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Ratzinger et l'épisode de la Samaritaine (Jn 4,10-24)

 

Le cardinal Ratzinger explique la logique profonde, catéchétique, des deux étapes du dialogue: v. 10-15 et 16-26 (Théol. cath. p. 396 ss.): la rencontre entre Jésus et cette femme se présente sous le signe d'une expérience normale de la vie humaine quotidienne: celle de la soif, qu'on peut bien compter comme une des expériences humaines élémentaires. Ensuite, dans la conversation ainsi engagée, on passe à la soif de vivre; la réalité qui entre en jeu, c'est que le boire est continuellement nécessaire, qu'on a toujours besoin de la source. Ainsi cette femme devient consciente de ce qu'elle sait déjà comme tout être humain, sans l'avoir présent à l'esprit dans le déroulement du quotidien: qu'elle a soif de la vie en général, et que tous les apaisements quelle cherche et trouve ne peuvent véritablement apaiser cette soif vitale originelle. L'expérience “empirique” superficielle se dépasse elle-même.

Cependant, ce qui vient en lumière ici reste encore à l'intérieur de ce monde. On en vient ainsi, selon une technique de dialogue typique que l'exégèse appelle l'équivoque johannique, à un discours à deux niveaux: Jésus et la Samaritaine, utilisant les mêmes mots, visent deux niveaux tout à fait différents et, ainsi séparés par la multiplicité des sens du langage humain, ils se parlent sans se rencontrer. Ceci met en évidence l'incommensurabilité qui subsiste entre la foi et une expérience humaine, même élargie. Car la femme comprend l'eau promise comme celle dont parlent les contes: l'élixir de vie, par la vertu duquel on échapperait à la nécessité de la mort, et la soif de vivre serait totalement satisfaite. Elle reste au niveau du bios, de la vie telle qu'elle se présente empiriquement, tandis que Jésus voudrait lui ouvrir la Zoé, la vie proprement dite.

La nouvelle étape survient lorsque la femme, à partir de la question de la soif de vivre, se met en jeu dans la totalité de sa personne. Elle ne pose plus une question qui porte sur quelque chose, comme l'eau ou toute autre réalité de ce genre, mais qui concerne la vie, et donc qui la concerne elle-même. On comprend par là la nouvelle parole de Jésus, qui semblerait autrement dénuée de tout motif: “appelle ton mari” (4,16). Cela est voulu et nécessaire, parce que c'est sa vie en tant que tout, avec toute sa soif, qui est en question. Par là apparaît comme de lui-même le dilemme essentiel, l'orientation en profondeur de son existence: elle est placée en face d'elle-même.

Plus généralement, nous pourrions ramener ce qui se joue ici à la formule: l'homme doit nécessairement se reconnaître lui-même, reconnaître sa réalité profonde, pour pouvoir reconnaître Dieu. Le milieu propre, l'expérience originelle où se situent toutes les expériences, c'est que l'homme est lui-même le lieu dans lequel et par lequel il fait l'expérience de Dieu. Bien entendu, le cercle pourra, inversement, se refermer en établissant que ce n'est qu'en reconnaissant Dieu qu'on reconnaîtra correctement son propre moi.

Mais ceci est une anticipation. Il faut tout d'abord que la femme se reconnaisse, ou même il faut qu'elle “reconnaisse”. C'est une sorte de confession, une reconnaissance dans laquelle elle se trouve finalement exposée à nu sans aucun ménagement. Et cela constitue un nouveau pas: de l'empirique et de l'expérimental à l'“expérientiel”, ou à l'“expérience existentielle” pour en rester à notre terminologie. La femme est placée en face d'elle-même. Il ne s'agit plus d'un “quelque chose”, mais de l'être le plus profond du moi propre, et par là de l'indigence radicale qui est le “moi-même” de l'homme, là où finalement on le découvre derrière la superficialité du “quelque chose”. C'est pourquoi nous pouvons considérer ce dialogue universellement comme le type natif de la catéchèse; de ce à quoi on doit toujours tendre en dernière analyse dans la catéchèse: elle doit absolument conduire du “quelque chose” au “je”. Au-delà de tout “quelque chose”, elle doit mettre en jeu l'homme même, cet homme tout à fait déterminé. Elle doit provoquer une reconnaissance de soi-même qui mette en évidence l'indigence et ce besoin de l'être.

Chez la Samaritaine, cette confrontation radicale avec le propre moi est atteinte. À l'instant où cela se réalise surgit toujours et nécessairement la question des questions: la question du moi devient la question de Dieu. La question que la femme pose maintenant n'est fortuite qu'en apparence; en réalité elle est inévitable: qu'en est-il au juste de l'adoration, donc de Dieu et de mon rapport à Lui (4,20)? C'est ainsi qu'apparaît la question du fondement et de la finalité. Et c'est à ce moment seulement qu'est possible l'offre du vrai don de Jésus. Le “don de Dieu”, c'est en vérité Dieu lui-même, Dieu en tant qu'il est don, c'est-à-dire le Saint-Esprit (v. 10 et 24). Au début du dialogue, on ne voit absolument aucun moyen d'accès par où cette femme, qui vit d'une façon évidemment très superficielle, pourrait en venir à s'intéresser au Saint-Esprit. Mais à présent quelle a été ramenée jusqu'au fond d'elle-même, voici que surgit la question que l'homme doit nécessairement poser pour qu'enfin soit posée la question essentielle qui brûle au fond de l'âme. Maintenant la femme reconnaît la soif essentielle par laquelle elle est mue. Et ainsi elle peut enfin percevoir par expérience à quoi sa soif aspire.

Conduire à cette soif, telle est l'orientation et le sens de toute catéchèse. Elle ne peut faire autrement que de prendre son départ dans la partie sensible de l'homme, qui ne sait ni qu'il y a un Esprit Saint ni qu'il lui serait possible d'en avoir soif. La catéchèse doit conduire à la connaissance de soi, au dépouillement du moi qui fait tomber les masques et passe du royaume du “quelque chose” à celui de l'être. Son but est la conversio, le retournement de l'homme, dont la conséquence est qu'il se trouve à présent placé devant lui-même. La conversion est identique à la connaissance de soi, et celle-ci est le coeur même de toute vraie connaissance. La conversion est la manière dont l'homme se trouve lui-même et reconnaît alors la question des questions: comment puis-je adorer Dieu? C'est la question de son salut, et c'est à cause d'elle qu'il y a une catéchèse.

 

Ratzinger lu et cité par Anne Sigier - "Bible Chrétienne" (Tome II, commentaires p304 et suite).- Edition Anne Sigier - 1990