, volontaire, d'autant plus héroïque que souvent ce sera une mort pénible dans les tourments, des tourments qui vont durer longtemps ou bien des tourments qui seront de plus courte durée. Mais malgré tout, c'est une mort toujours violente.

 

            La seule chose qui puisse expliquer ce choix, c'est un amour qui est plus qu’humain. Un tel homme, une telle femme est habitée par l'Esprit de Dieu, par Dieu lui-même donc. Et Dieu va pour ainsi dire à la rencontre de Dieu. Cet homme est porté, cet homme est fortifié. Il est déjà transfiguré avant de mourir.

            Il arrive que ces martyrs connaissent une existence toute ordinaire, ni pire ni meilleure que les autres hommes. Mais voilà que soudain, à cette heure, ils se révèlent d'autres. C'est cela le témoignage du martyre.

 

            Il n'est pas de plus grand amour que de donner sa vie. Et c'est une vie qui, en dépit de toutes les apparences, devient divinement féconde. Tertullien disait déjà que le sang des martyrs est une semence de chrétiens, mais pas seulement une semence de chrétien, c'est une semence d'homme. Car il n'est pas nécessaire aujourd'hui, moins que jamais, que tous les hommes soient chrétiens. Ce n'est pas possible !

            Mais il y a des hommes choisis par Dieu partout, dans tous les  milieux, dans toutes les religions. Et ces hommes, à leur insu alors, sont aussi travaillés par l'Esprit Saint. Ils deviennent à leur tour dans leur entourage des témoins de la présence de Dieu par leur honnêteté, par leur bienveillance, par leur amour.

 

            Et il arrive aussi que leur témoignage soit tellement vivant et vrai qu'ils font question et qu'ils deviennent réellement martyrs. Car il y a des martyrs aussi ailleurs que dans la religion chrétienne. Il y en a dans l'Islam par exemple, on en connaît. Mais l'origine de tout cela, c'est toujours la personne du Christ qui est le premier de tous les martyrs, et puis tous ceux qui à sa suite et par amour de lui risquent leur vie et la donnent.

 

            C'est pour ça que la canonisation des martyrs nous rappelle toujours à l'exigence de notre vie, surtout de notre vie monastique. Car un moine qui renonce au monde, il renonce à la famille, pas seulement à la famille qu'il quitte, mais à la famille qu'il pourrait créer. Il renonce à exercer une influence dans le monde. Il disparaît. Il est comme mort.

            Et vraiment, il accepte délibérément, sereinement une mort mystique. Ce n'est pas une mort sanglante, c'est une mort mystique. Et cette mort, ce choix fait de lui un authentique martyr. Il ne donne pas le sang de son corps, il donne le sang de son cœur.

            Car pour s'engager dans la vie monastique et pour y persévérer jusqu'à la mort dans une fidélité indéfectible, sans jamais se reprendre, sans jamais chercher de compensations, restant toujours polarisé, attiré par cette Personne du Christ, eh bien une telle vie, même si le moine demeure inconnu du monde, une telle vie rejoint le témoignage le plus beau donné par les martyrs.

 

            Cela ne signifie pas que la vie monastique sera une suite de souffrances. Loin de là, ce n'est pas nécessaire ! Il peut arriver qu'il y ait des souffrances, il y a des souffrances dans toutes les vies. Personne, absolument personne n'y échappe !

            Cela signifie que la vie monastique devient la source d'un jaillissement auquel, dans l'invisible, tous les hommes sans exception viennent s'abreuver. Si il n'y avait plus dans l'Eglise des martyrs qui donnent leur sang, s'il n'y avait plus des martyrs qui donnent leur cœur - donc dans la vie monastique - je pense que le monde disparaîtrait.

            Le monde finirait par sécher comme une plante se dessèche parce qu’elle ne serait plus humidifiée, elle ne serait plus arrosée, elle ne serait plus même animée, elle n'aurait plus de vie. La seule vie qui peut permettre à l'humanité de tenir et de progresser, c'est la vie de l'Esprit. Il faut donc qu'il y ait des hommes pour lesquels Dieu soit tout, des hommes dans lesquels bouillonne la vie spirituelle, c'est à dire la vie de l'Esprit-Saint, qui alors peut se déverser, se répandre sur l'humanité entière.

