Règle : Prologue 1-21 + Présentation des vœux.01.01.86

      Un cœur orné d’une oreille.

 

Mes frères,

 

Dès les premiers mots de sa Règle, Saint Benoît nous pré­sente le moine comme un homme doté d'un organe qui lui permet d'entendre et de comprendre le mystère caché en dessous de tout ce qu'il perçoit. Et cet organe, c'est un coeur orné d'une oreille. Incline l'oreille de ton coeur, nous dit Saint Benoît. Pr.2.

Par ces paroles, nous sommes immédiatement introduits là où nous devons vivre. Nous savons dès le départ que dans la vie monastique la chair ne sert de rien, que seul l'esprit est utile. L'esprit, c'est à dire cette portion de l'être de Dieu qui a été déposé en nous, qui est venu de Dieu et qui retour­ne à Dieu.

La vie monastique est donc d'abord, surtout et uniquement d'ordre spirituel, d'ordre pneumatique. Cela ne veut pas dire que la chair soit négligée. Mais la chair elle-même est prise, elle est élevée, et elle doit être transfigurée par l'Esprit qui l'habite.

 

Maintenant, quel est le mystère perçu par cette oreille? C'est le Royaume de Dieu et tout ce qui a trait à ce Royaume : donc sa présence parmi nous, ses splendeurs, la façon dont nous devons nous y tenir, dont nous devons le découvrir, l’explorer.

C'est aussi ce Royaume de Dieu pénétrant à l'intérieur de nous. Il y est déjà dans cet Esprit. Mais il veut s'éten­dre ; il veut occuper toute la place ; il veut que chacun de nous devienne révélation de ce Royaume de Dieu pour les hommes.

Voilà le mystère qu'entend et que comprend cette oreille. Mais c'est un mystère. Il ne sera donc jamais possible d'en être le possesseur. C'est plutôt lui qui doit prendre posses­sion de nous.

 

Et le moine alors, dès que son oreille a perçu la vibra­tion de ce mystère, il s'adapte. Non seulement son oreille s'adapte, mais l'être entier du moine, car l'être de l'homme est ordonné au Mystère du Royaume. C'est donc une sorte de jeu entre Dieu, le Créateur et le Rédempteur, et puis sa petite créature l'homme, l'homme entrant dans le jeu divin. Ce n'est pas facile ! Ce n'est pas simple ! C'est un exercice. Il faut un certain entraînement. On ne réussit pas du premier coup.

Mais enfin, c'est cela toute l'ascèse de la vie monasti­que qui peut se ramasser en un seul mot qui dit très bien l'attention de cette oreille. Et c'est encore et toujours l'obé­issance. Saint Benoît nous le dit aussi de suite : il parle des armes nobles et très fortes de l'obéissance. L'obéissance est donc la sensibilité extrême d'une oreil­le et la réponse ardente, délicate d'un coeur.

La noblesse d'un moine, sa grandeur, ce n'est pas la hau­teur de son intelligence, ce n'est pas la justesse de sa voix, ce n'est pas sa prestance physique. Non, c'est la délicatesse de son obéissance. Rien d'autre ! Rien d'autre ! Saint Benoît le dira plus loin. Il dira : l'Abbé ne doit pas préférer un frère à un autre, sauf celui qui serait trou­vé meilleur dans l'obéissance. 2,45. Celui-là, c'est un roi, ce frè­re.

 

Eh bien, voilà ce que je voudrais vous souhaiter pour l' année 86. C'est un souhait et c'est plus qu'un souhait, c'est une prière, une prière que j'adresse à notre Christ, lui qui nous a tous appelés, qui nous a tous rassemblés dans ce monas­tère :

C'est que notre oreille devienne un instrument de choix au service du Royaume qui veut prendre possession de nous ; que cette oreille puisse vibrer aux moindres appels de la voix divine et puis, de suite, qu'elle ouvre notre coeur, qu'elle éveille dans notre coeur un chant de vérité, d'amour, de beau­té, un chant qui est une réponse généreuse, une réponse de joie. Que notre coeur ne fasse plus qu'un avec le coeur de notre Dieu.

Voilà, mes frères, c'est peut-être ambitieux de souhai­ter cela, mais je pense que nous devons nourrir de grandes, de gigantesques ambitions. Lorsqu'il s’agit de Dieu et de son Royaume, nous sommes toujours mesquins par une partie de no­tre être. Nous avons toujours peur.

 

Eh bien, jetons par la fenêtre cette peur et ambition­nons pour nous-mêmes et pour chacun d'entre nous cette sain­teté qui va être déposée à l'intérieur de notre oreille, qui y est déposée à tout moment. L'oreille, je la vois comme la vibration de la lumière sur les horizons, là, en été. C'est cela, c'est tellement dé­licat, tellement beau.

Mes frères, si nous entrons dans le souhait que je for­mule, nous allons découvrir qu'il n'y a qu'une seule chose qui importe au monde, mais une seule. Et c'est l'amour. Absolument tout va disparaître, mais tout. Il ne subsis­tera de nous et du cosmos qu'une seule chose : l'amour. Pour­quoi ? Mais parce que l'amour, c'est Dieu. Si nous avons le choix entre n'importe quoi et l'amour, eh bien, nous devons tout sacrifier sauf l'amour.

Dans notre coeur, dans nos pensées, dans nos actes, dans nos paroles, que toujours l'amour soit vainqueur. L'amour a toujours un visage. L'amour, c'est Dieu. Mais l'amour c'est aussi le frère, le frère dans lequel cet amour doit grandir et s'épanouir.

 

Voilà, mes frères, le souhait, la prière que je formule en ce premier Janvier 86. Je la dépose dans votre oreille, dans votre coeur, pour que ensemble nous avancions dans l'amour, pour que ensemble nous devenions ici une cellule vivan­te du Royaume de Dieu.

 

 

 

 

 

Homélie : Fête de Ste Marie Mère de Dieu.   01.01.86*

      Marie, Mère de Dieu et des hommes.

 

Mes frères,

 

La bénédiction déposée par Dieu sur les lèvres d'Aaron est descendue sur une humble fille de Nazareth, la Vierge Marie. Dieu l'a prise sous sa garde ; il l'a mise à part ; il l'a sanctifiée dès le moment de sa conception ; il a fait bril­ler sur elle sa face ; il l'a vêtue de lumière ; il en a fait le resplendissement de sa beauté.

Il s'est penché sur elle l'effacée, l'insignifiante, l'inconnue. Il en a fait son épouse et sa mère. Il s'est donné à elle sans réserve, sans retour et il lui a fait le cadeau de la paix, la plénitude de tous les biens.

Après cela, mes frères, n'allons pas nous imaginer que Marie a connu une vie facile. Bien au contraire ! Personne après le Christ, personne autant qu'elle n'a eu à souffrir de la méchanceté des hommes et des démons. Nous ne pouvons con­cevoir la souffrance qu'elle endurait au contact du non-amour dans lequel elle était plongée.

 

Mes frères, il me semble que c'est à partir de la souf­france de Marie que Jésus a eu la force de supporter les sien­nes. Elle l'a éduqué, elle l'a formé dans le silence jusque pour sa passion. En devenant la Mère de Dieu, Marie est devenue notre Mère, la Mère de chacun d'entre nous qui formons le Corps dont la tête est le Christ. Il n'est pas possible d'être la Mère de la Tête sans être en même temps la Mère du Corps.

Et ce n'est pas une ma­ternité symbolique. Non, c'est une maternité bien réelle. Il n'est rien en nous qui ne soit formé à partir de la substan­ce même de Marie. Si un jour, comme la foi le dit, nous ressuscitons d'entre les morts, c'est parce que nous sommes jusque dans les cellules spirituelles de notre chair formés à partir du corps infiniment pur de notre Mère Marie. Ce sont des merveilles que nous découvrirons plus tard.

Mais si Dieu dès maintenant nous ouvre les yeux du coeur, nous pouvons déjà dans la lumière du Christ ressuscité con­templer cette vérité tellement réconfortante, tellement puis­sante. Oui, nous pouvons, nous devons être fiers de notre Mère, fiers d'une telle Mère.

 

Ayons aussi la simplicité de nous laisser façonner par elle. Elle conservait tous les événements dans son coeur. Et là, elle les méditait, elle les retournait. Cela signifie qu'elle façonnait l'histoire. Chacun d'entre nous était déjà pré­sent à son amour. Et lorsque dans une obéissance sincère, une obéissance confiante, nous nous abandonnons à ce que Dieu demande, en fait nous entrons aussi dans notre véritable histoire déjà entière­ment présente au coeur de notre Mère.

Mes frères, aujourd'hui en ce premier jour de l'an, fêtons­-là, remercions-là, elle le mérite.                                                                                     Amen.

 

 

Chapitre : Le Premier Apophtegme.[1]              02.01.86        

      7. Travail et Prière.

 

Mes frères,

 

Nous allons d'abord reprendre ensemble la lecture de no­tre apophtegme. Je rappelle qu'il est le premier de la série alphabétique et qu'il est d'une importance capitale pour la conduite de notre vie monastique.

 

          Le Saint Abba Antoine , alors qu’il demeurait au désert, fut en proie à l’acédie et assailli d’une foule de pensées obscures. Il dit à Dieu : « Seigneur, je veux être sauvé, mais ces pensées ne me lâchent pas. Que faire dans mon affliction ? Comment être sauvé ? »

            Peu après, s’étant levé pour sortir, Antoine voit un homme comme lui assis à travailler, puis se levant de son travail pour prier, se rassoyant à nouveau à nouveau puis tressant une corde, puis se relevant encore pour la prière. C’était un ange de Dieu envoyé pour le corriger et le rassurer.

            Et il entendit l’ange lui dire : « Fais ainsi et tu seras sauvé. » A ces paroles, Antoine ressentit beaucoup de joie et de courage. Et faisant ainsi, il fut sauvé.

 

Voici donc Antoine engloutit dans un gouffre de pensées obscures. C'est la fameuse acédie qui conduit le moine à re­mettre en cause toute sa vie. Et non seulement sa vie monas­tique, mais sa vie comme telle. Il se demande ce qu'il fait sur terre ? Il ne voit pas d'autre issue pour en sortir que le sui­cide.

Peut-être pas le suicide dans le sens où nous l'enten­dons nous, mais une sorte de suicide monastique. Cela veut dire: quitter le monastère et rentrer dans le monde, se plon­ger dans tout ce que le monde peut offrir, et s'y perdre. C'est pour ça qu'Antoine crie : « Mais je veux, Seigneur, à tout prix être sauvé ! Mais que faut-il faire? Que faut-il faire ? »

Et alors, voici que Dieu demeure indifférent, et Antoi­ne arrive au terme de sa résistance. Il est assis plongé dans cette obscurité. Il se lève et se dirige vers la porte. Il va l'ouvrir, quitter sa cellule, quitter le monastère, quit­ter le désert, quitter la vie monastique. Il prend la fuite et voilà, c'est fini ! A ce moment-là, Dieu intervient.

 

Donc voyez, je le rappelle, la façon d'agir de Dieu. Il laisse la plupart du temps aller les choses jusqu'au bout. Pourquoi ? Parce que il veut nous faire sentir que nous ne sommes rien, que par nous-mêmes nous ne pouvons rien. Et ainsi, il va nous amener à regarder le sol plutôt que le ciel, accepter notre condition d'extrême faiblesse et il va nous faire découvrir que la solution se trouve chez Lui. Mais comment s'y prend-il ?

Voici donc que Antoine se dirige vers la porte. Et tout à coup, il aperçoit dans sa cellule, avec lui, un homme, un homme comme lui. Le texte grec est très précis à ce sujet. C'est un homme comme Antoine. Cela veut dire que c'est un au­tre Antoine. C'est une surprise pour Antoine. Il pensait qu'il était seul au monde comme Antoine, et il s'aperçoit qu'il y a un autre que lui qui est là. Il se voit comme dans un miroir.

Et saisissons déjà ici un petit trait de notre Dieu. C'est que Dieu applique ici un traitement qu'on pourrait ap­peler d'ordre médical, spirituellement médical. Et ce traitement, chez Dieu, c'est une bonne dose d'humour. Dieu n'adresse pas à Antoine des discours. Il ne fait pas une homélie. Il n'essaye pas de le consoler. Dieu ne par­le pas, non. Dieu va amuser Antoine, Dieu distrait Antoine. Dieu dédramatise la situation.

 

Il va permettre à Antoine d'assister à une petite scène qui est comme un théâtre. Antoine sera en même temps et le spectateur, et l'acteur aussi, car celui qu'il va regarder, qu'il va observer, c'est un autre lui-même. Donc, Dieu guérit en donnant une leçon de choses. Rete­nons bien cela. Ce ne sont pas les discours qui vont conver­tir quelqu'un, c'est l'exemple.

C'est très facile de prononcer des discours. On va peut-­être vous répondre : « Paroles, paroles ! Ce sont des paroles, ça n'engage à rien ! » Non, Dieu, lui, adresse un davar. Et le davar, je le rappelle, c'est une action. Et nous le verrons ici. Donc, Dieu va lui apprendre ici par cette petite scène humoristique, il va apprendre à Antoine à pratiquer aussi vis à vis de lui-même un certain humour, c'est à dire à pren­dre du recul par rapport à lui.          .

Il est plongé dans l'acédie. Eh bien, au lieu de se re­garder et d'analyser toutes les pensées qui viennent en lui, eh bien, qu'il prenne un peu de recul par rapport à lui et qu'il se regarde vivre. Il faut donc savoir regarder, savoir se regarder. Et vous avez ici en germe, mais c'est un germe qui va exploser à l'extrême, vous avez toute la vie contemplative, toute la contemplation : savoir regarder. Je disais hier qu'il fallait savoir écouter. Le moine est une oreille mais il est aussi un œil : écouter et regarder !

 

Et voilà, qu'observe ici notre Antoine ? Il voit un hom­me comme lui-même assis à travailler. Il n'est pas assis, cet homme, pour se perdre dans des pensées. Il est assis pour travailler, pour faire quelque chose. Et puis, cet homme, il se lève. Il se tient debout. Non pas pour sortir et déserter, mais pour prier. Il prend donc exactement le contre-pied de ce que fait Antoine.

Antoine aussi était assis, mais il était perdu dans l'obscurité de ses pensées terrifiantes. Il se lève, Antoine, mais c'est pour prendre la fuite. Ah non, l'homme qui est là, lorsqu'il est assis c'est pour travailler, et lorsqu'il est debout, c'est pour prier. Voyez que le corps est engagé dans l'action. La vie mo­nastique, ce n'est pas une activité cérébrale. C'est une ac­tivité corporelle. On va à Dieu dans son corps et avec son corps. On n'y va pas à force de se casser la tête et de réflé­chir. Non, on y va en bougeant, en faisant, en remuant. C'est avec son corps qu'on va à Dieu.

Voyez aussi l'importance du geste. La pratique monasti­que, elle saisit l'homme intégral. Il y a des postures. Je me reporte ici à l'époque de Saint Antoine. Maintenant ça au­ra évolué, mais l'importance du geste est toujours là, elle s'impose. L'homme est assis pour travailler et il est debout pour prier. Et alors, que fait-il lorsque il est assis ? Mais une fois qu'il a été debout et qu'il a prié, il se rassied et il tresse une corde.

Comment tressait-on une corde à l'époque ? Je n'en sais rien. Il est possible, probable qu'il avait un petit instrument qui permettait de tresser sa corde. Il ne faisait pas ça avec ses doigts seulement. Il avait quelque chose en main. Et puis, une fois qu'il a encore tressé un morceau de corde, eh bien de nouveau il se lève pour prier. Voyez tout le mouvement, voyez tout le geste.

C'est presque une danse. Oui, c'est ça ! La jeune fille chez laquelle je logeais à New York, c'était donc une danseuse, une chorégraphe. Eh bien, elle préparait une chorégraphie sur les quatre gestes nobles de l'homme à partir du Psaume 138. L'homme est assis, se lever, marcher et puis se coucher.

Et ces quatre gestes, ces quatre mouvements fondamen­taux de l'homme, ces quatre attitudes nobles, c'est un peu ce qui nous est demandé à l'intérieur de la vie monastique par l'engagement de tout notre corps et par le geste que nous devons poser et qui doit toujours être un geste beau.

 

Nous ne devons pas grimacer nos gestes. Nous ne devons pas faire le signe de la croix pfft...comme ça, comme ça vient, comme s'il fallait chasser des mouches. Non, ce doit être quelque chose de noble, quelque chose de dessiné. Ce n'est pas non plus quelque chose de compassé. Non, ce doit être na­turel et ce doit être pensé, c'est à dire qu'on doit toujours savoir ce qu'on fait. Ce doit être adapté à la situation dans laquelle nous sommes.

Essayez un peu de regarder, si vous en avez une fois l'occasion, de regarder le geste des mains lorsque quelqu'un effectue un travail, rien que le travail ordinaire d'éplucher des pommes de terre. Eh bien, ça vaudrait la peine de filmer le geste des mains qui épluchent des pommes de terre. Les deux mains sont occupées. Et les mains sont toujours en mouvement.

Et les mains jouent avec la pomme de terre et avec le couteau, et ça joue...Je vous assure qu'il n'y a rien là dedans qui ne soit beau, parce que c'est l'homme qui agit dans la simplici­té, dans la pureté de ce qu'il est. Car dans ce geste tout simple des doigts et des mains, c'est l'homme entier qui est engagé. C'est son corps naturel­lement, mais c'est aussi son intelligence, c'est son coeur, c'est tout, c'est tout lui qui se trahit, qui se dessine dans ce geste.

 

Voyez alors à partir de là la beauté du corps ressuscité, un corps ressuscité chez lequel il n'y a plus un seul geste qui ne soit pure beauté. Voyez alors un peu plus loin la chasteté. La chasteté, c'est la luminosité d'un corps qui est beau et qui n'a plus que des gestes purs et beaux. C'est cela !

Eh bien, nous avons déjà tout cela esquissé à l'inté­rieur de ces gestes posés par cet homme qui est un autre An­toine et qui pose, qui travaille, qui est assis, qui tresse, qui se lève, qui prie. Lorsqu'il prie, il n'est pas seulement debout, mais il a toute une gestualisation de la prière, surtout à cette épo­que.

Voyez alors l'importance de la liturgie pour nous. Une liturgie ne peut pas être cérébrale. On me racontait, il n'y a pas longtemps, le cas d'une liturgie dans un monastère, qui était tellement cérébrale que il n'y avait pratiquement quasi personne dans l'assemblée qui comprenait, peut-être même pas celui qui la dirigeait, tel­lement c'était cérébral, pratiquement pas un geste. Dans une Eucharistie donc.

Eh bien, c'est pas ça la liturgie. La liturgie, c'est ceci. Nous avons ici une toute petite liturgie monastique de Saint Antoine. Eh bien c'est ça, c'est l'importance du geste, l'importance du mouvement. Et bien, j'anticipe un peu, je saute et je répète, ce que cet homme en question dit à Antoine : « Fais ainsi et tu seras sauvé. »

Le remède de l'acédie, qu'est-ce que c'est donc ? Eh bien, le remède de l'acédie qui est, je le rappelle, la ten­tation la plus dure qu'un moine puisse rencontrer. Et d'ail­leurs, il faut déjà être éprouvé pour se heurter, mais à fond, à l'acédie. Eh bien, le remède, il n'y en a qu'un et il nous est don­né ici. C'est pour ça que cet apophtegme est tellement impor­tant. Il faut s'accrocher à la pratique monastique. C'est le seul et unique moyen.

Il s’agit du démon de l'acédie, ici. N'essayons jamais de discuter avec le démon. Vous savez, je le répète encore, aujourd'hui plus per­sonne ne croit au démon. Maintenant on a analysé tout ça. Les profondeurs de l'homme, on les connaît. Le démon, c'était pour l'Antiquité, les âges d'obscurantisme. Maintenant on connaît l'homme et tout ce qu'il y a dans l'homme.

 

Eh bien je vous le souhaite, si vous n'y croyez pas, de rencontrer le démon. Et à ce moment-là, je vous assure que vous serez tout petit, tout petit, tout petit. En tout cas, il ne faut pas discuter avec lui. C'est inutile. Il est infi­niment plus fort. Il ne faut pas discuter. Que faut-il faire ? Eh bien, il n'y a rien à faire. Il faut agir. C'est à dire il faut s'accrocher à la pratique mo­nastique, s'y accrocher mais en faisant, encore une fois, en agissant, en travaillant, en suivant.

Le brouillard des pensées obscures sera dissipé par un agir fort. Mais à ce moment-là, on est très faible. On a des jambes de plomb. On est comme paralysé. Mais ça n'a pas d'importance, ce sera un agir de para­lytique, mais ce sera un agir quand même. Donc il faut un agir qui est fort dans la mesure de la force qu'on possède même s'il n'yen a presque plus. Donc, c'est relatif ! Mais il faut faire. Pourquoi ? Parce que l'insertion de notre action dans celle même de Dieu, elle nous structure, elle nous construit.

Si je fais ce que Dieu me demande, à l'intérieur de cet­te action, Dieu me crée. Il façonne mon être. Il me veut tel que lui. Il me fait tel qu'il me veut. Et cette action de Dieu sur moi, action à laquelle je collabore, elle est libérante. Elle me libère de toutes mes misères. Ce que je n'ai pas, je le reçois. Ce que j'ai, mais qui ne me convient pas, Il m'en débarrasse. Je deviens vrai­ment moi-même, structuré et libre quelque soit ma base de départ.

Donc ça dissipe tous les brouillards des pensées. C'est ce qui nous est dit ici.

 

Et notre apophtegme nous enseigne ici deux observances capitales de la vie monastique : c'est le travail et la priè­re. Et notez bien, notez que ce qui est placé en premier lieu, ce n'est pas la prière, mais c'est le travail, le tra­vail des mains. Saint Benoît dit : Il ne faut rien préférer à l'Oeuvre de Dieu. Tout à fait d'accord, quand c'est l'heure de l'Oeuvre de Dieu. Mais il ne faut pas préférer l'Oeuvre de Dieu à l'heure où je dois travailler. Non !

Mais ici, pour Saint Antoine, pour Dieu, la première oeuvre du moine, c'est le travail manuel. Pourquoi ? Mais parce que l'homme est un être dévoyé et dépravé du fait que c'est un pécheur. C'est à dire que l'homme se plait beaucoup mieux lorsqu' il est avec lui-même que lorsqu'il est avec Dieu. Dieu n'in­téresse pas l'homme. L'homme préfère être avec lui-même ou bien entre soi. Pas besoin de Dieu, Dieu est un trouble fête. Alors, il y a toutes les séquelles de cette attitude, toutes ces maladies spirituelles et psychiques qui envahis­sent l'homme.

Et alors, comme nous le dit la Parole de Dieu : « Puisqu'il en est comme ça, puisqu'il en est ainsi, eh bien, tu travailleras. Tu travailleras et tu va gagner ton pain à la sueur de ton front...ça ne viendra pas tout seul. Avant, il te suffisait d'ouvrir la bouche et puis ça tombait tout seul dedans. Et bien maintenant, tu le feras sortir de terre toi­-même et tu travailleras dur. »

 

Donc le travail manuel, ce travail qui fatigue et qui brise le corps, eh bien ce travail manuel nous place dans notre condition réelle. C'est pour ça qu'il doit être le pre­mier. Il nous rappelle notre condition de pécheur, notre condition d'hommes séparés de Dieu, éloignés de Dieu, hosti­les à Dieu. Il est donc nécessaire de se reconnaître tell qu'on est AVANT de prier.

Dans la liturgie Eucharistique, c'est tout à fait la même chose. On commence d'abord par se reconnaître tel qu'on est, c'est à dire un malheureux qui fait son possible mais qui toujours trébuche dans le péché. Et puis, lorsque voilà, on est replacé dans cette situation de pécheur, c'est à ce moment-là qu'on peut commencer à chanter la louange de Dieu, Gloria, et puis on peut le prier. Sinon, c'est inutile !

Donc le travail manuel est premier parce qu'il crée en nous la disposition indispensable à la prière. Voyez la pro­fondeur, encore une fois, de cet enseignement qui nous est donné ici. Et puis alors, naturellement, vient la prière. Mais en­core une fois, ce n'est pas une prière cérébrale. Cela, il faut surtout bien essayer de l'oublier une fois pour toute. C'est une prière qui est dans le geste, dans la parole aussi, dans la pensée, dans le coeur, dans l'intelligence, dans l' esprit. C'est notre entier, mais la prière doit être signi­fiée par un geste corporel.

 

Maintenant, il y a une observance dont il n'est pas fait question ici. Il n'est pas question de la Lectio Divina pour Antoine. Saint Benoît dit que l'oisiveté est l'ennemie du moine. Donc le moine doit être toujours occupé, soit le travail, soit la prière, mais toujours chez Dieu, toujours avec Dieu. Saint Benoît dit toujours occupé, oui, ou bien le tra­vail, ou bien la Lectio. Il ne parle pas de la prière, Saint Benoît. Pourquoi ? Pas nécessaire, parce que chez lui c'est bien arrangé. Il y a l'Opus Dei, mais il introduit la Lectio. Et Antoine n'en parle pas.

Pourquoi Antoine n'en parle-t-il pas ? Eh bien, et je terminer là-dessus pour ce soir, c'est renseigné ici dans un autre apophtegme de Saint Antoine qui se retrouve chez Evagre le Pontique dans son Traité Pratique. Donc ceci, c'est la toute, toute première collection d'apophtegmes qui existe. Il y en a dix. Et puis alors cela s'est élargi naturellement. Eh bien, Evagre dit ceci :

 

 L’un des sages d’alors vint trouver le juste Antoine et lui dit :

 

On pourrait encore s'arrêter longtemps sur cet apophteg­me parce que il n' y a rien que des jeux de mots. Un des sages d'alors vint trouver le juste Antoine. Voyez sagesse. C'est pas la sagesse du monde qui va rendre un homme juste. Juste, c'est à dire que Dieu va dire d'un homme : « Toi, tu es juste. » Ah non, c'est pas la sagesse du monde, c'est une autre.

 

          Un des sages d’alors vint trouver le juste Antoine et lui dit : « Comment peux-tu tenir, O Père, privé que tu es de la consolation des livres ?

 

Pourquoi maintenant n'a-t-il pas la consolation des li­vres, Antoine ? Certains disent que c'est parce qu'il ne sa­vait pas lire d'abord ! C'était un paysan Copte. Il n'avait pas fréquenté l'Université d'Alexandrie. Ou bien il savait lire, parce que c'était tout de même un petit propriétaire. Et il est bien dit qu'il avait veillé à donner une bonne éducation à sa soeur une fois qu'ils ont été orphelins.

Mais alors, pourquoi ne pas lire ? Mais parce qu'il n'y avait pas de livres ! Antoine était tout seul dans son désert. Il n'avait pas de livres, rien du tout. Il n'avait que ses mains pour travailler. Il était assis pour travailler, puis il était debout pour prier. Il n'était pas assis pour lire.

 

          Eh bien mon livre, O Philosophe, c’est la nature des êtres, et il est là quand je veux lire les paroles de Dieu.

 

Donc mon livre, 0 Philosophe, c'est tous les êtres que tu vois là. Et il est toujours là lorsque je veux lire les Paroles de Dieu. Donc chaque être, chaque chose est un Davar de Dieu. Donc, c'est un produit de l’amour de Dieu, c'est un produit de la Sagesse de Dieu qui est inscrite dans chacune des choses.

Et Antoine, ayant des yeux pour regarder, sait lire dans chacune des choses sa nature, le logos de la chose. C'est à dire le Davar qu'exprime la chose, il sait le lire. Et alors ce livre-là, dit-il, et bien il est à ma dispo­sition quand je veux. Il est là. Et voilà pourquoi, moi, je n'ai pas besoin de la consolation de tes livres à toi, Philosophe. J'ai beaucoup mieux.

Et voilà, mes frères, c'est assez pour ce soir. Nous nous rendrons à l'église pour y prier. Et nous penserons à notre Père Saint Antoine. Et nous lui demanderons de nous aider à toujours mieux comprendre la beauté de notre vie mo­nastique.

 

Chapitre : Le Premier Apophtegme.               03.01.86

      8. C’est par les combats que l’âme progresse.

 

Mes frères,

 

Nous avons laissé notre Père Saint Antoine dans sa cel­lule, et il observe un homme en tout semblable à lui qui est assis pour travailler, puis qui se lève pour prier, qui s'assied de nouveau pour tresser une corde, et puis qui se lève encore pour recommencer sa prière. Ce petit manège a duré assez longtemps, je suppose, puis­que l'homme a eu le temps de tresser une corde. Et Antoine ne pense plus du tout à ce brouillard dans lequel il est per­du. Non, il est interloqué et il est intéressé par ce qu'il observe.

Antoine n'est pas l'objet d'une hallucination, ici. Non, ce qu'il voit est bien réel. Il nous est dit : « C'était un ange du Seigneur envoyé pour le corriger et le rassurer. »

Voici donc que Dieu a envoyé un ange. Plus précisément, c'est le Seigneur Jésus. Lorsqu'on parle du Seigneur, ce n'est pas Dieu dans la Trinité de ses Personnes. Non, c'est le Seigneur Jésus qui envoie un ange pour corriger et rassurer Antoine.

Voici donc un ange qui révèle à Antoine ce qu'il y a de meilleur en lui. Antoine est capable de faire autre chose que de se laisser sucer par le gouffre de ses pensées. Antoine vaut mieux que cela. Sa véritable identité, il la découvre dans cet ange qui lui ressemble en tout point, car cet ange a pris la figure d'Antoine. L'être d'éternité est là devant lui.

 

Il y a, mes frères, en nous un mélange de vrai et de faux, de transitoire et d'éternel. Nous le savons tous. Nous avons besoin, comme Antoine, d'un miroir qui nous révèle ce qu'il y a de meilleur en nous, ce qui en nous est destiné à subsister, à survivre. Et ce miroir, dans le monastère, pour chacun des frères, ce sont les yeux et le coeur de l'Abbé.

Vous savez que si nous voulons bien observer même nos propres yeux, nous avons tout au centre, si nous nous regar­dons dans un miroir - mais il faut avoir une bonne vue pour ça - nous avons la pupille. Qu'est-ce que ça veut dire la pupille ? C'est le tout petit, c'est le tout petit bébé. Et notre pupille, elle nous renvoie notre propre image. C'est pour ça qu'on l'appelle la pupille.

Eh bien le miroir, la pupille qui révèle à chacun des frères qu'il est dans le meilleur de ce qu'il est, celui qui lui révèle sa personnalité telle que Dieu la veut, telle que Dieu la crée, ce qui sera son être de résurrection, c'est l'oeil de l'Abbé. L'oeil de l'Abbé, mais à partir d'un coeur. Et si on veut, si le frère veut faire confiance à ce regard qui se pose sur lui, il acquerra un sens spirituel in­faillible.

 

Cela veut dire que dans sa propre conduite, il va donc découvrir sa vraie personnalité telle que Dieu la veut, telle que le Christ la veut. Car l'Abbé dans le monastère est le vicaire du Christ. Et découvrant sa vraie personnalité, il pourra se con­duire correctement. Il deviendra alors un vrai moine, c'est à dire un homme capable de vivre seul avec le Christ et, dans le Christ, avec la Sainte Trinité.

Car cet ange a été envoyé pour corriger et rassurer An­toine, Le texte grec, pour ceux qui le connaissent, le texte grec a deux mots qui sont très beaux :

redresser, c'est corriger aussi, c'est la correction. Mais attention, ce n'est pas la correction dans le sens où nous l'entendons, donc qu'il faut donner une bonne correction à un enfant. Ce n'est pas ça. Cela veut dire qu'il replace Antoine sur le droit chemin. Antoine divaguait, Antoine s'éga­rait.

C'est ça le jeu des pensées de l'acédie. Il faut donc le remettre sur la bonne route, qu'il ne divague plus, qu'il sache où aller. A ce moment la il est dans la sécurité, il est dans la certitude. Il sait où il va. Voilà donc ce que cet ange a appris à Antoine.

 

Et nous remarquons ici pour la première fois une cons­tante de toute la vie monastique. Mais c'est une constante absolue. Il n'y a aucune exception. Et c'est que notre sécu­rité, notre assurance et notre correction - de vie, ici - ­viennent toujours d'un autre dans la vie monastique, toujours, toujours, toujours d'un autre.

Ce sera l'Abbé naturellement dans le monastère. Eventuel­lement aussi ceux avec lesquels il partage ses responsabili­tés. Ce pourra être un frère parmi les autres. C'est toujours, toujours d'un autre. C'est la loi de fer de l'Incarnation. Maintenant, Antoine était ici le tout premier. Il n'avait donc pas un homme à qui se référer. Et bien, Dieu lui donne la direction de sa vie aussi à partir d'un autre qui, ici, est un ange. Ce n'est donc pas le Christ lui-même.

Non, c'est toujours ce canal, ce chemin qui est la personnalité d'un au­tre. Et cela, ne l'oubliez jamais, jamais, mais jamais ! Si vous êtes fidèles à ce principe, il peut arriver ce qu'il veut dans votre vie, vous serez toujours remis dans le droit chemin, vous serez toujours en sécurité. Mais dès l'instant où on s'écarte de l'autre, où on n'a plus besoin de l'Abbé ou d'un directeur dans le bon sens du mot, à ce moment-là, c'est l'illusion qui s'introduit à l'in­térieur d'une vie et ça peut aller très loin !

 

Mais si j'insiste sur ce petit point maintenant, c'est que vous vous rendez compte que pour un Abbé, c'est quelque chose de terrible. Il est nécessaire dans l'esprit de la Tra­dition monastique, et nous le voyons encore ici, que l'Abbé soit un ange. Cela veut dire qu'il mène la vie angélique, que sa demeure, sa véritable demeure soit chez Dieu, dans l'univers de Dieu, où là il est baigné de lumière, une lumière qui le net­toie, qui le purifie sans cesse. Et une lumière qui lui ap­prend, qui lui donne de réagir comme Dieu lui-même réagit.

Il lui faut donc une pureté de vie extraordinaire de fa­çon à ce qu'il soit le miroir fidèle dans lequel Dieu lui-­même se reconnaît et par lequel il est miroir de Dieu pour les autres, pour ses frères. Voyez un peu l'exigence que cela pose ! Il doit avoir le sens du service, donc entièrement disponible. Il ne s'ap­partient plus étant dépossédé de lui-même au service des frè­res.

C'est cela la vie angélique ! Un ange ne vit pas pour lui. Comme son nom le dit, il est à la disposition de Dieu pour toutes sortes de services pour lesquels il est envoyé, pour lesquels il est délégué. Nous avons à ce sujet un bel apophtegme, encore de Saint Antoine. Le voici :

 

            On disait qu’un des vieillards demanda à Dieu de voir les Pères, et il les vit à l’exception d’Abba Antoine. Il dit à celui qui les lui montrait : Où est Abba Antoine ? L’autre lui répondit : Là où Dieu habite, c’est là qu’est Abba Antoine.

 

C'est cela ! On disait la même chose de Saint Benoît. Saint Benoît vivait chez Dieu. Il était d'abord chez Dieu. Et étant chez Dieu, il pouvait être avec les frères, avec tous et avec chacun en particulier. Même s'il était à distan­ce d'eux, cela n'avait pas d'importance.

 

Nous avons là aussi le principe de l'intercession des saints en notre faveur. Ce n'est pas parce que je meurs phy­siquement que je suis séparé de vous. Mais non, c'est seule­ment alors que je deviens présent avec une intensité qu'il m'était impossible d'atteindre lorsque j'étais, disons, dans mon corps mortel.

Mais une fois que je suis dans mon corps nouveau, dans mon corps spirituel, c'est alors que je puis être présent et efficace. En vue de quoi ? Mais en vue du salut. Pas pour qu'il n'y ait pas d'infection à la brasserie, pas pour qu'on réussisse bien dans ses études, pas pour qu'on n'attrape pas un cancer ou toutes choses comme ça. Non, non, non, non, c'est pour le salut qui est d'être tous ensemble avec - la commu­nion donc - chez Dieu.

Voilà donc ce qui est exigé de l'Abbé. Et voilà, il n'y a rien à faire, c'est la chose qui lui est demandée. Et il lui en sera réclamé compte un jour : « As-tu mené la vie angéli­que parmi tes frères, ou non ? »

 

Voilà maintenant notre ange. Nous avons découvert que cet homme, cet autre Antoine, était un ange dans lequel Antoi­ne découvrait sa propre image, mais son image d'éternité. Et il entendit l'ange lui dire. Voici que l'ange commen­ce à parler. Ce n'est donc pas un ange muet. L'ange lui dit : « Fais ainsi et tu sera sauvé. » Donc le scénario a duré quelques temps. L'ange a donc donné à Antoine une leçon de chose, un exemple pratique.

Puis l'ange parle. Mais attention, l'ange ne donne pas d'explications. Il ne dit pas à Antoine : « Ecoute, voilà, re­garde bien, j'ai fait ceci ! » et commencer à faire l'exégèse de tout. Non : « Fais ainsi et tu seras sauvé. » Fais ainsi ! L'ange donne à Antoine un conseil qui est un ordre. Antoine n'a pas à discuter. C'est un conseil qui est un ordre !

Lorsque l'Abbé doit donner un conseil, il faut que le frère sente que dans le fond c'est un ordre. C'est pas facile parce que s'il donne un ordre comme ça, le frère va comme on dit vulgairement se bloquer, se crisper. Il aura tendance à refuser. Ce doit être un conseil. Mais le frère doit tout de même sentir que ce conseil, il n'y a pas à discuter. C'est à faire, c'est à prendre. Ce n'est même pas à laisser, c'est à prendre. C'est comme ici avec l'ange : Fais ainsi ! Antoine n'a pas à discuter. Et alors, eh bien voilà : tu seras sauvé.

 

Et le résultat ? Le résultat chez Antoine s'est donné tout de suite. A ces paroles, donc en entendant ces paroles, Antoine ressentit beaucoup de joie et de courage. Eh bien le résultat, c'est de la joie et du courage en abondance. Voici Antoine qui est passé du noir au blanc. Il était abattu, Antoine, il était perdu. Il ne savait plus à quel saint se vouer : mes pensées ne me lâchent pas ! Que faire dans mon affliction?

          Et voilà que maintenant Antoine est rempli de joie. Cela a été quasi instantané. Cela ne veut pas dire que la lutte a cessé, attention, Il n'est pas dit que l'acédie s'est évanouie d'un coup. Non, non, non, non. Antoine connaît maintenant le remède contre l' acédie. Il doit travailler et il doit prier. Donc il doit persé­vérer dans sa vie monastique quotidienne telle qu'elle se présente, sans rien y changer, à travers le brouillard, à travers la nuit, à travers les ténèbres, à travers l'épreuve.

 

Et de savoir cela, Antoine est rempli de joie parce que maintenant il a un phare qui éclaire sa route : cette parole de l'ange. Il sait ce qu'il doit faire. C'est cela la correc­tion et la sécurité. Il y a à ce sujet un petit apophtegme qui est très beau et qui est attribué à Jean Collobos. Jean Collobos, c'est le nain, le collobos. Et voici ce que dit Collobos. Vous savez, c'était un très brave moine, un grand moine même s'il était petit de taille. Mais il était très simple, il n'y avait pas de malice en lui.

 

Abba Poemen disait d’Abba Jean Collobos qu’il avait prié Dieu de lui retirer ses passions et de devenir libre de tous soucis.

