Mes frères,
Quand Saint Benoît demande que notre esprit concorde avec notre voix, il entend d'abord que nous soyons présents tout entier à ce que nous faisons.
Et être présent, c'est d'abord être attentif à Dieu, se tenir devant lui dans une transparence parfaite, et bien savoir qu'on est là au chœur, non seulement pour soi-même, mais aussi et peut-être d'abord pour les autres, pour cette foule d'ignorants, d'indifférents, d'inconscients, d'hostiles.
Il y a dans le monde aujourd'hui des hommes, des femmes, qui ne pensent mais jamais, au grand jamais, à Dieu, pas même une seconde par jour.
Je voyais dans le journal du Syndicat de cette semaine une statistique au sujet des spectacles de Télévision. La moyenne des enfants de moins de 10 ans passe deux heures au moins par jour devant l'écran de télévision. Alors, voyez quelle nourriture ils reçoivent ! Et alors plus tard, Dieu ?
Mais il y a d'autres dieux aujourd'hui. Il y a l'argent, il y a le plaisir, il y a, oui, le petit écran avec toutes les vedettes qui se présentent devant les yeux. Mes frères, voilà les dieux.
Et nous, alors, nous sommes là. Et notre esprit doit concorder, être en accord avec notre voix. Donc, ce n'est pas seulement une présence physique, mais aussi une présence spirituelle dans la foi et dans l'amour en sachant bien ce que nous faisons. Nous ne devons pas avoir peur de prendre sur nous le péché du monde.
C'est ça le rôle du vrai chrétien. Comme le Christ a tout pris sur lui, ne pas avoir peur de prier, de demander, de crier, de supplier, de pleurer devant Dieu. Les Psaumes, c'est cela. Et aussi de regarder Dieu, et de le remercier, et de le louer pour ce qu'il est, pour ce qu'il fait.
Naturellement, tout ça n'empêche pas les distractions qui sont liées à la faiblesse de notre condition charnelle. Elles sont inévitables. Que l'esprit concorde avec notre coeur, ça ne veut pas dire du tout qu'on n'aurait pas de distractions, que ce serait ça l'idéal. Non, soyons bien réalistes .Mais ça veut dire ceci : distractions, mais tout de même ça exclu la nonchalance et le laisser- aller.
Et j'en profite pour rappeler qu'il a été décidé que l'on replaçait dans leur case les hymnaires et les autres livres liturgiques après la fin de l'office, donc, après l'antienne Mariale. On n'a pas à aller tripoter dans sa cassette, à aller faire toutes sortes de choses là, oui, à en profiter pour faire un clin d’œil au voisin.
Non, non, ça c'est désinvolture, c'est laisser aller. Cela a été décidé, donc on attend la fin de l'office. Et puis, moi, j'attends que tout soit en place pour donner le signal. Je le rappelle parce que j'ai remarqué que il y en avait de notre côté, et de l'autre côté aussi, qui avaient oublié ce petit détail. C'est cela se tenir devant Dieu jusqu'au bout, en position de service !
Attention, cela exclu aussi une sorte d'individualisme. On n'est pas là pour soi, on est là pour les autres et on est là avec d'autres. Et, par exemple, l'individualisme, c'est remplir pendant l'office une fonction pour laquelle on n'est pas appelé : faire le chantre par exemple. Mais oui, on a une belle voix, on a du rythme, bon, faire le chantre !
Mais non, car à ce moment-là, on n'est plus devant Dieu. On n'est même plus avec les autres. On est devant soi, seul, à côté des autres, si pas contre les autres. On ne fait pas un travail de construction, mais de démolition. Prenons bien garde, mes frères !
Je le rappelle encore une fois aussi que pour le moment, vu les circonstances, il y a deux responsables du chant, le frère Luc et le frère Guerric. C'est eux qu'on doit entendre. Et les autres ? Mais les autres, ils se modèlent sur eux. Tant pis s’ils n'ont pas tout a fait le rythme auquel on est soi-même accordé. C'est l'occasion de mourir un peu à soi et d'entrer dans un ensemble, comme on doit entrer dans cette grande société humaine qui est tellement composite mais tout de même si belle.
Et vous voyez que, être présent ainsi comme Saint Benoît le demande, au fond c'est aimer Dieu de tout son cœur, de toute son âme, de tout son esprit, de toute sa force, et, aimer les autres aussi comme soi-même.
Oui, la psalmodie chorale est vraiment une école d'amour, une schola caritatis par excellence où on apprend à s'aimer en s'oubliant. C'est vraiment là que l'altruisme est baptisé. Il est baptisé par l'Esprit Saint qui est là dans la communauté.
