Mes frères,
Le mot latin taciturnitas a été rendu par retenue dans les paroles. Il me semble que cette traduction est excellente, bien meilleure par exemple que silence qui pourrait éveiller dans notre esprit l'image d'un mutisme de nature pathologique. Cette retenue dans les paroles est aussi différente d'une règle élémentaire de savoir vivre.
Pour bien comprendre ce que Saint Benoît demande, nous devons contempler le moine élevé par la grâce de Dieu à la pureté du cœur. Cet homme a donc des yeux nouveaux, des oreilles nouvelles. Il voit et il entend des choses qu'il n'est pas permis, qu'il n'est même pas possible de dire. Il a les deux pieds dans le Royaume de Dieu. Il est disparu aux regards des humains. Il est devenu comme inexistant. Dieu le cache. Et Dieu alors libère ou retient ]a parole de cet homme.
C'est ainsi que vivaient les prophètes. Et un saint est toujours habité par le génie prophétique. Pourquoi ? Parce qu'il voit le monde comme on regarde une icône, c'est à dire avec les perspectives inversées. Il est chez Dieu. Il voit donc le monde à partir de l'endroit où se trouve Dieu. Il voit le monde dans sa vérité, dans sa réalité, dans son état présent et aussi dans son état futur.
Il va donc dire des choses qui sont justes, qui sont vraies, qui sont bonnes et des paroles qui construisent ; jamais des paroles qui détruisent, jamais des paroles qui font du mal. Ce n'est plus possible, car étant entré dans 1e Royaume de Dieu, il participe pleinement à la vie de Dieu. Ses réflexes sont des réflexes plus que humains. Il ne peut donc faire que du bien.
Mais il y a aussi une autre raison. C'est parce que étant chez Dieu, il voit le monde en train d'être créé par Dieu, sortant du cœur de Dieu, ce cœur de Dieu qui est amour et qui est lumière, et qui est harmonie. Il voit donc les choses qui se font. Mais il y a aussi des désordres dans le monde. 11 y a du mal. Il le voit également.
Mais il contemple tout cela comme Dieu les voit, c'est à dire, non pas avec un regard qui veut détruire, et qui veut annuler, effacer. Non, mais avec un regard de compassion. Ce n'est jamais de la condescendance, ce n'est jamais de la supériorité, mais c'est. de l'humilité. Il est humble comme Dieu est humble.
Si bien que le discours de cet homme ne peut être qu'un langage qui dit la réparation, la restauration, la Rédemption tout aussi bien que la création. Nous comprenons alors que le monde est fait, et que le monde est reconstruit, refait par le Verbe de Dieu. Et le moine parvenu à la pureté du coeur a mis ses organes vocaux à la disposition de ce Verbe de Dieu.
C'est donc une chose qui s'opère d'elle-même, ça se fait tout seul. Il s'est offert le jour où il est entré dans le monastère. Il s'est laissé façonner, travailler par Dieu qui l'a installé dans cette fonction à laquelle il nous appelle tous, nous devons bien le savoir.
Et les paroles de cet homme ne sont donc plus des paroles d'homme. Ce sont des paroles du Fils de Dieu qui vit en lui. Et c'est la raison pour laquelle elles sont toujours, comme dit Saint Benoît, édifiantes. C'est à dire qu'elles construisent et jamais elles ne font du tort. Mais nous ne sommes pas encore à ce niveau-là maintenant.
Nous autres, nous sommes toujours beaucoup plus bas. Mais nous sommes appelés à monter, à gravir ces sommets. Et que devons-nous faire, nous ? Ce que nous devons faire, ce n'est pas au-delà de nos forces. Nous devons être attentifs et prudents dans notre conduite. Là, on pourrait s'arrêter longuement.
Si nous avons pris attention à la lecture du réfectoire nous verrons, par exemple, que si nous ne sommes pas prudents, si nous nous laissons entraîner par une suractivité, par un activisme qui a l’illusion de se donner aux autres, d’être de la générosité alors que s’installe en nous une fatigue nerveuse qui va s'exprimer, qui va se traduire à l'extérieur par une logorrhée, par un flux de paroles, des paroles inutiles mais des paroles encore, qui donnent l’illusion de faire quelque chose. Mais en réalité, ce sont des paroles qui endommagent et qui font du tort. Il n'y a plus ce que Saint Benoît dit ici : la retenue dans les paroles.
Donc, nous devons être bien attentifs, pas seulement à notre langue, mais aussi à notre vie dans sa totalité. Comment conduisons-nous notre vie monastique tous les jours dans le concret ? Sommes-nous toujours, pouvons-nous toujours nous rendre le témoignage d’être exactement dans la volonté de Dieu sans aller au-delà ? Est-ce que parfois nous ne dépassons pas la volonté de Dieu pour entrer dans la nôtre ?
Donc, être prudent ! Nous retrouvons alors l'équilibre de Saint Benoît, cet équilibre qu'il appelle la discrétion : ni trop, ni trop peu, mais toujours ce que Dieu demande. Et ainsi, étant retenu chez Dieu, mais nos paroles sont faciles à retenir.
Il nous faut faire aussi d'abord confiance en Dieu qui commence à nous ouvrir les yeux et nettoyer les oreilles, c'est à dire il nous faire entrer dans la contemplation. Car il veut nous amener chez lui, nous amener à l'instant - qui devient un instant éternel car on ne recule plus - à l'instant où on commence à voir ]a lumière de Dieu, celle lumière qui est vie, la vie même de Dieu et son amour, et qu'on commence à entendre la parole de Dieu qui est toujours musique, et chant, et beauté. C’est là qu’il nous emmène !
Mais, encore une fois, faisons bien attention à ce qu'il nous demande. Car dans tout ce qu'il nous propose, c'est un mieux être, c'est une guérison, c'est pour nous dessiller le regard et nous ouvrir l'ouïe. Et il ce moment-là, il nous introduit dans un silence qui est empli de sa présence et de sa beauté. A ce moment-là, la retenue dans les paroles devient naturelle. Il n'y a plus rien à dire parce que ce qu'on voit, ce qu'on perçoit est inexprimable.
