Mes frères,
Il est important de pénétrer l’âme de Saint Benoît, de la connaître par l’intérieur afin de sympathiser avec elle, de vibrer comme elle. Ainsi, nous comprenons mieux ses intentions, son projet. Nous saisissons mieux son expérience et nous le suivons avec plus de sécurité, plus de confiance aussi et plus d’aisance.
Ici, je vous demande de sentir la légitime fierté qui anime Saint Benoît. Il est fier de faire partie d’une troupe d’élite. Il dit : le fortissimum genus coenobitarum, 1,35. C’est la race la plus forte, celle des cénobites. On sent qu’il y a chez lui quelque chose qui l’exalte en ce sens que ça l’élève au-dessus de lui-même. Il est de noble race, la race la plus élevée. Ce n’est pas un quelconque petit bonhomme genre des sarabaïtes ou des gyrovagues, Non !
Et je vous le dis, essayons de percevoir sa fierté pour la faire passer en nous. Car nous aussi nous faisons partie de ce corps d’élite qui est la race des cénobites. Et nous n’avons pas le droit de déchoir de notre rang, de dégénérer. Noblesse oblige comme on dit. Nous devons être dignes de notre état et, je dirais, même de nos origines.
Car nous avons été choisis par Dieu, nous avons été ennoblis par Dieu. Ce n’est pas le hasard qui nous a amenés ici, qui nous a incorporés dans l’armée des cénobites. Non, c’est Dieu. Et pourquoi nous a-t-il choisis ? ça, c’est son mystère !
Mais maintenant que nous y sommes, nous avons le droit d’en être fier. Donc être fier d’être chrétien, fier d’être moine, et fier d’être cénobite, et cénobite à la suite de Saint Benoît. Car ce genus fortissimum, 1,35, il est le plus fort non seulement par le nombre, mais aussi par la qualité. Nous faisons partie d’un corps d’armée au sein duquel règne la solidarité, la communion et l’amour ; et nous sommes reliés à un corps d’armée beaucoup plus vaste. Nous le sentirons mieux quand j’arriverais à la fin de ce que je veux vous dire.
Et j’avance encore d’un pas en faisant remarquer que Saint Benoît reconnaît que cette race des cénobites à été organisée par le Seigneur lui-même. Naturellement il dit que c’est lui maintenant dans sa Règle qui va organiser ce corps. Mais il a bien soin d’ajouter : avec l’aide du Seigneur, Domino adjuvante, 1,36. Ce qui signifie que lui ne sera jamais que l’instrument dont va se servir le Seigneur pour organiser son armée.
Il utilise un mot qu’on a traduit ici par organiser et que j’ai repris comme tel, c’est disponere, 1,36. Oui, eh bien ça, c’est pas si facile que ça à traduire parce que c’est un mot dans le langage de l’époque et même encore antérieur à Saint Benoît, mot qui a une foule de significations.
C’est donc le Seigneur Jésus lui-même, le Seigneur qui organise – je prends encore provisoirement ce mot - . Le Seigneur, c’est Jésus mais c’est aussi le Seigneur Sabaot, Dominus Sabaot. C’est le Seigneur des armées, le Dieu des armées. C’est le Seigneur Jésus, puis le Seigneur Dieu, le Seigneur de l’Ancien Testament qui est aussi le Seigneur du Nouveau testament mais qui s’est présenté à nous en la personne de Jésus Christ.
Le mot disponere a donc un parfum militaire que nous trouvons déjà au début de ce chapitre lorsqu’il dit que les cénobites sont ceux qui dans un monastère combattent sous une Règle et un Abbé. Ce sont donc des miliciens, des soldats. Le mot disponere signifie disposer, mettre en place, mettre en ordre, mettre en rang, ordonner, placer, poster.
Voyez déjà une troupes d’hommes informe, comme ça ; ils sont tous ainsi. Puis un colonel lance un ordre et aussitôt on voit que tout se met en place et s’organise. Chacun est à sa place, chacun est à son rang et chacun sait ce qu’il doit faire. C’est ça disponere !
Nous aurons une série d’expressions par exemple que j’ai notées ici et qui sont, qui montrent que ce mot est emprunté au jargon militaire :
Ce sera, cela signifiera aussi dresser des batteries, poster une cavalerie, équiper une flotte ; ce sera tendre des embuscades ; ce sera mettre des garnisons dans un pays ; ce sera distribuer le butin quand on a fini, chacun ayant sa part selon les services qu’il a rendu.
A partir de là, il y a eu des applications plus pacifiques, mais primitivement c’est cela. Et c’est le mot que nous trouvons ici pour Saint Benoît.
Voilà donc, mes frères, un sujet encore nouveau de fierté. Nous avons été mis à notre place par le Seigneur Jésus, par le Seigneur des armées lui-même, lui qui est l’imperator, le basileus, l’empereur, le roi, le maître invaincu, invincible. Et nous sommes là pour combattre. Nous allons combattre contre le démon ; nous allons combattre contre les complices du démon en nous : l’égoïsme avec tout ce qui pousse dessus.
Nous allons par les victoires que nous remportons, nous allons instaurer l’empire de Dieu sur le monde. Ce n’est pas un empire de domination mais un empire de liberté. Et nous faisons cela à notre place, d’autres combattent à côté de nous. Et tout est ordonné, tout est disposé - encore une fois - de façon à ce que chacun soit renforcé, fortifié par son voisin.
Si bien que la victoire finale ne peut pas être attribuée à un moine en particulier, mais au corps que constitue le monastère, au corps d’armée dans sa globalité ayant toujours à sa tête le seul véritable Roi comme dit Saint Benoît Pr,10, sous lequel nous combattons.
Voyez maintenant en harmoniques à tout cela, en arrière fond et même à l’intérieur animant tout cela : pensez à l’Apôtre Paul et à ses lettres, voyez les grandes fresques de l’Apocalypse, pensez même à un tout petit psaume comme le Ps. 44 où nous voyons le Roi cette fois-ci, le Roi se lançant dans la bataille pour le droit, pour la justice, pour la vérité.