Une chose sur laquelle il faudrait revenir pendant plus longtemps, mais ça devrait faire l'objet d'une longue causerie, c'est la raison pour laquelle nous avons au milieu du chœur, entre les stalles, un espace, un large espace vide. Il y a une raison pour cela, raison d'ordre mystique, une raison de foi, donc. Mais ce sera peut-être pour une autre occasion si elle se présente.
Mes frères,
Saint Benoît a réglé avec minutie l'ordonnance de l'Office Divin. Il n'a négligé aucun détail, et aujourd'hui il couronne son exposé en précisant les dispositions que nous devons apporter à la psalmodie.
Pour Saint Benoît comme pour les Anciens, la fonction première de l'homme est la louange de Dieu. C'est la raison pour laquelle rien ne doit être préféré à l'Office Divin. Il ne s'agit pas pour l'homme, pour le moine, de s'anéantir devant Dieu comme devant un despote. Il faut tout simplement entrer dans la vérité des choses, s'y enraciner, puis y grandir.
Nous sommes des créatures de Dieu appelées à un destin de toute beauté. Ce destin, nous ne le méditons pas assez, je pense. Nous avons trop facilement les narines tournées vers le sol comme les animaux, alors que notre position droite, notre station debout nous invite à regarder vers le ciel.
Mais alors vous allez dire : Mais Saint Benoît dépeint le moine parvenu au sommet de l'humilité comme un homme dont les yeux sont toujours dirigés vers la terre dont il est sorti et où il va bientôt retourner, 7,170. C'est vrai, mais à ce moment-là, les yeux du coeur sont tournés vers Dieu. Ils sont perdus dans l'admiration de Dieu. Et c'est peut-être cela qui parfois nous manque.
Nous sommes appelés à partager la vie de Dieu. Nous l'avons reçue en germe au baptême. Cette vie doit s'épanouir en nous jusqu'à devenir le moteur de toutes nos actions, de nos paroles, de nos pensées aussi. Ah, mes frères, avoir les pensées de Dieu et n'avoir qu'elles dans le coeur, mais c'est la vie éternelle sur terre. Alors, on est devenu semblable à Dieu.
Nous sommes appelés à connaître les mystères de Dieu. Et ce n'est pas de la spéculation d'ordre théologique, c'est beaucoup trop facile ! Mais il s'agit de les connaître comme Dieu les connaît. Et il n'est pas de mots pour les dire. C'est communier aussi à son bonheur, un bonheur qui n'est pas de tout repos, car Dieu connaît également la souffrance, la souffrance à la manière de Dieu.
Dieu respecte la liberté de ses créatures. Et lorsque les hommes, ses enfants, lui tournent le dos, le méconnaissent, ne pensent pas à lui, en arrivent même à nier sa présence et son existence, Dieu en souffre. Mais ça n'altère pas son bonheur parce qu'il sait que tous ces hommes ont déjà été récupérés par lui. Il a voulu devenir l'un d'entre eux, le plus petit, le plus méprisé de tous de façon à les récupérer, à les sauver tous.
La louange de Dieu est donc l'attitude, une attitude de toute la personne. Elle consiste essentiellement à se tenir devant Dieu comme une antenne parabolique dans un faisceau d'ondes qui véhiculent des sons et des images. La vie contemplative, mes frères, elle n’est rien d'autre que cela : entendre des chants et contempler des images de beauté qui sont messagers - et les sons et les images - qui sont messagers de vie et de communion.
Si nous sommes immergés en Dieu, donc dans sa lumière et dans son amour, nous entrons en communion avec toutes choses. Rappelez-vous Saint François d'Assise qui était en symbiose, en correspondance avec toute la création. Pourquoi ? Mais parce qu'il voyait Dieu, il écoutait Dieu, il ne pouvait pas réagir autrement qu'à la façon d'un Dieu qui est heureux de ce qu'il a fait. .
Eh bien l'Office Divin, c'est la résonance en nous des réalités que Dieu vit lui-même. Et dans notre psalmodie, nos lèvres laissent déborder le trop-plein de notre coeur. Ce sera gratitude pour les dons sans prix que nous recevons ; ce sera admiration pour les merveilles dont nous sommes témoins ; ce sera regret pour nos négligences, nos erreurs, nos fautes, nos lâchetés ; ce sera imploration pour obtenir le pardon, pour recevoir de nouvelles forces, pour espérer la grâce de la pureté totale.
Mes frères, l'Office Divin marque donc des moments forts, les moments forts d'une disposition habituelle qui est contemplation, qui est accueil, qui est réponse généreuse. Il y a donc d'abord la perfection d'une beauté, l'accueil de cette beauté, puis la réponse qui est un don de tout notre être.
