Mes frères,
Ce chapitre est en gradation sur celui que nous avons entendu hier. C'est net. Il a d'abord laissé pressentir ce que pouvait être une excommunication. Il a, hier soir, donné une monition, un avertissement. Aujourd'hui, c'est l'excommunication dans toute sa dureté.
Il faut en effet faire sentir au coupable ce qu'il en coûte d'être coupé du Corps que constitue la communauté, par le fait même d'être retranché de Dieu, d'être devenu étranger à la véritable vie. Le coupable doit prendre conscience de l'illusion dans laquelle il vivait quand il suivait sa volonté propre, au point de perturber tout le Corps.
Et Saint Benoît, pour éveiller cette conscience dans le cœur de ses disciples, pour les prévenir, use ici de deux verbes qui sont ornés d'une forte connotation emphatique. Il est impossible de les traduire littéralement. Il faut user d'une périphrase.
En latin, il va parler de l'Office Divin qui est percelebratur, 44,5, et puis peu après, percompletur, 44, 17. Cela signifie que le coupable, à l'heure où l'Office Divin est célébré dans l'oratoire, il devra donc devant la porte se tenir étendu par terre, etc.
Mais c'est plus que célébrer. Ici, c'est célébré de bout en bout, de bout en bout et avec ardeur. Maintenant, lorsqu' il dit percompletur, ce n'est pas simplement dire achevé, mais c'est achevé jusqu'au bout, de fond en comble, jusqu'à ce qu’on ait perçu le tout dernier écho qui s'évanouit dans le lointain.
Alors, cela crie un violent contraste entre la situation des frères du Corps et la situation de l'excommunié. D'un côté, il y a la joie, la ferveur, j'oserais presque dire l'exaltation d'une célébration en commun dans laquelle on goûte l'amour, l'espérance et la communion dans une même lumière. Et pendant ce temps, devant la porte, percevant à travers les murs et la porte ce qui se passe là, il y a un homme qui est seul, abattu, qui est rejeté, abandonné.
Il n'est pas debout comme les autres au chœur, ce chœur qui forme une couronne autour du Christ présent au milieu, cette couronne qui est l'image de la couronne qui entoure Dieu dans le ciel et qui constitue l'univers angélique et l'univers des sauvés, l'univers des transfigurés. Mais lui, il est en dehors de tout cela. Il est étendu par terre.
Ici, il faut voir l'accumulation des mots chez Saint Benoît. Ce n'est pas facile à traduire. En latin il y a prostratus, 44,6. C'est traduit prosterné. Ce n’est pas ça du tout ! Non, c'est prostré ! Il est prostré au sol. Il est sur son ventre et il a le visage tourné vers le sol, vers la terre, vers les profondeurs infernales dans lesquelles il va bientôt descendre parce qu'il est coupé de Dieu. Il est, oui, il est là étendu comme mort. Il ne dit mot. Il n'a plus rien. Il n'a plus de souffle de vie en lui.
Voyez quel contraste ! Et vraiment ce tableau est vivant ici dans ce que Saint Benoît nous dit :
Lorsque le coupable est revenu à des sentiments meilleurs, il faut maintenant le réintégrer dans la communauté. Et il y a encore tout de même quelque chose qui va lui rappeler sa faute et qui va lui dire qu'il est un racheté, qu'il n'a pas à rentrer en triomphateur. Non, mais en homme pardonné et racheté.
Saint Benoît dira qu’il devra donc à toutes les Heures se jeter à terre jusqu'à ce que l'Abbé lui dise que maintenant il a donné la preuve de sa conversion. Et maintenant il pourra être réintégré à l'intérieur du chœur de la communauté.
Et Saint Benoît dit : percompletur opus Dei, 44,17. Donc encore une fois l'Opus Dei, mais qui doit être achevé, jusqu' au bout. L'Office est un événement qu'il faut suivre dans son intégralité. Cela commence, et puis ça suit une courbe. Mais c'est une courbe qui ne redescend pas, mais qui monte et qui se perd, qui va retrouver un autre chœur qui est le chœur des anges. Voilà, on entend à l'oreille, ça monte, et puis on en perçoit les derniers échos, percompletur. Alors c'est tout à fait fini !
