Mes frères,
Remarquons que Saint Benoît désire de nous une chose très belle. Il attend que nous vivions en concordance de phase avec les vibrations du cœur de Dieu. Lorsqu'il nous prescrit un comportement quelconque, ce n'est pas en vue de répondre à une sagesse humaine, fut-elle parfaite. Mais c'est afin de conformer tout notre être à la volonté de Dieu.
Cette volonté peut nous paraître déroutante, irrationnelle. Elle peut nous heurter. Elle peut être pour nous un sujet de scandale. Rappelez-vous l'indignation de Pierre devant le Christ : « Mais ça ne t'arrivera tout de même pas ce que tu oses dire là, que tu serais mis à mort ! » Et le Christ dit : « Mais enfin, tu n'y comprends rien. Tu es pour moi un sujet de scandale. »
Mes frères, nous ne devons jamais nous laisser dérouter par la volonté de Dieu. Et remarquons que Saint Benoît, dans sa Règle, il nous éduque. Je pense que l'essentiel de sa Règle, c'est de nous éduquer à épouser ce projet de Dieu sur nous quel qu'il soit, mais aussi sur chacun de nos personnes, sur la communauté toute entière aussi. En effet, il veut que notre être soit entièrement accordé au sien jusqu'à ce qu'il devienne un avec l'être de Dieu.
En effet. ce qui est hors du projet de Dieu sur nous, c'est perte de temps, ou c'est gaspillage d'énergie. Cela peut même devenir dangereux. Car il y a des routes qui paraissent bien droites aux hommes, mais dont le terme aboutit, tombe au très fond des enfers. Et la route qui mène à la perdition est très large, dira le Christ, il y en a beaucoup qui s’y engagent.
Il veut dire par là que nous ne devons pas nous laisser guider, encore une fois, par notre raison abandonnée à elle-même, mais par notre raison éduquée. Et l'éducateur de notre raison, c'est le Christ lui-même.
Et nous voyons Saint Benoît s'appuyer solidement sur les paroles du Christ. Pourquoi ? Mais parce que, comme il le dit au début de sa Règle, le Christ est le véritable Roi, c'est à dire celui qui conduit - dans le sens étymologique - celui qui ouvre la route, celui qu'il faut suivre pour être certain d'arriver au but. Et il n'y a, à la suite du Christ, aucune crainte d'erreur.
Que va faire Saint Benoît alors ? Eh bien il va, comme je le dis, s'appuyer sur les paroles du Christ. Il le fait à tout bout de champ dans sa Règle. Dans un instant je m'en vais le signaler encore ici. Mais en cela. il se montre le parfait disciple de Saint Basile.
Vous vous souvenez des causeries que nous avons eues ici sur Saint Basile dont le projet, lui, présente un état pré monastique d'une vie conventuelle. Il est un précurseur du monachisme. Or Saint Benoît dit : ses petites et ses grandes Règles n'avancent rien sans que ce soit fondé sur une parole express de l'Ecriture Ancien Testament, ou du Christ Nouveau Testament, ou d'un Apôtre. Donc, c'est toujours appuyé sur la Parole de Dieu. Ce qui est en dehors d'une parole de Dieu, c'est vanité, ou c'est fausseté.
Si donc ici, il faut prendre soin des infirmes avant tout et par dessus tout, c'est parce que en eux, on rencontre le Christ lui-même. Et Saint Benoît s'appuie sur une parole : De même, j'ai été malade, infirme, et vous m'avez visité. Et une autre parole : Ce que vous avez fait à l'un de ces petits c'est à moi que vous l'avez fait ! Donc, si on soigne les malades, ce n'est pas qu'on se laisserait aller à un sentiment naturel de pitié. Il est louable ce sentiment naturel de pitié, il est recommandable, il est presque nécessaire pour que soit vraiment un homme. Mais une autre raison, la vraie raison, elle n'est pas là.
C'est parce que dans le malade, on touche la personne du Christ. Il y a donc par l'intermédiaire du malade une rencontre de Dieu. Le malade est donc comme un sacramental. Je n'ose pas encore dire un sacrement pour ne pas !!! mais un sacramental qui nous offre Dieu, le Christ en personne. Il y a donc là une chance que nous ne devons pas laisser passer.
Saint Benoît parle de cura infirmorum, 36,2. C'est le soin des malades. Oui, c'est vrai ! On le traduit : on prendra soin des malades. Mais la cura, c'est davantage ! C'est le souci. Et les infirmes, infirmorum, c'est pas seulement les malades, mais ce sont les infirmes.
Pensons aussi aux infirmes psychiques, aux infirmes psychologiques. Il peut y en avoir dans une communauté - ce n'est pas rare - un frère qui ne soit pas aussi intelligent que les autres. Il n'est pas tout à fait malin, peut-être aussi ? Cela peut arriver que quelqu'un ait un petit dérangement d'ordre psychique. Cela ne paraîtra pas, il peut suivre tout le monde. Mais enfin, il n'est pas tout à fait comme les autres. Il est aussi un infirme.
Ne pensons pas seulement aux malades qui sont à l'infirmerie, aux malades qui ont de la température, ou qui sont handicapés, ou qui ont subi une intervention chirurgicale. Oui, ceux-là ! Mais il y en a encore d'autres.
Et pensons aussi aux maladies spirituelles, aux infirmités spirituelles. Parfois, on peut être inhibé pendant longtemps, longtemps. On ne sait pas poser tel acte d'ordre surnaturel. Pourquoi ? On ne sait pas ! Il y a quelque chose qui empêche la personne d'être ce qu'elle devrait être. Et ça aussi c'est une infirmité!
Or, les paroles que le Christ prononce ici : j'ai été malade et vous m'avez visité ; ce que vous avez fait à l'un de ces petits, c'est à moi que vous l'avez fait, ça évoque immédiatement la scène du 'jugement dernier. C'est alors qu'il les a prononcées. Et aussitôt, on est rappelé à l'ordre. Ce n'est pas seulement les malades, mais ce sont les autres aussi : ceux qui ont faim, ceux qui ont soif, ceux qui sont seuls, ceux qui sont laissés pour compte. Tout cela vient à l'esprit lorsque le Christ, lorsque Saint Benoît fait allusion à ce jugement devant lequel, auquel nous serons un jour soumis.
Or, si nous sommes fidèles en un point, celui-ci, il y a grande chance que nous serons aussi fidèles dans les autres. Car avoir souci du frère malade, du frère infirme, du frère qui est moindre que les autres à un niveau quelconque de sa personne, ça demande, ça demande de la vertu. Parce que, ce n'est pas seulement un jour, ce n'est pas seulement quelques minutes. Non, ça peut durer longtemps, ça peut durer des années, si pas toute une vie.
