En guise d’introduction.                          10.09.88

      Synthèse de la Règle.

Mes frères,

 

            Si nous voulons pénétrer le mystère de la vie monastique, en explorer les profondes cavernes et en mesurer les espaces illimités, nous devons patiemment scruter le premier et le dernier chapitre de notre Règle. Tout ce qui se trouve entre les deux n'est que l'élucidation de ce que nous aurions découvert. Je vais ce soir essayer de vous présenter une vraie synthèse à partir de ces deux chapitres. Le terme, l'achèvement, l'accomplissement de notre vie est pour Saint Benoît l'accès aux sommets de la doctrine et des vertus ; il le dit au dernier chapitre en 73,25.

            Cette doctrina, ou cette scientia rend le mot grec traditionnel ....... Il s'agit en fait de la connaissance de la Sainte Trinité. Non pas une connaissance abstraite, intellectuelle, mais une connaissance à une participation à ce bouillonnement de vie qui jaillit du plus intime des trois Personnes divines, et entraîné dans cette circumincession, pour reprendre un terme de la théologie classique, circumincession des trois Personnes.

 

            Je ne dirais pas comme si on était une quatrième. Ce n'est pas possible. Mais les Trois Personnes nous créent à ce moment. On le sait. On est métamorphosé. On connaît Dieu comme il se connaît lui-même.

            C'est cela le sommet vers lequel tendaient les fondateurs de l'aventure monastique, ceux qui les tous premiers se sont engagés dans ce travail, dans ce labeur. C'est cela la Vie Eternelle possédée en plénitude dès ici-bas. La Vie Eternelle, a dit le Christ, c'est qu'ils te connaissent Toi le seul véritable Dieu et Celui que Tu as envoyé, Jésus le Christ. C'est cela !

 

            Il s'ensuit alors toute une série de vertus, donc de culmina virtutum maintenant, des vertus qui font du moine un autre Christ. Et la première de toutes ces vertus, c'est la douceur. La seconde, c'est l'humilité car le Christ l'a dit : Apprenez de moi que je suis doux et humble de coeur. Puis nous aurons la miséricorde et la compassion. Ce sont les quatre vertus monastiques par excellence.

 

            Maintenant, pour gravir ces sommets, il faut lutter contre sa pesanteur, contre l'épaisseur de son coeur, c'est à dire contre l'égoïsme et puis contre le démon.  Le moine est, comme le dit Saint Benoît au chapitre premier, il est un lutteur, il est un soldat. Il parle de pugna. La pugna, c'est la lutte à coup de poing. Ce n'est pas un lutteur de joueur aux cartes. Non, non, non, non, c'est autre chose !

            Il a à sa disposition des méthodes de combat qui sont reprises dans un livret militaire que nous appelons " la Règle ". Et il combat sous les ordres d'un chef qui l'instruit, qui le conseille, et c'est l'Abbé. L'Abbé doit donc être expert dans la lutte spirituelle. Il ne peut pas être un débutant. Il doit avoir connu toutes les luttes. Il doit en pratique avoir été délivré de sept démons. Il les a vus, il les connaît, il a dépisté toutes leurs ruses. Il en a été libéré et à cette condition-là, il peut conseiller les autres.

 

            Les adversaires, maintenant, c'est le diabolus. Le diabolus, c'est celui qui cherche à tout disloquer, à tout disperser, à tout détruire. Quelqu'un m'a dit aujourd'hui qu'il avait assisté à une explosion dans la carrière Lhoist. Il devait justement y aller en vertu de sa charge. C'est quelque chose que je n'ai jamais vu, mais c'est exactement la façon de travailler du démon.

            Vous avez donc une paroi rocheuse très, très haute, épaisse. On introduit quelques mines a des endroits bien calculés, puis on met à feu et, tout à coup il y a une explosion. Que se passe-t-il ? Et bien, cette énorme paroi, elle s'écroule sur elle-même en se disloquant. Ce qui était un rocher compact n'est plus que des blocs de pierre qu'on peut évacuer. Voilà, c'est exactement comme ça que travaille le démon. C'est ça que signifie diabolus !

 

            Et alors il y a les vices, les vices de la chair et des pensées qui sont éveillés en nous par les sensations : ce qu'on voit, ce qu'on entend, surtout ce qu'on voit. Attention à la discipline du regard ! Puis par les souvenirs : on se souvient des choses qu'on a vues, des chose qu'on a faites, des choses qu'on a entendues dans un passé lointain peut-être, soit chez soi, soit chez d'autres. On se souvient de cela puis on joue avec ses souvenirs, on se laisse emporter par eux.

            Il y a alors les passions, les passions qui sont excitées par tout ça et qui entraînent le moine là où il ne doit pas aller. Et la plus dangereuse de toutes les passions, la plus opposée à l'état monastique, c'est la colère. Pourquoi ? Parce qu'elle est le contraire absolu de la douceur. Le Christ a dit : Apprenez de moi que je suis doux. Et le démon peut dire: apprenez de moi que je suis habité par la colère. De même que le Christ est habité par la douceur, de même le démon est habité par la colère.

 

            Mais je vois qu'il est temps d'aller à l'église, je continuerai la fois prochaine. Mais je conclus en disant ceci : c'est que la lutte des moines est une lutte, comme disaient les Anciens, une lutte immatérielle, c'est à dire qu'elle n'est pas contre des objets. C'est très facile de lutter contre objets ! Enfin, c'est très facile par rapport à la lutte immatérielle qui est très difficile. Immatérielle en ce sens qu'il faut lutter contre les démons, il faut lutter contre les pensées, contre les souvenirs, contre les passions.

 

            Mais cette lutte immatérielle qui doit se poursuivre va conduire le moine à ce que les Anciens appelait l'impassibilité. Cela ne veut pas dire qu'il n'y a plus de passions mais il est devenu le maître de ce qui se passe en lui. Il n'est plus à la remorque de ses appétits. Non, il les domine. Et à ce moment-là, toutes les énergies vitales qui sont en lui, il les maîtrise et il peut les utiliser pour les fins en vue desquelles elles ont été créées avec l'homme.

 

En guise d’introduction. ( suite et fin ).       12.09.88

      Synthèse de la Règle ( suite ).

 

Mes frères,

 

            Nous allons en revenir au chapitre premier de notre Règle. Nous avons vu que Saint Benoît dans le dernier chapitre présentait la perfection monastique comme une arrivée sur les sommets de la contemplation et de la vertu : voir la Sainte Trinité en participant à sa vie la plus intime. Puis à ce moment-là, produire des fruits qui sont des fruits divins : la douceur et la compassion, l'humilité et la miséricorde.

            Mais cette ascension n'est pas facile. Il faut lutter contre les vices de la chair et des pensées. C'est une lutte immatérielle qui est extrêmement dure. Il faut en connaître les aléas pour le comprendre. C'est à cet endroit que nous étions arrivés.

 

            Mais le moine heureusement n'est pas seul. Il fait partie d'une fraterna acies, comme dit Saint Benoît 1,11, d'un corps d'armée rangé en bataille. Et cette armée n'est pas en rase campagne. Elle habite un camp retranché, une forteresse, le monastère, forteresse qui est tout ensemble le théâtre de la lutte et la sécurité. Le moine ne quitte jamais ce lieu. Il s'engage solennellement à y rester jusqu'au dernier souffle. C'est l'objet de son vœu de stabilité. Car la montagne qu'il doit gravir est en ce lieu.

            C'est une réalité complexe, tout à la fois désert, montagne, périmètre protégé et endroit d'un corps à corps sans merci avec les puissances diaboliques et les démons ou les monstres qui nous habitent et qui tentent de nous posséder.

 

            Au terme de cette lune menée avec la grâce de Dieu, le moine recevra la récompense d'un coeur pur, d'un coeur limpide et d'organes nouveaux, d'organes spirituels qui lui permettront de voir Dieu dans sa lumière et de lire à travers le voile superficiel des événements et des personnes la vérité profonde qui y est cachée et qui est créée par Dieu. Il verra le Logos de Dieu à l’œuvre partout et toujours.

 

            Nous remarquons que pour Saint Benoît les gyrovagues sont en toute chose pires que les sarabaïtes. Pourquoi ? Mais parce que les gyrovagues vont de lieu en lieu. Les gyrovagues sont des déserteurs. Ils ont quitté la fraterna acies, l'armée dont ils faisaient partie et ils se promènent dans le monde. Ils sont les pires de tous.

 

            Maintenant le moine va remporter la victoire en en écrasant les desideriorum voluptates, comme dit Saint Benoît 1,23, le malin plaisir la jouissance plutôt - que l'on déguste dans l'accomplissement de ses désirs, jouissances charnelles naturellement, mais qui est très subtile. Parce que j'emploie charnel dans le sens Paulinien du mot, il peut y avoir une certaine jouissance intellectuelle, et je dirais presque aussi spirituelle ; non pas dans le sens de l'Esprit de Dieu, mais dans le sens vulgaire du mot, une jouissance à courir après ses désirs. Et ça, fini, on y renonce !

            Et puis la gulae illecebris, 1,31 ? Les gulae illecebris, ça, ce sont les plaisirs de la gueule, quoi, les plaisir de la bouche. Et il n'y a pas seulement ici la bouche, enfin celle qu'on appelle vulgairement l'entrée, le trou par lequel pénètre les aliments. Non, il y a aussi une gourmandise qui est d'ordre intellectuel et spirituel. La purification doit aller jusque là, aussi loin que cela.

 

            Il va donc travailler assidûment à cette purification qui va le conduire à une vie nouvelle. Il s'y engage par son vœu de conversion. Et l'arme qu'il va utiliser pour combattre et pour vaincre ce sera, comme le dit encore Saint Benoît, l'obéissance, l'obéissance qui est l' arme même du Christ. C'est grâce à elle que lui a vaincu, qu'il a été le vainqueur du mauvais.

 

            Et par son obéissance, il va prendre une fois encore le contre-pied des moines détestables que sont les sarabaïtes et les gyrovagues. Il va réformer son jugement en abandonnant les maximes du monde, en renonçant à une vision personnelle des choses, et finalement, en mettant à mort ses volontés propres.

            Les sarabaïtes tiennent pour saint tout ce qu'ils pensent ou préfèrent. Ils regardent comme illicite ce qui leur déplaît. Instinctivement, c'est ainsi que nous réalisons. Et bien, par l'obéissance, nous allons réformer tout cela. Nous allons accueillir en nous le jugement même de Dieu, sa vision des choses, et des hommes, et des situations.

            Et quant à la volonté propre qui court très volontiers derrière les jugements personnels faux que nous portons sur tout, et bien nous y renonçons. Et tout cela, c'est le fruit de l'obéissance à laquelle nous nous engageons. C'est ainsi que nous entrons dans une Tradition très longue qui nous donne assurance et fidélité, et l'espérance d'être un jour un seul esprit avec Dieu et avec le Christ.

 

            Donc, mes frères, vous voyez que dans ce premier chapitre de notre Règle, mais par contraste, surtout par contraste, nous voyons combien notre vie est une œuvre de beauté. Dieu est un artiste, un poète. Il réalise des chefs d’œuvre qui sont tous les reflets de sa beauté à lui. Or, il nous invite à devenir ses disciples, ses élèves, à devenir comme lui des artistes et des poètes qui produiront des œuvres de beauté.

            Et le premier chef d’œuvre, ce sera nous, notre propre personne. Nous laisserons Dieu agir en nous et nous collaborerons avec lui. Il va tenir notre main pour nous apprendre à écrire, à dessiner, à sculpter. Et lorsqu'il aura terminé, il se retirera et il nous laissera la joie et la gloire de ce que nous aurons réalisé. Dieu est extrêmement humble : c'est lui qui fera le travail, mais quand le travail sera terminé, il nous en laissera tout le mérite.

 

 

Prologue : de 1 à 21.                            01.01.84

      Ecoute, mon fils !

 

Mes frères,

 

            Le moine est un homme lucide et heureux. Il n’a pas peur de vieillir parce que la partie la plus personnelle de son être goûte déjà la vie éternelle. Son coeur est .le temple de l'Esprit Saint. Or l'Esprit est dans la Trinité l'origine d'un renouveau perpétuel parce qu'il est l'amour. l’Esprit Saint, il est le facteur de l’éternelle jeunesse de Dieu. Il est donc aussi pour nous la source d'un jaillissement perpétuel de vie qui bondit vers l'éternité. C'est. ce que le Christ nous a dit.

 

            La vie spirituelle, la vie en Dieu, donc la vie divine en nous, elle progresse ; jamais elle ne recule. Parfois elle peut s’arrêter, elle peut stationner, mais elle ne revient jamais en arrière. Ce que nous devons voir dans le développement de notre être divin, c'est que chaque point d'arrivée - comme chaque fin d'année - est un sommet. Et ce sommet est lui-même un nouveau commencement.

            Et ainsi, d'arrivée en commencement nous avançons vers ce qui doit devenir notre jeunesse finale au moment où étant transformés en Dieu, ayant acquis notre pleine stature de fils de Dieu. nous jouirons des privilèges de la Sainte Trinité.

 

            Mes frères, c’est là notre véritable destin et, nous le perdons trop souvent de vue. Et alors, nous nous arrêtons à des bêtises. Nous pensons trouver une plénitude, une satisfaction dans des choses transitoires, dans des choses éphémères, dans des choses qui sont condamnées, elles, à se corrompre. Et alors, si nous plaçons notre bonheur en elles, nous nous corrompons avec elles.

            Non, le destin de l'homme, du chrétien, du moine sur tout, c'est la vie éternelle, c’est à dire la propre vie de Dieu qui est au-delà de ce que nos pauvres petits sens peuvent concevoir.

 

            Et ce qu’il y a d’encourageant dans une telle expérience, c’est que la chair corruptible participe à cet état divin. Cela veut dire qu’elle n’a plus besoin à un stade de l’évolution spirituelle , qu’elle n’a plus besoin de trouver, de s’abreuver à des boissons qui ne sont pas celles de l’Esprit Saint.

            Naturellement ce n'est pas cela au début. Il faut déjà un certain progrès. Mais cette heure arrive, mes frères, et chaque année qui s'annonce, qui commence, elle nous conduit un peu plus près de ce terme bienheureux que nous devons dans notre vie contemplative si nous sommes bien fidèles, que nous devons atteindre avant de goûter la mort physique.

            Celle ci n'est plus alors, elle n'est même pas un accident, elle va de soi. C'est le moment où l'organisme n'a plus presque la possibilité de porter ce qu'il reçoit. Et le corps spirituel envahit tout. et il fait tout éclater.

 

            Remarquez que Saint Benoît commence sa Règle par le mot ausculta, écoute. Je sens qu'il y a là chez Saint Benoît un désir, celui-ci : il attend que nous lui fassions confiance. Ausculta, donc écoute avec attention, avec bienveillance, avec amour. Saint Benoît ne veut pas nous raconter des balivernes. Ses paroles sont, dans son esprit et aussi dans la réalité, les paroles de Dieu à notre adresse, des paroles sur lesquelles nous pouvons construire parce que elles sont le rocher qui permet d’édifier une vie. Saint Benoît nous le dira ailleurs, au Pr.78 : Celui qui écoute mes paroles, celui-là il ressemble à un homme qui a construit sa maison sur le roc.

 

            Je vous rappelle que dans le texte Evangélique tel que le Christ l'a donné lui-même, Mt, 7, 24, la  pierre, c'est le nom aussi qu’il a donné à son Apôtre Simon, à celui qui écoutait. Il y a là un jeu de mot, il y a là un rapprochement qui dans le français nous échappe, mais qui était transparent pour les auditeurs de Jésus. C'est la pierre concave sur laquelle on peut s'appuyer dans tous les sens.

            Rien ne saurait faire bouger celui qui est appuyé sur cette pierre. Tout peut s'abattre sur lui, les fleuves, les vents, tout, il ne tombe pas parce qu’il est fondé sur cette pierre. Et cette pierre, ce sont les paroles du Christ, les paroles de Dieu et les paroles de Saint Benoît.

 

            Saint Benoît n'est pas n'importe qui, il est un saint. Et il nous fait part de son expérience. Saint Benoît ne parle pas avant, il parle après. Ne comparons pas Saint Benoît à tous les prophètes d'aujourd'hui qui commencent des histoires, comme ça sans même savoir, qui ne s'appuient sur personne que sur leurs sentiments, sur ce qu'ils pensent être vrai. Non, Saint Benoît., lui, est un homme d'une autre qualité.

            Saint Benoît est un saint. et il nous invite à le suivre. La sequela Christi dans la pratique, donc marcher à la suite du Christ, c'est la sequela  Benedicti. c'est marcher à la suite de Saint Benoît. Et la sequela Benedicti, et ça je le dis ici à ma confusion et à ma terreur, ce doit être la sequela Abbatis, c'est à dire marcher à la suite de l'Abbé. Cela veut dire que l'Abbé doit être par sa vie une parole sur laquelle on peut construire parce qu'il est lui-même appuyé sur Saint Benoît qui lui-même s'appuie de tout son poids sur le Christ.

 

            Il y a là, mes frères, une chaîne qu'il est impossible de briser. Mais voyez encore une fois ce que doit être la personne de l'Abbé qui est un pauvre homme revêtu de chair avec toutes les tentations, avec toutes les limites, avec tous les traumatismes. Enfin il est comme il est et il doit devenir lui aussi une pierre.

 

            Alors, mes frères, cette année je voudrais, c'est mon vœu pour moi-même et pour vous tous, je voudrais que nous mettions dans notre vie plus de vérité et plus d'authenticité bénédictine, C'est à dire que nous nous laissions travailler par le souci des premiers cisterciens. Et alors nous serons vraiment leurs descendants.

            Vous savez qu’ils se faisaient presque des complexes. Ils se disaient, ils parlaient entre eux d'un problème qui était aigu. Ils le sentaient. 1ls n’avaient pas de repos. C'est comme si ils avaient été couchés sur des chardons ou des épines. Ils n'avaient plus de tranquillité. Ils avaient promis d’observer la Règle de Saint Benoît et voilà qu’ils trouvaient quantité de choses sur lesquelles on passait. Ils se sont dit : ça ne peut plus durer. Nous allons, nous, essayer de retrouver la Règle de Saint  Benoît dans sa pureté.

 

            Mes frères, je pense que si nous voulons être les dignes fils des Fondateurs de Cîteaux. c'est là un souci qui doit nous habiter encore aujourd’hui car il y a toujours des choses à faire. Mais qu’est-ce que la vérité ? C’est la question de Pilate. Nous, nous pouvons y répondre. Mais lui, il ne le pouvait pas, le malheureux.

 

            La vérité personnelle pour chacun d’entre nous, mais c'est de coïncider avec le projet de Dieu sur nous. Il veut faire quelque chose ou quelqu'un avec moi, et ce sera différent de ce qu’il veut faire de mes frères tout en ayant entre nous un air de famille. Alors, ma vérité à moi, elle se trouve dans la volonté de Dieu. Lorsque je me coule clans cette volonté, je suis dans ma vérité. Ce sera donc d'obéir, ce sera d'écouter- je reviens au premier mot de la Règle de Saint Benoît mais bono animo 5,35. de bon coeur comme le veut encore Saint Benoît. Car hilarem datorem diligit Deus, 5,36. Dieu aime celui qui donne avec joie.

            Nous ne devons pas obéir, comme j'entendais dire une jeune moniale : à reculons. Cela veut dire que l'on obéit en regardant autre chose, qu’on obéit en tournant le dos à ce qui nous est. proposé, mais en y allant quand même. Voyez, à reculons ! L'esprit et le cœur sont ailleurs. Non, mes frères, il faut que nous obéissions bono animo, que tout notre être soit engagé dans cette vérité que Dieu nous demande.

            Il y a aussi la vérité au plan communautaire. Et là, mes frères, la vérité, 1'authenticité, la pureté bénédictine, pour ça, je pense que nous avons encore une petite route à faire.

 

            Mes frères. la vérité, lorsqu'on la recherche, ne l'oublions pas, elle n'est jamais déprimante. Au contraire, elle est source d'enthousiasme. Pourquoi ? Parce que la  vérité, c'est toujours une participation à la vie de Dieu. L'enthousiasme, c'est une respiration dans l'Esprit Saint, dans la divinité. C'est cela que ça veut dire étymologiquement. Et la vérité est aussi source de santé, de santé spirituelle et même de santé physique ; et ça, c'est certain ! Lorsqu'on est là où on doit être, lorsqu'on est dans la volonté de Dieu., lorsqu'on est dans le cadre vrai et beau que Dieu prévoit pour nous, eh bien, on se sent tout de même

Mieux dans sa peau et on y gagne.

 

 

 

 

Prologue : de 22 à 33.                          02.01.84

      Levons-nous donc !

 

Mes frères,

 

            Dans ce court passage du Prologue, nous remarquons deux dispositions primordiales et essentielles de la vie monastique qui est, remarquons-le, toujours de nature contemplative à des degrés divers certes : contemplation dans un sens très large, contemplation dans un sens plus strict. Pour nous, ce sera plus strict et pour ce qu’on dit des bénédictins, ce sera plus large. Mais l’aspect contemplatif ne peut jamais être négligé.

            L’aspect contemplatif est toujours présent en ce sens que la vie monastique, elle se reçoit de Dieu, elle est mue par Dieu et elle est dirigée vers Dieu. Elle a donc sa source, son mouvement, son point final et son terme en Dieu.

 

            Et nous voyons que Saint Benoît aussi ne s’embarque pas dans des spéculations théoriques au sujet de la vie monastique. Il ne rédige pas un traité de vie monastique, ce qu’on ferait plus volontiers aujourd’hui. Non, Saint Benoît désire monter dans son disciple des réflexes qui seront des gestes concrets.

            Je veux dire que devant des situations qui se présenteront, le disciple de Saint Benoît saura immédiatement comment répondre. Ce sont donc des attitudes qu’il faut monter et Saint Benoît va s’y appliquer dans tout le corps de sa Règle. Et comme il s’agit de réflexes à acquérir, il faudra toujours être à la suite et dans la foulée du Maître capable d’éduquer.

 

            C’est ainsi que ça se passe dans l’éducation des enfants, dans l’éducation scolaire, dans la nôtre depuis que nous sommes enfants. Le monastère est aussi une école où on apprend à servir le Seigneur. Voilà, c’est aussi et toujours la même chose, de bonnes habitudes à acquérir. Saint benoît est donc toujours très concret.

            Naturellement, n’oublions pas qu’il y a toujours un fondement spéculatif, un fondement dogmatique ou théorique à tout ce qu’il avance, mais il ne le met pas en avant ; sauf parfois de petites brèves notations, mais il ne s’étend pas.

 

            Ce qu’il désire d’abord dès le début, nous le voyons ici, c’est mettre en branle. Il dit exurgamus, P,22. Allons, debout ! Levons-nous ! Levons-nous donc enfin, dit-il, Exurgamus ergo tandem aliquando. Il y a ici, mais comment traduire ça en français ? On l’a traduit ici par : Levons-nous donc enfin ! C’est juste, mais dans le latin il y a tout de même encore un mot de plus. On pourrait dire ceci : ça a trop traîné ! Voilà la nuance : ça a trop traîné, on a trop attendu, maintenant ça suffit, levons-nous donc ! Il met en route et c’est une consigne que nous pouvons reprendre tous les jours.

            Pourquoi Saint benoît fait-il commencer l’Office Divin tous les jours par le psaume 94 ? A mon avis, c’est d’abord parce qu’il faut tous les jours au matin non pas sortir de son lit, ce n’est pas tellement ça qu’il veut dire, mais il faut sortir de son sommeil spirituel. Le psaume 94 orchestre ce que Saint Benoît nous dit ici :  Allez, levons-nous !

 

            Il y a d’autres aspects aussi. Il y a l’aspect pénitentiel de ce psaume qui n’est plus rendu dans la traduction française. Il y est dit : maintenant nous devons pleurer, nous tenir devant le Seigneur et puis pleurer !

            N’oublions pas que les larmes sont un don, une grâce spirituelle très appréciée dans le monde monastique ancien. C’est le tout dernier degré d’humilité, même au-delà si j’ose dire. L’homme se trouvant en présence de Dieu et le voyant, il en a le souffle coupé. Il ne peut plus parler, il ne peut plus penser. Sa réaction, mais c’est de pleurer. Oui, pleurer en se voyant, lui, tel qu’il est en face de Dieu tel que Dieu est. Alors les larmes coulent. Nous verrons ça à une autre occasion.

 

            Pour Saint Benoît, c’est d’abord se mettre en route ; et puis, il veut amorcer et soutenir une course. Nous le voyons ici : currite, dit-il ai P,31. Allez en avant, courrez tant que vous avez la lumière de la vie ! S’il faut se lever, ce n’est pas pour faire du garde-à-vous mais c’est pour se mettre à courir, même pas marcher mais courir. Voyez, ça n’a que trop traîné ! Eh bien maintenant, prenez le pas de course pour rattraper le temps perdu.

            Qu’on soit un ouvrier de la onzième heure ou qu’on soit un ouvrier de la première heure, il faut toujours courir dans la vie monastique. On est toujours parti trop tard ! Et vous verrez que à la fin de sa Règle dans le dernier Chapitre, Saint Benoît parlera encore de cette course. Voilà, recto cursu, 73,14, voilà ce qu’il faut faire par une course directe : aller vers notre Créateur ; toujours, toujours ce mouvement de course. Saint Benoît, c’est pas un traînard !

 

            Et voici maintenant ces deux dispositions fondamentales dont je parlais. C’est très, très beau ! Il dit : et apertis oculis, les yeux ouverts et attonitis auribus, les oreilles attentives comme on traduit. Voici donc les deux organes du cœur spirituel : des yeux pour voir Dieu et des oreilles pour entendre la voix de Dieu. Les yeux voient la lumière et les oreilles entendent les paroles. Voilà notre cœur, notre cœur spirituel !

            Il faut donc, il est nécessaire que le cœur soit en bonne santé. S’il n’est pas en bonne santé, le regard est brouillé et l’audition n’est pas correcte. Il faut donc pour qu’il soit en bonne santé, que les dispositions soient droites. Il est bien dit, bien recommandé au maître des novices d’observer si les novices cherchent Dieu vraiment, ou bien s’ils cherchent autre chose que Dieu.

 

            Il faut donc l’intention droite, il ne faut pas jouer avec Dieu. Si l’intention n’est pas droite, le cœur n’est pas sain. Et si le cœur n’est pas sain, mais les yeux et les oreilles ne pourront pas fonctionner. Mais si le cœur est sain, si l’intention est droite, si vraiment on cherche Dieu, il faut encore que les organes soient en bon état. Il faut donc les entretenir, il  faut les nettoyer.

            Parfois ici, on l’a fait pour moi deux ou trois fois, mais il faut nettoyer les oreilles. Le médecin vient. Il vous envoie de l’eau avec un produit pour nettoyer les oreilles. Et quand les oreilles sont nettoyées, on entend mieux. Avant il y avait une petite perte d’audition. On va aussi parfois chez l’oculiste pour se faire nettoyer les yeux. Et si ça ne va pas, alors on porte des verres. Avec l’âge, il y a les infirmités.

 

            C’est cela, il faut entretenir l’organe, l’œil ou l’oreille car il s’agit de voir et il s’agit d’entendre. Encore une fois, non pour se figer dans l’immobilité mais pour déclencher une action, et une action qui sera la praxis, la pratique monastique.

 

 

 

 

Prologue : de 34 à 47.                             03.01.84

      Le Seigneur cherche son ouvrier !

 

Mes frères,

 

            Ici, Saint Benoît reprend un mot que nous avons rencontré dans la péricope précédente, c’est le verve clamare. Il disait : Tenant les yeux ouverts à la lumière qui divinise et nos oreilles attentives, écoutons la voix divine qui clamat chaque jour et qui nous dit ceci et cela, Pr,26. Dans la traduction, chaque fois le mot a été escamoté. On dirait vraiment qu’on a peur de rendre le réalisme brutal et heurtant du verbe latin.

 

            Et je le comprends, on veut rendre la parole de la Règle digestive pour tous les estomacs. Il n’y a pas seulement un souci de correction littéraire, mais je pense également un souci de ne pas charger les estomacs de choses trop lourdes qui pourraient provoquer des perforations d’estomac. Car le mot latin, c’est presque cela !

            Il y aurait peut-être aussi la crainte de déprécier Dieu. On n’est pas encore, à mon avis, dégagé d’une conception néoplatonicienne de Dieu. Vous savez, il est le pur Esprit, il est, enfin toutes les transcendance se retrouvent en Dieu.

 

            On oublie que Dieu est devenu homme et que Dieu a une voix ; et que la voix de Dieu parvenait en pleine campagne à se faire entendre par une foule de plusieurs milliers de personnes sans haut-parleurs, sans porte-voix, sans rien, en parlant. Il devait tout de même avoir une voix terrible qui se faisait entendre et qui portait au loin.

            Ce n’est pas une voix malade comme les nôtres. Nous ne savons plus parler puisque maintenant nous avons des béquilles qui sont des micros et des diffuseurs. Notre gosier s’atrophie.

 

            Eh bien, ce mot latin clamare signifie exactement pousser des cris perçants, des cris stridents. Ce sont les cris que pousse une oie. Vous savez ce que c’est qu’une oie ? A l’Abbaye de Clairefontaine, il y a des oies et parfois elles crient. C’est très beau ! Ce sont les oies qui ont sauvé Rome, vous le savez, les oies du Capitole. Elles criaient !

            Alors, on ne pouvait tout de même pas dire que Dieu avait la voix d’une oie. Or, c’est çà ! Mais une voix tellement perçante que les sourds entendraient et que les sourds que nous sommes entendent. Nous pouvons nous boucher les oreilles, la voix de Dieu parvient à tout percer.

 

            Et alors, je rapproche ceci de ce que je voulais vous dire hier soir. Le mot attonitis auribus, ça n’a pas encore été traduit. On parle ici des oreilles attentives, oui, mais ça ne veut pas dire grand chose.

            L’oreille attentive, mais c’est l’oreille d’un bon élève dans une classe. Il est attentif mais enfin il pense tout de même à la récréation qui va suivre, ou bien au spectacle de TV le soir qu’il a déjà repéré. Mais il est tout de même attentif.

 

            C’est tout autre chose attonitis ! C’est quelque chose qui répond parfaitement au clamare, ça va ensemble. Cela dérive d’un verbe qui veut dire en tout premier lieu le coup de tonnerre. Donc un coup de tonnerre bref, fracassant, qui perce les tympans.

            Parfois dans le cours d’un orage, la foudre tombe à 100 m ou à quelques dizaines de mètres. Il y a un coup de tonnerre terrible : toutes les lumières s’éteignent, la foudre est tombée quelque part ! On a été saisi, on est encore sous l’impression : c’est ça le mot attono !

 

            Maintenant, les oreilles qui ont entendu cela, ce sont des oreilles attonitis ; elles ont été fracassées par un coup de tonnerre. Nous retrouvons ici l’oreille qui correspond à la clameur stridente, perçante de Dieu. Des oreilles donc attonitis, ce sont des oreilles étourdies. On est interdit, abasourdi, surpris, stupéfait, éperdu devant cette voix de Dieu. Voilà ce que deviennent les oreilles ! Et ici, ce n’est pas un coup de tonnerre, les coups se succèdent parce que Dieu continue à crier. Cela se succède, on ne peut pas y échapper.

 

            Alors nous avons ici par la rencontre de ces deux mots, qui dans le Chapitre de hier sont presque accolés, d’un côté clamare et de l’autre côté attonitis auribus. Nous avons là une évocation qui est implicite, mais pour moi certaine, du spectacle de l’événement grandiose du Sinaï où Dieu est là sur la montagne, où il descend sur la montagne.