Voilà le mouvement qui doit soulever notre personne, l'entraîner, et qui doit se répercuter à travers notre chant. Essayons d'y être attentifs et nous verrons que notre vie non seulement a un sens, qu'elle a une direction, mais quelle est portée, qu'elle est soulevée, qu'il y a en nous une puissance qui ne vient pas de nous, qui vient de Dieu, et qui est celle de son Esprit qui est amour.
Mes frères,
Nous comprenons à partir de ce que Saint Benoît nous dit ce soir que notre Office Divin nous dépasse à l'infini de tout côté. Ce n'est pas une simple affaire d'hommes.
C'est une participation à la liturgie du ciel. Nous devons nous tenir en présence de la divinité et de ses anges. Il n'y a pas de frontière entre eux et nous. Ce n'est pas eux qui viennent à nous, c'est nous qui sommes élevés jusqu'à eux lorsque nous célébrons l'Office.
Il n'y a qu'une seule liturgie. Et à notre place, ici, nous sommes déjà dans le ciel en présence de Dieu et de sa Cour. Nous ne devrions jamais le perdre de vue, car cela, c'est la vérité.
Mes frères,
Les circonstances que vous connaissez (la mort de Père Nivard) ne nous ont pas permis d'entendre proclamer en ce Chapitre deux des interventions qui sont parmi les plus belles et les plus importantes de notre Règle, à savoir : 19. Des dispositions à apporter à la psalmodie et 20. De la révérence à garder dans la prière.
Si vous le voulez bien, nous allons opérer un petit saut en arrière et vous verrez que nous resterons ainsi en relation avec nos frères les saints Sadikim de Pologne et de Russie et, naturellement surtout et d'abord, nos saints Père de la vie monastique.
Saint Benoît nous disait que nous devons nous conduire à la psalmodie de manière à ce que notre esprit concorde avec notre voix, ut mens nostra concordit voci nostrae, 19,12. C'est là une des sentences les plus remarquables qui soit sortie de sa plume. Et attention, il l'avait empruntée non pas textuellement, mais quasi textuellement, à notre Père commun qu'est Evagre le Pontique.
Mais qu'est-ce que ça veut bien dire que notre mens concordet voci nostrae ? Notre mens ? Comment traduire cela ? Il le traduit ici : notre esprit. Oui, on peut le traduire ainsi. Mais en fait le mens, c'est nus, c'est le nus d'Evagre. Et le nus, j'ai déjà eu l'occasion de le rappeler ici, c'est ce qu'il y a en nous de plus personnel, de plus intime, de plus irréductible.
Je pense qu'une traduction plus proche et plus fidèle serait le cœur. On dit que l'homme vaut ce que vaut son cœur. Il ne s'agit pas ici du cœur-sentiment, source des sentiments, quoique il y soit aussi source de sentiments, mais c'est le cœur tel que le Seigneur Jésus l'entend : Heureux les cœurs purs. Donc, c'est la source à partir de laquelle sort ce qui nous définit au regard de Dieu.
Eh bien, il faut que le plus intime de nous soit en accord avec ce qu'énonce notre bouche. Or, au cours de la psalmodie, qu'est-ce qui sort de notre bouche ? C'est la Parole de Dieu. Or cette Parole de Dieu, la Parole de Dieu, elle est par essence sainte, elle est pure, elle est propre, elle est immaculée, elle est divine puisqu'elle vient de Dieu.
Il s'agit donc que le centre le plus secret de notre être, ce qui définit notre qualité, soit lui-même en accord parfait avec cette sainteté, avec cette pureté, avec cette propreté. Eh bien, c'est cela d'abord que signifie notre Père Saint Benoît : la Parole de Dieu ne peut sortir que d'un cœur qui soit en accord avec elle.
Imaginons maintenant, pour mieux comprendre voyons le contraste, un cœur qui est rempli de désirs sordides, un cœur envieux, un cœur impatient, un cœur haineux, enfin - je pousse à l'extrême naturellement - un cœur dévoré par toutes sortes de passions. Mais de ce cœur-là, qu'est-ce qu'il peut en sortir ?
Un arbre mauvais ne peut produire que du mauvais fruit. .Alors, lorsque la Parole de Dieu est énoncée par un moine qui est dans ces dispositions mauvaises au plus intime de lui, cette Parole de Dieu, elle n'est pas à sa place, elle est violentée, elle est profanée.
Nous, maintenant, dans la pratique, mais nous sommes toujours entre les deux. Nous ne sommes pas à cet extrême de malice et nous ne sommes pas à cet autre extrême de sainteté. Nous sommes, voilà, des pécheurs et nous nous efforçons de devenir ce que la parole de Dieu est. Mais alors, cette parole, elle n'est pas magique. Mais c'est la Parole de Dieu et elle est efficace.