Si donc on est fidèle en ce point-ci, on le sera aussi dans les autres. C'est donc une grande sécurité d'avoir le souci des infirmes et des malades. Ne l'oublions jamais!
Et lorsque Saint Benoît dit, et le Christ d'ailleurs : Vous m'avez visité, cela ne veut pas dire rendre une visite de sympathie. Dire : bien, voilà, j'ai quelques minutes maintenant, je vais dire bonjour à un infirme. Ou bien: celui-là, aujourd'hui ça va, je vais lui donner un petit coup de main...
Non, c'est comme le dit Saint Benoît : serviatur, 36,4. Il faut se mettre à leur service. Et se mettre à leur service, c'est se juger inférieur à eux pour les servir. Ce n'est pas les servir par condescendance en sachant bien qu'ils ne savent rien faire sans nous.
Non, il faut se mettre à leur service comme le Christ s'est mis à notre service, c'est à dire en se mettant à leurs pieds, en leur lavant les pieds. C'est à dire en leur rendant vraiment le meilleur de ce qu'ils peuvent espérer et attendre de nous.
Voilà servire, servir ! On doit servir les infirmes comme on sert Dieu lui-même dans la même attitude spirituelle, avec la plus profonde humilité, le plus profond respect, le jugeant, l'autre, supérieur à soi. C'est cela visiter les infirmes !
Mais voilà, mes frères, pensons à cela et étendons notre champ de vision le plus large possible de façon à ce que chacun des frères se sente toujours accueilli et jamais repoussé, qu'il se sente respecté et jamais méprisé, qu'il expérimente et qu'il le sente comme d'instinct, qu'on est à son service et non pas qu'on veuille l'utiliser.
C'est cela la vie monastique! C'est cela vraiment cher- cher Dieu !
En parlant des frères malades, Saint Benoît use à trois reprises d'un mot très important. On le trouve au début, à la fin, au milieu. C'est le mot cura. Cela signifie que toute l'infirmerie est construite sur un souci, un tracas. Cela ne doit pas devenir une obsession. C'est une sollicitude à l'endroit des frères qui sont malades et des frères qui sont infirmes.
Ce mot cura s'étend très loin. C'est toute une attitude, c'est un ensemble de gestes. C'est d'abord le cœur qui est avec le malade, puis la peine qu'on se fait pour lui, le travail que l'on consacre à son service, la sollicitude que l'on' prend pour que ses moindres besoins soient satisfaits.
L'intention est de ramener le malade à la santé. Mais il peut se faire que cette maladie soit incurable. A ce moment-là, on a à faire à un infirme, donc quelqu'un qui est diminué dans son être physique, peut-être aussi dans son être psychique. Ces hommes, on ne doit pas les porter avec patience comme Saint Benoît le dit ailleurs à propos des frères difficiles. Non, ici c'est autre chose. Ils doivent être, les frères malades et infirmes, ils doivent être les premiers, et les premiers dans les soins qu'on leur accorde.
Et pour cela, Saint Benoît est formel et il use de superlatifs. Un, le premier dans un sens positif et les deux autres dans le sens négatif. Il dit : Ante omnia et super omnia, 36,2, donc au-dessus de tout, avant tout et au-dessus de tout. Donc avant tout : nous sommes dans l'horizontalité, et au-dessus de tout dans la verticalité. Il n'y a absolument rien qui vienne avant le soin des malades. Il faut donc tout sacrifier pour soigner un malade.
Il arrive un accident le long de la route. A ce moment- là, tout le monde doit porter secours à la victime. Ne pas porter secours à une personne en danger, c'est un délit qui est passible du tribunal.
On va détourner la circulation. On va alerter la gendarmerie, les hôpitaux. On va mettre tout en oeuvre pour aider une personne. Et ça, c'est dans le monde. Toute la vie sociale est donc au ralenti. En ville, une ambulance qui transporte un malade, elle a priorité. Elle fait fonctionner sa sirène et toutes les autos doivent freiner ou s'arrêter. Elle passe au feu rouge. Elle a priorité partout.
Est-ce que ça a été inspiré par la Règle de Saint Benoît ? Je n'en sais rien ! On ne sait jamais ! Tout de même il v a eu là quelque chose que les moines ont apporté, un certain esprit dans la société. Et on comprend mieux pourquoi Saint Benoît a été proclamé le Patron de l'Europe. Il Y a une Culture chrétienne actuelle qui est certainement héritière de la Culture monastique. Mais il faut donc que dans les monastères, encore maintenant, les malades soient les premiers servis.
Et Saint Benoît dira aussi cura maxima, 36,11. un souci le plus grand pour l'Abbé. Mais lequel ? Ici, c'est plutôt pour qu'il n'arrive pas quelque chose, pour ne pas que les malades soient négligés, qu'ils soient comptés comme quantité non rentable. Car à ce moment-là, mais voilà, on les néglige, on les laisse de côté.
Maintenant, il y a en-dessous de cette vision de Saint Benoît et de la conduite qu'il demande à ses disciples, il y a une attitude de foi, une motivation de foi. C'est le Christ lui-même qui apparaît, qui est visible dans les malades. Ne rêvons pas dans notre vie contemplative à des choses extraordinaires, illusoires, toutes sortes de phénomènes bizarres. Non, soyons concrets : le Christ apparaît bien réellement dans le malade. Il ne faut pas aller chercher ailleurs.
Si on ne sait pas voir le Christ présent, mais réellement présent, charnellement présent dans le malade, je ne le verrai pas dans la contemplation. Il n'y a pas d'illusion à se faire à ce sujet-là. Ah non! Non, non, non, non. C'est la pierre de touche. Elle est là !
Et attention! Cette foi, elle ne peut pas être juxtaposée à une certaine indifférence : c'est une colle, ce malade ! C'est un poids, ce vieil infirme! Mais enfin, par esprit de foi je m'en vais, voilà, l'entourer, le soigner, etc. Ah non ! Pas ainsi, ce ne serait pas vrai. Ce serait du forcé, ce serait jouer. Non, la foi surélever et transfigurer un sentiment naturel de pitié, d'entraide.
Mais attention! Ce sentiment naturel est déjà lui-même baptisé. Car l'homme abandonné à ses instincts est plutôt dur. Il est impitoyable. Il est cruel, ne l'oublions pas. Nous ne sommes pas naturellement bons. Si nous sommes bons, c'est parce que nous sommes des chrétiens, parce que l'essence du christianisme, c'est la charité. Nous sommes baptisés. Nous sommes greffés sur la Personne du Christ. L'Esprit Saint habite en nous. C'est lui qui nous meut à notre insu.
Il va donc transformer des instincts en nous qui seraient plutôt égoïstes, chacun pour soi, laisser les autres bien tranquille ! Non, l'Esprit fait éclater tout cela. Il nous ouvre aux autres. Nous les accueillons. Nous nous donnons à eux. Et ça, c'est chrétien, ce n'est pas naturel. Ne l'oublions pas!