Voilà, mes frères, ce qui peut vous faire comprendre qu’il est tellement important pour nous de sentir, à travers ce que Saint Benoît nous dit, la beauté de son âme ; de façon à ce que nous puissions nous aussi la laisser mouvoir la nôtre. Et ainsi, avec une ardeur plus grande, nous pourrons le suivre.
Car nous ne sommes pas ici pour nous embêter, pour nous ennuyer dans un travail administratif, faire toujours la même chose tous les jours, s’acquitter de devoirs, être soumis à des obligations depuis l’Office jusqu’au travail et à la Lectio Divina, toujours toute une journée toujours la même chaque jour à recommencer. Non, nous sommes embrigadés, nous sommes engagés dans une armée et nous avançons pour combattre et pour vaincre.
Mes frères,
Saint Benoît ouvre le Corpus de sa Règle en nous disant que son école est destinée aux moines cénobites. Avec l'aide du Seigneur, dit-il 1,35, venons-en à organiser l'état des cénobites. Et le premier mot de ce chapitre est monachorum, moine.
C'est donc clair. Il ne fonde pas une école pour les philosophes et les sages de ce monde. C'est une école pour les hommes qui renoncent à la sagesse de ce monde. Il ne faut pas venir chercher dans cette école ce qui ne s'y trouve pas, ce que l'école n'entend pas donner. Au point de départ, dès le tout premier mot, il y a donc une exigence de conversion. Il faut tourner le dos au monde, à ces attraits, à ses richesses pour se tourner vers Dieu duquel on attend la vie.
Et la vie qu'on attend, ce n'est pas la vie selon ce monde encore une fois ; ce n'est pas une vie simplement humaine, c'est la propre vie de Dieu. Cette vie de Dieu, il ne nous est pas possible de l'imaginer, ni même de la concevoir. Elle ne se connaît que dans la mesure où on y participe. Et alors, on ne peut même pas l'expliquer. La vie monastique est donc de par nature une expérience d'ordre mystique, c'est à dire une expérience mystérieuse qui est au-delà du vocabulaire humain.
Dans le monastère on ne va donc rechercher aucun avantage charnel. Mais il y est posé une exigence, une démarche de gratuité et de pauvreté. Il faudrait s'attarder un peu plus longuement à ceci et peut-être que dans un jour ou deux j'y reviendrai.
En quoi dans la pratique peut consister ce travail de conversion auquel Dieu va se livrer à l'intérieur du moine ? Le moine devra se convertir et ça consistera à se laisser refaçonner. Mais enfin, je ne vais pas me lancer là-dedans maintenant parce que ça durerait trop longtemps.
L'école de Saint Benoît est donc une école pour cénobites. Et ce mot cénobite, étymologiquement a une double signification. Ce sont des moines qui vivent ensemble. Ils vivent en commun. Ils sont réunis en un lieu appelé monastère. Ils vivent en commun dans un monastère, dit la Règle. 1,4. Et à ce lieu, ils s'attachent par le moyen d'un vœu de stabilité. Voilà donc des cénobites.
Mais ce sont aussi des moines qui vivent selon des mêmes coutumes. Ils vivent d'une manière identique. Ils partagent le même toit, la même nourriture, le même habillement, la même prière, le même travail, les mêmes études, la même recherche. Et en ce sens-là, ce sont des cénobites. Saint Benoît nous dira demain qu'il y a des moines sarabaïtes, c'est à dire qui sont le contraire de cela. Chacun vit comme il l'entend. Ce ne sont pas cela des moines cénobites.
Et tous partagent les mêmes choses, donc les mêmes devoirs, les mêmes obligations, suivent la même Règle. Ils combattent sous une Règle, dit Saint Benoît, 1,5, une seule Règle. Et sur cette Règle, ils promettent obéissance. Nous avons déjà ici tout au début, implicitement, et la stabilité, et l'obéissance. La conversion des mœurs, naturellement elle est posée dès l'instant où on accomplit la démarche de venir dans le monastère. On y vient pour cela.
Les Américains ont tenu leur Conférence Régionale du 9 au 16 Octobre 1986. Donc c'est sérieux, ça dure une bonne huitaine de jours là-bas. Ils ont étudié un document préparé par un ancien Abbé qui est maintenant le responsable de la formation pour les Etats-Unis, document au sujet de la formation monastique, et qui était demandé par le Chapitre Général : formation au noviciat et formation continue.
Et ce document pose comme principe que la formation monastique est essentiellement une formation à la conversion. Et je pense qu'il a raison. On vient dans le monastère pour se laisser reformer. Allez, pour employer un mot un peu drôle, pour se laisser démonter et se laisser remonter autrement ; pour se laisser mourir enfin à une certaine façon de vivre et se laisser ressusciter. C'est le paradoxe chrétien et c'est cela la conversion !
Alors, vous avez donc les cénobites qui vivent tous dans un même lieu, qui suivent tous la même Règle. Et faisant l'unité de ce groupe d'hommes, il y a l'Abbé qui est le gardien et l'interprète autorisé de la Règle. Ils vivent en commun dans un monastère et combattent sous une Règle et un Abbé, 1,5.Vous voyez donc que la structure de cette école est très simple. Elle est logique, elle est solide, on y entre de soi. Vous comprenez maintenant un peu la malice du murmure .
Quand on murmure, surtout en paroles, mais déjà dans son coeur, on murmure mais contre l'école. On murmure contre la façon dont on y vit. On murmure contre le fondateur de cette école qui est Saint Benoît, et au-delà de Saint Benoît qui est le Christ. On murmure contre celui qui est responsable de l'organisation de la vie communautaire. Eh bien, ce murmure sape l'école. Et si ce murmure s’aggravait, il la mine et il la ferait s'écrouler. C'est comme une gangrène, et on comprend que Saint Benoît est terrible contre le murmure.