Et c'est à ce moment-là que le coupable doit à nouveau se jeter à terre, maintenant à l'intérieur de l'oratoire devant tout le monde. Parce que cette joie qu'il recouvre à nouveau d'être admis dans ce chœur quasi angélique, il pourrait bien la perdre comme toutes ces louanges s'en vont et s'évanouissent au loin.
Voilà, mes frères, ce que Saint Benoît nous rappelle ce soir. Et il s’agit, ici, d'un châtiment qui vise la correction et la guérison d'un frère fautif. Mais prenons bien garde ! Chaque péché que nous commettons, il nous pousse insensiblement dans la même direction de cette culpabilité et de ce risque énorme d'être un jour retranché de Dieu et des saints.
C'est pourquoi nous devons, comme nous le faisons au seuil de chaque Eucharistie, nous confier à la miséricorde de Dieu, nous dire : voilà, je suis capable de tout. Mais l'amour de Dieu pour moi sera le plus fort. Il ne permettra pas que même si je trébuche encore dans quelques péchés, ce ne sera tout de même pas un péché tel que je serais séparé de lui.
Et alors, ça nous rappelle notre état de faiblesse, de pauvreté, et ça nous empêche de porter un jugement sur les autres.
Mes frères,
Voici des dispositions qui sont bien étrangères à la culture monastique d’aujourd’hui. Elles recèlent pourtant un enseignement spirituel de grande valeur, et pour l’Abbé, et pour les frères. Je vais, si vous le voulez bien, essayer de le dégager en quelques mots. Il faut d’abord savoir, se rappeler que Dieu est amour.
Cela signifie bien concrètement qu’il préférerait disparaître lui-même plutôt que de nous voir séparés de lui, plutôt que de voir un seul homme séparé de lui. Et ce paradoxe s’est réalisé dans la personne du Christ Jésus. Il a aimé jusqu’au bout, jusqu’à la fin, jusqu’à l’extrême, au-delà de tout l’imaginable. Nous allons évoquer à nouveau ce mystère la semaine prochaine.
Il s’est anéanti dans la mort pour nous laisser toute place en lui. Comme dit l’Apôtre Paul : « Il s’est vidé de lui-même ». Il s’est vidé de sa substance. Il a créé ainsi en lui un espace à l’intérieur duquel tous les hommes peuvent trouver refuge, trouver vie et trouver bonheur.
Voyez déjà, mes frères, ce qui doit se passer pour nous ! Nous vider de nous pour laisser à l’autre toute la place en nous. Ce n’est pas possible humainement, mais avec l’aide du Christ, avec l’aide de son esprit, c’est réalisable.
Oui, il est attendu la même disposition chez l’Abbé qui est présence du Christ parmi ses frères. Et nous découvrons cela dans le processus de réintégration d’un frère égaré dans toutes sortes de choses non désirables, la réintégration de ce frère dans la communion des autres.
Car ce n'est pas seulement dans le cœur de l'Abbé qu'un vide doit être créé, ni même dans le cœur de chacun des frères, mais dans le cœur de la communauté comme telle. Ce sont là des mystères sur lesquels nous devrions de temps en temps nous arrêter. Nous avons peut-être peur de les regarder en face parce qu’ils nous interpellent trop fort? Ils nous mettent vraiment le dos au mur et ils nous demandent où les choses en sont pour nous.
Le sort du frère est, comme Saint Benoît le dit ici, remis entre les mains de l'Abbé. L'intervention de l'Abbé se voit à chaque instant. Or, mes frères, tous les abus sont possibles. Il est en effet si facile et si agréable de faire sentir son pouvoir. La volonté de puissance est chevillée dans le cœur des hommes, dans celui de l'Abbé comme dans celui des autres. Il n'échappe pas à ce phénomène. Oui, cette volonté de puissance est chevillée dans le cœur de l'Abbé sauf si ce n'est plus lui qui vit mais si c'est le Christ qui vit en lui. A ce moment-là, il est libéré de cette volonté de puissance.
