Mes frères,
Nous remarquons le parallélisme parfait entre ce que Saint Benoît nous disait hier et ce qu'il nous dit aujourd'hui. Hier, il parlait de la présence à l'Office Divin. Aujourd'hui il nous parle de la présence à la table commune.
On traduit en français : à la table, celui qui n'arrivera pas avant le verset. 43,32. On dit : arriver. Or dans le texte, c'est courir : celui qui n'accourra pas. C'est tout autre chose ! De même pour l'Office Divin: il faut courir à l'Office. Summa cum festinatione, 43,5, en toute hâte. Mais, dit Saint Benoît, avec gravité pourtant. Cela signifie qu'il y a un empressement pour l'Office, et il doit y avoir le même empressement pour le réfectoire.
On dira : ça se comprend pour le réfectoire, du moins certains jours, et ça se comprend moins pour l'Office. Mais non, pour Saint Benoît, c'est le même acte. Ce n'est pas un acte de dévotion, c'est même plus qu'un acte de foi, c'est devenu un réflexe.
Le moine doit se hâter. Il doit courir. S'il ne court pas avec ses pieds, il doit au moins courir avec son intention. Son esprit, tout son cœur se trouve...où se trouve- t-il ? Il se trouve chez Dieu. Mais ce n'est pas une idée abstraite. Il se trouve là où vit la Personne de Dieu, là où Dieu s'incarne.
Or, Dieu s'incarne dans une communauté. Dieu n'est pas une idée. C'est la plus formidable des illusions de s'imaginer pouvoir rencontrer Dieu en dehors de la communauté.
Alors, s'il y a des frères qui ne sont pas dans ces dispositions, ils traînent, ils vont à l'Office ou à la table commune parce qu'il faut bien. Ils préféreraient prendre leur repas tout seul, ça les gêne d'être avec les autres en communauté. Ils préféreraient, vite réciter l'Office en vitesse parce qu'il y a des choses plus intéressantes à faire. S'ils vont à l'Office, c'est parce qu'il faut bien.
Ce sont donc des hommes vicieux, comme dit Saint Benoît. Ici dans le français, on a l'art d'édulcorer les choses une fois que c'est traduit. On dira : si c'est par sa négligence ou par sa faute. Sa faute, oui, mais ça peut être une faute bien innocente. Le texte dit : vitium, 43,35. C'est un vice ! C'est un homme vicieux, celui-là ! Il essaye d'échapper. Il y a quelque chose en lui qui n'est pas propre.
Alors, qu'est-ce que Saint Benoît décide ? Eh bien, il prend cet homme à son propre piège et il lui inflige une sorte d'excommunication. Ce n'est pas l'excommunication proprement dite, mais ça s'en approche. Il le met sur le côté.
Si c'est à l'Office, il va le mettre au dernier rang, ou bien même à un endroit prévu pour ce genre de personnage, pour que tout le monde le voit. Il ne le laissera pas dehors parce que c'est peut-être ça que l'autre attend, c'est d'être laissé dehors pour pouvoir vacare fabulis, 43,23, pour trouver un autre pareil à lui. Et alors, ils pourraient peut-être même s'installer et jouer aux cartes ? Non, pour l'Office il faut entrer à l'intérieur. Mais on est mis, voilà, dans un endroit à part.
Pour la table, là, c'est sérieux ! Il est vraiment mis dehors. Il ne lui est pas permis de participer à la table commune. Il va prendre sa réfection seul, sequestratus a consortio omnium, 43,39. On traduit ici : séparé de la compagnie des frères. C'est juste ! C'est vrai ! Mais c'est une séquestration. Cet homme qui ne cherche pas Dieu vraiment, qui se cherche lui- même, eh bien, on va l'emprisonner dans son égoïsme. Il va être séquestré chez lui, tout seul. Et il apprendra ce que c'est que de vouloir chercher sa propre vie en soi.
Donc, pour ce qui est de la table, du repas, là il y a une vraie excommunication hors de la table. Il est mis sur le côté hors du réfectoire.