Mes frères,
Si nous voulons comparer ces deux dernières espèces de moines avec les cénobites et les anachorètes, nous pouvons les définir comme des paresseux. Ce sont des gens qui déclinent le combat. Ce sont des déserteurs, ils passent à l'ennemi. Mais aussitôt qu'ils sont devenus les serviteurs du démon, celui-ci les réduit en esclavage et il ne les lâche plus.
Saint Benoît le dit bien : leur loi - c'est à dire la loi que leur impose leur maître - c'est la volupté de leurs désirs. Leur jugement est entièrement obscurci ou bien ils sont les esclaves de leur volonté propre et des plaisirs de la bouche, de la gourmandise.
Mes frères, c'est là quelque chose qui doit nous interpeller parce que nous sommes nous-mêmes toujours placés en face d'un choix : ou bien servir le Christ, ou bien servir le démon. Il n'y a pas d'entre-deux pour nous qui sommes moines. Nous servir nous-mêmes, c'est automatiquement ne plus servir le Christ et c'est passer sous la coupe du démon.
Il nous faut donc être des lutteurs, des combattants, des hommes qui ne quittent pas le front du combat, qui tiennent bon. Ils reçoivent des blessures, parfois ils sont fatigués, découragés. Mais ce n'est pas ça qui est grave parce qu'ils font partie d'un Corps et le Corps, lui, leur donne la santé, leur donne l'énergie. Ils sont portés par l'ensemble de la communauté qui combat.
Par contre, s'ils se séparent de la communauté, même sans quitter le lieu, à ce moment-là ils vont glisser certainement dans les filets du tentateur. Et ils ne pourront plus en sortir à moins d'un événement qui les bousculerait de l'extérieur et qui provoquerait leur conversion. Il ne faut jamais désespérer de personne naturellement.
Mais tout de même, mes frères, soyons prudents, et soyons des hommes vigilants de manière à pouvoir non seulement servir le Christ mais, comme nous le promet Saint Benoît, participer à la liberté et à la joie de sa vie et de son royaume.
Car, servir le démon en nous servant nous-mêmes, c'est devenir esclave et tomber dans une condition extrêmement malheureuse. Par contre, servir le Christ, c'est entrer en communion avec Dieu et connaître la véritable liberté, c'est à dire la liberté du coeur, la liberté intérieure. Ayons toujours bien soin de choisir, mes frères, et de choisir le bon côté.
Mes frères,
Saint Benoît nous rappelle ici que l'occupation primordiale du moine est un combat. Le Christ lui-même n'avait-il pas dit : Je ne suis pas venu apporter la paix sur la terre mais la guerre. Nous savons, certes, que le moine est venu dans le monastère pour y chercher Dieu. Mais cette quête passe nécessairement par une guerre sans merci, un combat de chaque jour contre les vices de la chair et des pensées.
Et n'allons pas nous imaginer que ces vices, c'est quelque chose d'innocent. Non, ce sont des dérèglements profonds et grandement dommageables, non seulement pour le moine mais aussi pour le Corps du monastère, même si ces vices sont tellement secrets qu'ils apparaissent à peine à la conscience du moine. Ils sont tellement perturbants qu'ils l'empêchent d'avancer sur la route qui conduit à Dieu.
Et dans le fond, si nous regardons bien, si nous voulons être sincères, nous voyons que ces vices procèdent tous d'un refus. C'est le refus de la création nouvelle, c'est le refus de l'ordre voulu par Dieu, c'est le refus de cet univers mystérieux qui est l'univers divin.
On préfère s'emprisonner dans des sécurités charnelles qui sont des plaisirs, qui sont des exaltations, des autoexaltations qui sont liées non seulement à notre chair viandeuse, mais aussi à la partie psychique et intellectuelle de notre être, à tout ce qui est en accord avec ce monde-ci.
Mes frères, nous devons être prudents car derrière ces vices se trouve quelqu'un - Saint Benoît en parle ici - c'est le démon. On n'en parle guère aujourd'hui sauf dans certaines sectes qui commencent à rendre un culte public au démon qui devient leur idole et qui, en principe, leur accorde de très grands pouvoirs sur la matière et sur les autres hommes.
C'est un peu ce qu'il promettait au Christ : « Voilà, tout ce qui est là, tout ce que tu vois m'appartient. J'en suis le roi, je suis le prince de cet univers. Eh bien, si tu veux pactiser avec moi et reconnaître mon pouvoir, je te le donne, tu seras le régent en mon nom. » Eh bien, mes frères, cela se passe aujourd'hui et c'est un peu la tentation qui nous attend derrière les vices de la chair et des pensées.
Et voilà, au cours de notre exode vers la lumière de Dieu, nous rencontrons ces obstacles et nous devons être absolument sur nos gardes et ne pas nous imaginer que nous allons pouvoir vaincre seul. Pour mener une petite guerre ici entre hommes, il faut suivre une formation qui aujourd'hui est réduite au minimum, 8 mois, 12 mois ? Auparavant c'était 3 ans de service militaire.
Mais alors, ceux qui doivent diriger cette lutte, ils fréquentent de Hautes Ecoles, l'Ecole Militaire, l'Ecole de Guerre. Ils doivent sans cesse se recycler. Les simples soldats doivent faire des rappels pour se tenir à la hauteur. Et puis lorsque la guerre arrive, mais voilà, ils finissent par être vainqueurs. Et dans le monastère, là où on pourrait lutter contre un ennemi bien plus dur qui est le démon avec ses complices en nous, on pourrait lutter seul sans être initié à cette lutte ?
Je pense, mes frères, que s'il y a relativement peu de moines qui finissent par pénétrer dès cette vie à l'intérieur de la création nouvelle, c'est parce que ils veulent y aller seul. Ils ne veulent pas, voilà, être traités comme des petits gosses et aller sous la conduite d'un autre. Faisons bien attention !
