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Cet article a été publié par Dilato Corde le journal online de DIMMID en septembre 2012. Une version plus longue et plus complexe de cet article est accessible sur stylite.net

La bi-religiosité est-elle possible? + commentaire sur l'engagement de le Saux (version courte)

Abstract: Il y a deux types de Dialogues Interreligieux irréductibles l'un à l'autre. L'horizon d'attente qui, consciemment ou non, motive le Dialogue entre deux religions du livre (ou entre une religion du Livre et l'athéisme) est d'ordre éthique ou politique : comment rendre la cohabitation possible entre des obédiences exclusives les unes par rapport aux autres. Mais dans le Dialogue entre une religion du Livre (ou l'athéisme) et une autre religion comme le Bouddhisme ou l'hindouisme, l'idéal avoué ou inavouable est de déconstruire l'incompatibilité des obédiences voire de révéler la possibilité d'une double obédience...

On sait depuis toujours que la traduction parfaite d'un texte spirituel venu par exemple de Chine est impossible. Ce serait une incroyable coïncidence que les spirituels chinois aient découpé la part spirituelle du cosmos exactement comme les spirituels français. Que signifie l'âme d'un ancêtre ou la divinité pour un Chinois ? Lorsqu'ils parlent d'âme ou de divinités devons-nous, pouvons-nous, utiliser les mêmes mots ?

Pour un Bouddhiste rural Thaïlandais, Bouddha a été dieu dans son avant-dernière existence. Il a dû redevenir un homme dans sa dernière réincarnation pour pouvoir gagner son salut... Si je veux sonder les significations de cette simple anecdote de la mythologie du Theravada, je plonge dans un abysse qui ne m'autorisera plus jamais à penser que les Thaïlandais entendent ce que nous entendons lorsqu'on évoque la déité.

Se demander si Bouddha fut athée ou agnostique (selon nos conventions sémantiques) est simplement dépourvu de sens puisque Bouddha est mort avant d'avoir découpé mentalement ces réalités judéo-chrétiennes dans le réel. Il n'y a pas de déité au sens judéo-chrétien du mot dans la sphère symbolique de Bouddha.

Faire de Bouddha un athée ou un agnostique c'est comme faire dire par un paysan chinois qu'il préfère le Bordeaux au Bourgogne alors qu'il n'a jamais bu que de l'eau et du jus d'orange... Cette question semble absurde. En fait, cette question n'est même pas absurde puisqu'elle n'a pas de sens! C'est comme demander la racine carrée du cocotier... Je ne peux pas mêler les pièces de deux puzzles!

Lorsque c'est en tant que judéo-chrétien que je spécule sur la nature de Dieu, je le fais toujours à partir d'un ensemble de symboles qui «coince» la déité dans un complot symbolique bien structuré : le Dieu auquel je pense va se positionner par rapport à la création (Dieu créateur ou non...), par rapport à la relation affective que je peux entretenir avec lui (Dieu personnel ou indifférent...), par rapport aux «vérités» spéculative (existence de Dieu...), par rapport à son pouvoir d'intervention (Dieu tout puissant ou Dieu crucifiable...), au lien qu'Il entretient avec la morale (Dieu justicier ou Dieu Rédempteur...), etc. Jamais le Bouddha du Theravada n'utilisa une telle cartographie symbolique pour délimiter les frontières de la déité!

Il y a toujours moyen de tricher évidement... de faire «comme si» les réalités recouvertes par les mots (les symboles) étaient identiques. Nous faisons tous cela tout au long de notre vie sociale, par pur pragmatisme. La langue, heureusement, semble naturellement disposée à assumer des petites divergences de conventions sémantiques sans bloquer pour autant toute communication. Mais dès que je veux faire un travail plus pointu à la jonction des cultures – et c'est le cas de tous ceux qui s'intéressent au dialogue interreligieux – je dois relever le niveau d'alerte!