On ne se désintéresse pas de ce qui se passe tout autour ? Au contraire, on est suprêmement attentif mais on devient discret. Il n'est plus nécessaire de parler, c'est à dire de se mêler aux affaires des autres, ou de distraire les autres, ou de les tirer de leur oraison, ou de la plénitude qui les habite. Non, on est respectueux des autres. Pourquoi ? Parce que on est entièrement saisi par la beauté que l'on contemple.
Voilà, mes frères, où Dieu veut nous conduire ! Eh bien, laissons-nous faire, faisons sa volonté et ne perdons pas de temps, c’est toujours regrettable ! Imaginez, c’est une imagination naturellement, que après quelques années on soit parvenu à cet état que je décrivais au début et, qu’on doive vivre encore mettons soixante ans dans le monastère, presque jusqu’à l’âge du centenaire ? Mais voyez un peu quel bien ne se ferait pas dans l’Eglise et dans le monde ! Donc, encore une fois, ne perdons pas notre temps !
Mes frères,
Pourquoi cette insistance de Saint Benoît sur la réserve dans les paroles ? Eh bien, c'est très simple : c'est parce que il est impossible, matériellement impossible de parler à deux personnes en même temps ; ou plus précisément, de tenir au même moment deux conversations avec deux êtres qui se tiennent là en présence de nous.
Or, il est donc impossible au moine de parler en même temps à Dieu et aux hommes, de parler à Dieu et d'entretenir une conversation avec des êtres humains.
Pourquoi ? Le moine est un homme qui discourt avec Dieu. Sa conversatio, son cœur - c'est à dire le meilleur de lui - est dans le ciel, dans cet univers où Dieu est le maître, cet univers que Dieu emplit, que Dieu inonde de sa lumière et de son amour. Là vit le moine par le meilleur de ce qu'il est.
Il peut se trouver sur la terre, il y est d'ailleurs physiquement, il doit s'occuper de beaucoup de choses, mais son être d'éternité est déjà là avec Dieu. Il est donc toujours en train de parler à Dieu. Et s'il doit s'adresser à des hommes, il n'a rien d'autre à dire que des choses qui concernent Dieu et l'univers de Dieu.
Or, pour parler de ces réalités tellement belles, les mots font défaut d'abord ; puis ce sont des secrets qu'il n'est pas permis de dévoiler. On ne peut en parler qu'avec des hommes qui sont en sympathie avec cet univers, sinon ils se moquent de vous. Ils n'écoutent pas, ils ne comprennent pas.
Ils vous prennent pour un, oui, ils vous prennent pour un illuminé ou un déséquilibré, un anormal. Et je vous assure que c'est réellement ainsi. Et puis, les hommes ne sont pas disposés à entendre parler de ces choses-là.
Si vous voulez intéresser des hommes, parler leur des choses qui vont exciter ou entretenir leurs passions, c'est à dire leur ambition, leur besoin de se défendre des autres, leur envie de s'affirmer vis à vis des autres. Mais dans l'univers de Dieu, c'est exactement le contraire de ce qui se passe. On ne vit plus pour soi. On n'existe plus pour soi. On n'existe plus que pour Dieu et pour les autres.
Donc on n'est pas écouté. Les hommes ne sont pas disposés à entendre un tel langage. Alors il est préférable de se taire plutôt que de parler dans le vide. Voilà donc les raisons, me semble-t-il, principales pour lesquelles Saint Benoît ne désire pas voir le moine se répandre en un flot de paroles.
Mais si nous ne sommes pas encore arrivés au niveau de contemplation qui est celui du moine qui a gravi les douze échelons de l'humilité, nous devons tout de même nous y préparer en créant un espace de silence en nous et autour de nous. En nous, en luttant contre les pensées. Je ne dis pas les distractions, car les distractions sont inévitables, mais les pensées : C'est à dire tout ce qui surgit du fond malpropre de notre cœur, car notre cœur n'a jamais fini d'être purifié.
Et ce qui en surgit, on s'y attarde, et puis on s'y arrête, et on l'entretient. Il y a toujours dans les pensées une part de volontaire. Et aussi les pensées qui nous sont insufflées de l'extérieur par cet être malfaisant qu'est le démon. Enfin toute cette lutte, cette fameuse lutte du moine contre les mouvements qui se passent à l'intérieur de lui.
Et alors aussi, créer un espace vital de silence autour de nous dans le monastère, dans la communauté. C'est à dire lutter contre le bavardage. Le bavardage, on devrait en parler. Chaque fois que j'ai l'occasion, j'en dis un petit mot. Mais on devrait une fois s'y attarder longtemps car c'est véritablement une maladie spirituelle sérieuse chez le moine.
Mais aussi, attention, c'est une complicité avec le démon. Il se sert alors, disons, de la faiblesse de ce frère pour introduire à l'intérieur de la communauté un espace qui détruit le silence et qui empêche donc Dieu d'y vivre. A la limite, une communauté qui serait composée de bavards, mais c'est plus rien du tout, vous le sentez vous-mêmes.
Faisons bien attention, mes frères, à ça ! Essayons de créer dans notre communauté un espace de silence, c'est à dire un espace où les frères sont respectés, où ils sont respectés dans leur vie. Car on ne sait jamais ce qui se passe à l'intérieur d'un autre. On s'imagine peut-être que ça ferait du bien, malgré tout, d'échanger quelques mots, et puis alors beaucoup de mots ?
Oui, peut-être bien que ça nous ferait du bien à nous, parce que voilà, comme ça on se grise un peu de paroles et on s'imagine être quelqu'un. Et au même moment, le frère qui est là, il subit, il subit vraiment quasi un malheur car il est empêché d'être entièrement à ce Dieu qu'il aime, et qu'il cherche, et qui s'empare de lui.