Il suffit d'aller - je n'en ai jamais fait l'expérience, je le sais par d'autres qui l'ont faite - il suffit d'aller dans des pays qui n'ont jamais connu le christianisme, qui ne le connaissent pas pour savoir ce que c'est que la charité. A ce moment-là, c'est la cruauté qui prime. Des hommes les uns à côté des autres sans aucune pitié. On ne sait pas ce que c'est que la pitié.
C'est un sentiment chrétien, ne l'oublions pas. Nous devons en être fiers mais nous tenir sur nos gardes pour ne pas le perdre, pour ne pas nous durcir, pour ne pas régresser à un état d'animalité.
Et voilà tout ce que Saint Benoît nous dit ici. Donc pour lui, toute l'infirmerie, elle est enfermée dans un effort pour atteindre une perfection de soins. Mais je ne me place pas encore ici au plan technique, mais au plan du rapport, de la relation avec le malade, avec l'infirme. A l'arrière, aucune négligence et à l'avant, les soins les meilleurs. Donc, pour Saint Benoît, le malade est protégé de tout côté.
Il est nécessaire pour cela qu'il se crée une collaboration parfaite et très confiante entre l'Abbé et les infirmiers. Il faut que l'Abbé qui est responsable de cela, que l'Abbé puisse se reposer sur les infirmiers, sur leur compétence acquise par la pratique - ici, ils ne sont pas professionnels - mais surtout sur leur amour et leur charité.
Alors, l'Abbé a l'esprit tranquille. Les frères ont l’esprit tranquille. Les malades ont l'esprit tranquille. Il existe une excellente ambiance alors dans la communauté. On n'a pas peur de vieillir. On n'a pas peur d'avoir un accident. On n'a pas peur de devenir malade parce qu’on sait qu'on sera bien, qu'on sera bien soigné, qu'on sera aimé.
Il faut que cette ambiance règne dans une communauté. Et je dois dire, mes frères, que cette sécurité pour les malades et pour les autres, eh bien je pense, je peux vous prendre tous à témoin, elle existe ici parce que les malades vraiment sont bien soignés. Nous avons de très bons infirmiers, dévoués. Le Frère Martin, il ne regarde pas à sa peine.
Il y en a d'autres : le frère Jean-François qui est là, le frère Paul-Michel, les malades entre eux. Donc je pense que ici nous avons là une mission des plus importante, celle d'infirmier, d'aide infirmier. Et, je ne souhaite pas de devenir malade, mais enfin, je pense que nous pouvons avoir l'esprit tranquille, si un jour nous le devenons, nous serons bien soignés. Et pour cela, je veux remercier et les infirmiers, et nous tous ici.
Car nous sommes toujours aussi infirmiers les uns des autres. Des pet1tes chose qu'il faut faire les uns pour les autres, vous savez, un petit geste, un petit sourire, une petite attention. Des petites choses ainsi font que, voilà, on est bien dans sa peau quelque soit son état, quelque soit son âge.
Mes frères,
La vie monastique forme un tout. Le monastère est un Corps. Chacune des parties, chacun des membres influe sur les autres pour le meilleur et pour le pire. Il y a donc toujours une interférence mutuelle à l'intérieur d'une communauté. C'est pourquoi nous devons toujours bien prendre attention à ce que nous sommes, à ce que nous faisons.
Mais l'âme qui, dans le monastère, donc dans ce Corps, protège l'ensemble, ce qui lui donne la vitalité, une énergie de croissance et de progrès, c'est la foi. Le Christ est mystiquement mais réellement présent en chacun des frères, à commencer par l'Abbé. Personne n'est exclu quelque soit son état de santé physique ou spirituelle.
Saint Benoît le rappelle ici à propos des malades. Il dit : Revera Christo eis serviatur, 36,4. Donc revera, cela signifie en toute réalité, en toute vérité : c'est le Christ qui est servi dans les malades. Servi, cela veut dire que - je l'ai expliqué il y a quelques jours - on appartient au malade. C'est pourquoi Saint Benoît dira plus tard que le malade peut être exigeant d'une certaine manière. Et s'il l'est, eh bien, il faut patiemment se plier à son infirmité.
Oui, infirmus, dit Saint Benoît, 36,4. C'est beaucoup plus que malade. Infirmus veut dire : ce qui est peu solide, donc ce qui est branlant, ce qui est faible, débile, languissant, infirme alors, malade. Voyez que l'éventail est très large. Mais il y a aussi d'autres maladies que les maladies ou les infirmités physiques. Tout ce que nous rencontrons, oui, au plan corporel, nous le retrouvons analogiquement au plan spirituel. Il y a aussi des maladies de l'âme aussi bien que du corps. Il y a aussi des déficiences psychiques aussi bien que physiques. Mais je pense surtout ici, aux maladies d'ordre spirituel. Et en ce domaine, personne n'est indemne, et nous devons l'accepter.
Saint Benoît dira que l'Abbé doit être au service d'une multitude de caractère, multorum moribus, 2,85, et qu'il doit comme un habile médecin soigner les défauts et même les vices de chacun en espérant que la guérison s'en suivra, ou du moins lune amélioration. Il ne peut jamais se lasser. Il ne peut jamais laisser tomber les bras et dire : il n'y a tout de même rien à faire avec ce frère, et le laisser courir à sa perte alors, à la perte de sa santé spirituelle.
Mes frères, je pense que nous devons à l'intérieur de cette foi qui nous fait découvrir le Christ en chacun d'entre-nous, qui nous fait être au service les uns des autres, qui nous fait appartenir les uns aux autres, à l'intérieur de cette foi, nous devons être les infirmiers les uns des autres, ne pas laisser cette mission à l'Abbé seul.
Cela ne veut pas dire maintenant que chacun doit commencer à aller faire des remarques aux autres. Non, ce n'est pas cela. Mais la première chose à faire, c'est d'accepter l'autre tel qu'il est avec son infirmité. C'est déjà un grand service à lui rendre. Et puis le supporter patiemment, être toujours très aimable avec lui, lui rendre tous les services possibles et décents.
A ce moment, ce parfum de charité se répandant sur la personne du frère spirituellement malade va agir sur lui. Il va s'opérer une espèce de transfusion de vie entre les frères. Si bien qu'on arrivera à un état de santé, disons, moyen. Les plus forts ayant donnés de leur substance aux plus faibles et les plus faibles ayant progressés grâce à l'apport qui leur advenait des autres. Et ainsi, on arrive à une moyenne.
