Mes frères,
Cette nuit, Dieu est devenu un petit paquet de chair dans une mangeoire. C'est insignifiant, ce n'est presque rien. Et on nous dit que pour le trouver, nous devons remonter la pente de notre vie et redevenir des enfants démunis de tout, totalement impuissants, attendant tout, recevant tout des autres exactement comme Lui a voulu devenir.
Alors, mes frères, pourquoi en nous cette répugnance à suivre ce chemin ? Pourquoi nous débattre sans fin contre Dieu et contre son projet ? Pourtant, au terme de notre retournement, de notre conversion, c'est une métamorphose, c'est une transfiguration qui devient notre partage. Parti homme, nous nous retrouvons Dieu. Hélas, personne à peu près n'ose le croire. Mais pourquoi encore ? Pourquoi ?
Eh bien, parce que nous sommes des animaux. Il y a en nous une puissance charnelle qui nous domine et qui nous écrase. Nous sommes tous des esclaves de cette chair de péché. Et par chair, j'entends la totalité de notre nature d'homme depuis notre intelligence jusqu'à nos instincts les plus sombres. Voilà ce que nous sommes et nous n'osons pas croire que Dieu puisse prendre possession de nous et faire de nous ses véritables enfants.
L'Apôtre vient de nous le dire : Dieu nous a donné le pouvoir de devenir ses enfants. Oui, le Christ-Jésus, ce Dieu avec nous et pour nous, entend nous donner la grâce d'une nouvelle naissance. Et celle-ci s'opère par le moyen de la foi en lui.
Cela signifie dans la pratique que nous devons lui remettre le tout de notre vie, que nous devons le laisser nous pénétrer et nous transformer insensiblement. C'est une naissance très lente, mais au regard de notre éternité, elle est extrêmement rapide.
Oui, c'est une authentique naissance à un univers nouveau, celui des trois Personnes divines. Nous ne pouvons pas imaginer ce que cela représente, nous ne pouvons même pas le concevoir, mais lorsque nous y sommes nous le voyons. C'est par l'intérieur de cette naissance que nous pouvons savoir ce que signifie être enfant de Dieu et participer à la nature divine.
Et c'est vraiment une merveille ! Car si nous devenons Dieu, en même temps nous restons homme et de plus en plus parfaitement homme. Nous conservons notre nature humaine, nous recevons la nature divine et notre nature humaine est portée sur des sommets toujours plus élevés de perfection.
Nous passons d'une vie mortelle à une vie éternelle. Mais que signifie cette vie éternelle ? Encore une fois, nous ne pouvons le savoir que lorsque nous la sentons palpiter en nous. Nous voyons Dieu par l'intérieur de lui-même et nous nous voyons nous-mêmes comme il nous voit. Nous nous voyons dans la lumière et dans l'amour.
Bref, nous devenons avec lui un seul être et le monde est à nos pieds, c'est à dire que nous sommes parfaitement libres. Nous sommes délivrés de ce qui en nous nous enserrait, ce qui nous empêchait de regarder, ce qui nous empêchait d'écouter. Nous sommes devenus les maîtres du monde parce que nous sommes devenus par grâce les maîtres de nous-mêmes.
Mais alors, encore une fois, pourquoi cette répugnance à naître de Dieu ? Tout simplement parce que nous avons peur. Nous sommes des êtres dominés par la peur. Nous plaçons notre sécurité dans notre état d'adulte fort, intelligent, entreprenant, expérimenté et nous ne voulons pas régresser à l'état d'enfant.
Or, redevenir enfant, ce n'est pas une régression, c'est une promotion. C'est s'ouvrir à la démesure au lieu de se crisper sur soi, c'est accueillir la plénitude d'un avenir merveilleux au lieu de fermer frileusement les mains sur quelques paillettes qu'il faudra tout de même bien lâcher un jour. Noël nous rappelle doucement la beauté de notre véritable destinée. Dieu s'est fait homme pour faire de nous des Dieux.
Et mon souhait en ce jour, mon souhait qui est aussi le sien exprimé par ma bouche, le voici : c'est que nous le croyions, c'est que nous nous donnions à ce Dieu qui s'est fait homme pour nous et que nous allions jusqu'au bout de notre enfance enfin retrouvée.
Amen.