C'est là, mes frères, la grande leçon que Saint Benoît adresse aujourd'hui à l'Abbé et, à travers lui, à tous les frères, à chacun d'entre nous. Il n'est plus permis dans le monastère de réagir de façon purement humaine. Non, ce n'est plus permis !
Si cela arrive encore, le monastère – sur ce point là – n’est plus une maison de Dieu, il n’est plus le Corps du Christ. Il faut donc redresser les choses, il faut les corriger, il faut les rectifier, il faut les placer à nouveau dans la droite ligne du projet de Dieu sur nous. Il est indispensable, mes frères, de passer au plus vite de l’égoïsme à l’amour.
C’est pour ça que j’insistais il y a un instant sur le fait que Dieu est amour. Si nous sommes des enfants de Dieu dans la réalité, à ce moment-là, nous n’avons plus à nous laisser conduire par l’égoïsme, mais uniquement avoir en nous des réactions motivées par l’amour.
Vous allez dire que ce sont là des mots ! Peut-être bien ? Mais ce sont des mots qui essayent peut-être, mais bien maladroitement, d’évoquer cette belle réalité qu’est notre Dieu, qu’est notre Christ et que nous sommes si nous nous livrons à cet agapè, à cet amour qu’est notre Dieu.
Et une manière d’exercer cet amour, pour ce qui regarde l’Abbé, c’est d’exercer la justice par le moyen de la miséricorde. Saint Benoît le dit, il l’ordonne à l’Abbé : il doit toujours placer bien haut la miséricorde avant la justice, 54,27. Il y a des règles - elles sont indispensables pour maintenir le bon ordre dans un groupe d’hommes – mais ces règles n’ont pas de valeur absolue. Il y a au-dessus d’elles et à l’intérieur d’elles, il y a la miséricorde.
Et cette miséricorde doit s’exercer surtout à l’endroit du frère qui, comme le dit Saint Benoît ici, commet des fautes. Ce sont peut-être des fautes purement personnelles, pas seulement des fautes qui affectent la communauté comme telle. Mais l’Abbé est au courant de bien des choses. Et lorsqu’il exerce la miséricorde, on peut penser ou dire que l’Abbé est faible, qu’il n’a pas d’autorité, qu’il laisse aller des choses, qu’il devrait être plus sévère, plus dur, qu’il devrait agir, qu’il devrait faire.
Oui, c’est peut-être vrai ! Mais l’Abbé doit se demander comment Dieu lui-même agit à l’endroit de sa personne à lui. Si l’Abbé n’a pas l’expérience de la miséricorde de Dieu à son endroit, il ne saura pas ce que c’est que la miséricorde à l’endroit d’un frère.
Et voilà ce que nous pouvons retenir aujourd’hui : en reprenant un frère, l’Abbé doit donner sa vie pour lui et le frère doit le sentir. C’est quelque chose qui ne se raisonne pas, c’est quelque chose qui se vit et qui se sent. Il y a ce qu’on appelle un non verbal. A travers un geste, à travers un regard, à travers un salut, à travers un rien le frère doit sentir qu’il est aimé et que la miséricorde de Dieu repose sur lui. Et c’est cette découverte, cette certitude qui peut l’aider à sortir de sa faute, à s’en libérer.
Voilà, mes frères, la petite leçon, la grande leçon que Saint Benoît nous donne aujourd’hui. A l’entrée de la semaine de la Passion nous y penserons parce que c’est ce que Dieu à fiat à notre endroit – je le rappelais il y a quelques secondes – et c’est la raison pour laquelle il n’a pas hésité à mourir à notre place et pour nous, afin que nous puissions vivre de sa vie.
Table des matières
Chapitre 44 : Des excommuniés ! 23.11.84
Devenir étranger à la véritable vie !
Chapitre 44 : Des excommuniés ! 24.03.96
La grande leçon de Saint Benoît.