            Dieu commence un entretien avec moïse. Moïse lui parle et Dieu répond par des coups de tonnerre, est-il dit. Et le peuple, lui, qui est là ! Les coups de tonnerre font trembler la montagne de la base au sommet ; et les malheureux qui sont là en-dessous ont une telle frayeur qu’ils sont là tout tremblant sur place. C’est cela attonitis auribus, on ne peut pas y échapper.

 

            Et nous avons, dans cet événement du Sinaï, le Seigneur qui propose la vie à Israël. Il lui remet la Loi, il lui remet l’expression de son vouloir qui a pour but de rendre heureux tous les fils d’Israël.

            Ici, nous avons Dieu qui remet au moine le livre de sa volonté qui est la Règle et qui aura aussi pour but de rendre le moine heureux. Il le dit d’ailleurs. Que crie-t-elle cette voix ? Dans les fracas de tonnerre, elle dit : Quel est l’homme qui désire la vie et qui veut voir des jours heureux ?

 

            Ce que Dieu veut nous donner dans la vie monastique, c’est le bonheur. L’amertume, le désespoir, l’aigreur, le regret, des figures à faire mourir des vivants, des figures de fantômes, de revenants d’un autre monde, ça ne doit pas se voir dans un monastère. Ou alors, on est venu y chercher un bonheur qui n’est pas dans le monastère.

            Non, des jours heureux, voilà ce que Dieu crie, ce qu’il veut nous donner. Car les oreilles maintenant, elles deviennent emplies de cette voix souveraine de Dieu, si bien qu’il n’est plus possible d’entendre autre chose.

 

            C’est un phénomène que j’expérimente parfois si j’ai une communication téléphonique au moment où on sonne le début d’un Office. Comme on a bien soin de sonner longuement et largement pour qu’on entende bien, à ce moment-là on n’entend plus rien du tout de la voix du correspondant. On n’entend plus que la sonnerie.

            C’est la même chose pour la voix de Dieu. Elle vous emplit tellement l’oreille et elle emplit tellement le cœur, cette voix de Dieu, qu’on ne sait plus entendre la voix des sirènes qui peuvent détourner le moine de son objectif de bonheur.. Car si cette voix est terrible, elle est aussi très rassurante ; si bien qu’on ne peut plus s’en détacher.

 

            Voilà, mes frères, encore un petit aspect de cette Règle. Voyez, il y a tant de choses sur lesquelles on passe et qui ne retiennent pas notre attention parce que, ma foi, on ne prend pas la peine d’approfondir. Mais c’est pourtant très intéressant car, je vous le répète, si on veut bien s’ouvrir à la beauté de la Règle de Saint Benoît, nous verrons qu’elle n’est rien d’autre que le condensé de la Parole.

            Oui, de cette Parole qui est devenue chair, qui est devenue homme, de cette Parole qui nous donne à tous un discours dans ce qu’on appelle l’Ancien Testament, dans la Nouvelle Alliance aussi. Et nous avons tout ceci chez Saint Benoît, mais c’est caché. Il faut avoir la patience de gratter, de soulever quelques pierres, de découvrir la source. Et alors, elle jaillit et il suffit de nous y abreuver pour découvrir la vie et goûter des jours heureux.

 

 

 

Prologue : de 48 à 77.                             04.01.84

      Ceignons donc nos reins !

 

Mes frères,

 

            Le passage précédent du Prologue se termine sur une conclusion paradoxale. Il nous demande s’il y a pour nous quelque chose de plus doux que cette voix du Seigneur qui nous invite ? Or cette voix, je vous le rappelle, est celle d’un tonnerre. Si elle est effrayante, surprenante, elle nous emplit aussi de paix et de joie car c’est le tonnerre de l’amour. Nous devons nous laisser séduire par elle et nous mettre en route à sa suite car elle entend nous conduire quelque part.

 

            Hier, après une allusion discrète au Sinaï qui, pour Saint Benoît, est un événement éternel toujours actuel, cotidie clamans, Pr,26, nous dit-il. C’est chaque jour qu’on entend le tonnerre de cette voix. Après donc cette allusion au Sinaï, voici aujourd’hui une évocation bien nette de la marche vers la terre, cette terre promise aux enfants d’Israël et promise à nous également.

            C’est vraiment remarquable dans le texte. Le but d’abord, le but de cette démarche, de cette marche à la suite de cette voix de tonnerre, c’est le tabernaculum, Pr,52. Cela va revenir à différents endroits encore dans le même passage. C’est donc le tabernaculum !

 

            Il faut voir le tabernacle qui est devenu le temple sur la montagne sacrée de Sion. C’est le terme de la démarche, de cette quête qui à partir du Sinaï conduit les enfants d’Israël quelque part, là où Dieu a promis de les introduire. Et sur cette montagne sainte, là où habite Dieu, là, on goûtera le repos auprès de lui.

            Vous avez là tous les psaumes des montées, tous les psaumes où on sent la nostalgie du pieux israélite pour la maison de son Dieu où il désire habiter. Ne serait-ce que sur le seuil, mais être là où Dieu habite. C’est donc son tabernaculum, sa tente, sa demeure, son temple.

 

            Mais où est situé ce tabernaculum ? Quel est le lieu ? Le lieu – on dirait  le pays, si vous voulez – le lieu, c’est le regnum, nous dit Saint Benoît, Pr,51, c’est le royaume où Dieu a choisi de fixer son habitation. Ce sera la terre d’Israël, ce sera le royaume de David, ce sera la ville de Jérusalem ; ce sera pour nous le Royaume de Dieu, ce sera la Jérusalem à venir. Ce sera plus précisément dans la vie monastique, le monastère là où on est chez Dieu, donc le but, le lieu.

 

            Maintenant pourquoi, pourquoi ce voyage ?Quelle est l’intention ? L’intention de Dieu d’abord qui veut offrir une grâce et l’intention des hommes qui suivent cette voix qui les invite. Et c’est, dit Saint Benoît, videre Deum, Pr,51, c’est de voir Dieu. C’est audacieux cela n’est-ce pas : voir Dieu !

            N’allons pas maintenant penser que ce soit après la mort, que ce sont des spéculations postérieures. Pour les premiers moines, il s’agissait de voir Dieu sans tarder ; de façon obscure, certes, comme on peut le voir ici comme dit Saint Paul : comme dans un miroir, en énigme, pas encore face à face. Mais dans le Royaume de Dieu où l’on entre, là on peut le voir.

            Et là, nous avons encore aussi les aspirations des psalmistes : comment pourrais-je voir la face de Dieu ? Quand pourrais-je apparaître devant lui ? Voir Dieu, c’est le suprême bonheur de l’homme. C’est donc ça l’intention : voir Dieu et vivre avec lui !

 

            Maintenant, quel est le chemin, l’itinéraire ? Eh bien, Saint Benoît nous le dit : itinera eius, Pr,50. Ce sont ses chemins à lui, ce sont les chemins de Dieu. C’est lui qui ouvre la route.

            Vous aviez dans le désert le peuple d’Israël qui était guidé par une colonne de feu la nuit, de nuée le jour. Quand la colonne s’élevait, on se mettait en route et tout le camps suivait la colonne. Lorsqu’on arrivait à l’étape, la colonne redescendait et tout le monde s’arrêtait.

 

            Ils ne savaient donc pas eux-mêmes où ils allaient. Ils savaient bien que c’était une terre merveilleuse où coulait le lait et le miel, mais ils n’en connaissaient pas la route. Il fallait donc que Dieu lui-même les conduise. C’était donc par les chemins de Dieu qu’on allait chez Dieu.

            Et nous l’avons encore ici chez Saint Benoît : pergamus, dit-il, per itinera eius, Pr,50, par les chemins que Dieu nous ouvrira. Vous avez déjà tout de suite ici encore une fois l’obéissance qui est la façon pour nous aujourd’hui de suivre Dieu sur la route qu’il dégage devant nous.

 

            Maintenant sur ce chemin, naturellement il y a un guide. Auparavant le guide, c’était donc naturellement cette colonne. Et puis il y avait un lieutenant de ce Dieu qui était Moïse qui, lui, pouvait lire les intentions de Dieu et qui d’ailleurs lui parlait de bouche à bouche comme on dit.

            Ici, il y a un autre guide. Et ce guide, c’est bien dit ici, c’est per ducatum Evangelii, Pr,5O, c’est sous la conduite de l’Evangile. C’est donc l’Evangile, ici, qui est le guide. Ce n’est plus la voix de Moïse, c’est la voix du Christ lui-même ; c’est la voix du Verbe de Dieu, c’est la voix de Dieu immédiatement dans la personne du Christ.

            Et l’Evangile est aussi le pendant pour aujourd’hui de cette colonne lumineuse obscure. Car l’Evangile, c’est la prière nouvelle qui vient éclairer l’univers mais qui est aussi obscure. Il faut de l’humilité, il faut un regard pur pour pénétrer les mystères cachés sous les paroles du Christ qui en soi sont très simples, mais qui en elles renferment tous les trésors de la Sagesse et de la Science.

 

            Et pour cela, c’est donc un voyage ! Il faut des dispositions. Les enfants d’Israël, eux, au moment où ils se sont mis en route, ils avaient la ceinture aux reins, les sandales aux pieds et le bâton à la main. Saint Benoît ne dit pas autre chose. Il dit : succintis lumbis nostris, Pr,48. Nous avons aux reins, dit-il, la ceinture de la foi et de l’observance, de la pratique des bonnes actions, des bonnes œuvres. Mais nous avons la même chose !

            Il faut donc être dans des dispositions pour marcher. Et on marche, voilà, par la foi. C’est toujours la même chose, dans la Règle de Saint Benoît, il faut croire. C’était déjà demandé aux enfants d’Israël : croire que Moïse était le représentant de Dieu auprès d’eux et que cette colonne était vraiment l’habitat de Dieu, cette colonne qui lorsque le tabernacle a été construit est venue s’installer dans le tabernacle.

 

            Mes frères, vous voyez donc que pour Saint Benoît il est clair que la vie monastique, c’est le décalque mystique de la pérégrination d’Israël de l’esclavage vers la liberté, d’une terre étrangère à la terre de Dieu. C’est donc un voyage, c’est un mouvement. Ce n’est pas, comme je le disais hier, une immobilité peureuse qui vous cloue sur place. Non, cette voix, elle entre dans l’homme, elle le soulève d’enthousiasme, elle lui donne la force de marcher. Et puis alors devant lui, elle trace la route.

 

            Il y a là, mes frères, une constante ainsi dans la révélation  qui est, comme vous le voyez, très claire et très nette jusqu’aujourd’hui. Et c’est là aussi une des raisons d’être de la Lectio Divina : c’est déchiffrer dans les événements du passé du peuple de Dieu, de déchiffrer notre histoire d’aujourd’hui ; Et pas seulement l’histoire de l’Eglise, pas seulement, mais aussi la nôtre personnelle, celle de notre monastère, celle de notre vie à chacun. Voilà, mes frères, encore un petit pas dans la Règle de Saint Benoît.

 

 

 

Prologue : de 78 à 91.                             05.01.84

      Bâtir sur la pierre !

           

Mes frères,

 

            Pour nous parler de l’univers de Dieu vers lequel nous sommes conduits, le Christ utilise des moyens extrêmement simples, des paraboles tirées de la vie courante. Elles sont à la portée de tous les hommes, des savants aussi bien que des ignorants. Il nous fait entrer ainsi dans le mystère et éveille en nous le désir. Car le mystère de Dieu ne peut pas être cerné de façon spéculative. Il doit être appréhendé par l’intérieur, il doit être contemplé.

 

            Mais ce n’est pas une contemplation qui nous perd dans des abstractions, ce n’est pas cela la vraie contemplation. Le regard contemplatif est sans pensée, il se contente de regarder et, c’est ce qu’il voit qui agit sur lui.

            La Parabole est un tableau vivant que nous observons et nous nous laissons emporter par la magie des images. Le Christ pourrait être, s’il n’était pas le fils de Dieu, le patron de l’audiovisuel d’aujourd’hui et parce que ça nous dispense de penser au moment même.

            Mais comme c’est la Parole de Dieu, elle pénètre en nous et elle éveille des échos qui sont alors de véritables pensées parce que ce sont les pensées de Dieu qui sont déposées dans notre cœur.

 

            Saint Benoît nous parle de cette petite parabole qui est en conclusion du sermon sur la montagne : Celui qui entend mes paroles et qui les accomplit….Un homme qui construit sa maison sur la pierre….Vous connaissez ?

            Cette parabole nous a été expliquée dernièrement par un conférencier. Je voudrais, moi, l’aborder de façon monastique mais à partir d’un seul mot et m’arrêter à ce mot. Car s’il fallait la présenter maintenant dans son entièreté, il faudrait un temps très long. D’ailleurs ce passage du Prologue reviendra encore dans quatre mois et nous verrons à ce moment-là ce qu’il y aura à en dire.

 

            Mais pour cette fois-ci, voilà ce qui a été déposé dans mon esprit. Saint Benoît nous dit que le moine, ça doit être un vir sapiens, c’est à dire un homme sage. Aussitôt, je me suis rappelé cette définition de Saint Bernard. Qu’est-ce que la sagesse, la sapientia ? Eh bien, dit-il, c’est le sapor boni, c’est à dire que c’est la saveur, le goût du bien, du bon.

            En français, encore une fois, les jeux de mots sont perdus, voilà, ils disparaissent. Nous ne voyons guère, nous, le rapport qu’il y a entre sagesse et saveur. Mais en latin, c’est très clair !

 

            Maintenant, qu’est-ce que le sapor, cette saveur ? Et pour nous, la saveur, c’est le goût qui se dégage dans la bouche quand nous mangeons quelque chose de délicieux, qui a du goût, de la saveur ; une orange par exemple. Mais ce n’est pas ça que primitivement ça veut dire.

            Vous voyez un arbre. Prenons un sapin car chez les sapins, c’est très visible. Vous avez donc un sapin et vous pratiquez dans l’écorce de ce sapin une incision. Vous passez quelques jours après et vous voyez la sève qui coule à partir de cette incision. Vous pouvez la récolter si elle n’est pas figée. Eh bien le sapor, c’est la sève, c’est le suc, c’est le jus, c’est la résine qui coule à partir d’une incision pratiquée dans un arbre.

 

            Maintenant, il s’agit de la saveur du bien ! Je reprends le mot français le bien. Le bien, le bon, c’est l’arbre de vie. Et dans cet arbre de vie, le moine avisé pratique une incision et, le suc, la sève de la vie en coule. Et lui, il approche ses lèvres et il boit, il se nourrit. Et cela devient dans sa bouche : vie, saveur de vie, saveur de bon, saveur de vérité.

            Tout cela, c’est la saveur de la vie éternelle qui est dans sa bouche, qui entre en lui et qui rend son corps entier savoureux et parfumé. Voilà la sapientia ! C’est tout cet acte, c’est cette image, c’est ce geste. C’est cette démarche qui fait que l’homme perce l’écorce de la vie pour s’en nourrir. Je pense que c’est une très belle image.

 

            Mais revenons au mot saveur, goût. Pour jouir de cette saveur, même pour remarquer qu’il y a de la saveur, pour s’en nourrir, pour en extraire toutes les essences, toutes les espèces volatiles comme on dit en jargon brassicole, il faut que le palais soit pur. Si le palais est infecté, si le palais est grossier, si le palais a d’autres goûts dans la bouche, il ne saura pas goûter cette saveur.

            Il est donc nécessaire, indispensable que le moine purifie son palais, qu’il le nettoie. Et s’il n’est pas capable de le faire lui-même, ce qui est le cas, mais qu’il le laisse nettoyer par une main experte qui ne peut être que celle de Dieu. Cette main experte est l’Esprit Saint qui est le doigt de la droite de Dieu.

 

            Si bien, mes frères, que nous voyons à partir de ce Prologue que pour Saint Benoît l’organisme tout entier du moine est concerné. Il y a ses oreilles qui sont assourdies par le tonnerre de la voix divine ; il y a ses yeux qui sont ouverts à la lumière divinisante et qui ne peuvent plus se détacher de la beauté de cette lumière. Et maintenant, il y a le palais, le palais qui déguste le miel des discours divins dans lesquels est dissimulée, est cachée la vie. Voyez, il dit : Celui qui entend mes paroles et puis qui les met en pratique.

 

            Nous voyons, mes frères, par ces petites touches que nous trouvons ici chez Saint Benoît qui, je le rappelle, est toujours un homme pratique qui va jusqu’au fond des choses, nous voyons donc que la purification du cœur est aussi la purification de nos sens.

            Nous avons des oreilles spirituelles, des yeux spirituels, certes. Tout ça, ce sont les organes de notre corps spirituel, de notre corps de ressuscité qui est en train de naître, de se former. Mais il n’est rien qui arrive à ce corps spirituel qui ne passe par nos sens charnels.

 

            Il est donc nécessaire que nos oreilles charnelles maintenant, qu’elles soient libres, qu’elles soient propres, qu’elles ne soient pas emplies de toutes sortes de choses qui n’ont rien à faire avec la vie monastique et que donc, je ne sois pas à écouter des choses qui ne conviennent pas au progrès de mes sens spirituels. Et ici, nous avons encore une fois le terrible danger du bavardage. Bavarder, c’est détruire, c’est salir l’oreille du frère. Grave responsabilité du bavard ! Il faut bien le savoir.

 

            La même chose alors pour nos yeux ? Il faut que nos yeux pour contempler la lumière de Dieu, mais qu’ils ne soient pas toujours portés vers toutes sortes d’objets. Ils doivent être dégagés de la curiosité.

            Et puis pour le palais ? Du côté du palais, mais il faut que mon palais spirituel déguste la saveur de la parole de Dieu, la saveur de la vie divine. Mais il faut que je ne sois pas distrait par une gourmandise – voilà, j’emploie le mot directement – une gourmandise qui dérange mon attention, qui fait que mon désir se porte non plus vers cette saveur spirituelle mais bien vers des saveurs charnelles.

            Il y a donc toute la purification aussi corporelle qui est nécessaire pour que la purification spirituelle puisse s’opérer et être conduite à son terme qui est la pureté du cœur.

 

            Voilà, mes frères, encore une petite chose que nous avons découverte dans la Règle. Je pourrais conclure sur cette sentence – c’est extrait d’un psaume – dont Saint Jean de la Croix en avait fait un des thèmes de sa spiritualité : Fortitudinem meam ad te custodiam ! Que toute ma puissance d’être, que toute mon énergie, que toute ma force, ce soit pour toi que je la garde, rien que pour toi, pour toi Dieu.

            Donc, encore une fois, pureté de tout notre être physique pour avoir la pureté aussi de notre cœur !

 

 

 

 

 

Prologue : de 22 à 33.                             02.09.85

      Nous sommes des endormis !

 

Mes frères,

 

            Le Prologue de notre Règle, nous ne devons pas nous imaginer qu'il se rapporte à un stade prémonastique ou protomonastique de notre existence. Je veux dire qu'il ne concerne pas l'époque où nous pensions abandonner le monde pour nous mettre au service de Dieu, pour entrer dans le monastère, ou bien l’âge où nous faisions nos premiers pas à la suite du Christ. Non, le Prologue de Saint Benoît nous touche immédiatement aujourd'hui, dans l'état qui est le nôtre aujourd'hui, et chacun d'entre nous sans aucune exception.

 

            Un moine qui se respecte est toujours en état de noviciat. Si je me dis : mais maintenant je n'ai plus rien à apprendre ; maintenant je suis un maître, je peux enseigner les autres, je peux les former; je n'ai plus à écouter, je n'ai plus à m'instruire ; à ce moment-là, ma vie monastique est tombée dans un lamentable fiasco.

            Il faut toujours qu'un moine soit avide d'apprendre. Il est sans cesse en état de conversion. C'est pour ça que nous prononçons un vœu bien spécial de conversion. C'est un vœu qui nous maintient dans un état d'enfance spirituelle. Il crée, il façonne en nous une âme de disciple.

 

            Un moine est toujours beaucoup plus avide d'écouter que de parler. Un bavard dans un monastère, mais c'est un qui, comment dire ça ? C'est un malade d'abord, c'est certain ! C'est une maladie psychique, psychologique, mais en même temps spirituelle. C'est un homme qui a des démangeaisons, des véritables démangeaisons spirituelles. Il lui manque quelque chose. Il a un prurit, voyez. Il fait une maladie de carence.

            Et cette maladie de carence, c'est qu'il n'a plus besoin d'être à l'écoute. Il pense qu'il sait. Alors il doit bavarder, il doit raconter. Mes frères, faisons bien attention parce que tout se tient dans notre vie !

 

            Et voilà que Saint Benoît aujourd'hui bien spécialement, il nous prend pour ce que nous sommes, c'est à dire des endormis. Nous passons en effet pour Saint Benoît - mais voyons la finesse de son analyse spirituelle - nous passons notre temps à dormir. Nous sommes comme des morts. Nous dormons et nous n'avons plus de sensibilité spirituelle.

            Et en plus, nous évoluons dans le rêve. Nous voyons, nous entendons, nous faisons des choses sans consistance et sans réalité dans le rêve. Et ces choses, nous les prenons au sérieux. Elles révèlent le fond désordonné de notre être, de notre être qui rapporte tout à lui, qui se veut le centre du monde.

 

            Mais que signifie être endormi et vivre dans le rêve ? Eh bien, mes frères, cela signifie ne pas se conduire dans un esprit de foi. Celui qui ne vit pas constamment dans la conscience d'être en rapport avec Dieu, d'être au service de Dieu, d'être à l'écoule de Dieu, celui qui ne s'efforce pas d'acquérir un regard qui lui permette de voir les choses comme Dieu, celui qui ne s'ouvre pas à cet influx de Dieu qu'est l'Esprit Saint, eh bien celui-là, il dort. Il ne  vit pas dans le réel, il vit dans l'illusion.

            Or, Saint Benoît qui est un homme très réaliste, il nous dit : eh bien, vous êtes des hommes pareils. Et je pense que il n'a pas tort. Nous sommes toujours plus ou moins endormis, dans un état de demi sommeil, non pas un sommeil profond, mais un demi sommeil. Nous vivons, oui. Nous croyons, naturellement. Nous avons la foi, mais notre foi est débile, notre foi n'est pas vigoureuse.

            Notre foi n'est pas le moteur unique de notre existence. Nous faisons donc des choses en dehors de la foi, disons, en dehors de la volonté de Dieu. Et alors, tout ce que nous faisons ainsi, c'est sans valeur. C'est de la perte de temps, c'est un gaspillage énorme d'énergies, d'énergies spirituelles et d'énergies physiques aussi.

 

            Eh bien, Saint Benoît nous dit maintenant que ça suffit, ça a assez duré ! Levons-nous donc enfin, dit-il. Il dit tandem Pr,22. Ce petit mot tandem dit que le petit jeu a assez duré et qu’alors nous devons nous lever et vivre. C'est se lever et vivre. Celui qui est couché et qui dort, mais il ne vit pas.

            Et ce qui nous fait lever, c'est la Scriptura, Pr,23, l'Ecriture, c'est à dire la voix de Dieu. La traduction dit : l'Ecriture nous y invite, mais le texte de Saint Benoît est beaucoup plus viril que ça. Il dit : excitante, Pr,22, l'Ecriture nous excite. Cela veut dire qu'elle nous secoue. Elle crie à nos oreilles. Nous sommes sans excuses.

 

            Et que nous crie-t-elle ? Elle nous crie: il est l'heure, l'heure est venue de sortir de notre sommeil. C'est plus que sortir de notre sommeil, c'est de nous lever hors de notre sommeil. C'est le même mot qu'au début : lever hors de notre sommeil.

            Mais ici, notons en passant l'humilité de notre Dieu. Dieu dit : il est l'heure pour nous de sortir du sommeil, de nous lever de notre sommeil. Nous ? C'est Dieu qui nous dit cela, donc comme si Dieu lui-même dormait.

            Dieu ne se sépare pas de sa créature. Il a voulu devenir homme afin de goûter, de sentir, de prendre la mesure de notre faiblesse. Et il compatit, il sympathise. Il ne veut pas se distinguer de nous. Et pour nous encourager, il dit: Eh bien, nous allons ensemble nous lever de notre sommeil car l'heure est arrivée.

 

            Voyez, c'est Dieu qui dit cela ! Et vous avez ici encore un petit enseignement, une petite instruction que Dieu nous donne : c'est que nous ne devons jamais nous singulariser intérieurement par rapport aux autres. Cela veut dire que nous ne devons pas nous, imaginer être des êtres uniques, tous les autres ou l'autre étant d'un côté et moi de l'autre. Non, nous sommes toujours en communion.

            Et la faiblesse de l'autre, le sommeil de l'autre, disons puisque je citais cet exemple tantôt, la manie du bavardage de l'autre, elle est mienne aussi.  Car si l'autre bavarde avec sa langue, voilà, est-ce que moi, il ne m'arrive pas de bavarder avec la langue de mon coeur ? Nous sommes tous complices à l'intérieur d’une' même maladie. Et Dieu, ici, nous en donne l'exemple en disant : nous allons sortir de notre sommeil. Moi, Dieu, et bien je dors avec vous. Ce n'est pas pour rire que le Christ est devenu homme. C'est bien réellement !

 

            Eh bien voilà, mes frères, l'heure est venue. Et cette heure, il ne faut pas la laisser passer parce que si nous la laissions passer, cette heure, eh bien, tout se ferait sans nous. On dit souvent : le train passe, il faut le prendre, il ne passera pas une seconde fois. L'heure est là, il faut se lever, ne plus dormir, parce que la voix de Dieu a sonné. Je ne l'ai pas écoutée, eh bien, moi, je vais rester là et les autres, eux, vont partir.

            Il serait intéressant de parcourir à travers l'Ecriture tous les endroits où il est question de l'heure, ou du temps, ou du moment. Vous verriez que c'est très, très fréquent. Et nous devons tout de même être attentifs à ne pas laisser passer l'occasion, à ne pas laisser passer l'heure. Et cette heure - pour nous, ici, et pour Saint Benoît - est celle où notre sommeil prend fin. Et alors, qu'arrive-t-il ?

            Alors, nous ouvrons les yeux en nous éveillant et nous commençons à entendre. C'est la première chose peut-être, entendre ? Oui, j'entends la sonnerie au matin, la nuit. J'entends d'abord. Et puis le second geste, j'ouvre les yeux. C'est ce que Saint Benoît dit ici: Ouvrons les yeux à la lumière qui divinise et ayons les oreilles attentives.

 

            Voilà, mes frères, voyez comme c'est bien décrit, comme c'est bien analysé. Saint Benoît est extraordinaire. C'est un plaisir, oui, c'est un vrai plaisir de le suivre comme ça à la trace et de comprendre ce qu'il a voulu nous dire, le comprendre pour le faire nôtre et pour le vivre. Car ce que Saint Benoît attend, c'est que nous soyons d'autres lui-même ici sur terre, de vrais disciples le plus proche possible de leur maître. Mais alors, en devenant vraiment les enfants de Saint Benoît, devenir d’authentique fils de Dieu.

 

 

Prologue : de 34 à 47.                             03.09.85

      Etre éduqué par Dieu !

 

Mes frères,

 

            Le Prologue de notre Règle est un discours que Dieu nous adresse. Ce sont des paroles ponctuées de quelques commentaires qui en rehaussent la beauté, qui nous en dévoilent la richesse, d'autant plus que ces paroles de Dieu passent à travers le coeur d'un Saint. Et ce coeur qui les a faites siennes, les répercute vers nous. Qu'y a-t-il, mes frères, de plus extraordinaire, de plus précieux que ces paroles de Dieu arrivant jusqu'à nos oreilles à travers le coeur de notre père Saint Benoît ?

 

            Vous allez voir, aujourd'hui encore, quelles perles sont dissimulées à l'intérieur de ces paroles. Vraiment, je suis personnellement chaque fois étonné, stupéfait, émerveillé de ce qui y est caché. Il faut avoir la patience de gratter, de creuser pour découvrir ces trésors. Mais une fois qu'on les a mis à jour, on ne peut pas les cacher, il faut les exposer pour que tout le monde puisse les partager et s'enrichir.

            Voici, comme nous dit notre père Saint 8enoît, Dieu qui dans sa bonté, sa pietas dit-il. Donc c'est cette bonté tendre, cette bonté qui vient d'un coeur, mais d'un coeur qui ne peut être que débordant de bienveillance. Il nous montre le chemin de la vie. Et ce n'est pas n'importe quelle vie, c'est la vie éternelle, c'est la vie même de notre Dieu.

 

            Et bien, voyons aujourd'hui ce que nous pouvons découvrir. Dieu est un Père et nous sommes de petits enfants. Puisque nous sommes de petits enfants, nous devons être éduqués par notre Père. Et pour nous éduquer, Dieu notre Père va jouer devant nous.

            Et comme nous sommes de petits enfants, nous allons instinctivement jouer avec lui, reproduire ses gestes, acquérir ses façons de faire, disons presque sa façon de parler, de se conduire. Dieu se tient donc debout devant nous, et il pose un ensemble de gestes que nous imitons. L'Apôtre Paul disait : mes frères, soyez mes imitateurs comme moi je suis l'imitateur du Christ !  Il y a donc un mimétisme.

 

            Lorsqu'on regarde quelqu'un et qu'on l'aime, et qu'on lui fait confiance, on finit par prendre ses habitudes, ses façons de voir les choses, ses façons de réagir. C'est cela ! Eh bien, Dieu joue devant nous.  Pourquoi fait-il cela ? Parce que il désire faire de nous, non pas des surhommes, car il n'est pas nécessaire de venir dans un monastère pour être un surhomme. O non, il vaut même mieux ne pas y venir. Il y a des écoles dans le monde aujourd'hui qui fabriquent des surhommes.

 

            Tiens, il y avait dans le journal, ces derniers jours, un article sur ce qu'on appelle les chasseurs de têtes. Or, j'ai rencontré dernièrement justement comme ça un garçon qui est dans le milieu des chasseurs de têtes. Qu'est-ce que cela veut dire ? Et bien, la brasserie de Rochefort, elle a besoin d'un homme, d'un Président Directeur Général qui va faire monter en flèche son chiffre d'affaires, qui va déborder les frontières de notre petit pays, envahir l'Europe, traverser les océans. Vous allez voir, ça va devenir quelque chose de fantastique.    Pour ça, il faut trouver l'homme qui est capable de faire cela. Eh bien, il y a des chasseurs de têtes, vous voyez, qui sont au courant de tout ce qui se passe partout dans le monde des affaires, et puis qui vont pêcher l'homme dont la brasserie de Rochefort a besoin pour réussir. Voilà les chasseurs de têtes ! Mais alors, qu'arrive-t-il ? Il arrive qu'on vole une tête à une autre entreprise. C'est pour ça qu'on les appelle des chasseurs. Peut-être que notre frère Jacques pourrait nous donner là-dessus l'une ou l'autre belle conférence ?

 

            Mais revenons à Dieu, car lui, il ne veut pas faire de nous des surhommes, des têtes qui s'achètent et qui se vendent à prix d'or. Non, il veut faire de nous infiniment mieux. Il veut faire de nous des dieux, donc des hommes qui sont élevés à un plan qui est inaccessible aux forces naturelles abandonnées à elles-mêmes, des hommes qui participent à sa vie, à son amour, à tout ce qu'il est, et qui alors sur la terre tiennent sa place à lui. Voilà ce qu'il veut réaliser lorsqu'il appelle quelqu’un dans le monastère.

 

            Maintenant, observons Dieu qui est en train d'éduquer comme ça un de ses enfants. Il veut donc en faire un dieu. Eh bien, Saint Benoît l'explique ici. Observons donc Dieu. Il est debout devant son enfant et il joue avec lui. Que fait Dieu ? Et bien, comme le dit Saint Benoît, Dieu, il a ses yeux fixés sur le moine, et il a ses oreilles dirigées vers ce moine. Voilà donc le spectacle !