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Mes frères,
Saint Etienne est considéré à juste titre comme le premier des martyrs. On pourrait tout aussi bien affirmer qu'il est le premier des contemplatifs chrétiens car, au moment de son martyre, il est dit que levant les yeux vers le ciel, il vit la gloire de Dieu et Jésus debout à la droite de Dieu.
Cette vision de la gloire divine et cette vision du Christ ressuscité est l'ambition suprême des moines depuis l'origine. Ils avaient devant eux des exemples, Moïse et Elie qui se sont trouvés présents au moment où le Christ a été transfiguré sous les yeux des trois apôtres choisis pour gravir avec lui la montagne.
Mais la gloire de Dieu ? Que faut-il entendre par la gloire de Dieu ? Eh bien, mes frères, la gloire de Dieu, c'est la lumière suressentielle, c'est la lumière qui resplendit à partir de l'être le plus profond de Dieu.
Naturellement il nous faut des mots pour exprimer cette réalité qui en soi est absolument ineffable. Et réellement, l'œil du cœur perçoit ce qu'il interprète comme une lumière, mais en fait ça pourrait tout aussi bien être une musique.
Disons que c'est les deux ensembles : c'est une lumière musicale ou bien une mélodie lumineuse. Toujours est-t-il que cette beauté divine extraordinaire resplendit à partir de la personne du Christ, du Christ ressuscité, du Christ transfiguré. C'est elle que les apôtres ont contemplé quelques instants sur la montagne sainte.
Donc cette lumière, elle nous vient toujours à partir du Christ et à travers lui. Il est le canal obligé entre la Trinité et nous. Il est impossible de passer à côté. S'il se passait quelque chose à côté, ce serait de l'illusion. Tout nous vient absolument par le Christ.
Et cette lumière qui procède du Père, qui passe par le Christ et qui arrive à nous, nous pouvons sans crainte de nous tromper l'assimiler à la Personne de l'Esprit Saint. Et il est donc normal que pour voir cette lumière, il faille être rempli de l'Esprit Saint. C'est ce qui est dit ici d'Etienne : Etant empli de l'Esprit Saint, il vit la gloire de Dieu et Jésus.
Mais au début, tout au début du récit il est dit que Etienne - dont le nom signifie couronne - était, encore une fois, rempli de charismes, de grâce et de dynamisme, de puissance, de force. Il était rempli de grâce, de force qui étaient, disons, les deux manifestations quasi incarnées en lui de la présence de l'Esprit Saint qui est l'éclat de la lumière de Dieu.
Il était rempli, cela signifie qu'il n'y avait plus un seul endroit en lui qui en fut vide. Tout de lui était pénétré par l'Esprit, était devenu grâce et puissance. Etienne était donc entièrement spiritualisé, entièrement divinisé. L'énergie divine le possédait et, si bien, qu'il était divinement beau.
Ceux qui étaient là avec lui, donc qui l'écoutaient, qui le regardaient, ont vu son visage - comme il est dit ici - comme celui d'un ange. Donc il avait une beauté qui dépassait de loin la beauté de l'homme.
Cela ne veut pas dire que s'il s'était présenté dans un concours de beauté il aurait décroché le premier prix. Il n'aurait pas été une sorte de miss univers au masculin. Non, c'était un autre type de beauté, c'était la beauté même de Dieu qui transparaissait sur son visage.
Et c'est cela être plein de grâce. D'ailleurs le mot français dit cela aussi. Un être gracieux, un être plein de grâce est un être très beau, spirituellement et moralement beau surtout, pas nécessairement physiquement.
Et voilà donc notre Etienne, il est donc devant tous ces hommes qui sont les chefs de son peuple. C'est le haut clergé et tous les théologiens de son temps. Il est là devant eux. Et il est le témoin d'un autre univers, celui de Dieu et celui du Christ. Il en est le témoin parce qu'il y est introduit et qu'il est possédé par lui. Car cet univers de Dieu, pour y entrer, il faut en être possédé.
Le Christ l'a dit lui-même : Celui qui m'aime, c'est à dire celui qui s'unit à moi par toutes les fibres de son être, celui qui n'hésite pas à faire ce que Saint Benoît demande à son disciple, des choses impossibles, donc qui ne recule pas devant ce qui lui est demandé même si apparemment cela semble dépasser ses possibilités, et bien celui -là il aime le Christ. Et à ce moment-là comme le Christ l'a dit, II vient avec son Père et ils établissent chez lui, auprès de lui, en lui leur demeure.