Mais alors, pourquoi cette sévérité de Saint Benoît ? Aujourd'hui, on n'y regarde pas de si près. Eh bien, c'est une erreur. Pour Saint Benoît, le repas commun, c'est une action sacrée. Le Corps, le petit Corps Mystique constitué par la communauté, il se restaure, il se fortifie et il se construit au moment du repas, non seulement physiquement, mais aussi spirituellement.
Car pour Saint Benoît, vous le savez, il n'y a rien de profane chez Dieu. Nous sommes, ici, dans la maison de Dieu et ce qui se fait ici a un caractère sacré. Le repas de la communauté est le pendant du repas qu'est l'Opus Dei, qu'est l'Office Divin. Là, le Corps Mystique, la cellule du Royaume de Dieu qu'est la Communauté, elle se construit spirituellement, divinement au cours de l'Office célébré en commun.
Mais comme la grande réalité voulue par Dieu, c'est l’incarnation, ces hommes vont aller se restaurer, vont reprendre vigueur corporellement mais aussi spirituellement dans une sorte d'annexe de l'église qu'est le réfectoire.
La cuisine d'une communauté, c'est le pendant de la sacristie. Le cuisinier, c'est une sorte de sacristain. Mais c'est vrai, c'est vrai ! Pour Saint Benoît, c'était vraiment comme ça. Et c'était comme ça pour nos pères aussi.
Maintenant, le réfectoire est construit n'importe comment. C'est une fatalité de notre temps. Mais quand vous voyez - on voit ça dans des revues de belles choses - quand on voit les réfectoires des monastères cisterciens primitifs, on se demande si c'est un réfectoire ou une église tellement on sent que c'est un lieu de prière.
C'est un lieu d'adoration, c'est un lieu où on reçoit Dieu et où se constitue communautairement et personnellement dans un être nouveau qui est l'être même du Christ. C'est son corps.
Maintenant, celui qui par sa négligence ou bien par suite de son caractère vicieux se soustrait soit à l'Opus Dei, soit à la table commune, eh bien celui-là, tout bonnement, il refuse la vie. Il pratique une espèce de suicide, suicide spirituel. Il se sépare du Corps. Toute la vie, dans un monastère, elle vient de la communauté. L'Esprit - je vous l'ai déjà dit tant de fois - l'Esprit Saint repose sur la communauté. Et la vie spirituelle, elle bouillonne à l'intérieur de la communauté.
Si bien que celui qui se soustrait à cette vie par sa faute, par son vice, par sa négligence, celui-là, il se porte préjudice à lui-même. Il se met en péril. Il détériore sa santé spirituelle. Il risque même de la perdre tout à fait. Et en même temps, il porte préjudice au corps entier. C'est pourquoi Saint Benoît va faire l'impossible pour guérir un tel homme. Et la première chose à faire, c'est de lui faire sentir le mal qu'il se fait à lui-même et qu'il fait aux autres.
Nous devons, nous, sans cesse raviver le sentiment, la conscience de notre appartenance à un Corps. Nous sommes les membres les uns des autres. Nous entendons lire ces choses-là au cours de l'Office, ou bien de la célébration Eucharistique, ou bien nous les rencontrons au cours de notre Lectio Divina. C'est l'Apôtre Paul qui l'explique si bien. Mais nous ne le réalisons pas vraiment.
Je pense que si nous sentions jusque dans la chair de notre cœur que nous sommes les membres les uns des autres, il y a beaucoup de choses que nous ferions et d'autres choses que nous nous garderions bien de faire. Nous sommes un peu trop léger dans notre comportement personnel. Je pense : personnel. Nous n'y pensons pas. Nous sommes des gosses, encore !
Un moine qui est devenu adulte en Christ, dans lequel le Christ vit vraiment, qui a conscience que sans le Christ il ne peut absolument rien faire, qu'il reçoit toute sa vie de ce Christ, qu'il devient un seul être avec lui, mais celui-là, étant devenu un adulte, il aura conscience qu'il fait partie d'un Corps, de cette communauté.