Donc, respecter les frères, ne pas les troubler ! Nous devons acquérir un savoir-vivre surnaturel. Le silence, c'est une marque de savoir-vivre surnaturel. Quand on est en société, on ne s'ingénie pas à tenir le crachoir, comme on dit. Les gens pareils, on les fuit. Et d'ailleurs, on ne les invite jamais plus. Une fois, c'est bon.
Eh bien, dans notre vie, il y a aussi un savoir-vivre d'ordre surnaturel. Et c'est entretenir ce silence pour que les frères puissent alors parler à ce Dieu qui vit avec eux, et qu'ils aiment, et qu'ils cherchent de tout leur cœur. Vous comprenez ainsi que pour Saint Benoît, le moine est avant tout un contemplatif.
Mais vous allez peut-être dire : « Mais il glisse à l'intérieur de Saint Benoît, chez Saint Benoît ce qui n'y est pas. » Naturellement, il y a toujours une approche très personnelle de la Règle. Mais si j'avais le temps - mais je ne dispose pas de ce temps - il serait intéressant de chercher dans la tradition des moines, des tous premiers moines, dans les apophtegmes et dans les récits de leur vie, et dans les écrits des tous premiers qui ont réfléchi sur le sens de la vie monastique, et on verrait qu'ils seraient pleinement d'accord avec ce que je viens de dire, et aussi nos Pères Cisterciens.
Donc mes frères, en conclusion, efforçons-nous de créer un espace de silence à l'intérieur de notre cœur et à l'intérieur de notre communauté en attendant de pouvoir être vraiment un interlocuteur de Dieu, ce Dieu pour lequel nous avons tout quitté.
Mes frères,
Saint Benoît jusque dans la disposition de ses chapitres nous donne un enseignement comme nous le remarquons encore aujourd'hui. Voyez, il insère la taciturnitas, donc la retenue dans les paroles, le silence, entre l'obéissance et l'humilité.
Dans l'obéissance, le moine écoute. Et pour bien écouter, il fait silence en lui et autour de lui. Dans l'humilité, le moine disparaît. Et pour disparaître entièrement, le moine s'efface et se tait. Le silence sera donc le fruit tout à la fois d'un besoin intérieur et d'une éducation patiente.
En dehors de la parole fonctionnelle, la parole qui sert aux échanges et qui est indispensable dans toute vie sociale même à l'intérieur d'un monastère, en dehors de cette parole fonctionnelle limitée donc, lorsque un moine parle exagérément, lorsqu'il glisse dans le bavardage, c'est ou bien pour s'affirmer, ou bien pour se protéger.
De toute façon, c'est un homme qui a peur. Il est habité par une peur qui est peut-être subconsciente, mais elle est présente en lui. Mais lorsqu'il s'en remet à un autre pour la conduite de sa vie, mais dans une confiance totale, à ce moment il ne ressent plus en lui cette pulsion quasi irrésistible qui le porte à parler.
Saint Benoît le dit à sa façon : loqui et docere magistrum condecet ; tacere et audire discipulum convenit, 6,17. Ce qui se traduirait : il appartient au maître de parler et d'enseigner ; il convient, il sied au disciple de se taire et d'écouter. C'est le fait donc de s'en être remis à un autre dans une vraie confiance qui permet à l'homme de maîtriser son besoin de parler. Il est en sécurité.
Il va donc se taire et écouter, parce que dans cette écoute qui va devenir une praxis, qui va se traduire dans le concret de la vie, par cette écoute, le moine devient adulte. Parce que dans celui qui parle, donc dans celui auquel on s'est remis, on ne voit plus un simple homme qui a ses limites, qui a ses défauts, mais on voit le Créateur lui-même, ce Verbe de Dieu devenu homme qui peut alors structurer la personne à laquelle il s'adresse.
Donc, pour apprendre le silence, il faut éduquer la confiance, il faut s'exercer à la confiance. Ce n'est pas facile. Si c'était tout simple, il ne serait d'ailleurs pas nécessaire de faire un noviciat long, pénible. Au noviciat, c'est ce qu'on apprend. On commence, je dirais, au noviciat à découvrir ces choses-là.
Mais alors, c'est pendant toute la vie qu'il faut les développer. Si c'était si simple, on déciderait, puis ce serait fait en huit jours de temps. Non, il s’agit de se laisser créer, de se laisser recréer par ce Dieu qui nous aime et qui a voulu devenir homme et apparaître dans d'autres hommes justement pour nous aider.
Le silence, pour Saint Benoît, est donc un pont entre l'écoute attentive de Dieu, l'obéissance, et notre évanouissement en Dieu, l'humilité ; il est donc un pont. Voyez, ce chapitre sur le silence est placé entre le chapitre sur l'obéissance et le chapitre sur l'humilité. Et il est vraiment un pont.
Le moine humble est mort à lui-même et il vit en Dieu. Et ce qu'il contemple alors est d'une telle beauté que il en devient muet d'admiration. La beauté et l'amour de Dieu sont indicibles. Et lorsqu'on est en eux, qu'on les regarde, qu'on s'en nourrit, il n'y a plus de paroles pour le dire.
Le moine est donc dans le silence. Il ne lui est même plus possible d'en sortir. La parole fonctionnelle lui devient non pas pénible parce que il faut tout de même s'exprimer, il faut tout de même parler, mais il la voit comme un devoir. Il ne la voit plus maintenant comme une évasion, ou un délassement, ou une forteresse, ou une protection.
Que reste-t-il alors ? Et bien il reste le regard, le regard qui est rassasié par ce qu'il voit, mais qui n'est jamais comblé, qui est toujours en appétit. Chaque rassasiement creuse de nouvelles capacités de recevoir, d'accueil. Si bien que l'appétit est toujours éveillé et il est toujours rassasié. C'est un paradoxe ! Mais c'est le fruit de cette rencontre de Dieu et de cette entrée dans son univers. A ce moment-là, le pont, ce silence qui était pont, eh bien, il est devenu une couronne, la couronne qui protège le moine et qui l’ennoblit pour l'éternité.