Celui qui ne se serait pas plongé intégralement dans une nouvelle façon de diviser le cosmos spirituel (un nouvel ordre symbolique) mais se serait contenté par exemple d'apprendre deux langues tout en continuant à vivre dans le ghetto des ambassades ou des hôtels internationaux pourrait croire trop vite qu'il se débat dans une autre religion alors qu'en fait il userait et abuserait des laxités inhérentes à toutes les conventions linguistique. Il se délierait subrepticement des régulations symboliques qui garantissent la fiabilité de ses analyses. Il se perdrait hors de sa sphère native sans vraiment rejoindre la culture et la religion qu'il espérait atteindre. Ce que l'on a péjorativement intitulé le «tourisme spirituel» est ainsi tout imprégné de quidproquos autour de mots comme «réincarnation», «désir» ou «compassion»...

C'est dire combien une conversion religieuse transculturelle (Religion du Livre vers Bouddhisme par exemple) risque de n'être qu'un amalgame de malentendus.

Une conversion religieuse intra-culturelle (religion du Livre vers une autre religion du Livre) est mieux protégée de cet égarement et risque bien plus d'être le témoignage d'un véritable retournement spirituel. La raison est simple : dans une conversion intra-culturelle, les divisions du cosmos spirituel en symboles distincts ne sont jamais vraiment mises en difficultés. Protestants, Catholiques, Orthodoxes, Juifs et athées débattent autour de symboles quasi identiques et les questions soulevées par leurs conversions sont plutôt des questions de choix et de vérité... Je veux dire ici que les questions soulevées par les transfuges religieux intra-culturels ne sont pas des questions de frontières symboliques mais des questions d'engagements.

Dans une disputation entres religions du Livre, je crois ou je ne crois pas en l'Incarnation, je crois ou je ne crois pas en la Trinité, je crois ou je ne crois pas en la lisibilité linguistique («logos») de la relation entre Dieu et ses fidèles, je crois ou je ne crois pas en Dieu... Mais mon interlocuteur et moi nous nous entendons plus ou moins sur les sens à donner à la chair, à la déité, à l'unicité, etc. Même s'il est vrai que les mots ne signifient pas des réalités parfaitement identiques, pour l'essentiel nous ne sommes pas vraiment en terre de malentendus. Dans le dialogue intra culturel, même si ce n'est pas toujours explicitement déclaré, l'éthique de la cohabitation devient vite le sujet prioritaire puisqu'il faut réguler la cohabitation d'engagements qui sont, hélas, exclusifs entre eux.

Par contre, les questions soulevées par les transfuges transculturels remettent en cause la division du cosmos en symboles ! Dans le transfuge transculturel, le prosélyte est d'abord obligé de travailler en amont des engagements. Ce n'est qu'après cet effort de synchronisation symbolique que, éventuellement, une palette de nouvelles obédiences possibles va émerger. Il s'agira seulement alors de s'engager dans une de ces obédiences au sein d'un nouvel ordre symbolique. Ces nouvelles obédiences se sont symboliquement cristallisées autour de questions qui ne pouvaient même pas être pensées par la théologie de son ancienne culture.

Pour le dire tout de go, il y a deux genres dans le dialogue interreligieux. Il y a d'un côté le dialogue entre les religions qui se distinguent entre elles par des différences symboliques et de l'autre côté, au sein d'un même ordre symbolique, le dialogue entre les religions qui se distinguent entre elles par des choix. Typiquement, le dialogue œcuménique Protestants-Catholiques ou le dialogue entre Christianisme et Athéisme est du premier genre tandis que le dialogue Bouddhisme-Christianisme ou Athéisme-Bouddhisme est du deuxième genre. A bien y regarder le dialogue Islam-Christianisme est plutôt du premier genre.