Et alors, grâce à la foi qui continue à voir le Christ en chacun et à l'amour qui continue à se développer, c'est l'ensemble qui monte, qui grandit et qui acquiert ce qu'on peut appeler une bonne et solide santé. Voilà, mes frères, essayons donc d'être ainsi tous d'excellents infirmiers dans la patience, dans une charité sincère, car en guérissant les autres, en travaillant à guérir les autres, nous travaillons à nous guérir nous-mêmes d’abord.
Mes frères,
Saint Benoît use à propos des infirmiers d'un langage qui ne tolère aucune réplique, qui ne souffre aucune discussion. Ante omnia et super omnia, dit-il, 36,2. Avant tout et par- dessus tout on prendra soin des malades. Cela signifie qu'il n'est rien qui soit devant le soin des malades, ou qui soit au-dessus du soin des malades. Tout doit être sacrifié pour que les malades soient bien soignés.
Malade est pris ici dans un sens très large : ce sont les infirmes aussi, ce sont les vieillards. N'oublions pas que la Règle est faite pour les hommes et non pas les hommes pour la Règle. Nous devons entrer dans les espaces infinis de la charité, cette charité qui est Dieu lui-même dans son essence. La Règle nous conduit lentement mais sûrement par la route de l'obéissance, par l'échelle de l'humilité, jusqu'au seuil de cette charité. Et là, c'est l'Esprit Saint qui nous prend en charge et qui nous conduit là où il veut. Dès qu'un moine est devenu pure charité, un seul esprit avec Dieu, il n'y a plus de Lois pour lui. L'amour est sa propre loi. Dieu est sa propre loi.
Il ne faut donc pas s'étonner si le soin des malades entraîne parfois des entorses à la Règle et aux observances. Nous en avons un cas maintenant encore avec le frère Martin et le frère Laurent.
L'Abbé doit considérer chaque cas en particulier et il doit y veiller avec le plus grand soin. Maxima cura, dit Saint Benoît, 36,11. Il ne peut exister une règle uniforme. Chaque cas est d'espèce. Chaque cas exige une solution appropriée.
Voilà donc le petit frère Laurent, démuni comme vous le savez bien dans tout son être, là-bas dans ce Centre Hospitalier, abandonné à toutes ses misères. Il fallait donc que quelqu'un fut à ses côtés pour être simplement une présence. Et pas seulement la présence de cet infirmier, mais la présence aussi de tous les frères, et la présence du Christ lui-même.
Mais pensons encore que ce sera peut-être un jour notre tour. Nous serons bien contents d'être soutenus, d'être entourés et de sentir un peu d'affection naturelle. Car derrière le geste que l'on peut poser pour aider quelqu'un, il faut qu'il y ait du cœur. Et c'est parfait lorsque ce cœur est habité par l'Esprit Saint et qu'il n'est plus qu'un foyer de véritable charité.
Mes frères.
Saint Benoît ouvre le chapitre consacré aux frères malades et infirmes avec une certaine emphase. Ante omnia et super omnia, dit-il en 36,2. On prendra soin des malade avant tout et par-dessus tout. Il y a donc dans ce domaine une priorité absolue qui se maintient tout au long de son chapitre. Il parle deux fois de cura maxima, 36,11 et 22, du plus grand soin, de la plus grande sollicitude. Et il dit tout cela à l'adresse de l'Abbé qui est responsable des manquements éventuels de ses disciples.
On pourrait se dire : Mais dans ces conditions-là, ce n'est pas un mauvais métier que d'être malade ? Oui, on a toute la communauté à son service, toute la communauté indistinctement. Et si nous écoutons Saint Benoît, en particulier les infirmiers, les frères qui servent les malades, les cellériers. Tout le monde est au service des malades. Le malade est un petit roi.
Non, mes frères, le malade est le Christ, le Christ en personne et on ne peut pas jouer au Christ. L'Abbé, le cellérier, les infirmiers doivent reconnaître le Christ dans le malade. Mais attention ! Le malade ne peut pas, lui, entrer dans un jeu. Il ne peut pas se faire le centre, un centre autour duquel graviteraient tous les autres frères, à commencer par l'Abbé.
Non, le malade doit savoir que les services qu'on lui rend, c'est en l'honneur de Dieu. A l'époque où j'étais hôtelier, a logé ici quelques jours un jeune français. Comment et pourquoi était-il arrivé ici ? Peut-être en rupture de ban par rapport à la France. A ce moment-là, c'était la guerre d'Algérie et de jeunes français se réfugiaient en Belgique.
Toujours est-il que celui-ci était un communiste bon teint. Et il m'a dit ceci : Ecoutez, vous les chrétiens, quand vous aimez quelqu'un, quand vous soignez quelqu'un, vous aimez le Christ en lui, vous le soignez comme le Christ. Eh bien, nous, nous aimons la personne elle-même, nous la soignons elle-même. C'est beaucoup plus beau !
Oui, peut-être bien ? C'était la façon dont lui le voyait, le sentait. Mais en réalité - et c'est une leçon pour nous - cela veut dire : si je vois, si je reconnais le Christ dans le frère, alors je servirai le frère vraiment pour ce qu'il est. Il est un fils de Dieu. Il est promis à une destinée surnaturelle.
Je ne vais pas soigner le Christ et négliger le frère. Non, c'est dans la mesure où je soigne le frère, où je me donne tout entier au frère dans sa personnalité, avec ses défauts, avec ses exigences superflues, tel qu'il est dans son être de malade, c'est à ce moment-là que mon regard me fait découvrir en lui le Christ.
Donc, la foi que nous mettons dans notre service réciproque, parce que ça vaut pour tous les services en communauté, cette foi, elle n'est pas une évasion. Ce n'est pas une solution de facilité. Elle n'est réelle que lorsqu’elle s'appuie sur un amour sincère du frère tel qu'il est. On a lu, je ne sais plus quand, à None ou à Sexte : Montre-moi ta foi qui n'agit pas, moi c'est par mes œuvres que je te montrerai ma foi. C'est cela !
Donc, mes frères, ce n'est pas du sentimentalisme. Nous devons nous rappeler que le monastère est la maison de Dieu et que nos rapports doivent être en harmonie avec le lieu où nous habitons. Ce sont des normes nouvelles. Ce ne sont pas les normes de la chair ou les normes du monde. On est dans un domaine où la gratuité est reine.
Remarquons que Saint Benoît utilise à trois reprises le mot cura. Il l'utilise ici chaque fois en rapport avec l'Abbé. J'ai consulté la concordance et j'ai remarqué que le mot revenait quatorze fois dans la Règle à propos de l'Abbé, du cellérier, de la communauté. Mais que signifie cura? Je n'ai cure de cette affaire ! C'est l'endroit en français où on utilise vraiment la transcription de cura. Habituellement on le traduira par : sollicitude, souci, soin, attention, application, travail. Mais que signifie cura ?