Et il en aura, de cette communauté, un immense respect parce qu'il sait qu'il reçoit tout de cette communauté. Et en même temps, il se donnera tout entier à cette communauté, et aux frères. La communauté, ce n'est pas une abstraction. C'est un frère un tel, un tel et un tel avec leurs qualités, leurs richesses, mais aussi leurs défauts et leurs failles.
Mais ça ne fait rien! Ils constituent tous ce grand Corps dont le moine adulte sait très bien qu'il en est un membre et dont il reçoit tout. N'oublions donc pas que notre vitalité personnelle dépend de la vitalité de la communauté, et que la vitalité de l'ensemble dépend de notre santé. Il y a donc une exigence de fidélité, de très grande fidélité à tout ce qui nous est demandé de faire.
Il n'y a rien dans une communauté qui ne soit laissé à l'aventure, ou qui soit inutile, ou qui soit de la fantaisie. L'Abbé lui-même, comme le dit Saint Benoît, ne peut rien disposer qui ne soit conforme à ce qui est prévu par la volonté de Dieu exprimée à travers la Règle. Un Abbé ne peut jamais faire passer ses idées propres, ou ses vouloirs propres, ou ses sentiments propres. Non ! L'Abbé, c'est l'homme qui, par essence doit disparaître, devenir transparence du Christ, transparence de sa volonté, transparence de la Règle. Et c'est ainsi que nous devons essayer de devenir chacun pour notre part.
Voilà le petit message que Saint Benoît nous délivre encore aujourd'hui à propos de ce réfectoire. Donc, quand nous y entrons pour notre repas, veillons à avoir la conscience d'accomplir un acte de très haute valeur parce qu’il va nous faire grandir dans notre appartenance à cette cellule du Royaume de Dieu qu'est notre communauté.
Il nous fera prendre davantage conscience que non seule- ment au réfectoire, mais à tous les moments de notre vie et toute la journée, nous devons nous donner à nos frères, parce que nous recevons tout de leur générosité, même si ces frères ne s'en doutent pas.
Il y aurait encore bien d'autres choses à dire, mais ça suffira pour aujourd'hui. Veillons aussi, naturellement, à suivre à la lettre ce que nous dit Saint Benoît ici, du moins à nous mettre en garde contre le défaut qu'il prévoit ici, et à être toujours présent au réfectoire au moment du repas commun.
Si nous n'y sommes pas, ce doit être pour une raison indépendante de notre volonté. C'est parce que la volonté de Dieu nous veut ailleurs. Cela peut être la maladie, ça peut être la travail, ça peut être un voyage ? Mais ça ne peut jamais être notre négligence ou bien un vice caché qui serpenterait à l'intérieur de notre cœur.
Voilà, mes frères, ce sera assez pour aujourd'hui. Et nous essayerons d'être, comme Saint Benoît nous le demande, des fidèles disciples de notre Christ qui veut faire de nous un seul Corps en bonne santé, rayonnant de sa vie qui est l'amour.
Mes frères,
Pourquoi Saint Benoît prescrit-il à ses moines de se hâter d'accourir à l'Office Divin ? Summa festinatione, dit-il, 43,5. Cela veut dire qu'on doit laisser tomber tout ce qu'on a en main et se précipiter à l'Office divin, mais avec gravité, dit-il, pour ne pas donner occasion à la dissipation. Il ne faut donc pas traîner. Ce n'est pas le moment de commencer à échanger un message urgent à la porte de l'église quand on a déjà sonné et qu'on est en train de mettre sa coule. Non, non, tout ce qui est dans les mains, tout ce qui est dans l'esprit, tout ce qui est dans le cœur est abandonné. On est à l'Office divin dès qu'on entend le signal.
Mais pourquoi ? Mais parce que c'est avantageux. Il est avantageux de laisser un opus hominis, un ouvrage d'homme, pour participer à l'Oeuvre de Dieu, à cet Opus Dei, pour devenir le collaborateur de Dieu.
Mais quel est ce travail de Dieu ? Il est unique et nous le connaissons. C'est la création, la rédemption, la transfiguration du cosmos. Dieu n'a rien d'autre à faire que cela. C'est la seule et unique chose que Dieu fait lorsqu'il agit, lorsqu'il agit par rapport à nous naturellement.