Donc si nous l'écoutons bien pendant la psalmodie - car c'est une question d'écoute ici - si nous l'écoutons bien, si nous la laissons couler sur nos lèvres avec le respect qui lui est dû, mais cette Parole, elle opère en nous de façon invisible, de façon secrète et elle réalise en nous ce qu'elle est. Elle nous rend tels qu'elle est.
Voilà, mes frères, le respect que nous devons apporter à l'office lorsque nous le célébrons. C'est ça que veut dire Saint Benoît, c'est ça la disciplina psallendi, donc la façon de psalmodier. Et quand il dit disciplina, il faut aussi voir l'enseignement. Donc, c'est la Parole elle-même qui nous apprend comment elle doit être dite, comment elle doit être chantée, comment elle doit être psalmodiée.
Voilà, je pense, quelque chose que nous pouvons retenir. Et nous retrouvons à ce moment ce sur quoi je terminais la dernière fois que j'ai pris la parole ici, sur le fait que la sainteté qui doit être nôtre, la justice qui doit être nôtre, la pureté qui doit être nôtre, c'est celle même de Dieu. Cela ne peut pas être en-dessous, donc nous devons être divinisés.
Nous devons toujours être greffés sur Dieu lui-même par l'entremise de sa Parole. Et à ce moment, cette parole opère en nous cette métamorphose, cette transfiguration, ce miracle, insensiblement.
C'est comme une plante qui pousse. Si on la mesure tous les jours, on ne voit pas de différence. Mais après huit jours, après un mois, après un an, après cinquante ans cette petite plante est devenue un grand arbre. Je me souviens des peupliers là derrière, la grande peupleraie, je me souviens quand on les a plantés. Et il y a eu le feu, mais ce n'était que les broussailles. Ces peupliers étaient tous petits, ils auraient pu périr. Et voilà comme ils sont devenus grands maintenant insensiblement. Eh bien c'est ainsi que nous-mêmes insensiblement grandissons en Dieu.
Et ce que je veux encore dire avant de terminer, c’est l'importance de l'incarnation de cette Parole. C'est l'importance du geste dans notre psalmodie, dans notre vie, l'importance du rite parce que il y a des canaux à travers lesquels cette Parole coule.
Je dirais pour nous, pour l'énoncer, nous avons des mots qui sont des mots d'hommes. Mais il y a aussi un autre langage qui est aussi important que ces mots d'hommes et qui est peut-être encore beaucoup plus universel car ces mots peuvent varier suivant les cultures et les langues.
Et cet autre langage, c'est le langage du geste, le langage du mouvement, le langage du rite, le langage de la Liturgie qui est capital. C'est pour ça que nous devons toujours bien soigner nos gestes, bien soigner nos attitudes, bien respecter les rites parce que c'est un langage de Dieu, mais gestualisé.
Voilà, nous allons en rester là pour ce soir et nous demanderons humblement pour nous-mêmes et chacun les uns pour les autres cette grâce de la fidélité qui nous rendra pur et saint comme Dieu l'est lui-même. On l'a lu aujourd'hui encore, cela m'a frappé, à None je pense: soyez saints comme je suis saint.
Mes frères,
Aujourd’hui, nous voyons Saint Benoît dire que notre esprit doit concorder avec notre voix lorsque nous sommes debout pour la psalmodie, 19,12. Est-ce que on était toujours debout à cette époque-là ? Peut-être bien qu’on ne s’asseyait que pour écouter les lectures ? A un autre endroit, il parle aussi d’être debout, dans le même chapitre. Enfin n’en restons pas là . Ils étaient sans doute des hommes d’une autre carrure que la nôtre.
Mais que veut dire ce mens nostra concordet voci nostrae, 19,12, que notre esprit concorde avec notre voix ? Ce n’est pas tellement facile à comprendre. Mais ce qui est certain, c'est qu’il a emprunté – peut-être pas l’expression elle-même mais du moins l’esprit de cette expression – il l’a emprunté à Evagre le Pontique.
Connaissait-il Evagre ? Très probablement puisque les traductions latines circulaient déjà. Il connaît les apophtegmes, Saint Benoît et le tout, tout premier auteur des apophtegmes, quelques apophtegmes au moins, c’est d’Evagre.
On peut voir les choses, du moins comme moi je les sens, comme deux cœurs qui vibrent à l’unisson. L’un est le mens, le nus en grec, l’esprit comme c’est traduit ici et le second, c’est la voix. Ils vibrent tous les deux à l’unisson. L’extérieur, donc la voix, est l’expression parfaite de l’intérieur, c’est à dire du mens, du nus. C’est cela qui constitue la vérité d’un homme de Dieu. Un homme de Dieu est vrai lorsque l’extérieur est l’expression de l’intérieur.
