Teilhard et la chasteté.
Il est préférable de lire ce document après bien intégré ce qui fait la différence entre le genre, le sexe et les conséquences que cette dissociation théorique implique. Il faut aussi clairement distinguer les notions de chasteté, d'abstinence et d'ascèse.
En gros, la doctrine de la chasteté d'avant le père Teilhard de Chardin (1881-1966) a fini par admettre qu'il y a dans la sexualité, en plus de la fonction procréatrice, une valeur d'épanouissement du couple, mais c'était encore accessoirement, comme par accident. Faut-il rendre au père Teilhard le mérite de la première inversion de cette hiérarchie dans la sphère catholique? Je ne suis pas assez érudit pour répondre mais qu'importe, un pavé a été jeté dans la marre par cette grosse pointure du monde chrétien, bien avant l'apparition de la pilule contraceptive.
« .Que la sexualité ait eu d'abord comme fonction dominante d'assurer la conservation de l'espèce, ceci n'est pas douteux, -aussi longtemps que n'était point arrivé à s'établir en l'Homme l'état de personnalité. Mais, dès l'instant critique de l'Hominisation, un autre rôle, plus essentiel, s'est trouvé dévolu à l'amour, -rôle dont il semble que nous commencions seulement à sentir l'importance: je veux dire la synthèse nécessaire des deux principes masculin et féminin dans l'édification de la personnalité humaine. Aucun moraliste ni aucun psychologue n'ont jamais douté que les deux conjoints ne trouvassent une complétion mutuelle dans le jeu de leur fonction reproductrice. Mais cet achèvement n'était jamais regardé jusqu'ici que comme un effet secondaire, accessoirement lié au phénomène principal de la génération. Autour de nous, si je ne me trompe, l'importance des facteurs tient, conformément aux lois de l'Univers personnel, à se renverser. L'homme et la femme pour l'enfant, -encore et pour longtemps, tant que la vie terrestre ne sera pas arrivée à maturité. Mais l'homme et la femme l'un pour l'autre, de plus en plus, et pour jamais.(...)»
-"L'Energie Humaine"- Pierre Teilhard de Chardin - Seuil-
Il va fort le père Teilhard puisqu'il ose même ajouter comme pour excuser la jeunesse incontinente de son temps:
«.La part largement faite aux phénomènes de régression morale et de licence, il semble bien que la «liberté» actuelle des mours ait sa véritable cause dans la recherche d'une forme d'union plus riche et plus spiritualisante que celle qui se limite aux horizons d'un berceau. C'est là un symptôme, que nous interpréterons ainsi : Il flotte, au sein de la masse humaine, représenté par les forces d'amour, un certain pouvoir de développement qui surpasse infiniment ce qu'absorbent les soins nécessaires à la propagation de l'espèce.»
-"L'Energie Humaine"- Pierre Teilhard de Chardin - Seuil-
Cette nouvelle avancée ne sera pas assumée totalement par la curie Romaine qui refusera toujours de dissocier trop nettement la fécondité de la sexualité. Le père Teilhard sera d'ailleurs plus ou moins mis à l'index (mais déjà à cette époque, mettre un tel auteur à l'index, c'était le sortir de l'anonymat et l'aider à propager sa théorie! On devrait se poser des questions sur les motivations réelles de cette mise à l'index.). Mais de fait, dès cette époque,les chrétiens cultivés d'Occident ne se préoccupent plus trop de la procréation et cherchent plutôt à formuler un compromis entre une sexualité revalorisée et la spiritualité qui causerait le moins de gaspillage d'énergie...
« . Non plus seulement l'attrait unique et périodique, en vue de la fécondité matérielle ; mais une possibilité, sans limite et sans repos, de contact par l'esprit beaucoup plus que par le corps: antennes infiniment nombreuses et subtiles, qui se cherchent parmi les délicates nuances de l'âme; attrait de sensibilisation et d'achèvement réciproque, où la préoccupation de sauver l'espèce se fond graduellement dans l'ivresse plus vaste de consommer, à deux, un Monde. - Vers l'Homme, à travers la Femme, c'est en réalité l'Univers qui s'avance. Toute la question (la question vitale pour la Terre...) c'est qu'ils se reconnaissent.