Et je pense que nous serons ainsi prudents et que nous n'aurons pas peur au cours de notre exode, de notre passage vers la vie impérissable, d'avoir recours aux moines anciens et expérimentés qui donnent des signes de maîtrise d'eux-mêmes dans le domaine des passions et qui prouvent par là qu'ils sont des experts dans cette lutte.
Et s'ils n'ont pas encore totalement vaincu - avec la grâce de Dieu toujours, car c'est le Christ qui combat avec eux et pour eux - ils ont tout de même déjà une initiation à cette lutte et peuvent donner de très utiles conseils.
Mes frères,
Aujourd'hui, il existe bien plus que quatre espèces de moines. On usurpe le nom de moine à propos de tout. Et en France, les Supérieurs Monastiques - il y a déjà deux ou trois ans - ont décidé que le titre de moine était réservé exclusivement à ceux qui suivent la règle de Saint Benoît et celle de Saint Bruno, donc les bénédictins, les cisterciens et les chartreux. Pour les autres, interdiction de se faire appeler moine ou moniale. Il est temps, parce que la confusion se répandait de plus en plus dans l'esprit des fidèles.
Et je m'en vais vous dire ce soir ce que je voulais vous dire hier. C'était plus à propos hier, mais enfin, je me suis vu lancé dans la lutte contre les vices de la chair et des pensées. Donc, reportons-nous à la fête de hier, celle du Baptême du Seigneur. Dimanche, le frère Gilbert nous a dit des choses assez étranges qu'on pourrait estimer ridicules.
Il nous a dit que pour Saint Cyrille de Jérusalem, le Christ descendu dans les eaux du Jourdain lui avait donné son chrome, c'est à dire sa couleur. Des parcelles de la divinité sont entrées dans les eaux qui ont pris ainsi une teinte. Ces eaux se sont déversées dans la mer morte et de là ont débordé sur les eaux de l'univers entier qui se trouvent ainsi sanctifiées et porteuses d'une énergie divine qu'il suffit de réveiller en invoquant sur elles la puissance de l'Esprit-Saint, ce que nous faisons presque chaque dimanche au seuil de notre Eucharistie.
Cela, aux yeux de la raison raisonnante peut relever de la haute fantaisie poétique. Et nous nous trouvons à nouveau devant deux univers : ce monde-ci qui est soumis aux lois de la physique, de la mathématique, de la logique, et puis l'univers de Dieu qui obéit à des lois qui nous sont inconnues, des lois qui nous sont étrangères et auxquelles nous devons nous initier pour être à notre aise dans cet univers de Dieu et pour nous y épanouir.
La lutte contre les vices de la chair et de l'esprit, c'est un peu - je pense l'avoir dit hier, je ne sais plus - une sorte de répugnance à entrer dans cet univers de Dieu. Nous sommes à l'aise dans notre univers matériel, charnel, mais le monde de Dieu nous inquiète, et il faut prendre le risque d'y entrer ou de s'y laisser introduire.
Et pourtant, la vie monastique toute entière est construite sur le modèle de l'univers de Dieu. Nous ne sommes pas ici chez nous. Nous sommes ici dans la maison de Dieu et nous devons entrer dans les normes nouvelles qui nous sont proposées.
Toute la vie monastique est construite sur le mot creditur. Il faut croire. Ce n'est pas une croyance, c'est la foi, la foi qui est participation à l'être de Dieu et qui nous permet alors de cheminer, de nous déplacer à l'intérieur de son univers.
Et en entrant dans le monastère, nous avons opéré un choix. Nous avons choisi justement d'entrer chez Dieu, de ne plus nous conduire comme des hommes, - et quand je dis comme des hommes, je veux dire les citoyens de ce monde-ci - mais comme des fils de Dieu, comme les citoyens de la création nouvelle. Et nous avons choisi la vie de Dieu, la vie éternelle. Et pour cette raison-là, nous paraîtrons fous aux yeux de la logique mondaine.
Il y a aujourd'hui dans l'Eglise des tentatives de réductions de l'univers de Dieu à notre univers à nous dans beaucoup de ces formes religieuses qui surgissent partout. Nous en connaissons deux ou trois, mais j'ai reçu l'année dernière une liste de toutes ces nouvelles formes qui sont plus ou moins reconnues.
Mais quand on regarde d'un peu près leur façon de vivre et ce qu'on peut appeler, disons, la spiritualité de ces mouvements religieux nouveaux aujourd'hui, on s’aperçoit que vraiment il y a une tentative d'aménager ce monde-ci sur le modèle de l'univers de Dieu. On ne quitte pas la façon de vivre habituelle. Il n'y a donc pas d'exode. Il n'y a pas de passage dans un univers autre, dans l’ailleurs de Dieu.
Non, on aménage notre monde sur le modèle de l'univers de Dieu, mais on reste toujours, toujours dans ce monde-ci. Il n'y a donc pas ce saut qui n'est possible qu'à travers une mort.
Et c'est une des raisons pour lesquelles ces nouvelles formes-là rencontrent un succès formidable. Parce que on reste ce qu'on est mais en mieux. Il y a une sorte de perfection naturelle qui est atteinte, un certain ordre naturel qui fait …?... la personne au plan psychologique, et d'une certaine façon aussi au plan spirituel, d'un spirituel de bas étage. Mais on n'a pas l'occasion de faire ce saut dans la foi et de passer au-delà jusque chez Dieu.
Et lorsqu'on vient nous dire que les eaux du Jourdain ont pris la couleur du Christ et que le dimanche lorsque nous appelons l'Esprit de Dieu sur l'eau qui va être bénite et que nous allons recevoir, lorsque nous disons cela, et bien implicitement nous acceptons de mourir à une approche naturelle des choses pour commencer à les voir avec des yeux nouveaux.