Voilà donc la Trinité, voilà la ciel, qui se trouvent dans le cœur d'un homme. Il est donc littéralement possédé par Dieu. Il arrive au sommet de son évolution spirituelle et humaine. Et à ce moment-là, il sait ce qu'est l'univers de Dieu parce qu'il s'y trouve. Il l'a en lui et d'un autre côté il s'y trouve !
Vous voyez, il est totalement enveloppé par cet univers. Il voit la lumière, il voit le Christ. On ne peut pas lui enlever cela. Pour lui, c'est une évidence absolue. Et voilà notre Etienne qui est témoin de cet univers devant des hommes qui, eux, en sont exclus. Pas définitivement, car parmi eux se trouve un certain Saul qui est sans doute un des plus grands théologiens juifs de l'époque, un premier de classe.
Il est là et il en est exclu maintenant, le Saul, mais il ne le sera pas toujours. Personne n'est exclu de cet univers. On peut l'être temporairement pour toutes sortes de raisons qui nous échappent mais qui peuvent aussi et d'abord surtout tenir aux personnes elles-mêmes.
Et cette situation de témoin de l'univers de Dieu est très inconfortable. Elle est merveilleuse naturellement, mais inconfortable. Elle heurte de front les évidences sur lesquelles s'appuient les autres. Mais elle les heurte de front et c'est une collision. Et voilà, c'est un accident.
Les autres emprisonnent le divin, ils emprisonnent Dieu, ils emprisonnent l'univers de Dieu dans des catégories humaines, dans des catégories charnelles. Si bien que l'évidence raisonnable se dresse contre l'évidence de la foi et, c'est un conflit irréconciliable.
Faisons bien attention à ceci ! Evagre le Pontique dit : Si tu pries, c'est à dire si ayant écouté cette mélodie qu'est la Trinité, tu l'accueilles en toi et que l'accueillant en toi, tu vois l'univers de Dieu, tu y es accueilli, à ce moment-là, à ce moment-là seulement tu peux te dire théologien.
Tu as le droit de parler de Dieu parce que tu lui es devenu semblable par toutes les cellules de ton être. Et puis tu es chez lui, tu es possédé par lui, donc tu peux en parler. Seulement, tu n'auras pas de mots pour le dire, mais tu en parleras par toute ta conduite. Cette lumière que tu vois, mais fatalement elle finira par rayonner de toi par ta conduite, par tout ce que tu feras.
Et peut-être pourras-tu parfois aussi l'exprimer, mais sous forme poétique, par des images comme un Siméon le Nouveau Théologien ou bien un Jean de la Croix qui expriment leur vision, leur expérience existentielle de cet univers de Dieu sous forme de poèmes. Voyez, c'est cela. Alors on est vraiment théologien.
Cela ne veut pas dire ici maintenant que je jette le mépris sur les autres théologiens. Loin de là, il en faut ! Mais attention : comme il est toujours dit, la raison doit être au service de la foi. Ici attention encore toujours aux illuminés. Là est le risque, là est le danger. Et c'est ce qui s'est passé ici, Etienne a été pris pour un illuminé.
Pourtant ils auraient dû voir, ils auraient dû comprendre que par sa conduite plus encore que par ses paroles il disait des choses qu'un homme livré à ses propres forces est incapable de dire. Et d'ailleurs, ils voyaient son visage comme celui d'un ange. Mais voilà, la passion leur a fait perdre le sens. Et voilà, ce fut le conflit irréconciliable.
Et voilà, Etienne est lapidé, Etienne meurt. Que se passe-t-il alors ? Eh bien ses adversaires héritent de son cadavre mais l'esprit d'Etienne s'échappe. Il le dit : Seigneur Jésus reçoit mon esprit. Et voilà, c'est fait.
L'esprit d'Etienne, mais c'est cette lumière, c'est cet Esprit Saint. Il retourne vers celui qui l'a donné. Et c'est tout Etienne qui est reçu par le Christ, tout lui. Et alors, il ne peut laisser son cadavre à ses adversaires comme ça, il va prononcer une parole de réconciliation en disant : Seigneur ne leur impute pas ce péché.