 

Donc voilà, il avait demandé d'être délivré de toutes les tentations, de toutes les passions en lui. Vous savez tout ce qu'il y a en nous : ça bouillonne, parfois ça fermen­te, entre autre l'acédie et tout cela. Et il a demandé à Dieu d'en être délivré. Voilà. Et Dieu connaissant Collobos lui a fait ce cadeau.

 

Jean Collobos alla dire à un vieillard : « Je me vois dans le repos n’ayant aucun ennemi.

 

Donc c'était fini, il était délivré de tout. Tout heureux, il va le raconter à un vieillard. Et alors :

 

          Et le vieillard lui dit : « Va, supplie Dieu d’avoir à nouveau à combattre avec l’affliction et l’humilité que tu avais précédemment, car c’est par les combats que l’âme progresse.

 

Donc, il lui dit : « Voilà, va vite trouver Dieu et lui dire qu'il te rende tout ça, et tes combats, et tes luttes, et tes tentations, et tes épreuves, et toute ton acédie. » Qu'il te le rende car c'est à travers les combats que l'âme pro­gresse.

Et Jean Collobos, voilà, est très obéissant et très simple.

 

          Il supplia donc Dieu. Et lorsque vint le combat, il ne pria plus pour qu’il lui soit retiré. Mais il dit : « Seigneur, donne-moi l’endurance dans les combats. »

 

C'est, comment dirais-je, c'est une belle illustration de ce qui s'est passé ici avec Antoine. L'ange ne lui retire pas le combat, mais l'ange lui donne la façon de lutter, de combattre et de vaincre dans cette humilité, dans cette re­mise de lui à ce que sa règle de vie lui demande : travaille et prie. Fais cela ! Fais quelque chose, fais ce qui t'est demandé.

Nous voyons donc, mes frères, que le moine, eh bien, c'est un homme joyeux et courageux - ça va ensemble -. Il est joyeux parce qu'il est courageux. Et le courage augmente par la joie qu'il ressent, et cela à travers les combats. Dieu n'aime pas les moines solennels, vous savez, qui sont drapés dans leur bonne conscience - disons cela - et il n'aime pas non plus les moines tristes.

Lorsque nous sommes en difficulté, lorsque l'épreuve nous atteint, lorsque la tentation mord sur nous, lorsque Dieu permet que nous soyons aussi entraînés dans un vertige, un tourbillon de toutes sortes d'histoires, de pensées, de complexes, enfin tout, tout, tout ce qui constitue notre être, lorsqu'il permet cela, eh bien, ayons la pudeur, c'est à dire ne faisons pas porter par les autres nos difficultés, ne les faisons pas peser sur les autres. Donc, que ça ne paraisse pas à l'extérieur.

 

Ayons tou­jours un visage avenant, un visage souriant, un visage qu'on aime bien regarder pour être soi-même encouragé. Ne prenons pas une mine de carême et qu'on dise : « Celui-là, mais enfin, le malheureux, quel combat ne doit-il pas supporter. Il faut vraiment que tous nous priions pour lui parce que on ne sait pas ce qui va arriver. »

Non, ne prenons pas un air désolé, mais prenons un air, un air comme le Christ le dit : « Lorsque tu jeûnes, ne prends pas abattu...Oui, tu as faim, ça te torture, tu attrapes presque des vertiges tellement tu as faim, eh bien à ce moment-là, habille-toi bien, lave-toi, parfume ton visage, que tout le monde dise: mais enfin, celui-là, il est à la fête. Et bien, ton père qui est dans le secret, lui, il voit que tu jeûnes. Tandis que ceux qui prennent une mine abattue, mais ils ont reçu leur récompense.

Voyez, c'est ce qui nous est encore dit ici: Antoine était un homme qui avait de la joie et du courage, parce que il savait comment lutter. Et pour conclure, il est dit : « Et faisant ainsi, il fut sau­vé. » Vous savez, le salut, j'ai expliqué au début ce que c'était que le salut. Ce n'est pas sauver son âme comme dans le cantique. C'est autre chose. C'est ce fameux salut. 

 

C'est la réussite parfaite de notre vie, notre vie monas­tique, notre vie d'enfant de Dieu. C’est d’être bien dans la peau physique et dans la peau spirituelle de son corps nou­veau, d'être heureux. C'est cela le salut. Et voilà Antoine persévérant courageusement jour après jour, à travers les brouillards, à travers les obscurités, à travers les jours de soleil aussi, mais ne modifiant pas sa vie. Et voilà, Antoine ainsi fut sauvé : toujours travail et puis prière, ce qui lui était demandé.

Mes frères, l'épreuve nous fait entrer - pas seulement l'acédie - l'acédie, je l'ai expliqué au début, c'est l'en­semble. Toutes les autres tentations sont renfermées dans l' acédie. C'est pour cela qu'elle est le combat par excellence du moine, le plus dur de tous. Mais nous ne sommes pas toujours dans l'acédie, c'est relativement rare, et nous avons bien d'autres difficultés que l'acédie.

Et le remède qui vaut pour l'acédie, il vaut pour toutes. Il ne faut rien changer. Il faut faire quelque chose, il faut être un prakticos, un homme qui agit. Et cela nous fait descendre dans les profondeurs de notre humilité, de notre vérité. L'ange montra à Antoine qu'il est dans le meilleur de ce qu'il est. Mais il lui fait découvrir d'abord sa petitesse et son humilité, sa place devant Dieu donc. C'est à dire, il le fait entrer dans son humilité.

 

Si bien que on est content de tout, on est content de ce qu'on trouve. On n'a plus de prétentions à émettre. Non, on est le dernier de tous. On est heureux d'être parmi les frè­res qui vous donnent tout. On est un pauvre, un véritable pauvre tel que le Christ le veut, le pauvre auquel est pro­mis le Royaume de Dieu.

Eh bien, voilà mes frères, ce que nous pouvons retenir de ce premier apophtegme. Vous voyez la richesse qui s'y trouvait. Et vous comprenez alors la raison pour laquelle il a été pla­cé en tête de tout le volume. Maintenant, il y en a encore bien d'autres. Et on peut presque s'arrêter aussi longtemps sur chacun d'eux tellement ils sont riches. Mais voilà, ce sera assez pour celui-ci. Car si Dieu nous donne de comprendre cet apophtegme - celui-ci et les autres ­c'est à fin que l'enseignement de l'Esprit Saint à travers ces hommes pénètre en nous pour que nous-mêmes nous puissions être leurs dignes descendants et être les uns pour les autres une joie et un encouragement. Et j'oserais le dire, peut-être aussi un oeil et un coeur dans lequel on peut reconnaître le meilleur de ce qu'on est.

          Et merci pour votre attention. Et ensemble nous essaye­rons de faire ce qui nous est proposé. Peut-être que si ça vous intéresse, on pourrait encore en explorer d'autres avec autant de perspicacité et avec la grâce de l'Esprit Saint.

 

Récollection du mois de Janvier.                  04.01.86

      Un événement décisif : l’Epiphanie.

 

Mes frères,

 

L'Epiphanie de Dieu dans la Personne du Christ Jésus a été l'événement décisif de notre histoire. Elle a en effet pleinement dévoilé le dessein de Dieu sur sa création, la rou­te qu'Il avait choisie de prendre dès le commencement, à sa­voir : conduire le cosmos jusqu'à sa divinisation dans sa fleur qu'est l'homme. Et cette intention de Dieu s'est trouvée précisée et confirmée au moment où le Christ est ressuscité d'entre les morts.

Car dès cet instant, la chair de l'homme a été spiri­tualisée, transfigurée, introduite jusqu'au coeur de la Tri­nité. Et lorsque le Christ aura achevé son travail de création et de transformation, de transfiguration de l'univers, il re­mettra la royauté à son Père qui, dès ce moment, sera tout en toute chose. Voilà donc en gros le projet de Dieu sur sa création et en particulier sur nous. Mais la première Epiphanie de Dieu est passée quasiment inaperçue. Pour notre part, nous aurions imaginé autre cho­se. Le désir, le besoin de triomphalisme et de puissance est tellement inviscéré en nous.

Mais pour Dieu, il n'en va pas ainsi. Le sommet de l'ef­facement a été atteint sur la croix où Dieu est apparu dans le contraire de ce qu'il est. Il s'est vidé totalement de lui-même et il a été fait péché pour nous, à notre place. Mais les yeux de notre coeur voient qu'à ce moment Dieu se manifestait dans l'éblouissement de sa beauté et de son être, c'est à dire comme amour au-delà duquel rien de plus grand ne peut être imaginé.

 

Mes frères, nous savons maintenant le chemin que nous devons prendre. Ce n'est plus un ange cette fois comme pour Antoine dans son désert, dans sa cellule. Non, c'est le Christ lui-même qui nous dit : Fais cela et tu seras sauvé. C'est à dire, tu deviendras comme moi, tu sera mon image, tu seras mon épiphanie.

C'est le moment, mes frères, d'avoir une oreille, d'être une oreille qui écoute, une oreille qui entend et qui comprend. Le Christ nous parle clairement par nos Pères dans la vie mo­nastique et tout spécialement par l'organe de Saint Benoît. Saint Benoît enfouit son disciple dans les replis de l'humilité. Il lui fait comprendre que tout ce qui peut en nous chercher à s'affirmer, à s'imposer, à paraître est aux anti­podes de l'état monastique. Non, il nous enveloppe de l'humilité et il nous confie au Christ.

Et le Christ, Lui, commence son travail. Il nous décape par la soude de l'obéissance, de l'épreuve, de la souf­france. Mais en même temps, il nous fait franchir les portes de la lumière et il nous introduit dans son palais où il ré­side Lui qui est amour, qui est douceur, qui est patience. Et ainsi, le moine christifié devient épiphanie de Dieu. Mais encore une fois, une épiphanie secrète, cachée qui n'apparaît pas du tout aux regards des suffisants, mais qui est visible uniquement aux pauvres et aux simples.

 

Mes frères, il est nécessaire qu'il y ait dans notre mon­de des hommes dans les monastères - hors des monastères aussi, naturellement - des hommes qui soient décidés à s'abandonner ainsi à Dieu et à son projet ; des hommes qui acceptent cette mission de se vider d'eux-mêmes comme le Christ pour recevoir en eux la vie divine et devenir des êtres épiphaniques. Ce sont ces hommes qui permettent à la création d'avancer vers son achèvement.

Oui, mes apparemment plus l'histoire avance, plus les choses se compliquent et plus la méchanceté, la cruauté de l'homme s'affirme. Oui, tout cela est vrai, il ne faut pas le nier, c'est une évidence. Mais il y a aussi dans le secret, dans l'obscu­rité un travail qui s'opère. Mais seul le regard d'un coeur pur peut le contempler et s'en réjouir. Plus la malice augmente, plus le péché grandit, plus en contrepartie l'amour s'affirme. Et c'est toujours l'amour qui a le dernier mot. Absolument tout disparaîtra sauf l'amour.

 

Mes frères, notre mission est donc de nature épiphanique, je le répète, mais dans le secret. Cela n'apparaît pas au de­hors. Cela apparaîtra un jour lorsque Dieu le décidera, lors­que, comme je le disais tantôt, il ne se montrera plus sous une apparence vraiment contraire de ce que, nous, nous imagi­nerions, mais, mais qu'il se présentera tel qu'il est dans sa lumière et dans sa gloire.

Mes frères, cette mission qui nous est confiée, eh bien nous l'assumerons avec générosité, avec fidélité. Ce n'est pas simple, car peut-être nous sera-t-il demandé d'aller jus­qu'à la mort. O je ne pense pas nécessairement à une mort violente, mais à cette mort mystique qui nous fait passer dès ici-bas à travers les affres et les agonies d'un purgatoire et même d'un enfer. Mais à ce moment-là, vraiment nous sommes parfaitement conformés au Christ Sauveur des hommes, Transfigurateur du cosmos, et notre épiphanie n'en devient que plus éclatante, mais encore une fois et toujours, dans le secret.

Mes frères, restons dans cette cachette de l'humilité où Saint Benoît nous a placés. Et là, avec confiance, jour après jour, car nous commençons une nouvelle année, jour après jour, un pas pour chaque jour, nous irons jusqu'au terme où Dieu nous attend.

 

                                                                                                                                         

Règle : Prologue 106 à la fin.                     07.01.86

      Le monastère est une école.

 

Mes frères

 

          Si nous prenons plaisir à goûter les richesses de notre Règle, nous constatons que Saint Benoît ne rampe jamais au ras de terre, qu'il ne descend jamais des  hauteurs de la foi. Même lorsqu'il nous met le nez dans notre poussière au sommet de l'échelle de l'humilité, c'est pour nous faire aborder au rivage des cieux.

          Il ne s'abandonne jamais à un psychologisme facile. Il déambule dans le surnature. Là il est chez lui. Sa maison, c'est l'univers de Dieu. Nous allons le voir encore aujourd'hui à propos de deux choses importantes qu'il nous dit, ou qu'il nous rappelle plutôt.

 

          Le monastère est une école où on apprend à servir le Seigneur. Dominici scola servitii, Pr.107. C'est une école de guerre car le moine est un miles Christi, c'est un soldat à la solde du Christ. Il s'est engagé au service du Christ. Il doit lutter contre le démon, contre les passions, contre les vices de la chair et de l'esprit. Il doit apprendre l'art de la guerre, les techniques de la guerre.

          Le monastère est aussi une école d'art, pas seulement l'art de la guerre, mais l'art spirituel. Saint Benoît, dans quelques jours, va nous détailler les outils des œuvres bonnes, les outils de l'art spirituel. Il y en a toute une série. Dans cet atelier qu'est le monastère, il faut apprendre à s'en servir. Il faut donc aller à l'école. Il faut devenir un ouvrier qualifié ou un artiste connaissant tous les secrets de son art.

          Le moine doit façonner de son être une œuvre de beauté. Il le fait en collaboration avec Dieu naturellement. Mais entrer dans ces vouloirs parfois si déroutants de notre Dieu demande un savoir qui doit être éduqué, et qui doit être exercé, et fortifié à l'intérieur de cette école qu'est le monastère.

 

          C'est aussi une école de médecine, le monastère. On y apprend à guérir les vices, à guérir ses blessures et ses plaies, les siennes propres et celle des autres aussi. Il serait si beau si chaque moine pouvait devenir un simpecte, comme dit Saint Benoît, c'est à dire un homme qui peut soigner, guérir ses propres plaies et celles des autres sans jamais les dévoiler, un homme qui sait s'asseoir à la table des pécheurs, qui sait prendre sur lui les fautes des autres, un homme avec lequel on se sent en confiance. Pour cela, il doit être un médecin éprouvé.

          Dans le monde, pour les études de médecine, il faut au moins 7 ans. Il paraît qu'on va les porter à 9 ans. Et dans une spécialité, ça peut durer alors15 ans. Et puis voilà, on peut ouvrir alors un cabinet avec une plaque « Docteur un tel ». Mais dans le monastère, on n'a jamais terminé ses études de médecine. On a toujours, toujours à apprendre, toujours à se recycler, toujours à se perfectionner. Si bien que le moine apprend à être ainsi entièrement disponible pour le service du Seigneur. Il ne s'appartient plus. Il n'a plus le droit de chercher son propre avantage.

          C'est ce qui est peut-être le plus difficile, c'est de s'oublier au point de sacrifier ses avantages à ceux des autres, et même de sacrifier sa vie pour que les autres vivent mieux, vivent davantage, vivent pleinement, vivent divinement. C'est cela le service du Seigneur. Il n'y a pas regardé, lui, il n'a pas été regardant. Il a tout donné.

 

          Le service du Seigneur, cela signifie encore qu'on devient servus Domini. Ce sont des mots ! Service, aujourd'hui, ça a perdu, je dirais, sa vigueur originelle. Le servus, c'était l'esclave. Donc, il n'est même pas une personne. Il est une chose. Il est un objet dont on peut trafiquer comme on trafique une tête de bétail.

          Voilà ce que nous devons être pour Dieu. Je ne suis plus un homme, dira Saint Benoît au 6° degré d'humilité, je suis devant toi comme une bête de somme, une iumentum, 7,136, Il faut en arriver là. Ce n'est pas dégradant pour nous parce que il est préférable d'être un chien dans la maison de Dieu que d'être un prince dans la maison de satan.

          Mais ce service, donc, doit aller jusqu'à la parfaite dépossession de nous. C'est là qu'il faut en venir. Et voilà ce que Saint Benoît nous rappelle dans ce petit mot " le service du Seigneur " que nous devons apprendre dans cette école qu’est le monastère.

 

Mais il y a aussi une seconde chose importante. C'est tout à la fin du Prologue. Saint Benoît n'édulcore pas la situation. Ce n'est pas un homme qui jette de la poudre aux yeux, qui fait prendre des vessies pour des lanternes. Non, non, non, Saint Benoît dit toujours les choses comme elles sont. Il nous dit, ici, que nous devons devenir conforme au Seigneur en tout. Cela signifie participer à sa Passion, passionibus Christi participemur, Pr, 119. Il met passions au pluriel, passionibus. Le Christ n'a pas vécu seulement une passion, il en a vécu plusieurs.

Quand il était tout petit déjà, qu'il est venu au monde, il a été tout de suite couché dans une mangeoire. Il n'y avait pas de place pour lui. Donc, ça a commencé tôt et ça c'est terminé tard, ça c'est terminé sur une croix. Et encore même après la mort, il a été couché dans le tombeau d'un autre. Il est né dans la mangeoire d'un autre et il est mort dans le tombeau d'un autre. Voilà ! Et ça, c'est Dieu ! Et nous devons participer à toutes ces passions du Christ. Voilà ce que nous dit Saint Benoît.

          Donc, toutes les souffrances qui nous arrivent à nous dans notre vie monastique, toutes sans exception aucune, toutes les souffrances d'ordre spirituel, d'ordre moral, d'ordre physique, tout, eh bien Saint Benoît ne va pas nous consoler et dire : Pauvre petit, c'est malheureux, voilà un bonbon, tais-toi, ça ira mieux demain ! Non il ne dit pas ça. Il nous dit : Participe à la passion du Christ ! C'est la Passion du Christ qui se renouvelle, qui se poursuit, qui s'achève en toi. Sois-en heureux !

 

Et ça, c'est Saint Benoît, vous voyez. Il ne fait pas de petites consolations psychologiques. Non, il vous enlève, il vous soulève et il vous met au niveau de la foi. Il dit : C'est là que vous devez vivre, c'est là votre place, vous êtes des moines.Et c'est bien vrai, Saint Benoît est terrible. Il nous envoie au-delà de nous-mêmes. Mais je trouve que c'est très beau. Et j'ai déjà expérimenté que lorsqu'on dit à des...surtout à des jeunes, vous savez, qui viennent se plaindre que malgré tout c'est un peu dur, et que la souffrance peut devenir difficilement tolérable, les envoyer, là où ils doivent être, c'est à dire dans la passion du Christ, eh bien ça les fortifie parce que on leur dit la vérité, et la grâce de Dieu agit en eux. Oui, Saint Benoît veut conformer son disciple au Christ jusqu'à l'intérieur de la passion.    

 

          Mais alors, qu'arrive-t-il ? Ce n'est pas tout. Saint Benoît dit : A ce moment-là, regno mereamur esse consortes, Pr, 120, nous allons pouvoir partager sa Royauté. C'est cela ! La Royauté du Christ, d'abord dans les humiliations de la souffrance, de l'impuissance. Mais comme je le disais le jour de la récollection, l'Epiphanie de Dieu, elle s'opère toujours dans l'obscurité, dans le secret, dans la ténèbres. Dieu n'a pas besoin de s'étaler pour se faire connaître.

          Non, Dieu est Dieu, et c'est dans le rien qu'il déploie sa puissance. Mais c'est la même chose ici, c'est à l'intérieur de notre humble acceptation de notre situation, de notre faiblesse, des souffrances que nous devons subir que se révèle à l'intérieur de nous la puissance de notre Dieu. Et c'est ainsi que nous entrons dans son Royaume et que nous participons à sa Royauté.

Très humblement peut-être, de façon très effacée ici sur terre, incognito sur terre, mais le jour viendra où ça apparaîtra en pleine clarté. C'est ce que Saint Benoît nous promet. Et pour signifier que c'est quelque chose de sérieux pour lui, il dit en dernier mot : amen. C'est bien ainsi. Et là-dessus, vous pouvez construire votre vie.

         

Voilà, mes frères, c'est ce que nous nous efforçons de faire ensemble chaque jour, pauvrement peut-être, mais avec une immense confiance et une espérance sans limite.

 

Chapitre 2, 29-43 : De l’Abbé.                   11.01.86

      Nomen Abbatis !

 

Mes frères,

 

          Saint Benoît nous parle encore ce soir du nomen Abbatis, du nom d’Abbé que doit porter celui qui a reçu de Dieu la charge de conduire ses frères sur les routes du Royaume. Ce nom d’Abbé retient notre attention sur une énigme que nous allons essayer d'élucider. Cette énigme apparaissait bien lorsque Saint Benoît nous disait :

          On regarde l'Abbé comme tenant la place du Christ dans le monastère ; c'est pourquoi il porte le nom même donné au Seigneur, selon les paroles de l'Apôtre : Vous avez reçu l'esprit des enfants d'adoption qui crie en nous Abba, c'est à dire Père. 2,8 * Rom. 8,15.

          Comment donc, pour Saint Benoît, le nom de Père peut-il être vu comme le nom même donné au Seigneur Jésus ? L’Abbé tenant donc la place du Seigneur dans le monastère, reçoit aussi le nom de Père, c'est à dire Abba, Abbé. Comment le Christ peut-il être invoqué comme Père ? Là est le problème. Vous avez reçu l'esprit des enfants d'adoption qui crie en nous Abba, c'est-à-dire Père.

          Et bien voilà, à mon sens, non pas l'explication, mais une explication, une interprétation. Le Christ en répandant son Esprit sur ses disciples, les baptise dans la vie divine. Il leur communique sa propre vie de Dieu. Et de cette façon-là, il devient leur géniteur en Dieu. Il devient donc leur Père au niveau de cette vie divine à laquelle maintenant les disciples vont participer, car ils ont reçu en eux l'Esprit que le Christ leur donne avec générosité.

          Est-ce que vous voyez cela ? Donc, la vie divine n'arrive pas en nous directement à partir de la source qui est Dieu le Père, mais elle descend en nous toujours par la médiation du Christ qui nous donne cette vie divine en nous faisant le cadeau de l'Esprit Saint. Le Christ lui-même avait dit - c'est rapporté dans l'Evangile de Saint Jean - au dernier jour de la fête, debout dans le temple, il criait : Celui qui a soif, qu’il vienne à moi et qu’il boive. Celui qui croit en moi, de ses entrailles ruisselleront des fleuves d'eau vivante.

         

Et le commentateur, donc l'Evangéliste, dit : Il disait cela de l'Esprit qu'allaient recevoir ceux qui croiraient en Lui. Or à ce moment-là, il n'y avait pas encore d'Esprit Saint donné parce que Jésus n'était pas encore glorifié. Voyez, c'est bien cela ! Donc le Christ, du fait qu'il nous engendre à la vie divine, il fait de nous des fils de Dieu par adoption. Il est donc notre Père parce qu'il nous donne sa propre vie, parce qu'il nous engendre en Dieu par l'Esprit Saint.

          Et enfin il est, comme le dit le texte de Saint Benoît, il est notre Père, mais pronomine, 2,6. Ce n’est pas à traduire en français. Le pronomine, c’est un pronom. Ici le Christ agit en tant que délégué de son Père, mandaté de son Père. Il porte donc le nom de Père par lieutenance si je puis m'exprimer comme ça, par délégation. Mais il est quand même effectivement notre Père, parce que c'est à travers lui que nous recevons cette vie divine. Nous sommes ici dans le Royaume de Dieu, donc nous ne devons pas voir des catégories cartésiennes où tout est classé.

          Non, le Christ est en même temps notre frère car il est le fils de Dieu par nature tandis que nous sommes des fils de Dieu par adoption. Mais partageant sa vie, nous sommes tout de même ses frères. Il y a entre le Christ et nous une consanguinité spirituelle. Voyez le paradoxe : il est notre frère et il est en même temps notre Père. Ce n'est pas étonnant car il a dit lui-même : Celui qui fait la volonté de mon Père, il sera pour moi et un frère, et une sœur, et un père, et une mère. Donc pour le Christ, celui qui fait la volonté de Dieu est pour lui un père. Voyez donc, toutes nos catégories humaines, charnelles sont bouleversées.

 

            Maintenant, prenons maintenant l'Abbé. Et bien l’Abbé, lui, il est en même temps frère et Père. Il est le frère des autres. Il est un parmi les autres dans sa communauté. Mais en même temps il est leur Père, le Père de ses frères parce que c'est par lui que mystérieusement, mais bien réellement, la vie divine va se répandre dans le coeur de chacun. C'est ce que Saint Benoît va nous dire ici : Il reçoit donc dans le monastère le nom même donné au Seigneur, selon ces paroles de l'Apôtre: Vous avez reçu l'esprit des enfants d'adoption qui crie en nous: Abba, c'est à dire Père.

          Mes frères, je pense que c'est très beau et nous ne devons jamais le perdre de vue. Et l'Abbé ne doit jamais s'enorgueillir : Moi, je suis au-dessus, et toutes ces affaires-là que je demande aux autres, ça ne me concerne pas. Le législateur est au-dessus de la loi. Il n'est pas soumis à la loi, il est au-dessus.

            Pas question, ici. Non, il est un frère qui est le Père des autres, cela dans l'ordre du plan divin, comme le Christ est le Père des hommes tout en étant un de leur frère.

          Donc je pense que l'énigme est tout de même un peu éclaircie. Mais enfin, il y a toujours une frange très large de mystère parce que nous sommes, encore une fois, chez Dieu, nous ne sommes pas chez les hommes.

 

Chapitre : Le baptême du Christ.                 12.01.86

 

Mes frères,

 

Le baptême du Christ, je le vois comme la grandiose ou­verture de la liturgie qui est notre vie monastique. Et ce prélude se joue en deux temps que nous allons, si vous le voulez bien, contempler pendant quelques instants.

 

Nous voyons d'abord le Christ Jésus, c'est à dire Dieu devenu homme, nous le voyons s'approcher du Jourdain et de Jean le Baptiste. Il est mêlé à la foule. Il ne se distingue pas d'elle. Il se solidarise avec elle. Et c'est une foule de gens de toutes qualités. L'Evangile nous rapporte qu'il y avait parmi elle des soldats, des publicains, enfin vraiment une masse représen­tant toutes les qualités et tous les vices des hommes.

Et le Christ est là parmi eux. Il prend sur lui tous leurs péchés et bien au-delà. Il prend sur lui les péchés de l'humanité entière depuis le premier homme jusqu'au dernier. Il devient le péché, le pécheur par excellence. Et voilà qu'il se plonge dans le Jourdain, en présence de Jean le Baptiste, en présence de tous. Il s'y noie. Mysti­quement il y meurt.

Et les péchés sont pris dans cette eau. C'est comme si à ce moment-là l'humanité, dans cette mort du Christ, se vidait de tout ce qui en elle est contraire à la justice, à la vérité, à l'amour, et contraire à Dieu. Et le Jourdain, c'est un fleuve ; il coule. Et voilà que ces péchés sont emportés au loin. Et ils se déversent dans la mer morte qui est l'image du dépotoir infernal. Les péchés, on n'en parle plus. Et voilà le premier tableau !

 

Maintenant le Christ sort du Jourdain. Il remonte de cette fosse dans laquelle il est descendu. Il revient à la vie, lui qui était mort. Et à ce moment, le ciel s'ouvre et l'Esprit venant du Père descend sur le Christ, l'enveloppe d'un manteau de lumière. Le Christ est autre. Et il signe par le fait même, en acceptant cet Esprit, cette lumière, il signe tout son destin. Il devra mourir pour ressusciter à une vie nouvelle. C'est la démarche de toute l'humanité qui s'accomplit en lui et qui est portée jusqu'à son terme. Et on entend une voix qui dit : Celui-là, c'est mon fils bien-aimé, en lui j'ai mis toute ma complaisance, tout mon amour. C'est moi qui vit en lui. Entre lui et moi, il n'y a pas de différence.

Mes frères, après la résurrection - maintenant nous fai­sons un saut dans le temps - lorsque le Christ vraiment res­suscite d'entre les morts, cet Esprit qui repose sur lui, cet Esprit qui est comme sa peau spirituelle et en même temps son âme, cet Esprit, il le répand généreusement sur ses disciples. Il n'en garde rien pour lui. C'est, comme j'y faisais allusion hier soir, c'est à l' intérieur de lui une source intarissable qui jaillit en vie éternelle.

Et voilà, tout ça, il le déverse sur ses disciples. Et de proche en proche, cet Esprit se répand sur tous les hommes sans exception. C'est à ceci, dira-t-il, qu'on reconnaîtra que vous êtes mes disciples, si vous avez de l'amour les uns pour les au­tres, c'est à dire si vraiment vous êtes habités par mon Es­prit, si ce n'est pas en vous l'esprit du monde qui règne, mais le mien. Et ça, c'est votre carte d'identité, on ne peut s'y tromper.

 

Eh bien, mes frères, le moine, c'est un hommes qui se soumet généreusement à ce baptême qui se réalise donc en deux actes. D'abord, le moine à la suite de Saint Benoît et de toute la Tradition qui s'origine ici dans cet acte du baptême, le moine gravit l'échelle de l'humilité et il descend dans les profondeurs de son péché. Il se reconnaît pécheur. Et non seulement ses péchés à lui, mais aussi les péchés des autres. Il est un véritable disciple du Christ.

Et ces péchés, les siens et ceux des au­tres, il les laisse emporter par les flots de la miséricorde divine. Le véritable Jourdain, c'est la miséricorde de Dieu qui emporte tous nos péchés au loin, qui les anéantit. On ne les trouve plus. Donc le moine est là. Il se reconnaît pécheur.

Et dans un second temps qui n'est pas naturellement tel­lement à distinguer dans l'ordre d'une succession temporelle, en même temps il vit dans cet Esprit qui est répandu partout, cet Esprit qui est la consistance même du cosmos aujourd'hui. Il est là, il en vit, il en est pénétré et il s'instal­le - j'emploie ce mot pour montrer que c'est quelque chose de définitif - il s'installe à l'intérieur d'une nouvelle intel­ligence, d'une nouvelle sagesse et de cet amour qui est l'agapè, qui est la charité, qui est la vie même, qui est l'être même de Dieu.

 

Voilà sa demeure, voilà son Royaume ! Autour de lui, il n'y a que cet Esprit, il n'y a que cette lumière, il n'y a que cet amour. Cela devient son être même. Il reconnaît ainsi en sa propre personne son état de fils de Dieu. Il l'accepte et il le rayonne. Sa raison de vivre unique, c'est d'aimer, c'est de s'accepter tel qu'il est, faible, vulnérable, fragile, pécheur et d'accepter aussi les autres tels qu'ils sont, c'est à di­re de les prendre sur soi avec leurs péchés, ce qui est le sommet de l'amour.

Eh bien voilà, mes frères, cette liturgie monastique dont je vois l'ouverture dans ce baptême du Christ. Et soyons donc attentifs à ces réalités cachées qui sont vraiment le roc et la beauté de notre vie.

 

Chapitre : Semaine pour l’Unité des Chrétiens.  18.01.86

      L’Unité.

 

Mes frères,

 

Ce matin nous avons ouvert par l'Eucharistie la Semaine de Prières pour l'Unité des Chrétiens. C'est là une intention qui ne doit pas nous laisser indifférents. Elle nous interpel­le sérieusement, chacun d'entre-nous personnellement et notre communauté comme telle.

Nous pouvons nous poser deux questions : Sommes-nous de vrais chrétiens ? Sommes-nous d'authentiques disciples du Christ ? Sommes-nous disposés à donner notre vie pour n'im­porte quel frère ici d'entre-nous, pour le monde ? Mais lorsque je dis le monde, ça peut paraître très ab­strait. Le monde, il est dans chacun, ici.

Est-ce que je sais m'oublier pour chacun de mes frères ? Est-ce que je sais lui donner la première place ? Est-ce que je sais lui céder le pas ? Est-ce que dans mon estime, il est placé très haut ? Est-ce que je porte sur lui un regard d'admiration ? Sur cha­cun ? C'est ça le vrai disciple du Christ ! Alors, en tant que communauté, formons-nous une Eglise soudée par l'unité ?

 

Mes frères, la grande Eglise, celle du ciel et de la ter­re, le Corps très saint du Christ, cette Eglise est parfaite­ment une parce qu'elle est sainte. Elle habite déjà le coeur de la Trinité dont elle partage la vie, la beauté, la lumière. Mais les chrétiens qui sur terre pérégrinent, ceux-là marchent en ordre dispersé. Et c'est le grand drame de l'Egli­se qui est tout à la fois sainte, une, pécheresse, et divisée.

Elle est sainte dans sa tête, le Christ et dans ses mem­bres qui partagent déjà la gloire du Christ. Elle est divisée, elle est pécheresse dans les chrétiens dominés encore par l'égoïsme. Je suis persuadé qu'il existe déjà ici sur terre une par­tie de l'Eglise qui est sainte, et qui est une. Il n'y a pas un abîme, un fossé entre une Eglise qui serait glorieuse avec le Christ, et une autre qui serait ici mordue et écartelée par le péché. Non, il y a un entre-deux. Il y a des saints sur notre terre. C'est une certitude absolue. La plupart sont ignorés, inconnus. Cela n'a pas d'importance, un seul le sait, Dieu.

Eh bien, mes frères, ce drame de la division et en même temps du désir de la sainteté, il est le nôtre, de chacun de nous en particulier, et celui également de notre communauté en tant que collectivité ecclésiale.

 

Maintenant, au cours de cette semaine, nous allons re­prendre conscience de notre devoir qui est d'établir l'unité en nous. Cela signifie pratiquement être soulevé par le désir de voir Dieu - dont nous a parlé le Conférencier pendant quel­ques jours - le désir de n'être plus qu'amour et lumière. Et notre second devoir, c'est de construire et de proté­ger l'unité de notre communauté. Mais vous comprenez déjà que l'unité de la communauté dépend de l'unité qui se trouve en nous, à l'intérieur de notre coeur.

Et pour ce travail, Saint Benoît met aujourd'hui à notre disposition un instrument particulièrement efficace. C'est le tout premier. Et il nous dit : in primis, donc en tout pre­mier lieu, 4,2, aimer le Seigneur Dieu de tout son coeur, de toute son âme, et de toutes sa force. Cela veut dire que le poids de notre être doit être por­té sur Dieu. Nous ne laissons pas les forces qui sont en nous, nous ne laissons pas nos énergies se mettre au service d'ido­les creuses dont la première, naturellement, est notre propre personne.

Nous nous oublions. Nous ne prenons pas garde à nous. Nous ne nous regardons pas. Nous regardons uniquement Dieu que nous cherchons à aimer de tout notre coeur. Nous ne le donnons pas, ce coeur, à une autre personne. Il est tout entier à lui, de toute notre âme, donc de toutes les aspirations les plus nobles et les plus instincti­ves de notre être. Et puis de toute notre force. Donc tout ce qui est en nous est pour lui. Voilà l'outil !

Et en faisant ainsi un avec ce que Dieu nous demande, de soi-même l'unité s'installe dans notre être. Etant unis à sa Personne, nous participons à sa vie, nous participons à toutes ses qualités. Et la toute première qualité de Dieu, c'est d'être un, mais une unité en trois Personnes.

 

Alors, à partir de là, cette unité en trois Personnes, vous avez alors immédiatement l'image de la communauté qui doit être pour nous existentiellement et pour Dieu dans l'intention qu'il a de diviniser chacun des membres de la communauté, la communauté dans son ensemble. A ce moment-là, la communauté se forme. Elle se forme à l'image de la Trinité où chacun se re­çoit des autres et où chacun se donne aux autres dans l'amour et dans la confiance.

Eh bien, mes frères, s'il en est ainsi, nous donnons à la grande Eglise du Christ un surcroît de santé. Prier pour l'unité des chrétiens, c'est très bien, c'est indispensable, nous allons le faire. Mais y travailler en rétablissant d'abord l'unité en nous, et puis en la construisant dans notre communauté, alors c'est parfait.

Eh bien voilà, mes frères, au cours de cette semaine, si vous le voulez, nous allons essayer de vivre cela gentiment, pauvrement aussi car nous sommes pécheurs. Notre égoïsme est toujours très puissant. Mais il y aura en nous le désir sin­cère de n'appartenir qu'à Dieu, de l'aimer, de nous offrir à lui chacun personnellement, et puis tous ensemble communau­tairement, ecclésialement, et emporter dans notre élan toutes les Eglises sur cette terre, et tous les hommes.

 

Règle : 4, 51-77 : Quels outils utiliser ?        20.01.86

      Le désir de la Vie éternelle.

 

Mes frères,

 

          Ce soir, nous retrouvons ce que le Père Patrick de Wisques nous a enseigné la semaine dernière, à savoir qu’un désir violent, lancinant ronge et soulève l'âme du moine, un désir qui est déjà possession commencée, un désir qui comble, qui rassasie, mais qui en même temps éveille de nouveaux appétits. C'est le désir de la vie éternelle.

 

          Désirer, dit Saint Benoît, la vie éternelle de toute l'ardeur de son âme, 4,53. Je traduirai plus textuellement dans un instant. Saint Benoît parle de la vie éternelle. Nous ne pouvons comprendre correctement en quoi consiste cette vie éternelle. Ce n'est pas le prolongement de la vie que nous avons maintenant, c'est une vie autre, d'une autre nature. C'est une vie qui est pleine. Elle est parfaitement consciente. Elle est perpétuellement jeune. Elle n'est jamais fastidieuse, mais elle est toujours neuve, toujours fraîche.

          Notre vie terrestre, mais nous la sentons fluctuer. A l'instant, on me disait : « Aujourd'hui a été pour moi une journée de cafard ! » Mais je comprends bien ça, et c'est très heureux d'avoir des journées de cafard car ça nous permet de désirer avec plus d'ardeur cette vie autre qui n'est pas différente de Dieu lui-même. C'est une vie incorruptible. Il n'est pas possible, encore une fois, d'en parler correctement. Elle est l'amour, elle est Dieu même. Dieu n'est pas distinct de sa vie.

 

          Et c'est pour cette vie-là que nous sommes créés. Et c'est celle-là, comme nous dit Saint Benoît, que nous devons désirer omni concupiscentia spirituali, 4,54. C'est traduit : de toute l'ardeur de son âme. Oui, c'est vrai ! Mais c'est pas ça que nous dit Saint Benoît. En fait, il dit textuellement : désirer la vie éternelle de toute la force de notre concupiscence spirituelle, concupiscentia spirituali. Il existe donc une concupiscence qui est bonne.

Et cette bonne concupiscence annule, éteint la concupiscence pernicieuse, mauvaise, celle qui conduit à la mort qui est la concupiscence de la chair. La concupiscence spirituelle, elle a sa source dans l'Esprit de Dieu et elle y retourne. Elle nous y emporte. Il suffit de se laisser porter par elle. Il faut bien comprendre que Dieu ne détruit jamais ce qu'il a fait. Il ne détruit pas la nature.