Car il y a à l'intérieur de lui toute une action, toute une vie dans laquelle nous serons introduits par grâce, par cadeau. Mais toute son action ad extra, comme on dit, à l'extérieur, nous regarde et regarde le cosmos : le lancer dans l'existence et le conduire à la participation, à la divinisation, à la participation à la propre vie de Dieu.
Alors, mes frères, travailler avec Dieu, cela signifie devenir soi-même Dieu. C'est participer à ses pouvoirs et à sa puissance, c'est être revêtu de sa lumière et être immergé dans son amour. On a donc intérêt à abandonner un ouvrage d'homme pour travailler avec Dieu à son ouvrage à Lui.
Or cette Oeuvre de Dieu, elle est condensée à l'infini - sacramentellement donc - dans cette Semaine Sainte et surtout dans la Vigile Pascale. Sacramentellement je le dis bien car j'aurais l'occasion de le rappeler au cours de cette Semaine Sainte : l’événement de Pâques, il est d'aujourd'hui. Ce n'est pas une banale commémoraison d'un fait appartenant au passé. Non, c’est d'aujourd'hui et nous y sommes engagés.
Et c'est à partir donc de cette grande et sainte Semaine que l'Oeuvre de Dieu, que le Travail de Dieu se déploie. Il faut un regard déjà pur pour contempler cette réalité. Mais la vie monastique nous y conduit. Pour ça, ne traînons pas !
Une raison de plus pour comprendre pourquoi Saint Benoît parle de se hâter, c'est que le moine, c'est un homme qui n'a pas de temps à perdre. C'est un homme qui est toujours occupé. A quoi ? Mais à travailler avec Dieu.
Et en même temps, par rapport aux affaires du monde, aux choses du monde, il est dans le quies, il est dans le repos. Il a tout en même temps : et du temps à perdre et pas de temps à perdre ; aucun temps à perdre pour Dieu, mais ces affaires des hommes, ces affaires purement humaines, ces petites choses-là dans lesquelles on est enfermé et dans le filet desquelles le cœur se laisserait si facilement prendre, eh bien pour ça, il a toujours assez de temps.
Nous allons donc, mes frères, essayer de vivre cette Semaine Sainte avec intensité et profondeur. Nous essayerons de prendre conscience de ce fait encore : c'est que nous portons l'univers dans notre cœur. Donc notre adoration, notre louange, notre repentance, notre componction, nos appels à l'aide, notre lutte, sont ceux des hommes nos frères et du Christ en nous.
En chacun de nous, c'est multiplié comme des gouttes d'eau d'un jet d'eau dans un rayon de lumière. Il y a autant de soleils qu'il y a de gouttes. Eh bien, il y a autant d’univers parce qu'il y a autant d'hommes, il y a autant de Christ qu'il y a de moines, qu'il y a de véritables chrétiens. Cela se démultiplie à l'infini.
C'est pourquoi, mes frères, habituellement mais surtout cette semaine-ci, nous ne placerons rien, comme dît Saint 8enoît, avant ce travail, avant cette Oeuvre de Dieu.
Mes frères,
Si nous voulons comprendre les paroles que Saint Benoît nous adresse chaque jour, nous devons savoir qu'il se place toujours dans une optique de foi. Ainsi, le signal de l'Office divin doit être donné par l'Abbé ou bien par un frère diligent auquel est confié ce service. Le signal est donné par l'Abbé, c'est à dire par celui qui, dans le monastère, tient la place du Christ, 47,2. Il est donc donné en fait par le Christ lui-même. C'est Dieu lui-même qui appelle ses serviteurs à leur office. Il importe donc de répondre sur le champ et de se hâter vers l'endroit où on est attendu.
Ailleurs, Saint Benoît nous dit ceci. En latin c'est toujours beaucoup plus vigoureux. Ac si divinitus imperetur, moram pati nesciant in faciendo, 5,9. Ils ne peuvent souffrir de différer l'exécution d'un ordre tout comme si Dieu lui-même avait parlé. Ils ne peuvent souffrir aucun retard.