            C'est dans un geste d'appel, de confiance, d'ouverture, d'amour pour ce petit enfant qui est là et que Dieu est en train d'éduquer avec ses yeux et avec ses oreilles. Et des yeux de Dieu rayonne, coule la lumière. N'oublions pas que dans le ciel, il n'y a pas de temple. C'est Dieu lui-même qui est le temple avec l'Agneau. Il n’y a pas de soleil ni de lune, il n'y a plus de nuit parce que c'est la gloire de Dieu - donc le rayonnement des yeux de Dieu - qui éclaire absolument tout. Et voici ses yeux qui sont fixés sur le petit enfant qu'est le moine.

            Et alors il y a les oreilles de Dieu, des oreilles qui attendent. Qui attendent quoi ? Mais le vagissement de ce petit enfant, un cri, une parole de ce petit enfant. Pourquoi ? Mais pour aussitôt répondre et combler tout le désir qui est exprimé peut-être maladroitement. Donc, les yeux et les oreilles de Dieu sont sur ce petit moine !

 

            Maintenant, en face de Dieu il y a donc cet enfant, ce moine qui est dans une posture semblable à celle de Dieu. Il joue ce qu'il voit chez Dieu. Or, Saint Benoît nous l'a dit hier : Il a les yeux ouverts sur cette lumière qui divinise, Pr,25. Donc, il regarde les yeux de Dieu et il est captivé, séduit par cette lumière qui, entrant dans le moine, dans le petit garçon qui fait exactement comme Dieu, mais le transfigure, le transforme.

            Et puis, comme disait Saint Benoît hier : il a les oreilles attentives, Pr,25, les oreilles qui vibrent. Il a les oreilles vibrantes à quoi ? Mais à la voix de Dieu, car Dieu ce n'est pas un muet, Dieu parle toujours. Et la parole de Dieu, elle est un chant, elle est une musique, elle est une mélodie. Je vous l'ai déjà expliqué.

 

            Et alors, le petit enfant, il est là qui écoute cela. Donc, vous avez un spectacle magnifique, mais vraiment magnifique parce que vous avez les deux êtres debout l'un en face de l'autre: Dieu-Père et le moine, son petit, son enfant tout petit. Et alors, des yeux qui se rencontrent, des yeux qui se boivent l'un l'autre, des yeux qui se perdent les uns dans les autres. Et alors aussi les oreilles, les oreilles de l'un et de l'autre qui sont avides d'échange, avides de partage. Il se crée entre les deux une unité, une unité de désir, une unité de vie. Et c'est ainsi que Dieu forme son enfant à ce qu'il est lui-même. C'est toute la vie contemplative. Ce n'est rien d'autre que cela.

 

            Mais ce n'est pas si facile en soi parce que vous aurez tout autour des fantasmagories suscitées par les démons qui sont bien réels - je le rappelle - et qui vont essayer de distraire de cet échange, de cette relation si belle et si pure pour que le petit enfant au lieu de se plonger dans les yeux de Dieu le père, mais il commence à regarder autour de lui. Alors le petit enfant est distrait et il, voilà, il introduit un retard dans son évolution.

            Mais cela va encore plus loin. Les yeux qui regardent ainsi les yeux de Dieu, les oreilles qui écoutent le chant qui sans cesse sort des profondeurs de Dieu, mais ce sont les mêmes yeux qui regardent les frères, et ce sont les mêmes oreilles qui écoutent les frères avec lesquels on vit. Si bien qu'il s'établit entre Dieu, le moine et les frères une communion dans une même lumière et un même chant.

 

            Vous avez là un des aspects très beau du chant de l'Office, pour reprendre celui-là. Et nous comprenons que le moine - même tout petit enfant encore - devient créateur. Il est créateur par son regard et par son écoute, par la qualité de son regard et la qualité de son écoute, par la confiance avec laquelle il rejoue de son mieux ce qu'il voit jouer par son père, Dieu. Voilà, mes frères, pour ce soir. Voyez que je ne vous ai pas trompés. Il y a dans la Règle de Saint Benoît des découvertes extraordinaires à faire. Et voilà, jour après jour comme ça, nous en faisons.

            Et je pense que nous n'aurons jamais fini. Je me demande parfois si pendant toute l'éternité, il n'y aura pas là quelqu'un qui nous expliquera encore la Règle de Saint Benoît Car, à mon avis, elle est inépuisable puisqu'elle est, comme je le disais au début, le filtre à travers lequel nous parvient ce qu'il y a de meilleur chez Dieu: sa Parole et son Amour.

 

Prologue : de 106 à la fin.                        07.09.85

      L’art du service !

 

Mes frères,

 

            Saint Benoît clôture le Prologue de sa Règle en nous annonçant son intention de fonder une école où l'on serve le Seigneur. La vie bénédictine est donc un écolage, un apprentissage. On y étudie une science qui ne meuble pas le cerveau mais qui purifie le coeur. On y apprend un art qui relève du céleste, du divin, qui saisit l'homme tout entier et qui doit le transformer.

            Et cet art, c'est celui du service. Pas le service de n'importe qui, mais le service du Seigneur en lui-même dans les hommes. Rappelons-nous ce que le Christ avait dit à Pacôme, qu'il le destinait à servir le genre humain. Oui, c'est aussi l'intention de Saint Benoît. C'est cela la véritable théologie. Connaître Dieu et celui qu'il a envoyé, Jésus-Christ, c'est l'essence de la vie éternelle.

 

            Or, il n~ nous est plus possible aujourd'hui de connaître Dieu si ce n'est à travers les hommes que nous rencontrons. Le Christ-Dieu s'est incarné une fois pour toute. Et cette incarnation est une loi à laquelle nous sommes tous soumis sans aucune exception. Rencontrer Dieu à travers l' homme, là il n'y a aucune illusion possible. Mais on peut aller alors au-delà de l'homme et commencer à voir Dieu directement. Mais il est impossible de faire l'économie de ce passage par le canal du frère. Voilà ce que nous allons apprendre dans le monastère.

 

            Et Saint Benoît use d'un petit mot que je voudrais relever et qui a été traduit par fonder. En réalité, dans le texte il est dit: constituenda est, Pr,106, constituere. De là est venu nos fameuses " constitutions ". Qu'est-ce que cela veut bien dire ? Eh bien, c'est tout un tableau vivant, cela évoque l'image d'un tout. C'est un tout structuré, un tout organisé et un tout vivant. On prend des éléments divers, on les assemble, on les imbrique, on élève une construction solide, ferme, qui tient debout.

 

            Vous avez donc là dans ce constituere, deux éléments : être debout & ensemble. C'est vraiment l'image d'un bâtiment ou d'un corps vivant. Et c'est cela l'école de Saint Benoît ! Donc, cela implique toute une organisation matérielle. Il y a des bâtiments ; il y a des moyens de subsistance ; il y a des hommes qui vivent et qui forment une Eglise, une communauté, un Corps. Et ces hommes, à l'intérieur de cette école, apprennent cette fameuse science du service.

            Et puisque c'est une école, il y a des degrés, donc des grades comme on dirait aujourd'hui. Il y a un Maître qui enseigne. Et ce Maître qui enseigne, c’est la Règle ! Regula Magister, comme dit Saint Benoît 3,17. La Règle est Maîtresse. A travers la Règle, naturellement, il y a le Christ, il y a l'Esprit, il y a Dieu le Père, il y a toute la Trinité. Mais la Maîtresse à laquelle tous se soumettent, c'est la Règle.

 

            Il y a un interprète de cette Règle, de cette Loi. C'est l'Abbé. Il ne peut l'interpréter que s'il est pénétré par cette Règle, que s'il a été façonné par la Règle au point d'être traduction vivante de la Règle par sa vie et par sa doctrine. Les deux sont indissociables. Là où il n'y a pas d'abord la vie, il n'y a pas de doctrine. Nous ne sommes pas ici dans le cérébral, nous sommes dans le pratique. N'oublions pas que le moine dès le début, déjà avant Saint Benoît, c'est prakticos, c'est un homme qui fait.

 

            Il y a ensuite une matière dans cette école, une matière qu'on apprend. Et la matière, je le rappelle, c'est le service, c'est à dire l'art d'aimer. Retenons ça, mes frères, le monastère, c'est une école où on apprend à aimer, mais aimer vraiment. S'aimer soi-même ? Oui, mais s'aimer vraiment soi-même c'est à dire en s'oubliant, en mourant à soi-même, en se donnant aux autres, en se recevant des autres.

            C'est le véritable amour de soi : s'aimer soi-même pour Dieu et pour les frères ; se laisser aimer par Dieu et par les frères. Mais cet amour ne peut naître, ce saint amour de soi n'existe que là où il n'y a plus d’égoïsme et où on ne vit plus que pour Dieu, pour le Christ et pour les autres.

 

            Voilà, mes frères, retenons cela ! Je pense que c'est encore un petit trésor que le Christ dépose en notre coeur ce soir. Et il espère que ce trésor va comme dans une bonne banque, rapporter de gros intérêts. Toujours capitaliser !

 

 

Prologue : de 1 à 21.[1]                             01.01.86

      Un cœur orné d’une oreille !

 

Mes frères,

 

            Dès le premier mot de sa Règle, Saint Benoît nous présente le moine comme un homme doté d'un organe qui lui permet d'entendre et de comprendre le mystère caché en-dessous de tout ce qu'il perçoit. Et cet organe, c'est un coeur orné d'une oreille. Incline l'oreille de ton coeur, nous dit Saint Benoît.            Par ces paroles, nous sommes immédiatement introduits là où nous devons vivre.

            Nous savons dès le départ que dans la vie monastique la chair ne sert de rien, que seul l'esprit est utile. L'esprit, c'est à dire cette portion de l'être de Dieu qui a été déposé en nous, qui est venu de Dieu, qui retourne à Dieu. La vie monastique est donc d'abord, surtout et uniquement d'ordre spirituel, d'ordre pneumatique. Cela ne veut pas dire que la chair soit négligée. Mais la chair elle-même est prise, elle est élevée et elle doit être transfigurée par l'Esprit qui l'habite.

 

            Maintenant, quel est le mystère perçu par cette oreille ? C'est le Royaume de Dieu et tout ce qui a trait à ce Royaume : donc sa présence parmi nous, ses splendeurs, la façon dont nous devons nous y tenir, dont nous devons le découvrir, l'explorer. C'est aussi ce Royaume de Dieu pénétrant à l'intérieur de nous. Il y est déjà dans cet Esprit, mais il veut s'étendre, il veut occuper toute la place. Il veut que chacun de nous devienne révélation de ce Royaume de Dieu pour les hommes.

            Voilà le mystère qu'entend et que comprend cette oreille. Mais c'est mystère ! Il ne sera donc jamais possible d'en être le possesseur. C'est plutôt lui qui doit prendre possession de nous.  Et le moine, alors, dès que son oreille a perçu la vibration de ce mystère, il s'adapte. Non seulement son oreille s'adapte, mais l'être entier du moine, car l'être de l'homme est ordonné au mystère du Royaume.

 

            C'est donc une sorte de jeu entre Dieu, le Créateur et le Rédempteur, et puis sa petite créature l'homme, l'homme entrant dans le jeu divin. Ce n'est pas facile, ce n'est pas simple. C'est un exercice. Il faut un certain entraînement. On ne réussit pas du premier coup.  Mais enfin, c'est cela toute l'ascèse de la vie monastique qui peut se ramasser dans un seul mot qui dit très bien l'attention de cette oreille. Et c'est encore et toujours l'obéissance.

            Saint Benoît nous le dit aussi. De suite il parle des armes nobles et très fortes de l'obéissance. L'obéissance est donc la sensibilité extrême d'une oreille et la réponse ardente, délicate d'un coeur. La noblesse d'un moine, sa grandeur, ce n'est pas la hauteur de son intelligence, ce n'est pas la justesse de sa voix, ce n'est pas sa prestance physique, non. C'est la délicatesse de son obéissance. Rien d'autre. Rien d'autre !

            Saint Benoît le dira plus loin. Il dira: l'Abbé ne doit pas préférer un frère à un autre, sauf celui qui serait trouvé meilleur dans l'obéissance. Celui-là, c'est un roi, ce frère !

 

 

 

Prologue : de 106 à la fin.                        07.01.86

      Le monastère est une école !

 

Mes frères,

 

            Si nous prenons plaisir à goûter les richesses de notre Règle, nous constatons que Saint Benoît ne rampe jamais au ras de terre, qu'il ne descend jamais des  hauteurs de la foi. Même lorsqu'il nous met le nez dans notre poussière au sommet de l'échelle de l'humilité, c'est pour nous faire aborder au rivage des cieux.

            Il ne s'abandonne jamais à un psychologisme facile. Il déambule dans le surnature. Là il est chez lui. Sa maison, c'est l'univers de Dieu. Nous allons le voir encore aujourd'hui à propos de deux choses importantes qu'il nous dit, ou qu'il nous rappelle plutôt.

 

            Le monastère est une école où on apprend à servir le Seigneur. Dominici scola servitii, Pr.107. C'est une école de guerre car le moine est un miles Christi, c'est un soldat à la solde du Christ. Il s'est engagé au service du Christ. Il doit lutter contre le démon, contre les passions, contre les vices de la chair et de l'esprit. Il doit apprendre l'art de la guerre, les techniques de la guerre.

 

            Le monastère est aussi une école d'art, pas seulement l'art de la guerre, mais l'art spirituel. Saint Benoît, dans quelques jours, va nous détailler les outils des œuvres bonnes, les outils de l'art spirituel. Il y en a toute une série. Dans cet atelier qu'est le monastère, il faut apprendre à s'en servir. Il faut donc aller à l'école. Il faut devenir un ouvrier qualifié ou un artiste connaissant tous les secrets de son art.

            Le moine doit façonner de son être une œuvre de beauté. Il le fait en collaboration avec Dieu naturellement. Mais entrer dans ces vouloirs parfois si déroutants de notre Dieu demande un savoir qui doit être éduqué, et qui doit être exercé, et fortifié à l'intérieur de cette école qu'est le monastère.

 

            C'est aussi une école de médecine, le monastère. On y apprend à guérir les vices, à guérir ses blessures et ses plaies, les siennes propres et celle des autres aussi. Il serait si beau si chaque moine pouvait devenir un simpecte ? comme dit Saint Benoît, c'est à dire un homme qui peut soigner, guérir ses propres plaies et celles des autres sans jamais les dévoiler, un homme qui sait s'asseoir à la table des pécheurs, qui sait prendre sur lui les fautes des autres, un homme avec lequel on se sent en confiance. Pour cela, il doit être un médecin éprouvé.

            Dans le monde, pour les études de médecine, il faut au moins 7 ans. Il paraît qu'on va les porter à 9 ans. Et dans une spécialité, ça peut durer alors15 ans. Et puis voilà, on peut ouvrir alors un cabinet avec une plaque « Docteur un tel ».

 

            Et dans le monastère, on n'a jamais terminé ses études de médecine. On a toujours, toujours à apprendre, toujours à se recycler, toujours à se perfectionner. Si bien que le moine apprend à être ainsi entièrement disponible pour le service du Seigneur. Il ne s'appartient plus. Il n'a plus le droit de chercher son propre avantage.

            C'est ce qui est peut-être le plus difficile, c'est de s'oublier au point de sacrifier ses avantages à ceux des autres, et même de sacrifier sa vie pour que les autres vivent mieux, vivent davantage, vivent pleinement, vivent divinement. C'est cela le service du Seigneur. Il n'y a pas regardé, lui, il n'a pas été regardant. Il a tout donné.

 

            Le service du Seigneur, cela signifie encore qu'on devient servus Domini. Ce sont des mots ! Service, aujourd'hui, ça a perdu, je dirais, sa vigueur originelle. Le servus, c'était l'esclave. Donc, il n'est même pas une personne. Il est une chose. Il est un objet dont on peut trafiquer comme on trafique une tête de bétail.

            Voilà ce que nous devons être pour Dieu. Je ne suis plus un homme, dira Saint Benoît au 6° degré d'humilité, je suis devant toi comme une bête de somme, une iumentum, 7,136, Il faut en arriver là. Ce n'est pas dégradant pour nous parce que il est préférable d'être un chien dans la maison de Dieu que d'être un prince dans la maison de satan.

 

            Mais ce service, donc, doit aller jusqu'à la parfaite dépossession de nous. C'est là qu'il faut en venir. Et voilà ce que Saint Benoît nous rappelle dans ce petit mot " le service du Seigneur " que nous devons apprendre dans cette école qu’est le monastère. Mais il y a aussi une seconde chose importante.

            C'est tout à la fin du Prologue. Saint Benoît n'édulcore pas la situation. Ce n'est pas un homme qui jette de la poudre aux yeux, qui fait prendre des vessies pour des lanternes. Non non non, Saint Benoît dit toujours les choses comme elles sont.

            Il nous dit, ici, que nous devons devenir conforme au Seigneur en tout. Cela signifie participer à sa Passion. Passionibus Christi participemur, Pr,119. Il met passions au pluriel, passionibus. Le Christ n'a pas vécu seulement une passion, il en a vécu plusieurs.

 

            Quand il était tout petit déjà, qu'il est venu au monde, il a été tout de suite couché dans une mangeoire. Il n'y avait pas de place pour lui. Donc, ça a commencé tôt et ça c'est terminé tard, ça c'est terminé sur une croix. Et encore même après la mort, il a été couché dans le tombeau d'un autre. Il est né dans la mangeoire d'un autre et il est mort dans le tombeau d'un autre. Voilà ! Et ça, c'est Dieu ! Et nous devons participer à toutes ces passions du Christ. Voilà ce que nous dit Saint Benoît.

 

            Donc, toutes les souffrances qui nous arrivent à nous dans notre vie monastique, toutes sans exception aucune, toutes les souffrances d'ordre spirituel, d'ordre moral, d'ordre physique, tout, eh bien Saint Benoît ne va pas nous consoler et dire : Pauvre petit, c'est malheureux, voilà un bonbon, tais-toi, ça ira mieux demain !

            Non il ne dit pas ça. Il nous dit : Participe à la passion du Christ ! C'est la Passion du Christ qui se renouvelle, qui se poursuit, qui s'achève en toi. Sois-en heureux ! Et ça, c'est Saint Benoît, vous voyez. Il ne fait pas de petites consolations psychologiques. Non, il vous enlève, il vous soulève et il vous met au niveau de la foi. Il dit : C'est là que vous devez vivre, c'est là votre place, vous êtes des moines .

 

            Et c'est bien vrai, Saint Benoît est terrible. Il nous envoie au-delà de nous-mêmes. Mais je trouve que c'est très beau. Et j'ai déjà expérimenté que lorsqu'on dit à des...surtout à des jeunes, vous savez, qui viennent se plaindre que malgré tout c'est un peu dur, et que la souffrance peut devenir difficilement tolérable, les envoyer, là où ils doivent être, c'est à dire dans la passion du Christ, eh bien ça les fortifie parce que on leur dit la vérité, et la grâce de Dieu agit en eux. Oui, Saint Benoît veut conformer son disciple au Christ jusqu'à l'intérieur de la passion.      

 

            Mais alors, qu'arrive-t-il ? Ce n'est pas tout. Saint Benoît dit : A ce moment-là, regno mereamur esse consortes, Pr,120, nous allons pouvoir partager sa Royauté. C'est cela ! La Royauté du Christ, d'abord dans les humiliations de la souffrance, de l'impuissance. Mais comme je le disais le jour de la récollection, l'Epiphanie de Dieu, elle s'opère toujours dans l'obscurité, dans le secret, dans la ténèbres. Dieu n'a pas besoin de s'étaler pour se faire connaître.

 

            Non, Dieu est Dieu, et c'est dans le rien qu'il déploie sa puissance. Mais c'est la même chose ici, c'est à l'intérieur de notre humble acceptation de notre situation, de notre faiblesse, des souffrances que nous devons subir que se révèle à l'intérieur de nous la puissance de notre Dieu.

            Et c'est ainsi que nous entrons dans son Royaume et que nous participons à sa Royauté. Très humblement peut-être, de façon très effacée ici sur terre, incognito sur terre, mais le jour viendra où ça apparaîtra en pleine clarté. C'est ce que Saint Benoît nous promet. Et pour signifier que c'est quelque chose de sérieux pour lui, il dit en dernier mot: AMEN. C'est bien ainsi. Et là-dessus, vous pouvez construire votre vie.

            Voilà, mes frères, c'est ce que nous nous efforçons de faire ensemble chaque jour, pauvrement peut-être, mais avec une immense confiance et une espérance sans limite.

 

 

Prologue : de 1 à 21.                              02.05.86

      Etre toujours novice !

 

Mes frères,

 

            Nous reprenons la lecture de notre Règle à partir du Prologue. Ainsi nous avançons jour après jour vers de nouvelles découvertes. La vie monastique est un perpétuel recommencement. Elle est un progrès indéfini vers une plénitude qui n'est autre que Dieu lui-même.

            Le moine est un homme toujours rassasié et pourtant toujours en appétit, comblé de joie et sans cesse tourmenté. Si j'en crois mon expérience qui est déjà tout de même assez longue, il est indispensable qu'un moine prenne ainsi conscience de son besoin constant de renouvellement, de rajeunissement.

            Le jour où un moine n'a plus rien à apprendre, où il n'a plus rien à découvrir, il est un homme fini. Il va être frappé d'une sorte de sénilité spirituelle. Et ça va se marquer jusque dans son apparence physique.

 

            Comme Monsieur Habachi nous l'a bien dit, au moment de notre naissance, nous sommes des vieillards parce que nous traînons déjà un passé très long et très lourd qui plonge ses racines dans la nuit des temps. Mais une fois que nous sommes apparus dans ce monde, nous allons vers notre jeunesse. Mais il faut consentir à devenir jeune et à le rester. Si bien que au terme, nous sommes redevenus des petits enfants. Nous avons retrouvé notre Source qui est le coeur de la Trinité.

            Eh bien, la vie monastique, c'est ce mouvement vers la jeunesse. Il y a donc toujours de nouvelles choses à admirer, à découvrir, à contempler. Et le fait que régulièrement nous reprenons la lecture de notre Règle à partir du Prologue, ça nous invite à entrer, et à nous installer, à nous situer dans notre vérité.

 

            Nous ne devons jamais nous imaginer être arrivés sur les derniers sommets de la contemplation et des vertus. Certes, nous atteignons des sommets. Mais derrière celui que nous avons gravi nous en découvrons de nouveaux qui nous invitent à de nouvelles ascensions. Et pour faire de la montagne, il faut de l'entraînement, et il faut de la jeunesse dans la musculature.

            On ne fait pas de la montagne quand on a 80 ans ; on fait de la montagne quand on est jeune ou quand on est resté jeune. Mais il y a tout de même un moment où ça ne devient plus possible. C'est la même chose dans la vie spirituelle, pour gravir les sommets qui se présentent; à nous, nous devons entretenir notre jeunesse.

 

            Un véritable moine se considère donc toujours novice. A l'école du Seigneur, aussi sage que l'on soit, il y a encore et toujours à apprendre. Un vrai moine en est heureux. Il n'en finit pas, voyez-vous, de devenir fou pour entrer dans la sagesse de Dieu et goûter l'ineffable. 

            Un moine qui avec le temps devient un homme rangé, sage, à qui on n'a plus rien à lui apprendre, il a fait le tour de tout, c'est un blasé, eh bien encore une fois, c'est un homme fini.  Il y a au creux de la vie monastique ce petit grain de folie qui permet à l'homme de rester jeune. Mais attention ! Il s’agit toujours ici de cette jeunesse dont parle le Christ et qui a permis aux Apôtres de persévérer dans leur mission jusqu'au martyr.

 

            C'est ce qui a permis à Saint Athanase de tenir à son poste d'Alexandrie pendant 45 ans et de ne céder devant personne lorsqu'il s’agissait de défendre la vérité de l'orthodoxie. Le Christ était Dieu. L’Empire tout entier, les Synodes des Evêques, les armées impériales, tout pouvait se dresser devant lui, Athanase était là : Jésus de Nazareth est Dieu. Voyez ! Mais pour cela, il devait rester jeune.

            Nous autres, nous devons aussi tenir tête, tenir tête aux tentations, tenir tête aux pensées, tenir tête aux démons, tenir tête à tous les accidents qui se dressent sur notre route, à tous les pièges qui nous sont tendus. Mes frères, pour cela, encore une fois, il faut demeurer jeune.

 

            Et c'est ainsi qu'un véritable moine ne nourrit pas de prétentions. Il préfère écouter plutôt que parler. Comme je le rappelais, il a toujours à apprendre, il est toujours disciple quel qu'il soit, fut-il Abbé. Mais de qui l'Abbé peut-il être disciple dans son monastère ? On est disciple du Christ, on est disciple de l'Esprit, on est disciple de Dieu le Père, soit ! Mais concrètement dans la pratique de la vie quotidienne ?

            Eh bien, l'Abbé, il est disciple de sa communauté. Il est disciple de chacun des frères. Il ne peut se juger supérieur à aucun d'entre eux. Mais non, il est à leur service et il reçoit d'eux plus qu'il ne leur donne. C'est grâce à ses frères qu'un Abbé demeure jeune. Pourquoi ? Mais parce que il se met à leur école. Il a toujours à apprendre d'eux. Et si c'est vrai de l'Abbé, c'est vrai de chacun des frères de la communauté.

 

            Une chose que nous devons éviter, c'est de porter un regard de mépris sur un autre, de nourrir dans notre coeur des jugements défavorables au sujet d'un frère. A ce moment-là, nous refusons d'être enseignés par ce frère. Nous nous jugeons supérieur à lui et prenons un bon coup de vieux. Attention, mes frères, à cette jeunesse de coeur, à cette jeunesse spirituelle !

 

            L'oreille, voyez-vous, d'un vrai moine entend à tout moment un discours et un chant et ne s'en distrait pas. C'est le chant que les anges dégustent, c'est le chant de la divinité, c'est le chant de l'amour. Chez Dieu, on ne fait que chanter. Lorsque vous ouvrez les dernières pages de l'Apocalypse vous assistez à cette liturgie céleste qui n'est qu'un chant scandé par le refrain : Alléluia. C'est à dire : louez Dieu, louez tous Dieu vous les petits et les grands, tout le monde !

            Chez Dieu on ne fait que louer et que chanter. Et pourquoi ? Mais parce que on écoute, on écoute ce chant, on s’assimile à lui. Non seulement on le fait sien, mais on devient soi-même chant par toute sa vie, par tout son être.

 

            Alors, mes frères, oui, la voix de notre Dieu doit emplir notre vie. Saint Benoît nous dit pour commencer: Voilà écoute ! Soyons donc, mes frères, des écoutants et ainsi nous accomplirons toute justice.

 

 

 

Prologue : de 22 à 33.                             03.05.86

      Réveillez-vous !

 

Mes frères,

 

            Saint Benoît dessine ici un petit tableau plein de vie. Mais pour le voir surgir et danser devant nous, nous devons quelque peu rectifier la traduction française. Saint Benoît nous  dit : erxurgamus, Pr,21. C'est traduit : Levons-nous . Or, pour le verbe latin exurgere, la traduction se lever est secondaire. C'est un sens dérivé. Le sens premier est éveiller. Il faudrait donc traduire : Eveillons-nous !

 

            Alors, tout se peint. Eveillons-nous, car une voix nous dit : il est temps de sortir de notre sommeil. Voyez. Alors que se passe-t-il ? On ouvre les yeux, on tend l'oreille et on entend une voix qui crie. Cette fois-ci, c'est bien présenté.  Et qu'est-ce qui nous tire de notre sommeil ? Car vraiment, la traduction littérale, c'est tirer du sommeil. Le verbe excitare en latin veut d’abord dire tirer quelqu'un du sommeil. Ce n'est pas exciter, ce n'est pas inviter, comme on dit ici. Non, c'est vraiment secouer quelqu'un pour le tirer du sommeil.

            Et celui qui fait ce geste, c'est la Scriptura, c'est l'Ecriture. Cette Ecriture, c'est une voix, c'est une Parole, c'est le Verbum, c'est la Parole de Dieu, c'est le Verbe de Dieu qui, lui, est le Créateur et le Modérateur du cosmos. Et c'est lui qui prend la peine de venir nous secouer pour nous tirer de notre sommeil et dire : Alors, cette fois-ci, éveillez-vous !             Donc pour Saint Benoît, nous sommes naturellement des endormis, des engourdis. Plongés dans notre sommeil, nous sommes étrangers à ce qui se passe autour de nous. Je me souviens de ceci, pendant la guerre, tout au début, le 3° ou le 4° jour, j'étais en route vers l'Ouest puisque nous avions l'ordre de nous retirer vers la côte. Et j'étais avec une bande de jeunes flamands.           

            Et on logeait chez l'habitant, de braves gens, de très braves gens dans les Flandres. Je dormais dans un lit. Oui, vous vous rendez compte, des étrangers qui arrivaient...et on vous mettait dans un lit. Eh bien, pendant toute la nuit, les avions allemands ont bombardé les troupes, les soldats qui passaient dans la rue. Tout le monde a passé la nuit dans les caves sauf moi qui dormait dans le lit. Vous voyez, c'est ça étranger à tout ce qui se passe.

 

            Eh bien, c'est ce que malheureusement nous faisons maintenant. Nous dormons et nous sommes étrangers à ce que Dieu fait autour de nous et en nous. Nous sommes absents, nous sommes perdus dans nos songes, dans nos rêveries, dans nos projets creux et nous ne sommes pas présents à ce que Dieu nous demande. Nous n'avons pas les yeux ouverts, nous n'avons pas l’oreille tendue vers lui, vers le chant qu'il dirige, improvise à notre intention pour nous charmer.

 

            Le moine, pour Saint Benoît, sera donc un homme éveillé, attentif, prêt pour le travail, pour le service. Derrière ce que Saint Benoît nous dit ici, il faut entendre toutes les Paraboles que le Christ a improvisées pour nous inculquer la vigilance : les vierges sages et les vierges folles, le serviteur qui passe la nuit à attendre son maître.

            Et puis, les recommandations de l'Apôtre Paul qui nous dit avec insistance : Mais prenez donc garde que vos coeur ne s'endorment dans l'insouciance et les plaisirs de ce monde. Rappelons-nous aussi Pascal : Est-ce que c'est le moment de dormir ? Le Christ est en agonie jusqu'à la fin du monde. Faut-il dormir pendant ce temps-là ?

 

            Eh bien, mes frères, soyons modestes et reconnaissons que nous sommes des gens distraits pour ne pas dire des gens endormis. Mais la distraction n'est-elle pas un phénomène inévitable ? Oui, il y a des distractions qui sont liées à nos déséquilibres nerveux. Il n'est pas possible d'être toujours attentifs à ce que l'on fait, à ce que l'on entend. Mais cela est innocent. Cela fait partie de notre condition charnelle. Saint Benoît pense à un autre type de distraction, lorsque notre volonté, lorsque notre coeur n'est pas avec le Christ, lorsqu'il n'est pas avec Dieu. Et cela dépend de nous.

 

            Nous avons des organes par lesquels exercer notre attention. Nous avons des yeux et des oreilles, les yeux et les oreilles du coeur naturellement, car c'est le coeur qui se tourne vers Dieu ou bien qui s'en détourne. Et ces oreilles doivent être attentives, attonitis dit Saint Benoît, Pr.25. Ce sont des oreilles dont le tympan résonne.