On traduit le mot latin mens qui rend le grec nus, on le traduit par esprit. Mais c’est beaucoup plus que ça. C’est le centre le plus profond du cœur, c’est le cœur du cœur. C’est là que se décide les choses et c’est à partir de là qu’on est jugé. Et il faut que cette profondeur où se situe notre être profond soit en accord avec ce que les autres observent de nous à partir de l’extérieur. Et ce sera ici au moment de la psalmodie : notre voix doit traduire ce qui se passe en nous.
Attention ! Cela ne veut pas dire qu’on n’ait pas le droit d’avoir des distractions. Il s’agit d’autre chose que cela. Il n’est pas possible de ne pas avoir de distractions parce que nous sommes des êtres de chair. Nous sommes dépendants de tellement de facteurs émotionnels, de facteurs de digestion, de facteurs de fatigues, de toutes sortes de choses qui font que à un moment donné, voilà, nous sommes partis, nous divaguons et ça devient incontrôlable. Si on voulait absolument contrôler, mais après un certain temps je crois que on pourrait, on devrait nous soigner. Il y aurait une telle tension qu’il arriverait un accident.
Voici ce que Evagre le Pontique dit : « Si ton esprit divague encore au temps de la prière, c’est qu’il ne prie pas encore en moine, mais il est encore du monde occupé à décorer la tente extérieure ». C’est le chapitre quarante troisième de son Traité de l’Oraison. Il y en a cent cinquante trois comme je vous le disais. Ce sont toutes petites sentences pas plus grandes que ça.
Donc si au temps de la prière ton esprit divague encore, eh bien, c’est qu’il ne prie pas encore en moine. Un moine a mis de l’ordre dans ses passions, il a mis de l’ordre à l’intérieur de lui. Il n’y a plus de désordre : on n’est plus influencé par la convoitise, on n’est plus influencé par l’instinct d’agression.
Non, les choses ont été remises en ordre parce que le cœur a été purifié, le nus a été purifié. Alors voilà, on est un moine !
Le mondain, lui ? Pour le mondain, l’extérieur seul est moine. Il s’agit comme Evagre dit ici : « Si ton esprit divague encore, c’est qu’il est encore du monde ! ». Il y a donc deux sortes de moines. Il y a celui qui l’est en vérité parce que à l’intérieur de lui les choses ont été remises en ordre.
Et puis il y a encore un autre type de moines. Ce sont ceux qui soignent leur extérieur, ce sont ceux qu’on voit bien que l’extérieur ne correspond pas à l’intérieur. Cela se fait sans intention perverse mais disons, à la limite, ce serait du pharisaïsme. Il y a là quelque chose de faux.
Si bien que l’homme-moine – cette expression n’est pas de moi, elle est d’Evagre et d’autres avant lui – l’homme-moine évite le péché d’action, tandis que le nus-monacos, l’esprit, le cœur qui est devenu moine, celui-là, il évite le péché de pensée. Donc un homme-moine ne commet pas de péché d’action ; mais celui qui a un cœur-moine, celui-là ne commet plus de péché par la pensée. Et pourquoi çà ?
Mais parce qu’il a reçu la grâce de contempler la lumière de la Trinité. Et cette lumière qu’il voit quasi constamment le pénètre, et purifie, et brûle tout à l’intérieur. Donc la pensée, il pense toujours dans la lumière, dans la beauté, dans la vérité ; elle ne peut plus dévier vers des jugements mauvais par exemple, ou bien vers des choses déplacées. Non, elle est toujours dans l’axe de la vérité, toujours, toujours.
Et elle ne le fait pas exprès, c’est parce que c’est la Trinité qui l’y maintient. Et ça, c’est le degré suprême de vérité qu’on puisse atteindre ici-bas. A ce moment-là, le moine est devenu un autre Christ et il est prêt à parler, à souffrir et à mourir pour les autres. Cela devient un réflexe, oui, ça devient un véritable réflexe. Ce n’est plus quelque chose qu’on doit s’imposer par un effort de volonté, ça se fait tout seul. Et Saint Benoît le dit aussi, quasi naturaliter, comme si c’était naturel !
Alors, dans un cas pareil, le Christ donc a pris possession de cet homme et c’est le Christ qui prie les psaumes dans cet homme, le Christ qui a été fait péché pour nous, et puis le Christ total, le grand Corps du Christ qui est tout à la fois pécheur et saint.