Mes frères, telle est la situation extraordinaire, merveilleuse, mais combien difficile et périlleuse du contemplatif. Et c'est une des raisons sans doute pour lesquelles il s'en trouve si peu, parce qu’encore une fois elle est dangereuse. On peut passer toute sa vie sans se heurter ainsi. Naturellement la dramatisation qu'a vécu Etienne, ce n'est pas le lot de chaque contemplatif. Mais tout de même, il n'en manque pas dans l'histoire qui ont été livrés comme lui.
Il y a, mettons pour en citer deux que j'ai cité tantôt, il y a Simon le Nouveau Théologien, et puis Jean de la Croix, et encore bien d'autres. N'allons pas maintenant penser que ça va nous arriver à nous et dire: quel malheur ! Et puis, comme dit Saint Benoît, étant effrayé, épouvanté, prendre la fuite.
Non, mais il y a toujours cet affrontement en nous entre la raison et puis cette foi qui nous permet de transcender absolument tout ce qui est charnel, tout ce qui est apparent, et qui nous ouvre alors à cet univers de Dieu, et à la lumière, et à cette mélodie extraordinaire qu'est celle des trois Personnes de la Trinité.
Et puis il y a en nous tout ce poids, ce pondus carnis, ce poids de la chair, ce poids de la raison qui ne peut pas - ou très difficilement décrocher de ce qui le rive à la matière et à toutes les passions.
Mais voilà, nous sommes ici pour être purifiés de tout cela, pour être allégés et ainsi devenir diaphane, limpide, transparent dans l'amour et pouvoir recevoir en nous la plénitude de Dieu de manière à pouvoir le rayonner aussi très simplement et très gentiment.
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Mes frères,
Nous devons être suprêmement attentifs à ce que l'Esprit Saint nous dit en cette période de Noël où nous commémorons l'incarnation de notre Dieu. Nous devons savoir que le terme ultime de notre vocation contemplative, c'est de faire de chacun de nous ce qu'une sainte carmélite appelait : une humanité de surcroît pour le Christ.
Aujourd'hui, nous avons entendu l'Apôtre Jean nous dévoiler quelques beautés de ce mystérieux travail opéré en notre cœur par l'Esprit de Dieu. Vous aurez peut-être remarqué que le début de son Epître recoupe exactement le début de son Evangile.
Il disait dans l'Evangile : Au commencement était le Logos, la Parole de Dieu. Ici il nous dit : Ce qui était au commencement, la Parole de vie. Il a donc de la suite dans les idées. Il entre au cœur, disons, de ces affirmations. Il y a toute une incise qui est extrêmement importante pour le propos de notre vie contemplative.
N'oublions pas que Jean est considéré comme le premier des théologiens car il a été le plus grand des contemplatifs. Il est pour nous un modèle vers lequel nous devons tendre, que nous n'atteindrons jamais mais qu'il est toujours bon d'avoir devant les yeux.
Vous savez aussi que Saint Augustin a donné un commentaire extraordinaire de la première Epître de Jean, le plus beau sans doute qui ait jamais été écrit, qui est d'une pertinence et d'une justesse parfaite. Mais ce qu'il a dit est encore malgré tout bien en deçà de la réalité que nous pouvons saisir intuitivement. Et là, nous sommes dans l'ineffable pur.
Et voici ce que nous dit l'Apôtre. Il décrit tout le mouvement de la vie contemplative. Je traduis du grec comme ça. Ce ni est peut-être pas exactement comme ça dans les livres liturgiques qui sont beaucoup plus littéraires. Moi, je me colle ici au sens littéral.
Ce qui était à partir du commencement, ce qui était au commencement, ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu de nos yeux, ce que nous avons contemplé, ce que nos mains ont touché au sujet de la Parole de vie, et puis alors il continue.
Comme il s'agit ici du Logos, donc de la Parole, Dieu se dit à lui-même qu'il est. Et le contemplatif élevé dans la sphère du divin entend cette Parole, il entend Dieu qui se dit à lui-même. Donc puisqu'il s'agit d'une parole, la première perception est une écoute. C'est une audition.