            Nous avons des yeux qu'il faut tenir ouverts. Oui, les yeux de notre corps, les oreilles de notre corps, elles peuvent être un obstacle. Saint Benoît nous demande de les discipliner pour qu'elles ne gênent pas les yeux et les oreilles de notre coeur. Il n'est pas possible de servir deux maîtres à la fois.

            Et ce qui tient le moine éveillé, ce sera le désir et l'amour. On aime Dieu, on désire le voir, ne plus faire qu'un seul être avec lui. Et ce désir, il est allumé et entretenu dans le coeur par Dieu lui-même. C'est ce que Saint Benoît appellera la concupiscence spirituelle pour l'opposer à la concupiscence charnelle.

 

            Voyez, mes frères, nous avons deux organismes. Attention, ce n'est pas de la schizophrénie ! Nous avons notre organisme charnel, psychique, qui va retourner à la poussière dont il est sorti, puis nous avons notre organisme spirituel appelé à la divinisation. Et voilà, il n'est pas facile d'établir la frontière entre les deux.

            En fait, ils se rencontrent à l'intérieur de notre coeur en ce point focal où se définit notre véritable identité, là où, oui, où s'affirme notre responsabilité, à l'endroit où nous serons jugés. C'est là qu'ils se rencontrent. Nous devons mortifier l'un pour permettre à l'autre de vivre. Mortifier, cela signifie qu'il ne faut pas céder à tout ce qu'il demande.

 

            Alors, voyez immédiatement toute l'ascèse monastique. Voyez surgir les sept ou huit péchés capitaux en commençant par le plus grossier, l'animal, la bête, la bestialité qui est la gourmandise, se jeter sur ce qu'on trouve, même le voler pour satisfaire cette passion de manger, cette gourmandise.

            Alors le dernier, l'orgueil, où alors on ne va plus happer des nourritures terrestres, mais on dévore alors la chair des autres, on se nourrit des autres. Et ça, c'est encore bien plus terrible .

 

            Eh bien, mes frères, ça, c'est le fait d'hommes qui sont endormis. Et c'est de cela que Saint Benoît veut nous sortir pour que notre nourriture ne soit plus des nourritures charnelles mais que ce soit la Parole de Dieu incarnée, transsubstanciée dans l'Eucharistie. Et puis, que nous ne soyons plus des dévoreurs d'hommes, mais des serviteurs des autres, que nous sachions donner notre vie pour eux.

 

            Voilà, mes frères, tout ce qui nous est proposé, tout ce qui nous est demandé, tout ce qui nous est offert. Et lorsque à la suite de Saint Benoît nous disons : Eh bien d'accord, ce ne sera pas facile, mais nous comptons sur la grâce de Dieu, sur le secours de nos frères comme nous le demandons le jour de notre profession ; à ce moment-là, demeurant fidèle, le Christ nous emporte chez lui. Et dès ce moment, nous sommes comblés.

            Et je rappelle le tout petit mot que Saint Benoît aime tellement, ce mox, ce bientôt, ce jam, ce déjà, c'est pour tout de suite. Croyons-le, et ainsi notre désir sera toujours excité, sera toujours éveillé et notre amour deviendra une flamme qui nous dévore et qui nous précipite dans ce brasier immense qu'est Dieu et son amour.

 

 

Prologue : de 48 à 77.                             05.05.86

      Saint Benoît médiateur !

 

Mes frères,

 

            Le Prologue de notre Règle est un long dialogue entre Dieu et l'homme. Dieu qui invite et l'homme qui répond, qui s'informe, qui pose des questions ; puis Dieu à nouveau qui donne les éclaircissements souhaités. On a très bien remarqué cela hier, mais ça se poursuit aujourd'hui. Dieu lance un appel à la multitude du peuple.

            Dieu cherche son ouvrier : quel est l'homme qui désire la vie ? Si toi, ayant entendu, tu  réponds: moi , Dieu te dit... Et puis, voyez, le dialogue continue. Mais nous entendons toujours la voix de Saint Benoît qui agit comme médiateur. Il encourage, il ajoute des précisions.

 

            La vie monastique va donc se jouer toujours entre trois personnes : Dieu qui appelle, Dieu qui parle au fond du cœur ; l'homme qui entend, qui écoute, qui répond, qui bouge ; et puis le médiateur qui interprète, lui, qui guide et qui rassure. C'est là une disposition impérativement voulue par Dieu depuis l'incarnation de sa Parole.

            Et c'est pourquoi la présence de l'Abbé à l'intérieur du monastère est indispensable. Il agit toujours en tiers entre Dieu et le frère. C'est la raison pour laquelle aussi nous verrons Saint Benoît présenter en tout premier lieu la personne de l'Abbé. Car la vie personnelle du frère sera elle aussi toujours un dialogue avec son Dieu. On parle de prières, on parle d'oraisons, mais ce sont des mots d'aujourd'hui pour exprimer cette conversation entre Dieu et le moine.

 

            Je pense que dès qu'on a compris ce fait, la vie monastique devient plus légère. Elle devient plus facile. Elle est mieux adaptée à notre nature d'homme. Nous sommes faits pour vivre une relation, et une relation constructive, une relation dans laquelle on peut interpeller l'autre, quasiment le mettre au pied du mur. Voyons un peu notre Office, les Psaumes qui nous passent sur les lèvres, voilà, combien de fois au cours de notre vie, et toujours les mêmes. Faisons un peu attention à ce que nous disons. Saint Benoît nous dira plus tard que notre parole doit être en accord avec notre coeur.

 

            Cela signifie que nous devons faire notre possible pour être attentifs à ce que nous disons. C'est nous qui improvisons les Psaumes. Nous ne prenons pas quelque chose qui est là, et que voilà nous récitons. Non, nous devons nous considérer comme les auteurs du Psaume, comme étant les premiers à le dire. Et nous devons sentir alors cette vigueur de notre interpellation vers Dieu. Nous lançons vers Dieu des appels. Et alors, Dieu, à l'intérieur du Psaume, aussi nous répond. Ce Psaume est la Parole de Dieu naturellement comme le reste de l'Ecriture.

 

            C'est donc, comme le dit très bien l'Apôtre Paul, c'est l'Esprit de Dieu qui va prier en nous. le véritable dialogue avec Dieu va donc toujours s'instaurer à l'aide de cette tierce personne qui est l'Esprit de Dieu. Nous avons Dieu notre père. Il y a nous. Nous allons utiliser une parole qui n'est autre que le Verbe de Dieu devenu écrit. Mais pour que cette parole puisse atteindre Dieu et que Dieu puisse nous répondre, il faudra un médiateur qui sera l'Esprit qui va prier à l'intérieur de notre coeur en gémissements inénarrables, comme dit l'Apôtre. Donc, cet Esprit va vivifier les paroles qui viendront sur notre bouche.

            Voyez, mes frères, que notre prière - disons là liturgie puisque c'est la prière l'Office - elle aura une valeur supérieure lorsque nous serons devenus des pneumatophores. Donc, un moine qui est devenu porteur de l'Esprit de Dieu, celui-là, en toute vérité prie, c'est à dire dialogue avec son père. Il dialogue en son nom personnel, mais aussi au nom de tous les hommes. Et il achève vraiment sa vocation.

 

            L'Abbé, mes frères, pour remplir dans le monastère ce rôle de médiateur subalterne - il tient la place du Christ, c'est l'Esprit qui doit parler par sa bouche et c'est l'Esprit qui doit déborder de son coeur - l'Abbé doit donc être un frère profondément humble. Il doit entièrement s'effacer devant Dieu dont il est le messager, et il doit être infiniment respectueux des frères pour lesquels il doit être une lumière.

            Il ne peut jamais violenter le frère. Il ne peut jamais forcer la conscience du frère. Il doit le respecter, je pense que c'est le mot le meilleur. Respecter, c'est à dire qu'il doit le regarder, qu'il doit poser sur lui un regard d'affection, un regard d'amour, le regard même que Dieu pose sur les hommes. Et cela, quelque soit le frère, quelque soient les défauts du frère, quelque soient éventuellement les vices du frère, quelque soit son état spirituel, quelque soient les sentiments du frère vis à vis de l'Abbé. C'est à ce prix qu'il sera vraiment l'intermédiaire entre Dieu et le frère.

            Il lui est demandé de rester à sa place, de rester à son rang. Il est le serviteur, et de Dieu et des frères. Et en même temps toute l'autorité repose sur lui. C'est une position qui est très délicate et qui est très difficile. Elle n'est pas naturelle à l'homme. Son autorité est une autorité de service. C'est presque contradictoire dans les termes. Et pourtant, c'est bien ainsi !

 

            Voilà, mes frères, l'Abbé ne peut donc pas jouer un personnage. Il doit être vrai au plus intime de son coeur et de sa conduite. Il commettra des erreurs. Il est aussi un homme faillible. Il est un pécheur. Il ne sera donc pas parfait dans l'exercice de la mission que Dieu lui confie. Mais il est nécessaire que reconnaissant sa faiblesse, il laisse au Christ toute la place en lui, le plus de place possible en lui, qu'il s'en remette à Dieu pour l'exercice de sa mission et pour les résultats de sa mission.

 

            Et c'est ainsi que, ma foi, au jugement qui sera porté sur lui par le Maître de la Maison, ici, le Christ lui-même, il trouvera indulgence, mes frères, parce qu'il aura été lui-même compréhensif et indulgent pour ses frères. Et devant Dieu, il se sera présenté dans sa pauvreté, dans son humilité mais aussi avec sa bonne volonté.

 

 

Prologue : de 78 à 91.                             06.05.86

      La mise en œuvre de l’Evangile !

 

Mes frères,

 

            Dieu termine son discours et il le clôture sur la Parabole de l'homme sage qui construit sa maison sur la pierre. C'est ainsi que le Christ avait terminé le discours sur la montagne. Nous voici donc discrètement orientés vers l’enseignement du Christ. La vie monastique sera donc - pour Saint Benoît, c'est certain - une mise en œuvre de l’Evangile. Le moine devra toujours se reporter aux leçons que le Christ a donné à ses Apôtres et à ses disciples.

 

            C'est une des raisons aussi pour lesquelles il devra exister dans le monastère un homme qui, aux yeux des frères, aux yeux de la foi, représentera le Christ et qui devra être le porte-parole du Christ.

            Il devra toujours avec des mots qui lui sont personnels rappeler cet enseignement fondamental qu'est l'Evangile, cette Bonne Nouvelle du Salut des hommes par leur mort, par la mort à l’égoïsme et la surrection dans un monde nouveau, ce monde de l'amour.

            On ne vit plus pour soi, mais on vit de Dieu et on vit pour les hommes. Le moine sera donc un homme qui prend l'Evangile au sérieux et qui n'en soustrait rien.

 

            Et voilà, Dieu n'a plus rien d'autre à nous dire. Il nous a tout dit par le Christ et, comme l'affirme ici Saint Benoît: c'est complet. Complens Dominus, Pr.84, c'est achevé, c'est terminé ; on ne peut rien y ajouter, on ne peut rien en retrancher. Et c'est ainsi pour l'éternité.

            Et pourtant, si Dieu arrête de parler, le dialogue n'en est pas pour autant terminé, car Dieu attend maintenant une réponse, une réponse non pas traduite par des mots, mais exprimée par des actes. Il dit ici: Factis nos respondere debere, Pr.86. Nous devons donc répondre à Dieu par nos œuvres, par nos actes, par ce que nous faisons.

 

            Cette réponse sera donc un écho fidèle aux Paroles de Dieu. Elle devra renvoyer à Dieu ce qu'il nous dit. Dieu devra, en nous regardant, il devra reconnaître son propre discours. Le moine parfait sera donc une Parole vivante de Dieu, pour Dieu d'abord, mais alors pour ses frères, pour les hommes.   

            C'est un programme qui est très élevé, très, très élevé que renvoyer à Dieu sa propre Parole. Notre coeur devra devenir un cristal très pur. Il suffit de le toucher pour que il vibre longuement. Si notre coeur est souillé, si notre coeur est grossier, il ne renvoie rien à Dieu. Par contre, s'il est pur, il est un instrument sur lequel Dieu peut jouer et sur lequel Dieu peut se reconnaître.

 

            Et ainsi, mes frères, si nous devons toujours renvoyer à Dieu ses propres Paroles, nous sommes par le fait même fondés dès le départ dans l'obéissance et enraciné en elle. Car l'obéissance, c'est écouter et faire, les deux ! Ainsi notre identité monastique est déjà définie et Dieu n'attend plus que notre fidélité.

 

            Le discours de Dieu s'achève. C'est le point final sur une note très, très belle qui mériterait à elle seule un très long commentaire. Mais ce sera peut-être à une autre occasion. Il dit ceci: Je ne veux pas la mort du pécheur, mais qu'il se convertisse et qu'il vive. Nous voici donc campés dans notre vérité. Nous sommes des pécheurs. Dieu attend de nous que nous nous convertissions par notre obéissance et que nous vivions, que nous goûtions sa vie et que nous la dégustions.

            Voilà, mes frères, ce que nous retiendrons. Demain et après, nous entendrons Saint Benoît tirer les conclusions de ce discours de Dieu, du dialogue qui a lieu entre Dieu et l' homme avec comme médiateur Saint Benoît lui-même.

 

 

Prologue : de 106 à la fin.                        08.05.86

      Une école pour débutants !

 

Mes frères,

 

            Saint Benoît tire les conclusions du long dialogue qui s'est poursuivi entre Dieu et les hommes. Il en a été l'animateur. Il posait les questions, donnait les éclaircissements, rassurait le frère. Car ce n'est pas rien d'entendre la voix de Dieu et de se sentir interpellé par lui. Et maintenant, il fait part de ses intentions qui rencontrent celles de Dieu.

            Il va fonder une école pour débutants, une école de degré primaire, secondaire même. Les plus avancés de ses disciples, il les confiera aux Maîtres qui l'ont formé lui-même. Il le dira au dernier chapitre de sa Règle. Et dans cette école qu'il désire fonder, on apprendra à servir le Seigneur. C'est le Dominicum servitium.

            On y apprendra donc l'art spirituel. Et cet art consistera à reproduire dans sa chair et dans son coeur la vie du Seigneur lui-même. Nous participerons, dit-il, par la patience aux souffrances du Christ et mériterons d'avoir une place dans son Royaume, Pr.120.

 

            Cet art spirituel consistera entre autre en une mise en œuvre du mystère de l'Ascension. Il sera explicite à ce sujet au chapitre 7° où il demandera à son disciple de dresser une échelle qui conduit de la terre au ciel. Oui, mes frères, tous les hommes sont destinés à participer au mystère de l'Ascension. Mais le moine y consacre toutes ses énergies. Cela devient son unique occupation.

            L'Ascension, en quoi consiste-t-elle ? Il faut tout de même utiliser des mots humains, des images humaines pour évoquer prudemment ce mystère. Mais l'Ascension en soi, c'est l'acte par lequel le Christ introduit l'humanité au coeur même de la Trinité.

 

            Avant la création du monde, la Trinité était là, complète, dans son bonheur, dans sa plénitude. Cela aurait pu durer toujours. La Trinité n'a pas besoin du monde pour être achevée. Voici donc que le monde, cet être merveilleux qu'est l'homme, voici donc que le monde est introduit maintenant dans le bouillonnement Trinitaire. C'est cela le mystère de l'Ascension.

            Nous comprenons donc que pour nous, pour l'homme donc, le ciel, c'est la Personne même du Christ. En effet, il est comme une nacelle, comme un esquif grâce auquel nous sommes à l'intérieur même de Dieu, nous sommes au sein des trois Personnes divines. Là est la véritable demeure de l'homme.

 

            Ce n'est donc pas l'univers matériel qui est notre lieu. Non, notre lieu, c'est le sein de la Trinité. Là est notre maison. Nous sommes ici en exil. Nous le chantons tous les jours au soir dans le Salve. Mais est-ce que nous le réalisons bien ? Je ne le pense pas, je ne le pense pas ; il est difficile de comprendre. C'est même impossible de comprendre la grâce que Dieu nous fait. C'est une chose que nous devons sentir dans notre coeur que parmi les plaisir de ce monde, les beautés de ce monde, enfin l'ivresse que peut donner les occupations matérielles, tout ce que nous pouvons créer, ce que nous pouvons construire ici-bas, ce n'est pas cela notre bonheur, ce n'est pas notre lieu.

 

            Notre lieu véritable depuis que Dieu s'est fait homme et qu'il est entré - cet homme nouveau - à l'intérieur de Dieu, notre lieu est le sein des trois Personnes divines et participant à leur vie. Cela signifie - mais il faudra sans doute y revenir parce que un de ces jours nous aurons la fête de la Sainte Trinité - cela signifie participer à la Personne du père, d la Personne du Fils, à celle de l'Esprit, chacune de nos facultés sont renversées, vraiment ! Cela signifie qu'elles sont comme jetées à terre comme l’Apôtre Paul, et aussitôt transformées, dilatées, éclatantes.

 

            Eh bien, c'est cela que nous propose la vie monastique. Et dans le désir d'entrer à l'intérieur de ce palais, de cette maison qui est nôtre, et d'y entrer immédiatement, le moine abandonne tout . Il abandonne jusqu'à sa propre vie et il adhère au Christ par l'obéissance. Il s'accroche à lui. Il ne fait plus qu'un avec lui. Lorsqu'il avance dans cette vie d'intimité avec le Christ, Saint Benoît dit ici en français - oui, c'est toujours traduit de façon approximative...enfin . - lorsqu'il progresse dans sa vie monastique et dans sa foi, c'est un processus, comme il dit. Pr.114.

 

            Le processus ? Vous avez là en français le mot procession. Nous allons donc tantôt faire une procession à travers les cloîtres. Certes, par cela nous allons figurer le trajet que les Apôtres ont fait à la suite du Christ depuis l'endroit où ils se trouvaient jusqu'à cette montagne à partir de laquelle le Christ s'est élevé vers son Père.

            Mais cette procession va aussi figurer notre propre ascension, ce passage que nous effectuons ensemble de cet univers matériel à l'univers de Dieu. Eh bien, à mesure que l'on avance, on devient rongé par une terrible nostalgie. Le désir grandit à mesure que l'on voit se lever la lumière, et on meurt de ne pas mourir tant la puissance de vie nous transfigure.

 

            Vous allez dire : « Tout ça, c'est beau, mais ça n'arrive pas comme ça ! ». Mais si, ça arrive comme ça, il suffit d'y être attentif. Il suffit de détourner le regard de son coeur de toutes les fascinations mondaines pour le diriger vers le Christ qui est la lumière du monde. Et, comme un bourgeon s'ouvre pour donner naissance à la fleur, ainsi notre être s'ouvre pour donner naissance à notre fleur nouvelle, à notre être véritable.

            Mais à ce moment-là, ça devient à l'intérieur du coeur un déchaînement de vie tel qu'on ne peut plus y résister. Il faut s'y abandonner. C'est ce que Saint Benoît dira aussi : on commence à courir, Pr.115 - on ne peut plus se retenir - dans une douceur ineffable de dilection. Ce n'est pas, vous savez, la douceur des hauts, des doux sentiments sentimentaux romantiques. Non, c'est la douceur même de notre Dieu.

 

            Eh bien, mes frères, le monastère, c'est une école où on apprend ainsi à faire du mystère de l'Ascension le ressort de sa vie. Alors, je vous souhaite aujourd'hui une bonne fête et je demande au Christ qu'il vous accorde une grâce : c'est que cette fête de l'Ascension fasse battre votre coeur chaque jour dès votre lever.

 

 

Prologue : de 48 à 77.                             04.09.86

      La ceinture de la foi !

 

Mes frères,

 

            Nous venons de l'entendre, Saint Benoît nous dit que nous devons sous la conduite de l'Evangile avancer dans les chemins du Seigneur. Et pour cela, il nous conseille de ceindre nos reins de la foi et de la pratique des bonnes œuvres.

 

            Pourquoi ceindre nos reins ? Il faut se reporter à l'époque de Saint Benoît. Les hommes étaient vêtus d'une robe comme nous aujourd'hui. Pour marcher sans difficultés en allongeant le pas, on relevait les pans de la robe et on les maintenait à l'aide d'une ceinture qui serrait les reins. De plus, cette ceinture soutenant les reins permettait une marche plus aisée, plus souple et prévenait la fatigue. La ceinture était donc avec les chaussures une pièce maîtresse de l'équipement d'un bon marcheur.

 

            Pour le moine qui désire arriver dans le Royaume où il verra Celui qui l'y appelle, pour le moine, la ceinture dont il se ceint, c'est la foi agissant dans des actes bons. La foi est une vertu qui nous fait adhérer à Dieu reconnu comme l'origine et la fin de tout bien possible. Mais il s’agit de la foi vivante, donc une foi qui se traduit par des œuvres. Cette foi agissant par des œuvres s'appelle en langage monastique  technique: l'obéissance.

 

            Dimanche, au cours de la célébration Eucharistique, nous avons entendu cette sentence très belle : L'idéal du sage c'est une oreille qui  écoute et qui donne le branle à tout un agir conforme au dessein de Dieu. C'est une chose qu'il faudrait écrire sur les murs de nos cloîtres : l'idéal du sage est une oreille qui écoute.

            Celui qui parvient à avoir une telle oreille, il a vraiment autour de ses reins la ceinture de la foi et il n'aura aucune difficulté pour arriver dans le Royaume de Dieu. Aucune ! Nous sentons que la foi est inséparable d'un amour ouvert et confiant. Et la foi est donc ce qui permet de marcher et d'avancer vers Dieu. La foi est Dieu en nous, Dieu nous animant et nous portant.

            Je lisais justement après le souper cet l’extrait du discours de Jésus après la dernière Scène, où il disait : Je suis la vraie vigne. Vous, vous êtes les sarments. Tout sarment qui demeure en moi et en qui je demeure, celui-là porte beaucoup de fruits. Si vous cessez de demeurer en moi, vous allez vous séparer de moi ; vous serez jetez dehors, vous allez sécher et finalement on vous ramassera pour vous brûler.

 

            C'est exactement ce que Saint Benoît nous dit ici. Nous devons par la foi permettre à Dieu de vivre en nous, de prendre possession de nous, de nous animer et de nous porter - littéralement nous porter - jusqu'à l'intérieur de son être à lui qui est le lieu de son Royaume. Et en dehors de cette foi, eh bien c'est de la perte de temps, de fatigues, d'énergies. Il ne faut même pas essayer. C'est inutile !

            Ce qui est fait en dehors de la foi, relève de la sagesse humaine, donc relève si on veut aller au fond, nous l'avons entendu un peu au réfectoire à midi, de processus physico-chimiques qui cessent lorsque le souffle vital abandonne l'homme. Par contre, la foi qui nous met en Dieu et qui met Dieu en nous, eh bien, cette foi, elle est indépendante de tout ce que nous pouvons, nous, sentir, de ce que nous pouvons comprendre. Elle est la Sagesse de Dieu. Et c'est cela qui nous est demandé ici par Saint Benoît.

 

            De plus, encore quelque chose qui était très vivaces chez les premiers moines, en serrant les reins par cette ceinture de la foi, je parviens à maîtriser et à dominer toutes les passions qui sont en moi. Et ainsi, cette ceinture de la foi devient la porte de la liberté. Elle me rend léger, rapide, fort.

            C'est vrai ! Par la foi, j'ai la propre force de Dieu en moi. J'ai en même temps son être qui n'a pas de pesanteur. Et par la foi, étant chez Dieu, je suis inaccessible. Et je suis donc ainsi parfaitement libre de toutes les contingences qui peuvent me toucher, qui peuvent essayer de m'atteindre.

 

            Voilà, mes frères, une petite leçon pour ce soir. Je serais bien content si vous pouviez vous souvenir un jour ou l'autre de cette sentence que je rappelais tout à l'heure : L’idéal du sage, c'est une oreille qui écoute. Et puis alors, si vous pouviez en faire votre profit et ne pas l'oublier.

Prologue : de 1 à 21. [2]                            01.01.87

      Tourner le dos au passé !

 

Mes frères,

 

            L'échange de vœux le premier jour de l'an est une tradition sainte et louable à laquelle je me prête bien volontiers. Cette année, je prendrais appui sur les paroles de notre père Saint Benoît. Vous le savez, elles sont un trésor de sagesse et elles nous conduisent toujours directement à l’essentiel.

 

            Je souhaite que vous deveniez, que vous soyez des hommes du retour. Ut ad eum redeas, nous dit Saint Benoît au Pr.6. Pour que tu retournes à lui, à celui-là qui t'a appelé et dont tu ne cesses de t'écarter par tes trop nombreuses et misérables infidélités.

            Je vous souhaite donc de tourner le dos à votre passé, à vos habitudes charnelles et à vous avancer résolument vers votre véritable jeunesse ; à aller, à courir vers le lieu de la rencontre, de ce lieu béni où vous verrez enfin la lumière de Dieu, le rayonnement de sa splendeur et où vous vous perdrez corps, et âme, et esprit dans cette lumière.

 

            C'est cela, mes frères, le terme d'une vie monastique réussie. Ce n'est pas d'ordre naturel, c'est purement surnaturel. C'est la plus grande grâce que Dieu puisse accorder à un homme ici-bas. C’est celle dont il comble tous les saints. Et s'il nous a appelés dans le monastère, c'est pour nous faire cette faveur.

            Et lorsque nous sommes arrivés dans la lumière, que nous la contemplons, qu'elle est notre vie, à ce moment-là, nous qui sommes un rien du tout de matière, nous portons en nous la création toute entière. Et c'est l’œuvre de Dieu qui réussit, qui est conduite à son accomplissement. C'est la raison pour laquelle il. y a des moines, sinon ce serait parfaitement inutile.

 

            Je vous souhaite donc que vous puissiez vous laisser séduire par la beauté de Dieu, la beauté du Christ Jésus, la beauté de la Vierge Marie, la beauté des Saints et des Saintes. Si bien que, oubliant tout ce qui est derrière vous, vous couriez tendus vers l'avant pour saisir enfin celui qui vous a vous-mêmes saisis. Vous êtes portés par cette lumière. C'est elle qui vous attire et c'est elle qui vous pousse. Il faut donc que vous vous laissiez travailler par elle jusqu’à ce que vos yeux, les yeux de votre coeur s'ouvrent et que vous la reconnaissiez.

 

            N'ayez donc pas peur d'introduire une certaine radicalité dans votre vie. Ne vous laissez pas arrêter par des riens. Ne vous engluez pas dans des bêtises. Il faut donc pratiquer un saint détachement et aller à la vérité. Tout ce qui n'est pas la vérité, laissez-le tomber.

            Et la vérité, une fois que vous la voyez, accomplissez-là pour que vous-mêmes vous deveniez vérité jusqu’à la racine de votre être. Je suis la vérité, disait le Christ, je suis la vie parce que la vie est à l’intérieur de la vérité. Et la beauté, c'est la splendeur de la vérité.

 

            Vous voyez l'univers auquel nous sommes appelés ! Laissez-vous donc prendre par ce Dieu qui est tout cela et qui veut vous rendre parfaitement semblable à lui. Comme le recommande Saint Benoît aujourd'hui, n'ayez donc pas peur de vous donner de la peine. Ne reculez pas devant le labeur de l'obéissance mais entrez courageusement dans la volonté de Dieu, qu'elle devienne votre nourriture.

 

            Mes frères, je prie Dieu de vous rendre heureux, de vous donner la liberté du coeur. La liberté du coeur, il faut la posséder pour savoir ce que c'est. Nous ne pouvons pas l'imaginer avant. Nous croyons parfois être libres et en fait nous sommes toujours conduits par quelque chose qui nous est étranger.

            Une seule chose n'est pas étrangère à nous, c'est la volonté de Dieu, c'est Dieu caché à l'intérieur de sa volonté. Et lorsque nous absorbons en nous ce Dieu avec sa volonté, à ce moment-là, nous sommes chez lui. Nous sommes semblables à lui et nous goûtons sa propre liberté. La seule véritable liberté du coeur, c'est la liberté du coeur de Dieu qui triomphe en nous. Voilà, mes frères, c'est cela que nous devons demander les uns pour les autres aujourd'hui. Nous devons nous le souhaiter du fond du coeur.

 

            Lorsque nous disons : une sainte et heureuse année, et bien c'est ça que ça doit signifier.  Et ainsi, nous pourrons goûter la joie, la joie de ne plus nous appartenir, de ne plus vivre pour nous, de ne plus être emprisonné dans le cachot de notre égoïsme mais de vivre pour Dieu et de vivre pour les autres.

            Quand je dis les autres, c'est bien concret. C'est vivre pour les autres qui sont ici, vivre pour les frères avec lesquels Dieu nous a demandé de travailler. C'est très facile de vivre pour les autres qui sont à vingt, trente, ou quarante mille kilomètres d'ici. Mais vivre pour le frère que Dieu m'a donné !

 

            Voilà, mes frères, l'objet de mes souhaits pour ce premier janvier 1987. Je vous les confie et je vous demande une petite grâce : priez Dieu qu'ils se réalisent également pour moi.

 

 

Prologue : de 22 à 33.                             02.01.87

      La voix de Dieu !

 

Mes frères,

 

            Notre Père Saint Benoît est un pédagogue sans égal. Il nous dit nos vérités et nous invite à l'humilité mais sans jamais nous jeter dans le découragement. C'est l'Esprit de Dieu qui parle en lui. Saint Benoît est arrivé au sommet de la vie spirituelle. Il sait comment s'adresser à ses disciples. Ecoutons-le encore ce soir !

 

            Pour lui, nous sommes accablés de sommeil, engourdis, inactifs. Nous le sommes à cause de notre nature blessée, traumatisée par ce qu'on appelle le péché originel. Nous sommes plus naturellement portés à la paresse qu’au travail, au sommeil plutôt qu'à l’activité. Or, Dieu attend de nous que nous soyons vigilants. Un véritable moine est un éveillé. C'est un travailleur. C'est un lutteur.

            Il est donc temps de revenir à nous-mêmes pour revenir à Dieu. Nous devons retrouver la beauté qui était nôtre lorsque nous avons été rêvés par Dieu et que il nous a façonnés à l'image de ce qu'il est. Nous devons donc revenir à notre vérité première pour revenir à notre Dieu qui nous a créés et qui nous aime. Et pour cela, comme nous le dit Saint Benoît, nous devons sortir de notre sommeil.

 

            Le mot latin exurgamus est traduit ici par levons-nous. En fait, exurgere signifie s'éveiller. On se lève parce que on est enfin éveillé. Dans les psaumes, chaque fois que vous avez ce verbe exurgere, c'est toujours traduit par s'éveiller ou se réveiller.

            Mais ce qui nous tire de notre sommeil, c'est la voix de Dieu. C'est déjà elle qui autrefois chaque matin éveillait le prophète. Et cette voix, il nous est impossible de ne pas l'entendre parce que c'est la voix de Dieu. Et elle clame, elle crie, clamans, dit Saint Benoît. Pr.26.

 

            Mais quand on passe à la traduction française, c'est tellement édulcoré qu'on ne s'y retrouve pas. Elle clame . Elle clame, elle crie à travers l'Ecriture d'abord. Voyez pour nous l'importance de la liturgie, l'importance de la Lectio Divina, l'importance de ce contact personnel quotidien quasi permanent avec cette Parole de Dieu rapportée dans l'Ecriture, dans ce qui est devenu l'Ecriture.

            Mais ayons des oreilles, attonitis, comme dit Saint Benoît Pr.25. C'est des oreilles attentives, oui, mais c'est tout autre chose ici. Ce sont des oreilles qui travaillent, ce sont des oreilles qui vibrent, des oreilles qui recueillent un son et qui l'enregistrent. C'est ça que ça veut dire .

