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"La mémoire effacée"

 

A vous tous, qui par une insupportable légèreté brûlez les carnets et les poèmes des défunts. Que la Puissance du ciel vous fasse connaître le poids du coeur, et la grande valeur de tout effort qui voulait réunir des miettes de vie par des fils d'encre.

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Qu'aux nouvelles religions, entre calices et patènes, les vieux cris d'âmes trouvent refuges. Que les prêtres de demain posent sur nos langues dévotes, ces colis d'intimités. Que nos palais servent de refuges à ces trésors négligés. Que nos bouches se remplissent de ces déclarations qui défiaient le mépris, les pitiés immondes, la peur, la laideur, le pouvoir, le fer et l'oubli.

Qu'à l'heure des normes fades et gourmandes qui assassinent morts et vifs, les effluves des fosses pleines d'âmes nous harcèlent de leurs découvertes silencieuses.

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Et vous tous qui allez mourir, écrivez! Écrivez tout! Écrivez ce qu'on ne dit pas et ce qu'on dit mal! Poètes, justicier de vos propres causes, tâcherons et malfrats, misérables de tous les genres, veuves recluses, vieilles filles, soubrettes et princesses, simples et génies, au papier! A vos plumes!

Que jamais un tyran ne vous bâillonne par une consigne de modestie. Qui serait-il celui-là qui vous ferait croire qu'il ne vous faut rien donner de vos butins. Qui est-il ce despote qui voudrait vous exclure de la trame du monde? Qui est-il ce sot qui prétend que nous ferions mieux de parler d'autre chose que de nous-même? En avons-nous seulement le droit? Qui est-il cet orgueilleux autocrate, ce menteur, qui refuserait de se cantonner dans l'étroitesse de son propre champ? Est-ce de lui-même qu'il veut que nous parlions? Ne nous autoriserait-il qu'à parler de vies empruntées aux étalages de ses magasins de fausses vertus? Veut-il que le monde n'encourage que l'abnégation et le mime? Ici, il n'y a aucune modestie qui tienne; il n'y a que le risque de la fausse modestie.

Mourants de la terre, damnés et bannis, cancres sans orthographe, petits misérables, laiderons et timides, à vos plumes! Prodiguez! Prodiguez!

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Oh Dieu, par pitié, simplement par pitié, puisque nos miroirs nous mentent, donne-nous, Toi, de retrouver dans nos visages le trait d'un petit défunt, d'un tout petit poète, d'un infime qui fut et qui est encore un centre du monde. Au ventre des nécessités, cette ride est peut-être l'engrenage qui manquait.

Réapprends-nous, Dieu des abîmes, l'art de nous retourner régulièrement, à juste escient, vers les heures révolues. Réapprends-nous à fertiliser les sillons de mémoire. Réapprends-nous à glaner aux champs des autres.

Créateur des distances, par pitié, simplement par pitié, ressuscite les mémoires brûlées. Que nos coeurs se gonflent de toutes les miettes de sagesse péniblement conquises.

 

 

Chiangmai, octobre 2009

 

Suite

 

N.B. Si vous ne savez quoi faire d'un journal intime, des carnets autobiographiques d'un mort ou d'autres textes autobiographiques non plubliés, sachez qu'il existe un institut qui donnera à ces documents le plus noble usage. Il s'agit de "l'Association pour l'Autobiographie et le Patrimoine Autobiographique" (APA) dont vous pouvez consulter le site http://www.sitapa.org.