Et un peu plus loin, il va jusqu'à décrire le réflexe du moine obéissant. Il quitte tout ce qu'il avait à la main et laisse inachevé ce qu'il fait. Il suit d'un pied si prompt l'ordre donné que, dans l'empressement qu'inspire la crainte de Dieu, il n'y a pas d'intervalle entre la parole du Supérieur et l'action du disciple, toutes deux s'accomplissant au même moment, 5,18.
Nous n'avons donc pas, mes frères, à définir nous-mêmes la qualité de notre réponse. Elle s'impose du fait que c'est Dieu qui ordonne et que nous sommes ici chez Dieu. Nous devons savoir nous tenir, nous devons savoir être polis, honnêtes avec notre Dieu. Lorsqu'il nous demande quelque chose, il faut répondre de suite.
Lorsqu'il donne le signal pour l'Office, nous devons laisser tomber tout ce que nous faisions, et puis partir. Nous ne pouvons pas dire : Oui, mais je suis en train d'écrire, je vais achever la phrase. Non, on est honnête et ..?.. Il faut presque laisser la pensée inachevée. L'attention doit directement se diriger vers l'Office et le cœur doit s'y préparer. C'est Dieu qui donne le signal. Et si nous nous tenons habituellement dans cette atmosphère de Foi vivante, tout devient facile, d'autant plus que la force de Dieu prend possession de nous pour élever nos capacités naturelles.
Nous pourrions parfois avoir l'impression que le signal entendu nous contrarie. Oui, nous avions notre petit projet et nous y étions engagés de tout notre cœur. Peut-être aussi, et je l'espère, en vertu de l'obéissance. Mais voilà qu'autre chose arrive : c'est le signal de l'Office. C'est peut-être contrariant pour notre nature ? Donc il faut tout, tout abandonner. Mais en fait, si nous réagissons convenablement, la force de Dieu pénètre en nous, élève nos capacité naturelles.
Cela veut dire que le fait de s'oublier et de mourir à son désir et à sa volonté propre nous fait grandir dans la vie divine. Nous participons déjà alors d'une certaine façon, et d'une façon certaine, à la résurrection d'entre les morts. Nous passons de la mort à la vie.
Alors, on comprend que ceux qui arrivent en retard à l'Office par négligence, ils ne sont pas innocents. Ils doivent, comme le dit Saint Benoît, faire satisfaction, c'est à dire s'excuser publiquement devant Dieu et devant les frères. Car, faire insulte à Dieu, c'est faire insulte aux frères. N'oublions jamais cela ! Il faut faire satisfaction !
Pour nous, ici dans les coutumes de notre Ordre, c'est aux degrés du presbytère. Cela signifie que l'on se place juste au milieu en face de l'autel, en face de la croix, presque les pieds contre les marches du presbytère, disons à 1m ou à 50cm, mais bien là en évidence, que tout le monde, que les deux chœurs nous voient. C'est cela, mes frères, faire satisfaction !
Je sais qu'il existe aussi des raisons valables d'arriver en retard à l'Office. Si on est retenu par un service, par exemple. Cela arrive, ce n'est pas rare, surtout chez un cellérier, ou même un Abbé, ou un chef d'emploi. Parfois on est tenu, et dans ces conditions-là il n'y a pas de négligence. On est à un service qui a été demandé. Donc, lorsque Saint Benoît parle, ici, c'est toujours à propos de ceux qui sont négligents.
Faisons notre possible, mes frères, pour ne pas être de cette catégorie-là. Ce ne serait pas bien, et tôt ou tard nous devrions, comme on dit, payer les pots cassés. C'est à dire qu'un jour Dieu nous dirait : Haec fecisti et tacui, 7,81. Tu as fais cela et moi je n'ai rien dit. J'ai pris patience. Mais maintenant, nous allons parler.
Mes frères,
Le chapitre 43° traite d'abord du frère qui arrive en retard à l'Oeuvre de Dieu, et ensuite de ceux qui arrivent en retard à la table commune. Nous pouvons voir ainsi à nouveau le lien qui, pour Saint Benoît, unit l’Office Divin et le repas. De même que le repas procure plaisir et repos, de même l'Opus Dei procure joie et réconfort.