 

            Et puis alors, elle nous crie aussi par la bouche de l'Abbé. C'est peut-être une petite voix ? Ce n'est pas un ténor. Mais enfin, elle se fait entendre par la bouche de l'Abbé comme nous le dit Saint Benoît un peu plus loin : praeesse doctrina 2,30. Je l'ai rappelé un de ces jours. Elle nous crie aussi par l'exemple des frères.

            Il faudrait que la conduite de chacun soit une Parole Vivante, gestualisée que nous devons pouvoir entendre, capter, enregistrer. De toute façon, cette voix de Dieu, elle nous secoue, elle nous bouscule aussi par les événements quotidiens, par ce qui nous touche chaque jour. Tout cela nous secoue.

            Le contemplatif entend la voix de Dieu à travers tout ce qui lui arrive. Même si ce sont des choses désagréables, cela n'a pas d'importance. Parfois la voix est tellement dure qu'il faudrait se boucher les oreilles. Mais ça ne fait rien, les oreilles sont solides. N'ayons pas peur de les tenir bien larges ouvertes.

 

            Si bien que Saint Benoît dit déjà ici implicitement que la qualité première du moine, c'est d'être un écoutant, donc un obéissant. La valeur du moine est en relation directe avec la qualité de son écoute, avec la qualité de son obéissance.

            Saint Benoît dira que l’Abbé ne peut pas aimer un plus que l'autre, sauf, dit-il, celui qu'il trouvera meilleur dans l'obéissance. Celui-là, il est déjà arrivé ou il arrive à un niveau plus élevé que celui n'obéit pas encore aussi bien.

 

            Eh bien, mes frères, le retour à Dieu dont je vous parlais hier, et dont j'ai fait l'objet de mes vœux pour l'année nouvelle, ce retour à Dieu, il est facile si on se laisse orienter par cette voix qui indique le chemin. La route pour retourner à Dieu, nous ne la connaissons pas.

            Nous connaissons bien celles qui nous éloignent  de lui. Mais le sentier pour y retourner, il est étroite le Christ nous l'a dit. Et la porte qui ouvre sur cette route, elle est aussi très étroite.

 

            Vous voyez, mes frères, que quand on aime Saint Benoît et que on le fréquente, et que on a de l’affection pour lui, on commence à découvrir dans sa personne et dans sa Règle une quantité de trésors que nous ne devons pas avoir peur d'exploiter, de fouiller, car nous n'en verrons jamais le fond.

 

 

Prologue : de 78 à 91.                             05.01.87

      La patience de Dieu !

 

Mes frères,

 

            Saint Benoît a de la suite dans les idées, nous le verrons encore ce soir. Il sait ce qu'il veut. Il désire nous amener là où il est, sur les sommets de contemplation et de puissance spirituelle. Il veut nous conduire chez Dieu au sein de la Trinité, mais il connaît notre faiblesse. Il nous voit empêtrés dans nos désirs charnels, en train de folâtrer loin de lui. Mais il attend, comme nous le dit Saint Benoît, expectat, Pr,84. Il prend patience, il attend que nous répondions, expectat nos respondere, Pr,85. Il attend que nous nous décidions enfin.

 

            Et Saint Benoît nous rappelle ce qu'il nous a dit au début du Prologue. Nous devons opérer un retour à Dieu, ce qui signifie nous détourner de nos habitudes égoïstes, cesser de nous prendre pour le centre du monde, placer notre centre de gratuité non plus en nous, mais dans la volonté de Dieu, dans le bien-être du frère.

            Il attend que nous apprenions à vivre en hommes spirituels valables en non pas en animaux plus ou moins bien dressés, plus ou moins dégrossis. Un homme qui suit ses désirs, il en est toujours au stade de l'animalité, il faut bien se le dire. Un animal vit uniquement pour la satisfaction de ses désirs.

            Si je vis pour la satisfaction de mes désirs même spirituels à moi, mais faussement spirituels, attention !, égoïstement spirituels, mais alors ils ne sont pas spirituels. Ils le sont dans mon idée, mais ils ne le sont pas réellement. Eh bien alors, je suis un animal supérieur, mais jamais rien qu'un animal. C'est ce que Saint Paul appelle l'homme psychique.

 

            Eh bien, ça ne peut pas être. Il faut, pour Saint Benoît, que retournant à Dieu nous devenions des hommes spirituels valables, authentiques dont la loi n'est plus la satisfaction de leurs désirs, mais l'oubli de soi dans une charité sincère. La véritable liberté du coeur se trouve dans le don de soi aux autres. Nous ne le comprendrons jamais assez.

            Nous pouvons être empêtrés dans des tas de problèmes physiques ou psychologiques - nous en avons tous, c'est ce que Monsieur Habachi appelait le moi préfabriqué - mais si nous commençons à regarder l'autre avec un regard de bienveillance, de sympathie, si nous acceptons qu'il entre dans notre vie, si nous lui ouvrons notre coeur, si nous nous oublions pour lui, à ce moment-là, nous commençons à goûter la liberté, nous nous dépêtrons des filets dans lesquels nos pieds sont pris.

 

            Voilà un détail par exemple, un petit geste qui montre la disposition d'un coeur, l'oubli de soi, un tout petit geste de rien : céder le passage à un autre devant une porte. Si je lui marche sur les pieds pour entrer, eh bien, je le considère comme une quantité négligeable. Je passe avant lui, je marche sur lui.

            Mais si je lui cède la place, ce qui est un geste de politesse - dans le monde ça se pratique, du moins dans le monde bien élevé - si donc je fais ça dans le monastère, surtout si je fais cela pour un moins ancien que moi, pour un plus jeune, à ce moment-là, dans cet homme, dans ce frère j'ai perçu une autre personne, celle de Dieu qui m'invite. Et mon coeur devient libre.

 

            Dieu ne désire pas, comme le dit Saint Benoît, il ne désire pas l'échec de notre vie monastique, de notre vocation, ce qui serait l'équivalent d'une mort. Dieu ne veut pas la mort du pécheur et nous sommes tous des pécheurs. Dieu dit : « Je ne veux pas votre mort, mais je désire favoriser la réussite parfaite de votre vie. Je vous veux pleinement heureux. Je ne veux pas la mort du pécheur, mais qu'il vive. »

 

            Alors, il y a un seul moyen que Saint Benoît nous rappelle ici : il s'agit de nous convertir, c'est à dire opérer un volte face et nous y maintenir. Nous devons en arriver à vivre en état de conversion et ainsi ne jamais quitter la voie du retour à Dieu. Vivre en état de conversion va faire pour Saint Benoît l'objet d'un vœu qui consistera à rester toujours avec le visage tourné vers Dieu.

 

            Voilà, mes frères, ce que Saint Benoît nous rappelle encore aujourd'hui. Vous voyez, comme je le disais au début, qu'il a de la suite dans les idées. Essayons nous aussi pour notre part d'en avoir autant que lui, c'est à dire à rester fidèle au propos qui nous a amenés ici.

 

 

Prologue : de 92 à 105.                           06.01.87

      Comment habiter la maison du Seigneur ?

 

Mes frères,

 

            Saint Benoît nous dit : sed si compleamus habitoris officium, Pr,95.C'est une expression qu'on retrouve à la fin du Psaume 94, du moins dans sa forme grammaticale. Et c'est traduit : puissions-nous accomplir ce qui est exigé de cet habitant de la maison du Seigneur.

            Cette petite expression nous révèle un nouveau trait de la personnalité si attachante de notre Père Saint Benoît. C'est un enthousiaste à la manière du Christ son Maître, à la manière de Jean-Baptiste qui ne doutait de rien, à la manière de l'Apôtre Paul un des modèles de Saint Benoît, à la manière de Dieu lui-même.

 

            Nous avons entendu ce matin l'Apôtre Jean nous dire que Dieu est amour. On pourrait tout aussi bien dire pour rendre ainsi la nature profonde de Dieu que Dieu est enthousiaste. Il est enthousiaste parce qu'il est amour. C'est l'Esprit Saint, cette Personne divine qui est l’ébullition à l'intérieur de Dieu, c'est l'Esprit Saint qui alimente l'enthousiasme qui est Dieu.

 

            Mais Saint Benoît, comme tous les enthousiastes, est aussi un grand naïf. Il s'imagine que tout le monde va s'emballer, lui emboîter le pas, que tout le monde va le suivre. Et s'il est un grand naïf, il sera aussi un grand souffrant car il va se heurter à l'indifférence des hommes, à leur pesanteur, parfois même hélas à leur malice.

            Car pour accueillir en soi la vigueur de l'Esprit Saint, il faut être poreux pour que cet Esprit puisse entrer ; si on est granitique, l'Esprit divin rebondit. Il faudra donc que Dieu avec une grande patience amollisse notre être. A ce moment-là, nous pourront devenir nous aussi des enthousiastes.

 

            Et que signifie : habiter la maison de Dieu ? Que faut-il faire pour y demeurer ? Saint Benoît nous l'a dit précédemment. Je vais le reprendre parce que c'est très intéressant. D'abord il faut être vrai, vrai dans toute sa conduite, vrai d'abord dans son coeur, puis dans ses paroles, dans ses gestes. Il faut être limpide, transparent. Il faut être accordé à Dieu et à son environnement.

            Car Dieu est vérité, Dieu est lumière, Dieu est amour, Dieu est enthousiaste. Mais pourquoi ? Parce que d'abord Dieu est vrai. Et s'il est beau, c'est aussi parce qu'il est vrai. Pour habiter chez lui, il faut donc que nous-mêmes nous nous efforcions d'être vrais.  Et une seconde condition : il ne faut pas pactiser avec le mal dans le secret de son coeur.

            Nous sommes des pécheurs. Nous tombons facilement dans les pièges qui nous sont tendus. Mais il faut que dans notre coeur, nous ne soyons pas d'accord. Il ne faut pas pactiser avec le mal. Aussitôt que la suggestion diabolique se présente, il faut la réduire à rien, dit Saint Benoît, et la briser contre le Christ.

           

            Il faut du courage pour briser contre le Christ une suggestion diabolique, parce que dans la pratique cela signifie qu'il faut le dire à quelqu'un, à un Père Spirituel, à l'Abbé. Mais il faut le dire. Cet acte d'humilité anéantit instantanément la tentation diabolique. Voilà ce qu'il faut faire pour habiter chez Dieu ,

 

            Il faut également, comme nous le recommande Saint Benoît, ne pas se prendre pour un autre, c'est à dire pour Dieu. Il faut rester sagement à sa place. Il faut déposer toute prétention. Il faut tout rapporter à Dieu qui donne le savoir et le faire. Reconnaissant, dit Saint Benoît, que le bien qui se trouve en eux vient de Dieu et non pas d'eux-mêmes, ils glorifient le Seigneur qui opère en eux et ils lui disent avec le prophète: non pas à nous Seigneur, non pas à nous, mais à votre nom donnez la gloire, Pr74.

            O, mes frères, nous sommes si contents lorsque on nous adresse un compliment. Nous aimons être flattés. Il est difficile à ce moment-là, lorsque nous nous trouvons dans cette situation, il est difficile de réagir tout ensemble avec politesse et avec humilité. Le mieux est peut-être de laisser dire, mais dans son cœur - c'est toujours là que ça se décide - de rapporter tout à Dieu. Il faut prendre garde à la fausse humilité. Non, la vraie humilité est dans le coeur, et parfois elle sait accepter le compliment.

 

            Eh bien voilà, mes frères, ce que Saint Benoît appelle : habitatoris officium, Pr,95. Ce qui est exigé de cet habitant, est-il traduit. Mais c'est plus. C'est l'officium, c'est l'office, c'est la mission, c'est le service, c'est le travail, c'est le devoir - tout cela dans officium - le devoir de celui qui a le bonheur d'habiter chez Dieu.

 

            Voilà, mes frères, ce que Saint Benoît veut partager avec nous. Je pense que nous pouvons lui faire ce plaisir. Quand je dis cela, ce ne sont pas des paroles en l'air. Notre foi doit être assez éveillée pour savoir que vraiment Saint Benoît se réjouit de notre progrès, comme il est peiné de notre méfiance ou de notre indifférence. Ce n'est pas parce que il est au sein de la Trinité dans la lumière de Dieu sans aucune ombre qu’il serait devenu indifférent, lui qui est un enthousiaste.

            Mes frères, nous sommes ses fils. Laissons-nous façonner à son image pour sa joie, pour la nôtre et aussi pour celle de tous nos frères.

 

 

Prologue : de 106 à la fin.                        07.01.87

      Sagesse ou folie ?

 

Mes frères,

 

            Je vous disais hier que Saint Benoît était un enthousiaste. Il a fait une expérience spirituelle extraordinaire. Il désire nous entraîner à sa suite. Il veut pour nous ce qu'il a lui-même reçu. Il sait que Dieu est infiniment généreux et qu'il n'est jamais à court de moyens, qu'il veut faire déborder sur nous la plénitude de ce qu'il est.

            Saint Benoît est entré dans une relation intime avec les Personnes divines. Il possède la vie éternelle ce qui est le sommet de toute existence humaine et angélique. Alors, il se pose une question : si moi, pourquoi pas les autres ? Et nous pouvons en échos répondre : si lui, pourquoi pas nous ?

 

            Saint Benoît pose alors un acte d'audace. Il fonde une école et il met ainsi à nu la base de toute vie monastique sérieuse. On ne s'improvise pas chercheur de Dieu. On se met à l'école d'un autre. La vie monastique est une Tradition qui se transmet d'une génération à l'autre. Elle revêt même un certain caractère ésotérique, c'est à dire qu'elle est une initiation à un savoir mystique et pratique accessible uniquement à ceux qui sont appelés par Dieu.

            On ne force pas l'entrée de la vie monastique. On ne force pas l'entrée de cette science - on peut l'appeler mystérieuse - et qui est participation à la connaissance que Dieu a de lui-même. Pour y arriver, on se fait disciple d'un Maître expérimenté qui va ouvrir l’esprit et le coeur du novice, puis du moine, à ce que les Anciens appelaient la Théologie, c'est à dire la connaissance de Dieu par l'accueil en soi de la vie divine.

 

            Mais pour cela, il faut faire le vide, c'est à dire passer par une espèce de mort qui ne va pas sans souffrance. Saint Benoît nous le dit : Il faut que par la patience nous participions aux souffrances du Christ et ainsi d'avoir une place dans son Royaume, Pr,120. Une place, c'est à dire au sein de la Trinité, et ça de façon consciente, et en cette vie. Il ne faut pas l'oublier !

            Donc, en entrant dans le monastère, on se fait réceptif à une science nouvelle, une doctrina, comme dit aussi Saint Benoît, Pr,117. Et dans le mot doctrina, il y a la racine de docere, donc la racine de l'enseignement. Il faut donc nécessairement se mettre à l'école de quelqu'un d'autre. C'est un enseignement qu'on écoute, un enseignement qu'on assimile.

 

            Et cette doctrine, cet enseignement doit transformer la personne, non pour faire un surhomme, mais pour en faire un fils de Dieu transfiguré par l'amour. Et c'est un travail qui n'est pas facile parce qu'il faut vraiment travailler sur soi, ou plutôt plus précisément laisser travailler sur soi. C'est une passivité active, c'est un accueil. Et ça exige un retournement total de la personne. Dieu lui-même l'a dit, et Saint Paul le rappelle dans l’Epître aux Corinthiens : Je détruirai la sagesse des sages et je réduirai à rien l'intelligence des intelligents.

 

            Il y a donc une sagesse qui n'est pas naturelle, est pas humaine, qui parait folie à l'intelligence de me abandonnée à elle-même. C'est la propre Sagesse de Dieu, et c'est celle-là qui est enseignée dans le monastère.

 

            Voilà, mes frères, il reste à souhaiter une chose, c'est que cela se passe ainsi pour nous. C’est ce que nous dit Saint Benoît ici : Amen, que cela se fasse et que ce soit sûr, et que nous puissions avoir le sentiment solide que notre vie n'est pas perdue surnaturellement même si humainement parlant on a l'impression de la perdre. Car c'est dans cette mort que se trouve la véritable vie.

            Lorsque nous nous donnons aux autres, lorsque nous nous donnons à Dieu, que nous nous donnons au Christ, que nous nous ouvrons, à ce moment-là vraiment nous nous vidons de notre substance purement humaine et nous accueillons en nous la propre substance de Dieu. Et c'est cela la conversion, c'est cela le retournement, c'est cela le retour à Dieu. Et c'est ce que Saint Benoît désire nous enseigner dans son école.

 

 

Prologue : de 34 à 47.                             04.05.87

      La vie nouvelle !

 

Mes frères,

 

            Saint Benoît nous invite à faire l’expérience de la résurrection. C'est en elle, en effet, que se trouve la Vie éternelle et véritable dont il nous parle aujourd’hui. Cette vie de ressuscité ne peut être connue qu'à l'intérieur de l'expérience qu'on en fait, car elle est de nature divine. Il n'existe pas dans notre univers un vocabulaire qui peut la décrire.

            Elle est une communion avec les trois Personnes divines et aussi avec tous les hommes nos frères, mais à la manière de Dieu, à la manière du Christ lui-même. Elle va donc créer tout un réseau de relations sociales à partir du moine. Elle va équilibrer, purifier ces relations. Elle va créer un mode de comportement nouveau. Elle sera donc une éthique nouvelle.

 

            Mais attention ! Nous ne devons pas la voir à l'intérieur de ce que nous autres nous appelons la morale. Elle n'est pas une morale, elle est une sagesse, mais une sagesse qui n'est pas de ce monde-ci. L'Apôtre Paul a usé d'images - et je ne veux pas les rappeler - pour essayer d'évoquer en quoi elle consistait. Mais si nous voulons en avoir une petite idée, contemplons la Personne du Christ sur la croix.

            C'est à ce moment-là que la vie de ressuscité se manifeste. Car le Christ a dû mourir, mais - si j'ose user de cette expression - il était dans un état de pré-résurrection. Car, étant logé, abrité, caché dans la volonté de son Père, il était déjà assuré de la vie éternelle. Cette vie éternelle, il la possédait à l'intérieur de cette communion.

 

            Eh bien, c'est une expérience de ce genre que nous devons faire. Et c'est à celle-là que Saint Benoît entend nous conduire. Ne rêvons pas de choses extraordinaires. Non, c'est extrêmement simple, mais c'est ce qu'il y a de plus beau. Or, cette vie nouvelle, disons cette vie de ressuscité est un cadeau qui nous est fait en une fois. A l'instant où par le baptême nous sommes hantés, greffés sur le Christ, insérés à l'intérieur de sa vie, nous devenons une cellule de son corps mystique et immédiatement nous sommes en état de résurrection.

            Mais attention ! Il s'agit maintenant que cette réalité envahisse toute notre vie et la transfigure. C'est donc le travail alors de journées, et de journées qui peuvent paraître longues et lassantes, et sans but presque. On ne voit pas que les choses changent. Ce n'est pas nécessaire. C'est même impossible qu'on voit que cela change puisque cette vie ne tombe pas sous nos sens. En tout cas, elle exige une attention et un labeur constant.

 

            J'ai dû traduire aujourd'hui le Psaume 48. Et dans la traduction de la TOB, c'est tout à fait parti, il n'y a plus la moindre trace de ceci : c'est que il est dans des labeurs sans fins, mais il connaît déjà la vie impérissable. C'est cela la condition du chrétien à la suite du Christ dans des labeurs qui paraissent sans fin. Mais à l'intérieur de ce labeur, en dessous, il y a déjà la découverte et le don de la vie impérissable.

            Eh bien, Saint Benoît, il organise la vie monastique, son monastère, pour nous aider à progresser dans cette vie, c'est à dire à nous ouvrir à elle de plus en plus. Et nous n'avons pas d'autre occupation ici. Tout est accessoire par rapport à cette fin qui est première et essentielle. Tout ce qui va contre cette fin est mal ; tout ce qui va vers cette fin est bien. Voilà un principe qui est incontournable.

            Or, le plus attentif dans cette entreprise, eh bien, c'est Dieu lui-même. C'est Dieu lui-même et Saint Benoît nous le dit encore ici. Il dit : « Mes yeux veillent sur vous et mes oreilles sont attentives à votre prière. Et avant même que vous ne m'invoquiez, je vous dis : me voici. » Pr,44.  Le plus attentif des deux partenaires, de Dieu et du moine, c'est pas le moine, c'est Dieu.

 

            Alors, mes frères, je pense que nous pouvons avancer comme ça dans notre vie monastique en toute sécurité quelque soit, disons, les journées un peu plus sombres, les difficultés, quelques soient même nos erreurs, quelques soient nos péchés. Je dirais que dans le fond ça n'a pas tellement d'importance à condition que nous soyons toujours attentifs au but. Même si parfois ce but se perd dans le brouillard et même dans la nuit, que notre instinct dise toujours : « Voilà, il faut que la vie de ressuscité qui est en moi arrive à sa perfection. » Et si j'ai toujours cette idée dans la tête, nous pouvons être certains de notre fidélité et que le plan de Dieu s'épanouira jusqu'à sa perfection.

 

Prologue : de 48 à 77.                             05.05.87

      La vision de Dieu !

 

Mes frères,

 

            Saint Benoît précise aujourd'hui ce qu'il entend nous offrir, ou plutôt ce que le Christ lui-même nous propose par l'entremise de son Prophète Benoît. Il s’agirait de voir un jour celui qui nous a appelés dans son Royaume. Il nous propose donc une vision, la vision de Dieu, la vision du Christ, de Dieu présent dans la personne du Christ, de Dieu se révélant à nous, se montrant à nous dans la personne du Christ.

            Mais nous pouvons de suite nous poser la question qui était sur les lèvres de la Vierge Marie d'abord, puis plus tard de Nicodème: Mais comment cela peut-il se faire ?          Eh bien, en vivant jusqu'au bout notre propre résurrection, en y entrant chaque jour un peu plus loin. Et que se passe-t-il alors ? 

            Eh bien, nous participons toujours davantage à la vie divine et la vie du Christ circule en nous avec toujours plus de force. Nous pouvons donc alors vivre avec Dieu, vivre comme Dieu avec toujours plus d'aisance, de facilité et de perfection.

            Si bien que nous croissons dans la connaissance de Dieu. Nous connaissons Dieu par l'intérieur de lui-même puisque nous sommes entraînés par sa propre vie à l'intérieur de lui. Et le connaître comme il se connaît lui-même, c'est le voir.

 

            La vie de ressuscité est donc essentiellement une vie de contemplation. Elle est la vie de contemplation parvenue à sa perfection. Mais cette vie, pour nous maintenant, ne l'imaginons pas comme une vie d'oisiveté. Elle comporte une foule d'activités diverses mais, en elles toutes, il est possible de goûter le loisir intérieur, le repos qui est le repos même de Dieu. Dieu est toujours en train de travailler, toujours en train d'agir. Il est constamment dans le labeur mais sans jamais quitter l'océan de paix qui est au coeur de son action.

 

            Mes frères, voilà ce que signifie dans la pratique voir Dieu. Encore une fois, n'imaginons rien de sensationnel, rien d'extraordinaire. C'est quelque chose, comme dit Saint Benoît au sommet de l'échelle de l'humilité, de quasiment naturel, mais d'un naturel qui est le naturel même de Dieu, surnaturel par rapport à nous.

            Donc, plus la vie du Christ ressuscité grandit en nous, mieux nous connaissons Dieu. Et finalement, le regard de notre foi devient tellement clair, tellement pur que nous reconnaissons sa lumière. Et nous pouvons apercevoir, disons sa forme - je dis forme parce qu'il n'y a pas d'autre mot - dans une pénombre jusqu'à ce que cette pénombre elle-même devienne de plus en plus lumineuse. Et lorsque c'est la pleine clarté, c'est ce que nous autres nous appellerons la mort.

 

            Voilà, mes frères, Saint Benoît nous invite à cette activité qui sera pour nous, comme il le dira plus tard, la pratique des bonnes œuvres. Il les détaillera dans son chapitre quatrième. Et en chacune d'elles, en chacune de ces œuvres que Saint Benoît nous recommande, il y a comme une fleur.

            Ou, mieux encore, chacune de ces œuvres est une fleur qui mûrit en fruits de vie qui dégagent la bonne odeur du Christ, une odeur, un parfum qui réjouit le coeur de Dieu, qui nous réjouit nous-mêmes et qui, surtout, va réjouir les autres.         

            C'est cela, mes frères, que Saint Benoît entend par marcher, avancer per ducatum Evangelii, Pr.49. C'est, sous la conduite de l'Evangile, avancer dans les chemin de Dieu. C'est vivre sur terre parmi les hommes à la manière de Dieu, à la manière du Christ, dans l'amour, dans la paix, dans la lumière.

 

            Voilà, mes frères, notre programme, celui que Saint Benoît nous propose. Et vous voyez, il n'est pas difficile. Il n'est pas difficile d'être bon, n'est-ce pas ? Il n'est pas difficile d'être indulgent, d'être bienveillant ? A mon avis, il est difficile d'être méchant, il est difficile d'être rancunier. Je dirais, suivons la pente de notre nature en voie de résurrection, et ainsi, nous serons des facteurs de bonheur - je ne le répéterai jamais assez - des facteurs de bonheur pour tous ceux que le Christ mettra sur notre route.

 

Prologue : de 78 à 91.                             06.05.87

      Vivre en homme nouveau !

 

Mes frères,

 

            Saint Benoît nous dit que le Seigneur attend quelque chose de nous. Il attend de nous que nous répondions chaque jour par nos œuvres à ses saintes leçons. En d'autres termes, il attend de nous que nous agissions en conformité avec ce que nous sommes vraiment. Si nous agissons en sens contraire, nous allons devenir des êtres tordus, difformes, monstrueux.   

            Je vois l'enfer comme un réceptacle d'hommes, d'êtres irrémédiablement fixés dans leur monstruosité. Il est donc important de savoir ce que nous sommes. Mais pour cela, ne nous arrêtons pas aux apparences. Essayons de nous voir tels que Dieu lui-même nous voit.

 

            Nous sommes des enfants de Dieu. Nous sommes des hommes en voie de résurrection, des citoyens du monde à venir, des fils de la nouveauté, de la jeunesse, de l'avenir. Quand Saint Benoît cite la conclusion du discours sur la montagne, il se réfère implicitement à l'exorde de ce discours, c'est à dire aux Béatitudes qui nous renvoient l'image de ce que nous sommes vraiment. Nous voyons même vivre un homme ressuscité. Elles explicitent un comportement nouveau, une sagesse nouvelle en contradiction avec les normes qui conditionnent la vie des hommes affrontés à la sagesse du monde.

 

            Je ne dois pas vous rappeler ces Béatitudes : le bonheur des pauvres en esprit, des hommes doux, des cœurs purs, de ceux qui savent supporter l'adversité, même les injustices. Mais pourquoi sont-ils capables de vivre cela ? Mais parce que ils ne sont déjà plus de ce monde. Ils ont déjà un pied dans le monde à venir.

            Si bien que les Béatitudes nous disent qui est Dieu en nous disant qui nous sommes. En agissant conformément à elles, nous laissons la vie de Dieu nous mouvoir, nous transformer, et nous devenons vraiment alors en toute vérité ce que nous sommes.

 

            Mes frères, si vous écoutez les paroles adressées par l'Apôtre Paul aux chrétiens de ces nouvelles Eglises, vous remarquerez qu'il ne fait que répéter sans arrêt qu'il faut vivre en homme nouveau, en homme qui a déjà le coeur - mais pas seulement le coeur, mais aussi la chair - dans l'univers de Dieu. Ils ont construit leur vie sur le Christ. Et cette vie du Christ passe en eux. Et elle les travaille, et elle les fait grandir, elle les fait ressusciter.

 

            Si bien que si, comme le dit le Christ encore ici, si on construit ainsi sa vie sur les paroles du Christ, et si on les accomplit, ces paroles, vraiment on construit vie sur la pierre, sur la pierre qui est le Christ et on fait corps avec elle. On devient des parties intégrantes de cette pierre. On passe de la mort à la vie et il n'est rien des événements du monde qui puisse nous jeter bas. Il n'y a rien qui puisse nous effrayer.

            Si il y a encore de la frayeur, elle est superficielle, elle est à l'épiderme. Elle est humaine, comme le Christ a eu peur lorsqu'il devait entrer dans sa passion. Mais il nous dit : « Ayez confiance, j'ai vaincu le monde ! »

            Voilà, mes frères, ce que nous pouvons devenir si nous agissons en conformité avec ce que nous sommes.

 

Prologue : de 1 à 21.                              02.05.88

      L’Evêque Athanase.

 

Mes frères,

 

            Le second cycle quadrimestriel de la lecture de notre Règle coïncide chaque année avec la fête de Saint Athanase. Nous sommes ainsi ramenés régulièrement aux sources de notre vie monastique car Athanase, Patriarche d'Alexandrie, était contemporain de tous les grands moines dont nous dépendons encore aujourd'hui. Nous sommes de leurs enfants et nous nous retrouvons dans le rayonnement du géant de foi et d'intrépidité que fut l'Evêque Athanase.

            Vous savez qu'il a dû lutter contre l'hérésie arienne qui avait pris naissance dans sa propre ville épiscopale, avant lui naturellement. Mais n'empêche, la source de cette hérésie était là. Il fut exilé à cinq reprises, dont une fois à Trêves, pas loin d'ici. C'est à cette occasion que nos régions eurent connaissance de l’aventure monastique Egyptienne, par la vie de Saint Antoine qu'avait rédigé Athanase et puis probablement aussi par les rencontres qu'il aura eu ici au cours de son exil.

 

            Admirons une fois encore la façon d'agir de Dieu qui sait mettre à profit les événements contraires pour en tirer un bien nouveau, original. Il agit ainsi de façon habituelle. Saint Paul le constatera en disant que pour ceux que Dieu aime et pour ceux qui aiment Dieu, tout concourt à leur bien, absolument tout. Voyez l'exil du Peuple d'Israël vers Ninive, vers Babylone, et puis plus tard dans tout le bassin méditerranéen, cet exil hors de sa terre eut pour résultat de préparer le nid du christianisme.

            De même les persécutions où qu'elles aient lieu, même les persécutions d'aujourd'hui, elles auront un effet salutaire de purification d'abord pour les chrétiens, pour l'Eglise, mais aussi sur de nouvelles formes de vie chrétiennes, de nouveaux lieux d'implantation. Nous sommes encore trop tôt pour le voir. On pourra relever cela dans quelques siècles certainement.

 

            Mais Athanase, lui, il peut tenir face à l'arianisme, face à l'empereur, face à la quasi totalité des Evêques qui, à l'époque, étaient devenus ariens. Athanase était un des seuls. Il a pu tenir tête, mais grâce au soutien qu'il a reçu des cohortes de moines qui habitaient le désert, et un soutien inconditionnel. Lorsque le danger devenait trop pressant, Athanase trouvait refuge auprès de ces moines. Et eux, les moines, ils n'hésitaient pas à descendre en masse sur Alexandrie pour soutenir leur Evêque.

            Les marches sur Bruxelles aujourd'hui, on pense avoir trouvé quelque chose d'extraordinaire ? On va marcher sur Bruxelles, des cultivateurs, des fermiers avec des tridents. On marche sur Bruxelles. Et maintenant on vient de loin pour marcher sur Bruxelles. On vient d'Angleterre, on vient de France, on vient d'Allemagne, Bruxelles étant le lieu des décisions ingrates et impopulaires. On marche sur Bruxelles. Eh bien, nos Pères dans le monachisme, eux, marchaient sur Alexandrie.

            Et cela nous montre qu'il avait un sens aigu de leur appartenance ecclésiale. Le moine n'est pas un individu qui travaille égoïstement à son salut personnel. Il est d'abord et avant tout un homme d'Eglise. Il fait partie d'un Corps dont il est un organe, un organe indispensable, tout petit peut-être, mais un organe qui régule à l'intérieur de l'Eglise certaine fonctions essentielles qui seront l'amour, la fidélité, la persévérance, la bienveillance.

