Mes frères,
Saint Benoît, nous le remarquons encore, est animé d'une jalousie divine lorsqu'il s’agit de préserver la pureté surnaturelle de la vie monastique. Si un prêtre se présente au monastère pour y entrer, Saint Benoît lui ouvre bien larges les portes de son cœur, mais il se tient sur une prudente réserve car il s’agit peut-être d'une vocation illusoire. Il va donc être soumis par Saint Benoît à une épreuve plus rude que celle qu'il propose aux autres candidats.
Il use, pour signifier le caractère englobant de cette épreuve, d'un parallélisme antithétique. Ecoutez ! Il sera tenu à toute la discipline de la Règle et on ne lui en relâchera rien. C'est toute la discipline d'un côté et on ne lui en relâchera rien : tout ou rien. Il sera tenu, lié à toute cette discipline, et on ne relâchera pas ce lien en rien. Il n'y a aucune échappatoire possible.
On va même poser à ce prêtre une question que nous devons, nous, extraire de son contexte original, mais qui cependant traîne avec elle un relent, une odeur - je ne dis pas un parfum, mais une odeur – « Mon ami, dans quel dessein es-tu venu ? C'est la question que Jésus posait à Judas dans le jardin des Oliviers.
Mais le prêtre auquel on demande cela une fois, deux fois, plusieurs fois peut-être, au cours de sa probation, il n'y a rien à faire : il sera maintenu dans la crainte et en même temps, il sera stimulé à la vérité. Voyez comme Saint Benoît n'était pas tendre !
Cela nous fait question tout de même, oui ça nous fait question. C'est qu’on trouve chez Saint Benoît la même sévérité et la même intransigeance que chez Saint Jean de la Croix. L'un et l'autre ne transige pas lorsque il s’agit du Royaume de Dieu. Celui-ci n'est pas une marchandise à trafiquer. Il n'est pas une proie dont on peut s'emparer. Il est un cadeau splendide qui est destiné à quelques uns, pas à tout le monde.
Et celui qui ne le reçoit pas, il ne peut pas prétendre à en jouir faussement comme sur une scène de théâtre. On ne joue pas la vie monastique. On ne joue pas le Royaume de Dieu. C'est une réalité trop belle. C'est la réalité même de Dieu. Et seule une attitude d'humilité dans un dépouillement total convient en face de ce Royaume de Dieu et de ce cadeau qu'est la vie monastique.
On ne peut entrer dans la sphère de la beauté - et la beauté, vous le savez, c'est la Personne même de notre Dieu dans sa Trinité et dans son incarnation, et dans la société de ses saints - dans cette sphère de beauté, on ne peut entrer que lorsqu'on s'est exposé nu aux brûlures cautérisantes et purifiantes de la Lumière qui est Dieu lui-même dans sa pureté et dans sa jalousie.
Voilà, mes frères, ce que Saint Benoît nous dit ce soir. Ne l'oublions pas ! Et en cette fête de Saint Jean de la Croix qui est mort presque martyr pour cette beauté, cette vérité, cette pureté, confions-nous à lui, confions-nous à Saint Benoît, et demandons-leur d'être vrais dans toute notre conduite.
Mes frères,
Je suis toujours dans l'admiration devant la rigoureuse honnêteté de Saint Benoît. Il est l'administrateur d'un domaine qui ne lui appartient pas. Il est le majordome d'un palais où demeure le Roi du ciel et de la terre. Et ce Roi, le Christ-Jésus, engage des serviteurs. Il va les chercher partout, dans tous les milieux. Des hommes de toutes conditions, il les rassemble dans son palais. Et leur fonction sera d'exercer l'art sublime de l'Amour. Ils devront imiter leur Roi qui, Lui, étant de condition divine n'a pas revendiqué comme un droit d'être appelé Dieu. Mais il s'est anéanti jusqu'à prendre la forme d'un esclave et se faire obéissant jusqu'à la mort et la mort sur une croix
L'ambition de ces serviteurs sera donc de suivre leur Roi partout où il les conduira, jusqu'à l'intérieur de la mort, une mort mystique certes, mais aussi peut-être toutes sortes de tourments d'ordre physique, maladies, épreuves. Enfin vous connaissez cela tout aussi bien que moi. Si bien que le palais qui est le monastère deviendra la réplique parfaite de la demeure céleste de notre Christ ressuscité.