Il y a en nous une concupiscence qui est attachée à notre être de chair. Donc, elle nous porte vers les choses qui sont, voilà, qui sont en accord avec ce que nous sommes, c'est à dire des êtres blessés par le péché et voués à la mort.

 

Eh bien, Dieu ne nie pas ce qu'il a fait. Mais sur cette énergie qui est en nous, il greffe son propre Esprit. Et au lieu de diriger nos puissances de désir, de convoitise et de concupiscence vers la chair, il les dirige vers lui. Et ainsi, nous réalisons notre vocation d'homme, mais d'homme complet, donc d'hommes voués à partager le sort même de Dieu.

          En pratique, nous sommes dans une situation conflictuelle. Saint Paul en a très bien parlé. Il y a donc cette concupiscence de la chair qui procure un plaisir mais un plaisir éphémère, et qui finalement conduit à la mort. Pourquoi conduit-elle à la mort ? Mais parce que le plaisir qu'elle donne est éphémère. C'est un plaisir qui est destiné à cesser. Et la concupiscence, de plaisir en plaisir, finit toujours par périr avec la chair qui la porte.

          Pour la concupiscence spirituelle, il en va tout autrement. La concupiscence qui vient de l'Esprit, elle porte en elle un avant-goût d'infini, un avant-goût de quelque chose qui ne finira pas. Peut-on appeler cela un plaisir, une jouissance ? Peut-être bien ? Oui ! Les spirituels parleront d'une fruition, fruitio Dei. Comment traduire cela en français ? C'est : imaginons une jouissance qui n'ait rien de déréglé, qui n'ait rien d'anormal, mais qui soit extrêmement pure, qui soit quasi divine.

 

Car réellement c'est divin parce qu'elle vient de l'Esprit. C'est la fruitio Dei, c'est le bonheur, c'est la jouissance, c'est le plaisir, la joie, la plénitude que goûtent les élus qui voient Dieu face à face dans le ciel, donc qui sont devenus un seul esprit avec Dieu, un seul esprit avec le Christ.

          Voilà la concupiscence spirituelle. Et à mon avis, elle dure toute l'éternité. Elle est rassasiée à chaque moment mais, comme je le disais tout à l'heure, au même instant de nouveaux appétits sont ouverts. Il n'y a donc jamais de fastidium, d’ennuis. Il n'y a jamais de dégoût. Non, c'est toujours neuf, c'est toujours frais.

          Voilà la différence entre les deux concupiscences. Mais nous dans la pratique, nous sommes entre les deux. La concupiscence de la chair est là avec ce qu'elle apporte tout de suite. Mais tout au fond de nous, il y a ce désir de voir Dieu, de le rencontrer, de faire un avec lui. Et voilà, nous sommes toujours à devoir choisir, à devoir lutter. C'est toute l'ascèse monastique. Ce n'est rien d'autre que cela.

         

Et le moine, on pourrait dire que c'est un artiste qui s'efforce de mettre toutes ses énergies au service de cette concupiscence spirituelle, de ce désir de la vie éternelle qui est la rencontre même de Dieu et l'union intime, vraiment un dans l'autre avec Dieu. Ce n'est plus moi qui vit, c'est le Christ qui vit en moi.

            Et ce Dieu qui est devenu homme, pour pouvoir me prendre en lui, est à son tour comblé, comme si le fait que je suis avec Dieu apportait un supplément de bonheur à Dieu. Et je pense qu'il doit en être ainsi. C'est cela la vie éternelle. Et c'est cela que Saint Benoît nous demande de désirer de toute la puissance de notre concupiscence spirituelle, de notre convoitise spirituelle.

            Voilà, mes frères, et imaginons encore une fois que nous soyons tous ainsi. A ce moment, c’est le corps ecclésial de notre communauté qui sera porté par cette convoitise spirituelle. La communauté sera parfaitement une. Et étant parfaitement une, elle serait dans la grande Eglise terrestre, ici, qui est maintenant divisée, dispersée, elle serait un élément de ralliement dans l’invisible. Et à partir de là, des forces d’unité rayonneraient dans tout le Corps du Christ, son Corps terrestre.

 

Règle : 4,78-fin : Quels outils utiliser ?         21.01.86

      Accomplir les préceptes du Seigneur.

 

Mes frères,

 

          La vie monastique n'est pas un vague sentimentalisme qui flatterait la religiosité  d'hommes foncièrement pieux. Ce n'est pas non plus une spéculation sur de grands principes théologie spirituelle. Non, elle est ceci, comme nous le rappelle Saint Benoît ce soir : accomplir tous les jours par ses œuvres les préceptes du Seigneur. La formule latine est bien frappée : praecepta Dei factis cotidie adimplere, 4,78.

         

La vie monastique est donc une praxis soutenue, humble, persévérante, fidèle. Dieu nous fait connaître ses volontés, ses praecepta. Ce sont des ordres, des commandements, on n'a pas discuter. Ils sont à prendre tels qu'ils nous sont présentés. Avec Dieu on ne discute pas, ce sont des praecepta.

          Il nous est demandé de les accomplir adimplere, dit le texte. Il y a une nuance qui se trouve aussi présente à l'intérieur du mot français accomplir, mais qu'il est important de préciser.  Il faut les accomplir jusqu'au bout, adimp1ere, les accomplir. Il faut les achever entièrement, les ordres du Seigneur. Il ne faut pas commencer, faire à moitié et dire : c'est bon pour Dieu.

          Non, il faut aller jusqu'au bout. Dieu attend un travail achevé, bien fait. Comme je l'ai rappelé hier par exemple, à la doxologie, on se relève quand on dit amen. On va jusqu'au bout de la doxologie. On ne se relève pas quand elle est au trois-quarts finie. Non, jusqu'au bout, c'est ça adimplere.

 

          Et par des faits, par des œuvres, par des actes, factis, dit Saint Benoît, 4,78. C'est à dire que ça doit être inscrit dans le concret. Ce n'est pas seulement dans l'intention qu'on doit obéir aux ordres de Dieu. L'enfer est pavé de bonnes intentions. Non, ce que Dieu attend, ce sont des facta, c'est à dire des faits, des choses bien réelles, bien concrètes. Et cela, tous les jours, cotidie, quotidiennement. Donc jour après jour, sans se lasser.

            C'est austère, c'est austère ce que Dieu nous demande, ce que Saint Benoît nous demande, mais ça nous installe dans notre vérité, donc au coeur de l'humilité. Cela nous rappelle que nous sommes des créatures, des hommes bien faibles, des hommes voilà. Nous avons été créés non pas pour nous tourner les pouces, mais pour travailler.

          Le travail est un acte cultuel dans la vie monastique comme il l'était pour Dieu. A l'origine, il a créé l'homme. Il l'a placé dans son jardin de plaisance pour que l'homme y travaille, pour qu'il l'entretienne et que travaillant, il rende un culte à Dieu. Le culte est un travail, et tout travail manuel est un acte cultuel. Donc nous voilà installés dans notre vérité de serviteurs de Dieu.

 

          Mais Dieu entend faire de nous autre chose que des serviteurs. Il veut faire de nous ses enfants, c'est à dire nous faire participer à sa vie, nous rendre des dieux.  Voilà, il ne faut pas avoir peur d'utiliser le mot. Il veut nous diviniser, nous rendre semblable à lui. On a été créé à son image. Mais Dieu aussi, lui, il ne nous demande que ce qu'il fait. Dieu adimplet aussi son travail. Il le pousse jusqu'au bout, son travail. Son image, l'image parfaite, ce sera être un autre Dieu.

            Il y a ici toute une théologie. Mais c'est cela la beauté de la vie humaine qui nous est révélée dans la Personne du Christ et que bien peu d'hommes connaissent aujourd'hui. Mais tout ça, c'est un cadeau, c'est une grâce.

          Eh bien voilà, mes frères, ce que Dieu nous offre. Ne le rejetons pas. Et pour montrer que nous sommes d'accord avec lui, et bien, tout ce qu'il nous demande, tout ce qu'il nous prescrit, faisons-le jusqu'au bout, bien !

 

Règle : 6 : De la retenue dans les paroles.      24.01.86

      Se taire et écouter.

 

Mes frères,

 

          Saint Benoît jusque dans la disposition de ses chapitres nous donne un enseignement comme nous le remarquons encore aujourd'hui. Voyez, il insère la taciturnitas, donc la retenue dans les paroles, le silence, entre l'obéissance et l'humilité.     

            Dans l'obéissance, le moine écoute. Et pour bien écouter, il fait silence en lui et autour de lui. Dans l'humilité, le moine disparaît. Et pour disparaître entièrement, le moine s'efface et se tait. Le silence sera donc le fruit tout à la fois d'un besoin intérieur et d'une éducation patiente.

          En dehors de la parole fonctionnelle, la parole qui sert aux échanges et qui est indispensable dans toute vie sociale même à l'intérieur d'un monastère, en dehors de cette parole fonctionnelle limitée donc, lorsque un moine parle exagérément, lorsqu'il glisse dans le bavardage, c'est ou bien pour s'affirmer, ou bien pour se protéger.

         

De toute façon, c'est un homme qui a peur. Il est habité par une peur qui est peut-être subconsciente, mais elle est présente en lui. Mais lorsqu'il s'en remet à un autre pour la conduite de sa vie, mais dans une confiance totale, à ce moment il ne ressent plus en lui cette pulsion quasi irrésistible qui le porte à parler.

          Saint Benoît le dit à sa façon : loqui et docere magistrum condecet ; tacere et audire discipulum convenit, 6,17. Ce qui se traduirait : il appartient au maître de parler et d'enseigner ; il convient, il sied au disciple de se taire et d'écouter. C'est le fait donc de s'en être remis à un autre dans une vraie confiance qui permet à l'homme de maîtriser son besoin de parler. Il est en sécurité.

          Il va donc se taire et écouter, parce que dans cette écoute qui va devenir une praxis, qui va se traduire dans le concret de la vie, par cette écoute, le moine devient adulte. Parce que dans celui qui parle, donc dans celui auquel on s'est remis, on ne voit plus un simple homme qui a ses limites, qui a ses défauts, mais on voit le Créateur lui-même, ce Verbe de Dieu devenu homme qui peut alors structurer la personne à laquelle il s'adresse.

 

          Donc, pour apprendre le silence, il faut éduquer la confiance, il faut s'exercer à la confiance. Ce n'est pas facile. Si c'était tout simple, il ne serait d'ailleurs pas nécessaire de faire un noviciat long, pénible. Au noviciat, c'est ce qu'on apprend. On commence, je dirais, au noviciat à découvrir ces choses-là.

          Mais alors, c'est pendant toute la vie qu'il faut les développer. Si c'était si simple, on déciderait, puis ce serait fait en huit jours de temps. Non, il s’agit de se laisser créer, de se laisser recréer par ce Dieu qui nous aime et qui a voulu devenir homme et apparaître dans d'autres hommes justement pour nous aider.

 

          Le silence, pour Saint Benoît, est donc un pont entre l'écoute attentive de Dieu, l'obéissance, et notre évanouissement en Dieu, l'humilité ; il est donc un pont. Voyez, ce chapitre sur le silence est placé entre le chapitre sur l'obéissance et le chapitre sur l'humilité. Et il est vraiment un pont.

          Le moine humble est mort à lui-même et il vit en Dieu. Et ce qu'il contemple alors est d'une telle beauté que il en devient muet d'admiration. La beauté et l'amour de Dieu sont indicibles. Et lorsqu'on est en eux, qu'on les regarde, qu'on s'en nourrit, il n'y a plus de paroles pour le dire.

          Le moine est donc dans le silence. Il ne lui est même plus possible d'en sortir. La parole fonctionnelle lui devient non pas pénible parce que il faut tout de même s'exprimer, il faut tout de même parler, mais il la voit comme un devoir. Il ne la voit plus maintenant comme une évasion, ou un délassement, ou une forteresse, ou une protection.

 

          Que reste-t-il alors ? Eh bien il reste le regard, le regard qui est rassasié par ce qu'il voit, mais qui n'est jamais comblé, qui est toujours en appétit. Chaque rassasiement creuse de nouvelles capacités de recevoir, d'accueil. Si bien que l'appétit est toujours éveillé et il est toujours rassasié. C'est un paradoxe ! Mais c'est le fruit de cette rencontre de Dieu et de cette entrée dans son univers. A ce moment-là, le pont, ce silence qui était pont, eh bien, il est devenu une couronne, la couronne qui protège le moine et qui l’ennoblit pour l'éternité.

 

          Vous voyez donc, mes frères, la route que nous trace Saint Benoît. Il y a donc l'obéissance d'un côté, l'humilité de l'autre. On écoute Dieu, on se perd en Dieu. Entre les deux il y a le silence pour toujours mieux écouter, pour toujours mieux disparaître, pour toujours être mieux divinisé. Lorsque maintenant on est vraiment passé dans l'humilité, sur ce pont, et bien le pont se transforme et il devient une couronne qui est la beauté du moine pour l'éternité. 

          Voyez ! C’est simple comme tout, mais encore une fois, il faut toute une longue vie de patience et d'ascèse pour recevoir ce cadeau.

 

Règle : 7,1-12 : De l’humilité.                    25.01.86

      Etre vrai !

 

Mes frères,

 

          L'humilité devrait être une vertu naturelle chez l'homme, cette créature fragile, vulnérable qui dépend pour tous ses besoins, et de Dieu, et des autres.  L’humilité  est la vertu d'un homme honnête, d'un homme vrai, d'un homme pur. Elle est, oui, vraiment une question d'honnêteté et de vérité. L'homme humble se tient à sa place devant Dieu, devant les autres hommes. Et cette place-là, il ne la quitte pas.

 

          Et le modèle le plus beau que nous ayons de l’humilité, nous le savons, c'est l'homme-Jésus. Donc, c'est Dieu lui-même, ce Dieu avec nous qui a dit : «  Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur, et faites comme moi ! » Le Christ n'a élevé aucune prétention. Il est toujours demeuré  dans la volonté   de son Père dont il faisait sa nourriture. Il a respecté les autres, même et surtout les pécheurs dans leur péché.

          Mes frères, nous, au lieu d'être des hommes qui regardent leur vérité en face, nous sommes des êtres tordus. Nous détournons notre regard de Dieu et de nos frères pour l'incurver vers nous comme si nous étions l'origine et le centre de tout. C'est une attitude infiniment regrettable car nous devenons vite, dans ces conditions, des gens malhonnêtes, hors de la vérité. Nous sommes des pécheurs, c'est cela que ça signifie.

          Le péché, si nous prenons le terme hébreux, ce que Bible traduit par peccatum, le péché, c'est viser à côté du but. Donc c'est raté, c'est un raté ! Eh bien c'est cela ! Nous sommes des êtres tordus qui voyons les choses à l'envers. Si bien que au lieu de viser dans le mille, nous tombons toujours à côté. Nous sommes en dehors de la vérité, nous sommes en dehors de l'honnêteté. C'est cela la condition de pécheur !

 

          Et la vie monastique, elle est une lutte titanesque contre le mensonge et le père du mensonge. Il est très difficile d'être vrai, vrai dans toute sa conduite, vrai dans ses pensées, vrai dans ses rapports avec les autres, vrai devant Dieu. Nous ne sommes pas vrais parce que nous avons peur. Nous ne voulons pas reconnaître notre état.

          Et la vie monastique parfaite, elle est réalisée lorsque nous sommes inexpugnablement installés à l'intérieur de la vérité comme dans une forteresse. Vérité, humilité, donc à ce moment-là, nous sommes en accord avec Dieu, avec les hommes, et avec l'univers entier. Et nous portons sur tous un regard d'admiration, de respect et d'amour. La qualité d'un homme est dans son regard, dans sa façon de regarder. C'est là qu'on voit s'il est honnête, s'il est vrai, s'il est humble.

 

          Oui, lorsque on est ainsi un homme au regard pur, il n'y a plus aucun risque pour Dieu de donner à cet homme en plénitude sa propre vie divine. Il sait qu'il n'y aura aucun abus. Aussi longtemps que nous sommes pécheurs, Dieu ne nous fait pas entièrement confiance. Il nous donne sa vie divine, mais à la mesure de la vérité, de l'humilité qui est en nous. Notre capacité est à la mesure exacte de notre humilité, donc de la vérité qui est en nous.

          Si bien que Dieu remplit toujours ce qui est vrai en nous, ce qui est honnête. Mais voilà, il ne sait en mettre qu'une petite quantité parfois. Mais lorsque nous sommes entièrement vrais, alors il peut se déverser dans sa totalité.

          Nous avons fêté aujourd'hui la Conversion de l'Apôtre Paul. Eh bien, voilà un homme qui a vécu à l'intérieur de la vérité. Cette vérité a été la passion de sa vie. Il suffit d'entendre ses paroles, que ce soit des paroles orales dans ses discours, que ce soit des paroles écrites dans ses lettres, pour être encore aujourd'hui soulevé par cette passion du vrai. C'est quelque chose d'extraordinaire ce rayonnement de l'Apôtre Paul à travers le monde et encore sur nous aujourd'hui.

 

          Et nous clôturons aujourd'hui la Semaine pour l'Unité des Chrétiens. Eh bien, cette union des Eglises dans la perfection, donc des Eglises locales dispersées dans tout l'univers, elle sera réalisée par des hommes humbles, c'est à dire des hommes qui regardent la vérité et qui en vivent. Ce n'est pas possible autrement.

          Il serait intéressant d'analyser l'origine de toutes les divisions à l'intérieur de l'Eglise à partir de ce que je viens de dire, de ce défaut de vérité, d'honnêteté chez les hommes. Là où il n'y a pas de vérité, il y a toujours division ; il est impossible qu'il y ait communion. Qu'arrive-t-il ?

          Eh bien, on vit les uns à côté des autres. On ne vit pas ensemble, on ne vit pas avec. Il n'est possible de vivre avec que si chacun est ouvert, si chacun est humble, si chacun est honnête, si chacun est humble. C'est très important ! Nous-mêmes alors nous pouvons travailler à cette grande œuvre de l'unité des chrétiens ici dans notre solitude, si nous nous efforçons d'entrer dans la vérité entière, celle que le Christ nous propose, et en ayant le courage de gravir jour après jour jusqu'au dessus l'échelle de l'humilité.

 

Chapitre : Nos Saints Fondateurs.                26.01.86

      Nos Fondateurs ont cru…….

­

Mes frères,

 

Les Fondateurs de Cîteaux ont cru à leur vocation divine, pour reprendre le terme de Saint Benoît, cet appel divin, cet­te vocation divine qui est divine parce qu'elle vient de Dieu et aussi parce qu'elle divinise l'homme qui répond.

Les Fondateurs de Cîteaux ont cru aux paroles de Saint Benoît, à savoir qu'il était possible dès cette vie de parve­nir à l'exaltatio caelestis. C'est très difficile à traduire. C'est une grandeur, une noblesse qui est de nature divi­ne, céleste, et cela dès cette vie. Leur foi leur a fait ten­ter une folie : faire descendre le ciel sur la terre. Voyez donc cette échelle ! Son pied repose sur la terre et son sommet pénètre dans l'univers de Dieu.

Eh bien, en descendant dans les tréfonds de leur vérité, donc de leur hu­milité, ils arriveraient, ils découvriraient là dans ces pro­fondeurs, cette noblesse divine. C'est donc un mouvement descendant du ciel vers la terre qui permet à l'homme d'installer sur cette terre le Royaume de Dieu. Tandis que la tentation de forcer l'entrée de ce Royaume céleste est vouée à l'échec. C'est donc le contraire de ce que Babel a voulu réaliser.

 

Mes frères, ces premiers Pères de Cîteaux ont consacré leur vie à cette entreprise et ils y ont réussi. Pourtant; ce n'étaient certainement pas des illuminés. Ils avaient déjà une longue expérience derrière eux. Mais ils avaient compris à travers des essais infructueux, ils avaient compris que pour rencontrer Dieu, il fallait sacri­fier tout, que la vie monastique exigeait l'abandon de tout.

Ils ont vu devant eux s'ouvrir un chemin qui devait les conduire à la puritas cordis, à la pureté du coeur qui, elle-­même, est le portail de ce Royaume de Dieu. Et ce chemin - ô ce n'est pas eux qui l'avaient décou­vert, ce chemin était tout tracé. mais ils avaient à gauche et à droite erré sur d'autres sentiers - ce chemin, les pre­miers moines, les tous premiers l'avaient découvert. C'était la nuditas facultatum, comme ils disaient. Ce qui est difficile à traduire.

Nuditas, c'est donc une nudité, le fait d'être nu. Mais facultatum ? Les facultates, c'est tout ce que le monde met à no­tre disposition et qui peut être notre propriété. Ce sont donc tous les moyens humains, toutes les richesses humaines. Eh bien, il faut être débarrassé, nu de tout cela pour courir alors léger et rapide sur ce petit sentier étroit qui pénètre à l'intérieur du Royaume de Dieu par ce magnifique portail de la pureté du coeur. C’est pourquoi, ils ont retranché tout superflu chez eux.

 

Il serait bon de reprendre le récit du Petit Exorde et de voir comment, une chose après l'autre, ils ont tout abandon­né. Ils ont tout perdu. Il faut, pour se perdre soi-même, avoir le courage de tout perdre, de ne plus compter sur des moyens humains mais uniquement sur la puissance et sur l'amour de Dieu. Et ainsi, ils étaient devenus presque éthérés. Il faut bien me comprendre !

C'est donc une pureté qui les mettait en harmonie, en sympathie avec ce Dieu qui les appelait et qui les attirait. Et nous savons que tout le monde reconnaît que la ca­ractéristique de Cîteaux était, et doit encore être de nos jours : le dépouillement, la simplicité dans le train de vie, dans les bâtiments, dans la liturgie, en tout. Eh bien, si nous voulons à notre tour être conséquents avec cette vocation divine qui nous est adressée, nous devons ne jamais perdre de vue le but qui nous est proposé, cette exaltatio caelestis, devenir avec le Christ un seul esprit.

Vous allez dire : mais ça, ce sont des mots. En quoi ce­la consiste-t-il pratiquement ? Et bien, c'est le sentiment – attention ! Ce n'est pas du sentimentalisme, ni de la sen­sation - mais c'est la conscience de ne plus vivre par soi-­même, mais de vivre par une puissance qui est à l'intérieur du coeur et qui est l'Esprit même du Christ. Avoir conscien­ce de cela, voilà un seul esprit avec le Christ. C'est donc habiter là où est le Christ, dans cet univers nouveau où tout est lumière, amour et beauté.

         

Mes frères, voilà le but qui se trouve devant nous. Et vous comprenez qu'il est bien autre chose qu'un objectif hu­main. Il est divin. Eh bien voilà, comme nos Pères de Cîteaux, nous devons nous désencombrer jusqu'au plus intime de notre coeur. Ne

plus vivre par nous-mêmes, mais vivre par ce Dieu qui nous appelle. Et toujours, nous retombons sur cette fameuse obéissance qu'il faut dépouiller elle aussi de tout cet aspect un peu minorisant qu'on voudrait lui prêter. Non, l'obéissance qui est l'écoute attentive de ce que Dieu demande et qui est aus­sitôt réponse confiante.

Voilà, mes frères, aujourd'hui nous demanderons à nos Saints Fondateurs de pouvoir les suivre fidèlement jusque là, c'est à dire jusqu'à cette noblesse divine qui leur a été pro­posée et qui nous est encore offerte à nous maintenant.

 

Règle : 7, 29-51 : Premier degré.               27.01.86

      Sous le regard de Dieu.

 

Mes frères,

 

          Saint Benoît nous dit que le moine est toujours vu par Dieu, à tout moment. Le regard de la divinité est posé sur le moine en tout lieu. Saint Benoît n'a pas l’intention de faire vivre son disciple dans la terreur d'un espionnage continuel, ou bien de l'écraser sous la chape paralysante d'un sur-moi continuel.

          Non, mais Saint Benoît est un homme audacieux. Il sait que tout est possible à Dieu. Il s'appuie sur la vocatio divina dont nous avons parlé dernièrement et sur la grâce de Dieu. Et prenant appui sur ces deux réalités, il fait entrer de suite son disciple dans la vie contemplative.

          Saint Benoît sait que la Personne de Dieu est pour lui une réalité présente et agissante. Saint Benoît est avec Dieu toujours, il est dans l’univers de Dieu ; il est dans la société des habitants de cet univers, de ce monde à venir. Eh bien, il veut que son disciple vive cet état d'emblée, peut-être pas avec l'intensité d'un moine parfait, mais à sa petite mesure de débutant. Il est donc demandé au moine d'être attentif à la présence de Dieu. Il doit savoir et expérimenter qu’il n’est jamais seul.

 

          C'est très important, mes frères, de savoir cela dans notre vie. Nous ne sommes jamais seuls. Nous vivons dans la société de la Trinité Sainte, du Christ, de la Vierge Marie, des anges, des saints. Non pas dans une imagerie plus ou moins mystique, non, mais dans la réalité concrète.

          Entre l'univers de Dieu et nous, il n'y a pas de distance. A ce moment-ci, le Christ est présent dans notre assemblée, et avec le Christ, tous les compagnons, tous les amis du Christ. Il est en train de m'écouter, de m'entendre maintenant. Il voit le fond de mon cœur, il lit dans chacune de vos pensées ; ça c'est la réalité !

          Il est très beau d'en prendre conscience parce que on est alors empli de respect et de crainte, pas de peur mais de crainte, cette fameuse timor Dei. Et on devient circonspect. On ne se permet pas tout, pas même en pensée.

         

Si le moine vit donc correctement le fait de cette présence de Dieu, de ce compagnonnage avec le Christ, à ce moment-là il goûte une sécurité, une paix et une force indicible. Il sait que tout lui est possible et qu'il ne doit rien craindre, ni des hommes, ni des démons.

          Voyez la confiance que Saint Benoît fait à Dieu et à son disciple ! Et cette foi, disons, car ça relève du domaine de la foi, cette foi est une vie avec un Dieu présent, physiquement présent, aussi et encore beaucoup plus physiquement que moi, que nous sommes présents nous, charnellement, corporellement les uns aux autres.

          Eh bien, cette conviction, cette foi est un soutien puissant dans la lutte contre le mal. En effet, étant vigilant à la présence de Dieu, le moine veille sur lui-même et ne laisse pas pénétrer en lui une pensée qui pourrait offusquer Dieu, qui pourrait souiller sa relation à Dieu. Et il ne se permettra encore bien moins une action qui serait irrespectueuse vis à vis de ce Dieu avec lequel il vit. Le moine sera donc toujours un homme poli avec Dieu. Je vous le dis, ça facilite grandement les choses.

 

          Eh bien, mes frères, nous devons nous efforcer de nous laisser pénétrer ainsi, voilà, de plus en plus par cette foi en la présence aimante et agissante de notre Dieu, de notre Christ, de manière à toujours vivre dans la correction, dans la charité, et ainsi de toujours faire ce qui plaît à Dieu.

 

Règle : 7,52-65 : Premier degré (suite).        28.01.86

      Se cacher de Dieu.

 

Mes frères,

 

          Ce soir, nous voyons Saint Benoît partir en guerre contre la volonté propre, c'est à dire contre tout vouloir étranger à son projet sur nous, sur les autres, sur le monde. Nous avons nos idées. Nous désirons les substituer à celles de Dieu. Et ainsi, nous entrons en concurrence avec lui quand nous avons promis d'être ses collaborateurs.       

          Suivre sa volonté propre est donc toujours une sorte de trahison. C'est dans ce sens-là qu'on parlera d'infidélité. Mais n'ayons pas peur d'user d'un mot plus rude et plus vrai encore, celui de trahison.

 

          Mais si nous voulons pousser plus loin notre analyse, nous remarquerons que le moine qui fait sa volonté propre désire vivre seul. Il ne veut avoir personne dans les pieds, surtout pas Dieu. Il va donc se cacher de Dieu à l'intérieur de sa volonté propre. Et c'est là une prétention utopique, nous l'avons vu hier. Il est impossible d'échapper à Dieu, impossible !

          Non pas que Dieu nous tient comme dans un piège, un filet ? Non, mais parce que nous sommes, voilà, des hommes, nous sommes des créatures. Et par le fait même que nous existons, nous sommes reliés à Dieu qui nous façonne, à notre insu souvent. Le contemplatif sait qu'il est façonné par Dieu, et il le sent. Il le voit. Et il coopère alors avec cette main de Dieu qui le travaille.

          Le désobéissant, donc celui qui fait sa volonté propre, essaye d'échapper à cette emprise de Dieu, à cet amour de Dieu. Il préfère être seul. Il s'imagine être seul. Or comme c'est impossible d'être seul, que Dieu est toujours là, il y a en lui, même dans son subconscient, un tiraillement. Il y a un écartèlement, un déchirement qui est cause de malaise, de souffrance et même parfois de déséquilibre psychologique.

         

Il y aura aussi un danger sur lequel Saint Benoît attire notre attention lorsqu'il dit : Il est des voies qui semblent droites aux hommes et dont le terme aboutit au fond de l'enfer.7,60.

 

Règle : 7,82-88 : Deuxième degré.              30.01.86

      Mettre le pied sur le bon échelon !

 

Mes frères,

 

          Avant hier, nous avons entendu Saint Benoît déclarer la guerre à la volonté propre. Ce soir, au second degré d’humilité, il semble avoir convaincu son disciple qui n’aime plus sa volonté propre, qui ne se complaît plus dans l'accomplissement de ses désirs. Le moine a résolument tourné le dos aux façons humaines de juger, de sentir, de voir. Il a renoncé à ses idées.

          Pour lui, c'est terminé, il adopte les façons d'agir de Dieu. Il en fait l'axe de sa vie. Il n'est pour lui plus question de revenir en arrière. Il ne voudrait jamais plus se trouver dans la situation qui était la sienne au moment où il hésitait, où il balançait entre sa volonté et celle de Dieu.

          D'ailleurs, maintenant il goûte la paix, déjà une certaine joie spirituelle, parce que Dieu commence à lui découvrir sa beauté et ses mystères. On peut dire qu'à partir de ce moment-là, il est sur la bonne route. On peut dire de ce moine qu'il cherche Dieu vraiment. Il lui suffira de marcher pour arriver au but.

         

Il a peut-être expérimenté un certain temps ce que Saint Benoît dit ici : voluptas habet poenam, 7,87, que le plaisir porte en lui sa peine, son châtiment. Le frère qui suit ses idées, qui est attaché à sa volonté propre, qui s'efforce soit ouvertement, soit par derrière de l'accomplir, celui-là, il ne goûte pas de repos et il va se torturer infailliblement. Qu'arrive-t-il en effet ? Si je suis attaché à mes idées et à ma volonté propre, tôt ou tard je vais me heurter à celle de Dieu manifestée par la bouche du supérieur. Quelle va être alors ma réaction ? Est-ce que ce sera une réaction charnelle, animale ?

Je vais m'en prendre à la personne du Supérieur. Je vais me dire ou je vais dire : il ne m'aime pas. Il ne me viendra pas à l’idée que c'est moi qui accroché à mon idée entre en conflit avec lui qui me présente la volonté de Dieu. Non, je dirais : c'est l'Abbé, c'est le supérieur qui m'en veut. Il ne m'aime pas. Il me persécute. Enfin toutes sortes de choses bizarres qui vont passer dans ma tête.

          Je vais aussi finalement imaginer qu'il préfère les autres à moi et je vais devenir jaloux. J'ouvre donc la porte de mon cœur au murmure, ce mal détestable dont parle Saint Benoît. Pourquoi détestable ? Parce que si je fais la volonté de Dieu, mais je cherche Dieu vraiment, je suis sur la bonne route. Et si je fais ma volonté, mes petites idées, encore une fois, on peut être très toûrciveux pour tout de même arriver à son but, essayer de mettre le supérieur en boite. Enfin, à ce moment-là, cherchant ma volonté propre, je cours sur mes propres sentiers et je glisse infailliblement vers l'échec de ma vie. C'est fatal !

         

Il pourrait très bien arriver aussi, car c'est que je suis tout de même en principe au service de Dieu comme je serais au service d'un patron. Il ne s’agit pas, si le patron me demande de faire ça, de me dire : ce patron ne m'intéresse pas, je vais faire autre chose. Que va faire le patron ? Que peut-il finalement faire ? Eh bien, il me donnera mon préavis.

          Dieu est très patient, dit Saint Benoît, mais attention ! Sa patience est sans limite, mais la limite de sa patience, c'est l'amour qu'il me porte. Il ne peut me laisser m'enfoncer, m'enfoncer. Alors, plutôt que de me voir tourner à rien, il me donne mon préavis. Je pourrais aller chercher fortune là où alors je pourrais déployer vraiment mon génie, mes idées.

          Voilà, mes frères, l'enjeu ! C'est l'enjeu que nous trouvons au début de cette échelle de l'humilité. Eh bien, mettons le pied sur le bon échelon et quoique il nous en coûte, faisons la volonté de Dieu. C'est la voix sûre, c'est la voie où il y a la sécurité. On ne risque pas alors de tomber dans un fossé ou d'aller contre un arbre.

 

Règle : 7,89-93 : Troisième degré.              31.01.86

      Se soumettre à un Supérieur.

 

Mes frères,

 

Hier, nous avons vu que le disciple de Saint Benoît avait carrément tourné le dos à sa volonté propre et aux plaisirs qu'il trouvait autrefois à suivre ses idées. Dans cette réponse à l'invitation de Dieu, il y a encore une légère nuance négative. Non amans, dit Sa i n t Benoît, 7,83, non delectetur, 7,84, Il n'aime pas, il ne prend plus plaisir.

Aujourd'hui, au troisième degré d'humilité, il n'y a rien qu'une affirmation puissamment positive. En toute obéis­sance, pour l'amour de Dieu, il se soumet à un supérieur, 7,90. C'est très bien dit. Il y a un don de soi plénier, entier, sans réserve, au Christ découvert dans la personne de l'Abbé. C'est une soumis­sion confiante, généreuse à ce Dieu qui a appelé un homme et qui veut se l'unir. Et cela par amour, c'est un geste d'amour : pro Dei amore, 7,90.

Le moine a, hier, quitté l'humain, l'exclusivement humain, le charnel. Mais aujourd'hui, il a accédé au niveau de la foi et du surnaturel. Et nous découvrons aujourd'hui encore, pour la première fois, que l'humilité qui est comme la respiration de la vie monastique, est une participation au Mystère Pascal. Il imite le Seigneur dont l'Apôtre dit qu'il s'est fait obéissant jus­qu'à la mort, 7,92.

 

Ce n'est pas une imitation du Christ comme devant un mi­roir. Non, il faut lorsque nous découvrons des citations de l'Ecriture toujours les resituer dans leur contexte total. Ici, nous devons avoir sous les yeux l'Hymne Christolo­gique de Saint Paul dans l'Epître aux Philippiens, mais dans son entièreté. Voyez, c'est l'obéissance - mort - résurrec­tion - exaltation. C'est tout ce mouvement.

Et la participation du moine à ce mystère Pascal vécu par le Christ, c'est quelque chose d'effectif. Il permet au Christ de revivre dans son coeur, dans sa chair, dans son esprit tout son mystère. Le moine met tout son être à la disposition du Christ pour que ce mystère soit revécu, et que revivant à nouveau dans un homme, l'humanité entière en soit sauvée.

Il faut, il est nécessaire, il est indispensable qu'il y ait toujours dans notre monde des Christ comme ça. Ce ne sont pas des substituts du Christ, mais vraiment ce sont des hommes dans lesquels le Christ revit tout son mystère Pascal. Nous retrouverons encore cette note très explicite au douzième degré d'humilité.

         

Eh bien, retenons ça pour ce soir, mes frères, et n'ayons pas peur de nous y engager.

 

Récollection du mois de février.                   01.02.86

      Accepter de porter Dieu.

 

Mes frères,

 

Cette année, notre récollection mensuelle coïncide avec la fête de la Présentation du Seigneur Jésus dans le temple de Jérusalem. Demain, nous entendrons le prophète Malachie nous décrire en termes lyriques la venue du Seigneur dans son temple. Qui pourra soutenir sa présence ? Il arrivera comme le feu du fondeur, comme la soude des blanchisseurs. Il pu­rifiera tout.

Mes frères, depuis que Dieu a voulu devenir homme, depuis qu'il a revêtu une chair d'homme, nous savons que le vérita­ble temple de Dieu c'est notre coeur. Mais alors, comment pouvons-nous soutenir cette présen­ce ? Comment pouvons-nous supporter d'être porteurs d'un feu qui, à notre insu peut-être, nous dévore et nous brûle ? Et qu'arrivera-t-il, que deviendrons-nous si soudainement Dieu se révèle dans la violence de sa sainteté ?

Mes frères, c'est là le secret de la vie contemplative dans sa folle audace. Mais accepter de porter Dieu en soi, c'est se jeter vivant dans le feu, car il n'est pas possible de voir Dieu sans mourir. Il est nécessaire de subir une métamorphose qui équivaut à une mort, car le coeur doit être entièrement purifié. Il ne peut y rester la moindre trace de scorie, le moindre relent d'égoïsme. Et pour cela, l'Esprit de Dieu travaille. Et il est un feu, et il est une soude.

 

Il nous arrive fréquemment de rencontrer ce qu'on appel­le dans le jargon classique des épreuves, de nous heurter à des problèmes, de voir se lever en nous des questions. Eh bien, mes frères, ce n'est rien d'autre que la réaction devant ce feu qui nous brûle. Si généreusement dans la foi nous acceptons de nous lais­ser purifier entièrement, si nous acceptons cette brûlure, eh bien, ce feu qui nous fait souffrir devient le lieu de notre paradis. Car que nous le voulions ou non, Dieu est un feu.

Saint Jean de la Croix a une belle expression lorsqu'il parle de cette flamme, cette flamme qui doucement « navre » comme il dit, qui doucement fait souffrir. Mais bienheureuse souffrance qui est celle même de Dieu, car si Dieu est feu, il se brûle lui-même. Il est impossible que le feu ne soit pas bouillonnant.

Mes frères, il existe ainsi dans cette rencontre entre Dieu et l'homme, dans cette joute amoureuse, il existe chez Dieu aussi une souffrance, c'est la souffrance de l'attente, c'est la souffrance aussi bien souvent de la déception ; c'est la souffrance de devoir faire souffrir cet homme qu'il aime et qu'il veut s'unir pour un mariage, une union sponsale éternelle. Mes frères, c'est là, reconnaissons-le, le sommet de tou­te vie humaine: devenir une petite flamme dansant à l'inté­rieur du feu divin.

 

Dans le courant du mois de Janvier, nous avons retrouvé notre Père Saint Antoine et les Fondateurs de Cîteaux. Voilà des hommes qui ont cru, voilà des hommes qui se sont ouverts à l'Esprit de Dieu ! Ils n'ont pas eu peur d'être brûlés. Et nous sommes ici, dans ce monastère, leurs disciples, leurs enfants. Nous sommes de leur race. Nous allons nous aus­si nous ouvrir comme eux à cette aventure de la rencontre.

Dans une dizaine de jours nous entrerons dans la Sainte Quarantaine et nous monterons vers Pâques. Nous nous prépare­rons au choc d'une rencontre nouvelle. Car chaque Pâques, même si eIle est apparemment dan s son rite la répétition de la Pâques précédente, elle est en fait chaque fois une surprise, car nous ne sommes plus les mêmes, et Dieu non plus n'est plus le même. O certes il est l'amour, mais l'amour qui s'approche de nous et qui, à l'intérieur de nous, nous brûle. Mais cet amour, nous le sentons autrement. Nous réagissons autrement devant lui.