Vous voyez donc, mes frères, la route que nous trace Saint Benoît. Il y a donc l'obéissance d'un côté, l'humilité de l'autre. On écoute Dieu, on se perd en Dieu. Entre les deux il y a le silence pour toujours mieux écouter, pour toujours mieux disparaître, pour toujours être mieux divinisé. Lorsque maintenant on est vraiment passé dans l'humilité, sur ce pont, et bien le pont se transforme et il devient une couronne qui est la beauté du moine pour l'éternité.
Voyez ! C’est simple comme tout, mais encore une fois, il faut toute une longue vie de patience et d'ascèse pour recevoir ce cadeau.
Mes frères,
Notre père Saint Benoît a toujours des choses anciennes et nouvelles à nous dire. Il nous a parlé aujourd'hui de la taciturnitas qui est bien traduite par la retenue dans les paroles. C'est un peu long la retenue dans les paroles et on préfère utiliser le mot silence. Mais nous verrons dans un instant qu'il y a tout de même une nuance.
Il est logique que ce chapitre sur la taciturnité suive immédiatement le chapitre sur l'obéissance. En effet, l'obéissance est une écoute attentive, aimante, avide de la volonté de Dieu qui se fait entendre par la bouche de l'Abbé, par les recommandations de Saint Benoît dans la Règle et aussi par les conseils des Anciens.
Cette écoute de la volonté de Dieu n'est autre que le déchiffrement de la Parole, ce Verbe divin, mystérieux qui crée l'univers, qui le sanctifie, qui le divinise ; cette Parole de Dieu qui a voulu nous apparaître dans un homme, le Seigneur Jésus. Ecouter la volonté de Dieu, c'est toujours essayer de comprendre ce que le Christ, ce que le Verbe de Dieu devenu homme entend nous faire savoir, désire nous apprendre afin de nous rendre de plus en plus semblable à lui.
Cette écoute et ce déchiffrement, ce décryptage requiert l'absence de dispersion, de divertissement, de bruit. Elle demande une focalisation de toutes les énergies sur un unique objet, cet unique objet qui est de savoir ce que Dieu désire. C'est possible à l'intérieur du silence et uniquement à l'intérieur du silence, car c'est en lui que retentit le discours de Dieu, c'est en lui que tous les détails de ce discours apparaissent dans leur relief plein de beauté.
La vraie obéissance est donc impraticable sans un vrai silence. Je disais il y a un jour ou deux, hier peut-être, que la valeur d'un moine se mesurait à la qualité de son obéissance. Et bien, la qualité de l'obéissance se mesure à la qualité du silence. Donc maintenant je peux dire que le vrai moine va laisser transparaître sa qualité à travers son silence.
Il faut distinguer la taciturnitas et la silentium. Le silentium, donc le silence, c'est l'absence de paroles et de bruit. Il s'entend et des hommes et des choses. Il y a un silence des lèvres ; il y a un silence de la démarche ; il y a un silence des gestes, un silence de l'imagination, un silence de la mémoire ; il y a un silence des passions ; il y a un silence de l'ambiance.
La taciturnitas, elle, est le fait de ne pas parler ou de parler très peu. Elle ne se dit que des hommes. Ici la traduction rend par retenue dans les paroles. On pourrait aussi l'appeler modestie. Appelons-là le silence aussi, mais avec cette nuance particulière que c'est restreint, que c'est ramené au silence des lèvres.
Oui, des lèvres qui ne s'ouvrent que pour louer Dieu ou pour énoncer des paroles d'édification, des paroles qui construisent, des paroles qui encouragent, des paroles qui aident à vivre mieux, à vivre plus chrétiennement, à vivre plus divinement. Les paroles véritables surgissent toujours d'un fond de silence.
On peut être amené, un Abbé, une Abbesse peuvent être amenés à parler toute la journée, à rencontrer des frères, des sœurs, des visiteurs, enfin de tout. et pourtant vivre dans un silence parfait.
Le silence est une attitude d’ordre mystique. Il est toujours contemplatif. On se tait parce qu'on voit quelque chose, ou quelqu'un plutôt, de tellement beau que l'être entier est saisi et il se plonge dans un silence qui est admiration, respect, adoration, gratitude. Et ça, c'est l'attitude habituelle chez un vrai contemplatif.
Maintenant là-dessus peuvent venir une foule de paroles qui sont prononcées par devoir, par devoir d'état à l'intérieur de la volonté de Dieu. Mais ces paroles naissent de ce silence. Elles sont elles-mêmes comme la face apparente audible si je puis dire, du silence. C'est celui-là que Saint Benoît nous recommande. C'est à lui que nous devons nous préparer en disciplinant nos lèvres.
La taciturnitas, la taciturnité donc, pourrait avoir aujourd'hui dans une mentalité mondaine une certaine noté péjorative. C'est un homme farouche disait-on, d'humeur farouche, de tempérament mélancolique, qui se tait quand il devrait parler. C'est un peu caractériel.
Attention ! Chez Saint Benoît la taciturnité n'a pas cette note négative. Elle est entièrement positive. Je le répète, elle va très bien, très bien avec l'obligation de devoir parler souvent et beaucoup parce qu'elle germe sur un silence qui, lui, n'est jamais souillé.
Mes frères, Saint Benoît nous élève toujours extrêmement haut, comme vous voyez. Mais ça doit nous encourager parce que s'il nous propose cet idéal, c'est parce que lui-même y est arrivé, une foule de ses disciples y sont arrivés après lui, d'autres y étant déjà avant lui.
Mais celui-là qui est pour jamais notre exemple, notre modèle et en même temps la source qui nous permet de vivre dans cette ascèse du silence jusqu'à ce que le silence soit devenu chez nous notre véritable nature, c'est le Christ Jésus lui-même, la Parole de Dieu qui, lorsqu'elle parle, dit toujours un mystère qui vient des profondeurs de Dieu, un mystère qui nous engendre et qui nous dit qui est ce Dieu qui nous appelle, et qui nous invite à partager sa vie.