Et entre ces deux demeures, la demeure de la terre et la demeure du ciel, il y a une jonction établie par un ascenseur dont je vous ai déjà parlé autrefois, cet ascenseur qui est l'humilité. Lorsqu'on prend cet ascenseur, on a l'impression de descendre. Mais ce n'est qu'une impression, en fait on monte, on s'élève. Et tout à coup, c'est la surprise émerveillée : on est chez Dieu. On est dans cette demeure du ciel où on ne peut plus rien faire d'autre que d'aimer.
Le ciel, nous le portons à l'intérieur de notre cœur. C'est là que Dieu se révèle à nous, c'est là que l'amour nous transfigure. Et grâce à cet amour alors, nous pouvons faire de notre monastère, donc de ce palais terrestre du Christ, nous pouvons faire l'imitation de ce que nos regards émerveillés contemplent dans le ciel.
Donc apprendre à aimer, ce sera donc dans la pratique apprendre à devenir humble, nous accepter tels que nous sommes, ne nous étonner de rien. Regarder aussi les autres comme ils sont et nous mettre sincèrement à leur service. Essayer de les rendre heureux. Toujours porter sur eux un regard de bienveillance. Ils doivent savoir que dans notre cœur ils ont un abri sûr.
Voilà donc ce que Saint Benoît désire faire du monastère. Et pour cela, comme je le disais il y a un instant, il invite toute sorte de monde. Il lui arrive même d'inviter un prêtre. Il nous le dit aujourd'hui. Pour cet homme, c'est un nouvel appel, différent du premier. Et il s’agit de contrôler si cette vocation nouvelle y vient réellement de Dieu.
Ce candidat va donc être mis à l'épreuve comme n'importe qui. Saint Benoît va dresser devant lui les mêmes obstacles que devant un simple qu'il a appelé. Au regard du Christ, tous les hommes sont des simples.
Mais lorsqu'il s’agit d'un prêtre, Saint Benoît donne l’impression de vouloir en rajouter encore. Car il fait expressément allusion à la question que le Christ a posé à Judas : « Amice ad quod venisti ? 60,9 ; Mon ami, dans quelle intention es-tu venu ? » Qu'est-ce que tu viens faire ici ?
Ta place est dans un monastère, mais non, c'est dans une paroisse, mon ami ! Que viens-tu faire dans un monastère ? Pourquoi viens-tu ici ? Il va donc investiguer pour découvrir l'intention de cet homme. Il faut que cette intention soit pure. Il doit donc être venu pour chercher Dieu vraiment. C’est à dire disparaître, disparaître dans l'humilité, disparaître dans l'amour.
Et ça se vérifiera, cette pureté parfaite d'intention, au comportement du prêtre. Il devra, comme le dit Saint Benoît donner plus que d'autres des exemples d'humilité : magis humilitatis exempla omnibus det, 60,14. Il faut donc qu'il soit patent aux regards de tous dans le monastère que cet homme est plus humble que les autres. Alors on le prendra au sérieux, dit Saint Benoît. Voyez quelle honnêteté! Je reviens toujours à ce mot. Benoît est un homme honnête vis à vis de Dieu, vis à vis du Christ dont il est le lieutenant, vis à vis de l'homme qui se présente devant lui.
Voilà, mes frères, retenons cela et essayons pour notre part d'être aussi honnêtes que notre Père Saint Benoît, chacun dans notre petit secteur. Et ainsi, notre monastère sera vraiment ce que le Christ désire qu’il soit, une maison qui est la sienne où chacun s'efforce de l'imiter, lui notre Roi, notre Dieu et aussi notre Sauveur.
Et nous serons des hommes alors qu'il aura plaisir à transfigurer et à rendre semblable à lui dans l'intime de leur cœur, mais aussi dans la transparence et la luminosité de leur regard, et de leurs gestes, et de leur conduite.
Mes frères,
Notre Père Saint Benoît est vraiment le disciple et le frère des grands Pères de l'Église. Il partage leur sainteté et leur liberté dans l'usage qu'ils font de l'Écriture. Saint Benoît est un audacieux. La Parole de Dieu est devenue son bien. Il en use avec une familiarité déconcertante. Nous allons encore le voir aujourd'hui.
Voici donc un prêtre qui demande à être reçu dans le monastère. Saint Benoît ne le repousse pas mais il ne le presse pas non plus. Il impose ..?.. ..?.. et il les résume en une seule, en un parallélisme antithétique emprunté à la manière sémitique d'embrasser les choses.