Si l'Homme ne reconnaît pas la véritable nature, le véritable objet de son amour, c'est le désordre irrémédiable et profond. Acharné à assouvir sur une chose trop petite une passion qui s'adresse à Tout, il cherchera forcément à combler, par la matérialité ou la multiplicité toujours accrues de ses expériences, un déséquilibre fondamental. Vaines tentatives, et, aux yeux de qui entrevoit la valeur inestimable du «quantum spirituel» humain, effroyable déperdition. Laissons de côté, voulez-vous bien, toute impression sentimentale, et tous scandales vertueux. Mais regardons très froidement, en biologistes ou en ingénieurs, l'atmosphère rougeoyante de nos grandes villes, le soir. Là, -et partout, du reste,- la Terre dissipe continuellement, en pure perte, sa plus merveilleuse puissance. La Terre brûle «à l'air libre». Combien d'énergie, pensez-vous, se perd-il, en une nuit, pour l'Esprit de la Terre?»
-"L'Energie Humaine"- Pierre Teilhard de Chardin - Seuil-
Avec Teilhard la sexualité redevient explicitement un outils spirituel: la sexualité 'mature' l'homme, aiguise sa sensibilité, lui permet d'entrer dans une espèce de symbiose dés qu'elle entre dans le cadre de la vie conjugale. La sexualité peur donc complexifier le monde la sexualité est susceptible d'unir la diversité du monde par des liens plus subtils. La sexualité permet d'étoffer la noosphère...
«Que l'Homme () aperçoive la Réalité universelle qui brille spirituellement à travers la chair. Il découvrira, alors, la raison de ce qui, jusque-là, décevait et pervertissait son pouvoir d'aimer. La Femme est devant lui comme l'attrait et le Symbole du Monde. Il ne saurait l'étreindre qu'en s'agrandissant, à son tour, à la mesure du Monde. Et parce que le Monde est toujours plus grand, et toujours inachevé, et toujours en avant de nous-mêmes, - c'est à une conquête sans limite de l'Univers et de lui- même que, pour saisir son amour, l'Homme se trouve engagé. En ce sens, l'Homme ne saurait atteindre la Femme que dans l'Union universelle consommée. - L'Amour est une réserve sacrée d'énergie, - et comme le sang même de l'Évolution spirituelle.»
-"L'Energie Humaine"- Pierre Teilhard de Chardin - Seuil-
On pourrait presque dire que le père Teilhard a offert au christianisme quelques acquis du tantrisme .s'il n'y avait manifestement de très grandes différences dans ses conclusions pour la pratique spirituelle!
La pratique justement. Que faut-il faire de cette sexualité remise en valeur ?
On sent bien, c'est d'ailleurs explicite, que le père Teilhard veut montrer à tout prix qu'une approche positive de la sexualité conduit aussi, comme la Tradition le suggérait, vers la fidélité conjugale ou l'abstinence.
Cette thèse est peut-être exacte ou en tout cas possible mais Teilhard, hélas, utilise ici un argumentaire devenu plutôt spécieux. Dans la citation qui suit, quelques mots-clés posent problème parce qu'ils relèvent plus de la rhétorique que de l'argument.
« .Par l'amour physique, venons-nous de supposer, les puissances de l'Homme sont magnifiquement libérées. Ce qui aurait toujours dormi dans nos âmes s'éveille et bondit en avant. Est-ce absolument vrai ? - Une autre possibilité se présente. C'est que, dans le don éblouissant du corps, une sorte de « court-circuit » se produise, - un éclat qui absorbe et neutralise une fraction de l'âme. Quelque chose est né, mais qui s'est largement consumé sur place. Ce qui fait l'ivresse particulière au don complet, ne serait-ce pas que nous y brûlons une partie de notre « absolu » . (...) Le moment est peut-être venu où, conformément aux lois inflexibles de l'évolution, l'Homme et la Femme désignés par la Vie pour promouvoir au plus haut degré possible la spiritualisation de la Terre doivent abandonner, pour se prendre, la manière qui a été jusqu'ici la seule règle des êtres. Pourquoi, ne gardant de leur attraction mutuelle que ce qui les fait monter en les rapprochant, ne se précipiteraient-ils pas l'un vers l'autre en avant? Pas de contact immédiat, mais la convergence en haut. L'instant du don total coïncidant alors avec la rencontre divine. C'est encore la foi en la valeur spirituelle de la chair, - mais avec, cependant, une place faite à la virginité . La chasteté devient, dans son essence, un don retardé».