Et savoir que l'eau bénite que nous prenons en entrant à l'église, avec laquelle nous traçons sur nous le signe de la croix, nous dit que nous sommes invités à mourir pour dès cette vie déjà goûter la petite résurrection. Elle nous dit que nous ne sommes pas ici chez nous, mais que nous sommes déjà d'une certaine façon à l'intérieur de la création nouvelle et que nous devons nous comporter dès maintenant comme des citoyens du Royaume de Dieu et non plus comme des citoyens du royaume des hommes.
Nous devons donc prendre des options qui ne seront pas raisonnables, mais qui seront en accord, en harmonie avec la sagesse de Dieu. Il y a entre autre ceci, par exemple, de bien concret : c'est l'obéissance, notre obéissance qui est, voilà, une remise de soi à un autre qui dans le monastère tient la place de Dieu.
Eh bien, mes frères, voilà ce que je voulais vous dire hier. Essayons donc de tenir les yeux ouverts sur cette réalité cosmique qu'est le Corps du Christ, réalité qui est première et ultime. je lisais hier encore ceci dans l’Epître aux Colossiens : Il a plu à Dieu de faire habiter dans le Christ tout le plérôme, c'est à dire l'achèvement de toute la création, la création matérielle, la création spirituelle, mais absolument tout, ce monde-ci et le monde à venir, à l'intérieur de la Personne du Christ Jésus ressuscité des morts.
Et ça, c'est la vérité, ça c'est la création nouvelle dans son plérôme. Et alors nous, par l'obéissance, nous entrons à l'intérieur de ce projet de Dieu et nous devenons nous-mêmes, si nous allons jusqu'au bout, nous devenons nous-mêmes plérôme à notre petite taille. Mais quand même, le cosmos entier est ramassé dans notre coeur.
Mais voilà, mes frères, si nous ne croyons pas ces choses-là, nous sommes encore des mondains. Si nous le croyons, à ce moment-là, nous sommes vraiment des fils de Dieu. Maintenant, c'est autre chose de le vivre. Nous ne sommes pas encore capable de le vivre pleinement. Mais notre foi et notre intention sont valables pour Dieu. Et si nous sommes humbles et ouverts, il dilatera notre cœur, comme nous dit Saint Benoît, et en fera vraiment aussi le lieu d'un plérôme.
Mais voilà, mes frères, nous serons ainsi si nous allons jusqu'au bout de notre vocation, témoins de cet univers de Dieu, de cette création nouvelle qui est le sommet de toute beauté.
Mes frères,
Nous remarquons qu'au moment où Saint Benoît aborde le texte proprement dit de sa Règle, il situe la vie monastique dans le registre d'une lutte, d'un combat et d'une guerre. Il faut militare, il faut combattre dit la traduction française, 1,4.
Mais il s'agit d'un ...?... .C'est donc un corps d'armée. Il parlera un peu plus loin de fraterna acies. C'est la ligne de front fraternelle. Il s'agit de pugnare, de se battre, de lutter. Pugnare, étymologiquement signifie se battre à coups de poing, et cela contre des ennemis. Car, si le but final de la vie monastique est de devenir un seul esprit avec le Christ, d'être totalement transfiguré, d'être divinisé jusqu'à la racine de son être, il y a sur la route qui conduit à ces sommets des ennemis. Il y en a surtout deux : le démon d'abord, et puis il y a nous-mêmes. Nous sommes à nous-mêmes notre propre ennemi.
La partie saine de notre être, notre âme, notre nous, notre coeur, toutes cette partie qui veut réellement s'unir à Dieu en perfection se heurte à un ennemi bien réel qui est la partie mauvaise de notre être, ce que Saint Benoît appelle les vitia carnis vel cogitationum, 1,13, les vices de la chair et des pensées.
Eh bien, mes frères, cette fameuse lutte, nous la connaissons. Elle est à reprendre tous les jours. Nous recevons des coups mais nous en donnons aussi. Et Deo auxiliante, donc avec l'aide de Dieu, nous savons que finalement nous serons les vainqueurs, à condition naturellement de nous ouvrir suffisamment à la grâce de Dieu.
Et quand je dis : finalement on est vainqueur, ça veut dire qu'on est vainqueur avant de mourir. Il ne faut pas que notre victoire, ce soit notre mort, nous devons vaincre déjà de notre vivant. Alors vraiment on peut dire que nous avons réussi notre vie monastique et notre vie humaine.
Mes frères,
Si on regarde le texte latin, on remarque des verbes et des substantifs extrêmement évocateurs de ce qui constitue l'essence même de la vie monastique, à savoir un combat, une guerre. On va militare, et puis pugnare à trois reprises. Cela ne paraît pas dans le texte français. Nous devons bien avoir conscience de cette lutte qui est sans merci.
Et ce qui est bien, mes frères, c'est de porter des cicatrices. Vous savez que un bon soldat qui a fait son devoir, qui est en première ligne, qui a fait partie de missions spéciales, il porte des chevrons de blessures. Il a été blessé autant de fois. Le Père Roland pourrait nous donner toute une instruction à ce sujet. Mais voilà, dans la milice monastique, il en va de même.
N'ayons pas peur de donner des coups et d'en recevoir. Pas aux confrères naturellement, mais à notre égoïsme, au démon, à la chair, à tous ces vices dont nous parle ici Saint Benoît. Et si nous recevons nous-mêmes des coups, et si nous sommes blessés ça ne fait rien, ce sera notre honneur et notre gloire. Le Christ lui-même a été blessé, vous le savez. Il avait des blessures dans sa chair. Et ces blessures, maintenant nous les adorons, elles sont sa gloire à lui.