Et j'écoute, non seulement avec les oreilles de mon cœur, mais par mon être entier. Donc l'écoute au plan physique n'est pas seulement par l'oreille, mais elle l'est par tout le corps. D'ailleurs, lorsque le bruit est trop fort, nous tremblons. Lorsqu'un avion perce brusquement le mur du son, nous réagissons dans tout notre être.
Donc, nous vibrons à cette Parole de Dieu.
Et cette Parole, à partir de notre cœur où elle a établi son temple, elle fait vibrer tout notre être qui devient donc comme une grande caisse de résonance, comme un instrument à travers lequel la Parole doit pouvoir se dire de façon nouvelle, originale, unique suivant chacun d'entre nous.
Donc, nous sommes ici en plein dans la vie contemplative qui est tout à la fois passive - on résonne - mais qui est tout de même active parce qu'il s'agit d'être attentif à ce qui se passe. Il faut vouloir écouter.
Je peux me boucher les oreilles, boucher les oreilles de mon cœur pour ne pas entendre. J'aurais alors, comme dit l'Ecriture, un cœur gras. Je le barde de graisse pour qu'il devienne sourd. Donc l'art spirituel est avant tout un art de l'écoute.
Si je reçois Dieu ainsi à l'intérieur de sa Parole, si je le reçois par tout mon corps, je suis aux antipodes de l'idéalisme, cet idéalisme platonicien qui voit dans le corps une prison dont il faut se libérer. Mais non, dans la réalité chrétienne, le corps est l'instrument qui nous permet d'écouter Dieu et de le capter, de le faire entrer en moi de manière à ce que tout moi vibre de lui.
Puis l'Apôtre nous dit : Ce que nous avons vu de nos yeux. Donc en second lieu, voici la vision. Les yeux reconnaissent ce que les oreilles ont entendu. Il y a en chacun de nous du fait que nous sommes créés et que nous sommes aimés, il y a une attente de Dieu. Il y a une sorte de parenté avec Dieu, lointaine naturellement, mais tout de même il y a une harmonie entre lui et nous. Si bien que c'est que je perçois sa Parole et que mon être vibre à cette Parole, mon attention devient plus forte, je regarde et je le reconnais.
Donc, je ne le découvre pas pour la première fois. Non, je le connais déjà mais de façon extrêmement obscure du fait qu'il me crée. Et voici que ayant entendu sa voix, je reconnais son visage. Je commence donc à le voir. Donc mon être entier est vraiment totalement investi, mon cœur est captivé et mes yeux admirent. Voilà, nous sommes encore un peu plus loin dans la vie contemplative.
Mais pour l'Apôtre ce n'est pas encore tout. Il dit : Ce que nos mains ont touché. C'est même plus que toucher, ce n'est pas un toucher léger mais c'est presque ce que nos mains ont frotté, touché, caressé. Vraiment nous touchons Dieu de toute notre main, pas seulement avec le bout des doigts.
Et ici, nous pourrions nous demander : Mais comment est-il possible de toucher Dieu ? Eh bien, à l'intérieur d'une expérience contemplative, il est possible de le toucher parce qu'on est touché par lui. C'est lui donc qui nous touche de façon extrêmement délicate et douce. Et à l'intérieur de ce toucher de Dieu sur nous, nous-mêmes le touchons. Et c'est une découverte extraordinaire.
Mais l'Apôtre s'est arrêté là. Il aurait encore pu aller plus loin. D'autres contemplatifs ont poussé, je dirais, la description de leur expérience encore plus loin et ils diront : Mais je peux goûter Dieu. Il y a une sapor, je goûte Dieu. Donc le sens du goût est aussi atteint.
Et on dira même : Je sens Dieu, je sens le parfum de Dieu, bonus odor Christi. Vous savez qu’un critère de sainteté autrefois était la bonne odeur que dégageait le corps mort. Pourquoi ? Mais c'était Dieu habitant ce corps et en faisant son temple qui l'avait vraiment oint de ce qu'il était, c'est à dire une bonne odeur.
Enfin, l'Apôtre ne va pas si loin que ça, il s'est arrêté, lui, au fait de toucher. Et donc, la vie contemplative saisit l'homme global. C'est donc un même acte qui est tout ensemble audition, vision et toucher.