Le dialogue interreligieux transculturel, au départ en tout cas, éclaire mes choix, mes engagements religieux d'une nouvelle lumière sans compromettre ces choix par d'éventuels nouveaux choix. Ce que le dialogue Bouddhisme/Christianisme m'apporte à moi, Chrétien, c'est plutôt de constater enfin que mon usage du mot «Dieu» implique pas mal de conventions et de présupposés contingents que j'ignorais jusque-là. J'approfondis donc ma foi mais je ne la mets pas en concurrence avec le Bouddhisme.

Ce n'est pas parce que Celui que j'appelle «Dieu» surgit d'une division contingente du cosmos qu'il en aurait moins de consistance, moins de présence! Ce serait très mal comprendre ce que c'est qu'un symbole. Il faut ici fermement affirmer que même si c'est ma conscience qui a établi la position symbolique du Dieu Judéo-chrétien (pour pouvoir en parler !), il me reste encore à me prononcer sur son existence ou sa non-existence. L'existence est une spéculation mentale qui tombe en aval du découpage symbolique. Mon identité culturelle est derrière ce symbole bien plus que derrière les réponses que je donne aux questions que ce symbole induit. Un symbole, dès qu'il est découpé, existe toujours puisqu'il est inévitablement opérationnel dans ma conscience. A cette existence-là vient éventuellement s'ajouter un autre type d'existence (homonymie!) que ma conscience lui accorde ou non en fonction par exemple de donnée positive, ou d'un acte de foi, ou de règles logiques, ou que sais-je d'autre qui dépendrait de choix arrêtés par ma vie spéculative. En fait la première existence n'est pas la seconde. Il serait peut-être opportun d'utiliser deux mots différents ?

Il va de soi que l'universalisme d'une religion qui se réclamerait de ce Dieu est un universalisme qui n'a rien d'incompatible avec l'éventuel universalisme né dans un tout autre découpage symbolique du cosmos spirituel.

Le Dialogue Interreligieux transculturel (religion du Livre avec une autre religion) tourne donc autour de découvertes plus qu'autour de choix ou d'engagements. Il est la mise à nu d'une altérité et de mon identité avant d'être une recherche de la vérité. Il est une invitation à découper plus finement la chair du cosmos en symboles alors que, pour le dire grossièrement, le dialogue du premier genre ne fait qu'effleurer le découpage symbolique et s'attarde en aval, au niveau de la raison, de l'entendement et de l'engagement...

Face à de telles difficultés de synchronisation symbolique et donc langagière, on ne s'étonnera plus d'entendre parfois de grands spirituels déconseiller les conversions transculturelles tout en étant des brillants missionnaires d'une obédience particulière au sein de leur propre univers symbolique. Les anecdotes ne manquent pas qui vont dans ce sens. Je me suis laissé dire par exemple que le Dalaï-Lama, excellent missionnaire du Lamaïsme, déconseille parfois la conversion au Bouddhisme. A tel Anglais dépressif qui venait le consulter après une conversion au Lamaisme, le Dalaï-Lama a offert une Bible et le conseil de retourner à sa sphère spirituelle originelle...

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Il y a beaucoup de Musulmans en France. Ce n'est pas dû à une activité missionnaire mais à cause de coïncidences historiques qui débordent largement le cadre de la spiritualité. L'utilité du Dialogue Catholiques/Sunnites, Athées/Sunnites (considéré ici comme intra-culturel puisque engageant un même découpage symbolique du cosmos) est d'abord et avant tout d'organiser la cohabitation. Il s'agit d'éviter la catastrophe que fut la cohabitation des Protestant avec les Catholique dans le passé.

Mais le Dialogue Interreligieux va souvent prendre une tournure très différente (et souvent plus intéressante au niveau purement spirituel) lorsqu'il décide de s'attaquer à la question de la conversion transculturelle (Christianisme en général avec le Bouddhisme/Chamanismes/Hindouismes...). Par des efforts systématisés pour décoller la strate symbolique de la strate linguistique, il se peut que je découvre quelque chose de purement et simplement ineffable dans les recherches œcuméniques intra culturelles classique (Protestants/Catholiques/Orthodoxes/Sunnites/Chiites/Athées...)