-"Les directions de l'avenir"- Pierre Teilhard de Chardin - Seuil-
Respectons momentanément ces conclusions mais reformulons l'argument du «court-circuit» qui brûle notre «absolu» aux dépens de cette «(néo-)virginité». (Il s'agit ici moins de déconstruire que de clarifier ces étonnantes métaphores).
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Je veux bien prendre pour acquis que la clé de la spiritualisation c'est la complexification de l'âme. Il y a certainement d'autres manières d'aborder la croissance spirituelle mais jusqu'à argumentation du contraire, celle-ci me semble remarquable par sa beauté et sa pertinence. Je veux bien admettre aussi que cette complexification passe par une relation de symbiose entre les corps (le couple dans cette occurrence) comme les molécules dans les cellules, les cellules dans les corps. Pour les chrétiens en tout cas, on subodore derrière tout cela l'importance accordée à l'Amour avec un grand A dont Christ fait le coeur de la vie spirituelle. Il est indéniable que l'affinement de notre pouvoir de discrimination peut être stimulée par la «soif» d'altérité, de mystère, que peut comprendre le désir sexuel (même si le désir sexuel peut aussi aller dans une autre direction)... Tout cela est limpide. On peut même facilement comprendre que cette synergie conjugale puisse 'maturer' le couple jusqu'à un point critique qui le conduirait à l'extase spirituelle.
Il reste à préciser ce qu'il faut entendre par «la Femme» qui viendrait épanouir «l'Homme».
« .Vers l'Homme, à travers la Femme, c'est en réalité l'Univers qui s'avance. Toute la question (la question vitale pour la Terre...) c'est qu'ils se reconnaissent. »
Nous devons ici affronter la question du genre. Avec les apports de la modernité on pourra sans trop de difficulté réactualiser la pensée de Teilhard. Nous entendrons donc simplement dans son propos quelque chose comme:
«...vers l'Homme, à travers sa recherche genrée, c'est en réalité l'Univers qui, etc.»
Il reste encore et surtout à comprendre pourquoi il faudrait à un moment donné désirer cette «Femme» sans la toucher pour nous complexifier mieux qu'en la touchant. Il me semble au contraire que c'est en la touchant qu'on découvre le mieux que ce gouffre abyssal qui attire nos eaux intimes déborde de la chair de notre partenaire, déborde de ce que je croyais pourtant avoir bien délimité. Cette remarque n'est pas une déduction logique -il n'y a pas de logique qui tienne ici- mais une simple expérience sexuelle!
(Je renvoie mon lecteur à l'ouvre de Henri Miller, dans ce passage fameux et effroyablement métaphysique qui dit l'angoisse d'un homme cherchant avec une lampe de poche l'impossible secret du désir à l'intérieur du vagin d'une femme qu'il a aimé. Il crie, il hurle à tout son genre quelque chose comme «...Il n'y a rien !, c'est le vide !...». Miller renvoie en un jet de lumière sinon toute la philosophie au moins la phénoménologie à l'alcôve.)
Je sais -Ô combien je le sais! Hélas!- que se regarder en chiens de faïences lorsque le désir et l'amour se conjuguent, peut conduire quasi à l'extase, mais je ne suis pas certain que la pratique sexuelle, même imparfaite, même égoïste, soit nécessairement en contradiction avec cette élévation. Nous pourrions donc actualiser ce propos de Teilhard par une analyse davantage centrée sur l'incomplétude qui habite à la fois la frustration sexuelle et l'apothéose sexuelle. La prise de conscience d'une incomplétude radicale, si elle est bien patronnée peut certainement nous conduire à dépasser effectivement la question du genre, voire nous conduire à l'Adoration. Elle peut même carrément rendre facultatif un investissement conjugal. Agapê! L'amour sans condition! L'amour du méchant, de l'idiot, du vieux, du laid. Et l'Adoration en bout de course!