 

            Comme le disait Elisabeth de la Trinité : elle voulait se donner au Christ pour que le Verbe de Dieu ait une humanité de surcroît. Et c'est très, très juste. C'est le mystère du Christ qui se prolonge dans un homme. C'est donc tout le mystère …?… de la création, de l'incarnation, de la rédemption, de la divinisation et de la glorification qui se vit dans le cœur d'un homme, et dans la chair d'un homme.

            Voilà, mes frères, le martyre. Dans le martyre sanglant, cela arrive une fois. Dans le martyre monastique, cela s'opère tout au long d'une vie. Je pense que - je n'ai pas l'expérience, du moins pas encore - que dans le martyre sanglant, là, le martyr est immédiatement au moment de sa mort, immédiatement du côté du Christ. C'est immédiat !

            Pour le moine, ce n'est pas immédiat, mais ça arrive aussi. Cela veut dire que si le martyr sanglant entre dans la béatitude immédiatement, le moine fidèle y entre aussi lorsqu'il a prouvé que réellement il ne s'appartient plus et que son martyre - c'est à dire sa mort ici - était accompli. Il ne fait plus qu'un avec le Christ comme l'autre martyr et sa béatitude est parfaite.

 

            Mes frères voilà, nous pouvons penser à tout cela demain puisque le Pape va canoniser des martyrs. Cela tombait très bien avec le petit chapitre d'aujourd'hui. Et c'est pour ça que j'ai pensé que ça pourrait m'apporter quelque chose à moi d'abord et puis aussi à chacun d'entre vous.

 

 

Chapitre 14 : Aux fêtes des Saints ?            18.10.97

      Le mouvement de la vie monastique.

 

Mes frères, ma sœur,

 

            Nous remarquons que Saint Benoît s’attarde longuement sur la structure qu’il entend donner à l’office Divin. Il y consacre une bonne dizaine de chapitres de sa Règle. Il entre dans tous les détails, il entend que l’Opus Dei soit exécuté avec soin. Il fixe des règles bien précises et il enchâsse l’Office dans un groupe d’observances qui conviennent à la vie monastique.

            Il y a le travail manuel : les moines doivent vivre de leur travail ; la Lectio Divina : ils doivent se laisser pénétrer de la Parole de Dieu qui est sanctifiante, qui est purifiante ; le monastère doit baigner dans une atmosphère de silence, d’un silence habité par lui et à l’intérieur duquel il nous invite pour que nous puissions le rencontrer.

 

            Saint Benoît et ses contemporains vivaient dans un univers de symboles qui nous est devenu bien étranger aujourd’hui. Je vous ai parlé dernièrement de la symbolique du chiffre 7 et du nombre 12. Remarquons que s’il demande 12 psaumes pour l’Office de nuit, il en place 7 à l’aube, 3 aux petites Heures et 4 aux Vêpres. Il ne veut pas sortir de ce schéma symbolique de 3, de 7, et de 12.

            Il veut, je pense aussi, nous entraîner plus loin. Mais alors, nous entrons dans un univers qui nous est aujourd’hui absolument étranger. Il veut que la vie du moine, grâce surtout à l’Office Divin, soit en harmonie avec le mouvement des 7 planètes et des 12 constellations. Et ce souci n’était pas seulement propre à Saint Benoît, il était général et, on le trouve même dans le monde islamique.

            Aujourd’hui, on a mis les pieds sur la lune, on a déposé un vaisseau explorateur sur la planète Mars, on a démythifié tout ça. Et pourtant, pourtant vous savez que la pleine lune empêche certains humains de dormir. Certains, par contre à la pleine lune s’enfonce dans un sommeil parfait, meilleur qu’en autres temps.

 

            Eh bien, Saint Benoît et tous ses moines étaient très sensibles à tous ces mouvements cosmiques. Ce qu’il a voulu faire ici dans la structure de son Office, je vous l’ai déjà expliqué il y a de cela déjà bien des années, ce qu’il a donc voulu, c’est nous faire revivre, nous faire parcourir chaque semaine et même chaque jour les étapes de la Vigiles Pascale.