Nous ne devons pas craindre nous-mêmes de recevoir des blessures, pas nécessairement dans notre chair physique, mais dans notre chair spirituelle, dans notre coeur, dans notre esprit. Certains Pères du désert ou certains Docteurs de l'Eglise sont entrés dans le détail de ce combat. A l'occasion, nous pouvons rencontrer ce qu'ils nous disent. Nous devons toujours l'accueillir avec respect et - encore une fois - bien savoir que nous ne sommes pas des rentiers, nous ne sommes pas des planqués ni des embusqués. Nous sommes ici vraiment en première ligne.
Et pour en revenir à ce que je disais hier, que pour avoir la Vie il fallait être fidèle à la scola, à l'école qu'est le monastère, nous apprenant à nous ouvrir à Dieu, à nous habituer à ce Dieu mystérieux qui veut se saisir de nous pour nous faire participer à sa vie ; eh bien, on reste dans cette école jusqu'à la mort, Saint Benoît le dit, Pr.ll7, jusqu'à la mort.
Il n'y a pas, je pense, une école au monde où on reste aussi longtemps. Quand on a bien étudié, quand on a reçu ses diplômes et ses grades, on peut même devenir professeur. Mais un élève, un étudiant perpétuel, ça paraît un peu étrange quoique aujourd'hui il faille sans cesse se recycler, toujours se tenir à la hauteur des nouveaux acquis de la science et du savoir.
Mais dans le monastère, c'est autre chose. On n'a jamais fini de s'initier aux mystères de la création nouvelle. Il y a toujours à apprendre, il y a toujours à se réformer, il y a toujours à s'adapter. Car les mœurs divines qui doivent devenir les nôtres ne sont pas à circonscrire cérébralement, spéculativement. Il faut les apprendre en les laissant nous travailler.
C'est comme une chorégraphie - je l'ai déjà expliqué - où le khorêgos, le Maître de chœur, c'est le Christ. C'est lui qui donne le mouvement. Il faut donc épouser son mouvement. Et en épousant son mouvement, on le connaît et on s'accorde. Ce n'est pas en regardant comme ça le thème de la chorégraphie qu'on pourra l'exécuter.
Et alors, il faut toujours s'initier aux meilleures façons de répondre et de s'adapter. On aura donc jamais fini. Si bien que le vrai moine conserve sa vie durant le cœur d'un novice. Il est toujours avide de s'informer, avide de chercher, avide d'apprendre, avide de découvrir. Et c'est cela l'exercice permanent de notre vœu de conversion.
C'est cette conversio morum justement qui fait que nous abandonnons les mœurs du monde et les mœurs de la chair. Nous leur opposons même un refus absolu et nous adoptons les mœurs divines qui - encore une fois - sont très difficiles pour notre être qui est blessé. Il est blessé, non pas par suite de son combat, mais blessé par son péché, blessure innée qui fait que voilà, nous devons toujours, toujours nous reprendre, et toujours, toujours nous réformer.
Il y a donc aussi un accueil sans réserve des notions spirituelles que l'Esprit, le Christ essaye d'imprimer en nous. Et nous ne sommes pas statiques, nous ne sommes pas immobiles. Cette impression, cette empreinte en nous s'effectue lorsque nous bougeons, lorsque nous répondons à chacune de ces motions. Plus on devient léger, mieux ça vaut, plus on devient impalpable, mieux on s'adapte à ce léger souffle de l'Esprit-Saint.
Je dis impalpable, non pas que l'on doive devenir désincarné, loin de là. Mais on est impalpable parce que on ne possède plus rien. On ne peut plus que nous toucher au cœur parce que nous avons tout perdu. Le Christ est formel à ce sujet. Je pense que nous passons très facilement sur ce qu'il nous dit : Il faut perdre tout pour gagner tout. Mais voilà, il faut tout de même une certaine audace, cette audace de la foi.
Et c'est la raison pour laquelle à travers cet écolage perpétuel du monastère, nous rencontrons la fameuse Parole du Christ sur laquelle je me suis attardé un peu dans la période de Noël. C'est que le Royaume de Dieu est uniquement ouvert aux petits enfants. Il est fermé à double tour, à triple tour aux adultes. C'est inutile, les adultes n'y entrent pas. Ils n'y ont pas leur place. Il y a autre chose pour les adultes. Il y a un paradis terrestre pour les adultes peut-être, mais pour les petits enfants il y a le Royaume de Dieu. Et pourquoi ?
Mais parce que ces petits enfants sont largement ouverts. Ils croient tout, ils espèrent tout, ils osent tout. Et seuls les enfants savent aimer vraiment. Les enfants désarment tout le monde par leur candeur. Ils savent répondre. Un petit enfant n'a pas peur. C'est lorsqu'il grandit, lorsqu'il devient, disons un grand enfant, un adolescent qu'il commence à prendre peur. Il se rend compte que le monde est méchant. Il y a de la malice dans le monde et il prend peur, il se protège.
Eh bien le moine, lui, il voit la malice du monde mais il n'en a pas peur parce que comme le dit Saint Benoît, il est un lutteur, lutteur mais petit enfant. Et les petits enfants sont les meilleurs combattants parce qu'ils sont totalement désarmés. Leurs seules armes, c'est leur naïveté, leur candeur, leur innocence, leur pureté. Et contre de telles armes, il n'y a aucune parade. Ils sont toujours vainqueurs comme le Christ a été vainqueur.
Alors voilà, mes frères, je pense que c'est ainsi que nous pourrons le mieux être de véritables écoliers dans notre monastère en restant toujours ainsi avec une âme de novice, avec un coeur d'enfant. Car Dieu lui-même, ne l'oublions pas, est le premier de tous les enfants et c'est la raison pour laquelle il est amour.
Mes frères,
Spontanément, lorsque nous parlons du genre cénobitique de vie, nous nous référons à l’étymologie du terme cénobite et nous voyons des moines qui vivent en commun. Saint Benoît le dit ici d’ailleurs : ceux qui vivent en commun, 1,4. C’est vrai et c’est inclus dans le terme monasteriale.