Et dans cette Pâques, nous nous laisserons entraîner. Car on ne peut voir Dieu sans mourir, on ne peut le voir sans su­bir cette transformation qui équivaut à une mort. Mes frères, voilà ce que nous ferons dans les jours, dans les semaines à venir. Demain, nous y penserons toute la jour­née et puis, nous ne l'oublierons pas car ces hommes, nos an­cêtres, étaient des hommes de foi. Ils ont cru. Ils ont fait confiance. Et alors si eux, pourquoi pas nous ?

 

Mes frères, le moine est un homme ainsi toujours en mou­vement, toujours en croissance. Il porte en lui le feu. Il est plongé dans le feu. Mais ce feu, c'est Dieu, et Dieu est amour. Ne rabaissons jamais notre vie à de petites choses mes­quines.

Certes, la vie concrète, elle est faite d'une multi­tude de détails, de petites choses qui nous paraissent insi­gnifiantes. Mais une lettre, dans un discours, c'est insignifiant. Ce que nous devons voir, c'est l'ensemble des lettres et la parole qui nous est adressée.

Mes frères, cette Parole est efficace. Elle désire nous transformer, faire de nous ce que le bienheureux Guerric di­sait de Siméon : des lumières. Il est impossible de rencontrer la lumière sans devenir soi-même lumière, sans la porter. Ce sera notre vocation, ce sera notre espérance.

 

Homélie : Fête de la Présentation du Seigneur. 02.02.86

      Une relation correcte avec Dieu notre Père.

 

Mes frères,

 

Il n'est rien de ce que le Seigneur Jésus ait vécu qui ne soit étranger à notre propre vie. Ne sommes-nous pas des membres de son Corps. Il n'avait nul besoin d'être présenté à son Père, lui qui de toute éternité et pour les siècles re­pose in sinu Patris, dans le sein de son Père.

Mais voilà, s'il a voulu être offert alors qu'il était un bébé de quarante jours, c'est pour nous. C'est afin de si­gnifier que nous ne faisons qu'un avec lui et que, en lui, nous sommes enfants de Dieu au même titre que lui. Voilà, mes frères, nos lettres de noblesse. Et du même coup, il nous a révélé la splendeur de notre destinée. Nous apparteno8s à Dieu. Nous sommes sa fierté, son tourment aussi. Il ne peut plus se priver de nous. Et tout dans notre vie do doit se comprendre à partir du Père auquel nous avons été re­mis.

 

Notre éducation chrétienne et monastique consiste en un apprentissage d'une relation correcte avec Dieu notre Père. Cette éducation qui est très lente, qui est très difficile reconnaissons-le, cette éducation est aussi une croissance de la vie divine en nous. Un courant de vie et d'amour vient de Dieu notre Père, arrive sur nous, nous pénètre, nous tra­verse et nous emporte au-delà de nous.

Mes frères, au sein de la Trinité il y a, nous le savons, une relation constante d'aller et retour entre les Personnes Divines. Eh bien, c'est là notre lieu véritable. Nous sommes dans ce courant qui n'est qu'amour. Une communauté chrétienne, une communauté monastique de­vrait être aussi apparition de ces relations parfaitement équilibrées, ces relations qui permettent à chacun de s'épa­nouir dans ce qu'il a de meilleur, qui lui permet de réaliser sa vocation divine.

Mes frères, c'est un idéal qui paraît hors de notre por­tée. Mais si dans la foi, dans une confiance profonde, absolue nous nous laissons entraîner, transporter par ce courant qui vient d'au-delà de nous, tout se réalise sans difficulté. Et on peut vraiment dire aussi sans problèmes. Dieu est devenu homme en Jésus afin que en Jésus tout homme puisse devenir Dieu.

 

Si nous avions toujours ce projet devant les yeux, je le répète, toutes nos difficultés trouve­raient bien vite leur solution et toute souffrance deviendrait supportable. Car le terme de notre vie, ce n'est pas ici-bas. Il est bien au-delà de nous. O, je ne veux pas ici présenter la religion comme un opium pour un peuple qui dans le fond serait bien malheureux. Non, mais je désire rencontrer l'instinct le plus solide qu'il y a en nous et qui nous dit que tout n'est pas fini à travers ce que nous vivons maintenant, mais que à l'intérieur de l'événement, il y a un germe qui doit pousser, et qui doit fleu­rir et porter un fruit qui, lui, jamais ne passera.

Mes frères, la fête de ce jour nous rappelle cette ren­contre entre Dieu et nous, une rencontre qui est - ne le per­dons pas de vue - de toutes les heures. Car une fois que Dieu a pris contact avec nous, il ne revient jamais en arrière, il ne nous laisse jamais tranquil­les. Toujours il nous sollicite pour que nous nous dépassions, pour que nous transcendions l'événement d'aujourd'hui pour aller au-delà.

Mes frères, cette rencontre, elle devient incandescente dans chaque acte d'obéissance que nous posons. Oui, la soumis­sion à Dieu, celle dont nous parle Saint Benoît ces derniers jours, cette remise de nous à Dieu, c'est un feu, c'est une étincelle qui provoque une, explosion, et c'est une explosion de vie divine.

 

Mes frères, Dieu est un incendie et il est un volcan. Et lorsque nous entrons dans sa volonté, nous laissons cette énergie infinie nous travailler, détruire en nous ce qui doit l'être et fortifier, et cultiver ce qui est promis à l'éter­nité. Mais au centre de cette rencontre, il y a un relais obli­gé, c'est la Vierge Marie. C'est elle qui a reçu Dieu. C'est elle qui l'a présenté. C'est elle aussi qui nous reçoit, qui nous offre, qui nous récuPère en retour et puis qui veille sur chacune de nos démarches.

Ceci, mes frères, ce n'est pas une imagerie pieuse et attendrissante. Non, c'est l'ossature même de notre vie. Nous sommes enfantés, nous sommes mis au monde par une femme qui est la mère de Dieu. Si elle est la mère de la Tête, elle est aussi la mère du Corps, de chacun de ses membres.

Voilà, mes frères, une nouvelle source de sécurité. Tout cela nous est évoqué dans la célébration d'aujourd'hui. Et si nous sommes fidèles, si vraiment nous nous laissons façonner par ces réalités magnifiques, alors chacun de nous deviendra aussi une lumière pour les hommes nos frères, et comme le di­sait le vieillard Siméon, la gloire du peuple de Dieu, de cet Israël nouveau qui est promis à l'éternité.

 

                                                                                                               Amen.

 

Règle : 7,131-137 : Sixième degré.             03.02.86

      Dépasser les puérilités de la chair !

 

Mes frères,

 

          Le moine qui est parvenu au sixième degré d’humilité est déjà bien avancé dans son ascension vers le Royaume de Dieu. Il a adopté la logique du monde à venir. Il ne réagit plus à la manière de l'homme animal. Nous qui sommes encore plongés dans les désirs de la chair, comment réagissons-nous instinctivement ? Que désirons-nous ? Que cherchons-nous ?

          Eh bien, c’est plus fort que nous, reconnaissons-le sincèrement, humblement, nous sommes à l’entrée du Carême ! Eh bien, nous cherchons à réussir !  Nous voulons réaliser une œuvre, un travail qui nous mette en valeur, qui nous mérite des félicitations, qui nous vaudra de la considération. Nous désirons être quelqu'un à nos propres yeux, aux yeux des autres surtout. Nous attendons d'être celui qu'on admire, celui qu'on envie.

          Et tout cela, c'est la loi de ce monde-ci ! Celui qui obéit à ces lois - il faut le savoir - il s’emprisonne dans la chair, dans le cercle infernal de son petit moi. Et il y étouffe, et il en meurt. Il est donc indispensable de renoncer à cette logique purement humaine pour embrasser une autre, celle de Dieu, celle qui nous permet d'entrer dans ce Royaume de Dieu.

 

          Et Saint Benoît nous la présente ici au sixième degré d'humilité. Le disciple de Saint Benoît a dépassé les puérilités de la chair. Il est entré dans la vérité et il entend ne plus en sortir. Il travaille à l’Œuvre de Dieu, à cette Œuvre magnifique du Salut et de la Divinisation du monde. Il est au service de Dieu et il le sait.

          Il est devenu ouvrier du Royaume, operarius comme dit ici Saint Benoît 7,133. Il est le collaborateur de Dieu avec le Christ sur lequel il a été greffé, dont il est un membre. Seulement, il s’aperçoit qu'il est un ouvrier malhabile et qu'il est toujours au stade de l'apprenti.

          Les instruments que Dieu lui a remis et que Saint Benoît détaille au chapitre quatrième, eh bien, il s'en sert comme il peut. Mais il doit encore tout apprendre. Il est un ouvrier maladroit. C'est encore pire, malum dit Saint Benoît, 7,134. Un ouvrier mauvais, indigne du travail qu'on lui a confié. Pourtant il connaît ses capacités.

 

          N'oublions pas que Saint Benoît, ici, c'est toujours dans le concret. On va dire : « On travaille au progrès, à l'avènement du Royaume de Dieu. » C'est certain !  Mais pour Saint Benoît, c'est toujours des choses matérielles, du monastère, parce que dans le monastère on est chez Dieu.

          Et le Royaume de Dieu ne se construit pas aux antipodes. Il se construit dans cette petite communauté d'hommes rassemblés et appelés par Dieu pour former une petite Eglise, un petit Royaume de Dieu. Et quoi qu'on fasse dans le monastère, c'est à cela que l'on travaille. On ne profite pas de la situation qu'on reçoit parce que on a tel ou tel talent pour se mettre en valeur.

          Non, on est au service de Dieu. Et entre ce que Dieu demande pour la beauté divine de son Royaume et ce qu'on est dans son petit paquet de chair, il y a un tel abîme, qu'on se découvre incapable, malhabile, maladroit, mauvais, indigne.

 

          Et au sixième degré d'humilité, le moine est pénétré de cela. Il ne se préoccupe absolument pas du jugement des hommes parce que les hommes jugent toujours mal. Les hommes vont l'ignorer. Ou même, si les hommes l'applaudissent - ce qui pourrait très bien arriver - cela ne l'intéresse pas. La seule chose qui le touche, c'est le jugement que Dieu porte sur lui.

          Et alors là, il ne dit rien. Il préfère dire : « Eh bien, moi, je ne suis rien du tout. Et je ne sais pas grand chose de la façon de me conduire là vis à vis de ce Royaume. Je mets toute ma bonne volonté. Mais je suis toujours avec Dieu, ça j'en suis sûr, et ça me suffit. »

          Voilà, mes frères, ce sixième degré d'humilité ! Et il faudrait surtout retenir ceci, c'est la base même de la vie monastique, c'est son fondement et c'est aussi son sommet, c'est tout l'entre deux depuis la terre jusqu'au ciel. C'est que nous sommes les ouvriers d'un travail qui est divin. Ne nous arrêtons pas aux choses humaines.

         

Si nous le faisons, eh bien, il serait préférable de rentrer dans le monde, de ne pas rester dans le monastère. Ce sont les lois du monde, là-bas. Dans le monastère, ce sont les lois de Dieu. Et si nous voulons vivre selon les normes du monde dans le monastère, on n'est pas heureux et on empoisonne la vie des autres.

          Non, mes frères, il faut avoir le courage de renoncer à tout ce qui fait, je dirais, la valeur d'un homme dans le monde pour adopter ce qui fait la valeur d'un homme dans le Royaume de Dieu. Et ce n'est pas  facile, Il faut vraiment mourir à soi. Il faut vraiment qu'on nous arrache la peau de l'homme du monde. C'est le traitement que l'on doit subir dans cette clinique qu'est le monastère.

          Mais attention ! C'est une clinique d'esthétique. C'est pour recevoir une nouvelle peau, c'est pour recevoir une nouvelle beauté, non pas une beauté charnelle, mais une beauté spirituelle qui nous permet de nous présenter devant Dieu, devant ses anges et devant les saints.

 

          Mais pour cela, mes frères, vous comprenez que on est démuni devant un tel travail, qu'on est toujours un ouvrier maladroit et indigne. Je pourrais prendre un exemple concret. Puisque je vois ici ce qui nous attend dans quelques minutes, je vais prendre l'exemple du chantre.

            Voilà, j'ai une belle voix. Je connais la musique. J'ai le sens du rythme. Je sais jouer d'un instrument. Vraiment, là, je sais faire quelque chose. Me voici promu chantre dans le monastère. Eh bien voilà, je m'en vais chanter. Je vais faire mon possible pour que ça marche bien, que l'Office soit bien et beau. Voilà, tout l'Ordre va m'envier, envier ce fameux monastère de Rochefort où il y a un chantre comme il n'y en a nul part ailleurs. Eh bien oui, j'ai des talents. C'est tout à fait certain !

          Mais ça, c'est le regard que le monde porte sur quelqu'un, c'est le regard de la chair. Maintenant, qu'est-ce que c'est en réalité ? En réalité, eh bien je dois faire ce que dit Saint Benoît : in conspectu angelorum psallam tibi. 19,9. Qu'est ce que je dois faire ?   

 

C'est une parole de Dieu qui doit venir sur mes lèvres, je dois chanter comme vraiment un cœur qui est en présence de Dieu et qui doit s'unir au chœur des anges. Mieux que cela encore : c'est l'Esprit Saint qui doit se saisir de moi, de mon cœur, de ma gorge, de mes lèvres, de tout mon être pour chanter les louanges de Dieu. Car seul l'Esprit sait comment s'adresser à Dieu. Il sait ce qu'il lui dit.

          Il faut que je disparaisse entièrement pour que l'Esprit puisse se saisir de moi et s'exprimer par moi. Et s'exprimant par moi, alors entraîner tous les autres pour que nous soyons tous là comme des flammes spirituelles en train de danser et de chanter devant Dieu. Cela, c'est le rôle du chantre dans la vision réelle de Dieu.

Maintenant, avec tous mes talents et que j'ai conscience de cela, eh bien je m’aperçois que c'est tout de même pas fameux. Ce n'est pas fameux ! Tous mes talents à côté de cela, c'est pas grand chose. Je suis encore très malhabile, très maladroit même si techniquement parlant c'est parfait. Vous voyez la différence des choses,

 

Enfin, j'ai pris le chantre, ce n'est pas à cause du frère Jean, parce que il n'y a pas que lui qui chante ici, mais parce que c'est dans un instant que nous allons chanter. C'est pour bien faire comprendre que quoi que nous fassions...j'aurais pu prendre l'électricien, l'hôtelier. J'aurais pu prendre l'Abbé. Mais lui on comprendrait encore assez facilement. Mais des choses plus ordinaires, plus matérielles que des choses purement spirituelles, voilà mes frères, bien comprendre que ce ne sont pas des affaires humaines. Ce sont des affaires divines.

 

Règle : 7,150-155 : Neuvième degré.           06.02.86

      Apophtegme.

 

Mes frères,

 

          Pourquoi le moine parvenu au neuvième degré d'humilité garde-t-il le silence ? C'est très simple, c'est parce que n'a rien à dire. Ce qu'il voit lorsqu'il est arrivé sur cet échelon de l’échelle, ce qu'il voit est absolument indicible. Il n'existe pas de vocabulaire pour l'exprimer.

          En face de ce qu'il voit, il est hors de lui. Il baigne dans la lumière et il ne dit rien. S'il avait la prétention de parler, il aurait la sensation de commettre un sacrilège, de paraître vaniteux ou d'exploiter la grâce que Dieu lui fait pour se mettre lui-même en valeur. Donc, il garde le silence, sauf si on l'interroge.

          Alors si on l'interroge, il répond. Mais comme cet homme est déjà bien avancé dans la métamorphose de son être vers la déification, ce n'est plus lui qui parle, c'est l'Esprit de son Père qui  parle en lui. Mais il faut qu'on l'interroge dans l'Esprit, c'est à dire que l'Esprit Saint lui-même pousse son interlocuteur à l'interroger sur un point précis. Il y a de cela un magnifique exemple dans la collection d'apophtegmes. Et je me demande si Saint Benoît n'a pas été chercher là son neuvième degré d'humilité ?

 

          Il s’agit du moine qui s’appelle Zacharie. Ce Zacharie doit être mort relativement jeune. Cela ne veut pas dire qu'il est mort à vingt ans. Non, mais ce n'était pas un vieillard, certainement un homme dans la force de l'âge, disons un âge moyen. Et ce Zacharie est un homme tout simple, tout bon. Il est un exemple parfait de ce que aujourd'hui on appelle l'esprit d'enfance. Il est arrivé au monastère de façon assez étrange. Je ne vais pas lire tout cela parce que c'est un peu trop long. Son Père s'appelait Carion.

 

            Il y avait à Scété un moine appelé Abba Carion. Il avait deux enfants qu’il laissa à sa propre femme quand il se retira du monde

         

Donc, il était marié. Il avait deux enfants. Il entre au désert et il laisse les deux enfants à la femme. Cela se pratiquait comme ça à l'époque sans doute. Mais il ne lui paye pas de pension alimentaire. Nous allons le voir.

 

          Plus tard, comme il y avait une famine en Egypte, sa femme, dépourvue de tout, vint à Scété portant les deux petits enfants.

 

          Donc, elle savait les porter tous les deux. C'était donc des petits enfants.

 

L’un était de sexe masculin et s’appelait Zacharie, l’autre de sexe féminin.

 

          Enfin voilà, l’histoire continue mais je passe pour ne pas tout lire.

 

            La femme dit à Abba Carion : « Voici que tu es devenu moine et qu’il y a famine. Qui donc va nourrir tes enfants ? ».  Alors Carion lui dit :  « Envoie-les moi ici ! ».

 

          Il faut dire que dans le désert, lorsqu'ils se parlent, ils sont à distance l'un de l'autre, loin l'un de l'autre. On n'est pas assis à côté de l'autre, ou en face de l’autre comme cela se ferait maintenant. Non, ils sont à distance, mais à portée de voix tout de même. Vous avez déjà là un exemple de cette clôture ! Mais  il n'y avait pas de murs. C'était la coutume ainsi.

 

La femme dit aux enfants : « Allez chez votre Père ! ». Lorsqu’ils furent arrivés auprès de leur Père, la petite fille retourna vers sa mère mais le garçon demeura auprès de son Père. Le vieillard dit alors à la femme :

 

          On dit le vieillard ? C’est l’homme avancé dans les voies spirituelles.

 

Il dit a sa femme : « Voilà qui est bien. Toi, prends la petite fille et pars ! Moi, je garde le garçon. » Il fut donc nourri à Scété, tout le monde sachant que c’était son fils.

 

          Donc, voilà comment Zacharie est arrivé, est entré dans la vie monastique. Il était tout petit. Donc il devait avoir deux, trois ans. Il courait vers son Père. Voilà maintenant ce que son Père, Abba Carion disait de lui plus tard :

 

Abba Carion dit : « Je me suis donné beaucoup plus de mal que mon fils  Zacharie et pourtant, je n’ai pas atteint sa mesure en humilité et en science.

 

          Donc en gnosis, en science, c'est à dire c'est la science de Dieu, la science des choses de Dieu. Voilà donc notre Zacharie. Vous voyez qui c'est. Or, Zacharie était très estimé à Scété par les grands Maîtres Spirituels, Abba Macaire par exemple, Macaire l'Egyptien, le fondateur du désert de Scété ; Abba Morse l'Ethiopien dont le Prieur de Chevetogne nous a pané ici, un ancien brigand ; de Abba Poemen, le grand oracle du désert ; et puis Abba Isidore qui est le prêtre de Scété. Tous le connaissent, le vénèrent et le respectent. Voici maintenant l'apophtegme :

 

Abba Poemen dit que Abba Moïse interrogea Abba Zacharie sur le point de mourir.

 

          Donc Zacharie meurt. Il doit être mort jeune. Rappelez-vous dans le neuvième degré d'humilité, il se tait usque ad interrogationem, 7,152, jusqu'au moment où on l'interroge. Donc, il l'interroge.

 

Que vois-tu ?

 

          Il demande à Zacharie « Que vois-tu ? », donc certainement que sur la physionomie de Zacharie en train de mourir il remarque qu’il voit quelque chose de pas ordinaire. Cela me fait penser à Saint Jean de la Croix qui mourait. Lorsqu’il était comme ça sur le point de mourir , il avait à côté de lui son disciple qui remarquait aussi que Jean de la Croix voyait quelque chose d'extraordinaire. Alors, Jean de la Croix, là, il a dit qu'il voyait vraiment cette lumière de Dieu de plus en plus puissante qui venait sur lui et puis qui le suçait. Et c'est ainsi que Jean de la Croix est mort.

 

Et Zacharie dit :  « Ne vaut-il pas mieux me taire, Père ? ». Et Abba Moïse dit : «  Oui, mon enfant, tais-toi ! ». Et à l’heure de sa mort, Abba Isidore – donc le prêtre qui était là – étant assis regarda vers le ciel et dit : « Réjouis-toi Zacharie mon enfant parce que les portes du Royaume des cieux sont ouvertes pour toi ! ».

 

          Voyez, il faut se taire ! C'est ce que nous dit Zacharie ici, ce que nous dit Abba Poemen, et Moïse et Isidore en même temps. Et réjouis-toi alors, Zacharie mon enfant, parce que les portes des cieux sont ouvertes pour toi. C'est la première des Béatitudes : Heureux les pauvres car le Royaume des cieux est pour eux.

          Voilà Zacharie qui n'a pas fréquenté les écoles, Zacharie qui n'a eu comme Maître que son Père qui l'a élevé comme il pouvait, et puis aussi alors les grands Pères Spirituels. Il a grandi au milieu d'eux. Il est toujours resté un ignorant des choses de ce bas monde, mais il est devenu un savant suréminent dans les choses qui regardent Dieu. Pauvre, pauvre en tout, mais immensément riche parce que les portes du Royaume des cieux sont ouvertes pour lui.

 

          Et devant ce spectacle alors, devant ces portes qui s'ouvrent pour lui, mais Zacharie dit : « Père, ne vaut-il pas mieux me taire ? » Et l'autre lui dit : « Oui, tais-toi, mon enfant ! ». Et il entre.

          Vous voyez la valeur du silence ! Zacharie ne pouvait pas parler, il ne pouvait pas expliquer et pourtant il était en présence d'hommes qui pouvaient le comprendre. Mais le respect devant Dieu et son mystère !Voyez, c'est cela le silence du moine !

 

          Maintenant, pour mieux comprendre encore : Abba Macaire dit à Abba Zacharie :

 

          C'est le tout premier apophtegme. Je vous ai cité le dernier. Il n'y en a pas beaucoup. Il n'y en a que cinq. L'arrivée de Zacharie à Scété est mise sous le nom de son Père, Carion. Maintenant ce premier apophtegme ? Vous savez que toujours le premier apophtegme d'une série est le plus important. C'est celui qui contient la leçon la plus importante et la plus pratique.

 

Abba Macaire l’Egyptien dit à Abba Zacharie : « Dis-moi l’œuvre du moine ! ».

 

          Quelle est l’œuvre du moine ? Donc, quel est le travail du moine ? Dis-le moi ! N’oubliions pas que c'est Macaire, qu’il est le Fondateur. Et il demande cela à ce petit Zacharie qu'il a vu grandir. Il faut imaginer la chose : il l'a vu tout petit comme ça, puis il l'a vu grandir année par année. Et il l'appelle Abba Zacharie !

          Mais voyez l'humilité de Macaire qui dit à Abba Zacharie : « Dis-moi l’œuvre du moine ! ». Voici le grand Maître qui pose la question à ce petit enfant devenu un disciple, et devenu aux yeux de Macaire lui-même un Maître.

 

Et Zacharie lui dit : « C’est moi que tu interroges, Père ? ». Et Abba Macaire dit : « Zacharie mon enfant, je suis assuré à ton sujet. C’est Dieu lui-même qui me pousse à t’interroger ». Et Zacharie lui dit : « Quant à moi, Père, celui-là est moine qui se fait violence en toutes choses.

 

          Voilà ! Vous comprenez qu'on pourrait s'attarder longtemps sur cet apophtegme, sur sa réponse. Quant à moi, pour moi, puisque Macaire lui demande quelle est l’œuvre du moine, Zacharie ne répond pas en allant chercher, disons, un grand principe dans des livres, dans un Traité  sur la vie monastique.

          Non, il dit : quant à moi, c'est à dire pour ma petite expérience. Quant à moi, celui-là est moine qui se fait violence en toutes choses. Ce qui veut dire : Si je suis arrivé là où je suis maintenant et que Dieu te pousse à m'interroger, et que tu me donnes, qu'on me donne le nom d'Abba Zacharie, c'est parce que je me suis fais violence en toutes choses.

 

          Maintenant qu'est-ce que ça signifie ? Eh bien, le Royaume de Dieu appartient aux violents. Le Royaume de Dieu doit être pris d'assaut. Pour être un vrai moine, il faut avoir une âme de corsaire qui monte à l'assaut d'un bateau. On lance un crochet, et puis avec une corde on arrive, on passe au-dessus du pont et on commence à massacrer ceux qui sont là, et tout piller, un corsaire !

          C'est cela le moine ! C'est ainsi qu'on conquiert le Royaume de Dieu. J'allais presque dire une rosserie. Attention, il faut la comprendre entre guillemets naturellement. C'est pour montrer un paradoxe, mais il ne faut pas me faire dire ce que je ne veux pas. Donc, c'est en se battant, en se donnant du mal, en se faisant violence, en luttant contre sa volonté propre en tous domaines, mais ce n'est pas en récitant tranquillement un chapelet dans son coin. Vous voyez, c'est ça que je veux dire. Il faut autre chose que ça !

          C'est ce que le Christ dit aussi. Ce n'est pas celui qui dit Seigneur, Seigneur, Seigneur qui entrera dans le Royaume de Dieu, mais c'est celui qui le prend d'assaut en renonçant à sa volonté, n'ayant pas peur de risquer sa vie, de la perdre même pour conquérir la vie éternelle. Se plonger dans la volonté de Dieu, s'y perdre, celui-là entre dans le Royaume de Dieu. Celui qui devient tout à fait pauvre, tout à fait pauvre, celui-là, il voit les portes du ciel qui s’ouvrent devant lui. Mais pour ça, il faut se faire violence en toutes choses.

         

Maintenant, encore un autre apophtegme qui est très beau :

 

Abba Moïse – donc c’est Moïse l’Egyptien – dit un jour au frère Zacharie : « Dis-moi ce que je dois faire ! ».

 

          Mais il faut imaginer la cène, encore une fois ce que ça représente, qui est Zacharie et qui est Moïse !

 

A ces mots, celui-ci se jeta par terre aux pieds du vieillard et lui dit : « C’est moi que tu interroges, Père ? ».

 

Exactement la même question que pour l’autre ! C’est moi que tu interroges, Père ? Incroyable !

 

Le vieillard lui dit : « Crois-moi, Zacharie mon fils ! J’ai vu l’Esprit Saint descendre sur toi et, depuis lors, je suis contraint à t’interroger.

 

          Vous voyez ce que dit Saint Benoît : il doit se taire jusqu’à ce qu’on l’interroge. Mais on ne l’interroge pas sur n’importe quoi. On ne lui demande pas quel est le derniers cours de Pétrofina à la Bourse ? Mais non, ce n’est pas ça ; on l’interroge dans l’Esprit Saint. Voyez quel est leur rapport et l’atmosphère dans lequel ils vivent !

 

Alors Zacharie retira son capuchon de sa tête.

 

            Donc il avait une sorte de coule comme auparavant les oblats, les oblats ici. Ceux qui ont déjà vu l’habit des oblats auparavant, ils avaient un petit capuchon.

 

Alors Zacharie retira son capuchon de sa tête, le mit sous ses pieds et le foula en disant : « L’homme qui se laisse pas traiter ainsi ne peut devenir moine ! ».

 

          Voilà ! Qu’est-ce que ça veut dire, ça ? Eh bien, d’abord il faut se laisser piétiner comme ça. Mais vous allez dire que c’est sinistre tout ça ; c’est du masochisme d’un côté et c’est du sadisme de l’autre. C’est malsain ! Il faut fermer tous les monastères.

          Non, ça veut dire ceci. Il faut voir comment on faisait la lessive, la buanderie alors. Eh bien, on mettait le linge tremper dans de la soude et puis, quand il était bien trempé, ce linge était piétiné. On le piétinait avec les pieds et alors avec la soude tout sortait, toute la saleté sortait. Et après ça, on avait un linge bien propre qu’on pouvait faire sécher. C’est ça que ça veut dire ici.

          Il faut se laisser piétiner pour que toute la saleté, toute la malice, que tout sorte. Et celui qui ne veut pas se prêter à ce traitement, eh bien, il ne peut pas devenir moine, ça se comprend ! Voyez, ça rejoint le premier apophtegme.

 

          Eh bien voilà, mes frères, vous comprenez maintenant ce que c’est que le neuvième degré d’humilité. Alors devant cela, posons-nous la question : est-ce que nous y sommes ? Ce neuvième degré, ce n’est pas quelque chose qu’on acquiert soi-même. Je ne peut pas me dire : c’est bien, je viens de l’entendre, demain j’y suis. Je vais me taire jusqu’à ce qu’on m’interroge. Voyez le réflexe d’un bon novice !

          Non, ça ce n’est pas le neuvième degré d’humilité. C’est très gentil, c’est très, très gentil, mais c’est pas ça ! Le neuvième degré, c’est autre chose. Maintenant on comprend mieux ce qu’il faut faire, ce qu’il faut subir et ce qu’il faut pâtir pour devenir moine. La vie monastique est une passion dans le sens étymologique du mot.

          C’est une Divina pati, c’est subir les choses divines, les choses de Dieu jusqu’à ce que tout mon amour propre, tout l’égoïsme, tout ce qui est le proprium soit sorti dehors à force d’avoir été piétiné par la volonté de Dieu. A ce moment-là, tout est resplendissant, le cœur est pur, et  voilà, on n’est plus que lumière.

          Voilà ce que je vous souhaite de subir avec beaucoup de courage et en grand esprit de foi. Mais vous allez me dire : « Il a très facile celui-là parce que c’est lui qui va piétiner. Il n’est pas en dessous ? ». Mais enfin, il faut encore voir !

 

Chapitre : Le deuxième Apophtegme. [2]           07.02.86

      Occupe-toi de toi-même !

 

Mes frères,

 

Notre Père Saint Antoine avait certainement le droit, non pas de rire aux éclats, mais de sourire car il avait, grâ­ce à l'intervention d'un ange, échappé aux tourbillons effré­nés de pensées obscures qui mettaient en péril son salut. Antoine est toujours à l'intérieur de sa cellule. Il est délivré. Il travaille. Il prie. Il mène le bon combat de la vie spirituelle.

Il n'est tout de même pas encore arrivé au niveau du jeune Zacharie que nous avons rencontré hier. Zacharie, lui, se taisait. Il jugeait préférable de gar­der le silence. Zacharie possédait ce silence jusqu'à l'inté­rieur de son coeur, c'est pourquoi il n'éprouvait plus le be­soin de laisser courir sa langue.

Antoine est donc dans sa cellule, mais il n'est pas en­core maître de ses pensées. Le voila qu'il s'élève dans des pensées au-dessus de lui. Ecoutez-le :

 

Le même Abba Antoine scrutant la profondeur des jugements de Dieu demanda : « Seigneur, comment se fait-il que quelques-uns meurent dans la fleur de l’âge tandis que d’autres atteignent une extrême vieillesse ? Pourquoi il y a-t-il des pauvres et des riches ? Comment se fait-il que des hommes injustes s’enrichissent et que les justes soient dans le besoin ? »

Survint une voix qui lui répondit : « Antoine, occupe-toi de toi-même, car cela c’est le jugement de Dieu et il ne te sert à rien de le connaître. »

 

Voici donc des pensées élevées, très élevées, mais qui ne sont pas bonnes. Il ne te sert à rien de connaître le ju­gement de Dieu. Ces pensées ne sont pas utiles, elles ne sont pas bonnes. Et si elles ne sont pas bonnes, elles sont pernicieuses, elles sont venimeuses.

Retenons bien cela, mes frères ! Une pensée qui n'est pas bonne, qui n'est pas utile, aussi élevée soit-elle, c'est une mauvaise pensée.

Vous voyez, la face qui apparaît à l'homme et la face qui apparaît à Dieu. Nous devons, nous, dans notre vie monas­tique nous efforcer de toujours contempler les choses, même nos propres pensées à partir de l'endroit où se tient Dieu. C'est là notre lieu véritable, c'est là l'endroit d'où jail­lit la lumière qui fait apparaître la vérité.

 

Ces pensées élevées qui ne sont pas bonnes deviennent pernicieuses pour plusieurs raisons. D'abord, elles détournent le moine de son objectif unique qui est d'être sauvé, de se sauver. Rappelons-nous que Antoine poussait son cri d'appel, son cri d'alarme : « Comment être sauvé dans ce tourbillon de pen­sées obscures ? » Et le voici maintenant emporté dans des pen­sées sublimes. Mais il a perdu de vue son salut et il ne se pose plus la question.

Que fait Antoine maintenant ? Eh bien, Antoine, il se promène sur une large avenue bordée de fleurs magnifiques. Et alors, il admire ces fleurs, il en hume le parfum, il les cueille et il en fait des bouquets. Il perd son temps. Attention! Il n'y a, ici, aucune allusion perfide à l'ornementation de notre autel les jours de fête. J'ai ici une idée, un vers de Saint Jean de la Croix qui dit : « Je ne cueillerai pas les fleurs. » « Cherchant mes amours », dit-il, « je ne cueillerai pas les fleurs, je ne craindrai pas ni les fauves ni les bêtes féroces, je traverserai les fleuves et les frontières. Je ne m'arrêterai pas. »

Eh bien Antoine, ici, il s'arrête et il admire les belles fleurs. Il perd de vue le but de son voyage. Elles sont aussi une déperdition d'énergie, parce que pour scruter la profondeur des jugements de Dieu, il faut dé­penser de la matière grise. A ce moment-là, il ne garde plus sa force toute entière pour Dieu. C'était aussi une devise de Saint Jean de la Croix qui reprenait un verset du Psaume : Toute mon énergie, toute ma puissance, toute ma force, je la conserverai pour la diriger vers toi. Ici, ah non, ce n'est plus dirigé vers Dieu...ça tourne sur soi...Vous voyez !

 

Et alors, nous trouvons ici le piège de la réflexion spé­culative pure. Je ne parle pas ici de la théologie, de la saine théologie, mais de la spéculation à l'état pur qui est une perte de temps pour un moine parce que elle est tout en­semble un abus et un luxe.

Elle est un abus parce que le moine utilise la puissance que Dieu lui donne, la grâce que Dieu lui donne, à des fins étrangères. C'est un détournement de fonds, c'est presque une escroquerie. Et c'est un luxe parce que c'est inutile. Cela vous paraît peut-être un peu osé ce que je vous dit là, et pourtant, c'est la vérité.

Peut-être avez-vous déjà rencontré sur votre route des personnes, des moines qui sont ainsi embarqués dans la spécu­lation à l'état pur. Eh bien, ils peuvent avoir disons des découvertes qui paraissent géniales, mais dans le fond, ils virevoltent sur eux-mêmes.

 

Ils font ce que j'ai entendu raconter aujourd'hui. C'est un nouveau sport qui s'introduit, un sport d'hiver. Sur une piste de ski on descend, on arrive à grande vitesse, puis voi­là, on s'élance sur une sorte de tremplin. Et là, avant de retomber sur la piste, il faut faire deux ou trois sauts pé­rilleux avec les skis, et on retombe sur la piste, et on con­tinue. C'est un peu cela, vous voyez, c'est très artistique, mais c'est très dangereux !

 

Remarquons l'apparence d'altruisme, d'éthérocentrisme qui se trouve dans ces pensées ici. Voilà, apparemment Antoine ne pense pas à lui, pas du tout. Il s'occupe des autres, du sort des autres. Pourquoi faut-il qu'il y en ait qui meure à la fleur de l'âge tandis que d'autres atteignent une extrême vieillesse ? Pourquoi ? C'est pas juste, ça ! Pourquoi faut-il qu'il y ait des pauvres et des riches ? Pourquoi arrive-t-il que des gens injustes s'enrichissent et que des justes soient dans le be­soin ? Mais pourquoi?

Donc Antoine, ici, se préoccupe du sort des autres, pas du sien. Mais c'est un faux altruisme. Un faux altruisme ? Pourquoi ? Parce que il n'y a, ici, aucune rencontre concrè­te de l'autre. Antoine spécule sur des abstractions. Et le vrai, lui, ne spécule pas. Le vrai est créateur d'une communion de per­sonnes au sein de laquelle chacun découvre sa véritable iden­tité, au sein de laquelle chacun est heureux, au sein de la­quelle on porte les fardeaux les uns des autres. On ne réflé­chit pas sur des situations comme ça en l'air.

Et dans cette réflexion ici, dans ces questions de Antoi­ne qui scrute la profondeur des jugements de Dieu, on découvre la tentation du paradis terrestre. L'homme veut être comme Dieu, connaître le bien et le mal. Et ça, ce n'est pas l'affaire de l'homme. Le texte grec est très vivant. Le mot qui est traduit ici par scruter, il faudrait presque une périphrase pour l'expliciter. C'est re­garder avec une attention extrême à l'intérieur des jugements de Dieu.

 

Ici, vous avez une sorte de perversion de la contempla­tion. Lorsque je dis scruter en français, il y a un geste, le geste de fouiller, le geste de gratter. Dans le texte origi­nal, c'est plutôt le fait de voir, de regarder. C'est avec le regard qu'on essaye de pénétrer à l'inté­rieur de Dieu pour voir comment Dieu agit et pour quelle rai­son il agit ainsi et non pas autrement. C'est une sorte d'usurpation de ce que fait Dieu, de ce qu'est Dieu. C'est la tentation du Paradis Terrestre : vous serez comme Dieu connaissant le bien et le mal. Et alors, Antoine reçoit sa réponse. Il entend une voix qui lui répond.

Cette fois-ci, il ne voit plus un autre lui­-même, il ne voit plus un ange qui lui donne une leçon de cho­se. Non, il entend une voix. Il n'est plus nécessaire qu'un ange lui apparaisse pour lui donner une leçon. Non, il lui suffit cette fois d'enten­dre. Nous voyons ici encore que le moine doit être un écoutant. Dans le premier apophtegme, il était d'abord un voyant. Et lorsqu'il avait bien vu, son oreille s'ouvrait et il écou­tait. Ce n'est plus nécessaire maintenant. Dieu peut passer directement au stade de la parole.

Il entend une voix qui lui dit : Antoine, occupe-toi de toi-même. Cela veut dire : Antoine, occupe-toi de ton salut, travaille à ton salut ! S'occuper de soi-même dans le sens de travailler à son salut, ce n'est pas de l'égoïsme. Ce n'est pas : occupe-toi de toi-même et laisse les autres tranquilles. Non, il ne faut pas penser qu'il y aurait...Voyez, qu'il avait d'abord chez Antoine qui s'occupait du sort des autres un éthérocentrisme et que Dieu le rappellerait à un égocentris­me : occupe-toi de toi-même.