            Car la vie du moine, c’est descendre avec le Christ dans une kenose qui n’est pas voulue pour elle-même mais qui doit être le tremplin vers une ascension qui alors projette le moine jusque dans le cœur même de la Trinité. C’est le mouvement de la Vigile Pascale ! On est plongé avec le Christ dans sa mort pour participer en plénitude à la gloire de sa résurrection. C’est le mouvement de la vie monastique et tout, dans notre vie, est organisé en vue de cette réalité qui est la plus belle qui soit.

            Il ne faudrait pas – attention, il y a un piège ! – il ne faudrait pas que les Observances, l’Office dans tous ses détails, le travail, la Lectio, enfin tout ce qui fait notre vie bien concrète, il ne faudrait pas que cela devienne une fin en soi. Non, les Observances qui nous saisissent du matin jusqu’au soir et auxquelles nous nous soumettons de très bon gré, ces Observances doivent nous disposer à la grâce de la contemplation ; elles doivent nous ouvrir à ce cadeau splendide et nous permettre, lui permettre plutôt qu’il déploie en nous toutes ses potentialités, toute sa beauté.

 

            Les Observances ne sont pas une technique non plus, comme le pourrait être le Yoga ou le Zen. Non, les Observances sont plutôt l’expression concrète d’une attente, d’une attente amoureuse. On attend que se révèle pleinement celui qui nous a appelés à partager sa vie.

            Les Observances sont ainsi l’expression d’un choix préférentiel affirmé avec toujours plus de force ; elles disent aussi notre décision de ne jamais regarder en arrière. Les Observances nous portent, elles nous poussent en avant, elles nous obligent à tenir les yeux dirigés vers le but qui est la rencontre de Dieu.

 

            Et puis, les Observances font que notre vie entière chaque jour et à longueur d’années, que notre vie monastique est une immense et magnifique liturgie. Elle est un service. Saint Benoît le dit aussi, elle est un pensum servitutis, 50,10. C’est donc l’obligation que nous avons librement assumée d’un service. Et ce service, c’est le service de Dieu.

            Et comme ce sont des détails bien concrets, nous pouvons saisir les Observances comme marquant, indiquant le réalisme de l’Incarnation. Le Verbe de Dieu s’est incarné dans notre chair, dans notre matière. Et nous, en mettant notre corps, et notre esprit, et notre cœur au service de la grande liturgie cosmique, en entrant dans le concret des Observances avec tout notre être, nous marquons, nous professons et nous confessons l’Incarnation de Dieu.

            Ce sont des aspects qui peuvent parfois nous échapper mais qui sont pourtant très beaux et qui sont encourageants. Les observances ne sont jamais fermées sur elles-mêmes, elles débouchent toujours vers l’extérieur et, elles sont toujours, toujours en relation avec une personne. Et cette personne, c’est la personne de Dieu, c’est la personne de Dieu devenu homme et que nous rencontrons dans chacun de nos frères, et même dans tout ce qui nous est demandé.

 

            Maintenant Saint Benoît, lui, qui est tout de même un excellent pédagogue, dans sa Règle, il nous parle du contraire. C’est tout au début où il nous dit qu’il existe un genre de moine détestable entre tous, 1,15 ; ils n’ont jamais été éprouvés par la pratique d’une Règle, à la grande école de l’expérience, 1,17.

            Ils n’ont donc pas d’Observances, mais ils vivent sans Pasteur, renfermés dans leur propre bergerie et non dans celle du Seigneur, 1,22. Leur unique loi, c’est la satisfaction de leurs désirs ; ils tiennent pour saint tout ce qu’ils pensent ou préfèrent et regardent comme illicite ce qui leur déplaît, 1, 25.

            C’est exactement la contrepartie de notre vie qui est tissée, qui est portée, qui est enrichie par une multitude de petites Observances qui nous conduisent et qui nous solidifient.