Si moi, chrétien (ou athée), je fais un réel effort non seulement pour apprendre une langue asiatique (le tibétain par exemple) mais aussi pour vivre au sein des signes et des symboles d'une culture qui n'a rien de commun avec la mienne (quelques années de retraite dans un monastère lamaïste par exemple), mon christianisme (ou mon athéisme) va se laisser voir nu! Le «Corps Occidental» et le «Corps Oriental» vont m'apparaître comme deux bêtes aussi différentes l'une de l'autre que peuvent l'être la méduse et la baleine...

Cloîtré depuis quelques années dans mon monastère tibétain, je vais être obligé d'admettre que selon une perspective Bouddhiste, être chrétien ou être athée, c'est quasiment la même chose : un Occidental est un Occidental bien avant d'être spécifié par sa catholicité ou son athéisme. Patiemment assis dans la position du lotus, le jour viendra certainement où ce ne sera plus tant l'Orient que mon Occident natif qui va m'intriguer. Je vais pouvoir le relire et me relire à la lumière d'un nouveau découpage du même cosmos en entités distinctes. Jusque-là, par manque de perspective, je pouvais me permettre de confondre les mots et les symboles, mais maintenant ce n'est plus possible !

Tous les grands voyageurs témoignent de cette mutation de la conscience identitaire qu'induit le voyage. Le beau voyage, le grand voyage, est un regard critique sur l'ordre symbolique qui fondait notre conscience avant le départ. Le Dialogue transculturel est un tel voyage ; le chrétien qui prétend dialoguer doit d'abord «se payer» les symboles des autres religions pour reconnaître enfin des spécificités de sa propre organisation spirituelle (qu'il ne choisit pas, qu'il découvre...).

Passer d'un régime symbolique à un autre ne veut pas dire qu'on perd l'ancien. Il n'y a pas moyen de perdre l'ancien ! En fait, c'est comme si je divisais le grand cake cosmique une première fois en Occident avec un grillage aux mailles carrées et puis une deuxième fois en Orient avec un grillage aux mailles rondes. Mes anciens symboles que je croyais être élémentaires vont se diviser en nouveaux sous-symboles aux formes étranges dont les assemblages m'autorisent de reconstruire éventuellement les symboles de chacune des deux religions... Ce qui est certain c'est qu'en tout état de causes, par un tel travail, je vais finalement avoir à ma disposition bien plus de symboles pour spéculer que ce que je possédais au départ. Mais pour utiliser les vieux mots de mon ordre symbolique dans le cadre du Dialogue, je devrai avoir la prudence du singe et les ruses du renard sans quoi je sombrerai dans ce langage impénétrable de certains sots yingetyangisants qui «réincarnent» et «énergisent» à tout propos comme les requins enfantent des sirènes!

Restons sur le terrain des ‘étrangetés' du Bouddhisme.

Le mot «désir» est fondamental dans le Bouddhisme. Mais le désir des Bouddhistes n'évoque pas le même ensemble de symboles que ce que le monde judéo-chrétien associe à ce mot. Pour moi, Occidental lambda, il me semblait d'abord qu'il y avait une contradiction dans ce Bouddhisme qui «désirait» abolir les désirs... Puis j'ai commencé à pratiquer la méditation bouddhiste. Or Bouddha, dans son sermon dédié à la pratique de la méditation recommande explicitement la contemplation du «védana» qu'il définit très précisément (deuxième chapitre du «Maha Satipatthana Sutta»). S'il définit aussi précisément ce qu'il faut entendre par le mot vedana, c'est parce que ce mots avait probablement un sens ambigu ou pluriel dans le langage pali/sanscrit. En général les traductions anglaises disent "feeling" ou "sensation" et ce sont probablement des traductions exactes pour les philologues. Mais ce n'est clairement pas ce que Bouddha voulait dire! (Il y a ici une tension entre la philologie et l'herméneutique!).

