Mes frères,
Il est question d'un frère sorti du monastère par sa propre faute. Il n'en a pas été chassé. Il avait vraiment la vocation, et par sa propre faute, il est parti. Saint Benoît dit : proprio vitio, 29,3. Que faut-il entendre par ce proprio vitio ? C'est bien plus qu'une faute. C'est un vice qui est le bien propre du moine, qui pousse ses racines à l'intérieur du cœur du moine, qui est donc sa propriété.
Nous avons tous, qui que nous soyons, un capital de vices qui nous alourdissent et qui nous salissent. Saint Benoît parle à 17 reprises du vice, ce qui nous montre la gravité de la question.
Et ces vices, pour Saint Benoît, ont tous leur siège dans la chair. Il nous dira que la lutte essentielle du moine, c'est contre les vices de la chair et des pensées. Donc d'une chair sur laquelle poussent et prospèrent les fameuses huit pensées que les auteurs monastiques anciens ont analysé avec pénétration et une finesse sans précédent.
Mais qu'est ce que la chair pour Saint Benoît ? Mais la chair, c'est l'homme emprisonné dans ses limites naturelles. C'est comme le dit Saint Paul, l'homme ancien par opposition à l'homme nouveau qui, lui, est régénéré.
C'est l'homme narcissique donc, qui admire inconsciemment sa propre beauté. C'est l'homme autarcique qui ne veut dépendre de personne. C'est l'homme qui spontanément place en soi l'origine et la fin de son être et de son action. C'est cela la chair !
Et observons-nous, nous sommes tous ainsi ! La chair, c'est l'homme affecté du péché originel, comme on dit, donc une sorte de maladie qui est en nous et qui nous empêche de sortir d'un certain cercle qui n'est autre que nous-mêmes.
Nous y sommes emprisonnés. Nous nous y plaisons bien d'ailleurs, mais en fait c'est une prison et on finit par y mourir. On y meurt d'asphyxie et on y meurt d'inanition. Si bien que la mort, la mort physique, elle est le signe de l'échec de la chair.
Mais la mort physique sera aussi, dans le plan de Dieu, une libération pour une vie nouvelle dans une chair transformée, une chair qui est arrachée à elle-même, qui a été retournée, convertie et tournée vers les autres maintenant, et possédée par l'amour. C'est ce qu'on appelle la résurrection de la chair. On sème un corps charnel et il resurgit un corps spirituel.
Donc un corps qui, maintenant, n'est plus mû par les instincts égoïstes, qui n'est plus le jouet des pensées, mais qui est sous la motion de l'Esprit de Dieu. Un corps qui est habité par Dieu, un corps qui est le temple de Dieu et qui, à la façon de Dieu, est tourné vers les autres, et qui les accueille pour transfuser en eux la vie qu'il possède.
Dans le monde à venir, nous nous recevrons ainsi tous les uns des autres, et nous nous donnerons aux autres. Ce sera la koïnônia, la communion parfaite, ce sera la grande assemblée, ce sera l'Eglise, ce sera le Corps dont le Christ est la tête.
Or, cela ne peut s'obtenir, s'acquérir qu'à travers la mort. Mais avant la mort physique, il faut passer par un autre type de mort. Si bien que la lutte contre les vices, ce sera en fait un apprentissage de la mort : mourir à soi, mourir à son égoïsme, à ses désirs de jouissance et de domination, mourir à tout cela.
Et le lieu de cette mort, c'est le monastère avec sa stabilité. On reste là. Le monastère n'est pas une prison, le monastère n'est pas un tombeau. Il est le lieu d'une guerre, d'un combat - non pas contre la mort - mais un combat pour la mort, la mort à nous-mêmes qui va nous permettre d'éviter, non pas la mort physique qui est inéluctable, mais ce que les Ecritures appellent la seconde mort.
C'est à dire une mort pire que la première, une mort qui définitivement nous enfermerait à l'intérieur de l'étroitesse de notre prison, de notre être si petit, si étroit. Non, c'est une lutte pour une mort qui nous fait passer à la vie véritable. Donc c'est la mort à ce qui nous est mauvais, à ce qui est fermé. Et cela, c'est donc un des signes de notre stabilité.
Le monastère est aussi le lieu d'une conversion, d'un propos de conversion, de ce retournement qui décentre la chair, qui décentre ce que nous sommes.
Et enfin, le moyen de cette mort, ce sera l'obéissance. Parce que en renonçant à mes désirs égoïstes, à mes volontés propres, à mon vice propre, mais j'accepte un cadeau que Dieu me fait, et j'extermine en moi, j'arrache en moi ce qui est contraire à Dieu, ce qui est contraire à l'amour.