Mais vous allez dire : L’Apôtre, ici, il parle du Christ qui était vraiment un homme qu'on a pu entendre parler, qu'on a pu voir et puis qu'on a pu toucher ? C'est vrai, mais le Christ, le Verbe de Dieu devenu homme une fois pour toute, étant aujourd'hui ressuscité et transfiguré, il est quand même toujours possible et de l'entendre, et de le voir, et de le toucher et peut-être encore maintenant beaucoup plus facilement qu'avant, nous dirons, sa mort et sa résurrection.
Pourquoi? Mais parce que quand il était là, disons, exactement comme l'un d'entre nous, c'était tout de même circonscrit à un petit pays et à un petit groupe d'hommes. Tandis que maintenant dans son état de ressuscité, il est à la disposition de chacun d'entre nous et de chaque homme.
Et si nous sommes appelés à la vie contemplative, c'est pour faire cette expérience-là au nom de tous les autres qui n'y pensent pas, qui ne savent pas même que c'est possible, qui sont à mille et mille lieues de ça, qui ont d'autres préoccupations que de chercher Dieu, que de chercher le Christ, et de le rencontrer, et d'entrer en communion tellement intime avec lui.
Donc, nous sommes ici ambassadeurs pour les autres hommes qui sont nos frères. Et cette expérience peut se faire en tout lieu maintenant par tous ceux qui sont appelés. Elle n'est donc pas circonscrite à un petit groupe de disciples.
Mais il y a encore un mot avant d'aller à l'Office, un tout petit trait encore - vous savez, on pourrait s'arrêter ici des semaines entières - mais un tout petit trait qui m'a encore frappé ce matin. C'est que il y a, il dit ici : nous vous l'annonçons afin que vous soyez en communion avec nous, et entrant en communion avec nous que vous entriez en communion avec la Trinité. Il faut oser le dire, une chose pareille!
Eh bien, c'est ceci : c’est que celui qui fait cette expérience de Dieu, de cet univers dans lequel il est plongé, qui l'investit de toute part, celui-là il éprouve un besoin incoercible de l'annoncer, de le partager avec les autres. Donc, la vie contemplative ne crée pas l'isolement, mais elle pousse à la communion et à une communion parfaite.
Cela ne veut pas dire maintenant que nous devons courir les rues et crier tout cela. Non, ce n'est pas notre rôle, nous sommes tout de même dans un désert. Mais ce désert n'est pas un isolement. Et lorsque une personne vient à nous, et qui est ouverte, et qui est appelée, disons, plus ou moins à entrer comme ça en communion avec Dieu et son univers, il ne faut pas avoir peur de lui présenter les choses telles qu'elles sont. Car à l'expérience, je puis vous dire que la personne est capable de l'entendre. Mais voilà, il faut faire ça avec discernement.
Enfin, voilà tout ce qui est écrit. Et ça, dit-il, nous devons le faire pour que notre joie soit complète. Donc notre joie complète est dans une communion parfaite avec la Trinité et tous les hommes, et cela dans la Personne du Christ que nous entendons, que nous voyons et que nous touchons.
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Mes frères,
Le récit du massacre des innocents recèle une parole secrète que nous allons écouter ensemble si vous le voulez bien. Chaque épisode biblique d'ailleurs vibre d'une multitude d'harmoniques qu'une oreille exercée peut percevoir.
Voyez l'art de l'écoute qui est vraiment l'occupation essentielle du contemplatif. Nous n'aurons pas assez de toute l'éternité pour épeler ces harmoniques. Mais il en est certaines qui sont tellement fines, tellement délicates, tellement profondes que nous les percevons à peine.
Et en voici une - à propos de ce récit - qui nous ouvre des horizons immenses sur Dieu et son univers, horizons qui vont nous établir dans une heureuse humilité.
Hérode fait donc massacrer des enfants de moins de deux ans. Ces tout petits n'ont pas encore une conscience éveillée, ils ne savent même pas qu'ils existent. A fortiori ils n'ont absolument pas la moindre idée d'un Messie et de son Royaume. Or, ils sont vénérés pour ce qu'ils sont : d'authentiques martyrs. Ils sont donc - par leur mort - témoins de Dieu, de son projet, de son univers et ils le sont de manière inconsciente et involontaire. Mais ils le sont tout de même.