Eh bien, c'est la combinaison de deux mots latins, un substantif et un verbe : cor, qui signifie cœur, et uro, qui signifie je brûle. Le mot cura est toujours en référence au cœur. Il ne s'agit donc pas ici d'un soin, d'un souci que je prendrais de quelqu'un par fidélité à un devoir. Non, cela doit chaque fois venir du cœur. Une véritable cura est toujours fondée sur la caritas, sur la charité, sur l'amour, un amour qui vient du cœur.
Donc cela signifierait: avoir du cœur, prendre à cœur, mettre tout son cœur. Il y a là une note d'ardeur qui est dans le verbe uro, brûler, arder en vieux français. C'est à dire que le meilleur de moi, mes énergies d'amour, d'intelligence, de sensibilité, mon ingéniosité, mes efforts, tout cela est engagé. Donc ce qu'il y a en moi de plus personnel, de plus riche, voilà, mes frères, la cura. C'est cela que Saint Benoît demande qu'on mette au service des frères malades et infirmes.
Mais je pense que nous devons le mettre au service les uns des autres car nous sommes tous des infirmes. Peut-être toujours des infirmes physiques, nous avons tous nos petites misères de santé, mais surtout des infirmités spirituelles.
Et là, nous devons vraiment mettre le meilleur de nous au service des autres. Saint Paul l'a dit : Portez les fardeaux les uns des autres ! N'ayez pas peur de vous fatiguer à porter les fardeaux les une des autres et c'est ainsi que vous accomplirez la loi du Christ, c'est ainsi qu'on reconnaîtra que vous êtes ses disciples et que la vie éternelle est déjà en vous.
Mes frères,
A entendre Saint Benoît, on a l'impression qu'il a eu vent d'expériences malheureuses. On perçoit comme un frisson d'inquiétude dans son cœur. Que s'est-il passé dans son propre monastère ou bien dans des monastères voisins ? Toujours est-il que à trois reprises il use avec emphase du mot cura, 36,2 - 36,11 - 36,22, qui signifie le soin, le souci, la sollicitude, l'attention diligente.
Cura ante omnia et super omnia, dit-il, 36,2, une fois. Et à deux reprises il lance un cura superlatif maxima, 36,11 et 36,22. Donc un soin avant tout et par-dessus tout, un très grand soin, une très grande sollicitude. Mais pourquoi ? Pourquoi ?
Parce que les malades et les infirmes sont des êtres diminués. Ils sont atteints dans leur corps et dans leur esprit, car nous sommes tous fortement conditionnés par notre état de santé. Voyez un peu si vous avez une migraine, si vous avez une indigestion, si vous avez une grippe, vous n'êtes plus bien dans votre peau et votre vie spirituelle en souffre.
Les frères ne sont plus, dans ces moments donc de dépression physique, ils ne sont plus à nos yeux ce qu'ils sont habituellement. Vraiment la maladie, l'infirmité diminue l'homme jusque dans sa vie spirituelle. Les malades, les infirmes deviennent dépendant des autres. Ce sont des mendiants. Il faut les porter. Ils ne peuvent plus se défendre. Il faut donc les protéger.
Ils rencontrent ainsi les enfants et les vieillards dont Saint Benoît parle au chapitre suivant et à propos desquels il use du terme imbecillitas, 37,6, traduit ici par faiblesse. Mais je vous ai expliqué autrefois que l'imbecillis, ce n'est pas l'imbécile dans le sens où nous l’entendons, mais c'est celui qui ne peut plus se mouvoir sans l'aide d'un bâton, un baculus. Ils ont besoin d'un appui, d'un adjuvant pour se tenir droit, pour se mouvoir. Tel est l'état d'un malade ! Ils ont surtout besoin de se sentir reconnus, d'être reconnus dans leur faiblesse et de se sentir aimés.
Or, ça ne va pas de soi car les malades et les infirmes freinent l'activité normale de la communauté. Ils peuvent être ressentis, perçus comme des gêneurs. C'est la réaction, le réflexe presque que l'on rencontre beaucoup dans le monde. Aujourd'hui, on ne soigne presque plus les malades, les grands malades et les infirmes à domicile. On les met de suite en clinique. On dira : là ils seront bien soignés ! C'est vrai, mais aussi on en sera débarrassé !
Car ils gênent la qualité de la vie telle que nous la percevons aujourd'hui. Ils empêchent de partir le W.E., ils empêchent de partir en vacance, enfin ils empêchent les sorties. Il faut rester près d'eux. On est lié par eux. Donc, ça ne va pas de soi de reconnaître le malade dans son état de malade, de faiblesse, de dépendance, de vulnérabilité.
Or, il me semble que Saint Benoît a rencontré des cas où les malades étaient laissés pour compte et négligés. Mais ça, il ne peut le tolérer parce que agir de la sorte, c'est blesser le Christ lui-même. Il le dit ici : j'étais malade et tu m'as visité, 36,5. Mt 25,36. Et ce que vous avez fait à l'un de ces petits, c'est à moi que vous l'avez fait. 36,6. Mt 25,40. Mais ce que vous avez négligé de faire à un de ces petits, vous avez négligé de le faire à moi.
Mes frères, la valeur spirituelle d'une communauté se reconnaît entre autre au respect et à l'amour des malades et des infirmes ; concrètement à la qualité des soins qu'ils reçoivent, à la charité dont ils sont entourés. Un malade doit être quasiment l'objet d'un culte parce que plus un être est faible, plus le Christ habite en lui.
Cela vaut pour les malades, les infirmes, mais cela vaut aussi pour les vieillards, cela vaut aussi pour les caractères difficiles. A la limite, cela vaut aussi pour les pécheurs parce que le Christ a été fait péché. Et lorsque je vois un pécheur, j'ai sous les yeux comme une apparition du Christ.
Mes frères, notre amour doit aller jusque là, notre esprit de foi doit aller jusqu'à cette acuité de vision. C'est cela la vie contemplative. La vie contemplative, ce n'est pas seulement être à l'église. Il faut y être, naturellement, et puis là parler à Dieu, écouter sa Parole, nous baigner dans sa lumière et sa chaleur. Tout cela est très bien.
Mais cette attitude contemplative, nous devons alors la porter à tout moment et l'exercer, lui donner l'occasion de mûrir, de grandir, de s'épanouir, dans le regard que nous portons sur les autres, regard qui nous permet alors de reconnaître dans l'autre ce Christ qu'on a côtoyé, qu'on a fréquenté au moment de l'Office, au moment de l'oraison, au moment de l'Eucharistie.
Quand les malades sont heureux et qu'ils sont épanouis spirituellement et humainement, ils sont comme une présence permanente d'une fête. C'est la grande fête eschatologique où nous sommes tous un, où Dieu est tout en tous.