Ils vivent dans un monastère, donc en communauté, et cependant ils sont isolés des autres hommes. C’est une communauté de solitaires. Cela ne veut pas dire qu’ils sont juxtaposés car ils forment un Corps ; mais ils sont tout de même séparés de la communauté des hommes. Même s’ils se trouvent au cœur de l’Eglise, physiquement il y a entre le monde et eux, il y a une séparation, il y a une distance.
Et il y a encore un pas suivant, auquel saint Benoît fait allusion ici, lorsque le moine se sépare de la communauté où il vit pour s’enfoncer dans le désert.
Mais ici, faisons bien attention ! L’anachorétisme pur, c’est à dire les seuls à seul dans le désert a toujours été extrêmement rare et réservé à une élite de moines. C’est un charisme qui n’est pas attaché à tout le monde.
Vous vous rappelez l’apophtegme de Macaire l’Egyptien qui avait rencontré, qui avait vu des moines qui depuis quarante ans vivaient à deux, voilà, tous seuls dans le désert. Et Macaire disait : « Enfin j’ai vu des moines ! ». Oui, il avait vraiment été remis à sa place, il n’était pas encore parvenu à ce niveau. C’est un niveau que nous ne devons pas ambitionner parce qu’il n’est certainement pas pour nous.
Mais pour saint Benoît, l’essentiel de la vie cénobitique n’est pas de vivre en commun, mais de combattre sous une Règle et un Abbé. Voilà la pointe de la définition ! Le combat est caractéristique de tous les vrais moines, qu’ils soient cénobites ou ermites.
Pour les ermites, saint Benoît dira qu’ils peuvent soutenir, Dieu aidant, avec leur seule main et leur seul bras la guerre contre les vices de la chair et des pensées, 1,12. Donc le moine quel qu’il soit, c’est toujours un guerrier, un soldat. Il y a toujours un combat. Ce n’est donc pas un retraité ? Non, il est toujours en tenue de combat. Et c’est la raison pour laquelle le moine est en tenue.
Je sais que dans des monastères – dans notre Ordre, ça n’existe pas – mais dans des monastères bénédictin on est, comme on dit, en civil. Chacun est habillé un peu suivant sa fantaisie, suivant ses goûts. Mais à ce moment-là, il n’y a plus du moins cette façade d’une armée qui est en tenue de combat. Mais quand je dis façade, ce n’est pas dans un sens péjoratif du terme. Mais ce qui frappe que le moine est un soldat toujours en tenue de combat.
Alors un moine qui ne lutte pas ? Eh bien, ce n’est pas un moine authentique. Il usurpe le nom de moine. Il est un menteur. Saint Benoît dira demain qu’un tel homme ment à Dieu et aux hommes. Saint Benoît peut être dur dans ses jugements. Et lorsque Saint Benoît porte un jugement, c’est un jugement que nous devons accepter. Et ce moine est un charlatan, il ne mérite pas confiance.
Ce mensonge et ce charlatanisme sont inscrits depuis toujours dans la tradition monastique. Si vous avez un jour l’occasion de lire l’histoire Lausiaque et son commentaire, vous comprendrez tout de suite.
Et donc le propre du cénobite, c’est la bataille sous une Règle et sous un Abbé. L’Abbé, c’est le chef de guerre ; la Règle, ce sont les règles du combat. Il faut donc un entraînement. Si vous envoyez en premières lignes des soldats qui n’ont pas reçu de formation, ils vont se faire tuer en moins de rien. Il y a donc une technique de la bataille, de la guerre. Et cette technique, le moine doit l’apprendre et doit la posséder.
Pourquoi donc sous une Règle ? Eh bien, c’est parce que la Règle codifie une tradition. Et une tradition, ce n’est pas une répétition. Disons que c’est un ensemble de règles, de coutumes, de norme, un esprit que l’on reçoit, dans lequel on s’engage, qu’on assimile et puis qu’on va porter plus loin, parce que chaque moine enrichit la tradition.
Cela ne veut pas dire qu’il doit écrire des livres ? Non, mais à l’intérieur de la tradition, il y a une sève, il y a une âme, il y a un esprit et, le moine qui vit correctement sa vocation de combattant, de lutteur spirituel, il donne un surcroît de vie à la tradition. Et cette tradition, cette Règle est donc source de vérité. Je pense que c’est cela qui est beau !
Maintenant, saint Benoît dit : « sous une Règle et un Abbé, 1,5 » Eh bien, l’Abbé lui-même, il explicite la tradition par sa conduite et par sa parole, par les deux. Une parole qui n’est pas l’expression, la traduction d’une conduite est une parole creuse, une parole vide, une parole vaine. C’est une parole de charlatan et de bateleur ! Non, il faut que la parole coïncide avec la conduite et en soit la traduction orale. L’Abbé est donc ainsi et le gardien, et l’illustration de la Règle.
Donc, mes frères, vous voyez ici, dans ce premier chapitre, pour Saint Benoît se dessiner le schéma suivant : la Règle qui porte la tradition et qui la met à notre portée, puis l’Abbé qui explicite la Règle, puis les frères qui recueillent les fruits de la Règle. Et l’ensemble forme un tout organique : le Corps du Christ à cet endroit-là et un temple, un temple spirituel, le temple de l’Esprit-Saint. C’est la raison pour laquelle les premiers cisterciens ne craignaient pas d’appeler le monastère une Eglise, l’Eglise de Cîteaux, l’Eglise de Clairvaux, l’Eglise de Saint Remy.
Je pense que aujourd’hui nous manquons d’audace. On n’ose plus dire l’Eglise de Rochefort, d’Orval ou de Scourmont. On n’ose plus, on emploie des termes plus doux, des termes qui sont plus à notre portée mais qui ont perdu de leur vigueur spirituelle. Non, nous formons une Eglise et nous pouvons en être fiers. Mais c’est aussi une énorme responsabilité, et devant Dieu, et devant les hommes.