Donc, mes frères, pour contrôler l’authenticité de notre prière, il ne faut rien prononcer qu’on ne vive ! Mais alors on pourrait dire : dans ces conditions-là, on n’a plus qu’à se taire en attendant d’être devenu un saint.
Mais non, je pense que pour ça, il faut tout de même continuer à chanter les psaumes ou à les réciter mais avec une dose supplémentaire d’humilité, en attendant que vraiment on ait reçu la grâce d’un cœur pur ; ce cœur pur qui alors va pouvoir rayonner à travers la chair à tel point que ce qui se voit à l’extérieur, ce qu’on entend à l’extérieur soit l’écho parfait de ce qui se passe à l’intérieur.
Oui, c’est ça ! Ce n’est pas difficile, c’est extrêmement facile mais, c’est un cadeau à recevoir. Il faut donc se mettre dans ces dispositions-là. Et en attendant qu’on l’ait reçu, eh bien, il faut réciter les psaumes de son mieux, en se disant que si Dieu nous a appelés à cette mission, il nous accordera un jour la grâce de nous en acquitter parfaitement.
Mais attention tout de même de ne pas être des hommes, comme le dit encore Evagre, occupés à décorer la tente extérieure ? Donc ça veut dire que pendant l’Office, en fait on n’est pas là. On pense à toutes sortes de choses. Ce n’est pas de la distraction : cette fois-ci, on combine, on fera cela, et encore ceci ; et puis un tel, c’est un faux ; vous voyez !
Mais pour ce qui est de l’extérieur, on est parfait. On est occupé à décorer la tente extérieure. On s’occupe de toutes sortes de choses qui n’ont rien à faire avec la vie monastique. C’est ça qu’il veut dire. On est, on prie en étant encore du monde. On s’occupe et on se conduit comme un homme du monde mais sous un habit de moine.
Voilà, mes frères, demandons à Dieu de nous délivrer de ces pièges et de nous accorder d’avoir, comme les anciens avaient, un esprit, un cœur qui soient vraiment moine.
Mes frères,
Saint Benoît parle de l’Opus Divinum, 19,5, traduit ici par l’Office Divin. On pourrait tout aussi bien et encore mieux le traduire par l’ouvrage de Dieu. Et l’ouvrage de Dieu par excellence, c’est la création du cosmos : l’apparition et la construction d’un univers matériel et spirituel qui serait pour Dieu un partenaire avec lequel il pourrait entreprendre et poursuivre un dialogue d’amour.
Dieu s’est lancé dans une aventure périlleuse car il n’a pas voulu avoir devant lui une mécanique, un robot, mais un être qui lui ressemble, un être libre, un être qui fut son image matérialisée. Mais voilà, le dialogue alors peut être refusé et l’amour qui est offert par Dieu peut être bafoué !
Oui, Dieu a pris un risque, un risque dangereux et il a jeté dans la balance tout le poids de son être qui est amour. Mais n’oublions pas que, puisque Dieu est amour, il est faiblesse extrême, il est vulnérabilité, il est pauvreté absolue. Si bien que en présence du mal, il ne peut rien.
Pourtant, nous savons que l’issue de cette œuvre entreprise par Dieu sera une réussite totale mais au prix d’une souffrance, d’une souffrance dont l’intensité et la longueur seront à la mesure de Dieu, c’est à dire infinie.
Ce temps de carême puis le temps de la Passion vont nous permettre d’en reprendre conscience. Nos yeux doivent rester ouverts sur cette réalité et notre cœur, la contemplation de notre cœur ne doit pas la quitter.
Le chant des moines traduit l’espérance de Dieu en l’harmonie finale du cosmos, car cosmos veut dire beauté parfaite. Et ce chant s’élève, comme le dit encore Saint Benoît en 19,9, en présence des anges qui sont les recteurs du monde. Certains de ces anges ont voulu détourner à leur profit la régence de l’univers. Ils y ont introduit le désordre et y ont entraîné les hommes avec eux.
Nous sommes donc témoins d’un conflit gigantesque entre le prince de ce monde et le Verbe créateur du monde et les psaumes, d’un bout à l’autre, retentissent des cris de cette guerre.
Chacun d’entre nous, mes frères, est engagé dans cette lutte. Pour Saint Benoît comme pour toute la Tradition, le moine est un lutteur. En grec, la lutte se traduit par agonia qui a donné en français agonie. Il y a donc là une ambivalence. C’est une lutte qui sera bien souvent pour nous une agonie car nous devrons mourir à toute la part de nous-mêmes qui est complice du satan. Et cette mort est extrêmement dure parce qu’elle est un arrachement à ce qui est le plus invétéré en nous, à savoir le péché. Nous sommes devenus complices du démon.