 

Non, mais c'était un faux éthérocentrisme, et Antoine est ramené à lui-même, c'est à dire : occupe-toi de ton salut. Pendant que tu t'occupes du sort des autres, tu négliges le tien. C'est exactement le contraire de l'égoïsme parce que le salut de l'homme, c'est la charité parfaite. C'est donc l'en­trée dans le Royaume de Dieu. C'est vivre à la manière de Dieu. C'est partager les soucis de Dieu pour les autres. C'est se donner aux autres dans un geste de charité parfaite. C'est donc la sortie parfaite de soi pour se appartenir aux autres.

Tandis que dans les pensées d'Antoine, c'est le geste inverse. C'est maîtriser le sort des autres et d'être pour les autres une sorte de Dieu qui règle leur destin. Tandis que dans le véritable Salut, dans la véritable charité, on est au service des autres quitte à se perdre soi-même. Antoine est donc rappelé ici à son devoir primordial : S'occuper de soi-même !

Mais oui, le Christ lui-même l'a dit : Que sert à un homme de gagner l'univers - c'est à dire de tout connaître, de tout pouvoir - si lui-même vient à mou­rir, s'il le paye de sa vie. Cela ne lui sert plus de rien, il est mort. Antoine, occupe-toi donc de toi-même !

 

Il existe donc, mes frères, un science utile et une science inutile. Et quels seront les critères de discerne­ment ? Comment distinguer un savoir utile d'un savoir inutile? Eh bien, le critère de discernement, le tout premier, c'est celui-ci : une science utile crée chez le moine la gran­de vertu de l'humilité. Un moine qui apprend des choses qui vont l'aider à progresser vers le Royaume de Dieu, qui vont l'aider à mieux savoir ce que Dieu attend de lui, eh bien ce moine, il va devenir davantage un obéissant, il va davantage entrer dans sa vérité. Il va devenir humble. Il n'aura jamais de prétention.

La science, au lieu de lui donner un sentiment de supériorité, va le faire descendre dans la ­vérité de ce qu'il est. Donc, il va se découvrir inférieur aux autres. Vous vous rappelez que c'est le 6° et le 7° degré d'hu­milité. Le moine se découvre un ouvrier malhabile et il se croit le dernier et le plus vil de tous, non seulement exté­rieurement, mais dans les profondeurs de son coeur. Et cela, parce que la science qu'il possède est vraie. C'est la science de Dieu et des choses de Dieu, de son univers. La lumière de Dieu vient dans ce moine. C'est cela la science utile, la véritable science.

Tandis que la science inutile, eh bien, elle engendre des démangeaisons chez le moine, mais de vraies démangeaisons, un prurit intellectuel. On doit savoir qu'il sait. C'est un homme qui doit paraître. Voilà, on doit savoir qu'il est là et qu'il sait. Cela va se camoufler gentiment. Il va devoir partager. C'est le grand mot d'aujourd'hui : on partage. Mais on parta­ge quoi ? L'essentiel ne peut pas être partagé. L'essentiel peut être vécu en communion. C'est tout autre chose. La communion n'est pas un partage, la communion est un don récipro­que.

 

Et cette humilité va donc engendrer chez le moine la li­berté de l'esprit. Il devient parfaitement libre, ce moine, libre de coeur, libre dans son coeur, libre dans son esprit. Il est parfaitement à l'aise avec tout le monde. C'est un hom­me qui est bien dans sa peau. Pourquoi ? Mais parce que Dieu lui donne déjà la grâce qui sera la sienne pour l'éternité. Il goûte déjà aux préroga­tives de la résurrection des morts. Cet homme est humble, donc il est libre. Il est mort à lui-même mais il est ressuscité en Dieu.

Ce sera donc toujours un très grand profit spirituel pour lui, et cela ne l'intéresse absolument pas d'être comme tous les autres hommes. J'ai encore rencontré un cas dernièrement comme ça très, très, très beau, très beau même de ce rapport entre la science inutile et la science utile.

Le porteur de la science utile se trouvant au milieu d'un groupe porteur de sciences inutiles est immédiatement éjecté... tout de suite ! Pourquoi ? Parce que s'il ouvre la bouche, il dit des choses que les autres ne comprennent pas. Il est donc considéré comme un être anormal et il se produit comme un phé­nomène de rejet, oui vraiment. Le groupe le rejette.

 

Vous avez là la science des hommes, construite sur la spéculation pure, des sciences humaines tournant sur elles-­mêmes dans leurs réflexions, ici genre Antoine. Et puis vous avez un être qui, lui, est vraiment entré dans le Royaume de Dieu, qui voit les choses comme Dieu les voit, qui sait dis­tinguer l'utile de l'inutile. Mais celui-là, dans le monde des hommes, il n'est pas accepté. J'ai rencontré ça, c'est très impressionnant ! Il ne s’a­git pas de moi, attention ! C'est moi qui l'ai rencontré, ce n'est pas moi qui l'ai vécu.

Alors, dans le fond, quelle leçon donne Dieu à Antoine ? Eh bien il dit : « Voilà, Antoine occupe-toi de toi-même, car cela c'est le jugement de Dieu et il ne te sert à rien de le connaître. Mais à rien, rien, rien ! Donc c'est inutile, lais­se-le de côté ! Ce que Dieu dit ici, eh bien c'est : « Chacun à sa place. Toi, Antoine, eh bien veille sur toi-même, fais ton devoir de moine. Et moi, Dieu, je me charge du gouvernement du monde et je fais mon devoir de Dieu. »

A chacun son métier et les vaches seront bien gardées. Occupe-toi de ton devoir, moi je m'occupe du mien. Voici donc Antoine remis à sa place. Et ainsi l'ordre se maintient à l'intérieur du plan de Dieu. Et si l'ordre s'y trouve, eh bien, c'est la vérité qui se construit. Et si la vérité se construit, la beauté resplen­dit. Et si la beauté resplendit, l'amour se répand dans le coeur des hommes. Et voilà, c'est la réussite totale de la création.

 

Voilà, mes frères, un apophtegme un peu plus difficile que le premier. Il est d'un autre genre, mais il a tout de même une très grande leçon. Voyez comment Dieu éduque Antoine : d'abord dans des cho­ses grossières. Ce sont les pensées d'acédie. Antoine en est délivré. Et il tombe dans un autre piège beaucoup plus subtil, beaucoup plus dangereux parce que là, vraiment, ça peut être l'illusion. C'est le piège des pensées sublimes, élevées, di­vines.

Alors là aussi Dieu le récuPère et le remet à sa place. Toujours, toujours, occupe-toi de toi-même, c'est à dire fait ton devoir de moine, ne t’occupe pas de mes affaires à moi. Mon devoir de Dieu, moi je le connais. Toi, occupe-toi de fai­re ce qu'il t'est demandé.

Voilà, mes frères, une petite chose que nous pouvons en­core retenir. Essayons de retenir ça : attention au piège ex­trêmement dangereux de la spéculation pure. Ce n'est pas seu­lement pour ceux qui doivent faire des études, mais c'est pour tout le monde, ça vise tout le monde, ce piège. Et veillons toujours à rester à notre place, à faire ce qui nous est demandé, à nous occuper de notre propre salut, c'est à dire de réussir notre vie monastique dans la vérité, dans l'humilité, dans la charité. Et ainsi le Royaume de Dieu s'installera en nous et s'installera à l'extérieur.

 

Voyez que nous ne devons pas, même maintenant, spéculer sur des problèmes de vie monastique. Si je vous dis cela, c'est pour que vous compreniez mieux la pratique de notre vie. C'est donc pour LE faire. Nous ne sommes pas des moines de salon, mais nous sommes des moines appelés dans un monas­tère à une tâche bien précise qui est de devenir des saints. Et ici, par l'exemple de notre Père Saint Antoine, Dieu nous donne une leçon que nous allons de notre mieux mettre à exé­cution.

Maintenant, nous irons à l'église demander la grâce de Dieu pour chacun d'entre nous. Et merci d'avoir bien voulu écouter, et merci davantage encore au nom de Saint Antoine, et de Dieu, et du Christ, de vouloir bien suivre le sage con­seil qu'il nous a donné ce soir.

 

Règle : 7,159-164 : Onzième degré.             08.02.86

      Vivre le mystère du Christ dans sa chair !

 

Mes frères,

 

          Nous le voyons, dès que le moine approche du sommet de la fameuse échelle de l’humilité, cela se marque sur ses lèvres et sur son visage. Il se tait et il ne rie plus. S'il lui arrive de parler pour répondre à une question ou pour s'informer au sujet d'un devoir à accomplir, il le fait doucement, sans éclat de rire, sans éclat de voix. Pourtant, ce n'est pas un homme renfrogné, sombre, replié  sur lui-même. Au contraire, il est aimable, il est enjoué, il est entièrement donné aux autres.

          Mais il vit une expérience qui n'est pas à la portée du moine qui pose le pied sur le premier échelon. Son silence est respect et prière. La gravité est le signe d'une présence, présence du Christ, présence de Dieu. C'est le signe aussi d'un drame, celui de la passion. Cet homme voit, entend et vit des choses qu'il n'est pas permis d'expliciter, qui ne lui est pas permis d'en parler. Pour un tel homme, le Mystère Pascal est une réalité vécue par lui.

 

          Je vous ai dit, en abordant le chapitre de l'humilité, que l'humilité elle-même et la vie du moine toute entière était une participation au Mystère Pascal du Christ, mystère de mort et de résurrection. Le moine vit ce mystère, non pas sur le papier ni dans des livres, mais dans sa chair, dans son cœur, dans son esprit. Il a mis toute sa personne à la disposition du Christ qui peut le vivre, qui le vit en lui et qui ne se gêne pas pour le vivre. Il faut des hommes pareils sur la terre.

          Des hommes qui savent parler - on l'a encore vu hier - qui savent parler de choses très élevées, qui savent écrire des livres merveilleux, des articles auxquels on se réfère, il n'en manque pas dans le monde. Il y en a des quantités. Mais des hommes qui savent dire au Christ : «  Voilà, je suis à ta disposition, tu peux revivre en moi ton mystère et ainsi poursuivre le salut du monde », il n'y en a pas beaucoup. Or, chaque moine devrait être un de ces hommes. C'est pour cela qu'il nous appelle dans le monastère.

 

          C'est ce que nous voyons encore dans cette échelle de l'humilité. Demain, on va justement présenter le douzième, et voyez ce que Saint Benoît dit, quelque chose d'extrêmement beau qui vous montre que au sommet de l'humilité, le mystère s'accomplit. En traduction française, ça ne paraît pas. Mais en latin c'est très, très vivant, deux mots seulement : Qu'il soit à l’Oeuvre de Dieu, à l'oratoire, au monastère, au jardin, en route, dans les champs ou n'importe où, qu'il soit assis, qu'il marche ou qu'il soit debout : inclinato sit semper capite, 7,171.

          Inclinato capite, ça ne vous dit rien ? La tête baissée ? Mais à quoi pensez-vous ? Eh bien, c'est le geste du Christ sur la croix qui, inclinant la tête remet son esprit entre les mains de son Père. C'est exactement les mêmes mots ! Voyez ! C'est là que Saint Benoît est allé les chercher pour dire qu'au douzième degré, le moine accomplit le mystère Pascal de la mort. Il remet, inclinate capite, c'est cela que ça veut dire. Voyez jusqu'où ça va !

          Eh bien, mes frères, il faut que nous soyons disposés à vivre ce mystère. Lorsque nous faisons notre profession solennelle les mains dans celles de l'Abbé qui tient la place du Christ, et qu'on dit : « Voilà, je vous promets obéissance jusqu'à la mort », c'est jusqu'à cette inclinato capite où on remet son esprit, le mystère étant accompli. Mais on sait que c'est confié à Dieu qui est Père, et que la résurrection est à la porte. Voilà, mes frères, nous essayerons de vivre ce mystère si beau. C'est pour ça que nous sommes ici !

 

Règle : 9 : Combien de psaumes pour la nuit ?  11.02.86

      Révérence envers la Sainte Trinité.

 

Mes frères,

 

          J'aimerais ce soir épingler une petite expression de Saint Benoît : ob honorem et reventiam sanctae Trinitatis, 9,17. Mox, dit-il, donc aussitôt tous se lèveront de leur siège par honneur et révérence envers la Sainte Trinité. Aujourd'hui, nous nous levons et nous nous inclinons quand nous sommes assis. Et quand nous sommes debout, à la fin d'un Psaume, nous nous inclinons. C’est un geste très beau lorsqu'il est accompli avec ensemble et qu'il est poursuivi jusqu'au bout, c'est à dire lorsqu'on se relève tous ensemble en disant amen.

 

          Cette expression de Saint Benoît est à mettre en rapport avec une autre du chapitre 19 où il dit que nous devons bien considérer comment nous tenir en présence de la divinité et de ses anges, 19,11. Lorsque nous célébrons l'office, nous ne sommes pas entre nous. Nous faisons partie d'un cercle beaucoup plus large. Nous sommes unis à une louange, à une adoration qui se chante dans le Royaume de Dieu. Et ce Royaume de Dieu, nous n'en sommes pas séparés. Nous sommes immergés en lui. La divinité, comme dit Saint Benoît, et ses anges, donc toute la cour céleste nous est présente.

          Mais pour notre malheur, nous sommes encore trop charnels. Cette louange qui se chante à l'intérieur même de la Trinité - donc les trois Personnes se contemplent, elles s'admirent, elles se respectent - donc cette louange interne à la Sainte Trinité, et autour de la Trinité, la louange des saints et des anges, c'est une réalité. Ce n'est pas une image, ce n'est pas un mythe. C'est la réalité essentielle. C'est le fondement de toute réalité matérielle et spirituelle.

L’œil d'un cœur pur contemple cette scène et l'oreille d'un coeur pur entend cette louange. Les saints, les mystiques, les poètes vivent à l'intérieur de cette beauté. Et voilà, mes frères, nous sommes invités à être unis à cette grandiose liturgie. Donc, nous comprenons Saint Benoît qui nous dit que nous devons nous lever avec un immense respect, une immense révérence envers la Sainte Trinité. Nous ne sommes pas seuls.

 

          Maintenant la doxologie - c'est de ça qu'il s’agit - à la fin de chaque psaume entre autre, à l'office de nuit à la fin de la leçon, cette doxologie est l'occasion pour nous de reprendre conscience de notre place à l'intérieur de cette liturgie. C'est pourquoi la doxologie doit être bien chantée. Il ne faut pas la précipiter. On se dit : « Ouf, je suis au bout du Psaume.  Donc vite, vite, vite que ce soit clôturé ! »

          Non, la doxologie doit se chanter calmement, posément, en détachant bien chacun des éléments. Il faut qu'on perçoive l'articulation des trois Personnes : Gloire au Père, et au Fils, et au Saint Esprit et le lien qui les unit. Cette expression, mais c'est tout un cours de théologie. C'est l'acte de foi principal contre tous les arianisme et tous les syncrétisme.

          Et aussi, il faut que dans cette doxologie on perçoive, qu'on sente l'écoulement de la durée depuis les origines jusqu'à la fin : Comme il était au commencement, maintenant et toujours. On doit voir l'écoulement, on doit voir le flux de cette durée, ce flux qui nous porte et qui nous conduit vers notre accomplissement.

         

Donc, mes frères, je pense que nous devrions chanter cette doxologie à la fin de chaque Psaume comme nous la chantons au début de l'Office. Lorsque nous commençons l'Office, nous la chantons très bien. Essayons donc aussi de la chanter tout aussi bien à la fin de chaque Psaume. Donc ne précipitons pas, détachons bien chacun des éléments. Cela ne veut pas dire qu'il faut s'arrêter. Mais je vous dis, c'est très important parce que ça nous fait reprendre conscience de notre place à l'intérieur de la liturgie divine, céleste et cosmique.     

          Et le cistercien, c'est un homme de louange par toute sa vie, mais surtout au moment de l'office. Et nous en reprenons conscience au moment de la doxologie.

 

Règle : 49 : De l’observance du carême.         12.02.86

      Ce que nous rappelle le carême.

 

Mes frères,

 

Le Carême, la Sainte Quarantaine comme le dit Saint Benoît, nous remet au cœur de notre vocation chrétienne et monastique. Celle-ci peut se ramasser en une formule lapidaire de l'Apôtre Paul : conversatio nostra in coelis est. Notre citoyenneté, notre vie réelle se trouve dans les cieux. Elle n'est pas ici sur la terre.

La terre n'est jamais qu'un lieu de passage, un autobus comme disait Monseigneur Maetens ce midi. Elle est un tremplin pour nous élever jusque dans ce lieu mystérieux que nous appelons le ciel, et qui n'est autre que Dieu lui-même dans son mystère. C'est l'intimité de notre Dieu. Là est notre patrie. Là est notre espérance. Et n' oublions pas que l' espérance, c'est la façon présente pour nous de posséder la réalité.

Cela ne veut pas dire maintenant que nous devons mépriser notre bonne terre. Non, nous sommes une partie de cette terre. Nous en sommes un fragment. Nous sommes un microcosme. L'univers entier, toute la matière est ramassée en nous. Nous sommes une étincelle, un fragment de matière devenu consciente. Donc, nous ne nous détachons pas de la terre. Nous sommes la terre dont le lieu d'éternité est à l'intérieur de la Sainte Trinité. Eh bien, voilà notre vocation monastique. C'est de réaliser ce prodige, ce passage d'un état purement matériel à ...

 

Nous sommes poussière et nous retournerons en poussière. Cela signifie que nous sommes terre, nous sommes matière, nous faisons partie de cette matière. Nous retournerons, je dirais, à cet élément originel dont nous ne sommes qu'un fragment. Mais la partie, la partie essentielle de notre être est déjà ailleurs, comme nous dit l'Apôtre. Il n'y a que Dieu qui peut réaliser cela.

Eh bien, mes frères, nous sommes donc les citoyens d'une cité qui n'est pas faite de mains d'hommes. Notre terre non plus n'est pas faite de mains d'hommes. Elle est une créature de Dieu. Mais cette cité autre, cette cité n'a pas de commencement et elle n'aura pas de fin. Elle n'est pas faite de mains d'hommes parce que elle n'a pas son origine dans une opération dont l'homme pourrait avoir une approche intellectuelle sur laquelle il pourrait avoir une saisie.

Il y a dans la Bible Hébraïque un mot qui n'est utilisé que pour Dieu, jamais, jamais pour un homme parce que c'est l'agir spécifique de Dieu : c'est le mot créer. Nous autres, nous utilisons aussi le mot créer à propos de l'homme : une oeuvre d'art = une création de l'homme. Pas pour la Bible Hébraïque, là le mot n'appartient qu'à Dieu. C'est la façon spécifique, propre à Dieu d'agir.

 

Voilà donc une cité qui a été faite, et qui n'est pas faite de mains d'hommes, qui n'est pas le produit d'une opération ou de l'ingéniosité humaine. Non, c'est une cité qui a été voulue par Dieu, qui est sortie de son amour. Cette cité, c'est le corps du Christ, corps tout petit d'abord qui a été fait de matière, mais qui a été créé par Dieu. C'est par l'opération de Dieu que le Christ est venu au monde.

Et voilà, ce Corps est devenu maintenant mystique, comme on dit. Il s'agrège toutes les cellules humaines qui apparaissent sur la terre pour former un temple, un immense temple dans lequel Dieu est vraiment connu et aimé. Voilà donc notre véritable cité déjà maintenant pour nous. Les yeux de notre cœur spirituel peuvent déjà en admirer la beauté. Alors, nous sommes dans la partie contemplative de notre vie.

Heureux les cœurs purs, disait le Christ. Pourquoi ? Mais parce que les cœurs purs voient Dieu. Ils le verront. Mais si on transpose ce futur verront dans la langue que le Christ utilisait, où il n'y a ni passé, ni présent, ni futur, cela signifie que c'est un acte qui est déjà exercé maintenant. Le cœur pur commence à voir Dieu. Pourquoi ? Parce qu'il est déjà chez lui à l'intérieur de cette cité nouvelle, dans ce temple qui est le grand corps du Christ.

Mais voilà, mes frères, c'est très beau ! C'est vrai ! C'est beau parce que c'est vrai. Mais il y a le poids de notre chair pécheresse, égoïste, jouisseuse qui nous rive à la matière, à un monde qui n'est pas encore purifié, qui n'est pas encore transfiguré. Et ce monde, l'Apôtre nous le dit aussi, il gémit dans les douleurs de l'enfantement, de son propre enfantement. Et il attend, il attend avec impatience la révélation des fils de Dieu. Mais pourquoi ?

Mais parce que à l'intérieur de ces fils de Dieu, il voit, il expérimente, il prend conscience de sa propre sanctification et transfiguration. N'oublions pas que nous sommes des morceaux de ce monde matériel. Nous n’en sommes pas distincts. Il est nous.

 

Eh bien, mes frères, le carême, il ravive en nos cœurs l'acuité de ce que nous pouvons appeler un drame. Car il y a donc cet appel de la matière vers sa divinisation, mais il y a aussi l'obstacle qui est le péché. Et derrière le péché, il y a celui qui est le meurtrier dès l'origine, depuis l'origine. Il y a le satan, l'accusateur, celui qui tend des pièges, celui qui dresse des obstacles pour que le plan de Dieu, si du moins il ne peut être empêché, soit au moins freiné, retardé.

Voilà, c'est cela le drame. Et nous y sommes engagés. Et ce carême nous rappelle tout cela. Dimanche, dans quelques jours, nous allons de nouveau entendre le récit de ces tentations du Christ dans le désert. Là, il a été affronté directement à satan. Il le sera encore, Il le sera jusqu'au bout.

Il est certain - ça ne nous est pas dit, ça ne nous est pas raconté - mais il est certain qu'il l'a été dès le début. Si, ça nous est dit, puisque il était à peine au monde qu'on cherchait déjà à le faire mourir. Donc, sa présence de Dieu dans une chair d'homme, ça a été la grande déclaration de guerre. Et cette guerre, mais elle se poursuit aujourd'hui.

 

Et là est engagée notre responsabilité dans ce drame. Je dirais presque - c'est peut-être osé, c'est peut-être prétentieux, mais non je ne pense pas, c'est vrai, c'est divinement vrai - donc dans la foi, dans le moine qui vit mais vraiment sa vie monastique comme il doit la vivre, du mieux qu'il peut, naturellement à travers bien des difficultés, des luttes, des chutes, mais enfin voilà, il vit dans la foi sa vie monastique, il s'est donné au Christ et ne se reprend pas.

Il entre dans l'obéissance. Il se laisse travailler par Dieu. Et à l'intérieur de ce moine, c'est le monde qui passe de la corruption à l'incorruptibilité, qui passe du péché à l'amour, qui passe de la mort à la vie. Et comme je le disais encore ces derniers temps, la vie monastique apparaît vraiment alors pour ce qu'elle est, une participation à la Pâque du Christ, à ce mystère, ce mystère qui n'est rien d'autre que la naissance du monde à l’univers de Dieu.

Ce sont des perspectives sur lesquelles nous devons davantage nous arrêter parce qu’elles valent la peine. Elles arrachent notre vie à sa banalité. Notre vie, elle est faite d'une multitude de petits détails comme toute vie humaine, et qui sont très, c'est pas très reluisant, ce n'est pas tous les jours que nous avons des actes héroïques à poser, peut- être jamais ?

 

Mais il y a une chose : c'est le but qui est inscrit, la signification, le sens qui est inscrit par Dieu à l’intérieur de chacune de ces banalités, qui est ce passage d'un homme d'un état purement humain à un état de fils de Dieu, d'un état de mort à la vie éternelle.

Eh bien, cet homme est un fragment du monde. C'est le monde entier qui réalise son destin dans un homme. Balthazar a écrit un beau livre qui a pour titre : Le tout dans le fragment. Et c'est vrai, dans chaque fragment, c'est le tout qui se joue.

Et c'est pour cela que je veux dire que nous devrions davantage à l'occasion penser à cela, réfléchir à cela : c'est que notre vie a une immense valeur, un poids énorme parce que ce n'est pas nous qui vivons, c'est le Christ qui réalise en nous le destin du cosmos. Et notre conversatio ainsi, la réalité de ce qui a de meilleur en nous est déjà chez Dieu.

 

Eh bien voilà, mes frères, tout ce que le carême nous rappelle. Il peut ainsi ranimer en nous ce que Saint Benoît appelle la joie du désir spirituel qui attend le jour où Dieu sera vraiment tout en nous, et alors tout dans l'univers. Il y a des étapes : d'abord nous, puis l'univers entier. Eh bien, mes frères, les pratiques, surtout le jeûne, le jeûne auquel nous allons nous livrer, un petit jeûne naturellement, ce ne sera jamais le jeûne des camps de concentration.

Non, mais c’est tout de même un jeûne à notre mesure. Nous allons nous priver un peu de nourriture. Le dessert ? Vous allez voir, ça va être réduit. Au lieu de recevoir deux oranges, et une banane, et encore une pomme de réserve, ce sera un seul fruit, un. Et ça ne nous fera pas mourir.

On pourrait aussi soustraire un peu, je ne sais pas, de petites choses, quand ce ne serait qu'une tranche de pain en moins, ou bien ne pas prendre de frites. On peut inventer, chacun peut choisir. Mais toujours, comme dit Saint Benoît, avec l'assentiment de l'Abbé, ou bien du confesseur, ou bien du guide spirituel, ou du Maître des novices, n'importe ! Mais il faut toujours que quelqu'un dise : Oui, c'est bien, amen, faites comme ça, Dieu est content, Dieu l'agrée.

 

Eh bien par ce jeûne, nous allons travailler à la spiritualisation de notre corps. Les anges, eux, ne mangent pas parce que ce sont des êtres entièrement spirituels. Eh bien, lorsque nous mangeons moins comme ça, que nous sentons un petit creux ou un grand parfois, nous anticipons d'une certaine façon mystiquement dans la foi la spiritualisation, la divinisation de notre être.

Et bien voilà, mes frères, nous allons faire cela de bon cœur en ne perdant pas de vue la beauté de notre vocation et la mission sublime qui est la nôtre à l'égard de l'univers entier.

 

Réforme Cistercienne du Chant Liturgique.       13.02.86

      1. La Règle de Saint Benoît.

 

Mes frères,

 

Puisque Saint Benoît nous parle de l'Office Divin, je me suis dit que je pourrais vous présenter une Conférence donnée par le Père Chrysogone de Gethsémani à l'occasion des cessions organisées à Laval, à Cîteaux et à La Trappe. Cette conférence, qui n'est pas très longue, traite de la Réforme Cistercienne du Chant Liturgique. Donc, comment nos Pères Fondateurs ont réformé leur chant, le chant de leur Of­fice. Je me permettrai aussi quelques petites percées dans d'autres domaines qui auréolent la Réforme Cistercienne, qui permettent de mieux la comprendre.

Voilà, le Père Chrysogone commence en remarquant ceci :

 

            Il faut avoir conscience que nos Pères sont des moines qui ont voulu par leur réforme monastique remonter jusqu’à leur source. Et cela s’applique à leur chant liturgique.

 

Mais quelles ont été les sources auxquelles nos Pères Fondateurs ont voulu remonter ? Eh bien, ils les ont trouvées dans le chapitre dernier et 73° de la Règle de Saint Benoît. Ce sera donc l'Ecriture Sainte, Ancien et Nouveau Testa­ment, les Pères du désert, les Pères de l'Eglise, les Institu­tions et les Conférences de Cassien.

 

Je reviens maintenant au Père Chrysogone en vous présen­tant des extraits d'une autre causerie sur un certain Orderic Vitale. Orderic est un moine Anglo-normand qui, à la demande de son Abbé, a rédigé une chronique de son monastère de Saint Evroule en Normandie. Et naturellement, il a du l'étendre à toute l'histoire de la Normandie, puis de toute la région en s'étendant très loin jusqu'en Bourgogne.

Et en 1135, il a mis au point une section traitant de la Réforme Cistercienne, de son origine, de son développement. En 1135, Etienne Harding a déjà donné sa démission. Son suc­cesseur, Guy de Troisfontaine, a déjà été déposé après un an de charge. Il y a donc un second successeur, un certain Rey­naud, et l'Ordre de Cîteaux compte 65 Abbayes, et la contro­verse avec Cluny est à un moment crucial. Une dizaine d'années plus tôt, Saint Bernard a mis en circulation son Apologie à Guillaume de Saint Thierry.

Voici ce que dit le Père Chrysogone :

 

Orderic a bien compris que les cisterciens prennent le monachisme du désert comme point de repère dans leur exégèse de la Règle de Saint Benoît

 

Donc, c'est à partir du monachisme du désert que les cis­terciens comprennent Saint Benoît.

 

Ce serait un sujet à discuter longuement. Gilson, dans la Théologie mystique de Saint Bernard, a bien dit que c’est le dernier chapitre de la Règle de Saint Benoît qui illumine les chapitres précédents. Pour la Lecture de Complies, les livres préférés de Saint Benoît sont les Œuvres de Cassien, les vies des Pères du désert et les Apophtegmes.

 

Tout ça, nous le savons.

 

Mais j’avoue qu’ici je suis un peu malhonnête car je ne parle que des Pères du désert et de Cassien, et je saute à pieds joints sur d’autres Ecrits édifiants que Saint Benoît autorise. En fait je sais pour avoir étudié les bibliothèques de nombreux monastères, je sais qu’à une date déjà lointaine – donc une date pas tellement éloignée des origines de Cîteaux – on préférait lire la vie des Saints médiévaux plutôt que celle des Pères du désert, et les Ecrits édifiants plutôt que les conférences de Cassien plus exigeantes.

Mais je crois quand même que les premiers cisterciens avaient une grande dévotion pour les Pères du désert. On peut trouver quelques textes intéressants sur une interprétation cistercienne de la Règle de Saint Benoît en lien avec le monachisme du désert. Saint Bernard lui-même s’y réfère lorsqu’il explique les limites de l’obéissance et celles du pouvoir de l’Abbé selon la Règle de Saint Benoît. C’est dans le Traité du Précepte et de la Dispense.

 

Donc maintenant, c’est Saint Bernard qui parle :

 

Voici en quels termes se fait la profession monastique : Je promets non pas la Règle mais l’obéissance selon la Règle de Saint Benoît, et non pas selon le bon plaisir de l’Abbé.

Par conséquent, si après avoir fait profession en ces termes, mon Abbé veut me soumettre à quelque chose qui ne soit pas selon la Règle que j’ai fait vœu d’observer – maintenant l’important – ou du moins qui ne soit pas conforme aux Règles de mêmes espèces telles que la Règle de Saint Basile, de Saint Augustin ou de Saint Pacôme, je vous demande : Où est pour moi l’obligation de lui obéir ? Il est en effet évident qu’il n’a le droit d’exiger de moi que ce que j’ai promis.

 

Donc vous voyez, ici, Saint Bernard dit que l'Abbé pour­rait en demandant quelque chose, en ordonnant quelque chose à un de ses moines, se référer à la Règle de Saint Pacôme, ou de Saint Basile, ou de Saint Augustin. C'est à dire, non pas expressément, mais quelque chose qui soit conforme à ces Règles qui sont de même espèce que la Règle de Saint Benoît.

Donc vous voyez, pour Saint Bernard, la Règle de Saint Benoît est construite sur le fondement de Règles pré-existan­tes. Il les cite, il le dit d'ailleurs dans le dernier chapi­tre de la Règle: Basile, Pacôme, Augustin. Maintenant, une petite remarque intéressante :

 

Lorsque nous parlons d’une Règle, nous, aujourd’hui, nous pensons immédiatement à un Code de Lois. C’est un réflexe pour nous. Je pense que nos Pères envisageaient plutôt la Règle comme une doctrine spirituelle et non pas comme une série d’obligations légales.               

 

Ils recherchent donc dans la Règle de Saint Benoît une nourriture de vie. Non pas devoir s'astreindre à un tissu de petits détails obligatoires qu'il serait interdit d'enfrein­dre sous peine de châtiments ou sous peine d'échec dans la vie.

Cela ne veut pas dire maintenant qu'il faut sauter par dessus les prescriptions de la Règle, ou chez nous de nos Cou­tumes. Mais disons, la Règle, ce n'est pas cela. Ces prescrip­tions matérielles sont le cadre dans lequel est enfermé une doctrine spirituelle qui donne la vie. C'est cela la Règle !

 

          La Règle de Saint Benoît ne nous conduit jamais à une impasse. Elle ne met pas de barrières autour de nous. Elle ne limite pas notre liberté. Au contraire, elle ouvre les portes sur une Tradition monastique large et vivante.

 

Elle n'ouvre pas des portes sur nos fantaisies, attention, ni sur du relâchement, ni sur toutes sortes aberrations sor­tant de notre égoïsme, ou bien de notre déséquilibre mental, ou psychique, ou moral, ou n'importe quoi. Non, elle ouvre des portes sur une Tradition monastique large et vivante. C'est dans ce sens-là qu'elle est une doc­trine spirituelle.

 

          Par elle, nous sommes en communion avec les Pères du désert et aussi avec tous ceux qui sont venus après Saint Benoît. Il n’y a rien de contraignant, ni d’étouffant dans la Règle de Saint Benoît si elle est bien comprise.

 

Cela, c'est certain ! Mais il faut bien la comprendre. Et ici, intervient le rôle décisif de l'Abbé dont le premier devoir est de présenter à ses frères la Règle de Saint Benoît dans ce qu'elle a de beau, dans ce qu'elle a de sublime, mais aussi dans ce qu'elle a d'exigeant. Il ne peut rien en rabat­tre.

Il doit être par sa vie, une vie épanouie, une vie dans laquelle on sent la liberté qui habite un coeur, et aussi par ses paroles, il doit mettre la Règle de Saint Benoît à la dis­position de ses frères.

 

 

Réforme Cistercienne du Chant Liturgique.       14.02.86

      2. Les tendances d’interprétation.

 

Mes frères,

 

Nous avons vu hier que les Fondateurs de Cîteaux lisaient la Règle de Saint Benoît sous l'éclairage et l'enseignement de la vie des Pères du désert. Ils étaient ouverts à toute Tradition monastique authentique. La Règle ne les conduisait jamais à une impasse. Elle ne mettait pas de barrières autour d'eux. Au contraire, elle les dilatait. Ils faisaient leur bien de Saint Basile, de Saint Augustin, de Saint Pacôme, com­me nous le dit lui-même Saint Bernard.

Maintenant, le Père Chrysogone fait un petit saut jusqu'à notre époque et il nous dit :

 

            Il n’est pas évidemment question de substituer le monachisme du désert au monachisme selon la Règle de Saint Benoît. C’est bien la Règle de Saint Benoît qui fait loi pour les cisterciens, même si on en fait l’exégète à la lumière de ce qui a précédé Benoît.

 

D'accord ! C'est normal, c'est logique ! Maintenant ce qu'il dit est très important pour nous aujourd'hui :

 

          Deux tendances existent sur ce point. Pour certains, la Règle de Saint Benoît doit être comprise à la lumière de ces sources. C’est la position des tous premiers cisterciens, de l’Abbé de Rancé et de Père Adalbert de Vogué…

 

Donc, si on veut bien comprendre la Règle de Saint Benoît, il faut le faire à la lumière de ces sources. Sinon, on commet une erreur d'interprétation. Cela paraît très logique. C'est ainsi que les premiers cisterciens ont réagi. Ils ont fait ainsi.

 

          …Maintenant pour d’autres, elle doit être comprise par l’évolution postérieure…

 

Donc, la Règle de Saint Benoît est du VI° siècle. Mais voilà, comment les moines ont-ils vécu la Règle de Saint Be­noît après Saint Benoît ? C'est donc à partir de cette évolu­tion qu'il faut comprendre la Règle de Saint Benoît.

 

          …C’est la position d’Orderic Vital…

 

Donc de ce bénédictin qui a écrit une histoire de l'ori­gine de Cîteaux, mais qui n'est pas du tout d'accord avec les cisterciens. C'est un bénédictin !

 

          …C’est la position d’Orderic et des moines de Molesmes…

Le problème est ici : à Molesmes, c'est un monastère où on vivait saintement, vraiment bien. Mais il y manquait quelque chose aux dires de certains qui allaient devenir les fonda­teurs de Cîteaux. Il y a donc eu des discussions en public, au Chapitre pour mettre tout ça au clair. Et l'Abbé Robert, lui, il était là. Et finalement il a pris le parti de ceux qui trouvaient qu'on vivait à Molesmes de façon trop raisonnable, trop sage, trop prudente, trop humaine.

Ils trouvaient que le monachis­me avait à l'intérieur de lui-même un dynamisme charismatique qui lui faisait transcender les petites vagues superficielles de l'Histoire.

Et alors donc, Robert est parti avec ce groupe de moines. Mais Molesmes n'est pas d'accord. Molesmes était de la tendance seconde.

 

          C’est aussi la position des moines de Molesmes, de Dom Martel et de Dom Mabillon au XVII° siècle (donc à l’époque de Rancé) et de presque toutes les communautés bénédictines d’aujourd’hui.

 

Donc, c'est la position quasi générale d'aujourd'hui.

 

          Et pour nous ? Je me souviens des discussions passionnées suscitées par la publication du livre de Louis Bouyer « Le sens de la vie monastique ». Pour lui, le monachisme du désert était toujours valable et normatif.

 

Donc, on peut s'y référer pour bien comprendre l'essen­tiel de la vie monastique.

 

          Chez nous dans l’Ordre de Cîteaux, la plupart de nos Abbés étaient peu impressionnés par ce livre. Leur thèse que nous, moines d’Occident, avions une Tradition aussi valable et aussi authentique que celle du monachisme oriental.

 

Quand on dit monachisme oriental, attention ! Ici, ce n'est pas le monachisme Byzantino Slave qui est de loin pos­térieur à Saint Benoît. Quand on parle ici de monachisme ori­ental, c'est le monachisme qui précède Saint Benoît.

Donc il dit la position des Abbés de notre Ordre il y a trente ans : Ce livre-là n'a pas d'importance. Nous avons, nous, une Tradition qui est aussi valable que celle des moi­nes du désert, sans se rendre compte que la Tradition de Saint Benoît était en ligne continue avec celle du désert. C'est assez spécial !

 

          Je crois quant à moi qu’il est erroné d’opposer monachisme occidental et oriental. Il existe une grande variété de formes, d’expériences monastiques en Occident comme en Orient. Je voudrais voir écrire deux livres un de ces jours dont le premier serait intitulé : « L’unité de l’expérience monastique »et le second : « Les variétés de l’expérience monastique ». 

 

Vous avez, ici, en germe ce fameux Statut d’Unité et de Pluralisme.

         

          Le grand malheur dans presque toutes les polémiques monastiques du 12°, du 17° et parfois du 20° siècle (donc aujourd’hui encore) c’est que nous ne nous rendons pas compte de la multiplicité des Traditions valables au sein de la Tradition monastique générale. Saint Bernard, lui, avait compris ceci à la perfection.

 

            Donc, Saint Bernard avait très bien compris que la façon cistercienne  d’interpréter et de vivre la Règle de Saint Benoît n’excluait pas les autres. Pas du tout ! Il était d’accord avec elles et cela même à l’intérieur de son Traité, de son Apologie. Il y a ici un long extrait de cette Apologie, mais je vous en fait grâce. Vous pouvez aller voir vous-mêmes, c’est au chapitre troisième.

 

          Il serait peut-être intéressant de réfléchir à cette dimension « Pères du désert » dans la Tradition cistercienne primitive. Il y a bien des années, on avait demandé au Père Placide de Bellefontaine de rédiger le canevas d’un nouveau Directoire Spirituel. Cela a été désastreux !