Mes frères,
Parler aujourd’hui de sarabaïtes ou de gyrovagues peut sembler anachronique. Mais prenons garde ! Nous pouvons nous demander si ces races ne se retrouvent pas à toutes les époques ? Car sachons-le bien, les mêmes monstres apparaissent sous des visages nouveaux suivant les époques où ils vivent et, derrière différents masques, si on gratte un peu, on reconnaît un esprit identique.
Soyons donc attentifs à ne pas nous laisser nous-mêmes convertir en sarabaïtes ou en gyrovagues ! La vigilance du moine doit être omniprésente. Il doit être un œil, un œil qui voit aussi bien derrière que devant. Oui, la race des sarabaïtes et des gyrovagues n’est pas morte.
Mais que signifie d’abord sarabaïtes ? C’est un mot d’origine sémitique. Les hébraïsants savent ou devraient savoir que la racine sarab signifie être contre, être contradicteur, récalcitrant, réfractaire. Le mot sarabaïtes trouve son origine dans le milieu monastique palestinien et, de là il s’est diffusé partout.
Donc d’abord le sarabaïte est un contradicteur. Il est récalcitrant. C’est un réfractaire. Et à partir de là, on comprend qu’il lui soit impossible de vivre en communauté. Il est toujours contre.
J’en ai connu un ici. Il est mort. Il était beaucoup plus ancien que moi. Eh bien, il était un sarabaïte sans le savoir. Je me souviens très bien car j’ai fait l’expérience, quand on lui parlait, il disait tout bas tout de suite : ce n’est pas vrai, ce n’est pas vrai, ce n’est pas vrai ! Tout le temps !
Donc on pouvait lui parler, il était contre, il contredisait, il n’acceptait pas. Et il disait, mes oreilles l’entendaient mais il ne se rendait pas compte qu’il le disait, mais il disait toujours : c’est pas vrai, c’est pas vrai ! C’est drôle, mais voilà ! Il était brave à par ça, mais il fallait le connaître pour s’accommoder un peu à lui. Il faut dire que ses supérieurs n’ont pas eu tellement facile avec lui. C’est çà être sarabaïte !
Dans le fond, c’est ça ! C’était très gentil, cela n’allait pas très loin. Mais lorsque c’est poussé plus loin, il y a une véritable séparation. Ils ne peuvent pas vivre sous une Règle et un Abbé. La Règle, l’Abbé, la tradition, voilà, ils contredisent tout ça et ils opposent leurs jugements et leurs désirs. C’est ça qui est la règle suprême, c’est leur propre jugement.
On comprend alors saint Benoît qui dire que le vrai moine doit vivre, doit marcher alieno judicio et impesio, 5,25, d’après le jugement et les indications, ou les ordres, ou les conseils d’un autre. Mais pour le sarabaïte, c’est tout à fait impossible. Il ne s’appuie que sur son propre jugement.
Saint Benoît le dit : la satisfaction de leurs désirs leur sert de loi. Ils tiennent pour saint tout ce qu’ils pensent ou préfèrent et regardent comme illicite ce qui leur déplaît, 1,25. C’est ça ! C’est impossible pour eux d’entrer dans des directives venant de l’extérieur. Donc, ce que les autres pensent, ils sont a priori contre. C’est la racine du mot : être contre, être contradicteur.
Et puis alors, en plus de ça, c’est qu’ils se jugent inspirés. Ils sont convaincus d’être dans le vrai. Et ce genre d’individu est incorrigible, on ne sait pas changer ça. Aujourd’hui, on devrait les présenter à un psychiatre qui découvrirait qu’ils sont comme ça depuis toujours. On l’est. Ils sont toujours contre.
S’ils n’étaient pas dans un monastère, ils brûleraient les feux rouges, vous comprenez ? Ils n’accepteraient pas de s’arrêter. Ils sont contre, c’est pas pour eux. Il faut faire autrement, faire autrement que les autres. Voilà le sarabaïte ! Et c’est pour ça que je vous dis que la race n’est pas morte. Et prenons bien garde, nous, de ne pas être tachés, tachetés de la lèpre sarabaïte !
Et je vous assure que ça peut être dangereux. Si je dis : « Moi, je ne suis pas d’accord avec ce qu’on dit, pas d’accord », à ce moment-là, je prends de la graine de sarabaïte. Et c’est un virus qui peut être dangereux parce qu’il pousse le moine à la singularité, à la marginalisation, à la ruine.
J’ai connu comme ça un jeune moine. J’étais jeune Abbé, quelques mois peut-être ? Et il m’a dit : « Eh bien moi, je vois très bien de quel bois vous vous chauffez. Je ne suis pas d’accord. Je m’en vais, au revoir ». Et il est parti.
Voilà, vous voyez, c’est ça la graine de sarabaïte. Et le malheureux, il est allé jusqu’au bout et je vous assure qu’il en a fait des histoires. Rien de mal, pas des péchés mais en semant la ruine partout où il est passé.
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Table des matières
Chapitre 1, 15-36 : Des espèces de moines. 09.01.84
Organiser l’état des cénobites !
Chapitre 1, 1-14 : Des espèces de moines. 08.01.87
Chapitre 1, 15-fin : Des espèces de moines. 09.09.89
Chapitre 1, 1-14 : Des espèces de moines. 08.01.90
Chapitre 1, 15-fin : Des espèces de moines. 09.01.90
Témoins de l’univers de Dieu !
Chapitre 1, 1-14 : Des espèces de moines. 08.01.91
Chapitre 1, 1-14 : Des espèces de moines. 08.01.92
Chapitre 1, 1-14 : Des espèces de moines. 09.01.96
Combattre sous une Règle et un Abbé !
Chapitre 1, 15-fin : Des espèces de moines. 10.01.96
La race des sarabaïtes n’est pas morte !
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