Oui, il a insufflé en nous sa vision de lui-même, et du monde, et de Dieu. Si bien que pour arracher du cœur de notre cœur ce que nous sommes, ce que nous sommes devenus et pour le remplacer par ce que Dieu veut qu’il y soit, par notre véritable identité, c’est un combat, un combat qui sera toujours, toujours une mort. Et c’est pour ça qu’on peut l’appeler une agonie dans les deux sens du mot.
Et nos armes, mes frères, dans cette lutte, elles doivent être l’humilité, la douceur et la patience. Oui, ce sont des armes qui nous sont confiées, qui nous sont données par celui qui est notre véritable chef à savoir le Christ. Il a dit : Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur. Je ne suis pas quelqu’un qui brise les hommes quelque soient leurs erreurs et leurs fautes, mais quelqu’un qui essaie avec une patience infinie de les porter et de les guérir, de les acheminer vers la guérison.
Telles sont nos armes, mes frères, et nous ne devons pas avoir peur de les utiliser. Contre de telles armes en effet tous les traits enflammés de l’ennemi s’éteignent.
Le retour maintenant à l’ordre et à l’harmonie voulue par Dieu, par le Créateur à l’origine, sont opérés par la vie angélique des moines ; une vie angélique qui n’est pas une vie désincarnée, mais une vie angélique qui est pureté du cœur, qui est louange, qui est service et qui est paix.
Si nous voulons voir d’un seul regard la Règle de Saint Benoît et la Tradition qui la porte, nous verrons qu’il en est bien ainsi. Le moine est un homme dont le cœur est pur ; un homme qui n’a sur les lèvres que la louange, la louange de Dieu, la louange de ses frères ; un homme qui est tout entier donné aux autres dans un service sans réserve ; un homme qui répand autour de lui la paix.
Et là où fleurit cette vie, mes frères, le cosmos apparaît dans sa beauté. Le moine est ainsi porteur d’espérance dans un monde sans repères et dans un monde qui a peur, aujourd’hui plus que jamais, mais un monde qui est envers et contre tout le temple de Dieu.
Je vous livre ces quelques réflexions à l’entrée du carême. Si vous pouvez les entretenir dans votre cœur, elles vous aideront à la conversion vers laquelle nous nous élevons, péniblement peut-être mais avec persévérance.
Mes frères,
Saint Benoît conclut le chapitre sur la psalmodie avec une sentence qui a fait fortune bien qu’elle soit inspirée de ce qui s’enseignait et se pratiquait dans le monde monastique égyptien. Mais enfin, c’est Saint Benoît qui l’a coulée en cette forme : mens nostra concordet voci nostrae, 19,12. Que notre mens, notre esprit, notre nus, notre cœur corresponde avec notre voix.
Cela signifie que notre être, notre personne a atteint une totale unification dans la lumière de l’Esprit Saint. Nous sommes au départ des êtres déchirés, disloqués, écartelés ; nous sommes les jouets de nos passions, de nos peurs, de nos égoïsmes, de nos ambitions ; nous sommes projetés dans toutes les directions. Nous sommes des êtres éclatés.
Eh bien, il faudra permettre à l’Esprit Saint de recueillir tous ces fragments épars, de les ramener les uns à côté des autres, de les remettre à leur place de manière à ce que notre personne devienne une, ce qu’elle était au départ avant la chute originelle.
Et pour ainsi retrouver l’unité de notre être et de notre vie, il faut un long et lent processus d’élagage, de décapage, de recentrement et, encore une fois, ce n’est possible que sous l’action directe et indirecte de l’Esprit Saint.
Or, Dieu agit en nous par son Esprit à travers l’obéissance. Nous devons toujours réfléchir à la nature de l’obéissance, une nature extrêmement riche. Je pense que nous ne parviendrons jamais à en explorer toutes les richesses.
L’obéissance, c’est à dire donc l’union de notre volonté à Dieu dans la foi, nous greffe sur sa vie divine , laquelle insensiblement ramasse, recueille, regroupe nos énergies dispersées et les métamorphose en énergies divines.
La Tradition Palamite au 14° siècle, en Grèce, a réfléchi sur la manière dont l’homme pouvait voir Dieu. Ils sont arrivés à la conclusion qu’on ne pouvait voir Dieu qu’à travers le déploiement de ses énergies. Il y a beaucoup de vrai dans cette intuition.
Eh bien, lorsque nos énergies sont divinisées, à ce moment-là, nous connaissons Dieu par l’intérieur de lui-même et, d’une certaine manière, nous pouvons le voir. Et c’est ce qu’opère l’obéissance. Au terme, toutes nos puissances vitales sont réunies en un faisceau orienté vers Dieu et entrant dans une communion toujours plus intime avec lui. Notre être, déchiré au départ, devient unifié et chacune de nos facultés opère à sa place et dans son ordre.