C'est pourquoi il faut passer sur beaucoup de choses quand on a à faire à des malades et des infirmes. Saint Benoît dit ici : Il faut leur accorder l’usage des bains, leur accorder l'usage de la viande, 36,19. Ce sont des exemples. Mais il y a encore bien d'autres choses. Ce qui peut nous paraître caprice - les caprices d'un homme en bonne santé - est peut-être un besoin dans le malade, diminué - je le rappelle - au plan physique, psychique et spirituel.
Et je pense, mes frères, que ici nos malades sont bien soignés. Je l'ai déjà dit. Regardons-les, nos malades, nos infirmes, on le voit à leurs yeux, à leur regard, à tout, qu’ils sont heureux, qu’ils sont contents.
C'est pourquoi, remercions aussi ceux qui s'en occupent parce que c'est une tâche difficile, ingrate. Il faut beaucoup de dévouement et beaucoup de charité. Et lorsque nous, qui sommes bien portants, nous serons demain des malades peut-être, ou des infirmes, alors déjà maintenant, de temps à autre, disons une petite prière, lançons une petite invocation pour que Dieu bénisse nos infirmiers et qu'il les aide dans leur mission.
Ma sœur, mes frères,
Saint Benoît nous dit que l'usage de la viande peut être concédé aux infirmes tout à fait débiles afin de réparer leurs forces. Cette débilité, comment faire pour la mesurer ? C'est très difficile. Elle peut être tout simplement imaginaire, mais c'est aussi une infirmité comme une autre qui n'est pas nécessairement de nature physique. Voilà, la personne peut être ainsi et il lui semble que ses forces ne lui reviennent jamais, qu'elles ont toujours besoin d'être réactivées. Car Saint Benoît ajoute : Et lorsqu'ils seront rétablis, ils s'en abstiendront comme à l'ordinaire, 36,20.
Il serait peut-être utile de pratiquer de temps en temps un test, c'est à dire que le débile en question devrait produire un certificat médical affirmant que vraiment son état de faiblesse est tel que sans viande il ne pourrait subsister. Mais enfin, Saint Benoît ne l'a pas prévu, donc nous devons faire confiance.
Saint Benoît dit encore autre chose. Il dit que c'est l'Abbé lui-même qui est responsable de tout manquement commis par ses disciples, 36,24. Cela, c'est sérieux, vraiment sérieux, mais il faut bien savoir comment ça se passe.
Je ne sais pas si c'est ainsi dans les autres monastères - je pense que oui - mais c'est que l'Abbé est toujours le dernier à savoir ce que fait son disciple. Il existe autour de l'Abbé une conspiration du silence. Il ne sait rien, on ne lui dit rien. Et comme il est discret et qu'il est naïf, il ne voit rien mais il finit toujours par l'apprendre.
Il l'apprend par la bande et il se retrouve alors dans une situation difficile, car comment intervenir sans mettre en cause de façon implicite son informateur, "informateur" entre guillemets.
Il y avait auparavant à l'école primaire - je m'en souviens - des garçons qui racontaient toujours à l'instituteur ce que faisaient les autres. On les appelait des racus'pot, un mot wallon bien évocateur. Et on les fuyait car on trouvait que ce n'était pas très beau et très noble.
Alors l'Abbé est un peu mal pris pour ne pas qu'un frère se fasse juger comme ça et se fasse prendre pour un racus'pot auprès du coupable et qu'il y ait ainsi des tensions qui se créent dans la communauté.
Mais enfin, je pense que vous êtes suffisamment évolués, et sages, et humbles que pour accueillir une remarque que je pourrais vous faire même si je n'ai pas été le témoin de ce manquement.
Cela va peut-être arriver un de ces jours pour l'un ou l'autre. Donc vous voilà prévenus. Vous avez tous maintenant une épée suspendue au-dessus de votre tête. Je ne sais pas sur la tête de qui elle va tomber, mais j'espère que la tête ne sera tout de même pas coupée et que la blessure ne sera pas trop douloureuse.
Car lorsque l'Abbé doit ainsi intervenir, c'est toujours avec une immense charité, c'est toujours pour le bien spirituel et humain du frère. Et même si sur le moment ça fait un peu mal, comme toute opération que l'on pratique comme ça sans anesthésie, il s'en suit tout de même un bien qui est durable.
Comme le dit Saint Benoît à propos d'un frère qui a tout de même été un peu loin dans les manquements, il faut livrer un pareil au Satan pour la mortification de sa chair, pour qu'au jour du jugement son âme soit sauvée. Enfin, nous n'en sommes pas encore là !
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Mes frères,
Nous pouvons faire confiance à notre Père Saint Benoît, il est l’auteur de la Règle mais il n’en revendique pas sa propriété. Il sait qu’elle lui a été inspirée par un Esprit qui vient des profondeurs de Dieu, un Esprit qui a travaillé une longue Tradition et qui l’a conduite jusqu’à un stade où il était possible de ramasser l’enseignement de tous les Pères pour les mettre à la disposition des hommes faibles que nous sommes.
Saint Benoît n’exige pas une application rigoureuse de sa Règle. Il en module l’application avec une sage discrétion et une infinie bonté. En voici un exemple :
Il a prescrit que rien ne devait être préféré à l’œuvre de Dieu. Dès qu’on a entendu le signal, il faut abandonner ce qu’on avait en main et se hâter vers l’église avec gravité, sans dissipation, et ouvrir son cœur à la louange de Dieu, à l’écoute de la Parole, à l’imploration, à la repentance.
Donc, la priorité absolue est donnée à l’Opus Dei. Et cependant, Saint Benoît prévoit que avant tout et par-dessus tout, il faut prendre soin des malades, des infirmes. Tout doit céder aux soins des malades, même l’Office Divin. Il y a donc une exigence qui est supérieure à la louange de Dieu : c’est l’accompagnement des malades.
Et ici, nous voyons un peu qui est Dieu car Saint Benoît, dans ce qu’il nous dit, nous livre le fruit de sa contemplation. Il connaît Dieu par l’intérieur de Dieu lui-même et il nous révèle un mystère, un secret. Dieu ne revendique pas son rang de Dieu. Nous savons qu’il a voulu devenir homme et descendre au plus bas de ce qu’est l’homme jusqu’à en mourir et mourir sur une croix. Dieu est tellement amour qu’il cède sa place à l’homme.
Oui, il attend qu’il soit rencontré, qu’il soit écouté, qu’il soit loué, qu’il soit remercié, qu’il occupe la première place dans notre vie. Et pourtant dans certaines circonstances, il s’efface et il cède sa place à l’homme. Il la cède aux malades, il la cède aux infirmes. Il l’a dit lui-même : « J’étais malade et vous avez pris soin de moi ». Car c’est ça le merveilleux chez Dieu, c’est que en s’effaçant devant l’homme, il nous permet de le rencontrer charnellement, corporellement, matériellement.