Alors, puisque le monastère est le lieu d'une mort, il n'est pas étonnant qu’on cherche à s'enfuir. C'est cela la tentation: quitter le lieu de la lutte qui nous apparaît comme l'endroit où nous mourons, où il nous est impossible de nous épanouir.
Il y a beaucoup de façons de quitter le monastère. Il n'est pas nécessaire de franchir le mur et de retourner dans le monde, comme on dit. Il y a mille façons. Mais Saint Benoît n'en envisage qu'une : vraiment le frère qui quitte le monastère. Il en est sorti, comme il dit, egreditur, 29,3.
Et le paroxysme de cette tentation, c'est la fameuse pensée de l'acédie. Il serait utile une fois de parler de l'acédie. Cela pourrait durer longtemps. Il y en a pour des jours et des jours. C'est la tentation qui renferme en elle toutes les autres. C'est la plus terrible qu'un moine puisse rencontrer. Elle ne frappe dans sa violence que les forts.
Les faibles, non. Le démon de l'acédie, il n'attaque lui-même que ceux qui sont trop forts pour les autres pensées. Les moines faibles, le démon les livre aux petits combattants qui seront la gourmandise, la luxure, la colère etc.. .ça, c'est pour les faibles! Les petits démons, ils se font la main sur les petits moines.
Mais une fois qu'il y a un lutteur, à ce moment-là, le démon de l'acédie qui est le grand chef, il intervient en personne. Et alors je vous assure que c'est quelque chose de dur ! Une fois, peut-être, on en parlera. Mais j'ai un peu peur de vous effrayer.
Alors, cette tentation de fuite est bien réelle. Parce qu’on va fuir, on veut échapper à la mort, à la mort à nous- mêmes, à la mort à l'égoïsme. Alors, on comprend ici la patience et l'indulgence de Saint Benoît. Il dit : mais voilà, on le reprendra ainsi jusqu'à trois fois, 29,8. Cela fait quatre fois en tout, la première fois et puis de nouveau trois fois.
Et puis après quand même il dit : on a été à la limite de la patience. C'est fini! On ne continuera pas le petit jeu au-delà de quatre fois.
Voilà, mes frères, soyons prudents, soyons prudents ! Et pour soutenir les frères qui, ici ou ailleurs partout où il y a des moines, sont tentés par toutes sortes de trucs d’échapper à la mort à eux-mêmes, essayons, nous, d'être fidèles, de ne pas avoir peur de nous oublier pour les autres, pour Dieu d'abord.
N'oublions pas que le Christ a poussé la mort si loin, qu'il a voulu mourir réellement pour chacun d' entre nous. Il a pris sur lui aussi nos tentations de fuite. Il a essayé lui aussi d'y échapper, ne l'oublions pas ! Il a dit : si c'est possible, que ça n'arrive pas ! Mais malgré tout, ce n'est pas ce que moi je veux, mais je veux entrer dans ton projet, dit-il à son Père, et ta volonté sera la mienne.
Voilà, mes frères, ça devrait être jour après jour notre devise !
Mes frères,
Hier, c'était un frère qui était expulsé. Saint Benoît avait usé du fer qui retranche. Aujourd'hui, un frère sort par sa propre faute, proprio vitio, dit Saint Benoît, 29,3. C'est plus que sa propre faute, c'est à cause d'un vice qui lui est propre, un vice auquel il s'est abandonné.
Quelle est la nature de ce vice? Saint Benoît ne le dit pas. Cependant on peut plus que supposer. On peut savoir avec certitude que ce vice, quel qu'il soit, sort d'une racine qui est commune à tous les vices.
Et cette racine, Saint Benoît y fait une discrète allusion lorsqu’il use du terme proprio vitio. La racine de tous les vices, c'est le proprium, c'est la possessivité, c'est l'avarice. On ne veut rien lâcher, ou bien on veut bien lâcher une partie de ce qu'on a, une partie de ce qu'on est, mais on se réserve quelque chose.
Ce frère qui s'est donné à Dieu - car il s'agit ici d'un frère qui a prononcé ses vœux - donc ce frère qui s'est donné à Dieu ne l'a pas fait correctement, et dans la pratique, il ne s'est pas donné du tout. Car celui qui ne donne pas tout à Dieu n'a rien donné !
Et c'est sur ce proprium réservé que va pousser, grandir, se développer, se fortifier un vitium, un vice qui est propre à ce frère. Et à partir de ce vice, les passions vont commencer à pulluler. Elles vont l'enfermer dans un filet, elles vont l'étouffer, elles vont l'empêcher de vivre. Le séjour au monastère va lui devenir intolérable, impossible. Et le frère va sortir.