Ainsi doit devenir notre silence. Il le pourra parce que c'est le Christ qui l'organisera en nous.
Mes frères,
Dans la plupart des monastères de notre Ordre, on conteste de plus en plus la règle du silence. On revendique la liberté totale de parole en tous lieux, en tous temps. Est-ce un bien ? Est-ce un mal ? L'expérience permettra d'en juger.
En tout cas il est certain que par cet abandon de la règle du silence s'opère un glissement hors de la vie contemplative. Que reste-t-il lorsqu'on a pris l'habitude de parler suivant son bon plaisir ? Eh bien, il reste une piété chrétienne qui cohabite avec beaucoup de bavardage, de conciliabules, d'agitations et d'insatisfactions.
Car l'excès de paroles agit à la manière d'une drogue. Plus on en prend, plus on en a besoin. Et alors, au lieu de graviter autour de la personne du Christ, on gravite autour de son propre moi qui réclame toujours des nourritures nouvelles plus excitantes. Nous devons donc nous tenir en garde contre ce péril qui est bien réel, parce que tout ce qui va dans le sens de notre nature malade, blessée, est toujours séduisant. On parle de la séduction du péché, et bien, c'est cela.
Maintenant, pourquoi Saint Benoît prescrit-il la retenue dans les paroles ? Et l'absence aussi de bruits intempestifs dans le monastère ? Eh bien, c'est toujours pour la même raison : on n'est pas chez soi, on est chez Dieu. Il importe donc de se conduire comme des gens polis dans le respect des personnes et des lieux.
La loi de la maison de Dieu, nous le savons, c'est la charité. Or le flux de paroles - comme le rappelle ici Saint Benoît - amène fatalement le péché, soit qu'on blesse la charité en disant du mal des autres, soit qu'on empêche les autres de vivre sainement.
Quant à la vie contemplative, elle est la croissance dans une intimité de plus en plus profonde avec Dieu. L'oreille est toujours plus avide d'entendre et d'écouter la voix de Dieu. L'écouter dans la liturgie, dans la Lectio, dans l'oraison ; l'écouter aussi dans l'intime de son cœur à tout moment. Et une oreille contemplative n'a plus de goût pour entendre raconter des boniments. Ce n'est plus possible pour elle.
Maintenant quant à l’œil, lui ? L’œil, dans la vie contemplative, il ne se lasse pas d'admirer. Il admire Dieu, il admire les saints. Voilà aujourd'hui, Saint Bède le vénérable. Un saint tout de même un peu spécial par rapport à nous. Au VIII°, IX° siècle, quelque part en Angleterre, un moine tout ordinaire qui est devenu Docteur de l'Eglise, parce que son souci unique était de toujours mieux connaître Dieu, l'univers de Dieu, de capter les messages que Dieu dirige toujours vers le monde des hommes.
Admirer un saint ? L’œil l'admire. Et on devient alors par ce regard, on devient le compagnon d'une autre société, la Grande Eglise, et même la Grande Humanité, toute cette humanité que le Christ a assumé et que il est en train, imperceptiblement mais avec une puissance infinie, qu'il est en train de métamorphoser.
Or, si on est dans un environnement de bavardages, de revendications, de conciliabules, de bruits, l’œil je ne parle plus de l'oreille - l'œil ne sait plus où se mettre. Il n'y a plus de coin tranquille.
Dans la vie contemplative, le cœur, lui, il se dilate. Il se dilate à chercher et à aimer Dieu, l'aimer en lui-même, l'aimer aussi dans les frères. Et une des premières marques d'amour à l'endroit d'un frère, c'est le respecter, de respecter son intimité, de respecter son cheminement, respecter éventuellement sa peine ou sa joie, mais respecter la personne.
Or, le bavard est un violeur, un violeur de personnes. Il viole les personnes. A la limite, un bavard - je l'ai déjà dit ici et je le répète - c'est un assassin. Il tue. Il ne s'en rend pas compte. Il ne s'en rend pas compte, mais réellement c'est ça. Si on était en Islam, on lui couperait la langue. Ce serait fini ! Attention, mes frères, attention !
Et c'est pour ça que lorsque je vois que dans notre Ordre se répand cette revendication de la liberté de parole, ça me fait peur, parce qu’encore une fois on tue dans l’œuf la vie contemplative et on viole les personnes.
Maintenant la bouche, parce que c'est la bouche qui parle. Et bien, la bouche, elle est heureuse de parler à Dieu et de le louer. Il faudra bien parler, il est nécessaire de parler pour toutes sortes de motifs. Un Abbé doit beaucoup parler. Un cellérier doit beaucoup parler. Un Maître des novices doit beaucoup parler. Des chefs d'emplois, certains doivent beaucoup parler.
Cela n'a pas d'importance à condition qu'ils parlent toujours de ce qu'ils doivent dire et que de leur bouche ne sorte que des choses ..?.. et des choses nécessaires. Et alors que dans l'intervalle, la bouche s'ouvre, mais que ce soit pour louer Dieu, pour lui parler.
Maintenant, le fait de parler de tout à tout le monde prouve à l'évidence qu'on a tourné le dos à Dieu. On ne cherche plus Dieu. On se cherche soi-même. La discipline du silence, elle est austère dans les débuts, surtout pour les jeunes d'aujourd'hui. Pour ces jeunes d'aujourd'hui, c'est terrible. Pour ceux qui ont l'occasion de sortir, il ne faut pas aller bien loin, il suffit d'aller chez l'oculiste ou chez le dentiste à Rochefort. Eh bien, on voit les jeunes qui circulent avec des écouteurs aux oreilles.