La nourriture doit être toujours appétissante et agréable. Elle sera appétissante si elle est agréable, si elle a bon goût, si elle est bien préparée, si elle est bien relevée. C'est indispensable pour que notre organisme la prenne et l'assimile facilement. C'est ainsi que la table nous refait, rétablit nos forces tout en nous procurant un certain plaisir légitime lié au fait d'absorber une bonne nourriture.
L'Office divin, lui, doit être bien exécuté dans la mesure où le permet la capacité de la communauté dans son ensemble et des frères en particulier. Mais enfin, on doit faire tout son possible afin que cette louange que nous faisons monter vers Dieu soit agréable aussi à l'oreille, au cœur et aux lèvres et qu'elle réjouisse notre Dieu. C'est alors que l'Office divin restaure nos énergies spirituelles et nous donne un nouveau courage.
Il faudra un jour que je vous explique bien comment les Anciens, encore à l'époque de Saint Benoît, voyaient l'Office divin. C'est un peu une façon différente de nous aujourd'hui. Mais voilà, ça se présentera peut- être un jour ? Il Y a tant et tant de choses à dire lorsqu'on aborde la Règle de Saint Benoît et la vie monastique qu'on n'est jamais à court de matière. On ne peut pas tout dire en une fois.
Le moine ne peut pas se passer de manger. Il est un homme. Il ne peut survivre sans rencontrer Dieu plusieurs fois par jour. Il est un enfant de Dieu. La nourriture du moine est donc double. Une nourriture matérielle pour son corps et une nourriture spirituelle pour son âme. Il prend des aliments tirés de la terre et des aliments venant d'un autre univers, celui de Dieu, à savoir toute Parole sortant de la bouche de Dieu.
La nourriture spirituelle du moine, c'est son obéissance. Il reçoit la Parole de Dieu, il s'en nourrit. Elle devient un délice dans la bouche de son corps spirituel nouveau. Si bien que tout son organisme en est ravigoté, en est fortifié et trouve des élans nouveaux pour s'élever plus haut.
Le réfectoire est donc, pour Saint Benoît et toute la Tradition, le symbole de l'oratoire. Les besoins physiologiques de l'homme sont signes de besoins spirituels impérieux. Nous devons apprendre à lire la parole qui est inscrite dans notre nature. Nous comprenons à ce moment-là que nous ne pouvons pas négliger notre corps.
Notre corps est une parabole. Il est un langage. Il est apparition d'un autre corps, un corps spirituel. Il est spirituel en ce sens que ce n'est pas un corps imaginaire mais un corps animé par l'Esprit de Dieu, un corps nouveau qui est déjà en train de fabriquer sa propre résurrection.
Attention ! Ce n'est pas ici une sorte de schizophrénie, matérielle d'un côté, spirituelle de l'autre. Ce spirituel est parfaitement incarné. Et c'est la raison pour laquelle toute notre nature d'homme très personnelle incarnée en chacun est un langage qui nous dit qui est l'univers de Dieu et ce qu'est notre corps spirituel. C'est pour cela que le réfectoire est le symbole, le signe de notre oratoire.
Mais il est tout de même une occasion, un moment où le matériel et le spirituel sont réunis en un, et c'est l'heure de l'Eucharistie où nous prenons une nourriture matérielle qui est en même temps spirituelle, divine. Lorsque nous mangeons le pain consacré, lorsque nous buvons le vin consacré, nous mangeons et nous buvons Dieu lui-même, c'est à dire le Christ ressuscité dans sa chair, et dans son Esprit, dans toute sa Personne. Si bien qu’à la fois, notre nature matérielle et notre nature spirituelle sont nourries.
Le Père Dom Jean Leclerc a fait allusion le dernier soir à une controverse qui a éclaté entre Saint Bernard et Abélard. Abélard avait osé dire, modifier quelque peu la formule du Pater en disant : Donne-nous aujourd'hui notre pain supersubstanciel, supersubstancialem, plutôt que notre pain quotidien.