En conséquence, après quelques années de pratique, ma conscience de chrétien lambda a fini par diviser ce que l'Occident désigne par le mot «désir» en trois entités distinctes : le «védana», le «désir d'un certain futur» et la «volonté». A cause de cette sous-division par les Orientaux du «désir» des Occidentaux, il n'y a plus moyen pour moi aujourd'hui de dire qu'il y a une contradiction dans le «désir d'abolir le désir». Au moins sur ce sujet précis, j'ai pu gagner un pouvoir spéculatif neuf dont je profite à la fois pour analyser le Christianisme et pour analyser le Bouddhisme!

Pour le dire (trop) simplement, cela fait déjà deux mille cinq cents ans que les Bouddhistes ne confondent plus le «védana» (l'affinité, l'indifférence ou la répulsion spontanée produite en temps réel et à tout moment), le «désir» (projet d'avenir qui prend en charge le souvenir d'un moment du «védana») et la «‘bonne' volonté» (projet d'avenir éclairé par la lucidité et non par le «védana»).

Chez les Bouddhistes, la contemplation du «védana» fait partie de la pratique méditative de tous les jours alors que chez nous elle a commencé à devenir un vrai sujet lorsque les neurologues ont essayé de s'attaquer au rôle du système limbique. Le sujet intéresse aussi les psychologues post freudien. (Freud, lui, confondait les trois symboles. Pour le dire grossièrement, Freud n'a jamais vu la rupture catégorielle nette entre le désir, la ‘bonne' volonté et la sympathie (ou antipathie ou indifférence) produite spontanément à chaque instant par le système limbique. Pour lui la volonté et cette forme de sympathie sont des désirs parmi d'autres et seraient donc aussi sous l'empire du sexuel.)

L'idéal final du Bouddhisme qui est l'abolition de tous les «désirs», n'est pas en lui-même un «désir» dans le sens occidental du mot, mais seulement le fruit de la lucidité («Vipassana») obtenue par la méditation (et donc par un travail sur la distinction entre le «védana» et le «désir»!) Si j'arrive à spéculer dans un ordre symbolique qui ne confond pas le «désir» et ce que les bouddhistes appellent «védana» ou la volonté, le paradoxe de «désirer » ne pas désirer s'estompe. (Il semble que dans les cultures Asiatiques, ma mauvaise formule « désirer ne pas désirer » devient quelque chose dans le genre « Aspirer à ne plus désirer » et il faudrait alors entendre dans cette « aspiration », une forme de la « volonté-non-désirante » qui est plutôt une forme de lucidité.

On pourrait étudier de la même manière la question de la réincarnation, de la mort, du péché, etc. L'Occident heureusement n'a pas toujours à faire état d'une manifeste infériorité de sa palette symbolique pour explorer tous les domaines du cosmos. Lorsqu'il s'agit d'explorer l'altérité et les questions de référentiels par exemple, il me semble, aujourd'hui en tout cas, que l'Occident se paye pour en parler une palette de symboles plus étoffée que l'Orient.

Addendum : Le «cas» le Saux

Il découle naturellement de ce qui a été dit que si la conscience découpe le cosmos en des symboles spirituels de plus en plus nombreux et fins (cf. le cake), il deviendra possible qu'elle se sente finalement autorisée d'être simultanément chrétienne et bouddhiste ou chrétienne et hindouiste (sans se mettre en contradiction avec elle-même !). Mais cette prouesse de la conscience relève du génie. Elle se gagne par tant de passion pour l'altérité, qu'elle est très rare. Le père le Saux ? Le père Panikkar ? Krisnamurti ?...