 

Chapitre 14 : Aux fêtes des Saints ?            20.10.97              

      Ce qu’est l’office Divin pour Saint Benoît.

 

Ma sœur, mes frères,

 

            Vous allez peut-être me juger original ou rétrograde mais pour moi, je trouve regrettable qu’on néglige d’examiner avec attention le texte latin original de la Règle de Saint Benoît.

 

            Saint Benoît n’est pas un théoricien fumeux. Il sait très bien ce qu’il dit, ce qu’il fait ; il est porteur d’une expérience personnelle et traditionnelle extrêmement forte, et puissante, et vivante et il parvient à la couler à l’intérieur de mots dont la signification est très précise pour lui.

            Son vocabulaire est un vocabulaire que je qualifierais quasiment de technique, bien détaillé et nous devons, nous, essayer de comprendre ce que Saint Benoît veut nous dire. Lorsque ces détails sont traduits dans une autre langue, dans la langue française, il y a quantité de choses qui s’évanouissent  et qui échappent.

            Alors, si vous le voulez, aujourd’hui je vais vous donner un exemple qui nous permettra de voir, de mieux comprendre ce que l’Office Divin représente pour Saint Benoît, comment il entend le pratiquer lui-même et demander à ses disciples de le pratiquer à leur tour.

 

            Saint Benoît utilise un mot qui, j’ai contrôlé, ou bien il n’est pas traduit car on le laisse tomber parce que on ne sait pas quoi en faire, ou bien on le traduit...? Il utilise ici le mot Agenda, 8,10. Et ce mot Agenda, quand il l’utilise à propos de l’Office Divin, il est toujours écrit avec un A majuscule. C’est donc pour lui quelque chose d’extrêmement important !

            C’est un Agenda avec un A majuscule et c’est vraiment malheureux qu’on ne parvient pas à le traduire. Et je ne vois pas comment le traduire ? Il faudrait presque le laisser tel quel. Pourquoi ? Parce que ça correspond à ce que nous appelons, nous, un agenda.

 

            Qui aujourd’hui n’a pas son agenda ? On vous demande : permettez que je consulte mon agenda pour voir si je suis libre à cette heure-là ! Ou si je n’ai pas des engagements pour ce jour-là ! J’inscris dans mon agenda tout ce que je dois faire, tout ce qui m’est demandé, tout ce à quoi je me suis engagé. Ce sont des choses que je dois faire et que j’ai pris l’engagement de faire. C’est un programme arrêté !

            Donc, le mot agenda suppose un donné qui oblige, qui demande aussi une détermination et un effort. Je prends une décision aujourd’hui par rapport à quelqu’un d’autre. La plupart du temps, c’est ainsi, c’est une sorte de contrat. Eh bien, je dois m’acquitter de ce que j’ai décidé. Il y a donc là une décision volontaire qui m’engage.

 

            Eh bien, Saint Benoît dit par exemple lorsqu’il parle que l’Abbé doit chanter tout haut le Notre Père à Laudes et aux Vêpres : ceteris vero Agendis ultima pars eius orationis dicatur, 13,30. Et alors on traduit : aux autres heures ! On va traduire Agenda par heure ? Non, c’est autre chose que ça, autre chose. Il y a là une nuance et il faut connaître, bien connaître le latin pour la sentir.

            Et encore une fois, pour la rendre en langue française, il faudrait presque une périphrase. Voici : pour ce qui regarde les autres obligations auxquelles je me suis engagé, on dira seulement la dernière partie de l’Oraison Dominicale, si bien que tout le monde répondra : Mais délivrez-nous du mal, 13,30.

 

            L’Office, pour Saint Benoît, n’est donc pas un délassement. Il est, il dépasse presque une prière. Il est plus que cela : il est une obligation, il est un labeur, il est un travail, il est une obligation, il est un Agenda ! Il est une collection, un ensemble de chose que nous devons faire, que nous devons nous acquitter et que nous nous sommes engagés à aller jusqu’au bout.

            C’est aussi le sens de la profession monastique. On va faire profession d’obéissance secundum Regula, selon la Règle de Saint Benoît. Donc, je m’engage, je prends sur moi d’exécuter tout ce qui m’est prescrit dans cette Règle. Je l’inscris dans mon Agenda, dans la collection des choses que je dois faire.