Ils ont leur petit appareil à cassette en poche et ils écoutent toutes sortes de musiques, tout le temps, tout le temps. A tel point qu'ils ne peuvent plus étudier leurs leçons ou faire leurs devoirs sans entendre ça. Et ce sont des pareils qui viendront dans nos monastères à l'avenir, qui viennent déjà maintenant.
Voyez un peu quelle désintoxication ils doivent subir ? C'est pour cela que la règle du silence peut être austère. Et ce n'est pas à nous de la mitiger pour nous mettre au niveau de ces jeunes. C'est aux jeunes à se convertir pour entrer dans cette ambiance de vie contemplative où on sent la présence de Dieu.
Voilà, mes frères, lorsque le silence est acquis, lorsque l'âme baigne dans le silence, alors le silence devient un paradis pour celui qui a trouvé Dieu. Parce que Dieu ne se découvre pas dans le bruit, dans le flux de paroles, mais il se découvre, nous le savons tous et nous en sommes heureux, il se découvre dans le silence.
Mes frères,
Il me semble que le Chapitre Général a pris conscience du danger que faisait courir à l'Ordre l'abandon de la Règle du silence. Il a en effet introduit des précisions spirituelles importantes dans la Constitution qui traite de la garde du silence. J'y reviendrais à l'occasion. Ce soir, je voudrais établir une distinction entre la loquacité et le bavardage.
La loquacité est le défaut d'un homme qui a besoin de beaucoup de paroles pour exprimer une idée. C'est tout à fait innocent. Cela peut tout au plus énerver l'interlocuteur et faire perdre du temps, mais ça ne porte pas à conséquence.
Le bavardage, par contre, est toujours teinté de malice. C'est ce que Saint Benoît dire : Tu n'éviteras pas le péché, in multiloquio, dans le bavardage, 6,13. Que se passe-t-il en effet ?
On finit toujours par égratigner le prochain. Si bien que on blesse la réputation d'un autre, ouvertement parfois, ou bien par des insinuations subtiles. Mais le frère en sort toujours diminué dans l'esprit de celui qui l'a écouté.
Le bavardage inocule ainsi dans la communauté un virus qui peut rendre cette communauté malade, et même gravement malade. Ce virus agit de la façon d'un cancer qui peut avoir des conséquences extrêmement pernicieuses, dans le sens étymologique du terme, c'est à dire conduire une communauté à sa perte. Car cela se répand.
Il y a des métastases. Ce qu'on a entendu, si on est soi-même bavard - car les bavards se rencontrent - ça se répète, ça se répand. Et s'il y a dans la communauté des personnes un peu faibles, elles sont troublées, elles se demandent si dans le fond ce n'est pas vrai ? Et ainsi, vraiment c'est une maladie qui peut avoir des conséquences très, très lourdes.
Je vais maintenant me livrer à une petite analyse psychologique de ce phénomène du bavardage. Le bavardage est donc un vice qui prend corps chez un homme qui est tout à la fois imbu de sa valeur et affecté d'un complexe d'infériorité. Que se passe-t-il alors ?
Cet homme cherche par tous les moyens à être reconnu, apprécié, estimé, félicité, loué, car il se juge capable d'occuper dans la communauté des emplois de premier plan. Or, comme il ne les a pas, il s'estime incompris, oui, méconnu. Si bien que de l'endroit où il se trouve, il va porter un jugement sur les autres, surtout sur ceux qui occupent les emplois qu'il estime que lui pourrait remplir avec beaucoup plus d'efficacité. Il juge, il critique, il détruit.
Je prends ici le bavardage arrivé à un degré déjà assez grave dans le chef d'un frère. Un tel homme a besoin d'un auditoire auquel faire partager son point de vue. Il va expliquer les injustices dont il s'estime victime, ou bien il va proposer des réformes qu'il juge indispensables. Finalement, il tombe dans ce que Saint Benoît nous dit aujourd'hui : Son cœur s'est exalté, ses yeux se sont élevés, il a marché dans les grandeurs et les merveilles au-dessus de lui, 7,10.
Vous allez peut-être trouver que j'exagère, que le bavardage est plus innocent que cela ? Eh bien non, j'ai tout de même une petite expérience depuis le temps que je suis ici, et l'expérience aussi de ce que j'ai appris ailleurs depuis que je suis Maître des novices d'abord, et puis Prieur, et puis Abbé. J'ai appris beaucoup de choses, observé beaucoup de choses, entendu beaucoup de choses et vu beaucoup.
Eh bien, je vous assure que mon analyse est correcte. Donc je la reprends : un bavard est toujours un homme qui est imbu de sa valeur et qui en même temps est affligé d'un complexe d'infériorité. Il faut que les deux s'y trouvent. Car on peut très bien avoir conscience de sa valeur, d'une valeur réelle, car nous avons tous une valeur.
Mais ça n'en reste pas là. Je suis insatisfait de la position que Dieu me donne, de l'être qu'il me donne, de la façon dont il m'a créé. Mais si en plus de cela je suis affligé d'un complexe d'infériorité, si je me juge alors inconsciemment - cela est inconscient - inférieur aux autres et brimés, à ce moment-là, j'ouvre les vannes de tous les bavardages possibles.
Et si un bavard trouve dans une communauté des oreilles complaisantes, à ce moment-là, qu'arrive-t-il ? Eh bien il se forme un clan, des clans. Il se forme des factions qui agissent alors, comme je le disais tout à l'heure, à la façon d'un cancer. Cela peut disloquer une communauté. C'est pour ça que je disais hier que le bavard est un homme qui tue. Il ne s'en rend pas compte, mais vraiment le résultat est là.
Le bavardage est donc une forme très subtile de l'orgueil. Nous devons nous en garder, dit Saint Benoît, de tout élèvement, nous dit-il aujourd'hui, 7,5, quod se cavere Propheta indicat dicens, 7,6. Nous devons nous en garder. C'est le mot cavere.