            Père Placide, qui est un grand érudit, a rédigé un texte illustrant très bien les Pères du désert dans leurs grottes, mais contenant très peu de citations de Saint Bernard. Le Chapitre Général consterné a vigoureusement réagi contre tout ce qui pourrait suggérer une dimension orientale de la Règle de Saint Benoît.

            Peut-être avons-nous aujourd’hui dépassé cette étape et commençons-nous à comprendre que nos Pères aimaient vraiment le désert. Bien que la Sainte Règle ait été pour eux parfaitement normative, ils n’excluaient pas l’arrière fond fourni par Cassien et les Pères du désert.

            Les Pères du désert ne doivent pas être pour nous une menace. Ils ne sont certainement pas pour tout le monde et il y a des charismes de grâces spéciales pour l’Ordre Cistercien. Mais je serais heureux que la plupart d’entre nous se sentent à l’aise avec la littérature des Pères du désert.

 

Je vous ai expliqué, ici, l'apophtegme 1° et 2° de Saint Antoine, donc le premier sur l'acédie et le second sur le danger des spéculations pures. Est-ce que vous vous êtes sen­tis dépaysés ? Est-ce que vous avez dit : Mais enfin, ça, ça ne ressemble à rien du tout ? Ou bien est-ce que vous avez dit : Tout de même, ça peut être intéressant pour notre vie contemplative ?

C'est cela qu'il veut dire ici. On devrait se sentir à l'aise dans la Tradition, dans nos sources, dans le noyau d'où a sorti la vie monastique, Saint Benoît, Cîteaux et nous jusqu'aujourd'hui.

Voilà, ça suffit pour ce soir. Ce qu'il dit est encore intéressant. Ce n'est pas fini. Vous sentez bien, vous remar­quez qu'il y a une ligne de clivage à l'intérieur de notre Ordre,. Et c'est ici qu'elle passe. Comment voyons-nous la Règle de Saint Benoît ? Et on doit choisir.

 

 

 

 

Chapitre : Les Nouvelles Constitutions.           16.02.86

      30. Le jeûne.

 

Mes frères,

 

Par une coïncidence providentielle, nous sommes arrivés à la Constitution 30° de notre législation cistercienne qui traite du jeûne. Nous allons brièvement la méditer ensemble.

 

          Le jeûne monastique exprime l’humble condition de la créature devant Dieu, suscite dans le cœur du moine le désir spirituel et fait participer à la sollicitude du Christ envers la foule de ceux qui avaient faim.

            Les frères observent le jeûne du carême et les autres jeûnes selon les coutumes de l’Ordre et les dispositions de l’Abbé.

 

La Constitution reconnaît donc trois effets salutaires à notre jeûne. Le premier est que le jeune monastique est l'expression d'une vérité existentielle, à savoir que nous som­mes des créatures.

Le moine est donc remis à sa juste place devant Dieu. Il dépend entièrement et de Dieu et des autres. C'est le premier pas sur la route de l'humilité et c'est de s'accepter tel qu'on est.

Vous savez que le péché originel a été une tentative de s'arroger un pouvoir qui n'appartenait pas à la créature : Vous serez comme des dieux ! Le jeûne nous remet à notre place devant Dieu. Mais comment ?

 

Eh bien, la faim nous rappelle que nous ne tirons pas notre existence de nous-mêmes, mais que nous dépendons des autres pour notre propre subsistance. La faim est le signe de notre condition mortelle. On peut mourir de faim. Si je ne ravitaille pas mon corps, mais mon corps dépérit et il finit par mourir.

Le jeûne est donc un rappel de la mort. Et dans la mort je reprends conscience que je ne suis pas Dieu. Il y a là un balancement entre ce que je suis réellement, c'est à dire une créature, et la tentation qui est en moi de refuser mon état, de refuser ma condition. Et le jeûne réta­blit toujours l'équilibre.

Le jeûne est donc une arme contre la tentation, contre la plus terrible de toute, qui est l'orgueil. Je vous ai déjà dit bien souvent que la lutte du moine, elle commence par la maîtrise de la bouche, c'est à dire par le fait de manger et secondairement par le fait de parler. Si je suis maître de ce qui entre en moi, donc de cette nourriture qui entre en moi, je montre que je suis vraiment maître de moi et de mon corps. Voilà, mes frères, un des pre­miers fruits d'un jeûne monastique bien compris et bien con­duit.

 

Le second : le jeûne suscite dans le coeur du moine le désir spirituel. C'est à dire que il détourne le moine des satisfactions charnelles pour le diriger vers les réalités divines qui sont seules capables de le combler totalement. Par le jeûne, le moine renonce à ce monde-ci pour le mon­de à venir. Faites un peu l'expérience ! Essayez de réfléchir : lors­que je jouis du fait de manger, surtout lorsque c'est très bon, eh bien je colle à ce monde-ci. Je m'y trouve bien. Je m'y plais. Je voudrais toujours y rester.

Par contre, lorsque je me prive de nourriture, même de nourriture moins agréable, lorsque je mortifie mon appétit, mon goût, à ce moment-là, je ne me plais plus tellement ici sur cette terre qui ne m'apporte pas ce qui peut me satisfai­re et j'aspire à autre chose, j'aspire à un autre lieu où, là, il ne me manquerait rien du tout. C'est cela le désir spirituel qui nous détache des réalités terrestres pour nous porter vers ­les réalités spirituel­les, divines, éternelles.

Le jeûne produit donc dans l'homme un mouvement d'extase. Il le fait sortir de lui-même. Par son espérance, par son dé­sir, il est déjà chez Dieu. Et vous voyez les deux qui se relient : d'abord le rap­pel de la mort, et ensuite le désir d'être chez Dieu. Et ain­si je me retrouve dans mon identité exactement comme Dieu m'a voulu, comme Dieu m'a créé, pour être son compagnon, pour être son partenaire et ne plus faire avec lui qu'un seul esprit, qu'un seul être.

 

Et le troisième fruit du jeûne est un geste de solidari­té avec ceux qui souffrent de la faim. Il fait participer à la sollicitude du Christ envers la foule de ceux qui avaient faim. Il y a tant d'hommes dans le monde aujourd'hui qui souf­frent de la faim, faim matérielle, faim d'aliments, faim aussi morale, faim spirituelle.

Et dans le monastère, nous recevons tout. La maison de Dieu n'est pas une maison où l'on souffre. On s'y mortifie. On se donne de la peine, mais on est toujours comblé au-delà de ce que on peut attendre. Dans un monastère bien conduit, bien dirigé, on ne doit pas souffrir de la pénurie. On doit recevoir selon ses besoins, pas au-delà. On doit maintenir toujours un sage équilibre. Mais dans le monde, il n'en est pas ainsi. Il y en a qui sont gavés et il y en a qui sont privés.

Eh bien, mes frères, le jeûne nous rend solidaire de ces hommes parce que à ce moment-là, vous voyez, je me prive. A ce moment-là, je suis frustré. Et c'est un tout petit geste, mais qui montre que je suis toujours de la race de ces hommes qui sont dans le besoin. Ce n'est pas parce que je suis chez Dieu que je dois les lais­ser tomber.

 

Et cette solidarité va se marquer par un partage, ce qu'on appelle le carême de partage. Ce sera l'aumône, ce sera la prière, ce sera la compassion. Ce ne sera jamais la condescen­dance, ni la hauteur, ni le mépris. Ce sera la compassion, le désir de souffrir avec eux en montrant que j'ai aussi faim.

Cette année-ci, mes frères, puisque je citais le carême de partage, nous donnerons le fruit de nos privations, et en l'augmentant naturellement largement, nous le consacrerons aux Soeurs de St Vincent ici à Rochefort. Nous avons appris tout ce qu'elles faisaient, non seulement pour les plus pauvres qui vont toujours chez elles, mais aussi pour ceux qui sont seuls : la solitude du grand âge, des personnes qui n'ont plus de famille ou bien qui sont abandonnées par leur famille.

Vous savez, aujourd'hui, les enfants, ils font leur vie. Auparavant, les parents, les grands-parents restaient dans la maison. Ils vieillissaient, ils mouraient parmi leurs enfants et leurs petits enfants. Aujourd'hui on les laisse seuls ou bien on les met dans des maisons de vieux... Eh bien, mes frères, nous donnerons quelque chose pour que cet oeuvre des soeurs puisse prospérer et faire du bien ici dans notre région. Avant d'aider ceux qui habitent aux antipodes il faut d'abord penser à ceux avec lesquels on vit, à nos plus proches.

 

Maintenant, la Constitution nous dit encore que les frè­res observent le jeûne du carême et les autres jeûnes selon les coutumes de l'Ordre. Ce n'est pas n'importe quel jeûne. C'est un jeûne selon les coutumes de l'Ordre. Ce n'est pas le Ramadan ou bien des jeûne Bouddhistes ou tout ça. Non, ce sont des jeûnes de l'Or­dre cistercien qui sont déterminés par la Tradition, par la coutume et selon les dispositions de l'Abbé qui adapte les coutumes de L'Ordre à la situation concrète de la communauté.

 

La Constitution compte maintenant trois statuts :

 

Le mercredi des cendres et le vendredi Saint, au repas de midi, ils se contentent de pain et d’eau ou de quelque équivalent.

 

Voilà, nous, c'est le pain et l'eau.

 

Traditionnellement, sauf en cas de nécessité, l’abstinence de viande ou d’un autre aliment dans le sens du Canon 1251 est observée en tout temps.

 

Voilà donc un jeûne perpétuel : l'abstinence de viande. C'est traditionnel dans le monachisme depuis l'origine, sauf cas de nécessité. C'est certain ! Les cas de nécessité peu­vent être nombreux. Cela n'a pas d'importance à condition qu'il y ait toujours nécessité.

Maintenant, cela peut être l'abstinence d'autre chose que de la viande, d'un autre aliment. On reprend ici le texte du Canon 1251 parce qu'il y a des régions dans le monde où les gens ne mangent pas de viande. Ils mangeront du poisson par exemple, qui est vraiment leur nourriture habituelle. Eh bien voilà, peut-être que ceux-là, ils se passeront de poisson.

 

          Si un frère poussé par la grâce de Dieu veut jeûner davantage, il en fait la proposition à son Abbé.

 

Cela peut arriver qu'il y ait un frère qui dise : Moi, maintenant je vais jeûner. Je ne prendrai plus qu'un repas par jour, par exemple. Oui, et encore après le coucher du so­leil ! Enfin, j'imagine... Alors vous comprenez que ce doit être contrôlé. Des idées pareilles, viennent-elles de Dieu ? Est-il poussé par la grâ­ce de Dieu ? Ou bien cela vient-il de son propre fond ? C'est à l'Abbé de juger. Il en fait la proposition à son Abbé qui décidera.

Enfin, mes frères, il n'y a personne parmi vous qui ait envie de jeûner davantage, du moins je n'en connais pas car personne ne m'en a encore parlé.

 

 

Mais maintenant, ne venez pas tous me dire : je vais fai­re ceci ou cela. Non, contentons-nous de notre jeûne de Règle. Il est déjà bien. Il est déjà beau. Notre vie n'est pas si simple que cela.

Lorsqu'on se lève à 3 h et qu'on va dormir à 8 h tous les jours, et qu'on fait bien son travail, les Offices, tout, tout, je vous assure qu'il y a vraiment de quoi se mortifier et jeûner non seulement au plan de la nourriture, mais aussi des pensées, des distractions, de la langue, enfin tout ce qui constitue l'ossature de notre vie, toutes ces choses si belles que nous devons vivre de tout notre coeur, avec ferveur et toujours dans un grand amour de notre Christ.

 

Réforme Cistercienne du Chant Liturgique.       17.02.86

      3. Ce que dit Orderic.

 

Mes frères,

 

Nous avons vu que les Fondateurs de Cîteaux avaient lu la Règle de Saint Benoît sous l'éclairage des Pères du désert. Le conférencier pose une question :

 

          Il y a-t-il eu un moment précis où les Pères cisterciens ont choisi une orientation vers les Pères du désert ? Je ne le pense pas. A Molesmes, nos Pères lisaient la Règle de Saint Benoît sur l’arrière fond de tout ce que Dieu faisait en eux. Ils valorisaient tous les éléments de la Règle de Saint Benoît qui sont en harmonie avec la simplicité, la pauvreté, le détachement. Mais il n’y a jamais eu un moment où ils se dirent : « Maintenant nous allons adopter Cassien et le considérer comme normatif. Je pense que leur goût de fond pour le monachisme du désert était plutôt instinctif et affaire d’expérience.

 

Donc, cela veut dire que dans ce qu'ils vivaient, même à Molesmes, leur désir de la simplicité, de la pauvreté et du détachement, ils le trouvaient de façon exemplaire chez ces Pères du désert, donc chez les tous premiers moines.

Maintenant, on en revient à notre historien Orderic. Donc, c'est ce bénédictin normand, contemporain de l'origine de Cîteaux, qui écrit une Histoire de son monastère, de l'environnement historique et ecclésiastique de l'époque, et entre autre de Cîteaux. Il n'est pas d'accord avec eux donc, il faut bien le savoir.

Orderic dit ceci:

 

          Le monachisme du désert était le fruit ou le résultat de circonstances fortuites qui ne se vérifient plus au 12° siècle. A une circonstance historique déterminée répond une forme de monachisme déterminé.

            Aux 4° et 5° siècles (donc à l’origine) la forme du monachisme a été surtout conditionnée par la persécution systématique de la population chrétienne, avec pour résultat un monachisme presque involontaire d’une allure presque violente.

Cela veut dire que beaucoup de personnes se réfugiaient dans le désert dans les monastères pour échapper à la persé­cution. Et alors, en réaction contre cette violence des persé­cuteurs, il y avait cette violence spirituelle pour bondir, courir à la conquête du Royaume de Dieu.

Et Orderic dit que le 12° siècle n'est plus l'ère des persécutions et on doit respecter le nouveau monachisme plus volontaire. Le contexte a totalement changé. Un monachisme plus volontaire ? C'est à dire que, voilà, on entre dans le monastère de plein gré. Au début, il est pro­bable que dans le désert il y avait des moines qui ne l'étaient que de nom. Ils se réfugiaient là-bas pour échapper à la persécution.

Nous ne connaissons pas, nous, ce contexte de persécu­tion. Donc nous pouvons difficilement imaginer ce que c'était. Je vois bien un peu ce qui se passait pendant la guerre, où ceux qui étaient en danger, ils allaient se cacher dans les forêts. Ils prenaient le maquis, comme on disait, pour échap­per à quoi ? Mais à la prison, à la déportation, à la réqui­sition. Ils se tenaient coi.

Et le conférencier demande :

 

Maintenant, cet argument est-il juste ? La forme particulière d’une Tradition monastique est-elle faite seulement d’un contexte historique ?

 

 

 

Maintenant, écoutez bien ! Ce qu'il va dire est très im­portant :

 

          Ici aussi, il y a diversité de position. Le Père Louis Lekay (cistercien de la Commune Observance) est persuadé que presque tous les embarras et difficultés rencontrées par la famille cistercienne au cours des siècles sont les résultats d’un manque d’adaptations aux circonstances historiques toujours en évolution.

 

Donc, les difficultés de l'Ordre Cistercien viennent d' une difficulté d'adaptation aux circonstances historiques.

 

          Moi, (dit le conférencier) au contraire je crois que nos difficultés viennent de notre tendance à trop nous adapter à la mode actuelle. Mais il est bien difficile, je l’admets, de distinguer les vrais signes des temps et les péripéties superficielles de l’Histoire.

            Notre brave Orderic a vu juste. Le monachisme qu’il prône est un monachisme raisonnable, prudent, en accord avec la situation historique de son temps. Tandis que le monachisme cistercien est porté à l’excès ou du moins à un caractère démesuré, enthousiaste, peu en harmonie avec le temps qu’il traverse.

 

Vous saisissez la nuance ! Ou bien on s'adapte à la mo­de du jour, ou bien on dit : Mais c'est une mode, ça va pas­ser. C'est une mode qui flatte le goût des gens aujourd'hui, et puis qui rend la vie plus facile. Mais nous, cisterciens, qui visons à ce Royaume qui, lui transcende toute la durée, eh bien, nous partons à l'assaut de ce Royaume d'une façon décidée, radicale. Voilà la différence ! Et ce qu'il dit maintenant est encore très bien.

 

          J’aime cette phrase magnifique de Bernanos dans sa lettre aux Anglais. La France était occupée par une force militaire étrangère. On conseillait la prudence, la modération. C’était l’heure du Maréchal Pétain et de Vichy. Et Bernanos écrit :

            « C’est la prudence des imbéciles que la société moderne par un extraordinaire abus de mots qui eut frappé de stupeur les Anciens Grecs nomme aujourd’hui l’esprit de mesure. Comme s’il était d’autres mesures pour l’homme que de se donner sans mesure à des valeurs qui dépassent infiniment le champ de sa propre vie. »

 

Vous retrouvez ici une petite allusion à ce que dit Saint Bernard : La mesure d'aimer Dieu, c'est de l'aimer sans mesure. C'est ça Cîteaux ! Et Bernanos, est-ce qu'il avait lu Saint Bernard ? Je n'en sais rien. Mais il disait cela à propos de la situation des français sous l'occupation allemande, et sous les conseils de modération, d'adaptation, de collaboration que distribuait le gouvernement de Vichy.

Alors le conférencier continue

 

C’est presque une devise pour Cîteaux. Où Bernanos écrit « valeurs », je mettrais : « Le Christ et son mystère ».

 

Donc, c'est ceci : Il n'est pas d'autre mesure pour l'homme que de se donner sans mesure au Christ et à son Mystère qui dépasse infiniment le champ de notre propre vie.

 

          La prudence est une vertu, bien sûr, et une vertu essentielle, mais il y a aussi la prudence des imbéciles. Je ne dis pas du tout que le monachisme raisonnable et très prudent comme Orderic prône soit un monachisme d’imbéciles prudents, mais je dis que le monachisme de Cîteaux est un monachisme démesuré, enthousiaste, audacieux, détaché de tous les événements superficiels de la petite Histoire. Voilà l’esprit primitif de Cîteaux, de Clervaux et de la Trappe.   

 

Et alors il pose une question, et je me permets de vous la poser :

 

          Est-ce aussi l’esprit de nos Nouvelles Constitutions ? Le monachisme enthousiaste est parfois excessif et déraisonnable. Mais il s’agit de répondre totalement à l’amour de Dieu sauvage et fou. Cela dit, discrétion et modération sont des vertus.

 

Voilà! Et bien, mes frères, vous comprenez que le fond du problème est : Faut-il ou non s'adapter aux circonstances historiques ? Il y a deux positions: Ou bien la prudence, ou la dé­mesure. Il n'y a pas de milieu.

Et nous voici en présence d'un nouveau clivage, et un clivage qui, aujourd'hui, traverse l'Ordre entier, qui traverse chacune des communautés. Car dans chaque communauté, il y en a qui seront pour s'adapter à la mode du jour, tandis que d'autres diront : Non, la mode du jour ne nous intéresse pas. C'est la mode de Dieu qui nous intéresse.

C'est aussi un clivage à l'intérieur de notre coeur. Il y a la chair qui dira : Mais tout de même, il ne faut pas exa­gérer ! Et il y a l'esprit qui dira : Oui, mais moi, ce que je veux, c'est devenir un seul esprit avec ce Dieu qui nous appelle. Voyez la ligne de démarcation.

Oui, ou bien c'est le radicalisme Evangélique, ou la prudence de la chair ? Ou bien ce sera la folie de la croix ou la sagesse humaine ? Ou bien ce sera la sainteté ou bien une simple rectitude morale ? Etre un saint religieux ou bien un saint tout court ?

 

Voilà, mes frères, je pense que le Père Chrysogone a très bien mis le doigt sur la plaie. Et vous voyez que c'est une chose qui se découvrait déjà à l'origine de l'Ordre. C'est ça qu'on reprochait aux Fondateurs de Cîteaux, c'est de ne pas faire comme tout le monde. C'est ça qu'on leur a reproché : des gens singuliers... font pas comme tout le monde. Et alors, ils ont l'air de fai­re reproche à tout le monde puisqu'ils ne font pas comme tout le monde.

Et ça, on ne pouvait pas leur pardonner. Il a fallu que Saint Bernard se dresse alors pour écrire cette fameuse Apologie ou vraiment on sent que, ça va bien au début, puis la passion monte, et ça commence à bouillir, et ça déborde, et il a quelque chose à dire pour répliquer aux autres.

Mais voilà, mes frères, je puis le dire, vous savez bien ce que moi j'ai choisi. Vous le savez bien. Je ne m'en cache pas. Vous l'entendez à longueur d'années. Je me présenterai devant Dieu un jour - déjà maintenant j'y suis, c'est certain - mais un jour ce sera la dernière présentation. Et voilà, je lui dirai : voilà comment j'ai vu les choses, voilà comment j'ai essayé de les faire vivre à mes frères, le mieux possible, chacun comme on pouvait. Et nous verrons bien ce qu'il dira. Mais enfin, je lui fais con­fiance.

 

Réforme Cistercienne du Chant Liturgique.       18.02.86

      4. L’Ecriture Sainte.

 

Mes frères,

 

Les cisterciens avaient une autre source de référence : l'Ecriture Sainte. Mais pas n'importe quelle Ecriture. Il s’a­git de l'Ecriture proclamée au cours des célébrations litur­gique. Voici ce que nous dit à ce sujet le Père Chrysogone :

 

          On a pu dire que Saint Bernard n’a jamais lu la Bible. Par là on entend que c’est la Bible méditée par l’Eglise et ensuite réexprimée dans la liturgie, la Bible proclamée à haute voix pendant les célébrations liturgiques qui est en tout premier lieu cette Bible que Saint Bernard a intériorisée.

 

C'est très important pour nous, mes frères, mais j'y re­viendrai dans un instant.

 

          Il y a plus. La Bible de Saint Bernard et des autres écrivains cisterciens, celle aussi de tous les moines et moniales ordinaires (c'est-à-dire dont le nom n’est pas passé à la postérité, des pareils à nous), c’est la Bible glosée. Mais qu’est-ce que une Bible glosée ?

            Le copiste qui reproduit une page de la Bible (donc c’est un manuscrit) place le texte sacré à peu près au centre du folio et ce texte s’impose à la vue par la grandeur de l’écriture comme par la couleur de l’encre. Entre les lignes du texte on voit quelques mots pour la plupart synonymes, ou paraphrase, ou amplification du texte.

            C’est ce qu’on appelle la glose intermédiaire ressemblant aux targoumims des textes juifs. Le scribe fait la copie du texte hébreux et entre les lignes traduit en araméen, ajoutant explications et amplifications.

 

Donc, les copistes moines utilisaient la même technique. Ils écrivent le texte sacré et entre les lignes des mots, des paraphrases, des amplifications, des explications du texte.

 

            D’autres gloses existent, plus amples, dans la marge celles-là. Elles contiennent des citations Patristique que le copiste retranscrit tantôt mot à mot, tantôt en résumé. Dans quelques manuscrits exceptionnels, le copiste indique par un signe ou un symbole les sources de ces citations. On sait qu’il y avait à Cîteaux à l’époque de Saint Bernard, un certain nombre de manuscrits de la Bible affectés à l’usage liturgique ou aux lectures du réfectoire, Bibles de grand format souvent en plusieurs volumes. Il y avait aussi quelques manuscrits à usage individuel.

 

Voyez! Chacun n'avait pas sa petite Bible à soi en po­che : bible de poche, bible de bureau, bible de promenade. On a autant de bibles qu'on le désire, aujourd'hui. Non, non, les bibles individuelles étaient rares. Et ces bibles, elles étaient apportées à Clairvaux, à Cîteaux, par des clercs venant à la conversion. Donc des prêtres ou des clercs entrant dans le monastère, arrivaient de leur église avec la bible individuelle alors de petit format.

Sinon, on ne lisait pas la Bible, on l'entendait. On l'écoutait soit à l'église, soit au réfectoire. Ou alors il y en avait à la disposition de la communauté, mais il fallait attendre son tour pour l'utiliser. C'était comme ça au noviciat quand je suis entré. Je m'en rappelle. Il y avait une Bible en latin, la Vulgate. Il fallait se la partager.

 

          La plupart de ses manuscrits de la Bible sont glosés. Donc, lorsqu’un nouveau venu s’appliquait à apprendre les Psaumes, il avait sous les yeux non pas le simple texte du Psaume, mais le texte entouré de notes exégétiques et de citations patristiques.

            Il faut savoir ceci pour apprécier la connaissance et la Culture Biblique de nos Pères. Pour eux, lire la Bible signifiait aussi en pratique aussi lire les Pères de l’Eglise. Etant donné que le propos de l’exégèse patristique visait principalement la découverte dans chaque verset biblique du Mystère du Christ total, le Christ et l’Eglise, un novice apprenait et comprenait les Psaumes comme tous les textes de la Bible dans une vision panoramique et même cosmique de toute l’Histoire du Salut.

            La Bible, pour nos Pères, signifie à la fois : Histoire de l’humanité, Théologie, Christologie, ascèse et mystique, Patrologie.

 

Voilà, mes frères une des sources de renouveau pour nos Pères ! Mais voyez un peu l'importance que ça représente pour nous aujourd'hui, parce que l'héritage qui est sorti, qui est né de cette communion qu'ils avaient avec la Parole de Dieu glosée, commentée par les Pères, entendue proclamée au cours des célébrations, et bien, elle est encore à notre dis­position aujourd'hui si nous le voulons.

Nous avons à notre disposition des trésors d'une valeur inestimable. Ce sont nos Antiennes et ce sont nos Hymnes. Ce sont des gloses, des amplifications du texte Biblique, de l'Histoire du Salut, de notre propre Histoire.

C'est à travers les Antiennes, et puis le Psaume après que nous chantons, qui est en rapport avec cette Antienne, que nous entrons mystiquement, spirituellement, et aussi de façon intelligente et vivante dans l'Histoire du Salut. Vraiment, là, nous avons la même nourriture substantiel­le et porteuse de vie éternelle que nos Pères. C'est la même.

 

Ce que nous chantons aujourd'hui, eh bien, ils le chantaient dans les mêmes circonstances au cours de l'Office. Et ainsi, ça entre en nous et ça nous renouvelle. Cela nous remet en contact avec la vérité, avec la réalité. Et puis, on entre dans la liturgie de l'Eglise. On ne crée pas une liturgie artificielle au goût superficiel du jour. La li­turgie est un donné. La liturgie, c'est l'apparition devant nous du Christ Total.

Eh bien, on entre dedans, on se laisse prendre par elle, et façonner, et reconvertir par elle. Mais pour cela, il faut que ce soit la Grande Liturgie Traditionnelle, celle qui a été remise en honneur par le dernier Concile. Mais pour ça, cela demande de l'humilité, de la vérité foncière dans le coeur, dans la conduite. Mais ça nous donne l'assurance d'un progrès certain dans la vie du Christ, dans la vie divine et dans ce qu'il y a de meilleur, le meilleur de ce que Dieu attend de nous.

 

Réforme Cistercienne du Chant Liturgique.       19.02.86

      5. Importance de la Bible glosée pour la vie spirituelle.

 

Mes frères,

 

Hier soir, je terminais en disant à la suite du Père Chrysogone que la Bible pour nos Pères signifiait à la fois Histoire de l'humanité, Théologie, Christologie, Ascèse et Mystique, Patrologie.

 

          C’est donc la Bible glosée qui assurait à chaque page une vision globale et intelligible du Mystère du Christ et qui donnait la clef indispensable pour ouvrir l’intelligence à toute la Liturgie.

 

Je rappelle que la Bible glosée, c'est donc une page avec une colonne centrale qui reprend le texte de l'Ecriture. Entre les lignes, quelques mots de paraphrase ou d'amplifica­tion, mais toujours synonymiques. Maintenant dans les marges, les citations des Pères, leurs commentaires se rapportant au passage écrit.

Et le Père Chrysogone continue:

 

          Je suis vraiment impressionné par l’importance qu’avait la Bible glosée pour la vie spirituelle et intellectuelle de nos Pères. Actuellement je suis en train de préparer une édition des gloses sur le Cantique des Cantiques qui se trouvent dans une dizaine de manuscrits de Clairvaux.

 

Une petite note publicitaire maintenant ! On peut l'in­terpréter ainsi...

 

Ceux qui veulent étudier les sources utilisées par Saint Bernard, Guillaume de Saint Thierry et d’autres auteurs cisterciens pour leurs commentaires sur le Cantique doivent étudier le texte du Cantique glosé.

 

Mais ça se comprend !

 

          Ce qui nous intéresse, nous, c’est la glose comme propédeutique, c'est-à-dire comme glose qui est pour nous un guide pour une lecture chrétienne et sapientielle de la Parole de Dieu.

 

C'est certain pour moi, mais ça me paraît tout naturel ceci.

 

          C’est la Bible glosée qui donne le lien entre Bible, Liturgie et Ecrits de nos Pères. Par la Bible glosée, chaque verset du texte sacré trouvait sa place juste par rapport au Mystère du Christ total.

 

Vous allez dire : C'est très bien tout cela, mais nous sommes du 20° siècle. Nous ne sommes pas nos Pères. Nous avons une autre culture. Nous avons une autre ouverture d'esprit. Nous avons des moyens bien meilleurs à notre disposition.

C'est ce que reconnaît également le Père Chrysogone :

 

          Nous sommes moines et moniales du 20° siècle et non pas du 12°. Faire abstraction des réalités concrètes de l’heure actuelle dans le déroulement de l’Histoire du Salut serait une véritable trahison.

Donc, vouloir se reporter artificiellement au 12° siècle en faisant abstraction de tout ce qui s'est passé, de tout ce qui a été acquis dans l'intervalle jusqu'à nos jours, mais ce serait une trahison. Ce serait plus que ridicule, ce serait malhonnête.

 

          Au contraire, nous devons profiter de la multitude des nouvelles acquisitions mise à notre portée par l’étude Biblique, Liturgique, Patristique, Théologique.

 

Nos bibliothèques en sont remplies, remplies ! Mais voici la difficulté :

 

          Mais il y a presque partout dans ces matières une tendance à la dispersion, à la fragmentation des connaissances.  

 

Qu'est-ce que cela veut dire ?

 

          Le théologien laisse son métier à l’exégète sans devenir lui-même maître de la page sacrée. L’exégète éprouve un certain frissonnement d’horreur en lisant les absurdités de l’exégèse Patristique et médiévale. Et le professeur de Patrologie ne trouve pas grande matière à discussion avec l’exégète et le théologien.

 

On est hyper spécialisé. On connaît parfaitement sa bran­che. Mais celle du voisin, on l'ignore. Quand on en a besoin, on va puiser chez lui, mais soi-même, on ne connaît pas. Tandis que au Moyen Age, c'était différent. On connais­sait. On était à la fois Bibliste, on était Liturgiste, on était Patrologue, on était théologien. Oui, on était tout ce­la.

Mais vous allez dire : « On était tout cela, mais dans le fond, on n'était rien du tout. » Si, on avait en plus la profondeur spirituelle. On avait le sens mystique. On savait, on était en consonance, en sym­pathie, en harmonie avec la Parole de Dieu, donc avec Dieu         lui-même, avec le mystère du Christ Total.

 

          Une question à discuter serait peut-être celle de l’unité et de la cohérence de notre vie monastique contemporaine. Pour la plupart des moines modernes (donc des moines d’aujourd’hui) il y a la Bible, il y a aussi la Liturgie, il y a encore des écrivains ecclésiastiques, des philosophes et des théologiens. Il y a aussi des romanciers et des journalistes. Et à côté, il y a la vie réelle.

 

Vous voyez, toutes choses une à côté de l'autre !

 

          Toute leur vie ainsi (de ces moines d’aujourd’hui) – la plupart – est divisée en compartiments étanches.

 

Il n'y a pas de communication d'un compartiment à l'autre.

 

          Mais pour nos Pères n’existait aucune rupture entre les divers éléments qui constituent notre vie monastique. Si nous voulons comprendre leur expérience, essayons d’avoir le moins de compartiments possibles.

 

Qu'est-ce que cela veut dire ? Moi, je pense...mais je vais d'abord aller jusqu'au bout de ce qu'il dit.

 

          Une des préoccupations principales de ceux qui sont chargés de la formation des jeunes doit être d’assurer l’unité profonde de leur formation et de leur expression monastique.

 

Donc, il faut que dès le début de la vie monastique, on apprenne, non pas à être expert. Ce n'est pas possible. Qu'on apprenne, non pas à recevoir une petite teinture. Non. Mais qu'on apprenne à pouvoir faire le lien entre les différentes branches qui constituent notre formation et qui vont alimen­ter notre vie.

Qu'il n'y ait du mépris pour aucune d'elle, qu'on sache s'informer, qu'on sache consulter, qu'on sache écouter et par­ler. Je veux dire dialoguer au sujet de tout, en théologie, en philosophie, en patristique, en bible, en exégèse. Pourquoi pas ? C'est cela qu'il faut apprendre aux jeu­nes : qu'ils soient à leur aise partout, mais qu'ils soient à l'aise aussi dans leur vie réelle.

Maintenant, c'est ce que je voulais dire tantôt, mais à mon avis, ce sera possible à condition que les jeunes d'abord, et puis les plus anciens, que ça ne cesse pas, qu'on ait un grand amour et une excellente pratique du travail manuel.

 

A mon avis, c'est la base de tout. Je ne veux pas dire qu'il faut être habile de ses mains. Ce n'est pas ça que je veux dire. Il y en a qui ne seront jamais habiles qu'à faire la vaisselle, et encore, ils casseront des histoires. Ils ne sont pas habiles... Mais ça n'a pas d'importance. Il faut qu'ils sachent, qu'ils aiment de faire quelque chose avec leurs mains quand ce ne serait que d'arracher des mauvaises herbes... rien que ça...

Mais c'est à travers les mains qu'on apprend. C'est au­tre chose que d'apprendre avec sa tête, avec son cerveau. Si on apprend avec son cerveau, alors on crée des compartiments. Ce qui unit le tout, ce qui constitue un ensemble cohérent dans lequel on est à l'aise, c'est l'incarnation de cela. Et l'incarnation se fait à travers le geste et surtout à tra­vers le travail des mains.

Voilà, mes frères, je pense que nous en savons assez maintenant. Il y avait donc, je le répète, pour nos Pères de Cîteaux, leur souci était de retourner à la vérité de la Rè­gle de Saint Benoît. Et pour bien comprendre cette Règle, ils ont voulu remon­ter à ses sources, c'est à dire les Pères, les premiers moi­nes, les Pères du désert. Puis l'Ecriture, l'Ecriture replacée dans la grande Tradition Patristique. Voilà !

 

 

Réforme Cistercienne du Chant Liturgique.       21.02.86

      6. Les hymnes de Saint Ambroise.

 

Mes frères,

 

Ayant entrepris d'étudier avec le Père Chrysogone la Ré­forme Cistercienne du chant grégorien, nous avons pris cons­cience que nos Pères sont des moines qui ont voulu par leur réforme monastique remonter jusqu'à leurs sources. Et cela s'applique à leur chant liturgique.

Donc, leurs sources, c'est la Règle de Saint Benoît na­turellement, interprétée dans la lumière de l'Ecriture Sain­te, et puis des Pères du désert. Pour leur chant liturgique, ils ne sont pas remontés si haut naturellement, mais ils ont eu aussi le souci de retrouver la vérité, l'authenticité, de remonter à ­la source de leurs chants.

Donc, Saint Benoît parle des hymnes en utilisant le terme ambrosianum. Les premiers cisterciens sont donc allés à Milan, siège épiscopal de Saint Ambroise pour

Y copier l’hymnaire. Donc, dans le terme ambrosianum, ils ont vu une dénomina­tion d'origine, comme le terme Trappiste qui désigne un pro­duit fabriqué par des trappistes.

Et imaginez un peu l'importance de leur démarche. Ils se sont rendus de Cîteaux à Milan. A cette époque, ce n'était pas rien. Le voyage aller, le voyage retour, et sur place re­copier un hymnaire. Ils ont poussé vraiment à l'extrême leur fidélité à la Règle de Saint Benoît jusque dans ce détail.

 

          Le résultat a été désastreux. Il n’y avait qu’une seule hymne pour Vigiles toute l’année. Qu’on soit à Noël, le Vendredi Saint, pendant le Temps Pascal ou n’importe quand, on chantait imperturbablement : Aeterne rerum conditor. De même, les fêtes n’avaient qu’une seule hymne qu’on reprenait à toutes les heures. Il n’y avait pas d’hymnes propres pour le Temporal, on répétait la même hymne toute l’année.

            De plus, les mélodies utilisées étaient propres à la Tradition Milanaise et totalement inconnues en dehors. Mais pour l’amour de Saint Benoît el la pureté de l’observance de sa Règle, nos Pères étaient prêts à tout supporter.

 

Ne voyons pas de l'étroitesse d'esprit dans leur façon d'agir, mais plutôt une certaine candeur, une naïveté, une confiance et surtout une immense générosité. Avec les moyens dont ils disposaient alors et avec la mentalité, l'esprit critique disons, qui était régnant à cet­te époque, eh bien, ils ont compris ambrosium comme étant com­posé par Saint Ambroise, et que Saint Benoît exigeait qu'on utilisa dans ses monastères que des hymnes expressément com­posés quant au texte et quant à la mélodie par Saint Ambroise.

Mais ce n'est pas tout :

 

          Saint Benoît ne dit rien du missel. Mais les cisterciens ont voulu que pour la messe comme pour l’office ce qu’il y avait de plus authentique.

Donc, le chant liturgique était le chant grégorien. C'était déjà appelé grégorien à cette époque. Alors, voyez le rapprochement : Grégorien - Saint Grégoire.

 

          Pensant que Saint Grégoire le Grand était l’auteur du Graduel (le gros livre Graduel) textes et mélodies, ils sont allés chercher à Metz les manuscrits qui étaient considérés à l’époque comme les plus authentiques. Metz étant un grand centre de diffusion de chant grégorien.

 

Metz, c'est donc la capitale de la Lorraine qui à cette époque était entièrement Germanique. Donc, la langue parlée à Metz était l'allemand, comme dans la Lorraine. C'est impor­tant à savoir.

 

          J’ai beaucoup travaillé sur la liturgie et le chant de Metz. C’est une liturgie en cours d’évolution, mais aussi ce qu’on appelle selon l’expression d’un grand musicologue allemand, un chant dialecte.

 

Donc, ce n'est pas un chant pur. C'est un dialecte. Quel est le parlé français le plus pur ? Dans l'Ile de France dit-on. Donc, l'Ile de France, Paris et les environs, là c'est le purisme de la langue française. Mais quand on s'écarte de ce centre on trouve des expres­sions dialectales de plus en plus nombreuses.

Ce sont des parlés. Cela devient des langues dialectales. Eh bien, nous avons la même chose pour le chant. Metz était le centre d'un chant dialecte. Et il faut comprendre ce que ça veut dire :

 

          Dans les pays de langue allemande, on a tendance à éviter les demis tons. A Gethsémani de même, nous avons du mal de distinguer le « si bémol » du « do », et le « mi » monte souvent au « fa ».

 

Oui, voilà! Est-ce que les allemands ? Je ne sais pas. Il faudrait voir dans les monastères allemands, aller écouter. Nos « si bémol » dans les mélodies, ce serait plutôt vers le « do ». C'est jamais juste. Peut-être bien ? C'est une ques­tion d'oreille. En tout cas, à Gethsémani, c'est ainsi.