L'existence d'un le Saux par exemple, qui fut à la fois Chrétien et Hindouiste semble d'autant plus paradoxal qu'il est impossible d'être à la fois Catholique et Protestant sans renoncer à certains engagements spécifiques du Catholicisme ou du Protestantisme. Les conversions religieuses «intra-culturelles» sont exclusives les unes des autres alors que les conversions «extra-culturelles» ne le sont plus du tout pour celui qui a réussi à comprendre et à observer l'ampleur des différences symboliques par un redécoupage symbolique neuf qui met en perspective les deux autres.

On disait autrefois que l'ampleur des différences «métaphysiques» (polythéisme, karma, non-dualité...) rendait les appartenances religieuses incompatibles, mais ce discours-là ne rentrait pas suffisamment dans l'ampleur des différences symboliques (et donc sémantiques). On devrait maintenant accepter juste l'inverse ! Plus ces différences sont conscientisées et conséquentes, moins une religion d'une sphère symbolique est capable de contredire 'exclure une religion de l'autre sphère symbolique ! Lorsqu'on a bien fait le travail de décollage entre les mots et les symboles (différence entre la couche linguistique et la couche symbolique), on remarque que même l'universalisme d'une religion n'est plus en contradiction avec l'universalisme d'une autre pourvu seulement qu'elles appartiennent bien à des sphères symboliques distinctes !

Être à la fois musulman et chrétien ou juif et chrétien est IMPOSSIBLE parce que les actes de foi sont rédhibitoires entre eux. S'ils sont rédhibitoires, c'est parce que formulés dans des ordres symboliques relativement identiques qui imposent à nos engagements aussi des renoncements. Lorsque l'on a une définition relativement bien partagée de la déité et de la chair Il n'y a pas moyen par exemple d'accepter et de refuser simultanément l'Incarnation de Dieu... On est soit d'un bord soit de l'autre.

Par contre, nul ne pourra affirmer avec autant d'autorité que d'être simultanément Bouddhiste et Chrétien est impossible (alors que ces deux religions sont pourtant universalistes) ? Ces engagements-là ne sont pas rendus incompatibles puisqu'ils sont relatifs à des ensembles symboliques différents.

Pour comprendre le «paradoxe assumé» et non contradictoire de la bi-religiosité d'un le Saux, je peux maintenant faire une comparaison plus facile à comprendre :

Devant le suicide d'un dépressif la neurologie n'est pas en contradiction avec la psychologie. Pour le dire brutalement, selon le neurologue, le suicide a été provoqué par un manque de sérotonine ou d'endorphine ou que sais-je d'autre encore dans le cerveau du patient... Et le neurologue a probablement raison ! Pour le psychologue, le suicide du même patient a été provoqué par la dépression elle-même consécutive au cumul du décès de sa femme, de son échec professionnel et que sais-je d'autre encore ...Et le psychologue a probablement raison !

Laissons aux chercheurs le soin de comprendre pourquoi la mort d'une épouse peut parfois provoquer une baisse de sérotonine, pourquoi la baisse de sérotonine peut parfois provoquer une dépression, pourquoi la mort d'une épouse peut parfois provoquer une dépression, pourquoi une hormone ou un neurotransmetteur doit rester une entité symbolique distincte d'un symptôme, etc. Ces chercheurs-là qui veulent découper un troisième ordre symbolique qui expliquerait les différences entre l'approche neurologique et l'approche psychologique d'un symptôme, sont encore au travail. Ce travail est loin d'être achevé et ce n'est pas demain que la neurologie sera la psychologie! Par contre un médecin peut très bien être simultanément neurologue et psychologue dans la mesure où il admet qu'il doit faire des raisonnements différents selon qu'il porte la casquette du psychologue ou celle du neurologue. Ce médecin utilise à sa guise deux sphères symboliques distinctes, il a une formation qui l'autorise à de telles pratiques… Entre le Bouddhisme et le Christianisme, il est probable que l'on soit devant le même genre de partage.