Vous savez que les Romains mettaient une inscription sur la porte de leur maison ou de leur propriété : cave canem ! Attention, prenez garde au chien, n'entrez pas ! Donc, c'est cavere dans ce sens-là. Il y a un danger, un danger très grave.
Car le résultat final du bavardage si on s'y abandonne, c'est d'abord la maladie, et finalement c'est l'interitus, c'est à dire c'est une mort. Pas la mort physique, mais ce sera une mort psychique car on se détraque. Et puis ce sera peut-être - enfin que Dieu veuille qu'il n'en soit pas ainsi - ça peut être une mort spirituelle.
Donc, mes frères, soyons toujours très prudents ! Soyons sérieux dans notre vie ! Et comme je le disais hier, nous sommes ici chez Dieu. Apprenons donc le respect, le respect de la maison de Dieu, le respect du Christ qui vit dans les frères, le respect du Christ qui vit dans la communauté comme telle. Car la communauté est un membre de l'Eglise, un membre du Christ. La communauté a une conscience.
Prenons garde, mes frères, à cette forme d'orgueil qu'est le bavardage. Et ainsi nous goûterons la paix personnellement, et la paix se maintiendra et grandira dans la communauté, dans ce beau Corps, ce Corps constitué par des hommes qui ne vivent que pour Dieu, qui ne vivent que pour aimer.
Mes frères,
Si l'obéissance engage toute la personne au service de l'amour, si elle est ouverture totale à l'amour, elle va nécessairement créer en nous des dispositions de recueillement, de prière, de silence. Vivre dans la compagnie du Christ, vivre dans la société des trois personnes divines à l'intérieur de l'amour, c'est apprendre le respect du lieu où on est et des frères dont on partage l'existence. Toutes les choses sont vues sous un jour nouveau, dans une lumière nouvelle.
On aime. On admire. On compatit. On ne se dresse plus contre les autres. On est avec eux dans la lumière de Dieu. On grandit avec eux dans l'amour. Il se crée des liens de solidarité, de communion. Si bien que personne ne reste en arrière. On grandit tous ensemble. On ne fait jamais rien isolément. On sait et on sent qu'une même vie circule en chacun et en tous.
Si bien que l'amour, l'admiration, la compassion, qui sont des sentiments de fils de Dieu, grandissent et se fortifient dans un silence toujours plus profond, toujours plus rempli de lumière et de paix. Ce n'est pas seulement le silence des lèvres, c'est aussi le silence de l'imagination, le silence de la mémoire, le silence des gestes.
Le silence intérieur sur lequel les anciens insistent davantage nous n'y pensons peut-être pas mais c'est le silence de la mémoire. Il faudrait un jour, mais c'est toujours des jours qui ne se présentent jamais, un jour que je vous parle de tout cela. J'espère bien que d'ici quinze jours à trois semaines, je pourrai commencer ?
Le silence, c'est la retraite secrète où l'amour fait son nid. Le silence est tout ensemble écoute d'un chant qui captive le cœur, vision d'une beauté qui enchante le regard et réponse ; réponse sans parole, accueil sans réserve. Le vrai contemplatif, celui qui baigne dans ce silence des oreilles de son cœur, il entend bien réellement un chant et des yeux de son cœur il voit bien réellement une lumière.
C'est cela la vie éternelle commencée, la ..?.. ..?.. vitae eternae dont parlent les anciens. Et à l'école de cela, mes frères, qu'importe le reste. On comprend qu'il faille tout sacrifier pour obtenir de suite cette vie éternelle. A ce moment-là, tout est gagné, pour soi et pour les autres.
L'obéissance, l'amour, le silence et la prière forment un tout indivisible. Personne n'a le droit de briser ou de disloquer ce tout. Or le démon, lui, va faire tout ce qui est en son pouvoir de démon pour détruire cette unité. Alors, prenons bien garde, mes frères, de ne pas devenir ses instruments et ses complices. Or le devient celui qui est bavard. Le bavard est un destructeur parce qu'il - est mais réellement - le complice du démon. Si bien qu'il le devient lui-même si ça va jusqu'au bout.
Le bavardage ? Que fait le bavardage qui est le contraire du silence ? Eh bien le bavardage, lui, il colporte, il colporte les ragots et toutes sortes de médisances. Il se nourrit de scandales. Il s'engraisse de la misère des autres. C'est cela !
Le bavardage devient une drogue. On n'en est jamais lassé. Et encore une fois, c'est extrêmement grave. Je dirais qu'à l'intérieur du monastère, c'est le péché par excellence. Je n'entends pas péché dans le sens théologique, mais dans le sens moral du mot.
Maintenant, veuillez excuser l'expression car elle sera un peu forte, mais le bavard, c'est un charognard. Pourquoi ? Mais parce qu'il est toujours en quête de saletés, de cadavres et de pourriture, et il s'en délecte. Cela, c'est le vrai bavard ! On le reconnaît à son regard, on le reconnaît à sa tête, on le reconnaît aux mouvements de son corps : il est toujours à l'affût.
C'est pourquoi, mes frères, prenons garde ! Prenons garde parce que le péché qui sommeille en nous est capable de toutes les ..?.. . Or, nous sommes pécheurs, nous devons bien le savoir. Nous sommes tous, tous, tous des pécheurs. Nous commettons des péchés tout le temps et si nous ne nous en apercevons pas, c'est parce que nous avons encore la peau de notre cœur trop épaisse.
Mais lorsque le cœur se ramollit, lorsqu'il devient de plus en plus brillant, alors toutes les poussières apparaissent, comme c'est dans un rayon de soleil qu'on voit qu'une vitre n'est pas propre. Si on est dans l'obscurité, ça n'apparaît pas. De même, si notre cœur est dans l'obscurité, voilà, on ne voit plus rien. Mais si alors la lumière de Dieu commence à se promener en lui, tous les défauts apparaissent.
C'est pourquoi, mes frères, encore une fois, prenons garde et demandons au Seigneur de nous protéger, de nous garder du bavardage et de nous installer bien solidement dans le silence qui est le lieu de sa demeure.