Alors, il est donc possible d'être témoin de Dieu, d'être témoin du Christ sans le savoir. A l'extrême, on peut être témoin tout en étant dans l'ignorance totale de Dieu et de son mystère. Mieux encore, on peut l'être tout en étant plongé dans l'agnosticisme et l'athéisme. Pour être témoin de Dieu, il faut et il suffit tout simplement d'aimer.
Tout homme maintenant, quel qu'il soit, qui est possédé par l'amour, l'amour d'autrui, et qui en vit est un témoin de Dieu. Dieu est amour et celui qui est dans l'amour demeure en Dieu et Dieu demeure en lui. Il n'est pas fait de distinction entre les qualités de cet homme qui est installé dans l'amour.
Vous allez me dire: Mais est-ce qu'il est possible d'aimer vraiment en dehors du christianisme ? Je sais que c'est très difficile, très, très difficile. Seulement, ce qui est impossible à l'homme, ne serait-il pas possible à Dieu ? Ne pourrait-on pas trouver dans le paganisme, dans l'athéisme des hommes qui soient sans le savoir investis par Dieu et par son amour ?
Je pense que les enfants qui ont été tués à cause du Christ nous donnent une réponse qui doit être affirmative. Ces enfants n'avaient commis ni bien ni mal. Encore une fois, ils n'étaient pas mêmes conscients de leur existence propre.
Tandis qu'un homme, lui, étranger à la religion chrétienne, il peut avoir naturellement beaucoup de délits sur la conscience, c'est bien vrai ! Mais n'empêche, il peut arriver tout de même un moment où, voilà, quelque chose se passe en lui qui l'ouvre sur ce que lui va interpréter comme des sentiments d'altruismes, de bonté, de bienveillance, de compassion, d'amour qui le font s'oublier, qui le font se donner à d'autres.
Je pense qu'on ne peut pas dire que des expériences ponctuelles de ce genre soient étrangères à la puissance de Dieu. Je ne le pense pas. Il peut le faire car Dieu ne fait pas acception des personnes et il n'est pas avare de ses dons.
Et de même que les enfants de Bethléem ont été témoins du Christ sans le savoir, il est bien possible, à mon sens, que des hommes aujourd'hui, le soient encore sans le savoir.
Nous devons, me semble-t-il, avoir le cœur assez ouvert pour le reconnaître. Nous ne devons pas tomber dans le travers du pharisaïsme et nous imaginer qu'il n'y a que nous, que nous possédons la vérité entière - ce qui est vrai - et que à cause de cela qu'il n'y a que nous qui puissions recevoir de Dieu des grâces capables de nous métamorphoser et de nous transfigurer.
Il existe dans les apophtegmes l'un ou l'autre récit où l'on voit un Père très célèbre, un véritable saint, qui demande à Dieu de lui montrer quelqu'un qui lui serait semblable. Et alors Dieu lui dit : Mais va dans la ville et puis, à tel endroit, tu rencontreras celui qui t'est semblable et même supérieur.
Et alors on voit ce Père, ce senex, cet Ancien se rendre à la ville, ce qui était déjà pour lui quelque chose d'extraordinaire. Et se rendant à l'endroit indiqué, il voit là un homme tout ordinaire qui se livre à une besogne de rien du tout. Il ne fait rien, il est là. Et l'Ancien lui demande : Mais explique-moi un peu ta manière de vivre.
Et alors cet homme, par respect devant cet Ancien qui s'est déplacé du désert pour lui rendre visite, lui raconte un petit détail ou l'autre de sa vie. Et toujours, toujours, toujours c'est un geste d'amour absolument gratuit qui est posé par cet homme. Et alors mon Ancien retourne chez lui grandement édifié mais bien remis à sa place. Et donc cet homme du monde qui ne fait rien d'extraordinaire est plus élevé que cet ascète qui a blanchi 50, 60 ans au désert.
Donc, mes frères, nous devons toujours être très circonspects et très humbles lorsque nous nous trouvons devant quelqu'un, devant une personne du monde, devant un étranger. Nous ne savons jamais à qui nous avons à faire. Il faut toujours, comme le dit Saint Benoît ici, l'accueillir comme le Christ parce qu'il est peut-être, pour ne pas dire certainement, supérieur. Il faut s'incliner devant lui, il faut se prosterner devant lui parce que c'est le Christ qu'on reçoit en lui. Et il peut très bien se faire qu'il soit tellement possédé par le Christ que réellement, réellement on ne sache plus le distinguer du Christ lui-même.