 

          De plus, à l’époque des débuts de Cîteaux, les copistes de Metz passaient de la notation sans portée à la notation surportée et l’on sait que cette transition a été difficile. Les mélodies recopiées avec pas mal d’incohérence ont du donner à nos Pères du fil à retordre.

 

Voyez ! Vous avez toutes ces notes - le frère Luc nous a projeté ça sur la toile - toutes ces mélodies qui étaient notées ,mais sans portées, tous ces petits dessins. Il y a en­viron 100 ans on ne comprenait pas du tout ce que ça signi­fiait. Mais maintenant on voit que c'était la notation musi­cale de l'époque, mais sans portée.

Alors quand on met les portées, il suffit de se tromper d'une ligne pour avoir toute une autre mélodie. Voilà, c'était la difficulté, et dans les mélodies recopiées, il y avait pas mal d'incohérences.

Mais voilà, mes frères, je vais en rester là ce soir. Demain, je vais vous présenter ce que Saint Bernard et nos Pères en pensaient. Car c'est eux qui ont du subir cette ex­périence. Et nous verrons leur vertu et aussi leur lucidité et leur courage.

 

Réforme Cistercienne du Chant Grégorien.       22.02.86

      7. L’Antiphonaire de Cîteaux.

 

Mes frères,

 

Nous avons vu que par souci de fidélité à la lettre de la Règle, les Fondateurs de Cîteaux avaient envoyé des moines jusqu'à Milan pour recopier l'hymnaire de Saint Ambroise, et d'autres à Metz pour les textes et les mélodies de l'Antipho­naire et du Missel. L'effet fut désastreux. Ils ont tenu le coup pendant longtemps, au moins pendant 25 ans. Mais je continuerai cette petite histoire demain.

Je veux vous présenter aujourd'hui deux documents authen­tiques qui vous donneront une idée de la situation. Le pre­mier, c'est le Prologue de Saint Bernard lui-même sur l'Anti­phonaire de Cîteaux, le nouvel Antiphonaire :

 

          Bernard, humble Abbé de Clairvaux, à tous ceux qui transcriront cet Antiphonaire ou qui le chanteront :

            Parmi les points qui ont excité le zèle de nos Pères, les Fondateurs de l’Ordre Cistercien, il en est un surtout où ils ont porté un soin scrupuleux : c’est de n’employer dans les Offices divins que le chant le plus authentique.

            Ayant envoyé copier l’Antiphonaire de l’Eglise de Metz qu’on prétendait être vraiment grégorien, ils trouvèrent que les choses étaient bien différentes de ce qu’on disait. Cet Antiphonaire soigneusement examiné fut loin de leur plaire. Il leur parut défectueux pour le chant et la lettre, sans ordre, et presque misérable en tout point.

 

Il faudrait lire ça en latin parce que c'est très bien. C'est presque intraduisible en français !

 

          Cependant, comme ils l’avaient une fois adopté, ils ont continué à s’en servir jusqu’à nos jours. Mais enfin, les Abbés de l’Ordre choqués de ses défauts résolurent d’y introduire des corrections et des mutations et c’est à nous que fut imposé cette tâche.

 

Donc, à nous, Bernard !

 

          Ayant donc réunis nos frères les plus instruits et les plus versés dans la science et l’exécution du chant, d’antiphonaires nombreux et divers, nous avons composé le volume suivant irrépréhensible nous le croyons sous le rapport du chant et des paroles.

 

Vous voyez que ça n'a pas changé depuis lors. Etienne, l'Abbé de Cîteaux, arrivait à la fin de ses jours. Il était encore en vie, décrépi mais très saint, très humble. Au Cha­pitre Général, on a fait mousser l'affaire. On a nommé une commission dont le Président a été Saint Bernard. Vous voyez, c'est tout à fait comme ça aujourd'hui. Et la commission a travaillé et elle a produit alors quelque chose qui, comme le dit Saint Bernard dans le Prologue de ce volume, est irrépréhensible, nous le croyons.

 

          Celui qui l’exécutera, s’il est expert en cette matière, reconnaîtra que nous disons vrai. C’est pourquoi nous voulons que les changements faits et conseillés dans ce volume soient désormais respectés dans nos monastères tant en ce qui concerne les paroles qu’en ce qui concerne la notation.

            Nous défendons à qui que ce soit d’y introduire aucune modification, et cela de l’autorité de tout le Chapitre de l’Ordre où cet Antiphonaire a été reçu et autorisé par tous les Abbés.

 

Donc, fini le travail, cela a été présenté au Chapitre Général. On en a rediscuté en commission. Puis ça est passé au vote de l'assemblée qui l'a accepté, et maintenant qui l'a promulgué. Voyez la situation !

Maintenant la Préface du volume. Je ne vais pas tout lire parce que ce serait beaucoup trop long. Mais nous devons encore chanter, alors ce sera pour lundi.

 

Réforme Cistercienne du Chant Grégorien.       24.02.86

      8. La Préface de l’Antiphonaire. 

 

Mes frères,

 

Pour chanter l'Office dans les dispositions réclamées par notre Père Saint Benoît, il faut disposer de livres qui soient conformes à une saine Tradition Patristique, Liturgi­que et Modale. Nous avons parcouru samedi le Prologue de Saint Bernard à l'Antiphonaire Cistercien corrigé.

Aujourd'hui, nous allons passer en revue la Préface de cet Antiphonaire, Préface probablement rédigée par les mem­bres de la commission. Saint Bernard agit en tant que Prési­dent et il parle au nom du Chapitre Général. Il impose donc cet Antiphonaire à tout l'Ordre.

Maintenant, voici comment les membres, les experts ont travaillé :

         

          Le chant en usage dans les Eglises Cisterciennes…..

 

            Les Eglises, c’est le terme classique pour désigner Abbayes et Communautés.

            ….malgré ses nombreux et graves défauts a été longtemps conservé grâce à l’autorité des exécutants.

 

Le texte latin est beaucoup plus dur. Ces hommes ne mâ­chaient pas leurs mots. Aujourd'hui on met des gants. Ce doit être dit avec beaucoup de déférence pour que ce soit accepté. Mais à cette époque, on appelait un chat un chat.        .

On a traduit : malgré ses nombreux et graves défauts. Ici en latin, on dit que c'était un texte absurde, absurditas gravis, une grave absurdité. Et multiplex, il y en avait de tous les côtés. Et pourtant, ce chant a été conservé longtemps grâce à l'autorité des exécutants.

Les exécutants étaient les Pères, les Fondateurs qui s'étaient donnés tans de peines pour re­copier l'Antiphonaire de Metz. Vous vous souvenez ! Maintenant, lorsqu'on parle d'antiphonaire, ce n'est pas seulement le recueil d'antiennes, mais c'est beaucoup plus large. Ce sont les chants de la Messe et c'est aussi le Lectionnaire. Nous le verrons tout à l'heure.

 

          Mais comme il semblait indigne de gens voués à la profession régulière de chanter les louanges de Dieu sans règles, vous trouverez ici un chant corrigé avec leur consentement.

 

Voyez, les survivants de la première heure ont donné leur accord à la correction de cet antiphonaire. Voyez comme ils sont prudents. Ils n'ont pas voulu brimer ni briser les Anciens, donc les hommes de la première génération. Non, ceux-ci ont donné leur accord. Pourquoi ?

Mais il semblait indigne, tout à fait indi­gne, dit le texte latin, entièrement indigne. Et ici, il y a un jeu de mots qui est à peine perceptible en français. Donc ces hommes qui s'étaient proposés de vivre selon une Règle, c'était absolument indigne de chanter les louan­ges de Dieu contre la règle, contre les règles en matière de chant.

 

          Vous trouverez ici un chant corrigé avec leur consentement, débarrassé de tout ce qui était faux.

 

Ici, c'est encore terrible ce qu'ils disent : Eliminata falsitatum spurcitia. La spurcitia, c'est la saleté, c'est l'ordure, ce sont les excréments d'animaux. Voyez un peu les termes qu'ils utilisent. S'il fallait le traduire littérale­ment : ayant éliminé la merde de toutes les faussetés. C'est comme ça qu'il faudrait le traduire. Mais vous voyez ça dans un texte de Chapitre Général aujourd'hui ! Quel scandale ! Enfin tout ça a été éliminé.

 

            ….purgé de licences inintelligentes….

 

C'est encore traduit ici de façon très édulcorée. Ayant expulsé les licences illicites - vous voyez le jeu de mots - les licences illicites ineptorum, d'inepties. C'est pas facile à traduire.

 

….appuyé sur la vérité des principes. Et quant à la note, et quant à l’exécution, plus commode que les autres chants.

 

Donc, on est revenu à la vérité intégrale des règles. Quelles règles ? Mais les règles du chant et surtout les rè­gles modales. Nous comprendrons tout à l'heure.

 

          Il convient en effet que ceux qui suivent la Règle dans toute sa pureté et sans user d’aucune dispense aient aussi la vraie science du chant et répudient ces licences qui, visant plus à l’apparence qu’au naturel, séparent ce qui doit être uni et unissent ce qui est opposé, jetant partout la confusion, et au mépris des principes commencent le chant, le finissent, l’abaissent, l’élèvent et l’agencent au gré de leurs caprices.

 

Voyez un peu le jugement qu'ils portent sur cet antipho­naire de Metz qu'ils ont utilisé pendant 20, 25 ans. C'est un peu dur quand même ! Donc, c'est vraiment rien du tout. Il n'y a aucun prin­cipe. Et non seulement pas de principes, mais c'est au mépris des principes, ces principes qui sont ceux de la moda­lité. Il n'y a rien là-dedans qui est accordé ; ça monte, ça descend au gré des caprices...voilà !

 

          Qu’on ne soit donc ni étonné ni fâché des nombreux changements apportés au chant tel qu’il a été exécuté jusqu’ici.

 

Attention ici aux intégristes ! Qu'on ne soit ni étonné ni fâché ! On a toujours fait comme ça jusqu'à présent, eh bien maintenant on ne le fera plus.

Je me souviens très bien lorsque j'étais novice, tout jeune, j'entendais dans la bouche des Anciens la règle d'or lorsqu'on osait à peine soulever un tout petit bazar : Non, on a toujours fait comme ça ! Et c'était fini !

Eh bien eux, ici, c'était pas comme ça au début de Cî­teaux. Et là ils ont dit : Oui, peut-être bien qu'on a tou­jours fait comme ça, mais maintenant on fera autrement. Vous sentez l'esprit de ces hommes au début. Ils ne sont pas attachés. Ce ne sont pas des fanatiques. Cela ne va pas, eh bien on change et on va faire mieux.

 

          Tout cela était défectueux, contraire aux principes du chant, opposé plutôt qu’utile à la perfection…

 

Cela ne conduisait à rien ! Alors écoutez ceci, c'est très bien dit :

 

          …et ne pouvait trouver grâce devant ceux qui savent mieux retrancher les vices que les retrancher par des dispenses.

 

Vous avez ici une référence à Saint Benoît qui dit : Il faut retrancher les vices. Donc ces défauts, tout ce qui était contraire aux principes, opposé à la perfection, ça ne peut trouver grâce devant des hommes qui ne veulent pas ména­ger les vices par des dispenses, mais qui les retranchent.

Vous sentez, ici, la rigueur et la détermination de ces premiers cisterciens. On ne joue pas avec les vices. Pas, oui, pas d'aménagements de la Règle. Vous savez, il faut faire at­tention à ceci, et il faut encore faire attention à ça parce que ça pourrait très bien soulever telle autre difficulté ? Non, c'est un vice, on le retranche. Alors, disent-ils, il faut être logique jusqu'au bout. Il faut faire la même chose pour le chant. Dans le chant, on retranche les vices.

Voyez, ce sont des hommes très, très logiques ! Vous voyez qu'il y avait une grande unité dans leur vie, ou du moins ils essayaient de la mettre jusque dans les détails. Et maintenant, une belle définition :

 

          La musique étant l’art de bien chanter.     

 

Voilà, la musique, c'est l'art de bien chanter. C'est pas facile à traduire du latin. La musique est la science recta. Que signifie recta ? Eh bien, recta, vous voyez la recti­tude, rectitude moraIe. Recta, c'est ce qui est conforme avec la règle, mais la règle de la raison.

Donc, c'est un homme droit, c'est un homme qui se conduit selon les principes de l'honnêteté, de la raison. Ce n'est pas n'importe quelle science du chant, mais c'est une science en conformité avec la rectitude, avec les principes, avec la raison, avec la nature.

Et vous avez ici, on dirait aujourd'hui : c'est en con­formité avec la modalité. Le Chanoine Janeteau nous a expli­qué longuement l'année dernière en quoi consistait la modali­té. Vous vous rappelez les huit modes. Ces modes sont l'ex­pression de ce qu'il y a de plus profond dans l'homme, de plus équilibrant. Et ils façonnent l'homme en même temps. Ils le perfectionnent. C'est cela la musica, la musique.

 

          La musique étant l’art de chanter selon la rectitude, on doit en exclure tous les chants où ne sont respectés ni méthodes, ni règles, ni harmonie.

 

Donc, dans un chant pour la célébration de l'Office, on ne peut pas prendre n'importe quoi. Alors, voyez ce qui se passe aujourd'hui, ce qui s'est passé surtout au début lorsque on a choisi la langue françai­se. Il y a eu des choses, enfin on prenait n'importe quoi, des musiques qui auraient été classiques dans le monde.

Pas de la musique classique, mais de la musique qu'on découvrait dans le monde et que tout le monde chantait, et où ne sont pas fort respecté ni la règle, ni l'harmonie, à cer­tains endroits - on ne l'a pas fait ici, attention, on ne l'a pas fait ici - s'était introduite dans les monastères.

C'était pas en conformité ! Il aurait fallu d'abord re­lire et méditer tout cela. Mais on y revient, on y vient au­jourd'hui puisque on organise des cessions à ce sujet.

 

          Quand aux modifications introduites dans le texte même de l’Antiphonaire, il est je le pense aisé de les justifier. Nous avons trouvé presque partout ce texte si uniforme et si beau, que dans un même endroit  le même verset était répété jusqu’à trois ou quatre fois comme s’il eut été impossible de prendre dans l’Ancien et le Nouveau Testament quelques passages qu’on eut heureusement substitués à ces répétitions.

Donc on répétait tous les jours, tous les jours, mais tous les jours et tous les jours la même chose. Vous voyez, c'est ce qui se faisait. Et l'année, eh bien, il y avait pour l'hymnaire " aeterne rerum conditor " pour l'Office de nuit tous les jours, tous les jours. Sans aucune exception, c'était ça, sauf peut-être à certaines fêtes de saints. Et il y avait encore bien d'autres défauts de ce genre.

Enfin, je vais sauter quelques lignes qui ne sont pas tellement intéressantes pour arriver presque à la fin.

 

            Enfin, en beaucoup d’endroits, le texte du vieil Antiphonaire offrait de telles négligences et si peu de critiques qu’il était rempli de choses fausses et du puérilités apocryphes qui inspiraient au lecteur non seulement l’ennui, mais le dégoût.

 

Donc, il y avait de petites histoires apocryphes faus­ses, puériles qu'on lisait au cours de l'Office - l'Office de nuit sans doute. Mais enfin, ça engendrait encore non seu­lement de l'ennui, mais du dégoût. Et écoutez, ici, quelque chose encore qui est très symp­tomatique. Et c'est très, très bien pour aujourd'hui. Voyez, c'est de toujours, de toujours.

 

Les novices instruits de la discipline ecclésiasti­que.. .

 

C’est à dire les novices qui étaient un peu évolués, donc les novices qui venaient du clergé. Eh bien, ces novices-­ là qui avaient donc fait déjà de la théologie et de la philo­sophie, eh bien ceux-là :

 

          …prenant en aversion l’Antiphonaire et pour la lettre et pour la notation, dédaignaient de l’étudier et n’apportaient plus aux louanges de Dieu que lenteur et assoupissement.

 

Voilà, ils arrivaient en retard. Et quand ils étaient arri­vés, eh bien, ils somnolaient à l'Office tellement ils étaient pris d'ennui et de dégoût. Et qui ? Les novices. Vous voyez ! Eh bien, déjà à l'époque, c'étaient les novices qui donnaient le ton. Ah oui, c'étaient les jeunes qui arrivaient. Et ces jeunes, on les voyait. Et qu'est-ce qui se passe chez ces jeunes ?

Eh bien, au lieu de leur adresser des reproches, de leur donner des pénitences, etc, eh bien, on se demandait : pour­quoi, pourquoi ? Il y avait des raisons valables. Et c'est ainsi entre autres, puisqu'on le note ici, c'est certainement une des raisons pour laquelle on a travaillé cet Antiphonaire, puisque ceux qui entraient n'en voulaient pas.

 

Eh bien voilà, mes frères, il est temps d'aller à l'égli­se. J'ai presque fini, mais la fin sera pour demain. Vous voyez que c'est très intéressant et que on dirait, on dirait que si on voulait, mais que c'est arrivé hier.

 

 

 

Réforme Cistercienne du Chant Liturgique.       25.02.86

      9. Conclusion de la Préface de l’Antiphonaire.

­

Mes frères,

 

Nous allons, ce soir, voir la conclusion de la Préface par laquelle les correcteurs de l'Antiphonaire Cistercien présentent et justifient leur travail. Nous remarquerons en­core quelques notations intéressantes.

 

          C’est pour ces raisons et d’autres encore que nous avons été contraints à corriger cet Antiphonaire contrairement à l’usage de toutes les Eglises.

 

Ils ont donc fait oeuvre originale. Contraire à l'usage de toutes les Eglises ? Donc les autres Eglises se contentent de ce qu'elles ont. Les cisterciens, non, il leur faut quel­que chose de parfait.

 

Nous n’avons pas cédé à la présomption, mais à l’obéissance.

 

C'est donc un travail qui leur a été demandé par l’autorité suprême qu'est le Chapitre Général d’abord. Et ensuite ils ont obéi à la raison et à la sagesse. Ce n’est donc pas une oeuvre de fantaisie.

 

          Si donc on nous faisait un reproche d’avoir composé un Antiphonaire particulier et différent des autres, nous nous consolerons en songeant que la raison seule a produit cette divergence.

 

Si on leur adressait un reproche ! Ils préviennent les coups. Un Antiphonaire particulier et différent des autres ! Voici donc un Ordre qui se singularise, qui se margina­lise par rapport à la branche Bénédictine classique. Eh bien on peut nous le reprocher, disent-ils, nous nous consolerons en songeant que la raison seule a produit cette divergence. Nous autres, nous sommes des hommes raisonnables, tandis que les autres ne le sont pas. Ce qui nous classe dans notre par­ticularisme, c'est la raison seule. Et ça nous console.

Ecoutez bien ceci :

 

          Tandis que ce qui met de la différence entre les autres antiphonaires, c’est moins la raison que le hasard ou quelque chose qui ne vaut pas mieux.         

C'est tout à fait par hasard si les antiphonaires des autres maisons ne se ressemblent pas. Ecoutez encore ceci ! A la limite, on pourrait dire que ça devient méchant. C'est sarcastique. Ce sont des piques comme on dit.

 

A la limite, si tous ces livres se ressemblent par le côté défectueux, ils diffèrent tellement par les points où ils pourraient se trouver d’accord, qu’il n’y a pas deux provinces qui chantent le même. Il y a donc lieu de s’étonner que des livres remplis de fautes aient plus de vogue et de crédit que des livres purs et irréprochables.

 

Oui, c'est étonnant ! Mais ce n'est pas si étonnant que cela quand on voit ce qui peut se passer aujourd'hui. Ce sont les plus grands brailleurs aujourd'hui qui ont le plus de vogue et de crédit. C'est toujours ainsi, c'est toujours ainsi.

Et vraiment ici, c'est...enfin, vous allez comprendre :

         

          Car, pour ne parler que de nos Eglises provinciales avoisinantes, prenez l’Antiphonaire de Reims, comparez-le à ceux de Beauvais ou d’Amiens, à celui de Soisson qui est à nos portes, si vous les trouvez pareils, remerciez Dieu. Ave Deo gratias.

 

C'est le tout dernier mot donc de toute la préface : Deo gratias. Il y a là vraiment une malice. En terminant sur Deo gratias, ils rendent grâce à Dieu pour le travail qu'ils ont fait, mais ils disent aux autres : Allez où vous voulez, mais si vous trouvez ailleurs des anti­phonaires qui se ressemblent, dites aussi Deo gratias, parce que vous ne trouverez ça qu'à l'intérieur de notre Ordre.

Voyez alors cet antiphonaire qui se répand dans toutes les maisons de l'Ordre, dans toutes les Abbayes, dans toutes les Eglises - comme ils disent - cisterciennes. Et ces Egli­ses sont répandues dans toute l'Europe, déjà, disons dans la sphère de tout l'Empire. Eh bien c'était tout de même beau, c'était tout de même un témoignage.

 

Aujourd'hui, on pourrait bien dire quelque chose d'ana­logue. Prenez la façon dont on chante l'Office dans nos mai­sons voisines, à Orval, à Chimay, à Clairefontaine, à Soleil­mont, au Mont-des-Cats, ne courrons pas plus loin. Eh bien, si vous en trouvez qui se ressemblent parmi ces Offices, si vous les trouvez pareils, et bien remerciez Dieu aussi.

Il y a autant d'Offices qu'il y a de maisons. C'est pas tout à fait dans la ligne de l'Ordre, ça. Quand on va dans une autre Abbaye, il faut s'adapter. C'est toute une conver­sion pour s'adapter à un nouvel Office. Eh bien, c'est ce que les premiers cisterciens ont voulu éviter. Et voilà que nous sommes retombés. Il faudrait de nouveau un Saint Bernard qui dirait : ça suffit !

 

Réforme Cistercienne du Chant Grégorien.       28.02.86

      10. Et la deuxième génération Cistercienne ?

 

Mes frères,

Les fondateurs de Cîteaux dans leur désir d'authenticité n'ont reculé, nous l'avons vu, devant aucun effort, aucun sacrifice. Les résultats pourtant n'ont pas été des meilleurs. Nous avons entendu la critique de Saint Bernard, celle des réformateurs de l'antiphonaire : des hymnes répétés indéfini­ment à longueur d'années, des mélodies pleines d'incohérences.

Voici maintenant ce que le Père Chrysogone nous dit à ce sujet :

 

          Pour la deuxième génération des cisterciens, cette liturgie a du paraître très étrange, d’une espèce particulière et absolument pas familière. Après la mort de la première génération, la suivante, celle de Saint Bernard, a pu progresser dans la réforme, mais dans une direction un peu différente, avec prudence mais avec un sens merveilleux de la mélodie et de l’art.

 

C'est souvent ainsi ! Les fondateurs, même si ce sont des saints, ont toujours une petite teinte de « fanatisme » si je puis m'exprimer ainsi, mais fanatisme entre guillemets. Ils sont entiers. Ils prennent les choses comme ils les trou­vent sans se poser de problèmes. Ce sont des pionniers.

La seconde génération est déjà plus fine, plus délicate, plus exigeante. C'est ce qui est arrivé avec Saint Bernard et les autres naturellement. Mais dans cette génération, il faut distinguer deux ca­tégories. Il y a les théoriciens et il y a les praticiens. Les théoriciens veulent appliquer purement les théories du chant grégorien. Ce sont donc des puristes du chant. Ils vont donc tomber dans un autre excès : tout sacri­fier à ce purisme. Si bien que leur travail sera très céré­bral. Il faut appliquer les théories telles qu'elles sont, sans dévier, sans tenir compte de la vie.

Il y aura la catégorie des praticiens. Ce sera plutôt celle de Saint Bernard. Mais celle-là, nous la verrons plus tard. D'abord la première :

 

          Dans cette génération, il faut distinguer la catégorie des théoriciens et des esprits aiguisés. Chez eux se reconnaît quelque chose de l’esprit qu’avait Abélard en matière de dialectique. Ces cisterciens avaient étudié les théories du chant grégorien et voulaient les appliquer purement, ce que les Maîtres du chant eux-mêmes n’avaient pas encore fait.

 

Donc, on avait dégagé des théories, mais personne ne les avait encore appliquées. Et voilà que ces cisterciens, eux, après avoir étudié ces théories, dans leur zèle de néophytes ils veulent les appliquer purement et simplement.

 

          C’est ainsi qu’ont été introduit de nombreux changements dans les mélodies. Un exemple : selon la théorie, une mélodie ne pouvait pas s’étendre sur une gamme de plus de dix notes en référence au psaume : « Je te chanterai sur la harpe à dix cordes. » On coupe donc tout ce qui dépasse les dix notes prévues.

 

Cela veut dire que si vous aviez un Alleluia par exemple qui comportait plus de dix notes, il fallait, voilà, mettre cet Alleluia en accord avec la théorie suivant laquelle il ne pouvait pas y avoir plus de dix notes dans cet Alleluia. Mais que faisait-on ? Mais on coupait un peu partout pour avoir dix notes.

 

          De même, il est interdit de combiner une mélodie du premier mode avec une du second mode. Il faut donc recomposer dans le deuxième mode.

 

Oui, tout ça, ça nous paraît un peu étrange à nous au­jourd'hui. Cela nous paraît un peu étroit. Mais non, il y a des esprits qui sont étroits ainsi.

 

          Ces théoriciens ont aussi voulu éviter l’usage du si bémol. Ils ont essayé d’éclaircir les ambiguïtés modales et ont ainsi introduits de nombreux changements au nom de la théorie.

            Mais ce dont personne ne s’est rendu compte, c’est qu’une autre tendance était à l’œuvre dans la même génération.

 

Ce n'était donc plus ici un conflit de générations, mais à l'intérieur de la même génération. Le conflit, dirait-on, des anciens et des modernes. Les anciens étaient ces puris­tes et puis les modernes qui voulaient tout de même quelque chose d'adapté à la vie.

 

C'est la tendance même de Saint Bernard.

 

Ce que voulaient Saint Bernard et les praticiens, c'était de rentrer dans la Tradition vivante. Il fallait que le chant en lui-même exprima ce qui bouillonnait dans le coeur. Le chant devait avoir quelque chose de spontané qui colle à la vie. Ce n'était pas ce qui se passait dans la tête mais dans le coeur. C'est cela la Tradition.

La Tradition, ce sont des hommes qui vivent, ce sont des hommes qui sentent, ce sont des hommes qui aiment, ce sont des hommes qui luttent. Ce ne sont pas des hommes qui sont assis devant un bureau et puis qui, là, étudient des théories, et puis s'efforcent de les faire passer dans le pratique.

Ce sont ces théoriciens qui font les dictatures. Les grands dictateurs sont des théoriciens. Ils ont excogité un système sociopolitique, et alors ils veulent le faire entrer dans la société. Ils font les révolutions. Les grands systèmes d'aujourd'hui, donc le marxisme, le nazisme, le fascisme, tout cela, c'est l'oeuvre de théori­ciens. Alors vous voyez le résultat lorsque des hommes sont obligés d'entrer dans ces catégories. C'est monstrueux !

 

Tandis que le christianisme, c'est autre chose. Le Chris­tianisme, lui, il saisit l'homme dans ses racines. Il va cher­cher l'homme à l'endroit où il est créé, c'est à dire chez Dieu. Il ne vise pas à l'étouffer mais à le faire grandir, à le faire croître, à l'épanouir. Eh bien, Saint Bernard était de cette catégorie. Et c'est cette catégorie, naturellement, qui a prévalu.

 

 

Récollection du mois de mars.                     01.03.86

      Nos Pères étaient réalistes.

 

Mes frères,

 

Les Pères de Cîteaux, les jours derniers, nous ont don­né une fameuse leçon à propos de l'Office divin et du Chant sacré. Ce que nous avons découvert en eux à cette occasion, c'est que nous savons que cela emplissait la sphère entière de leur existence. Là est le secret de leur réussite et de leur bonheur.

Ces hommes étaient tourmentés par un seul désir : rencontrer la vérité et la beauté. Et ils pressentaient que le Christ, révélation de Dieu parmi les hommes, pouvait seul satisfaire ce désir. Et ils se sont lancés dans l'aventure. Ce Christ, ils l'ont suivi pas à pas, jour après jour, sans le quitter des yeux. Et ils ont trouvé ce qu'ils cherchaient.

Mes frères, en eux a revécu l'élan qui avait saisi An­toine, le premier de tous les moines, et l'avait projeté dans le désert. Oui, la source de l'origine était là à nouveau jaillis­sante, fraîche et pure.

  

Oui, ces hommes, nos Pères dans la vie monastique, n'étaient pas des rêveurs. C'étaient des réalistes. Chaque fois que le Christ leur découvrait un rien de sa personne, aussi­tôt, sans hésiter, ils l'incarnaient dans leur propre vie et dans les choses aussi qui les entouraient. Ainsi tout en eux et autour d'eux était tenu dans la lumière qu'est le Christ. Et nous connaissons les résultats.

Aujourd'hui encore, nous sommes béats d’admiration devant leur sainteté, devant leurs paroles, leurs gestes et aussi les choses qu'ils nous ont laissées : leur architecture, leur art d'écrire. Ils avaient renoncé à tout, sauf à cette beauté qu'enfin ils tenaient.

Mes frères, nos Pères étaient des hommes brûlés par l'Esprit Saint. Ils étaient baptisés dans le feu, si bien que tout ce qu'ils touchaient s'enflammait sur le champ. Ils n'ont épargné aucun effort, aucune fatigue, aucune folie pour répondre fidèlement aux appels que l'Esprit murmu­rait doucement ou véhémentement dans leur coeur.

 

Ils ne possédaient plus rien, rien, pas même leur pro­pre personne. Ils avaient renoncé à tout. Ils ne s'accrochaient plus à rien, sinon à la volonté de Dieu car ils savaient, ils voyaient qu'elle était le réceptacle des trésors qu'ils con­voitaient : cette vérité et cette beauté.

O, mes frères, ce que Catherine de Sienne vient de nous dire, cette lutte entre la mort et la vie, lutte dans laquel­le Dieu lui-même est engagé, eh bien, ils l'ont menée et ils l'ont conduite jusqu'au bout. Ils sont morts à eux-mêmes et à l'intérieur de cette mort, ils ont trouvé la vie.

Mais ce n'est pas une vie à la façon de la nôtre aujourd'hui. C'est bien autre chose. Il nous est impossible de l'ima­giner et de la concevoir. Seul celui qui la possède sait ce qu'elle est. Mais il n’est pas au monde un seul mot pour en parler. Elle ne se connaît que dans l'expérience. C'est la pro­pre vie de Dieu. Il faut soi-même être brûlé par l'Esprit­ Saint, être baptisé dans ce feu pour enfin comprendre qui est Dieu, qui est le Christ, et goûter déjà maintenant cette vie éternelle que plus rien, plus personne ne peut troubler, ne peut entamer. Au contraire, tout ce qui peut la contrarier, même le péché, devient un combustible nouveau pour en faire monter plus haut et plus violemment la flamme.

 

Mes frères, nos Pères étaient des hommes de cette trempe, de la trempe de Catherine de Sienne. O, elle est venue après eux, mais elle les a connus dans leurs Ecrit s, dans leurs paroles et s'en est inspirée. Oui, mes frères, ne possédant plus rien, entièrement à Dieu, ils se laissaient nourrir par Lui. Et ayant tout risqué, tout osé, ils avaient reçu en partage l’intimité de leur Dieu.

Mes frères, nous serons leurs enfants légitimes si nous sommes soulevés par le même enthousiasme. Et par enthousiasme, je n'entends pas une quelconque exaltation sentimentale, mais la passion amoureuse allumée dans le coeur d'un homme par le Dieu qui est amour. Et à ce moment-là, tout devient possible.

Il s’agit de connaître le Christ, de le voir, de partager ses souffrances et sa résurrection. Il s’agit de faire du dé­sert dans lequel on habite un jardin où il est possible de vivre tout simplement, tout naturellement, dans la société des Trois Personnes Divines, du Christ, de la Vierge Marie, des anges et des saints. Voilà, mes frères, la vie monastique à son sommet. Nous ne devons pas viser plus bas.

 

Nous allons donc laisser travailler en nous le mystère de Pâques. A la fin du mois nous y serons. Nous y sommes tou­jours d'ailleurs, car toute vie humaine et a fortiori toute vie monastique est une Pâque. Ce mystère, nous devons le laisser retentir en nous et le laisser nous façonner à l'image de nos Pères. Ils étaient, eux, des hommes, de vrais hommes de la Pâque.

Eh bien nous, aujourd'hui, nous devons avec eux et comme eux passer chez Dieu dans sa lumière, dans le monde à venir rendu présent, dans le Royaume où nous sommes invités, où nous sommes attendus pour jamais.

 

 

Réforme Cistercienne du Chant Grégorien.       03.03.86

      11. L’action de Saint Bernard.

 

Mes frères,

 

Nous avons vu que parmi les réformateurs du chant cis­tercien se trouvait des puristes, des hommes qui avaient étudié les théories du chant sacré, qui les connaissaient et qui voulaient les appliquer à la lettre quand personne avant eux ne l'avait fait. C'était une entreprise osée qui d'ailleurs n'a pas ren­contré un grand succès. Ils ont cependant introduit des changements au nom de cette théorie.

Mais ce dont personne ne se rendait compte, c'est qu'une autre tendance était à l'oeuvre dans la même génération. C'est la tendance menée par Saint Bernard - c'est lui qui était donc le chef de file - qui a réformé la mélodie pour la ra­mener dans la ligne traditionnelle d'ensemble.

Qu'avaient fait les premiers cisterciens dans leur zèle pour la vérité, pour l'authenticité ? Pour ce qui regarde les hymnes, ils avaient adopté les mélodies qui étaient pratiquées à Milan même, mais qui étaient étranges pour des oreilles bourguignonnes. Ils avaient aussi, je le rappelle, recopié l'antiphonai­re de Metz au moment où on passait à la notation sur portée. Si bien qu'il y avait assez bien d'erreurs et d'incohérences.

 

Eh bien, Saint Bernard s'est efforcé de ramener cela dans la vérité. Il pouvait le faire car il avait derrière lui l'expérience de ses prédécesseurs, l'expérience de la première génération qui avait, je dirais, fait sa maladie, qui avait reconnu ses défauts et qui maintenant appelait un changement.

Oui, je dis la première génération, parce que cette ré­forme a déjà été entreprise du vivant de Saint Etienne qui l'a encouragée, Saint Etienne qui a tout de même été Abbé pen­dant très longtemps.         Ils voulaient donc puiser la vie aux eaux pures d'une foi exprimée dans le chant, par le moyen du chant. Et c'est cela l'ambition qu'il faut toujours avoir, porter dans le coeur.

 

          Mais c’est sous l’action de Saint Bernard que des centaines de textes et de mélodies ont été introduits, dont le plus symbolique est peut-être le Salve Regina.

         

Vous savez que ce Salve Regina a fait à la fin du siècle dernier, à l'époque romantique, la gloire de la Trappe. Il était chanté un peu différemment d'aujourd'hui. Je me souviens lorsque j'étais sonneur - donc ce n'est pas si vieux tout de même - lorsque j'étais sonneur, je de­vais tenir compte pour arriver à terminer à la minute préci­se que, le chant du SaIve, ici, durait 7 minutes. Montre en main, c'est long, 7 minutes ! Eh bien, voyez comme il était chanté lentement sur un mode encore romantique par les Anciens.

 

Toutes les merveilleuses Antiennes Mariales tirées du Cantique des Cantiques sont de Saint Bernard.

 

Toutes, non seulement le texte, mais la mélodie aussi. Vous savez qu'on demandait à Saint Bernard de composer tout un Office, textes et mélodies. C'était presque un homme à tout faire. Les moines de Saint Victor lui avait demandé de composer un Office en l'honneur de Saint Victor. Il s'en défend, il dit qu'il n'est pas capable, que c'est impossible. Mais enfin, finalement il dit : Mais j'ai fait ce que j'ai pu et voici, je vous livre la marchandise.

         

          Dans cette tendance (donc la seconde, celle qui est pilotée par Saint Bernard) se manifeste aussi une grande sollicitude pour la cohérence littéraire et la rigueur théologique. Il ne s’agit parfois que d’un mot et d’une infime nuance.

            Par exemple le grand Répons Marial  « Gaude Maria virgo…… » porte dans les principales traductions manuscrites « sci.mus » nous savons.

 

            Donc que l’Ange Gabriel a parlé à Marie, on dit : nous le savons.

          C’est une théologie suspecte pour Saint Bernard. Savons-nous ou croyons-nous ? Sci.mus ou credi.mus ?

 

Ou bien on sait, ou on croit que l'ange Gabriel a parlé à Marie !

 

Sci.mus est a expurger et a remplacer par credi.mus.

         

Voilà ce qu'ils font, ils corrigent les textes des an­ciens Répons.

 

          Autre exemple : Un Répons de Noël parlait des anges entourant le berceau de Jésus à Bethléem. Or les Evangiles n’en font aucune mention. Répons à corriger.

 

Ils ont vraiment fait un travail énorme, énorme, énorme. Cela ne veut pas dire qu'on n'est pas revenu sur ce qu'ils avaient fait. On ne se rend pas compte aujourd'hui du travail qu'ils ont fait.

 

          On a éliminé beaucoup de textes apocryphes ou de théologie douteuse. Un bel exemple : l’hymne des Vêpres de l’Avent Conditor alme siderum. La version originale disait : Dieu a donné à l’humanité un remède pour le salut. Saint Bernard a changé ce texte parce que Abélard, avec qui il était en pleine controverse, avait mis l’accent sur la Rédemption comme exemple qui appellerait simplement notre amour.

 

Donc, le Christ ayant donné sa vie pour le salut du mon­de, moi, je dois donné aussi ma vie pour le salut du monde. C'est très beau, très beau ! C'est très vrai ! Mais c'est insuffisant.

 

          Abélard disait que la Rédemption appelle simplement notre amour parce que elle est un exemple pour nous. Pour Saint Bernard, ça ne convient pas du tout. Saint Bernard a refait entièrement la strophe en insistant sur la réalité objective et efficace de la Rédemption qui n’est pas seulement un exemple. « Tu nous as sauvés par ton propre sang ». Saint Bernard a donc remanié entièrement la strophe pour y dire que le Christ nous a sauve par son propre sang.

 

Ce n'est pas simplement donner un exemple. Il nous a sauvés objectivement par son sang !

 

          Beaucoup de petits changements de textes sont ainsi d’une grande densité théologique.

 

Eh bien ici, on a abandonné cette modification de Saint Bernard et on est revenu à l'ancien texte. « Donans reis remedium ». Voilà ce qu'on chante maintenant. Tant pis pour Saint Bernard. Et je ne dirais pas que c'est heureux pour Abélard...Voilà ! Allez un peu expliquer ces choses.

Saint Bernard avait raison. Mais aujourd'hui, nous som­mes tout de même des siècles après Saint Bernard et la théo­logie s'est tout de même précisée. Toutes ces grandes contro­verses se sont apaisées. On a bien mis les choses au point et on sait aujourd'hui que lorsque Dieu donne à l'humanité un remède pour notre salut, cela signifie bien clairement que le remède a été le sang même du Christ versé par amour pour nous. Et que ce sang versé, donc cette rédemption objective, a été le remède qui nous a sauvés.

Mais enfin, à l'époque de Saint Bernard, on était beau­coup plus strict dans l'énoncé des vérités de la foi.