Mes frères,
La retenue dans les paroles est extrêmement difficile surtout aujourd'hui où nous vivons dans un monde interpersonnel, dans un monde où la communication constitue vraiment l'essentiel du tissu social. Même dans un monastère, il n'est plus possible aujourd'hui de vivre les uns à côté des autres sans rien se dire.
Maintenant, comment faire dans la pratique pour être de véritables moines, pour pratiquer une retenue effective de la parole et en même temps d'être un homme social ? C'est une affaire de discernement. Et à mon avis, la mesure de cette retenue, c'est la mesure de la charité que nous devons nourrir les uns pour les autres.
Seulement voilà : la recherche de soi, le besoin d'évasion, une certaine peur de la solitude peuvent très bien se maquiller sous les formes de la charité. Ce n'est donc pas alors de la charité, ce n'est rien qu'une recherche de soi extrêmement subtile. Mais alors, comment savoir si je suis dans la charité ou bien si je suis à côté de la charité ?
Eh bien, mes frères, le critère qui nous permet de discerner, c'est l'utilité du prochain. Si je dois dire quelque chose, cela va-t-il apporter un surcroît de vie divine à mon frère ? C'est la question qu'il faut se poser.
Certes, dans un monastère, il y a des endroits où on ne peut pas parler. L'église, les cloîtres, le réfectoire, le scriptorium, ce sont des lieux où le respect de Dieu et le respect des frères imposent un silence qui n'est pas la retenue dans les paroles, mais qui est le silence. On n'y parle pas sauf naturellement en cas de nécessité ou, comme on dit habituellement, s'il y a une raison proportionnée. Mais en dehors de cela, comment faire pour pratiquer cette retenue ? Eh bien mes frères, je le répète, je dois être habité par une charité véritable.
Maintenant, comment cultiver cette charité, comment la faire croître ? Et bien, il y un moyen. Et pour pratiquer cette retenue dans la parole, il faut passer même au-dessus de tout et arriver à ce moyen-là. Et c'est que nous sommes dans le monastère, nous sommes chez Dieu. Nous sommes des moines, nous cherchons Dieu. Nous nous exposons à sa Parole, au Feu, à la Lumière, à la douceur de sa Parole pour être peu à peu transformés en ce qu'il est Lui, l'Amour.
Il est donc normal, il est donc requis que je sois le plus souvent possible, toujours même, en conversation avec Dieu. Donc ma parole, je la réserve d'abord pour Dieu, pour le Christ, pour la Vierge Marie, pour Saint Bède le vénérable dont c'est aujourd'hui la fête, je la réserve aux habitants de ce Royaume dont le Christ, là, est la Lumière et je leur parle de façon habituelle.
Or, c'est cela la prière, nous le savons bien. La prière, c'est un entretien, une conversation, un commerce habituel, permanent avec Dieu. Je dois être en état de prière, je dois être un homme de prière, je dois devenir prière. Attention ! Il ne faut pas entendre prière dans le sens de demander quelque chose. Non, c'est être habituellement en communion comme ça avec Dieu et son univers.
Et à ce moment-là, que va-t-il se passer en moi ?
Eh bien, en moi va s'installer un équilibre, mais un équilibre surnaturel, mais aussi un équilibre humain qui va me permettre de choisir lorsque je suis amené à prendre la parole. Je saurais, suite à une intuition intérieure qui est d'origine surnaturelle, je saurais si je dois parler ou si je dois me taire et dans quelle mesure je dois parler.
Je ne parlerai pas pour ma satisfaction personnelle parce que j'éprouverais une démangeaison, un besoin de parler. Je ne parlerai pas pour me mettre en évidence. Je ne parlerai pas parce que je m'ennuie. Je ne parlerai pas sous prétexte d'exercer une sorte de paternalisme, voilà, sur un frère m'imaginant être déjà quelqu'un de bien qui doit partager ses richesses avec les autres.
Non, je ne serai pas un donneur de conseils, mais je parlerai lorsque Dieu avec lequel je suis en rapport permanent m'inspirera sans erreur possible que je dois dire quelque chose. Et alors, c'est sa parole qui sortira de mon cœur, une parole qui portera. Et cette retenue de la parole, elle s'exercera toute seule.
Donc vous voyez, mes frères, être en communion avec Dieu, être vraiment un homme d'oraison, quelqu'un qui parle à Dieu, qui vit de façon de plus en plus consciente avec lui, et puis la charité grandit dans le cœur. Et cette charité alors est une véritable charité, un véritable amour parce que il n'y a plus de place dans l'être pour un retour sur soi et pour l’égoïsme.
Mais voilà, mes frères, une petite recette que - me semble-t-il - nous devons appliquer parce que dans notre vie ça forme un tout. Il n'y a pas de petits compartiments, quand on grandit d'un côté, c'est tout le reste qui grandit. C'est comme ça dans notre organisme physique. Nous avons été tout petits et nous avons toujours eu la même proportion, et nous avons grandi de façon harmonieuse. Eh bien, il en est de même dans le monde surnaturel.
Alors, ayons toujours grande confiance et s'il nous arrive ma foi de trébucher, de tomber, eh bien, nous ne devons pas le prendre au tragique parce que nous sommes toujours de petits enfants dans le Royaume. Et un petit gosse qui tombe, il ne se fait pas beaucoup de mal. Il se ramasse, il pleure un peu et puis il recommence à courir.
Table des matières
Chapitre 6 : De la retenue dans les paroles. 24.09.84
Chapitre 6 : De la retenue dans les paroles. 24.09.85
Chapitre 6 : De la retenue dans les paroles. 24.01.86
Chapitre 6 : De la retenue dans les paroles. 24.09.87
Chapitre 6 : De la retenue dans les paroles. 25.05.88
Chapitre 6 : De la retenue dans les paroles. 26.05.88
Chapitre 6 : De la retenue dans les paroles. 24.09.88