Il n’y a pas d’erreur possible à ce moment-là, il n’y a pas d’illusion possible. C’est Dieu dans sa faiblesse, Dieu dans son impuissance, Dieu dans l’infini de son amour. Et du même coup, nous mesurons la grandeur de l’homme, sa noblesse, sa valeur. Dieu s’efface devant lui.
Mes frères, je pense que nous devons toujours avoir cela chevillé au plus profond de notre cœur : c’est que l’homme n’est pas fait pour la Règle, mais que la Règle est faite pour l’homme. La Règle ne doit pas dénaturer la nature de l’homme. Elle doit la purifier de manière à ce que l’homme devenu meilleur, devenu davantage fils de Dieu, puisse vivre en harmonie avec ce que Dieu est, c’est à dire en harmonie avec l’amour.
Il faut que nous-mêmes, permettant à Dieu de vivre en nous son mystère, nous cédions aussi la place aux autres, que nous ne nous mettions pas en avant, mais que devant l’autre nous nous effacions. Nous sommes à son service.
Mes frères, il y a là une conformité mystique extrêmement belle avec la nature même de Dieu. Et je le rappelle, il nous le dit à travers les soins que nous devons accorder aux malades. La compassion doit se donner libre cours dans notre cœur car Dieu est d’abord compatissant. Ce n’est pas un despote impitoyable qui fait mourir les gens ?
Non, il a pris sur lui toutes nos misères. Il les a englouties en lui et il compatit à tout ce que nous sommes, à toutes nos faiblesses. Eh bien nous-mêmes, nous devons aussi compatir aux misères et aux faiblesses des autres.
Je sais que bien souvent les écarts commis par les autres peuvent être énervants, crispants. C’est la rançon que nous devons payer à la faiblesse de notre chair, que nous devons payer à notre égoïsme, à la peur qui nous habite. Mais nous ne devons pas céder à ces réflexes.
Nous devons, au plus profond de nous-mêmes, remercier Dieu d’avoir mis ce frère sur notre route avec tel défaut. Ainsi nous finirons par aimer le défaut du frère, non pas parce que c’est un défaut, mais parce que à travers ce défaut Dieu nous lance un appel, un appel à la compassion, un appel à la communion.
Nous devons ainsi vivre avec notre cœur, non pas avec notre cerveau mais avec notre cœur pour que notre raison soit guidée par un bon sens supérieur et maintenue toujours dans la bonne direction. Le cœur a des raisons que la raison ne connaît pas. La raison raisonnante doit céder devant lui et se laisser guider par lui et, elle est certaine alors de ne pas se tromper.
Mais il est nécessaire que notre cœur soit habité vraiment par l’amour, que notre cœur soit devenu le sanctuaire de la divinité. A ce moment-là, nous sommes certains de posséder la véritable sagesse et de ne jamais nous tromper.
Il est certain que l’Opus Dei, qui doit toujours avoir la primauté sauf lorsque le soin des malades l’exige, que l’Opus Dei et tout le reste à l’intérieur de notre vie doivent nous acheminer à la perfection de la charité. Et celle-ci pourra se déployer largement au chevet des malades. Elle pourra prendre son envol dans le ciel de la liberté. Car, ne plus être soumis aux contraintes de l’égocentrisme, c’est être libre.
On peut parfois, et bien souvent lorsque on est possédé par l’amour, s’effacer devant les autres comme le fait Dieu, être entièrement à leur service jusqu’à même être ignoré d’eux, ne pas recevoir de merci. Cela ne change rien, le cœur possède la liberté parce qu’il est devenu amour.
Mais voilà, mes frères, c’est à ces hauteurs que Dieu veut nous conduire ; c’est là que Saint Benoît entend nous diriger. Alors, faisons-lui confiance, il est vraiment un Père auquel nous ne pouvons rien refuser. Comme il le dit, il a écrit une Règle pour des débutants, donc pour des hommes fragiles qui s’engagent sur un chemin qui doit conduire à la sainteté.
Eh bien, faisons-lui confiance ! Il est certain que si nous ne dévions pas, ou si nous avons dévié que nous nous remettons sur la bonne route, il est certain que nous arriverons au but parce que celui qui est le plus ardent dans ce désir, c’est Dieu lui-même.
Attention ! N’ayons pas peur de bousculer les représentations que nous pouvons avoir de Dieu, les idoles que nous pouvons avoir construites et, voyons Dieu tel qu’il est. Il est amour et il n’est rien d’autre qu’Amour.
Mes frères,
Nous avons vu que pour Saint Benoît nous devions vivre d’abord avec notre cœur, non pas tant avec notre raison, car notre cœur est le temple de l’Esprit. C’est dans notre cœur que Dieu réside et c’est notre cœur qu’il s’évertue à purifier. Lorsque notre cœur est pur, absolument tout change pour nous autour de nous. Nous voyons les autres, nous voyons les événements avec les propres yeux de Dieu et, nous pouvons alors être à l’exemple de Dieu des hommes compatissants.
Mais vivre avec son cœur, à partir de son cœur sous le souffle de l’Esprit Saint fait instinctivement peur. Pourquoi ? Mais parce qu’on perd le contrôle de la situation. Ce contrôle est donné à un autre dont les normes de conduite ne sont pas les nôtres. C’est la Sagesse de Dieu qui devient le guide de notre vie et cette Sagesse, nous le savons, bouscule la sagesse trop raisonnable à laquelle nous nous attachons si facilement.
Vivre à partir de son cœur, ce n’est pas du sentimentalisme, mais c’est de la foi. C’est vivre à l’intérieur de la foi. Or nous savons que la foi n’est pas l’attachement à quelques dogmes particuliers mais une participation à la connaissance que Dieu a de lui-même, une participation au plan que Dieu a sur le monde et sur chacun d’entre nous.
C’est extrêmement déroutant et, je le répète, il arrive que ça fasse peur parce que on ne sait pas où on est entraîné. Certes, c’est une foi intelligente, active, éveillée ; mais malgré tout la raison raisonnante, il lui arrive parfois de sombrer. Elle ne comprend plus. C’est à la fois extrêmement beau et réconfortant et, comme je le disais, c’est bien souvent inquiétant.
Cette inquiétude va durer jusqu’au jour où la raison, la partie raisonnable de notre être, aura été mise par l’Esprit Saint en harmonie, en accord avec notre cœur, donc avec la foi qui dirige dorénavant notre existence. Cela peut prendre un très long temps, cela peut prendre des années, mais le jeu en vaut la chandelle !