Eh bien, c'est Abélard qui avait raison. Saint Bernard pouvait crier tant qu'il voulait, Abélard avait raison. Car vraiment : Donne-nous aujourd'hui le pain du monde à venir, ce pain qui va nous nourrir dans la totalité de notre être, qui nous fait participer à l'être de Dieu et qui fait déjà croître en nous la puissance de la résurrection.
Mais aujourd'hui on dit notre pain quotidien. Voilà, il ne faut pas trop effrayer les gens. Mais les premiers moines disaient : Donne-nous aujourd'hui notre pain de demain. C'est à dire du demain qui approche, du demain eschatologique qui est présent dans l'Eucharistie.
Eh bien, ce pain qui est celui du monde à venir, il transforme notre être. Et lorsque en plus de cela, que dans la journée nous sommes en train de nous nourrir de la volonté de Dieu quelle qu'elle soit, parfois c'est du sucre, du miel, parfois c'est du vinaigre, parfois c'est dur comme des cailloux ou bien ça coule comme du lait. Cela n'a pas d'importance, la volonté de Dieu nous transfigure.
Là-dessus, nous nous rendrons à l'église pour demander à Dieu de nous donner des yeux -des yeux qui sont les yeux de la foi - pour que nous ne perdions pas le nord et que nous remarquions toujours que nous vivons ici chez Dieu et que notre destinée est quelque chose d'extraordinaire : devenir nous-mêmes, ici, des fils de Dieu et dans toute la vérité du terme qui rayonnent la lumière et qui se nourrissent de lumière.
Mes frères,
Nous savons que notre Père Saint Benoît est un orfèvre, un ciseleur. Il sait frapper des sentences qu’on ne peut plus oublier une fois qu’on les a entendues. Sa Règle en est émaillée sur tout son parcourt. Et aujourd’hui, nous venons d’entendre une des plus célèbres d’entre elles : Nihil operi Dei praeponature ? 43,8, que rien ne soit préféré à l’œuvre de Dieu.
Mais Saint Benoît est aussi un homme équilibré. Il a un jugement excellent. Ce n’est pas un opiniâtre, ce n’est pas un homme qui a peur, au contraire, c’est un audacieux. Et lorsque il formule une Règle, il sait très bien que cette Règle ne peut pas être, ne peut jamais être un absolu devant lequel chacun doit se plier sans discussion et sans condition.
Il n’existe à l’intérieur de la vie monastique - comme de la vie chrétienne et même de la vie humaine - qu’un seul et unique absolu, c’est celui de la charité. La charité doit toujours être première, elle ne doit céder le pas à absolument personne. Pourquoi ? Parce que la charité, c’est la personne même de la Sainte Trinité et, c’est elle qui est la source de toute vie, et vers elle que reflue toute vie quelle qu’elle soit.
Nous avons vu dimanche, je pense, que il y a déjà une obligation de charité qui l’emporte sur l’obligation de l’Office : c’est le soin des malades et des infirmes avant tout et par-dessus tout, dit Saint Benoît. Donc, par-dessus même l’Office divin, il y a le soin des malades parce que là, nous sommes vraiment dans le grand courant de charité qui doit emporter chacun des frères plus près de Dieu et qui doit le souder en un seul Corps.
Donc ici, Saint Benoît, s’il formule une Règle qui a exercé l’influence la plus décisive qui soit sur l’organisation de la vie bénédictine et sur la spiritualité monastique postérieure à Saint Benoît, même s’il formule cette sentence, il n’en fait pas un absolu. Il ne faut pas la sortir de son contexte.
Or le contexte, ici, est que chacun des frères est tenu de prendre part à l’Office divin. S’il est occupé à un travail quelconque, il faut, dit-il, quitter tout ce qu’on a dans les mains et se hâter d’accourir, 43,5. Donc, il faut se hâter vers l’Office dès que le signal a été entendu.
Si on fait la sourde oreille, si on néglige de se rendre à l’Office, si on fait passer sa volonté propre avant la volonté de Dieu, si on s’imagine rendre un service à la communauté en terminant le travail qu’on est En train de faire, à ce moment-là, on est dans l’erreur. Non seulement on est dans l’erreur, mais on cause un préjudice au corps entier du monastère et aussi, on se blesse soi-même.