Vous savez que le Bouddhisme, qui fait fortune ici en occident, essaye de réunifier la personne en l’anesthésiant si je puis m’exprimer ainsi, en l’endormant, en l’abstrayant, en la soustrayant à tout ce qui l’entoure et en la recentrant sur elle-même au point que on entre dans une sorte d’absence de pensées, une sorte de - je ne dis pas de rêve parce que le rêve est encore un déploiement de scènes, le rêve est une fantasmagorie – non, mais dans une sorte de néant où alors l’être ne bouge plus ; et on a l’impression qu’il est réunifié !
Chez nous, c’est tout différent ! La réunification de notre être nous ouvre à l’action. Lorsque mon être est redevenu ce qu’il était au départ, lorsque toutes ses énergies dispersées sont ramassées et dirigées vers la contemplation de Dieu, vers la contemplation de Dieu, vers l’admiration des frères, des hommes, à ce moment-là je suis prêt à faire tout ce que Dieu me demande et je deviens créateur avec Dieu, à côté de lui. C’est tout autre chose, ce n’est pas un endormissement, c’est un éveil !
Maintenant, pour ce qui est de la prière psalmique, cette prière, elle naît de la présence consciente de Dieu, une présence qui n’est pas seulement conscience de Dieu à ce moment-là, mais dans toute la vie. Et le sentiment de cette présence aimante devient plus intense au moment de la psalmodie. Le moine est tout entier présent à ce qu’il chante sans le moindre effort, sans la moindre tension.
C’est cela que signifie la sentence de Saint Benoît : « que notre esprit concorde avec notre voix. » Notre être profond, notre être le plus intime est en accord avec les paroles que nous prononçons. Si bien que la psalmodie est devenue un repos et un repas.
Elle est un repas parce que le cœur se nourrit de Dieu présent dans sa Parole. Si bien que l’homme intérieur, l’homme nouveau, l’homme promis à la vie éternelle se fortifie, s’épanouit. Notre corps spirituel achève de se former, ce corps spirituel qui est destiné à la résurrection et qui déjà, comme je le disais au départ, commence à percevoir la beauté de Dieu.
La psalmodie est aussi un repos parce que l’union à Dieu introduit le moine dans le monde de la résurrection. C’est là que doit-nous conduire la psalmodie. Il s’opère un passage à une surabondance de vie. C’est ce que les anciens appelaient le quiès, le repos, la tranquillité, la plénitude, la paix.
Vous voyez, mes frères, que l’Office divin n’est pas quelque chose que l’on doit réduire à un minimum de durée. Un repas est d’autant plus excellent qu’il dure, un festin ne doit pas être liquidé en dix minutes. Non, il dure, il dure parce que c’est toujours de nouveaux plats qui sont apportés, qui sont légers ; l’un est déjà presque digéré lorsque l’autre arrive. Et ainsi ce festin peut durer toujours.
Lorsque Dieu nous invite à sa table, à la table de l’éternité, nous serons alors émerveillés de nous trouver à l’intérieur d’un festin qui n’aura pas de fin et qui sera toujours nouveau. Bâcler un Office Divin, c’est ne pas comprendre ce qu’il est et ça devient une corvée, quelque chose de machinal dont on s’acquitte parce qu’il faut bien.
Non, je le rappelle, l’Office divin est tout ensemble un repos et un repas. Cela ne veut pas dire non plus qu’il faille le faire durer indéfiniment. Non, mais à l’intérieur du cadre que nous présente Saint Benoît et la Tradition monastique : là nous asseoir ou rester debout, nous incliner, nous tourner de côté et d’autres, c’est vraiment à ce moment-là accueillir en nous la beauté de Dieu. C’est accueillir son amour et devenir insensiblement ce que Dieu veut faire de nous, à savoir des apparitions sur notre terre de ce qu’il est.
Table des matières
Chapitre 19 : Dispositions pour la psalmodie. 26.10.85
Chapitre 19 : Dispositions pour la psalmodie. 26.10.87
Chapitre 19 : Dispositions pour la psalmodie. 24.02.90
Participons à la liturgie du ciel.
Chapitre 19 : Dispositions pour la psalmodie. 30.10.91
Etre en accord avec la parole !
Chapitre 19 : Dispositions pour la psalmodie. 26.10.95
Que notre esprit concorde avec notre voix !
Chapitre 19 : Dispositions pour la psalmodie. 25.02.96
Chapitre 19 : Dispositions pour la psalmodie. 30.06.96
Retrouver l’unité de notre être !