C'est toujours comme ça que ça commence, et c'est ainsi que ça se termine ! Saint Benoît, au chapitre 58°, y fait allusion lorsqu'il dit : le frère s'est engagé dans la communauté. Saint Benoît parle de la manière de recevoir les frères. Il a reçu l'habit du monastère. Mais voilà : Si aliquando suadenti diabolo consenserit ut egrediatur de monasterio, 58,67. Il se pourrait bien que un jour, à l'instigation du diable, il veuille sortir du monastère.
On est donc toujours exposé aux embûches du diable et à la tentation de sortir. Saint Benoît utilise le même mot ici : egredi. Hier, le frère s'accrochait à la communauté et il a fallu couper et le jeter dehors. Aujourd'hui, un autre frère abandonne la communauté, il part volontairement.
Il est intéressant d'observer le mouvement des trois verbes que Saint Benoît utilise. Ils sont très évocateurs en langue latine, mais en français moins.
Le premier, c'est emigredi. Donc, on fait un pas en direction de l'intérieur, c'est à dire de la maison de Dieu, là où Dieu habite avec ses amis.
Un second verbe : egredi. On sort. On fait un pas en direction de l'extérieur. Cette fois-ci, on sort, on quitte, on tourne le dos à la maison de Dieu et à ses habitants.
Il y a e troisième verbe qu'utilise ici Saint Benoît. C'est reverti. C'est se tourner à nouveau vers l'endroit d'où on était parti. On se converti. C'est le sens, c'est l'image de la racine hébraïque. Et Saint Benoît suppose ce sens lorsqu'il dit que le frère, s'il désire reverti, revenir, devra promettre d'abord total amendement du vice qui a causé son départ.
Nous avons donc ici une sorte de valse-hésitation, car Saint Benoît voit ce mouvement se répéter jusqu'à trois fois. Donc, ingredi, egredi, reverti, et cela, ce balancement peut aller jusqu'à trois fois. Donc : entrer, sortir, revenir, sortir, revenir...voyez ce balancement !
Un vrai moine, maintenant ? Un vrai moine arrête le mouvement. Il entre et il ne sort pas. C'est ce qu'on appelle la stabilitas. La stabilité, ce n'est pas seulement le fait de rester au même endroit, c'est surtout le fait de ne pas le quitter, de ne pas en sortir. On a posé le premier mouvement, on n'entame pas le second. On est stable. La stabilitas in loco.
Maintenant remarquons qu'il y a toujours à la fois un egressus et un ingressus, une sortie d'abord et une entrée ensuite, un bon mouvement et un mauvais mouvement. On sort du monde et on entre chez Dieu. On sort de chez Dieu, dans le deuxième cas, et on rentre dans le monde.
Saint Benoît, remarquons-le, est très indulgent, il est très patient et il est très naïf. Il a fait promettre au frère total amendement du vice qui a causé le départ, la sortie du frère, et voilà que le frère sort de nouveau. Il ne s'est donc pas amendé de son vice malgré toutes ses promesses. Et malgré ça, Saint Benoît va encore le recevoir.
Il y a là, chez Saint Benoît, un sentiment qu'on trouve dans le cœur de notre Dieu. Mais on pourrait même dire que chez Dieu, ça va encore plus loin, parce que Dieu, lui, ne s'arrête pas à trois fois. Il l'a bien dit, 77 x 7 fois.
Mais dans un monastère on ne peut pas permettre à un frère de sortir et d'entrer 77 x 7 fois. Il faut une limite, sinon la communauté va se déstabiliser. Peut-être alors que d'autres frères diraient : mais c'est intéressant d'aller un peu voir ce qui se passe dans le monde. Et si ça ne va pas, je reviens. Et toujours ainsi. Ce serait contraire à toute stabilité, à cet enracinement dans le terreau divin qui permet à quelqu'un de vivre.
Ce sera suffisant pour ce soir. Mais attention, je rappelle que le frère dont il est question ici, c'est un frère qui est pleinement engagé dans la vie monastique. Donc, on dirait aujourd'hui: c'est un profès solennel !
Il en va autrement s'il s'agit d'un novice ou bien d'un profès temporaire. Cela ne veut pas dire que eux auraient le droit de sortir et puis de rentrer. Non, non, non, ce serait jouer un jeu extrêmement dangereux. Ils pourraient être certains qu'on se souviendrait de leurs vagabondages le jour où il faudrait voter pour eux.
Ma1s il y a encore tout de même un autre cas, et peut-être que j’y reviendrai un de ces jours ? Peut-être dimanche ? Mais il ressort cette fois-ci du Droit Canonique.
Table des matières
Chapitre 29 : De ceux qui s’en vont ? 05.11.84
Chapitre 29 : De ceux qui s’en vont ? 06.07.88