C’est pour nous permettre de vivre cette expérience que Dieu nous a appelés au monastère. Et s’il nous a appelés, c’est qu’il nous a jugés capable de supporter l’épreuve du passage d’une sagesse charnelle à une sagesse divine. Il faut passer par une certaine mort à soi en ce sens qu’on préfère naturellement les sécurités de l’égoïsme, du connu, de la sagesse humaine et qu’il faut y renoncer. Il faut apprendre à lâcher prise. Et c’est là que l’obéissance nous vient en aide.
Dans l’obéissance, nous sommes obligés de lâcher prise, de marcher au jugement d’un autre, qui à l’origine est le Christ et, qui se manifeste à travers un homme, l’Abbé ou un chef d’emploi. Et à chaque fois, nous devons lâcher prise. Cela devient un exercice qui nous assouplit, qui assouplit notre volonté et, finalement, nous devenons de plus en plus libre à l’endroit de cette sagesse purement humaine.
Ainsi, nous acquérons des réflexes qui sont d’ordre surnaturel, qui ressortissent de la foi, qui ressortissent de notre cœur. Et ainsi, petit à petit, nous devenons différents de ce que nous étions auparavant et, nous goûtons une paix nouvelle, une sécurité nouvelle. Car nous savons que la paix qui est née dans notre cœur, la joie qui y a été infusée, personne ne peut nous la ravir, personne ni rien.
Il faut donc, si nous entrons dans cette sagesse vraiment chrétienne, laisser l’autre passer avant soi. Il faut, je l’ai déjà dit, céder la place à l’autre. Saint Benoît nous dit que nous devons nous honorer mutuellement et nous prévenir d’honneur les uns les autres. C’est cela !
Je rencontre un frère, instinctivement je lui donne la préférence. Je lui manifeste par un regard, par un salut, par un geste, par n’importe quoi je lui manifeste que je l’ai vu, que je l’estime, que je le respecte, que je l’aime, que je découvre en lui un avenir, une vocation, une beauté que lui-même peut-être ne soupçonne pas mais qui est bien réelle.
Saint Benoît, pour en revenir à nos frères malades, parle des maladies physiques qui sont soignées à l’infirmerie ou en communauté. Mais il existe aussi des maladies d’un autre genre, des maladies psychiques et même des maladies qu’on pourrait qualifier de spirituelles. Nous sommes tous indistinctement des handicapés psychologiques et spirituels et, nous nous côtoyons sans cesse avec nos maladies.
Alors, que faire ? Eh bien, nous devons nous accueillir et nous aimer les uns les autres tels que nous sommes. Et pour cela, nous devons nous aimer nous-mêmes tels que nous sommes. Je ne peux tout de même rien y changer ! Eh bien, ça ne fait rien ! Ce n’est pas ça qui va empêcher l’Esprit de faire de moi un saint.
On nous a lu, je pense que c’était une plaquette du Cardinal Danneels au sujet de Sainte Thérèse de Lisieux. Il faisait l’analyse des déficiences psychiques de la petite Thérèse, déficiences dues à sa famille, à son passé, enfin à son moi préfabriqué. Mais cela ne l’a pas empêché d’être la plus grande sainte des temps modernes.
Alors, mes frères, nous devons, mais dans le frère, aimer ses déficiences psychologiques. S’il était parfait, ce serait un monstre parce que ce serait inhumain. Ce qui fait la beauté d’un homme, c’est la dissymétrie qu’il y a en lui : une dissymétrie physique, une dissymétrie psychologique, une dissymétrie spirituelle. Ce que nous avons essayé de projeté dans l’architecture de notre église, eh bien, ça se trouve dans chacun d’entre nous.
Et c’est ce qui fait notre beauté secrète, et c’est ce qui fait que nous sommes attirants en ce sens que si nous étions trop parfaits, nous serions des repoussoirs. On aurait peur de nous parce, voilà, nous serions hors de portée. Il serait impossible d’établir une relation, un contact de confiance parce que nous serions des hommes parfaits.
Je rappelle – la plupart d’entre nous ici ne l’ont pas connu, mais les anciens certainement – c’est ce que les nazis voulaient atteindre : avoir des hommes parfaits. Et ils y employaient les jeunes qui étaient éduqués, dressés, drillés pour être ça, des hommes parfaits. Alors finalement, ça faisait des bourreaux des camps de concentration. Ils étaient tellement parfaits qu’ils n’avaient plus de cœur. Ils étaient devenus des monstres.
Eh bien, mes frères, il ne faut pas que ce soit ainsi. Restons avec nos défauts et aimons-les car ils sont notre trésor. L’Apôtre Paul en avait une collection. Il faudrait une fois, si on avait le talent, psychanalyser l’Apôtre Paul à partir de ses écrits, de ses lettres, de ses discours. Il en avait conscience.
Il suppliait Dieu de le débarrasser de tout ça, mais Jésus lui disait : « Non, ma grâce te suffit. Reste comme tu es, c’est ainsi que je t’aime. Et c’est à travers toutes ces déficiences à toi que je vais pouvoir déployer toute ma beauté. Alors, respectons cela en nous et respectons cela aussi chez les autres !
Alors, mes frères, un amour patient, un amour doux, un amour persévérant est un baume sur le cœur de chacun. Et donner sa vie, exposer sa vie, risquer sa vie dans le respect absolu du frère - qui est un être noble, un être grand parce que il est le sanctuaire de la Sainte Trinité – donner sa vie pour lui, exposer sa vie pour lui, lui donner la première place avant la nôtre dans notre estime, à ce moment-là, cela donne au frère une santé spirituelle nouvelle et, ça amortit les défauts d’ordre psychologique et physique.
Voilà, mes frères, si chacun agissait ainsi dans tous nos monastères, je pense que toutes nos Abbayes seraient de véritables paradis. Alors une question : nous pourrions peut-être essayer ? Mais je pense pouvoir le dire, et je le dis sincèrement, que chacun de nous fait son possible. Et à l’intérieur du possible auquel nous nous attachons, le Seigneur réalise certainement dans l’invisible des choses grandes et belles.
Table des matières
Chapitre 36: Des frères malades. 14.11.84
Ne pas se laisser dérouter par la volonté de Dieu.
Chapitre 36: Des frères malades. 15.07.85
La sollicitude envers les malades : la cura.
Chapitre 36: Des frères malades. 15.03.86
Nous sommes tous des infirmiers.
Chapitre 36: Des frères malades. 14.11.87
Avant tout et par-dessus tout.
Chapitre 36: Des frères malades. 15.03.88
Chapitre 36: Des frères malades. 15.07.88
Chapitre 36: Des frères malades. 14.11.91
La conspiration du silence : l’usage de la viande.
Chapitre 36 : Nos frères malades. 18.07.96
1. Dieu s’efface devant l’homme !
Chapitre 36 : Nos frères malades. 19.07.96.