Thonn

(...) Il y a une large baie vitrée qui sert d'entrée à l'after dead room. Elle donne d'emblée la bonne perspective sur l'alignement des morts. Cette nuit-là, elle était grande ouverte. A l'intérieur, quatre bonzes s'affairent avec une lampe baladeuse à bricoler quelque chose sur un mur. Les ombres portées des cadavres et des moines caressent parfois le gravier…

Assis sur un parapet, à deux mètres de la porte, vaguement éclairé de temps en temps par la lumière mouvante, un garçon regarde les bonzes et les cercueils de verre. Dans un mois, ou dans un an, l'orphelin sera lui aussi tout nu dans un de ces bocaux. Il le sait. Il n'a pas l'âge pour pouvoir s'y opposer et ceux qui l'ont accepté dans ce village de la mort l'ont fait parce qu'ils savent, eux, que ce sont les enfants morts qui fascinent le plus… Le garçon voit qu'il y en a déjà deux… deux fillettes, pas encore de jeune garçon… On l'attend. Il sait. Il sait. Il sait… Certains imbéciles ont même eu la maladresse de lui en parler…

Un frisson d'épouvante me parcourt tout le corps. Il me voit en train de le regarder de loin, dans le noir. Il me reconnaît puis tourne la tête. Pour lui, je symbolise la mort, je le sais… Je suis celui qu'il ne voit jamais que dans la salle où l'on souffre et où l'on meurt… Par trois fois, on me l'avait amené de force pour que je traite l'un ou l'autre de ses maux. Il hurlait de terreur…
Il s'appelait Thonn.

Un jour, une seule fois, hors du mouroir, il est venu et s'est collé à moi… Peut-être trente secondes, pas plus… Il s'est échangé pendant ces trente longues secondes quelque chose d'inexplicable qui me donne aujourd'hui encore la chair de poule si j'y pense intensément. Trente secondes, pas plus, je vécus un rapprochement absolu… Je voudrais revivre cela parce que ce fut pour moi un délice… Je me déteste pourtant dans ce plaisir ; je me déteste dans ce délice, parce qu'il est un risque énorme qui me fait peur…

Cet épisode n'est pas une première dans ma vie relationnelle. Je dégage parfois ce quelque chose qui provoque cette bizarrerie. Il y a quelques années, en ville, j'avais vécu exactement la même chose, dans une salle de consultation d'un très gros hôpital où je m'entretenais avec un autre médecin et un franciscain. Un garçon très beau, un peu plus jeune que Thonn, qui venait d'entrer dans la pièce est tout de suite venu vers moi et rien que vers moi. Il ne me connaissait pourtant pas du tout, alors qu'il connaissait très bien le franciscain et la femme médecin.
Il s'est collé à mes jambes jusqu'à ce que je le serre dans mes bras et que nous nous échangions ce quelque chose d'ineffable et de puissant devant l'assemblée un peu intriguée qui sentait confusément qu'il n'était pas question ici non plus d'un câlin. Je ne sais pas faire des câlins.
Ce garçon-là aussi était séropositif.
J'étais rentré chez moi au soir, tout perturbé par ce souvenir. J'avais le sentiment que cet événement était tout chargé d'un sens prémonitoire que je n'arrivais pas à décoder. J'y pense encore et cherche toujours à traduire. J'étais inquiet aussi…

Il faut attacher ceux qui forcent cette forme de relation avec des malades qui ne sont plus des tout petits enfants. Lorsque j'étais étudiant, dans un service de cancérologie pédiatrique, j'ai croisé le regard épouvanté d'un garçon paralysé ainsi violé par une dame patronnesse . Elle venait donner de l'amour, comme elle disait. Je ne l'oublierai jamais. Elle le collait contre ses seins comme une Américaine hystérique serre son chien adoré (qui lui au moins, ne la déçoit pas !)… Le garçon a fini par vomir.

Elles sont nombreuses, ces folles et ces fous pleins de frustrations qu'ils ne savent pas nommer. Ils sévissent aux orphelinats, aux refuges d'enfants maltraités, aux salles d'enfants malades… en Europe, en Asie, en Afrique surtout, parce que là, plus qu'ailleurs, le blanc-bec se sent le droit d'être ignoble sans le savoir. Je ne veux pas être de ceux-là.
Lors de mon premier séjour au mouroir, il y avait des chiens qui m'attendaient tous les jours, devant les travailleuses et les malades, à l'entrée de la salle des agonies… Depuis le premier jour, les chiens du mouroir m'aiment. Une chienne en particulier le faisait savoir.

Me sentant arriver, de très loin, elle gémissait déjà. Elle se jetait à mes pieds et exigeait une étreinte voluptueuse à force de petits cris. Lorsque je la lâchais, la chienne sautait pour se coller à ma jambe d'une manière obscène. Toutes les personnes présentes, toutes des femmes, plutôt que de rire, me regardaient rougir en silence.

Maintenant, depuis que je suis devenu de glace, ces chiens me craignent.

Je suis devenu un dur.
Mais le monde a voulu me confondre une fois encore par la complexité de sa trame ; la demi-minute de fusion avec le garçon, qui sera dans quelques semaines nu dans le bocal de formol est bel et bien la seule demi-minute qui contienne une matière miraculeuse dans ma vie depuis que je suis devenu un dur.
Voilà quatre ans que je travaille ici.
J'ai passé cette année à prendre soin des mourants et pas une fois de la vraie gentillesse n'a coulé de mes mains.

558 morts cette année…

Je les voyais crever comme des abcès.
Lorsque je n'avais pas la maîtrise de la douleur et qu'ils gigotaient comme des suppliciés, ou étouffaient avec les yeux grands ouverts, pleins de terreur et fixés aux miens pour y lire une sentence, je les observais plus encore et me demandais comment il était possible que cela ne me fasse plus mal.

Un enfant qui meurt au milieu de la salle des agonies réclame que je le masse.
C'était Thonn.
Il fallut que je ne le masse pas et qu'il meure quelques heures après pour qu'enfin je sorte de ma stupeur. Par des règles d'alchimie que j'ignore, la transmutation cérébrale s'est opérée ; enfin j'observais, avec l'effroi qu'il se doit, la puissance délétère de la peur.
Puis, celle du sentiment…

Thonn est mort dans d'horribles conditions.
Dieu tout puissant ! Assez ! Assez ! (...)

Film-Movie

 


 

 

 

 

 

 

 

 

Click here to send remarks, suggestions, corrections

Click here to go to the Protocols Table

Table Française

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

_______________________________________

paul yves wery - aidspreventionpro@gmail.com

aids-hospice.com & prevaids.org& stylite.net