            Tout cela doit vivre dans le coeur du moine, et à partir de ce temple se répandre dans le grand Corps du Christ. C'est ce que faisaient déjà les moines à l'époque d'Athanase. Ils avaient bien conscience de former tous ensemble une militia, donc un Corps d'armée. C'est ce que Saint Benoît a retenu.

 

            Il nous dit encore aujourd'hui que nous devons prendre les nobles armes de l'obéissance, celle du Christ lui-même, pour combattre sous l'étendard du Seigneur Christ, notre véritable Roi, Pr.l0. Nous ne sommes pas ici des préretraités. Nous sommes des combattants quelque soit notre âge et quelque soit notre ancienneté. D'ailleurs plus on est âgé, plus en principe on doit être devenu habile dans le combat spirituel.

            Un ancien par exemple, un ancien dans un monastère ne doit jamais laisser une pensée de malveillance entrer dans son coeur. Un ancien dans un monastère ne peut pas être un bavard par exemple, car alors c'est un faux ancien. Il ne combat plus. Il a capitulé. Voilà, il est prisonnier là où il est. Et c'est terrible, il n'est plus combattant ! S'il avait vécu à l'époque d'Athanase, il serait devenu arien. Il faut bien voir les choses en face.

 

            Alors c'est pourquoi, mes frères, puisque nous sommes à la pointe du combat que mène l'Eglise contre l'erreur et contre le mal, toute forme de marginalisation dans un monastère équivaut à une désertion. Cela c'est certain, le bavardage en est une. Le bavard est un homme qui se marginalise.

            Et alors, n'étant pas bien, il attaque les autres. La véritable marginalisation, ce n'est pas tellement un retrait au loin, une singularité, cela peut être aussi une sorte de chancre qui affaiblit, alors qui affaiblit toute la communauté. Pourquoi ? Parce que il émousse la pointe, l'arme, il émousse l'arme de combat qui est la prière, qui est le recueillement, qui est l'union à Dieu.

 

            Alors, mes frères, essayons donc, faisons l'impossible pour toujours être unis par une charité sincère. Saint Benoît nous le dira souvent. Les anciens moines, donc les contemporains d'Athanase, avaient une patience sans limite. Patientissimae, dit Saint Benoît. Il le dit de l'Abbé, mais cela vaut aussi de tous les frères, avoir une patience sans limite. Et nous devons savoir que le triomphe du Christ dans les coeur passe par nous.

            Mais ne confondons pas triomphe et triomphalisme. Le triomphalisme, l'Eglise l'a connu tout un temps au Moyen-Age où la chrétienté coïncidait avec les limites d'Etats. Mais nous en sommes revenus heureusement. Enfin, c'était une époque. Il fallait sans doute y passer, une crise de croissance. C'était bien pour l'époque, mais aujourd'hui c'est fini. Le triomphe de l'Eglise se fait dans les cœurs d'abord, encore une fois, que la charité y triomphe, le respect des autres, le respect sans limite des personnes.

            Et c'est grâce alors à cette délicatesse que nous connaîtrons chacun pour notre part, que notre communauté peut devenir un lieu fort, une forteresse ..?.. ..?.. ..?.. que l'Eglise, donc le Christ, doit mener contre les forces du mal, donc contre satan. Et ainsi nous aurons rempli notre devoir. Et de même que nos ancêtres dans la vie monastique soutenaient leur Evêque Athanase, nous, à notre place bien modeste, nous soutiendrons ceux qui sont exposés, ceux qui sont des hommes cibles, ceux qui devront avant nous répondre du sort de leurs frères.

 

 

Prologue : de 22 à 33.                             03.05.88

      L’univers de la résurrection.

 

Mes frères,

 

            Si nous prenons attention au vocabulaire de Saint Benoît dans la péricope que nous venons d'entendre, nous relevons des mots qui ont pris dans la Tradition chrétienne un sens quasi technique : exurgamus, Pr,22 ; de somno surgere, Pr,24. Sortir du sommeil, s'éveiller, se lever. Or ces mots, ces expressions sont utilisées depuis quasiment le début de l'ère chrétienne pour signifier la résurrection du Seigneur.

            Et ça n'a pas pu échapper à Saint Benoît, lui qui est tellement sensible à l'Esprit qui parle au coeur des fidèles à travers l'Ancien comme le Nouveau Testament. Nous voici donc dès le Prologue dans un contexte qui donne à la vie monastique une beauté ..?.. . La vie monastique est située dès le départ dans l'univers de la résurrection.

 

            Le moine est un homme éveillé qui aspire à la résurrection, qui est en train de ressusciter. Il est éveillé, il voit et il entend des choses que ne voit pas et n'entend pas un homme plongé dans un profond sommeil.

            C'est donc un privilégié, il a été éveillé par Dieu. Pourquoi ? Mais parce que déjà il quitte le monde de la mort et il entre dans l'univers de la résurrection. C'est là son lieu. C'est là qu'il vit; c'est là qu'il respire; c'est là qu'il grandit; c'est là qu'il lutte et c'est là qu'il triomphe.

 

            Saint Benoît nous dit ici ce que ce moine voit et entend. Il voit la lumière qui divinise. Il tient les yeux grands ouverts. Or, cette lumière divinisante, c'est un visage. C'est le visage du Christ ressuscité. Le moine vit donc dans le rayonnement de cette beauté et de cette lumière, et ses yeux s'en rassasient. Il ne peut plus s'endormir. Il est éveillé pour toujours car on ne ressuscite qu'une fois. Et qu'entend-t-il ? Il entend la voix même de Dieu. Et pour l'écouter, il dresse les oreilles: attonitis auribus,Pr,25. Sa vie n'est donc plus que vision et écoute.

 

            Nous sommes donc dès le début de la Règle de Saint Benoît dans un idéal qui est le nôtre, que nous ne devons jamais oublier, et qui est la vie contemplative. Le moine est essentiellement un contemplatif. Et il sera un contemplatif parce qu'il est un actif.  Attention, laissons de côté les catégories modernes !

            Dès l'origine le moine est un prakticos, un praticien dirait-on, un homme qui fait, un homme qui agit. Et sa pratique va le conduire à la vision de Dieu, à la vision de cette lumière. Mais il ne quittera jamais sa pratique. Sa pratique deviendra toujours plus intelligente, plus consciente, plus délicate, plus vraie à mesure que contemplant Dieu, il admire la façon d'agir de Dieu. Finalement sa pratique va reproduire sur terre la pratique de Dieu dans son univers à lui.

            C'est vraiment extraordinaire. C'est ainsi que les saints nous donnent par leur vie l'image du comportement de Dieu dans son ciel. Mais vraiment ici, entre le ciel et la terre il n'y a plus de différence. Le moine est toujours sur terre, mais sa pratique et sa vie sont déjà célestes. Il est passé de la mort à la vie. Il est ressuscité d’entre les morts. Et c'est à cela que Saint Benoît nous invite lorsque il dit : Eveillons-nous donc, sortons de notre sommeil, c'est l'heure, Pr,24.

 

            Alors nous maintenant, puisque nous sommes des enfants de Dieu et que nous ressuscitons avec le Christ et en lui, nous devons tenir nos yeux ouverts et nos oreilles dressées. Cela signifie que ce ne sont plus les affaires du monde qui doivent retenir notre attention, mais les affaires, les intérêts de Dieu, sa personne, son projet, les espoirs que Dieu nourrit à notre endroit, à l'endroit de l'univers, la façon dont Dieu se comporte.

            Comment, nous, allons-nous devenir ici son image ? Est-ce que nous nous prêtons vraiment à une collaboration entière, sincère avec lui ? Ou bien, est-ce que nous retenons quelque chose pour nous ? C'est tout autre chose que les petits intérêts terrestres.

 

            Mais alors ce qu'il y a de très beau, puisque on entre dans la façon d'agir de Dieu, lorsque dans un monastère on doit s'occuper d'affaires matérielles, mais ces affaires matérielles réussissent. Elles ne peuvent pas ne pas réussir puisque c'est Dieu qui les crée par notre intermédiaire. Il n'est pas possible que la bière brassée ici ne soit pas de toute première qualité puisque elle est le fruit du travail d'hommes qui sont ressuscités des morts. Vous allez dire que tout cela, c'est très idéalisé. C'est très beau, oui. Naturellement, c'est un idéal, mais déjà en train de se concrétiser.

 

            Et la qualité de notre travail, c'est la concrétisation de ce que nous sommes. Plus un homme est uni à Dieu, plus son travail est de qualité. Et ça ne peut pas être en être autrement parce que c'est Dieu seul qui réalise ce travail dans cet homme. Il ne nous est rien resté des objets que Jésus a fabriqué quand il était sur terre.

            A moins qu'un jour un brocanteur quelconque arrive et dise : voilà, j'ai trouvé ceci et c'est signé  « Jésus de Nazareth ». C'est malheureux qu'il n'est rien resté. Mais je pense que ça devait être des choses simples, mais des choses belles. Nous devons être des artisans de beauté dans tout ce que nous faisons, dans tout ce que nous sommes.

 

            Eh bien voilà, mes frères, ce que nous désirons devenir puisque nous sommes dans le monastère. C'est à cela que l'Ecriture nous invite. C'est à cela que l'Esprit-Saint nous pousse. Et Dieu dans sa Trinité toute puissante nous donnera bien la grâce de concrétiser en nous cet idéal, cette beauté qui est l'être même le plus secret de notre Dieu, de notre Dieu qui est amour.

 

Prologue : de 34 à 47.                             04.05.88

      Dieu a les yeux ouverts sur nous !

           

Mes frères,

 

            Je suis toujours saisi d'admiration lorsque brusquement s'ouvrent devant moi de nouvelles profondeurs dans le texte de notre Règle. C'est une magnifique surprise, un cadeau me semble-t-il, une grâce que Dieu me fait, mais c'est un devoir de la partager avec vous. Hier, Saint Benoît nous disait que le moine tenait les yeux grands ouverts à la lumière qui divinise et que ses oreilles étaient dressées pour écouter la propre voix de Dieu, cette voix qui est un chant.

            Car dans l'univers de Dieu, on ne fait que chanter, chaque parole est un cantique. Pendant le Temps Pascal, nous reprenons une de ces  paroles: alléluia. Et nous savons que Saint Benoît lui-même l'appelle le cantique Alléluia.  Quant à la lumière que les yeux du moine ont le privilège de contempler, c'est le visage du Christ ressuscité qui est la lumière du monde. Et non seulement la lumière du monde à venir, mais aussi la lumière de ce monde-ci.

 

            Et voici que aujourd'hui, Saint Benoît nous dit que Dieu lui aussi tient les yeux ouverts. Et il les tint ouverts sur nous. C'est vraiment étonnant que nous soyons pour Dieu un objet d'admiration. Cela nous étonne, nous ! Mais est-ce que nous, nous tenons sur nos frères un regard admiratif ?

            Est-ce que nous sommes en admiration devant chacun de nos frères ? Est-ce que pour nous c'est un plaisir, une joie, un réconfort, une nourriture que de poser notre regard sur chacun de nos frères ? Si le Christ habite en nous, si Dieu habite en nous, c'est un geste qui nous devient naturel.

 

            Eh bien pour Dieu, c'est toujours ainsi. Dieu a les yeux ouverts sur chacun d'entre nous parce qu'il nous admire, parce que nous sommes son unique, unique, il n'y a pas un second moi. Et alors, pour Dieu, c'est un chef d’œuvre. Chaque homme pour lui est un chef d’œuvre. Et il n'a pas fini de travailler, de façonner ce chef d’œuvre. Je pense même qu'il y travaillera toute l'éternité car Dieu, comme je le disais un de ces derniers jours, est toujours au travail, toujours. Et pour lui, le travail, ce travail de création et de divinisation de ses créatures, c'est un repos et un plaisir.

            Et il a aussi les oreilles dressées vers notre voix, notre voix qui est une prière, une prière qui est le chant de notre coeur. Même si c'est une prière de repentir, si c'est une prière baignée de larmes spirituelles, même si c'est un appel au secours, ce doit toujours être le chant de notre coeur.

 

            Voilà donc les yeux et les oreilles du moi, puis les yeux et les oreilles de Dieu, et il s'opère une rencontre. Les yeux de Dieu rencontrent les yeux du moine, les oreilles de Dieu et les oreilles du moine perçoivent un cantique qui finalement se forme en un. Nous avons donc toujours une communion. Mais cette communion est déjà une perfection atteinte car, avant cela, il y a une recherche.

            Ce sont les deux regards qui se cherchent, non pas pour s'affronter, mais pour s'unir et se fondre en un. Et ce sont les oreilles qui recherchent le chant de l'un et de l'autre. Jamais des oreilles qui se ferment, jamais des yeux qui se ferment, mais toujours l'accueil, l'ouverture, la recherche pour plus d'amour, pour plus de communion .

 

            Et alors, Dieu ici nous donne l'exemple de ce que doit être notre réaction habituelle à nous, que cela regarde nos yeux ou que cela concerne nos oreilles. La voici : ecce adsum, Pr,44. Voici je suis présent. Je suis présent, dit Dieu. Je suis présent, pourquoi ? Mais il est présent pour se donner à nous. Dieu n'est pas présent pour nous juger. Il n'est pas présent pour nous ennuyer. Il n'est pas présent pour nous écraser, pour nous imposer sa volonté et son être. Non, Dieu est présent pour s'abîmer en nous, pour se perdre en nous.

            Voici ce Dieu qui dépasse à l'infini toutes les limites du cosmos, voici que Dieu se fait tout petit pour entrer en nous. Il a son palais, son ciel, sa demeure, son séjour, son plaisir en nous. Il dit: Là je suis présent, Pr,44. Le texte français est édulcoré. Il ne répond pas à la réalité. Il dit : me voici. Non, c'est autre chose : Voici, je suis présent. Et avant même que nous n'ayons ouvert la bouche, il nous le dit déjà.

 

            Mes frères, je pense que le chant que nous devons adresser à Dieu et qui charme son oreille, c'est Alléluia. Loué soit ce Dieu, ce Ya, ce Dieu qui est là et qui a voulu devenir l'un des nôtres. Et alors, le chant que Dieu doit faire toujours, je ne dis pas retentir car un chant ne retentit pas, mais qu'il doit faire entendre doucement à notre oreille, c'est ecce adsum, voici je suis présent. Et ainsi vous avez cette communion, vous avez cette rencontre, vous avez ce don de l'un à l'autre. Vous avez ce que j'oserais appeler « ces épousailles dans la rencontre de deux regards ».

 

            Mes frères, voilà ce que l'Esprit m'a donné de comprendre aujourd'hui. Et voilà, je suis heureux, encore une fois, de le partager avec vous car c'est vraiment la quintessence de notre vie contemplative, c'est la raison pour laquelle nous avons été appelés ici. Saint Benoît nous dit encore que Dieu cherche dans la foule du peuple quelqu'un qui voudra bien collaborer à son œuvre, quelqu'un qui voudra bien aider Dieu jusqu'au bout. Et alors j'ai répondu : ego, moi pour cette vie de splendeur dans la communion avec lui.

 

 

Prologue : de 22 à 33.                             02.01.90

      Les yeux et les oreilles ?

 

Mes frères,

 

            Nous remarquons que hier Saint Benoît nous demandait d'ouvrir nos oreilles et aujourd'hui qu'il nous demande d'ouvrir nos yeux. Il s'agit bien sûr de l'oreille et des yeux de notre coeur, c'est à dire de notre corps spirituel en gestation, celui que nous recevons de la Vierge Marie. Il faut aussi que notre organisme charnel ne soit pas un obstacle ou une gêne pour la croissance de notre être spirituel.

            Il faut donc fermer nos oreilles et nos yeux aux choses qui ne conviennent pas, qui sont nuisibles ou même qui sont inutiles. C'est toute l'ascèse de la vie monastique. Et le moine qui est parvenu à maîtriser ses sens est vraiment un moine éprouvé. On n'y arrive pas tout de suite, mais nous ne devons pas perdre courage.

 

            Il est dit encore ceci - cela me frappe à l'instant - : courez pendant que vous avez la lumière de la vie, de peur que les ténèbres de la mort ne vous saisissent. P,31. Cela peut très bien nous arriver cette nuit ou demain. Il ne faut pas penser trop longtemps à l'avance à ce qu'on va faire.

            Il faut naturellement avoir un programme lorsqu'on est chef d'emploi. Mais il ne faut pas se faire de souci. Que ferais-je samedi ? Mais samedi, mais voilà ? Pensons d'abord à demain. A chaque jour suffit sa peine. Et vous voyez, Saint Benoît, ici encore nous rappelle à la réalité.

 

 

 

 

Prologue : de 106 à la fin.                        07.01.91

      Le devoir quotidien !

 

Mes frères,

 

            Saint Benoît termine son Prologue sur une note optimiste. Il nous promet que si nous sommes fidèles aux inspirations de la grâce, nous mériterons de participer au Royaume du Christ, d'avoir place dans son Royaume .. ? .. . Le latin est beaucoup plus fort. Il dit consortes regno eius, Pr.120, c'est partager le sort du Christ.  Le règne de Dieu, mes frères. le Royaume de Dieu, c'est une personne. C'est la personne du Christ ressuscité, le Christ qui est devenu lumière et qui est tout amour.

 

            Et partager ainsi le sort qui est le sien, c'est à dire entrer dans toute la mesure du possible. dès cette vie, à l'intérieur de la résurrection des morts en n'étant plus soi-même que respiration d'amour et de lumière, c'est vraiment le sommet de la béatitude éternelle et devenir le consors, devenir le participant, partager le sort du Christ jusqu'au bout.

            Mais pour cela il faut, comme le précise Saint Benoît, participer aussi à ses souffrances. Dans le fond, ce qu'il dit là n'est pas terrible. Il s'agit tout simplement d'accepter la vie comme elle nous est présentée chaque jour. Et vous savez que tous les hommes ici sur terre sont exposés à beaucoup d'événements qui éveillent en eux des sentiments de joie ou des sentiments de tristesse. Il y a la souffrance mais il y a aussi un grand bonheur à goûter ici dans notre vie terrestre.

 

            Eh bien, les passiones Christi, c’est tout simplement cela. Il ne faut pas imaginer des choses terribles qui pourraient nous arriver et que Dieu nous jetterait sur le dos, voilà, au tournant. Non, c'est tout simplement en toute confiance faire chaque jour notre devoir à travers tout ce qui nous arrive, tout ce qui nous est présenté.

            Et ainsi. sans que nous-mêmes nous le remarquions, notre coeur se dilate et, mieux que cela, il se transfigure, il se métamorphose. Ce n'est plus un coeur d'homme assez étroit, ça devient un coeur de Dieu, un coeur de fils qui se dilate sans fin, qui se dilate à l'infini.

 

            Et voilà, mes frères, ce que Saint Benoît nous promet. C'est, dit-il, l'ineffable, l'indicible douceur de dilection. Et c'est pourquoi nous pouvons lui faire confiance parce que lorsqu'il nous dit quelque chose, il le tire toujours de son expérience personnelle.

 

Prologue : de 92 à 105.                           06.01.92

      La vie éternelle !

 

Mes frères,

 

            Notre Père Saint Benoît est un saint et comme tout saint qui se respecte, il est aussi un poète et un artiste. Il se permet donc de temps à autre d'user d'artifice stylistique qui rendent son texte plus beau, plus attrayant et qui permettent à son disciple de mieux retenir et de mieux saisir ce que Saint Benoît veut inculquer.

 

            Nous avons ainsi aujourd'hui une antithèse en forme de chiasme. Je vais d'abord le donner en latin. Nous avons fugientes - pervenire - gehennae poenas et vitam perpetuam, Pr, 101-101. Il trace donc une croix en forme de X.

            Il nous demande de tourner carrément le dos à un malheur qui serait sans remède : le châtiment de la géhenne et à parvenir sans tarder à un bonheur sans mélange qui est la vie éternelle.

            D'un côté, nous avons donc des tourments sans fin dans un corps pourri, et de l'autre côté, nous avons la vie en plénitude dans un corps transfiguré.

 

            Mais en quoi consiste cette vita perpetua, cette vita aeterna ou, comme il dit parfois simplement, cette vita, la vie par excellence ? Poser cette question, c'est déjà entrer à l'intérieur d'un mystère parce que nous entrons chez Dieu.

            La vie éternelle n'est pas une vie d'une durée illimitée, ni une vie qui serait analogue à la nôtre mais infiniment meilleure. Non, avec la vie tel que l'entend Saint Benoît, tel que l'entend aussi la révélation divine, c'est la vérité absolue.

            Rien ne peut en donner l'idée. Pour la connaître, il faut en avoir l'expérience. Et pour ça, il faut avoir franchi le seuil d'un autre univers.

 

            La vie dont il est question n'est pas une chose, elle n'est pas une expérience qu'on ferait. Non, elle est une Personne. Elle est celle de Dieu dans sa Trinité. Elle est Dieu dans sa Trinité, elle est le Christ dans son corps ressuscité. Le Christ - ne l'oublions jamais - est Dieu avec nous. C'est Dieu qui est venu à nous, ce n'est pas nous qui sommes allés à Dieu.

            La vie est donc une personne. Il nous faut donc entrer en communion avec cette personne pour connaître cette vie. Mieux encore, nous devons recevoir cette personne en nous et, la recevant en nous, nous sommes introduits en elle. Alors, nous entrons dans la vie, c'est à dire dans une participation pleine, entière et sans retour à l'être même de Dieu.

 

            On nous l'a lu au cours de l'Octave de la Nativité. On nous a dit, on nous a répété que Dieu nous avait rendus participants de sa propre nature. Eh bien, c'est cela la vie ! C'est celle-là que nous propose Saint Benoît et toute la Tradition monastique. Elle est donc une participation consciente à l'être de Dieu. Et c'est cette prise de conscience qui constitue la contemplation.

            Il ne s'agit pas, attention, de faire une expérience sensationnelle qui nous placerait à part du restant des hommes. Non, c'est bien autre chose. Elle est l'humble accueil d'un cadeau, un cadeau que personne ne connaît, que personne ne peut remarquer parce qu'il n'apparaît pas au-dehors.

            Il ne faut donc pas imaginer des phénomènes étranges qui attireraient l'attention sur une personne et qu'on se dirait : mais celle-là, quoi ? Il se passe quelque chose d'étrange, de nouveau, ça doit être un saint. Non, ce n'est pas cela. C'est extrêmement caché, extrêmement discret, c'est aussi invisible que Dieu lui-même est invisible. Et celui qui en est le sujet, celui qui la reçoit, il lui faut tout un temps pour s'en apercevoir.

 

            Et cette vie entraîne dans l'homme un changement radical et permanent ; radical en ce sens que l'homme est changé à sa racine. Il reçoit donc en lui une racine nouvelle, une racine autre. Et sur cette racine se développe une plante, un être qui est nouveau.  Dans ce sens-là, cette vie entraîne un changement radical et permanent.

            Cela veut dire que c'est irréversible. Une fois que c'est arrivé, on ne peut plus l'arrêter, on ne peut pas la supprimer. La personne qui reçoit de Dieu ce cadeau devient donc un peu - c'est inchoatif naturellement - dans la situation qui sera la sienne après sa résurrection d'entre les morts.

            On peut donc dire - les Anciens le disaient - que c'est une expérience inchoative de la résurrection, la petite résurrection en attendant l'autre, la grande, la définitive. Car celui qui participe de façon consciente à la vie de Dieu, il sait très bien qu'il ne mourra pas. La mort biologique est un simple accident.

 

            C'est un peu ce qui se passerait - attention, c’est une comparaison qui peut donner une petite idée mais qui est quand même très éloignée de la réalité - c'est un peu ce qui se passerait avec une chenille qui entre en léthargie, qui devient une chrysalide, qui est comme morte et puis qui tout à coup se retrouve à l'état de papillon. Mais ici, c'est une simple métamorphose. Pour nous, ce n'est pas une métamorphose, je dirais, dans le même sens que cela. C'est un changement radical, c'est autre chose, c'est une altérité absolue.

 

            Et qu’arrive-t-il comme changement par exemple ? Alors, c'est ça qui peut se remarquer à l'extérieur, et dans la personne aussi elle-même naturellement qui en a conscience, c'est que l’égoïsme disparaît. Il fond, il disparaît, il n'y en a plus. Et c'est l'amour, c'est la charité qui s'installe. Elle s'installe comme dans une maison dont elle ne sortira plus. Elle est maintenant chez elle car l’égoïsme est parti.

            Et puis, il y a alors une autre façon de voir, une autre façon de juger, une autre façon de comprendre, une autre façon de réagir. Pourquoi? Mais parce que on a acquis des mœurs nouvelles. Ce sont les mœurs mêmes de Dieu. Et c'est assez désagréable parfois de se porter en porte-à-faux par rapport aux autres.

 

            Et c'est pourquoi l'homme qui fait une telle découverte, il sera naturellement un silencieux. Il ne donnera pas facilement son avis. Il va réagir comme le recommande Saint Benoît, il va se taire jusqu’à ce qu’on l’interroge. Il ne s’imposera pas. Si on l’interroge, si on le questionne sur quelque chose de bien précis, alors il donne son avis. Il pourrait très bien se faire qu’il soit exactement le contraire des autres. Mais ça, c’est parce que il voit comme Dieu voit.

            Par exemple ceci : il ne mettra pas en évidence un cas, une situation dans des cadres disons juridiques. Non, il va d’abord voir les personnes parce que ce qui est intéressant pour Dieu, ce n’est pas la situation mais la personne. Dieu s'est fait homme pour les personnes et non pas pour stabiliser un état qui se trouvait là.

            C'était la grande confusion ! Et il a fallu longtemps, il a fallu qu'il soit ressuscité d'entre les morts, et encore, il a fallu que les Apôtres aient reçu l'Esprit Saint dans leur coeur pour que enfin ils réalisent que la primauté absolue était celle des personnes et que c'était cela justement le coeur de la mission du Christ, que c'était sauver des personnes et non pas garantir une situation qui était là, qu'il fallait restituer ou protéger.

 

            Alors, un tel homme qui reçoit cette vie divine, il devient pauvre, extrêmement pauvre. Ce n'est pas une pauvreté qui dépendrait du CPAS, ce n'est pas ça que je veux dire. Il devient entièrement pauvre.

            Mais ça se comprend, c'est un excès de richesse. Il a chez lui la propre vie de Dieu de façon consciente. Il sait, il voit qu'il devient comme Dieu, qu'il devient Dieu lui-même et qu'il est dans la création nouvelle. Mais alors, il n'est plus attaché à rien du tout. Il en dispose parce qu'il doit encore en disposer.

            Il est encore ici sur terre dans un corps de chair. Mais pour le reste, non, il ne s'y attache pas. Et il respire la gratuité, l’innocence et, comme Je l'avais expliqué un jour, la naïveté. Il devient naïf comme Dieu est naïf, pur comme Dieu est pur. Alors, à l'intérieur de lui, il commence à voir Dieu et la lumière qui est Dieu.

 

            Et voilà, c'est cette vie que Saint Benoît nous propose. C'est ça la vie éternelle, la vie perpétuelle. Alors en regard, pour lui en opposition, il y a le contraire, c'est la géhenne. Et la géhenne, c'est justement l'absence de cette vie, ce qui est le malheur suprême. Il n'y en a pas de plus grand que celui-là. C'est le malheur par excellence comme l'autre est le bonheur par excellence.

            Alors nous comprenons à partir de là la question que les moines posaient à leur Abba. Ils leur demandaient : Allez, dis-moi une parole pour que j'en vive ! Ou bien: Que faut-il faire pour avoir la vie ?

 

            Alors je pense, mes frères, que cette question devrait toujours flotter en nous et nous devrions nous demander : Mais que dois-je faire pour recevoir cette vie, pour qu'elle soit mon partage et qu'elle me transfigure sans délai.

 

Prologue : de 106 à la fin.                        07.01.92

      S’ouvrir à Dieu !     

 

Mes frères,

 

            Saint Benoît nous indique ce soir le lieu où nous pourrons trouver une réponse à la question que nous posions hier : Que faut-il faire pour avoir en partage la vie, la vie éternelle, la propre vie de Dieu ? Que faut-il faire pour la sentir palpiter dans notre coeur et nous transformer de jour en jour ?

 

            Saint Benoît a fondé une école, une scola Dominici servitii, Pr.lO7, une école où nous apprenons à nous ouvrir à Dieu, à sa grâce, à son amour. Nous apprenons à briser les portes et les cloisons de notre égoïsme pour laisser la lumière de Dieu pénétrer notre âme, notre coeur et l'irriguer de manière à le purifier jusque dans ses cellules les plus secrètes. Une école où nous apprenons à nous habituer à la compagnie de Dieu car vivre avec Dieu ne va pas de soi. Nous sommes habitués à vivre avec nous-mêmes et non pas avec Dieu. Donc s'ouvrir à Dieu et s'habituer à Dieu.

 

            S'ouvrir à Dieu, comment ? Mais en pratiquant ses vouloirs, en le louant, en le priant. S'habituer à Dieu en écoutant parler de lui, et en le reconnaissant, et en l'admirant dans la beauté de ses œuvres. Nous avons donc là les grandes œuvres monastiques par excellence : l'obéissance qui épouse le projet de Dieu sur nous ; l'obéissance qui n'est pas aliénante, qui n'est pas dégradante, qui n'est pas déshumanisante mais plutôt facteur de liberté ; l'obéissance qui est justement la porte, la fenêtre que nous ouvrons pour permettre à Dieu de venir en nous avec tout son être, avec sa Trinité qui est amour.

 

            Et puis la Lectio qui nous informe des lois qui régissent l'univers de Dieu. La Lectio nous met en communion existentielle avec l'univers de Dieu. Si bien que lorsque nous fréquentons cet univers fidèlement chaque jour, petit à petit nos façons de vivre se modifient. Nous abandonnons presque sans le savoir les lois de ce monde-ci et nous faisons nôtre les lois de la création nouvelle. Nous passons ainsi d'une vie qui est condamnée à la mort à une vie qui est promise à l'éternité.

 

            Il y a aussi l’oratio que nous devons prendre dans son sens étymologique « oraison-oratio » qui répond à Dieu. Nous écoutons Dieu, nous nous informons à son sujet dans la Lectio et puis dans l'oraison nous lui répondons. L'oraison est quelque chose de très personnel. Là nous parlons à Dieu et nous lui répondons, nous lui donnons notre accord.

            Et le tout, voilà, est scandé par l'Opus Dei, cette œuvre de Dieu qui est communion, mais communion aussi à l'univers de Dieu. Je disais tout à l'heure que nous nous habituions par la Lectio aux lois de cet univers. Dans l'Office Divin, nous communions à cet univers, nous le laissons pénétrer en nous.

 

            Le dernier soir où je me suis trouvé à Laval, on m'a encore demandé de m'adresser aux sœurs le lendemain matin, le jour même de notre retour. Et alors, j'ai expliqué aux sœurs en quoi consistait essentiellement la psalmodie, et puis l'oraison. je ne l'ai jamais fait ici, je ne l'ai pas encore fait.

            Il faudra une fois que je le fasse parce que c'est quelque chose qui est fondamental dans notre vie. Je le ferai, si Dieu nous conduit jusque là quand Saint Benoît nous parlera de l'Office Divin. On comprendra mieux alors ce que c'est que l'Opus Dei.

 

            Et puis alors ce qui scande encore toute notre journée, c'est le travail, le travail des mains qui est collaboration avec Dieu, qui est collaboration à son œuvre de création. Le monastère est un endroit où on accélère le travail de la création.