Pour le dire encore autrement, si je compare la discussion entre un Chrétien et Musulman à une discussion entre un peintre impressionniste et un peintre surréaliste, alors la discussion entre un Bouddhiste et un Chrétien doit être comparée à une discussion entre un peintre et un architecte... Tout artiste sait qu'on ne peut pas être à la fois un peintre impressionniste et un peintre surréaliste sans être schizophrène. Mais rien n'empêche d'être simultanément peintre et architecte ! Michel-Ange était à la fois peintre et architecte tout comme le Saux était simultanément Hindouiste et Chrétien. La Providence nous offre parfois de tels génies...

Il peut arriver qu'un Bouddhiste, indépendamment de Bouddha et du Bouddhisme, influencé par l'Occident, en soit finalement arrivé à conscientiser ce qu'est le Dieu judéo-chrétien. Pour lui, ce Dieu-là risque malgré tout de rester dans une zone du puzzle qui est très indépendante du network symbolique qui organise le Bouddhisme. Mais un nouvel ensemble de symboles va peut-être se cristalliser autour de ce premier symbole et former une image suffisamment sophistiquée dans la vie mentale du Bouddhiste pour qu'il puisse finalement devenir à la fois Chrétien (ou Athée) et Bouddhiste.

Il n'en restera pas moins que pour unir parfaitement ces deux sphères religieuses et révéler les algorithmes de passage de l'une à l'autre, il y a encore pas mal de pièces symboliques à découper et assembler entre elles. (Cf. les difficultés encore insurmontables que doivent affronter ceux qui veulent unir la psychologie et la neurologie ou la physique quantique et la physique des continuums.)

Pourtant, cette unité globale de la spiritualité, jusqu'à preuve du contraire, n'est pas impossible. Elle n'est pour le moment que de l'ordre de l'intuition (comme l'unité cachée entre la neurologie et la psychologie). Cette unité de la spiritualité est un idéal régulateur qui anime le Dialogue et plus globalement la croissance spirituelle de chaque sphère religieuse, sans pourtant que l'on puisse préjuger du succès final de cette quête.

Cette intuition forte d'une unité spirituelle est renforcée par l'observation de «complicités» spirituelles qui sinon sembleraient trop étranges. L'Occidental qui vit en terre Bouddhiste et voit les bonzes chanter, les entend disputailler... qui voit les génuflexions et pratiques bondieusardes des bouddhistes lambdas... qui voit les efforts ascétiques de leurs élites... etc. n'osera JAMAIS dire que le Bouddhisme n'est pas une religion mais une philosophie athée comme une certaine théologie judéo-chrétienne pourrait le laisser croire ! Un croyant chrétien sent bien qu'on remue par des symboles différents une seule et même matière spirituelle ! Tout le monde sent bien que le Saux n'était pas un escroc...

Si placer le Bouddhisme en concurrence avec le Christianisme c'est comme mettre en concurrence la neurologie et la psychologie, alors cette mise en concurrence ne trahit qu'une ignorance, qu'une immaturité de la conscience. La prouesse, le génie et la sainteté d'un le Saux, ce n'est pas tant de défier et sublimer des paradoxes que de savoir qu'il n'y en a pas en la matière.

Il n'est pas impossible que le Saux fit des engagements au sein de l'ordre symbolique neuf qui émergeait dans sa conscience. Qu'il fut Hindouiste plutôt que Bouddhiste relevait peut-être d'un engagement (à la fin de sa vie, il se posa effectivement des telles questions d'engagement par rapport au Bouddhisme). Mais l'engagement qu'il prit ne lui a pas semblé incompatible avec son engagement Catholique. Qui oserait affirmer qu'il était parjure ?

 

 

paul yves wery - Chiangmai, décembre 2011

Version 1.2 - Septembre 2012 (dans le cadre de la publication par DILATO CORDE)

 

 

Une version plus complète (et plus complexe de cet article est disponible ici.

 

 

 

 

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