Donc c'est çà, la sainteté est ouverte à tout le monde et même, encore une fois, à des gens qui ignorent absolument tout, et de la religion, et du Christ, ne l'oublions pas. Alors, la sainteté est, à mon sens, omniprésente dans l'humanité et les Innocents le proclament bien haut aujourd'hui.
Ayons donc la lucidité et l'humilité de le reconnaître et exerçons-nous à être saints nous-mêmes à l'intérieur de notre vocation. Alors je pense que nous aurons accompli tout notre devoir.
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Mes frères,
La famille de Jésus, Marie et Joseph est la cellule-mère d'une famille qui, à la fin des temps, englobera l'humanité entière transfigurée et assumée dans l'univers de Dieu, au plus profond du secret de la vie Trinitaire.
Dieu sera tout en chacun et en toute chose. L'univers matériel lui-même sera ruisselant de lumière. Nous nous connaîtrons tous par notre nom parce que tous nous serons personnellement connus de Dieu.
Il n'y aura plus de séparation, plus de distance. Nous aurons tous la même respiration, l'Esprit Saint qui est amour et qui nous unira tous en lui.
Le monastère ambitionne de réaliser cette merveille en ce temps-ci. Certes, c'est démesuré, c'est hors de notre portée. Mais nous savons que les énergies divines travaillent en nous et peu à peu nous élèvent vers cet idéal.
Nous ne l'atteindrons peut-être pas entièrement dès ce temps-ci, mais nous savons que la famille monastique est déjà dans sa plus grande partie à l'intérieur du monde de Dieu. Et nous, nous montons vers elle mais, déjà maintenant, nous sommes un avec elle.
Le monastère rassemble des hommes venus de tous les horizons. Hier ils ne se connaissaient pas, aujourd'hui ils sont frères. Ils ont leurs limites, leurs imperfections, leurs défauts, leur caractère, leur passé.
Autrefois, ils obéissaient aux lois de ce monde-ci ; aujourd'hui, ils sont soumis aux normes du monde à venir qui sont douceur, oubli de soi, bienveillance, humilité. Ils s'ouvrent à la puissance de l'Esprit et ils attendent de Lui la conversion de leur cœur et la métamorphose de leur être. Ils sont enracinés dans la foi, portés par l'espérance, brûlés par la charité.
Ils commettent encore des erreurs, des fautes, mais ils savent que ce ne sont pas des obstacles sur la voie de leur transfiguration. Dans le feu de l'amour qui est Dieu, tout est immédiatement consumé, réduit à rien. Et ils sentent un prodige se réaliser en eux et autour d'eux.
Il faut avoir des yeux ouverts et des oreilles attentives pour percevoir ce qui se passe dans le secret des cœurs et qui affleure aussi - sachons-le bien - dans les relations fraternelles. Ce processus d'unification et de sanctification est lent mais irrésistible. Il est à la mesure de Dieu pour qui les vicissitudes temporelles n'ont pas d'importance.
Ce qui est attendu du monastère l'est aussi de chaque groupement familial. L'Apôtre nous a rappelé les vertus par excellence d'une famille unie : la tendresse, la bonté, l'humilité, la douceur, la patience, le support mutuel, le pardon, et par-dessus tout l'amour qui anime les moindres actions et qui illumine toutes les pensées.
Telle était la famille de Nazareth, telles doivent devenir chacune des nôtres, et pour nous ici, notre monastère. C'est toujours à conquérir, toujours à reprendre, toujours à accueillir. Oui, à accueillir car c'est une grâce, c'est une faveur et Dieu brûle de nous la communiquer.
C'est aussi la source d'un bonheur sans égal. Et ce bonheur, nous devons, aujourd'hui en ce dernier dimanche de l'année, nous le souhaiter les uns aux autres et le demander les uns pour les autres dans une prière confiante et persévérante.
Amen.
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Table des matières
Chapitre : Fête de Saint Etienne. 26.12.91
Chapitre : Fête de Saint Jean. 27.12.91
Le mouvement de la vie contemplative.
Chapitre : Fête des Saints Innocents. 28.12.91
Témoins de Dieu sans le savoir.
Homélie : Fête de la Sainte Famille. 29.12.91*