            On dirait que c'est dans ces lieux qu'il se passe des choses qui permettent à Dieu de hâter son avènement final. Donc nous allons vers une plénitude de beauté à l'intérieur du cosmos. C'est extrêmement lent. Nous ne pouvons pas le mesurer. Nos instruments de mesure sont déficients à cette échelle-là.

 

            Mais si nous avons des yeux nouveaux qui pénètrent dans l'univers que Dieu investit de sa présence, de son amour et de sa lumière, à ce moment-là nous voyons que le mouvement de création peut être accéléré, c'est à dire le moment où Dieu sera tout en toute chose. Et cela peut se faire à l'intérieur du monastère lorsque nous permettons à Dieu d'être tout à l'intérieur de nous. A ce moment-là, il s'est passé quelque chose d'unique, c'est à dire que dans un homme la création est tout à fait achevée, elle est parfaite, elle est accomplie. C'est ça le saint !

            Eh bien voilà ce que notre travail manuel, notre travail qui touche la matière, peut nous permettre de réaliser. O, ce doit être pris dans un ensemble. Mais le travail manuel n'est pas uniquement pour nous permettre de gagner notre croûte, mais c'est aussi grâce à notre activité corporelle de permettre à Dieu de faire de nous des saints et d'achever en nous sa création.

 

 

 

Prologue : de 106 à la fin.                        08.05.93

      Dilatato corde !

 

Ma sœur, mes frères,

 

            Le Père Abbé de Chevetogne nous a présenté ce fameux dilatato corde, Pr.114, que Saint Benoît vient de nous relancer en pleine figure. Et pudiquement, on a traduit : le coeur se dilate !

            Mais non, le coeur ne se dilate pas, le coeur est dilaté par quelqu'un d'autre qui l'habite. Et comme cet autre a des dimensions vraiment extraordinaire, il emplit l'univers, il enveloppe l'univers. Il porte l'univers dans sa main et de ses yeux il scrute tout à la fois les profondeurs des abîmes et examine les hauteurs des montagnes.

 

            Alors, lorsque cet être - qui ne nous veut que du bien, qui est pur amour - entre dans notre coeur, eh bien, il le dilate. Ce n'est pas le coeur qui se dilate, c'est lui qui, par sa présence, petit à petit fait gonfler le coeur. Et il le dilate ainsi à ses propres dimensions. C'est cela qui est extraordinaire !

            Et il ne va pas dilater notre coeur jusqu'à un certain stade de dilatation maximale, non, il n'y a pas de maximum. Cette dilatation est sans fin et elle constituera l'essence même de notre béatitude éternelle. Notre coeur ne cessera jamais de se dilater. Il sera sans cesse dilaté par cette présence, et par cette douceur, et par cet amour, et par cette lumière.

 

            Et, quel est le résultat, ici dans le monastère, lorsque ayant ouvert la bouche, on a reçu en soi 1'Esprit Saint, donc la présence et la puissance amoureuse de Dieu ? Le résultat c'est que on court inenarrabili dilectionis dulcedine, Pr. 115.

            Je pense - je dis toujours je pense, mais vous savez, c'est un euphémisme pour dire : je le sais bien - je pense que ce qui caractérise le fait de cette dilatatio cordis, c'est la dulcedo, c'est la douceur.

            Ce n'est pas une douceur fade, ce n'est pas une douceur qui relève de la chair même si elle est pleinement incarnée. C'est une douceur qui rend l'homme lui-même doux. Et l'homme devient doux de la propre douceur du Christ qui a dit : « Apprenez de moi que je suis doux et humble de coeur ».

 

            La douceur est la caractéristique d'un moine accomplit. C'est un enseignement qui date des toutes premières heures presque du monachisme. Je vous l'ai déjà dit, mais il est toujours bon de le répéter : lorsque les premiers moines voulaient caractériser un de leur frère qu'ils peuvent prendre en exemple en tout, ils lui trouvaient deux qualités : la douceur d'abord et puis la compassion.

            Donc un tel homme est foncièrement bon. Il ne peut condamner personne, il ne peut plus se dresser contre quelqu'un. Il a le pouvoir, du fait de sa douceur, de pénétrer à l'intérieur des autres, d'y faire sa demeure. Exactement comme le Christ fait sa demeure en nous, lui peut faire sa demeure dans les frères ; et à partir de là, il les connaît, il les comprend et il devient en quelque sorte leur Rédemption.

            Pourquoi ? Parce que grâce à cette douceur, il lui est devenu impossible de condamner qui que ce soit. Il n'est plus que compréhension, il n'est plus que compassion, il n'est plus que pardon.

 

            Et c'est à travers le coeur d'un homme de cette qualité que Dieu peut exercer la douce puissance de son pardon. Le frère peut l'ignorer, mais il le découvrira au moment de la résurrection des morts. Donc, lorsque ce frère mourra biologiquement, il s’apercevra que la situation dans laquelle il se trouve à ce moment-là, il la doit à un autre. Et il saura qui c'est.

           

            Et c'est pourquoi un moine dont le coeur a été dilaté par l'Esprit Saint et qui se dilate sans cesse, un moine donc qui est devenu pure douceur, il est aussi un Père spirituel et il n'y a que lui qui l'est.

            Pourquoi ? Mais parce que non seulement il est capable d'engendrer à la vie divine, mais il engendre au salut, il engendre à la vie éternelle parce que, voilà, il est pardon de Dieu pour les hommes, pour les autres.

 

 

Prologue : de 34 à 47.                             03.09.93

      La voie de l’écoute !

 

Mes frères,

 

            Une petite chose a attiré mon attention. Saint Benoît nous dit que nous devons ouvrir nos oreilles à la voix de Dieu et, en réponse alors, nous entendons Dieu ouvrir ses oreilles à notre voix.

 

            Il y a donc là un échange de bons procédés. Et cela se comprend : une communion se crée entre le moine et Dieu. En écoutant Dieu, le moine calque vraiment sa conduite sur celle de Dieu, Dieu qui est toujours à l’écoute de sa créature.

 

            Il y a donc là une recette de vie qui nous est confiée et je pense que nous devons y être attentif. Nous comprenons encore mieux alors que c’est par la voie de l’écoute, autrement dit de l’obéissance, que nous pouvons rencontrer Dieu.

 

 

Prologue : de 48 à 77.                             05.09.94

      1. Glorifier Dieu qui opère dans le moine !

 

Mes frères,

 

            Si vous le permettez, nous allons faire un petit saut en arrière et revenir à ce que Saint Benoît nous a dit hier. Une de ses expressions m’a frappé : Ils glorifient le Seigneur qui opère en eux, Pr.78. Quand on regarde le texte latin, le mot utilisé par Saint Benoît est magnificat. Il y a là certainement une réminiscence du cantique chanté par la Vierge Marie qui exalte Dieu, qui glorifie Dieu pour les merveilles qu’il opère en elle et qu’il opère encore.

            Donc, le moine doit porter dans son coeur les dispositions qui habitaient le cœur de Marie. Il ne doit rien se rapporter à lui mais il doit tout rapporter à ce Dieu qui l’a appelé, à ce Dieu qui est l’amour et qui veut faire du moine une flamme de son amour.

 

            La bénédiction que j’ai dite à l’Office de Nuit aujourd’hui - c’est une simple coïncidence, je ne l’ai pas voulu - était celle-ci : « Que Dieu allume en nos cœurs la flamme de son amour ! ».Et puis qu’il l’entretienne, naturellement. Il ne suffit pas de l’allumer le temps d’un éclair, mais l’allumer pour qu’elle brûle et qu’elle nous consume. Et cette flamme, c’est la personne même de l’Esprit Saint, ne l’oublions pas! Chez Dieu, quand il agit, il n’y a rien qui lui soit étranger.

            Or ici, il faut glorifier Dieu pour les merveilles qu’il opère en nous. C’est à dire qu’il faut lui laisser les mains libres, lui laisser toute liberté, donc lui faire confiance et s’ouvrir à lui de plus en plus largement.

 

            Et alors, quelles sont ces merveilles ? Eh bien, ce sont les multiples manifestations de la sainteté. Ce ne veut pas dire que nous devons être des saints avant de commencer. Saint Benoît nous met en garde contre cette tentation : Ne pas vouloir être appelé saint avant de l’être, 4,76.

            Mais tout ce qui transparaît en nous et qui est œuvre de Dieu est une manifestation de sainteté parce que c’est une révélation de ce que Dieu est. Il n’est pas encore requis pour ça d’être un saint. Non, on peut encore être un brigand, mais ça peut être ainsi.

            Et à ce propos, en parlant de brigands, on m’avait prêté un livre qui est sans doute le livre le plus horrible et le plus terrible que j’aie jamais lu, mais aussi le plus beau. Je vais vous dire simplement ceci, c’est que il y a dans ce livre des figures - cela raconte des histoires vraies, ce n’est pas un roman - il y a de véritables figures de sainteté à partir de brigands et de brigandes.

 

            Il y a donc là des manifestations de sainteté qu’on trouve partout, dans tous les milieux, chez toutes les personnes. Lorsque nous voyons un frère, quel qu’il soit, qui pose un acte qui manifestement est un acte de bonté, qui est un acte de gratuité, d’oubli de soi, eh bien, essayons d’avoir ce réflexe de rendre grâce à Dieu pour ce qu’il opère à travers ce frère.

            Et puis le reste, ça n’a pas d’importance. Le reste, disons, c’est un décor, le décor de ce frère. C’est - comme disait Zundell - c’est son moi préfabriqué dont il est le serviteur et l’esclave. Et voilà, de temps en temps, l’Esprit de Dieu libère l’homme de ce moi préfabriqué lors d’une manifestation.

            Et plus tard, au moment de la dissolution de notre corps, notre moi préfabriqué va s’évanouir. Mais ce qui restera, ce sont ces étincelles de sainteté qui, à ce moment-là, formeront le corps nouveau, le corps spirituel parfaitement libre. Nous devons avoir ce réflexe. Mais, encore une fois, il faut s’y exercer car ce n’est pas inné chez nous.

 

            Et encore une fois, ces manifestations n’ont rien de sensationnel ni d’extraordinaire. C’est toujours dans des situations toutes simples. Mais voilà, la source, l’origine, le ressort qui permet de poser ces actes tous simples, il est l’Esprit de Dieu, il est Dieu lui-même qui opère dans le moine. Et ces choses toutes ordinaires deviennent, voilà, deviennent des éléments, disons des pierres pour la transfiguration du moine pour sa petite résurrection.

 

            Dieu est patient. Un bâtiment ne se construit pas en un jour comme le ricin de Jonas qui est venu en un jour et qui est mort en un jour. Non, non, non, non, Dieu est patient, une pierre après l’autre.

            Il y avait à Bruxelles - les bruxellois doivent s’en souvenir - sur le boulevard de la petite ceinture, il y a déjà de cela un petit temps, on construisait un building de trente étages. Et on construisait un étage par jour. En trente jours, c’était fini et il est encore là. C’est pour dire que même avec les techniques d’aujourd’hui, il faut tout de même une trentaine de jours pour arriver au-dessus.

            Eh bien, chez Dieu, c’est la même chose, des petites pierres et puis alors après, vous verrez. Prenez patience et vous verrez comme c’est beau, l’homme sera transfiguré.

 

            Et le moine, grâce à ça, entre dans le monde nouveau. Voilà, c’est le monde de Dieu où les choses sont vues telles qu’elles sont dans leur réalité profonde. L’écorce est percée, les apparences sont dépassées. Mais alors il y a un petit inconvénient, c’est que le moine commence à se sentir dépaysé à côté des autres qui continuent à s’arrêter à l’écorce et à la superficie. Cela fait un peu drôle !

            L’Apôtre Paul qui était dans cette situation-là à 150%, il le dit à plusieurs reprises. Il utilise une métaphore. Il dira : « Il faut être fou dans ce monde face à la sagesse du monde ». Voilà, moi, je suis considéré comme un fou pour cette sagesse, mais en réalité ce qui m’attire, c’est la Sagesse de Dieu qui est folie pour les hommes. Voyez ce dépaysement !

 

            Eh bien, mes frères, nous en resterons là pour ce soir. La question alors que nous devons nous poser est celle ci : Mais comment alors Dieu peut-il opérer dans un homme ? Et ça, c’est important pour nous. Donc, glorifier Dieu qui opère dans le moine, mais, comment Dieu peut-il opérer en nous ?

 

 

Prologue : de 48 à 77.                             06.09.94

      2. Laisser Dieu demeurer en nous !

 

Mes frères,

 

            Comment, comment pouvons-nous faire pour laisser Dieu opérer en nous ? Donc, Saint Benoît demande que le moine glorifie le Seigneur qui œuvre en lui comme l’a fait la Vierge Marie. C’est le même terme magnificat.

 

            Eh bien, pour laisser Dieu opérer en nous, il faut et il suffit de lui permettre d’être Dieu pour nous et d’être Dieu en nous. Dieu est tellement amour qu’il se met en quelque sorte à notre service. Lorsque il s’est fait homme, ce n’est pas pour nous dominer, ce n’est pas pour nous écraser, mais c’est pour être notre esclave, pour être notre serviteur. Et c’est encore toujours comme ça maintenant !

            Dieu, dans la personne du Christ, puis aussi dans la personne de son Esprit qu’il nous a donné gratuitement, il entend être notre serviteur. Mais cela veut dire que nous devons l’accepter tel qu’il est et lui permettre d’opérer en nous le service pour lequel il s’est fait homme, c’est-à-dire qu’il veut nous prendre et nous élever à sa propre vie, à sa propre nature. Il veut faire de nous des dieux. Mais voyez, on peut toujours reculer la question.

 

            Permettre à Dieu d’être Dieu pour nous, le Christ nous a expliqué ce que cela signifiait bien concrètement. Et nous devons l’écouter et prendre ses paroles au sérieux. Je l’ai dit il n’y a pas tellement longtemps : « Est-ce que nous prenons les Paroles de Dieu au sérieux ? ».

            Ou bien, est-ce une belle musique que nous écoutons avec plus ou moins d’attention et puis que nous oublions encore aussi vite, mais qui ne change absolument rien à l’intérieur de notre vie, de notre comportement concret ?

            Ou bien, est-ce que vraiment nous avons entendu quelque chose et puis que notre vie va changer ? Voilà, ça, c’est toujours le hic !

 

            Il y a un mot de Jean dans sa première Epître qui est très beau. Il dit : Dieu est amour. Nous, nous traduisons Dieu mais, dans le texte, c’est Le Dieu est amour. L’article s’y trouve. C’est dans dire que dans son subconscient, il y a la profession de foi par excellence, profession de foi qui a été reprise par l’Islam. Il n’y a pas d’autres dieux que Le Dieu, pas n’importe lequel, il n’y a que Le Dieu.

            Donc nous avons, nous, des petites divinités. C’est une profession de foi, ici, contre les idoles. Et les idoles, nous nous en créons. Et la toute première de nos idoles, c’est nous sur notre piédestal. Et nous nous offrons des sacrifices aux dépens des autres naturellement et aux dépens de Dieu. Et finalement, nous nous blessons.

 

            Donc, Dieu est amour. Et Jean dit : Qui demeure dans l’amour, demeure en Dieu, et Dieu demeure en lui. Qu’est-ce que ça veut dire ? Il y a trois fois le verbe demeurer. Et demeurer signifie rester dans l’amour sans jamais en sortir.

            Donc, il faut demeurer dans l’amour, y fixer sa demeure. Il faut s’y établir pour jamais à l’intérieur de l’amour. Et l’amour, c’est Dieu. Donc, notre véritable habitat, c’est Dieu, c’est à dire c’est l’amour. Encore une fois, ce n’est pas le petit amour sentimental. Non, c’est cet amour qui est Dieu lui-même, et qui nous saisit à la gorge et qui nous retourne.

 

            Voilà une expérience que vous n’avez peut-être jamais faite mais que j’ai fait une quantité de fois quand j’étais gamin. Dans les campagnes, au moins alors on vivait, on faisait des expériences. Quand vous avez un lapin que vous avez attrapé ou tué, il est surtout très important de récupérer la peau, parce que avec la peau, on va faire des gants en hiver. C’est de très, très bons gants, on a chaud là-dedans.

            Eh bien, pour enlever la peau, il faut vraiment la retourner. La peau vient à l’extérieur et les poils à l’intérieur. Ce n’est pas difficile, il suffit de tirer et ça vient tout seul, et on a toute la peau. Il suffit alors de la mettre sur un bois, tendue un peu, pour la faire sécher.

 

            Eh bien, c’est ça que Dieu veut faire avec nous. Il veut vraiment nous retourner. Notre peau, il veut la mettre à l’envers, que nous ne soyons plus des êtres vivant selon les réflexes de la convoitise, de la chair, mais vivant ses réflexes à Lui. Et pour ça, il nous retourne tout à fait.

            C’est ça, vous voyez, demeurer chez Dieu sans jamais en sortir. On est retourné de fond en comble et on n’a plus d’autre solution que de rester chez Dieu. Et alors tout oublier, tout est oublié, tout, tout, tout, tout, tout. La seule chose importante est de demeurer dans l’amour.

 

            Et maintenant voilà plus précisément ce que cela veut dire, et c’est maintenant les paroles de Jésus lui-même. Avant de quitter ses disciples, il leur parle une dernière fois lors du dernier repas pascal. C’est très important ! Il dit : « Comme mon Père m’a aimé, moi aussi je vous ai aimés. Alors, demeurez dans mon amour à moi ! ». Cela ne veut pas dire : demeurez dans un amour que vous auriez pour moi, mais demeurez dans l’amour que moi j’ai pour vous. Ne le quittez jamais.

            Voilà ce que c’est bien concrètement demeurer dans l’amour. C’est vivre dans la communion du Christ ressuscité et nous laisser aimer par lui ; c’est vivre à l’intérieur de l’amour qu’il est et qu’il nous porte. Je pense qu’il n’y a pas de plus grande sécurité ici-bas, ni pour l’éternité.

 

            Maintenant, il faudrait bien savoir ce que signifie bien concrètement de demeurer dans l’amour dont Jésus nous aime. Mais nous le verrons à une autre occasion.

 

 

Prologue : de 48 à 77.                             09.09.94

      3. Demeurer dans l’amour qu’il nous porte !

 

Mes frères,

 

            Nous avons vu que Saint Benoît attend de son disciple qu’il glorifie Dieu opérant dans son coeur. Dieu a un projet sur le monde. Ce projet, il le réalise. Le moine en est conscient et il rend gloire à Dieu pour ce qu’il opère en lui.

           

            Il faut préciser que le moine agissant ainsi permet à Dieu d’être Dieu, c’est-à-dire il lui permet d’être l’amour. Il s’agit donc comme le recommande l’Apôtre Jean dans sa première Epître, en écho à ce que Jésus avait expliqué à ses disciples lors du partage de la dernière Pâque, il s’agit de rester à l’intérieur de l’amour de Dieu, donc de l’amour que Dieu nous porte ; rester à l’intérieur de cet amour, ne jamais le quitter, s’en nourrir et permettre ainsi à cet amour de nous métamorphoser. Nous étions arrivés là.

 

            Donc, il faut et il suffit de demeurer dans l’amour dont Jésus nous aime. Demeurez dans mon amour, disait-il, l’amour dont son Père - qui est aussi notre Père - l’aime ; l’amour comme son Père nous aime. Ce n’est pas facile d’imaginer cela, il faut user de toute une comparaison. Il nous suffit de rester !

            Allons, comparons cet amour de Dieu à une chaleur qui rayonne comme le soleil en plein été. Et nous sommes touristes, nous n’avons rien à faire, nous sommes en vacances. Et nous nous installons quelque part dans le soleil, à l’abri de l’ombre d’un arbre. Et là, nous nous laissons réchauffer. Et nous sentons tout un bien-être en nous. Nous revivons. C’est le soleil qui nous fait vivre.

            Vous voyez, c’est ça ! C’est ainsi que nous devons rester à l’intérieur de l’amour qu’est notre Dieu !

 

            Et notre métamorphose en un être divin s’opère toute seule. Nous n’avons absolument rien à faire qu’à rester là, exposé, à l’intérieur de l’amour. Ce n’est pas plus difficile que ça. Tout le reste, ça vient de nous et ça ne fait que gêner.

            Si, voilà, étant au soleil, je commence à me remuer, à m’agiter, je vais transpirer et puis ça n’ira pas. Non, il faut rester à rien. Les auteurs spirituels, surtout les auteurs du Carmel, Jean de la Croix et tout ça, ils ont bien expliqué en quoi ça pouvait consister.

 

            Il y a eu des hérésies, aussi des erreurs dans le monde monastique, une passivité telle qu’on était alors à l’état végétatif. Non, il y a tout de même là un choix, Dieu ne s’impose pas à nous. Il y a un choix, il y a une option, il y a un oui à dire. Et ce oui, alors, doit se traduire à l’intérieur de notre comportement. Et c’est là que se laisser aimer - c’était, c’est le secret de la vie monastique - consiste bien concrètement à garder les commandements de Dieu.

            Si vous demeurez dans mon amour signifie donc garder ses commandements : faites ce que je vous demande ! Il y a donc là une réponse de notre part, une réponse active mais qui ne doit pas aller au-delà de ce que Dieu attend de nous. C’est, je vous assure, c’est un équilibre qui n’est pas tellement facile à trouver et à maintenir.

            Il faut que notre volonté soit bien accordée à celle de Dieu car ainsi, nous sommes à l’intérieur de l’amour qu’il nous porte. Mais il ne faut pas que comme nous faisons la volonté de Dieu, que nous nous imaginions que c’est notre volonté qui opère la métamorphose.

            C’est donc là tout le processus de l’humilité dans lequel nous devons grandir. Il glorifie Dieu qui opère en lui. Et Saint Benoît précise : il ne rapporte pas à lui-même ce qui se passe, mais il le rapporte à Dieu, 4,45. Et il dit bien : non pas à nous, Seigneur, mais à ton nom rapporte la gloire !

 

            Alors, le commandement du Christ, c’est aussi de rayonner sur les autres l’amour dont nous sommes aimés. Ainsi, dit-il, on reconnaîtra que vous êtes mes disciples si vous vous aimez les uns les autres. Si vous ne vous aimez pas les uns les autres, donc vous n’êtes pas mes disciples. Vous êtes les disciples de je ne sais pas qui, mais certainement pas de moi.

            C’est grave cette chose-là ! Et c’est ce que je dis, nous devons prendre la Parole de Dieu au sérieux et ne pas penser que ce sont des affaires en l’air. C’est très, très sérieux parce que un jour, quand on lui dira : « Mais j’ai fait ceci, ou encore cela », il dira : « Quoi, mais je ne vous connais pas, je ne vous ai jamais vus ! » Et nous lui répondrons : « Mais si, nous avons fait cela en ta présence ». « Je ne sais pas ; je ne vous ai pas vus ; allez-vous en ! »

            C’est ça ! Pourquoi ? Parce que vous ne vous êtes pas aimés les uns les autres. Vous n’étiez pas des miens, vous étiez des étrangers. Vous serviez un autre dieu que moi.

 

            Alors, mes frères, pour rayonner ainsi sur les autres l’amour dont nous sommes aimés et à l’intérieur du quel nous nous sommes établis, eh bien, nous ne devons pas être des glaçons les uns pour les autres, des glaçons qui frigorifient et paralysent. Mais nous devons être vraiment des soleils qui donnent la vie.

            Il y a des personnes ainsi, j’en connais l’une ou l’autre, et j’en ai des témoignages, il suffit d’être à côté d’elles pour respirer et pour vivre. Mais ce n’est pas des qualités naturelles chez ces personnes, ce sont des qualités purement surnaturelles, et ça se sent. C’est-à-dire que le meilleur de nous, ça se sent !

            Mais attention ! Chez certaines autres personnes, ça entraîne une répulsion parce que ces personnes ne sont pas ouvertes à la lumière. Et à ce moment-là, quand elles se trouvent en présence de la lumière, elles ont envie d’agresser cette lumière. Il est dit aussi : « Ils ont préféré les ténèbres à la lumière ». C’est ça ! Ce phénomène existe encore aujourd’hui et nous devons bien faire attention.

 

            Alors voilà, le Seigneur opère en nous quand nous nous laissons aimer de lui sans jamais quitter cet amour. Et alors, notre vie monastique devient une réussite à l’exemple de celle de Marie dont j’ai parlé hier, Marie qui a été toute sa vie une petite fille qui a joué comme ça dans la lumière qui était Dieu et qui n’a pas surtout voulu devenir une grande personne.

            Car l’hymne qu’elle a chanté, elle l’a chanté jusque la fin de ses jours. Elle ne l’a pas seulement chanté quand elle était jeune, mais elle l’a chanté toujours ; peut-être pas ainsi, mais dans son coeur parce que, comme je le disais hier, on a l’âge de son amour. Et c’est encore bien vrai ici.

 

 

Prologue : de 22 à 33.                             03.01.96

      1. Devenir tout œil !

 

Mes frères,

 

            Ces paroles que nous venons d’entendre sont lourdes d’une densité spirituelle extraordinaire. Elles définissent en effet les deux composantes fondamentales de la vie monastique : entendre et voir ; regarder et écouter.

            Le moine est une oreille et un œil. Il vit, il bouge, il fait d’après ce qu’il voit et qu’il entend. Il est donc oublieux de ses propres convoitises. Ce qui l’intéresse, c’est d’être en communion de plus en plus intime, et de plus en plus consciente, avec ce que ses yeux contemplent et ce que ses oreilles écoutent.

 

            Ses yeux contemplent la lumière et ses oreilles écoutent un chant. Car la parole de Dieu chante toujours comme la lumière ne fait que danser. Saint Benoît nous dit : apertis oculis ad deificum lumen, Pr.25. Les yeux ouverts vers la lumière qui divinise. C’est la lumière qui fait de nous des dieux, la lumière qui nous fait entrer dans la plénitude de notre destinée divine.

            Car nous sommes nés de Dieu, nous sommes des frères du Christ. Nous partageons en plénitude, sans mesure, sans réserve la vie même de Dieu. Nous devons le savoir et surtout en prendre conscience et en faire l’expérience. C’est pour cela que nous devons tenir nos yeux ouverts et nos oreilles ouvertes.

 

            Nous avons hier fait mémoire de deux grands Saints : Basile le grand et Grégoire le théologien. Saint Benoît les a connus directement ou indirectement. Il nous parle de Saint Basile. Il nous recommande de le fréquenter, d’être ouverts à son enseignement, à ses directives. Grégoire de Nazianze, Saint Benoît l’a connu par l’intermédiaire d’Evagre le pontique. Pour Evagre, Grégoire a été le premier Maître à penser. Et Evagre est venu à Saint Benoît par Cassien. 

 

            Il y a donc là, nous rencontrons ici un nouveau confluant de deux courants : un courant pratique qui est celui de Basile et un courant contemplatif qui est celui de Grégoire. Et nous le remarquons encore dans ce que Saint Benoît nous dit aujourd’hui : Les oreilles ouvertes, les yeux ouverts à la lumière qui divinise, c’est Grégoire. Et si nous pouvons être en même temps et Grégoire et Basile, alors nous sommes des moines accomplis.

           

            Maintenant, qu’est-ce que Saint Benoît nous dit avec ces yeux ouverts ?  Il parle donc d’une lumière qui fait de nous des dieux, deificum lumen, Pr.25. C’est plus qu’une lumière qui divinise. En latin, on pourrait voir : une lumière déifique, mais étymologiquement ça signifie une lumière qui fait de nous des dieux.

            Or, cette lumière, c’est la personne du Christ ressuscité dont l’être remplit l’univers. Le Christ remplit l’univers de sa splendeur, de sa beauté, de sa gloire, de sa lumière. C’est une lumière qui donne vie et consistance à toutes choses. L’Apôtre Jean nous le dit au début de son Evangile : Il était la lumière.

 

            La lumière, c’est la vie des hommes, c’est la consistance même du cosmos. Pourquoi ? Mais parce que, je le répète, cette lumière n’est pas distincte de la personne du Christ dans son être de Dieu, de Verbe et aussi dans son être d’homme ; mais un homme qui a traversé la mort et qui participe en plénitude à la beauté de Dieu le Christ ressuscité.

            Cette lumière est donc Dieu lui-même dans son amour et ses énergies. Ce n’est pas une lumière qui ne ferait rien ? Non, c’est une lumière qui continue à créer, à embellir, à diviniser et aussi à transfigurer l’univers matériel.

 

            Un jour viendra où Dieu sera tout en toutes choses. L’univers entier sera devenu lumière, transparence de cette lumière. Et cette lumière magnifique, elle transfigure tous ceux qui s’ouvrent à elle.

            Le moine, au début, à l’origine de la vie monastique se retirait dans le désert pour bien des motifs, mais entre autres pour celui-ci : il ne voulait plus être distrait de cette lumière. Dans les déserts, il n’y a rien à voir, rien que la lumière.

            Alors là, il était libre de pouvoir vraiment se tenir en dehors de toutes distractions, de tout divertissement et pouvoir s’abreuver de cette lumière. Ce sont naturellement les yeux du cœur qui regardent, qui boivent la lumière et qui deviennent de plus en plus beaux.

 

            Et je voudrais pour clôturer ce soir – je continuerai demain ou après – vous donner un tout petit apophtegme de rien du tout d’Abba Essarion. Essarion était, on ne sait pas tellement de choses sur lui, mais ce qui est certain c’est que c’était un homme courageux, un homme puissant, un homme de foi.

            Voici un exemple de sa foi. On peut penser : oui, mais ça, c’est anecdotique ! Oui, peut-être bien ? Mais voici un exemple de sa foi :

 

L’Abba Dula, le disciple de l’Abba Essarion disait : Alors que nous marchions un jour au bord de la mer, j’eus soif et je dis à l’Abba Essarion : « Père, j’ai très soif ! »

 

            Vous savez que la déshydratation, si ça se poursuit un peu, en une dizaine de jours, c’est la mort ! Ici il avait très soif. C’est pas encore ça, mais enfin ça ne pouvait pas durer.

 

Ayant fait une prière, il me dit : « Bois de l’eau de mer ! ». Et l’eau se trouva adoucie et j’en bu. Or moi, craignant d’avoir encore soif plus tard, j’en vidai dans une outre.

 

            C’est un homme prévoyant et qui a les pieds sur terre. Mais Essarion, il n’a pas les pieds par terre, il a le cœur dans la lumière.

 

Voyant cela, le vieillard me dit : « Pourquoi en puises-tu ? ». Je lui dis : « Pardonne-moi, j’ai peur d’avoir soif plus tard ! ». Alors le vieillard dit : « Dieu est ici, Dieu est aussi partout ! ».

 

            Je viens de le prier et voilà ce qui s’est passé ici mais il est partout. Ailleurs je le prierai encore parce qu’il est partout. Il voit, il voit Dieu, il vit avec Dieu. Ses yeux sont ouverts à cette lumière. Cette lumière n’abandonne jamais ceux qui lui sont fidèles. Et voici le petit apophtegme :

 

L’Abbé Essarion au moment de mourir…

 

            Donc ce sont ses dernières paroles, c’est son testament spirituel et nous devons pouvoir le faire nôtre !

 

…dit : « Le moine doit être comme les chérubins et les séraphins tout œil. »

 

            C’est ça ! Devenir tout œil, le moine est un œil.

 

            Voilà, mes frères, restons sur cette belle parole et dans toute la mesure du possible essayons de devenir nous-mêmes des disciples confiants d’Abba Essarion, mais aussi de Saint Basile, de Saint Grégoire de Nazianze et de notre Père Saint Benoît.