 

            L’Office est donc une partie du protocole qui règle la façon de vivre à l’intérieur de la Maison de Dieu. Il y a un protocole, ce n’est pas laissé à l’imagination de chacun, au bon plaisir de chacun. Cela, c’est bon pour les sarabaïtes, mais on est chez Dieu et il y a donc un protocole.

            Si on est reçu chez le roi, on nous a déjà présenté des séquences télévisées sur la journée du roi, si je me souviens, on voit le roi qui reçoit un ambassadeur qui lui présenter ses lettres de créance. Eh bien, c’est toute une cérémonie ! Il y a un protocole et on l’accepte dès l’instant où on reçoit une mission qui est de représenter un pays auprès d’un autre pays où il y a un protocole quand on est reçu par le roi.

            Eh bien ici, on est chez Dieu. Il y a un protocole qui nous lie dès l’instant où nous acceptons d’entrer au service de Dieu. Et ça fait donc partie de la vie du moine dans sa relation avec Dieu. Et ça contient une multitude de détails.

 

            Maintenant, comme nous voyons un peu mieux ce que Saint Benoît met sous le mot agenda, il y a des détails, une multitude de détails. C’est un mot pluriel agenda : toutes les choses, tous les détails auxquels je me suis engagé. Et ça ne peut être accompli avec négligence, ça requiert une initiation, une éducation, un apprentissage.

            Et cet apprentissage, il est quasiment à reprendre tout le temps. C’est aussi ce qu’on appellera aujourd’hui un recyclage. Il faut toujours se tenir à jour. On ne peut pas dire que c’est acquis une fois pour toutes. C’est cela le protocole des Agenda ! Et j’ai contrôlé, dans toute la Règle de Saint Benoît, le verbe agere, donc faire, revient 32 fois et 17 fois rien que pour l’Office Divin.

 

            On parlera aussi dans un autre domaine de l’action liturgique. La liturgie est une action et elle fait partie aussi d’un agenda. Et dans l’ancien missel latin de la messe Pie V, comme on disait, quand on arrivait au canon, au-dessus il était écrit : infra actionem. Mais pourquoi ?

            Eh bien, on entrait au cœur de l’action liturgique, on commence le Canon proprement dit : c’est la Préface, c’est l’action, infra actionem ! Un peu comme si à ce moment-là on devait prendre sur soi une attention nouvelle, réveiller en nous des harmoniques qui sont là, des vibrations spirituelles et mystérieuses qui nous font entrer dans le mystère, le mystère de la mort et de la résurrection du Christ qu’on va évoquer, dont on va faire mémoire, dont on va faire le zicarôn à ce moment-là. C’est infra actionem et ça rejoint notre Agenda de Saint Benoît.

 

            Mais voilà, il ne faut donc pas s’étonner si l’Office Divin exige de la peine. On doit se donner de la peine et on ne doit pas s’étonner s’il entraîne une certaine fatigue. Ce sont des choses que l’on doit faire et qui engagent tout le corps, tout le psychologique et tout le spirituel.

 

            Mais voilà, j’espère que je ne vous ai pas trop effrayé ? Mais à partir de là nous pouvons, mais d’un tout petit mot, voyez, d’un détail de rien du tout, nous pouvons mieux saisir ce qu’est l’Office Divin à l’intérieur de notre vie.

Table des matières

Chapitre 14 : Aux fêtes des Saints ?            18.06.85. 1

L’existant visible et invisible !. 1

Chapitre 14 : Aux fêtes des Saints ?            18.10.85. 3

Célébrer les Saints !. 3

Chapitre 14 : Aux fêtes des Saints ?            18.06.88. 3

Le témoignage des martyrs. 3

Chapitre 14 : Aux fêtes des Saints ?            18.10.97. 6

Le mouvement de la vie monastique. 6

Chapitre 14 : Aux fêtes des Saints ?            20.10.97. 7

Ce qu’est l’office Divin pour Saint Benoît. 7