Réajustant ainsi la théorie, j'en conviens, nous déborderions un peu hors des conclusions de Teilhard par une espèce de dédramatisation du sexuel qui en autoriserait alors éventuellement un usage plus 'alimentaire' (cfr. page consacrée au genre) . Mais cette nouvelle approche des choses redonnerait aussi au célibat (qui se sent mal à l'aise dans la sphère teilhardienne) une incontestable grandeur spirituelle à laquelle Paul nous convie depuis toujours. N'oublions quand même pas que l'amour conditionnel, le "parce que c'était lui, parce que c'était moi" de Montaigne, le 'Philia' de Conte Sponville, n'est PAS l'idéal du Christ mais un pis-aller que le Christ resuscité accorde finalement à Pierre après avoir essayé deux fois, vainement, de l'élever jusqu'à Agapê (cfr Jn21)...
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La doctrine de la chasteté, pour Teilhard, c'était donc avant tout mettre la sexualité au service de la complexification de l'âme. C'est cette complexification qui conduit à Agapê, qui conduit de la chasteté conjugale vers la 'vraie' virginité, la virginité qui est au bout du chemin, pas au début...
Qu'on veuille seulement considérer que c'est grâce à une vision obsolète d'un genre prisonnier de la binarité masculin/féminin, par la méconnaissance de ce qui distingue le sexe du genre, bref, par un méconnaissance du genre, que le père Teilhard de Chardin a pu se permettre de placer dans le champ du conjugal cette maturation de l'âme. Sa vrai place théorique est plutôt dans le discernement du genre.
Par delà cette binarité du genre qui fait date, le père Teilhard reste néanmoins un grand prophète et un génial théologien. Pour s'en convaincre relisons l'extrait qui suit en veillant seulement à ne pas s'agacer de cet usage désuet du binome'Féminin/Masculin' :
« .La doctrine ancienne de la chasteté supposait que cet élan pouvait et devait se dériver sur Dieu, sans avoir à s'appuyer sur la créature. C'était ne pas voir qu'une pareille énergie, encore largement potentielle (comme le sont toutes les autres puissances spirituelles de la matière), demandait, elle aussi, à se développer encore longuement dans son plan naturel. En réalité, dans l'état présent du Monde, l'Homme n'est pas encore révélé complètement à lui-même par la Femme, ni réciproquement. L'un et l'autre, dès lors, ne sauraient, de par la structure évolutive de l'Univers, être séparés au cours de leur développement. Ce n'est pas isolément (mariés ou non mariés), mais c'est par unités couplées, que les deux portions masculines et féminines de la Nature doivent monter vers Dieu. On a prétendu supprimer les sexes de l'Esprit? C'est n'avoir pas compris que leur dualité devait se retrouver dans la composition de l'être divinisé. Après tout, l'homme, aussi «sublimé» qu'on l'imagine, n 'est pas un eunuque...»
-"Les directions de l'avenir"- Pierre Teilhard de Chardin - Seuil-
Et enfin...
«. Au cours 'une première phase de l'humanité, l'Homme et la Femme, reployés sur le don physique et les soins de la reproduction, développent graduellement, autour de cet acte fondamental, une auréole grandissante d'échanges spirituels. Ce nimbe était d'abord une frange imperceptible. Peu à peu, c'est en lui qu'émigrent la fécondité et le mystère de l'union. Et puis, finalement, c'est en sa faveur que l'équilibre se rompt. Mais, à ce moment précis, le centre d'union physique d'où la lumière émanait se révèle impuissant à soutenir de nouveaux accroissements. Le foyer d'attraction se rejette brusquement, comme à l'infini, en avant. Et, pour continuer à se saisir plus outre dans l'esprit, les amants ont à tourner le dos au corps, pour se poursuivre en Dieu. La virginité se pose sur la chasteté comme la pensée sur la vie: à travers un retournement, ou un point singulier...»
-"Les directions de l'avenir"- Pierre Teilhard de Chardin - Seuil-
(Ces extraits ont été puisés dans la très intelligente compilation et présentation de textes de Teilhard par J.P. Demoulin publiée par les éditions du Seuil sous le titre "Pierre Teilhard de Chardin - Je m'explique" -2005) dont je
recommande
très vivement la lecture.)
Chiangmai - Février 2009