 

 

Prologue : de 22 à 33.                             04.01.96

      2. Avoir les oreilles attentives !

 

Mes frères,

 

            Revenons un peu à ce que nous avons commencé à méditer hier. Saint Benoît disait donc qu’il fallait tenir les yeux ouverts à la lumière qui divinise, la lumière qui fait des dieux. Mais alors, il dit aussi qu’il faut avoir les oreilles attentives. Oui, le texte dit : attonitis auribus audiam, Pr.25. C’est pas facile à traduire. On a mis ici les oreilles attentives.

            C’est autre chose, les oreilles sont assourdies. La voix de Dieu est clamans, elle crie. Et la voix de Dieu, c’est quelque chose, mais quand elle crie ! Rappelez-vous ce qui s’est passé au Sinaï lorsque les enfants d’Israël étaient là. Ils ont dit à Moïse : «  Non, qu’il ne nous parle plus. Nous ne pouvons plus entendre cette voix. Nous allons tous mourir ». Alors il a parlé à Moïse seul et, il lui parlait dans la nuée et le tonnerre.

 

            Donc, la voix de Dieu, elle assourdit. Elle entre dans les oreilles. On ne peut pas ne pas l’entendre à condition de ne pas se boucher les oreilles. Cette voix emplit l’univers de sa puissance si bien qu’on n’entend plus qu’elle. Elle est pressante, elle est séduisante, elle est irrésistible. Car Dieu ne propose pas des exploits à réaliser, il ne nous demande pas d’opérer des miracles.

            Non, n’est-ce pas, il dit tout simplement : Je vous enseignerai la crainte du Seigneur, Pr.31. Et il vient de nous dire aujourd’hui : C’est celui lui qui marche sans tache et accomplit la justice, qui dit la vérité du fond de son cœur. Pr.60. Mais ce ne sont pas des choses extraordinaires ! Le plus faible physiquement est capable de faire ça comme le plus fort aussi.

 

            Et cette voix, quand on veut bien l’écouter, on ne peut pas lui résister car si elle a la voix des grandes eaux, elle est aussi douce, infiniment douce comme un chant. C’est la voix des cithares, en même temps le tonnerre et en même temps les cithares. Je pense qu’au début elle apparaîtra tonitruante mais, quand on s’y habitue, elle devient musicale et elle suffit.

 

            Eh bien, mes frères, remarquons encore que voir la lumière, tenir les yeux ouverts à la lumière, entendre, avoir les oreilles largement ouvertes pour recevoir toute la voix divine et la laisser pénétrer dans le cœur, dans le fond, c’est un seul et même acte.

 

            Et nous aussi, comme saint Benoît le dit, nous sommes invités à sortir de notre sommeil. Le moine est un homme éveillé. C’est un vigilant, ce n’est pas un dormeur, ce n’est pas un somnolent. Il veille, c’est une sentinelle. Mais pourquoi ?

            S’il est éveillé, s’il est vigilant, il va mener la vie angélique. Parce que les anges, dans l’Ecriture, certains sont appelés les vigilants, les hommes qui veillent. Et ils sont appelés des hommes parce qu’ils se présentent à nous sous des apparences humaines, les veilleurs, les vigilants. Et alors ainsi, nous pouvons recevoir la vie même de Dieu tout de suite, et cela pour l’éternité.

 

 

Prologue : de 106 à la fin.                        08.05.96

      1. Plus rien que Dieu ! ( les désirs bons )

 

Mes frères,

 

            A travers le texte du Prologue, nous comprenons que notre Père Saint Benoît désire que nous soyons, ou que nous devenions à l’exemple du Prophète Daniel des hommes de désir. Le désir est comme l’élan qui porte l’amour toujours au-delà de lui. Le désir est le ressort de l’epectase. Un véritable désir n’est jamais assouvi, mais il ne s’agit pas de désirs quelconques.

            C’est un désir qui jaillit du vide. C’est à dire que le départ du désir, celui qui a soulevé les saints, jaillit d’un dépouillement absolu. Il ne se porte pas vers les choses, il ne veut pas les posséder. Il ne veut pas conquérir la réputation, l’honneur, la fortune, la réussite, le succès, les biens temporels, les biens intellectuels, les biens spirituels. Tout ça n’intéresse pas le désir.

           

            Le véritable désir part du vide et se lance dans le vide ; et il est porté par ce vide jusque au-delà des cieux. Il ne peut se reposer que lorsque il est entré au cœur de la Trinité. Et là, il est saisi par la divinité et entraîné par elle dans le circuit des relations Trinitaires. Il est confondu vraiment avec le désir qui porte le Père vers le Fils, le Fils vers le Père et l’Esprit Saint vers le Père et le Fils.

            A ce moment-là, cet homme est arrivé à la perfection que Dieu a voulue pour lui, cet état de splendeur et de somptuosité qu’est la vie divine ayant employé un homme et l’ayant métamorphosé.

 

            Mes frères, tel est le désir qui doit nous habiter ! mais ce désir n’est pas le fruit d’un acte volontaire chez nous. Au contraire, il est au départ tout entier réceptivité et accueil. Le moine est comme une terre, une terre qui se laisse caresser par le soleil, qui se laisse nourrir par la pluie et qui attend de porter la vie.

            C’est paradoxal dans la nature de ce désir qui vient de Dieu. Il est à la fois un élan et un repos : le repos de l’ouverture de l’attente, le repos d’une naissance lente ; et en même temps, il est un élan qui bouleverse, qui renverse tout sur son passage.

 

            Mes frères, vous sentez bien qu’il n’est pas de véritables mots pour expliquer la nature de ce désir. Il n’est possible d’en saisir plus ou moins la nature que lorsque on est possédé par lui. A ce moment-là, on sait très bien en quoi il consiste mais, il est très difficile, sinon impossible de le définir avec exactitude.

            Eh bien, voilà ce que Saint Benoît attend de son disciple. Il l’a dit dans son Prologue où il dit : « Quand nous avons demandé au Seigneur : « Qui habitera dans son tabernacle ? », nous avons appris ce qu’il faut faire pour y demeurer. Puissions-nous accomplir ce qui est exigé de cet habitant ! » Pr.92-95.

            Vous voyez, le désir qui porte le moine, c’est d’habiter chez Dieu, d’habiter dans un endroit qui est inaccessible, cet endroit secret, ce lieu inviolable qui est Dieu lui-même. Alors, ce désir doit être unique chez nous.

 

            Et c’est pourquoi nous devons renoncer à tout : notre volonté propre, notre désir de possession, tout. On renonce à tout pour être entièrement nu en face de ce désir qui se saisit de nous et qui nous emporte avec lui.

            Ce désir doit devenir une sorte de torture. A la fois il est suprême délectation et il est un tourment continuel parce que nous sommes toujours des êtres lourds et opaques. Nous ne sommes pas encore des anges, nous avons notre corps avec tout le préfabriqué qui le constitue. Et cela, c’est lourd !

            Notre corps spirituel est déjà à l’intérieur de notre corps matériel, physique. Il est en train de se former. Mais il est encore à l’étroit dans son enveloppe et il essaye de la briser.

            Il paraît que la mort des saints, c’est ça ! C’est le désir qui devient tellement véhément que la résistance physique s’effondre et le corps spirituel surgit d’un coup dans l’univers de Dieu, cet univers qui n’est pas loin de nous. Il est plus intime à nous que notre plus secrète intimité.

 

            Ce désir-là, mes frères, ne devrait nous laisser aucun répit, devrait devenir comme notre raison de vivre, nous pousser en avant, nous faire supporter tout. Mais comment, comment nous y prendre ?

            Saint Benoît nous le dit aujourd’hui. Il veut fonder une école, Pr.106, une école où on va précisément orienter tout son être et toute sa vie vers le Seigneur, le Seigneur étant bien entendu le Christ Jésus, c’est à dire Dieu avec nous, Dieu à notre portée, Dieu en nous.

            Et il n’y a rien de rude ni de pesant, dit-il au Pr.107. Et si parfois il y a quelque chose d’un peu rigoureux, c’est précisément pour corriger nos vices et sauvegarder la charité. C’est à dire, c’est l’emendatio vitiorum, Pr.110.

 

            C’est ce que le Christ nous a dit ce matin au cours de l’Eucharistie. Quand le Père voit un sarment qui profite bien de la grâce qui l’enveloppe, il commence à le tailler, à l’émonder pour qu’il porte davantage de fruits, pour qu’il porte tout ses fruits. C’est cela l’emendatio vitiorum ! Le cœur est émondé de tout ce qui pourrait abuser de la vie qui se trouve là dans ce cœur.

            Le Père enlève tout cela, tout ce qui pourrait détourner l’élan du désir et le replier sur soi. Non, il protège son moine et alors conservatio caritatis, Pr.111, pour que l’amour qui se trouve dans ce cœur puisse être protégé, gardé de manière à ce qu’il puisse se dilater et s’épanouir. D’ailleurs Saint Benoît le dit. Il parle justement de dilatato corde, Pr.114, et d’une ineffable douceur de dilection, Pr.115. C’est cela le désir !

 

            Alors, mes frères, je pense que cela vaut la peine d’y mettre le prix, de ne pas nous laisser empoisonner ou engluer dans toutes sortes de bêtises qui nous alourdissent et puis qui nous empêchent de nous envoler.

 

 

Prologue : de 106 à la fin.                        09.05.96

      2. La miséricorde infinie de Dieu ! ( les désirs mauvais )

 

Mes frères,

 

            Saint Benoît connaît le malum desiderium, 7,66, un désir qui est mauvais, un désir qui enfonce le moine dans le mal et qui l’engage sur la route de la perdition. Cela ne veut pas dire que ce moine va plonger au plus profond des enfers, mais il va rater sa vocation. Et quelle est la nature de ce désir mauvais ?

            C’est un désir qui prend sa source dans l’égoïsme et qui projette le moine au dehors, c’est à dire dans les choses extérieures. Ces choses extérieures peuvent être à ses yeux très honorables. C’est peut-être la réussite ? C’est peut-être la considération ? L’homme a tellement besoin d’être valorisé !

 

            Ce peut être des choses beaucoup plus basses aussi ? Saint Benoît vient de nous dire que l’anachorète doit pouvoir lutter seul contre les vices de la chair et des pensées. C’est tout cela qui attise le mauvais désir !

            Et le moine est donc un homme qui vit à l’extérieur de lui comme un animal. Mais en réalité, il n’a pas quitté son égoïsme et s’y enfonce de plus en plus et s’y emprisonne. Et finalement, il y étouffe et s’y asphyxie.

            C’est tout autre chose que le désir dont je vous parlais hier, que Saint Benoît connaît et qu’il qualifie de désir spirituel. Donc, c’est un désir qui est inspiré par l’Esprit Saint, l’Esprit qui habite le cœur de l’homme , l’Esprit qui fait sa demeure dans le cœur du moine et qui purifie ce cœur, qui le rend propre, qui le rend beau, qui en fait un palais.

 

            Et ce désir inspiré par l’Esprit va lancer le moine hors de lui. Il va porter le moine avec vigueur, avec fougue, avec impétuosité ; il va le porter vers tout ce qui regarde Dieu, et son amour, et sa gloire, Dieu dans sa nature vraie.

            Il lui fera découvrir que Dieu n’est pas un potentat, un despote, qu’il n’est pas un gendarme. Il découvrira que pour Dieu, à la limite, il n’y a pas de péché, il n’y a pas de faute, que Dieu est tellement amour qu’il anéantit à l’instant tout ce qui pourrait échapper au moine de peccamineux.

            Il reconnaîtra la justesse de la parabole de l’enfant prodigue où le père, lorsqu’il voit revenir son fils qui lui a dilapidé la moitié de sa fortune, quand il revient, il ne lui fait aucun reproche, absolument aucun.

            C’est fini, on est déjà au-delà du pardon ! Il est immédiatement introduit dans la joie de son père et dans la joie de toute la maisonnée comme s’il revenait d’un voyage  où il aurait accompli des choses merveilleuses. C’est ça Dieu !

            Et il reconnaîtra aussi cette miséricorde de Dieu, donc cette faiblesse de Dieu, car devant le pécheur, Dieu est démuni. Dieu perd tous ses moyens quand il se trouve devant un pécheur. Il ne peut faire que l’accueillir.

            Il reconnaîtra dans cette dernière parole du Christ au moment où on le crucifiait : Pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font ! Il s’adressait à ceux qui étaient là, à ceux qui avaient provoqué sa mort. Il s’adressait aussi à tous ceux qui jusqu’à la fin des temps et depuis l’origine du monde ne savent pas ce qu’ils font. Et je me demande si nous le saurons jamais, ce que nous faisons ?

 

            Eh bien, ce désir qui projette le moine , non plus dans les choses extérieures, mais qui le projette jusqu’à l’intérieur de la Trinité au plus intime de Dieu, ce désir fait que le moine reste à l’intérieur de son cœur. Il n’est pas emprisonné dans l’égoïsme. C’est fini, il n’y a plus d’égoïsme. Il est arraché à l’égoïsme, ou plutôt, l’égoïsme est déraciné.

            Mais il s’aperçoit que le ciel où il rencontre Dieu, c’est son propre cœur, qu’il n’est pas nécessaire de chercher Dieu à l’extérieur. Même si Dieu est à l’extérieur, mais il est d’abord dans le cœur. Et c’est là, dans une intimité de plus en plus belle, de plus en plus touchante, c’est là qu’il vit en compagnie de son Dieu.

 

            Il y a là, mes frères, quelque chose d’extraordinaire. Nous voyons que le désir spirituel est le …?… du désir mauvais. Mais ils sont sur deux rails différents et ils aboutissent à des endroits différents. Le désir mauvais projette le moine dans les choses extérieures et l'emprisonne de plus en plus dans son égoïsme.

            Tandis que le désir spirituel, lui, il jette aussi le moine à l’extérieur de lui, mais il s’aperçoit que cet extérieur de lui, c’est son propre cœur ; et qu’à partir de ce cœur qui est le temple de la Trinité, à partir de ce cœur il s’aperçoit que le monde entier est pour lui et qu’avec Dieu, il est créateur et régent du cosmos.

 

            Eh bien, mes frères, voilà ce que Saint Benoît nous propose lorsqu’il nous appelle à l’intérieur du monastère. Et pour parler en termes plus théologiques, disons de manière plus technique que le désir qui habite le moine, c’est d’être divinisé. C’est d’être semblable à Dieu, de partager la nature de Dieu, la vie de Dieu.

            Et ici, le désir du moine rencontre le propre désir de Dieu. Car comme dit si bien Saint Irénée : « Dieu a voulu devenir homme pour que l’homme puisse devenir Dieu ! »

 

            Voilà, mes frères, la vie qui nous est promise, qui nous est proposée. Je pense que nous ne devons pas négliger cette offre que Dieu nous fait. Nous ne mesurerons jamais assez la beauté de notre vocation. Peut-être la soupçonnons-nous déjà ? Mais pour en prendre toutes les dimensions, à mon avis, ce n’est pas possible !

            Nous devons l’accueillir jour après jour, la laisser prendre possession de nous et, nous dire que l’espace qu’elle occupe, c’est le propre espace de Dieu. Elle est sans limite, et sans fin, et sans mesure.

 

            C’est pourquoi, mes frères, comme Saint Benoît nous le recommande, tenons-nous en garde  contre le désir mauvais qui essaye de nous arracher à cette vocation extraordinaire et qui risque alors de nous emprisonner et de nous rendre malheureux.

            N’oublions pas non plus que Dieu ne nous appelle pas au monastère pour nous faire souffrir et pour nous rendre malheureux. Saint Benoît pose ici la question : « Qui veut voir des jours heureux ? » Et si tu réponds : « moi », eh bien il dira : « eh bien, viens chez moi et tu goûteras le bonheur » Pr, 36. 

            Mais voilà, mes frères, il faut être logique jusqu’au bout et se laisser conduire, se laisser métamorphoser par l’Esprit Saint qui est le digitus Dei comme nous allons le chanter bientôt, qui est le doigt de la main droite de Dieu. Et c’est lui qui opère tout en tous.

 

 

Prologue 9 :                                         11.05.97

      A genoux à nos pieds, lui le Roi !

 

Mes frères,

 

            Nous laisserons de côté l’Abbé et les devoirs que lui impose notre Père Saint Benoît et nous ferons un petit saut en arrière jusqu’à l’exorde de notre Règle. Un détail m’a frappé qui va éveiller votre attention en ce temps de Pâques qui s’achève et qui va bientôt se couronner par le don de l’Esprit Saint, un don permanent, un don toujours nouveau, un don qui doit, à terme, nous rendre semblable à Dieu.

 

            Saint Benoît nous dit que nous avons été engagés pour combattre sous l’étendard du Seigneur Christ notre véritable Roi, Pr.9. Une évidence s’impose donc : Jésus est Roi. Il est le Roi d’Israël, il est le Roi de l’univers, il est tout simplement le Roi, le Roi par excellence. Il l’est du fait de sa nature humano-divine ; il l’est davantage encore par sa résurrection, par tout ce qui lui a été remis par son Père. Tout pouvoir m’a été donné, a-t-il dit, au ciel et sur la terre.

            C’est lui qui décide, qui organise, qui conduit, qui dirige. Et cela, il le fait uniquement pour le bien des hommes ses frères et pour le bien du monde en général. Il n’existe en son cœur aucun retour sur lui-même, absolument aucun. Il est de tout son être pur oubli de soi et pur don aux autres. Il a poussé l’abnégation jusqu’à se vider de son être de Dieu et se faire l’esclave de tous.

 

            Au moment d’entrer dans sa passion, il a fait son apparition dans sa ville à lui, Jérusalem. Il est venu, non pas en grand équipage, mais monté sur un âne. Et la foule dans son instinct infaillible ne s’y est pas trompée : elle l’a acclamé pour son Roi, elle a jubilé, elle a crié sa foi. Les gens bien-pensants auraient voulu les faire taire ; mais s’ils avaient gardé le silence, les pierres elles-mêmes se seraient mises à crier.

 

            Nous nous rappelons aussi que quelques jours plus tard, Jésus Dieu, Jésus le Roi a manifesté sa Royauté en s’agenouillant aux pieds de ses disciples. C’est là que nous devons le contempler et l’admirer : chevauchant sur un âne et à genoux aux pieds de ses disciples, aux pieds de chacun d’entre nous, offrant tout ce qu’il est et attendant avec patience, avec confiance notre accord.

 

            Nous savons que pour l’accepter dans notre vie, nous devons lui faire place, nous devons nous vider de notre moi, notre moi égocentrique, notre moi peuplé de convoitises, notre moi hanté de peurs. Et nous devons prendre le risque d’aimer, de l’aimer lui d’abord et puis, dès qu’il a pris possession de nous, d’aimer nos frères, d’aimer tous les hommes jusqu’à la folie, jusqu’à la déraison. Et cela peut se manifester de façon très concrète.

 

            Jésus est le véritable Roi parce qu’il est Amour. Et ici, nous touchons le mystère le plus secret et le plus beau de Dieu et, ce mystère nous dépasse à l’infini. Il nous dépasse et en même temps il est là et il veut que nous le comprenions, ce mystère. Et nous ne pouvons le comprendre, ce mystère d’amour, nous ne pouvons le comprendre que si nous devenons nous-mêmes un mystère, que si nous devenons nous-mêmes amour.

            Car un homme qui aime est un homme mystérieux car il a des comportements qui ne sont pas normaux, qui ne sont pas naturels, qui ne sont pas humains. Ce sont des comportements de fils de Dieu. Cet homme obéit au mystère qui l’habite, au secret qui habite son cœur et qui ne cesse de le transformer et de le nourrir.

            Etre mystère pour les autres et aussi mystère pour nous-mêmes car nous nous surprenons à faire des choses auxquelles nous n’aurions jamais oser penser autrefois.

 

            Et si Jésus est Roi, s’il est notre Roi, c’est pour nous introduire dans les espaces merveilleux de l’amour qu’il est. Alors, mes frères, pourquoi hésiter ? Pourquoi résister ? Eh bien, c’est parce que nous avons peur d’être livrés à tout ce que lui-même a dû endurer. Nous avons peur d’être dévorés, d’être moqués, d’être conduits à la mort.

            Ne dramatisons pas ! Ce n’est rien de spectaculaire, mais tout se passe à l’intérieur de notre cœur. Nous devons mourir à nous-mêmes pour devenir amour ; nous devons devenir pure communication, pure relation, pure don. A ce moment-là, nous devons être vidés de tout ce qui fait notre faux moi. Nous devons accueillir en nous notre véritable moi, un moi que Dieu seul connaît, un moi qui devient source de vie éternelle pour nous-mêmes et pour les autres.

 

            Voilà, mes frères, restons ce matin sur cette note de beauté que Jésus est Roi, Jésus est Dieu, Jésus est amour et nous croyons en lui. Durant cette octave préparatoire à la fête de la Pentecôte, lorsque aux Vêpres nous chantons le Veni Creator Spiritus, à ce moment-là, ouvrons largement notre cœur ! Essayons de ne pas être distraits, mais offrons-nous à cet amour qui doit faire de nous pour le monde des flammes d’espérance !

 

 

Prologue : de 106 à la fin.                        07.09.97

      Se taire et écouter !

 

Ma révérende Mère, mes frères,

 

            Saint Benoît nous dit que son intention est de créer, d’organiser une école où on apprend à servir le Seigneur. Et du coup, il nous renvoie au début de son discours, là où il définit l’attitude qui doit être la nôtre, la posture que nous devons adopter et que nous ne devons jamais quitter jusqu’à la mort. Je rappelle qu’il nous dit : Ecoute, mon fils, les préceptes de ton Maître, incline l’oreille de ton cœur ! Pr,2.

            Il nous installe donc, et pour lui c’est définitif, dans une attitude de disciple ; c’est à dire l’attitude d’un homme qui a le cœur attentif, un homme qui écoute, un homme qui à l’intérieur de cette écoute recueille des paroles qui lui donnent la vie, des paroles qui l’introduisent dans un univers nouveau, des paroles qui sont un goût d’éternité.

 

            Il y a, dans les propos de Saint Benoît, une allusion discrète à une des scènes les plus belles de l’Evangile, celle où nous voyons Marie assise aux pieds de Jésus, buvant ses paroles. Elle est devenue étrangère à tout ce qui l’entoure. Une seule chose compte pour elle : être là ! Et elle voudrait ne jamais, ne jamais quitter cette place. D’ailleurs, le Christ la confirme dans son intuition : Elle a choisi la meilleure part, elle ne lui sera pas enlevée !

 

            Eh bien, nous devons nous aussi rester jusqu’à la fin de nos jours dans cette attitude d’écoute. La qualité d’un homme, surtout la qualité d’un moine se définit par la qualité de son écoute. Je suis vraiment, j’existe vraiment lorsque je sais écouter. C’est là une chose à laquelle on ne pense guère. Saint Benoît nous dit : la place du disciple, c’est de se taire et d’écouter.

            Cela va contre toutes les doctrines, toutes les consignes de notre monde actuel où il faut parler, parler sans cesse, faire du bruit. Il faut qu’on sache qu’on est là. On est ainsi aujourd’hui plus que jamais, il suffit de sortir du monastère pour s’en rendre compte. On est immergé dans un univers de bruits, de paroles dont la plupart sont parfaitement vides. Mais voilà, aujourd’hui, on a peur du silence. On ne sait plus se taire et écouter.

 

            Et le Maître, comme nous dit Saint Benoît, le Maître qui dispose de cet enseignement est bien réel. Nous allons, nous, instinctivement penser au Christ. Et c’est vrai, c’est lui qui est le premier des Rabbi, le premier des enseigneurs. Il est, lui, notre véritable Père. Nous n’étions pas, nous écoutons et nous recevons ses paroles, et puis nous commençons à exister. Et grâce à lui, nous vivons.

            Mais pour Saint Benoît bien concrètement, bien concrètement il nous le dit dans ses premières paroles. Le Maître, c’est la Règle ! Que tous suivent la Règle comme leur Maître, 3,16, omnes magistram sequantur regulam.

            Omnes, dit-il, tous sans aucune exception, tous même l’Abbé, surtout l’Abbé. Il est, lui, l’interprète de la Règle parce qu’il est, lui, le premier et le plus fidèle des disciples. Dans la Règle et derrière la Règle, il y a Saint Benoît , oui, qui est tout de même un homme d’expérience ; et il y a le Christ et il y a Dieu. Lorsque nous sommes unis à la Règle, nous sommes unis à Dieu. Pour le moine, il n’y a pas d’autre route.

 

            Et l’Abbé mérite le nom de Maître et le nom d’enseignant tout comme le Christ, dans la mesure où ce n’est plus lui qui vit mais où c’est la Règle qui vit en lui. Attention ! Il n’est pas un fanatique de la Règle, il n’est pas un fanatique de l’observance, loin de là !

            Mais tout ce que la Règle porte en elle d’avenir, ce qu’elle porte de promesses, il l’a accepté dans son cœur ; ça a fructifié et maintenant il peut être en vérité l’interprète de la Règle pour ses frères. C’est la Règle qui vit en lui ; c’est à dire, bien concrètement encore, au-delà d’elle le Christ et Dieu ; le Christ et sa volonté, Dieu et son amour.

 

            Voilà, mes frères, ce que Saint Benoît nous dit aujourd’hui. Mais que pourrions-nous retenir ? C’est aujourd’hui notre jour de récollection. C’est l’occasion de nous reprendre en main. Même si nous sommes toujours dans la droite ligne de notre vocation, c’est l’occasion de corriger de petites choses, de petites bévues qui nous échappent parce que nous sommes chair et que nous sommes extrêmement fragiles et faibles.

           

            Ce que nous pouvons retenir, c’est ce que Saint Benoît nous dit et que j’ai rappelé voici un instant : il convient au disciple de se taire et d’écouter ! Nous sommes venus au monastère, nous y avons été invités et nous nous y sommes établis parce que nous savons instinctivement, ça sort du tréfonds de notre conscience, nous savons que nous sommes appelés à une mission, une mission de service. Nous ne sommes pas ici seulement pour nous comme des embusqués, comme des planqués.

            Non, nous sommes ici pour être en première ligne et nous tenir devant Dieu comme le prophète, ce prophète qui nous l’a encore dit à l’Office de nuit. Il n’était rien du tout et voilà que Dieu l’a pris pour le placer devant tout Israël. Et Dieu lui a dit : Tu parleras à mon peuple ! Eh bien, nous devons, nous, nous tenir en face du monde, et nous devons parler au monde, et nous devons parler pour le monde en étant tournés vers Dieu.

 

            Et ce silence ? Ce silence, eh bien regardons ! Nous taire et écouter, c’est la raison pour laquelle nous devons pratiquer le silence dans le monastère, la raison pour laquelle nous sommes dans une solitude. Nous sommes dans un lieu qui est protégé d'une clôture, un lieu qui est séparé du monde tout en étant au milieu du monde et intégré à lui.

            Et nous sommes là pour avoir l’occasion de nous taire et de pouvoir écouter dans le silence. Et c’est ainsi que fidèlement, jour après jour, nous permettons à la Parole de Dieu de transfigurer notre cœur et de faire de nous des apparitions de ce que Dieu est, des étincelles de lumière qui savent aimer, qui savent pardonner, qui savent compatir et qui savent aimer. Et ainsi, nous réussirons notre vie parce que nous serons jusqu’au terme de fidèles disciples de la Parole.

 

Table des matières

En guise d’introduction.                          10.09.88. 1

Synthèse de la Règle. 1

Mes frères, 1

En guise d’introduction. ( suite et fin ).       12.09.88. 2

Synthèse de la Règle ( suite ). 2

Prologue : de 1 à 21.                            01.01.84. 4

Ecoute, mon fils !. 4

Prologue : de 22 à 33.                          02.01.84. 7

Levons-nous donc !. 7

Prologue : de 34 à 47.                             03.01.84. 9

Le Seigneur cherche son ouvrier !. 9

Prologue : de 48 à 77.                             04.01.84. 11

Ceignons donc nos reins !. 11

Prologue : de 78 à 91.                             05.01.84. 13

Bâtir sur la pierre !. 13

Prologue : de 22 à 33.                             02.09.85. 15

Nous sommes des endormis !. 15

Prologue : de 34 à 47.                             03.09.85. 18

Etre éduqué par Dieu !. 18

Prologue : de 106 à la fin.                        07.09.85. 20

L’art du service !. 20

Prologue : de 1 à 21.                             01.01.86. 21

Un cœur orné d’une oreille !. 21

Prologue : de 106 à la fin.                        07.01.86. 22

Le monastère est une école !. 22

Prologue : de 1 à 21.                              02.05.86. 25

Etre toujours novice !. 25

Prologue : de 22 à 33.                             03.05.86. 27

Réveillez-vous !. 27

Prologue : de 48 à 77.                             05.05.86. 29

Saint Benoît médiateur !. 29

Prologue : de 78 à 91.                             06.05.86. 31

La mise en œuvre de l’Evangile !. 31

Prologue : de 106 à la fin.                        08.05.86. 32

Une école pour débutants !. 32

Prologue : de 48 à 77.                             04.09.86. 34

La ceinture de la foi !. 34

Prologue : de 1 à 21.                             01.01.87. 35

Tourner le dos au passé !. 35

Prologue : de 22 à 33.                             02.01.87. 36

La voix de Dieu !. 36

Prologue : de 78 à 91.                             05.01.87. 38

La patience de Dieu !. 38

Prologue : de 92 à 105.                           06.01.87. 39

Comment habiter la maison du Seigneur ?. 39

Prologue : de 106 à la fin.                        07.01.87. 41

Sagesse ou folie ?. 41

Prologue : de 34 à 47.                             04.05.87. 42

La vie nouvelle !. 42

Prologue : de 48 à 77.                             05.05.87. 44

La vision de Dieu !. 44

Prologue : de 78 à 91.                             06.05.87. 45

Vivre en homme nouveau !. 45

Prologue : de 1 à 21.                              02.05.88. 46

L’Evêque Athanase. 46

Prologue : de 22 à 33.                             03.05.88. 48

L’univers de la résurrection. 48

Prologue : de 34 à 47.                             04.05.88. 49

Dieu a les yeux ouverts sur nous !. 49

Prologue : de 22 à 33.                             02.01.90. 51

Les yeux et les oreilles ?. 51

Prologue : de 106 à la fin.                        07.01.91. 52

Le devoir quotidien !. 52

Prologue : de 92 à 105.                           06.01.92. 52

La vie éternelle !. 52

Prologue : de 106 à la fin.                        07.01.92. 55

S’ouvrir à Dieu !. 55

Prologue : de 106 à la fin.                        08.05.93. 57

Dilatato corde !. 57

Ma sœur, mes frères, 57

Prologue : de 34 à 47.                             03.09.93. 58

La voie de l’écoute !. 58

Prologue : de 48 à 77.                             05.09.94. 58

1. Glorifier Dieu qui opère dans le moine !. 58

Prologue : de 48 à 77.                             06.09.94. 60

2. Laisser Dieu demeurer en nous !. 60

Prologue : de 48 à 77.                             09.09.94. 62

3. Demeurer dans l’amour qu’il nous porte !. 62

Prologue : de 22 à 33.                             03.01.96. 64

1. Devenir tout œil !. 64

Prologue : de 22 à 33.                             04.01.96. 66

2. Avoir les oreilles attentives !. 66

Prologue : de 106 à la fin.                        08.05.96. 67

1. Plus rien que Dieu ! ( les désirs bons ). 67

Prologue : de 106 à la fin.                        09.05.96. 69

2. La miséricorde infinie de Dieu ! ( les désirs mauvais ). 69

Prologue 9 :                                         11.05.97. 71

A genoux à nos pieds, lui le Roi !. 71

Prologue : de 106 à la fin.                        07.09.97. 72

Se taire et écouter !. 72

 

 

 

 

 

 



[1] Extrait du Chapitre de la présentation des vœux de ce jour.

[2] Extrait du Chapitre de ce jour de l’an.