Il faut donc prendre les mesures pour que le frère qui a succombé à cette tentation, qui est peut-être tombé dans ce travers car ce n’est pas la première fois que ça arrive, il faut donc prendre des mesures pour l’aider à se corriger, pour l’aider à se guérir. Alors Saint Benoît édicte des normes précises pour ce genre de délinquant. Employons ce mot-là !
Il faut donc situer l’obligation de l’Office à l’intérieur de ce contexte. Il ne faut pas extraire la sentence de Saint Benoît et puis l’ériger en absolu au-dessus de tout. Il faut la comprendre à partir de tout l’environnement qui la met en évidence.
Dans un monastère, il y a un temps pour chaque activité. Les fonctions vitales d’un organisme vivant s’accomplissent dans un ordre imposé par la nature. Il y a le jour, il y a la nuit, il y a la nourriture, il y a le sommeil, il y a le travail, il y a le repos. Ces lois sont inscrites dans les cellules de notre chair, aussi dans les cellules de notre esprit. Et nous les adoptons, nous les suivons instinctivement sans aucune difficulté, sans poser de questions trop précises. Nous nous laissons vivre.
Dans le monde de la surnature, dans le monde de Dieu, dans le monde du monastère là où Dieu est le Roi et où Dieu est le Père, eh bien là aussi, il y a des fonctions vitales qui s’accomplissent dans un certain ordre. Il y a l’obéissance, il y a le silence, il y a la prière, il y a la Lectio Divina.
Et toutes ces activités font partie de notre être monastique et lui permettent de se maintenir, de se développer, de grandir, de s’épanouir, d’atteindre une taille adulte qui lui permette d’être tout à fait libre.
C’est là ce qu’on pourrait appeler le protocole de la Maison de Dieu. Il nous a été livré par toute une Tradition qui a vraiment mis au point cette façon de vivre. Et ce donné traditionnel, nous le faisons nôtre ; et l’ayant fait nôtre, nous nous laissons porter par lui et nous lui permettons de porter en nous tous les fruits qui sont les siens. Et encore une fois, ce sont des fruits qui viennent de très, très, très loin, qui viennent de l’expérience d’hommes qui furent des saints. Et encore plus haut qu’eux qui viennent du Christ lui-même.
Les premiers moines désiraient mener une vie évangélique parfaite, la sequela Christi. Il n’était plus possible de suivre le Christ charnellement puisque le Christ était ressuscité des morts et entré dans son univers. Mais on pouvait le suivre mystiquement, rendre sa vie de plus en plus conforme à la sienne. Et ce donné traditionnel s’est élaboré petit à petit, il est devenu nôtre.
Et c’est le devoir alors de l’Abbé de veiller à ce que cette Tradition ne soit pas écorchée par l’un ou l’autre frère. Et c’est la raison pour laquelle il édicte encore une fois des lois qui sont peut-être désuètes aujourd’hui mais que nous devons faire nôtre intérieurement, à l’intérieur de notre cœur, de manière à ce que la vie monastique comme telle, et toutes ces traditions, ne soient pas perturbées.
Et ainsi, que chacun soit libre de pouvoir, à l’intérieur de cette Tradition, devenir vraiment ce qu’il est, ce qu’il doit être au regard de Dieu. Car chacun a sa vocation spécifique, chacun a son nom. Et il faut qu’à l’intérieur de ce grand donné traditionnel, Dieu puisse travailler le cœur de chacun de manière à en faire une facette de ce qu’il est.
Table des matières
Chapitre 43, 32-fin : Des retardataires ! 22.11.84
Chapitre 43, 1-31 : Des retardataires ! 22.03.86
Se précipiter à l’Office divin.
Chapitre 43, 1-31 : Des retardataires ! 22.07.88
Chapitre 43, 32-fin : Des retardataires ! 23.07.88
Le repas physique et spirituel.
Chapitre 43, 1-31 : Des retardataires ! 23.07.96
Que rien ne soit préféré à l’œuvre de Dieu !