Il lui dit d'abord une affirmation : qu'il est tenu à toute la discipline de la Règle, 60,7. Il devra la garder, dit le texte de Saint Benoît. Et alors la même chose mais exprimée de façon négative : on ne lui en relâchera rien, 60,8. Et alors, survient l'imprévisible : amice, ad quod venisti ? demande Saint Benoît, 60,9. Il lance au visage du prêtre la question que Jésus a posée à Judas au jardin des oliviers. Cela doit faire l'effet d'une douche glacée.
Reportons-nous maintenant à la scène originale. Judas s'approche de Jésus. Il lui donne un baiser en lui disant textuellement : « Réjouis-toi Rabbi ! » Le latin le traduit par : « Salut, Rabbi ! » Mais non, c'est réjouis-toi, Rabbi ! Ce doit être une joie pour toi de recevoir mon baiser de paix. Regardez quelle ironie !
Et alors Jésus répond à Judas. Je me rapporte encore au texte original qui n'est pas une question. C'est un constat. Il lui dit : « Camarade, c'est donc pour cela que tu es ici ! » Le latin maintenant modifie légèrement le sens. D'abord il introduit une question, il suppose une question à Judas. Et ensuite, il l'appelle ami au lieu de camarade. Si bien que l'apostrophe reçoit une charge émotionnelle plus grande.
Et alors Saint Benoît à la face du prêtre use de la même question, mais tirée de son contexte tout en étant toujours auréolée par lui. Il y aurait-il un Judas en puissance dans la personne du prêtre qui se présente ? Et je pense qu'on peut répondre oui, comme en chacun d'entre nous.
Pourquoi donc sommes-nous venus dans le monastère ? Et que faisons- nous ici ? Est-ce que nous sommes venus pour trafiquer de Dieu ? Pour profiter de lui ? Pour faire une carrière en se servant de lui ? Vous savez qu'on parle volontiers de la carrière ecclésiastique.
C'est peut-être vrai dans le monde ? Un séminariste va devenir vicaire, puis curé, puis doyen, peut-être évêque, cardinal ? Pape peut-être ? C'est légitime, il sait qu'il ne restera pas indéfiniment vicaire et qu'un jour on lui confiera une cure.
Mais dans le monastère ? Dans le monastère, peut-on envisager de devenir quelqu'un vis-à-vis de ses frères, au regard du monde, à ses propres yeux ? S'il en est ainsi, on a trahi sa vocation, on a trahi le Christ. On passe du côté de Judas.
C'est ce qui est arrivé pour Judas. Il a vu que avec un homme tel que ce Jésus, il n'y avait rien à espérer au plan humain. Alors, non seulement il l'a laissé tomber, mais il a tout de même voulu retirer un petit bénéfice de son passage à côté de ce Rabbi. Et il a gagné trente deniers, trente pièces d'argent. C'est toujours ça ! Cela peut aller jusque là, et nous portons ça en nous, attention !
Ou bien, est-ce que nous sommes venus dans le monastère pour nous mettre au service de Dieu et donner notre vie pour lui ? A mon avis, ces questions sont incontournables. C'est pour cela que je me suis permis de les poser le jour de l'an, et d'y revenir quand l’occasion s'en présente.
Quand nous nous heurtons à un problème personnel, une difficulté, soit dans la vie communautaire, soit dans notre vie spirituelle personnelle, strictement personnelle, je pense qu'il est bon de nous reposer cette question : Mais enfin, mon ami, pourquoi es-tu venu au monastère?
Voilà, nous pourrions longtemps épiloguer là-dessus, mais je pense que nous pouvons rester sur cette question et ne jamais la perdre de vue. Elle s'accroche à notre vœu de conversion, ce vœu auquel on ne pense guère. La stabilité, cela va de soi. L'effort se portera plutôt du côté de l'obéissance.
Et alors, il y a ce vœu de retour, comme je le disais hier, au jour où nous sommes arrivés ici, où nos intentions étaient naïves, où elles étaient pures. Et ce mouvement de retour peut s'opérer en nous posant cette question de Jésus à Judas : « Mon ami, pourquoi es-tu venu ? »
Table des matières
Chapitre 60 : Des prêtres qui désirent entrer. 14.12.84
Chapitre 60 : Des prêtres qui désirent entrer. 14.04.86
Chapitre 60 : Des prêtres qui désirent entrer. 14.04.88