 

 

Réforme Cistercienne du Chant Liturgique.       05.03.86

      12. Action de Saint Bernard (suite).

 

Mes frères,

 

Nous avons vu que l'école patronnée par Saint Bernard avait fini par triompher et par réussir une réforme du chant sacré qui s'est étendue à tout l'Ordre. Le Père Chrysogone nous dit :

 

Des centaines de textes et de mélodies ont été in­troduits à l'époque de Saint Bernard.

 

Pourquoi cette réussite ? Mais parce que Bernard qui était un saint a voulu rester dans la ligne de la grande li­turgie classique, vivante, celle de l'Eglise. Le Père Chrysogone poursuit :

 

Aux textes de Saint Ambroise ou à lui attribués, Saint Bernard ne s'est pas permis de toucher.

 

Voyez le respect de Saint Bernard pour la personne de Saint Ambroise qui nous a donné des textes d'une densité et d'une justesse théologique parfaite. Nous chantons encore de ses textes aujourd'hui.

Rappelons que le prédécesseur d'Ambroise sur le Siège de Milan était un arien. Si bien que Ambroise a voulu préser­ver à tout prix l'orthodoxie de la foi, la ranimer chez ses chrétiens. Et pour cela, il a composé des hymnes. C'est en chantant qu'une doctrine ou qu'un esprit pénètre dans le coeur des gens.

Lorsque nous étions à l'école primaire, on nous faisait chanter toutes sortes de choses, belles, traditionnelles, du terroir. Si bien qu'on était imprégné par une culture locale et on puisait la vie aux sources qui étaient les meilleures. Ambroise n'a pas agit autrement. C'est une méthode qui est, je pense qu'elle est éternelle.

 

Dernièrement on m'a dit que le Cardinal Lustiger à Pa­ris s'était trouvé dans une situation analogue. On a l'enre­gistrement ici. Oui, cela a été enregistré in vivo, la réa­lité même, au moment où c'est arrivé.

Il devait faire une homélie à Notre Dame de Paris. Et voilà que au moment où il commence à parler, un groupe impor­tant d'intégristes qui se trouvait dans la cathédrale commen­ce à crier et à chahuter pour l'empêcher de parler. Impossi­ble de placer un mot, ils faisaient un chahut du tonnerre.

Alors le Cardinal, que devait-il faire ? Abandonner la place ? Non, il a trouvé la méthode. Il s'est souvenu d'Am­broise ou bien sous l'inspiration du Saint Esprit, il a com­mencé à chanter un chant religieux que tout le monde connais­sait. Si bien que toute l'assemblée - parce qu'il n'y avait pas que les intégristes, ce n'était qu'un petit groupe d'agi­tateurs - tous les fidèles ont commencé à chanter ce chant. Si bien que tous les intégristes ont eu le souffle coupé.

Ils ont donc chanté un cantique, puis alors le Cardinal a improvisé là-dessus une homélie qui a duré dix minutes pour remettre les choses au point. Et l'homélie qu'il avait prépa­rée, il l'a gardée dans sa poche. Et ça, c'est du Saint Ambroise. C'est cela. Et on com­prend alors que Saint Bernard n'a pas touché aux mélodies et aux textes de Saint Ambroise. Il ne pouvait pas.

 

          Ce qu’il a corrigé, ce sont les textes postérieurs avec lesquels il se sentait beaucoup plus libre.

 

Ce sont donc les textes anonymes postérieurs. Il y en avait de toutes sortes. Il y en avait de très bien que nous chantons encore aujourd'hui à l'Office, mais aussi d'autres qui ne valaient pas grand chose.

 

          Cela devait être bien nécessaire puisque l’auteur de l’Introduction à l’Antiphonaire Cistercien Réformé qui était probablement Hugues de Cherlieu dit que les clercs et les ecclésiastiques novices et qui avaient reçu une certaine formation intellectuelle dormaient et bâillaient à l’Office tellement celui-ci contenait d’absurdités.

 

Je vous ai lu cela, je vous l'ai présenté. Mais il y fait allusion ici, vous vous en souvenez. Et vous voyez que déjà à l'époque, la vérité parlait par la bouche des novices...et comme nous n'avons pas de novices ici, je peux le dire. Une fois qu'on a revêtu le scapulaire noir, alors on n'a plus droit à ce petit compliment, même si on habite en­core le noviciat.

Et l'esprit critique de Saint Bernard ne portait pas sur l'auteur d'un texte, mais sur le texte lui-même dont il jaugeait la valeur et dont il avait la hardiesse de revoir l'orthodoxie, de la contester et de la corriger, et parfois même de supprimer le texte.

 

          Il restait ainsi dans la Tradition pour l’adapter, la préciser et éventuellement en redresser les déviations.

            Dans l’Hymnaire, les cisterciens ont introduit une trentaine de mélodies et de texte nouveaux.

 

          Je pense qu'il faut, ici, faire confiance à l'affirmation du Père Chrysologue parce que dans les hymnes que nous chan­tons et qui sont les hymnes traditionnelles, toutes les hym­nes cisterciennes sont reprises et il n'yen a pas une qui

soit signée de Saint Bernard. Il y en a une d'Abélard, mais on ne voit pas de Saint Bernard. Pourtant voilà, une trentai­ne d'hymnes ont été introduites par Saint Bernard. Notre li­turgiste pourrait peut-être nous éclairer sur ce point.

Mais il est possible qu'il est arrivé ceci : que on les ait après retirées. Donc, on les a chantées du vivant de Saint Bernard, et pendant un certain temps. Puis après, il y a eu une nouvelle réforme qui les a retirées de l'hymnaire. Et ça, je n'en sais rien du tout. Le Père Chrysologue a publié un gros livre sur ce sujet. Il en prépare un second. C'est en Américain et c'est très sa­vant, et alors ça coûte très cher. Je me demande si ça vaut la peine de l'acheter. Nous avons d'autres choses à faire. Faisons-lui confiance sur ce point.

 

 

Réforme Cistercienne du Chant Grégorien.       06.03.86

      13. Une liturgie traditionnelle et infusée.

 

Mes frères,

 

Nous avons vu hier que dans l'hymnaire des cisterciens Saint Bernard avait introduit une trentaine de mélodies et de textes nouveaux. Ces textes nouveaux, nous ne les utili­sons plus, je pense. Mais les mélodies, nous pouvons les re­trouver lorsque nous les comparons aux mélodies de l'hymnaire Bénédictin. Et elles sont très belles. Et ces mélodies, nous devons les conserver.

Nous approchons maintenant de la conclusion.

 

          Finalement, leur réforme a donné une liturgie très traditionnelle à laquelle était infusé un esprit en harmonie avec celui de l’époque, liturgie très chaude et très belle faisant preuve d’un souci pastoral très marqué.

 

Pour comprendre ce que le Père Chrysogone veut dire ne faut pas oublier que la cheville ouvrière de cette réforme a été Saint Bernard. Il était donc fatal que la liturgie soit en consonance avec la personnalité de Bernard et des ces disciples.

Elle sera donc solide et délicate, ensemble. Elle sera puissante et humble comme les Ecrits de Bernard.  Il n’y avait pas chez ces hommes de compartiments à l’intérieur de leur vie. Tout ce qu'ils faisaient portait le cachet de leur personnalité.

Leur liturgie va donc ressembler à leur architecture. Elle ressemblera aussi aux enluminures de leurs manuscrits. Elle sera sobre, mais elle ne sacrifiera rien de la beauté. Elle sera monumentale comme leurs bâtiments, mais cela ne veut pas dire énorme. C'est monumental dans le sens que c'est un monument qui exprime une réalité, qui exprime une vie, un bâtiment qui a une âme. Et en même temps, elle sera achevée jusque dans le détail comme l'enluminure d'un manuscrit.

 

Et cela, nous le retrouvons aussi dans les sermons de Saint Bernard, dans ses Traités. Et non seulement dans les siens, mais aussi dans ceux de ses disciples. Et c'est la raison pour laquelle leur liturgie a été, comme le Père le dit ici, tout à la fois très traditionnelle et infusée, animée d'un esprit en harmonie avec celui de l'époque. N'oublions pas non plus que c'est l'époque des croisa­des, c'est l'époque de la chevalerie, c'est l'époque où on sacrifiait tout pour une personne. Alors quand cette personne était le Christ, on ne calculait pas.

          C'est l'époque aussi où on avait le sens de la gratuité. Or, il est impossible de faire de la beauté, lorsqu'il y a de l'intérêt en dessous. La beauté est gratuite. Eh bien, on retrouve tout ça dans leur liturgie. Et n'          oublions pas que c'est encore la nôtre aujourd'hui. Ne perdons pas ça de vue. Elle est donc très chaude et très belle.

Mais elle est chaude parce qu'elle a une âme. Elle est chaude parce que elle est en sympathie avec notre genre de vie, et elle est belle. Elle fait preuve aussi d'un souci pastoral très marqué. Et c'est vrai, le souci pastoral va s'exprimer dans la recher­che de l'authenticité. Il est impossible de construire une vie spirituelle donc sérieuse sur des fadaises, sur des fan­taisies, sur des absurdités, sur des erreurs.

 

Non, il faut que l'âme de chaque moine soit façonnée pour que la communauté grandisse, qu'elle se développe, qu'elle s'épanouisse en Dieu. Il faut que la nourriture qu'on lui donne pour sa prière soit fondée sur la vérité. Il faut que ça soit authentique. Il faut que ça corresponde au réel. Et ce sera donc exprimé dans la beauté.

Le souci pastoral ne s'exprimera pas seulement à travers des paroles, donc des sermons, des instructions, des retrai­tes. Non, non, c'est aussi et surtout à travers le cadre de vie, à travers le cadre liturgique. C'est l'homme entier qui est saisi par Dieu et qui doit être transfiguré par l'Esprit Saint. Ce n'est pas son cerveau.

Si bien que la liturgie, qui est donc nourriture, va construire des hommes, des moines en rapport avec ce qu'elle est. Si elle est vraie, elle construit des hommes vrais. Si elle est authentique, elle va construire des hommes qui ont au coeur le besoin de répondre à ce que le Christ attend d'eux. Voilà, mes frères, ce que nos Pères ont essayé de faire. Et après des tâtonnements et des erreurs au début - c'était fatal - ils ont réussi.

 

 

Réforme Cistercienne du Chant Grégorien.       07.03.86

      14. Conclusion et fin.

 

Mes frères,

 

Nous avons vu que la liturgie mise au point par la ré­forme cistercienne avait été une réussite car elle était ani­mée d'un esprit en harmonie avec celui de l'époque. Donc elle n'était pas déplacée. C'était une liturgie très chaude et très belle faisant preuve d'un souci pastoral très marqué.          Nous allons ce soir clôturer cette causerie. Vous allez entendre une chose intéressante :

         

          Les jubilus des Alléluia ont été coupés, mais bien après la génération de Saint Bernard.

          Donc, comme ils étaient très longs, on les a coupés, on les a raccourcis, on y a fait des coupures.

 

          Ce ne furent pas vraiment des déformations très rares, mais plutôt le résultat de circonstances de vie.

 

Je me souviens que dans les grands antiphonaires qu'on utilisait autrefois, au-dessus du jubilus de l'alléluia, il y avait parfois - vous vous en souvenez - deux grandes virgules. C'était ce qu'on ne chantait pas, ce qu'on avait le droit de ne pas chanter en certaines circonstances. C'est ce­la la coupure !

Maintenant, quelles sont ces circonstances de vie ?

 

          Les jours où on était surchargé par le travail, on ne chantait pas le début et la fin de l’Alleluia

 

On raccourcissait les Offices. On ne chantait pas l' alleluia dans son entièreté. Mais écoutez ceci maintenant! Nous avons de la graine à prendre...

 

Les jours où l’on travaillait….

 

Donc, les jours où il y avait les grands travaux. On travaillait tous les jours naturellement. Mais certains jours on devait travailler davantage. Eh bien, ces jours-là :

…la psalmodie était rapide, tandis que les jours chômés et surtout aux grandes fêtes, elle était plus lente.

 

Mais je trouve ça très logique, très logique. En semaine, les jours où on travaille, eh bien, que la psalmodie soit un peu plus rapide. Tandis que les jours chômés, un 15 Août ou bien un dimanche, voilà, on a le temps ce jour-là et elle est un peu plus lente. Elle a tout de même son rythme et est très belle. Elle a toujours son rythme, seul le débit est plus ra­pide.  

Ecoutez ceci, comme ça se passait:

 

          Le dimanche, le Premier Nocturne était lent, mais le Deuxième était plus rapide pour empêcher que les moines ne s’endorment.

 

Mais pour faire ça, il faut des chantres : d'abord des chantres qui savent chanter... ça, c'est le minimum. C'est acquis. Mais des chantres qui tiennent la communauté en main. Voyez, des chantres qui ont de l'autorité. Et puis, des chantres qui ont du rythme, qui savent donc accélérer le débit et qui savent aussi le freiner. Cela ne doit pas être si facile que cela, ce ne doit pas être si fa­cile.

Et je comprends que la charge de chantre devait être quelque chose d'important dans une communauté comme celle de Clairvaux où il y avait des centaines de moines choristes. Voyez un peu quel choeur cela représentait. Et n'oublions pas que c'était Saint Bernard qui était la cheville ouvrière de toute cette réforme.

Maintenant, voici un petit pleur, une larme, un regret pour vous dire que c'est partout la même chose, aux Etats­-Unis comme ici :

 

          Alors que pour nous, l’interprétation correcte de la musique sacrée ne découle que de sa nature, pour nos Pères, et jusqu’à une époque récente dans l’Ordre, elle dépendait aussi des contingences.

 

La musique sacrée, mais voilà, on ne peut pas y toucher. L'exécution, donc l'interprétation de la musique ne découle que de sa nature. Mais pas pour les premiers cisterciens. Il y avait les jours où on travaillait. Alors les contingences intervenaient. Voyez un peu quel équilibre à l'intérieur de leur vie.

Liturgie, travail, tout cela était intégré, et une sou­plesse dans l'exécution de l'Office. Eh bien, leur souci de vérité, il allait jusque là, jusque là. Pas seulement la vé­rité dans l'exécution de l'Office, mais aussi dans l'intégra­tion dans leur vie.

Maintenant il dit ceci : C’était comme ça jusqu’à une époque récente dans l’Ordre… Et c'est vrai, moi je l'ai encore connu. Les Anciens se rappellent très bien que pendant la période des grands tra­vaux, l'Office n'était pas chanté. Il était psalmodié recto­ tono depuis le mois de Juin jusqu'après la Toussaint, jusqu'après les betteraves. Et voilà, on ne s'en portait pas plus mal.

 

Cela ne veut pas dire qu'on va recommencer aujourd'hui. Pas possible, Il n'y a plus de grands travaux. Mais on pourrait dire: Il y a grands travaux toute l'année maintenant ! Non, n'exagérons pas, non, à l'époque c'était tout de même quelque chose de très dur, ces grands travaux. Mais voilà, je pense qu'on pourrait tout de même rete­nir, prendre un peu de graines de ce que le Père Chrysogone dit pour clôturer sa conférence.

 

Et nous sentons dans ce qu'il dit qu'aux Etats-Unis, c'est comme partout, c'est comme ici c'était, voilà, jusqu'à une époque récente. Cela veut dire que aujourd'hui ce n'est plus comme ça, nul part. Et ce serait sans doute difficile de reprendre cette souplesse et cette, je dirais, ce détachement par rapport à ce qu'on fait, à ce qu'on vit, à ce qu'on chante, d'entrer dans ce vouloir de Dieu qui est parfois déroutant.

Nous avons tout de même fait cela l'année dernière. C'était au mois de novembre quand il y a eu cette petite pous­sée grippale. Tous les chantres sans exception étaient au lit, et on a chanté l'Office recto tono - vous vous en sou­venez - pendant une petite semaine. Et ça a été très bien.

Et je me souviens à ce moment-là, la Mère Abbesse de Laval était ici. Et la soeur qui était avec elle, qui est la liturgiste de l'Abbaye là-bas, et qui est une chantre aus­si, après, elle m'a dit : Eh bien, j'ai admiré la souplesse avec laquelle votre communauté s'est adaptée à la situation qui s'est présentée et que, sans aucun problème on ne chante plus l'Office, mais qu'on le psalmodie recto tono. Cela veut dire que chez elle, cela ne serait pas si simple.

Vous voyez, nous avons tout de même encore un petit quel­que chose de l'esprit de nos Pères. Et bien, nous essayerons de le conserver, et de le cultiver, et de l'entretenir.

 

 

Règle : 31,1-26 : Portrait idéal du cellérier.   08.03.86

      Le cellérier Gérard.

 

Mes frères,

 

Nous avons vu que Saint Bernard avait été l'artisan d'une importante réforme liturgique à l'intérieur de l'Ordre Cistercien naissant. C'est un travail qui a dû exiger une énorme dépense d'énergie, beaucoup de fatigues, beaucoup de soucis. N'oublions pas qu'à côté de cela, Saint Bernard était aussi sollicité pour diverses missions à l'intérieur de l'Ordre ou de l'Eglise.

Il avait surtout la charge d'une communauté comptant des centaines de moines et de convers, 800 au moins. Il était aussi le Père Immédiat d'une nombreuse filiation. Voyez le nombre des Visites Régulières.

 

Aujourd'hui, il y a une Congrégation Espagnole affiliée à l'Ordre quant au spirituel - ce sont des cisterciennes aussi - qui demande l'intégration à l'Ordre Cistercien. Cette Fédération compte 27 monastères, ce qui cause de nombreux problèmes : 27 monastères de moniales espagnoles en une fois ! Elles suivent tous les Us de Cîteaux. C'est exactement la même vie. Mais pourquoi des problèmes ? Mais il faut des Pères Immédiats, des aumôniers...

Eh bien, au temps de Saint Bernard, Saint Bernard n'hésitait pas. Toute la Congrégation de Savigny comptant 30 monastères s’affiliait d'une seule fois à la Fédération de Clairvaux. Voyez un peu l'audace de ces hommes alors, et le caractère timoré des moines d'aujourd'hui !

Ils ne disposaient guère de moyens techniques. Il n'y avait pas d'automobile ; il n'y avait pas de chemin de fer ; il n'y avait pas d'avion ; il n'y avait pas de Postes comme aujourd'hui ; il n'y avait pas de Télégraphe ; il n'y avait pas de Téléphone. Pour se déplacer, ils avaient leurs jambes ou un cheval, et par tous les temps. Il n'y avait pas d'imprimerie : ils devaient tout copier à la main. Pas de machine à écrire, pas d'électricité, vous vous rendez compte !

 

Eh bien, ces hommes entreprenaient des choses extraordinaires parce qu'ils avaient construit leur vie sur le Christ qui était capable de tout réaliser. Ils ne comptaient pas sur leurs propres forces. Et aujourd’hui, voilà, on s'appuie trop sur soi, sur les moyens techniques qui sont à notre disposition, sur la vigueur de notre intelligence.

Eh bien tel était Saint Bernard ! Et il avait encore le temps de s'occuper de liturgie. Et avec son énorme filiation, il devait faire la Visite Régulière tous les ans, à moins qu'il ne délégua quelqu'un d'autre. Mais c'étaient des monastères qui comptaient des dizaines et des dizaines de moines au moins. Cette Visite Régulière ne se faisait pas en trois jours. Enfin voilà, c'était la belle époque !

 

Mais pour mener à bien toutes ces tâches qui étaient malgré tout surhumaines, Saint Bernard avait heureusement à côté de lui un homme qui était son cellérier. Le cellérier, son Frère Gérard, que nous connaissons surtout par le sermon que Bernard a improvisé après les obsèques de Gérard, un sermon peut-être le plus beau, certainement le plus poignant de tous.

Et c'est ce Gérard qui a permis à Bernard de mener à bien toutes les tâches qui lui étaient demandées.

 

 

Chapitre : Les Nouvelles Constitutions.           09.03.86

      28. Séparation du monde. [3]

 

Mes frères,

 

Nos Constitutions nous parlent de choses que nous pra­tiquons et connaissons, mais il est tout de même très utile de les entendre à nouveau. Voici la Constitution n° 31 : Séparation du monde.

 

          Le moine se rend étranger aux agissements du monde. Aussi le monastère doit-il être construit de manière à pouvoir assurer à ses habitants la quiétude et la solitude. Les bâtiments claustraux où les moines demeurent leur sont strictement réservé. Les entrées des personnes étrangères et les sorties des moines se font avec l’autorisation de l’Abbé et seulement pour un motif proportionné.

            Dans l’usage des moyens de communications, la nécessaire discrétion est gardée. Ce n’est pas seulement à l’Abbé mais aussi à chacun des frères qu’il incombe de mettre ces principes en application dans la vie quotidienne.

 

Le principe de la séparation du monde est emprunté au Chapitre 4° de la Règle de Saint Benoît : a saeculi actibus se facere alienum, 4,23. Se rendre étranger aux agissements du siècle. Voi­là la raison d'être de la clôture. Le moine choisit d'entrer dans le Royaume de Dieu. Par la fait même il adopte un comportement nouveau. Il obéit à des normes qui n'étaient pas les siennes auparavant, qui sont contraires aux normes couramment en vigueur dans le monde.

Il doit donc devenir étranger aux habitudes de ce monde­-ci. Mais il doit y devenir étranger. Cela veut dire que pour lui, ces habitudes, il ne les connaît plus, il ne les pratique plus. Elles sont aussi éloignées de lui que la terre du soleil. Impossible à un moine de se comporter comme un hom­me du monde.

Et cela doit être marqué par une séparation d'ordre phy­sique. Il faut qu'un abîme soit creusé entre le monastère qui est le Royaume de Dieu et le monde. On ne peut passer de l'un à l'autre, cela spirituellement naturellement, moralement, mystiquement, mais bien réellement.

 

Eh bien, cette séparation est marquée par la clôture. Et cette clôture est à la fois symbole et protection. Elle est symbole parce que chaque fois que on franchit la porte du monastère, que ce soit dans un sens ou dans l'autre, on traverse une frontière. On devrait en avoir cons­cience. Et c'est une protection aussi, car l'homme qui est venu à la conversion, qui décide d'adopter les normes du Royaume de Dieu, et puis qui entre chez Dieu, mais cet homme-là est extrêmement fragile naturellement. Ce n'est pas le fait d'entrer dans le monastère qui va convertir un homme de fond en comble.

Non, il lui faudra une longue passion pour être métamorphosé. Il faudra donc le protéger contre lui-même, contre sa fragi­lité. La séparation du monde donc, ou la clôture, n'est pas une observance à côté d'autres. Elle est constitutive de l'être monastique. Je l'ai déjà dit tant de fois, mais il est toujours bon de le répéter : le premier mouvement d'un homme appelé par Dieu à la vie monastique, c'est l'anachorèse. C'est donc de se retirer du monde et de venir dans un lieu où Dieu habite, un lieu où Dieu est le Maître absolu comme il est le Maître au ciel. Là, tous les hommes lui obéissent.

Aussi, dit la Constitution, le monastère doit-il être construit de manière à pouvoir assurer à ses habitants la quiétude et la solitude. Oui, le monastère doit être construit ! Mais la plupart des monastères sont déjà construits. Ceci vaut à la lettre pour une fondation nouvelle. Mais enfin, c'est tout de même pour nous, qui habitons un monastère déjà très ancien, un rappel de la Règle Générale qu'il importe de sauvegarder la solitude.

 

Il faut donc la protéger contre les agressions - je par­le ici pour nous - contre les agressions des promoteurs immo­biliers. Vous savez que il y a quelques temps il en rôdait ici dans les environs, surtout du côté d'Havrenne. Protéger aussi contre les résidences secondaires, les lieux de vacances comme on voit s'établir partout, des grou­pements de caravanes, des vacanciers donc. Eh bien il faut s'en protéger. Et c'est ce que nous es­sayons de faire ici, avec succès jusqu'à présent. Mais il faut aussi non seulement protéger les bâtiments, mais aussi les voies d'accès.

Il avait été question, il y a déjà bien longtemps, à l' époque du Père Albert, de placer un beau macadam sur la route qui va vers la carrière de marbre. Le Père Albert a crié, et ça ne s'est pas fait. C'est ça protéger les voies d'accès, qu'on ne vienne pas trop facilement à l'Abbaye. Une seule route suffit pour les camions de brasserie. Mais pas besoin de voies d'accès pour les touristes. C'est ça que ça veut dire ! Veiller aussi à la beauté de l'environnement. C'est la raison pour laquelle on est en train de boiser le long de la route qui va vers ce qui s'appelait autrefois « Le Relais ».

Remarquez ici les vocables traditionnels : quies et soli­tudo, la quiétude et la solitude. C'est traditionnel dans la vie monastique. C'est l'hésychia en grec. C'est, ici, une allusion discrète au caractère contem­platif de notre vie, très discrète mais très belle je pense. Il faut assurer aux moines la solitude et la quiétude.

 

Maintenant, pour cette fois-ci, je voudrais donner lec­ture de la Constitution du même numéro chez les moniales. C'est beaucoup plus élaboré que chez les moines. Vraiment, ici c'est original. Il y a chez les moniales quatre numéros à cette Constitution. Chez les moines il n'yen a qu'un. Il est vrai que la question de la clôture est plus délicate pour les moniales. Mais enfin !

          Celles qui n’ont rien de plus cher que le Christ et désirent mener une vie de prière pour le salut du monde, doivent se rendre étrangères aux manières du monde.

 

Donc ici, on donne la motivation tout de suite, une mo­tivation première : Pourquoi faut-il se rendre étrangère aux manières du monde? Parce qu'on n'a rien de plus cher que le Christ et qu'on ne vient pas dans le monastère pour s'y ca­cher, pour se mettre à l'abri des difficultés de la vie, mais pour s'offrir, pour prier afin d'obtenir le salut du monde.

 

          Selon la Tradition monastique, cela implique une certaine forme de séparation physique. Cette discipline librement acceptée favorise grandement la pureté du cœur par laquelle l’amour de Dieu et du prochain surabonde en celles qui, séparées de tous, sont pourtant unies à tous.

 

Voilà l'idée sous-jacente à ce n° 1. Elle est empruntée à la sentence d'Evagre le Pontique : Séparé de tous et uni à tous, tel est le moine. Ce n'est donc pas une désertion d'entrer dans le monas­tère, mais c'est entrer dans un fortin et être en toute pre­mière ligne. En avoir conscience, mais une conscience profon­de, une conscience à l'état permanent, c'est un très haut de­gré de vie mystique.

Donc, ne soyons pas désespérés si même après un certain temps de séjour dans le monastère, nous n'avons pas encore la conscience suraiguë d'être séparés de tous mais d'être unis à tous, et de ne pas être ici pour soi mais d'être ici pour les autres. C'est en sauvant les autres qu'on se sauve soi-même. En essayant de se sauver tout seul, on ne fait rien pour les autres et on se perd soi-même. Celui qui veut sauver sa vie la perdra.

Si je viens dans le monastère pour sauver mon âme, mais rien que mon âme toute seule, mais je vous garantis que je la perds. Mais si je viens dans le monastère pour suivre le Christ et vraiment lui permettre de reproduire en moi toute l'intention de la Trinité lorsque le Verbe de Dieu a voulu devenir homme, c'est à dire récapituler en lui toute l'huma­nité pour la transfigurer, pour la sauver, pour la diviniser, à ce moment-là, je sauve mon âme parce que je la perds. Je ne vis plus pour moi, je vis pour les autres.

 

Voilà mes frères, nous avancerons encore un petit pas la semaine prochaine sans doute?

 

 

Règle : 31,27-42 : Portrait idéal du cellérier.  10.03.86

      Cellérier = saint.

 

Mes frères,

 

Si notre Père Saint Bernard a pu s'acquitter de la tâche surhumaine que le Christ avait posé sur ses épaules, c'est parce que il avait à ses côtés pour le porter, pour le soutenir, pour compenser sa faiblesse comme il le dit lui-même, un cellérier admirable en la personne de son frère Gérard. Saint Benoît a dû faire une expérience analogue car il a dû connaître lui aussi un cellérier modèle. Il en parle avec une admiration contenue, presque avec vénération. Il n'y a pas de doute, pour Saint Benoît, le cellérier doit être un saint. C'est lui qui, dans l'obscurité, au cœur d'une profonde humilité, permet à son Abbé d'être Abbé.

 

Et cela transparaît à travers une toute petite incise: Curam gerat de omnibus, 31,8. dit Saint Benoît, le cellérier portera le souci de toute chose. Cet omnibus englobe tout : le matériel, le moral, le spirituel. Car dans le monastère, soit directement, soit indirectement, tout, mais absolument tout a un impact spirituel.

Il est impossible d'être un véritable moine si on ne découvre pas que dans le monastère tout est rayonnant de lumière divine. Je pourrais m'attarder, par exemple ceci : Saint Benoît dira encore que tous les objets du monastère, tout ce qui constitue le capital mobilier du monastère, les meubles, comme dit Saint Benoît ici la substance, tout cela doit être regardé par le cellérier comme s'ils étaient les vases sacrés de l'autel, 31,22. Il n'y a pas de différence pour Saint Benoît.

Naturellement, ici, il ne faut pas dire maintenant : les vases sacrés de l'autel, mais c'est rien du tout ! Non, c'est pour bien indiquer que dans le monastère tout appartient à Dieu, et tout est d'ordre spirituel.

 

Si bien que le cellérier, c'est un exemple de vie monastique intégrée et réussie. Cet oiseau rare existe-t-il ? Certainement, certainement ! Il a certainement existé pour Saint Benoît. Il a existé pour Saint Bernard.

Existe-t-il à Rochefort ? C'est encore trop tôt pour le dire. Saint Bernard a dit tout cela dans un sermon après le décès de son cellérier. Attention! Je ne veux pas aller pousser les choses si loin. Mais tout de même...

Aujourd'hui, il faut au cellérier adjoindre ses aides, à savoir le caissier et le comptable, parce que c'est devenu tellement complexe la gestion matérielle d'un monastère que maintenant il faut des adjoints. Eh bien, je dois tout de même dire que ici, j'ai l'esprit tranquille et le cœur tranquille parce que, et le frère Marc, et le frère Ghislain, et le Père Roland s'acquittent de leur mission avec un tel cœur, avec un tel soin, un tel dévouement, un tel esprit surnaturel et une telle compétence, que je suis parfaitement tranquille et vous aussi, j'en suis certain. On est tranquille.

Alors, une telle union fait qu'il est possible d'être heureux. On n'a pas d'inquiétude au cœur. C'est pourquoi je suis bien content de les remercier tous les trois et de leur dire notre confiance à tous.

 

 

Règle : 33 : Avoir quelque chose en propre.     11.03.86

      Rien !

 

Mes frères,

 

Nous venons d'entendre et nous entendrons encore battre le cœur le plus profond de la vie monastique. Et il bat au rythme des espérances les plus insensées. Le moine a opéré un choix. Il a laissé le tout pour choisir le rien. Il a renoncé à la vie pour choisir la mort.

Il se trouvait en face d'un carrefour à partir duquel partaient trois chemins : un sur la gauche, un sur la droite, et un au milieu. Les chemins sur la gauche et sur la droite, c'étaient des chaussées faciles, agréables, des chaussées qui lentement en serpentant cheminent sur le flanc des collines, mais des collines appétissantes.

Sur le chemin de gauche, on trouvait tout ce qui pouvait satisfaire l'homme : le succès, la richesse, l'art, les études, la puissance, l'amour ; enfin, tout ce qui, sans qu'il y ait la moindre intention peccamineuse, peut rendre un homme humainement heureux. Et le moine a regardé et il a dit : Non.

 

Puis son regard s'est porté sur le chemin de droite. Et là, il a vu des choses plus belles encore. Il y a vu l'attrait, la séduction quasi irrésistible de la vertu. Etre un homme qui sera considéré, un homme qui fera du bien, un homme qui fera connaître ce que les autres doivent choisir pour s'épanouir spirituellement, beaucoup de richesses spirituelles toutes aux plus belles les unes que les autres. Il a regardé cela et son regard s'est détourné. Il a dit : Non. Pourquoi ?

Mais parce que ces routes très larges, ces routes faciles bordées de fleurs et de fruits délectables, eh bien, elles finissent par tomber dans des marécages, des marécages dont on ne sort plus, des marécages qui finalement ont un goût, un goût et une odeur de déjà vu, de déjà rencontré, un goût et une odeur qui finalement provoquent le rejet. Il n'a pas choisi cela !

 

Il a regardé alors la route qui se trouvait au milieu. Et cette route qui se trouvait au milieu n'était pas carrossable. C'est une route piétonnière. Elle est très étroite. Elle a plutôt l'aspect d'un escalier ou d'une échelle car elle grimpe. Elle grimpe en ligne toute droite. Il n'est pas possible de s'attarder sur cette route parce qu'il n'y a rien sur cette route. Et chaque échelon, chaque marche porte un petit écriteau, une sorte de poteau indicateur signalant : rien ! Rien, rien, rien !

Et lorsqu'on arrive au dessus de cette route mais vraiment toute raide, qui donne le vertige car il n'y a même pas de rampe pour se garer, pour s'aider. Non, il faut monter à la force de ses jarrets. Et quand on arrive au dessus, car on finit, on finit tout de même par déboucher, on s'aperçoit que sur le sommet, et bien il n'y a rien encore. On est enfoncé dans le rien.

Mais sur le sommet, dans ce rien, on rencontre tout. Car au dessus, on rencontre celui au regard duquel le monde entier n'est rien, celui que le cœur, que le cœur n'avait même pas imaginé, n'avait même pas conçu. Et c'est pour cela que ça paraît encore être rien.

C'est rien au regard de l'intelligence, rien au regard de la chair. C'est même rien au regard du cœur. Mais à ce moment-là, on est comblé parce que on est immergé à l'intérieur de la Trinité et on ne fait plus que battre, alors, au rythme de l'amour.

 

Mes frères, voilà ce que Saint Benoît nous dit aujourd'hui. Saint Benoît, c'est un homme qui ne nous jette pas de la poudre aux yeux. Il ne nous dit pas : faites ceci, faites cela, et je vous donnerai ça en récompense, en salaire. Non, vous ne recevrez rien et vous n'aurez jamais rien. Omnino nihil, dit Saint Benoît, absolument rien. Mais voilà, entrant dans cette mort, vous recevrez la vie.

Et c'est la vie éternelle, c'est la vie de la Trinité, c'est la vie de Dieu. Vous serez divinisés, vous deviendrez Dieu vous-mêmes. Et vous n'aurez plus besoin de rien parce que vous serez partout chez vous en étant chez Dieu.

Voilà, mes frères, le cœur de la vie monastique. Et nous l'entendons battre dans ce chapitre qui est un des plus beau de notre Règle. Il est fondamental. C'est lui qui permet de comprendre cette fameuse échelle de l'humilité. C'est lui qui permet de la gravir.

 

Voilà, mes frères, ce n'est pas facile parce que l'homme est lourd. Et pour monter cette pente, cet escalier, cette échelle si raide, il faut maigrir, il faut devenir tellement maigre qu'on n'existe plus, qu'on est comme mort. On n'a plus rien à porter. On est devenu aérien, on est devenu angélique.

Voilà le sens de la vie angélique dont parlent les anciens. C'est une des raisons aussi de quantité de choses chez Saint Benoît et dans la vie monastique en général, le jeûne par exemple, les veilles, le labeur de l'ascèse. Tout cela pour que l'homme devienne de plus en plus léger, de plus en plus dépouillé, de plus en plus dénudé jusqu'à pouvoir courir comme dit Saint 8enoît, courir sur cette échelle.

Voilà mes frères, pour ce soir. Et maintenant nous allons nous dépouiller encore. Mais comment ? Mais en écoutant notre frère qui va nous apprendre à chanter de nouvelles choses encore. Voilà, nous dépouiller ici de notre vouloir propre. Cela ne veut pas dire que nous ne serons pas intéressés par chanter ces belles choses, mais nous entrons dans le vouloir de l'Eglise, dans le vouloir de notre Liturgie et finalement dans le vouloir de notre Dieu, où devenu un avec Lui, nous pourrons enfin posséder tout et jouir de la vie éternelle.

 

Règle : 35,1-20 : Des semainiers de la cuisine. 13.03.86        

      Un principe à implanter dans le cœur.

 

Mes frères,

 

En ouvrant ce chapitre, Saint Benoît énonce un principe qui sonne comme un ordre : Fratres sibi invicem serviant, 35,1. Que les frères se servent mutuellement. C'est un principe qui vaut pour le travail de la cuisine, pour l'organisation des repas, mais aussi qui doit régir les moindres détails de notre vie.

Ce principe doit être implanté dans le cœur avant de se traduire dans des actes concrets. Chacun doit savoir, sentir, être convaincu qu'il est le serviteur de tous les autres sans exception. Serviteur, cela signifie inférieur, inférieur à tous, appartenant à tous, soumis à tous, obéissant à tous.

C'est d'abord le devoir de l'Abbé. Saint Benoît dit formellement qu'il doit servire multorum moribus, 2,85. Il doit s'adapter, il doit être au service, il doit obéir à la vocation de chacun, vocation qui s'inscrit dans une personnalité, dans un tempérament, dans des défauts, dans des vices même. Eh bien, l'Abbé ne peut pas écraser cela. Il doit se tenir en dessous, se considérer inférieur à chacun des frères de façon à pouvoir, étant en dessous, les porter et les conduire.

La mise en oeuvre d'une telle dépossession de soi, c'est la négation même du proprium. Il n'y a plus ce vice de la propriété dans le cœur de quelqu'un lorsqu'il se considère comme serviteur de tous, inférieur à tous. Mais il saura, et il sait déjà, qu'en se conduisant de cette sorte, fidèlement quoi qu'il lui en coûte, il est déjà au côté du Christ qui est venu non pour être servi mais pour servir.

Et si chacun au monastère vit dans ces dispositions, on est immergé dans la charité. Cela se comprend : les premiers sont les derniers et les derniers sont les premiers. Chacun est le supérieur des autres puisqu'il est servi par tous les autres. Mais il est en même temps le serviteur de tous.

 

Si bien que la vie conventuelle, la vie du monastère, elle se déroule dans l'ordre et la paix. La joie habite les cœurs et rayonne sur les visages. Il n'y a plus aucune place pour le murmure. L'ambition de Saint Benoît, cela ressort encore ici, mais elle est diffuse dans toute sa Règle, c'est de faire du monastère une réplique du ciel.

Il avait été dit à Moïse : Eh bien tu construiras la tente d'après le modèle que je te montrerai dans le ciel. Dieu habite au ciel dans un tabernacle, et il faut que Moïse reproduise sur terre en petit ce tabernacle que Dieu lui montre lorsque sur le Sinaï il lui ouvre le ciel.

C'est la même chose pour le monastère. Il faut dans l' esprit de Saint Benoît que le monastère soit sur terre l'imitation, la ressemblance d'une habitation qui se trouve dans le ciel, du ciel lui-même où chacun est à sa place parfaitement ouvert et donné aux autres. On peut dire : Oui, mais tout cela c'est une belle utopie. Oui, c'est une utopie peut-être ? Mais cela dépend de chacun de nous que cela devienne une réalité.

 

La première chose qui est requise, c'est d'y croire. La vie monastique, elle est construite sur la foi. Et lorsque on se livre à cette foi, à la foi comme à un moteur, alors ce moteur n'est jamais grippé, ce moteur n'est jamais usé. Un moteur de voiture, un moteur de machine, mais à la longue il s'use et il faut le remplacer. La foi, c'est le contraire. Plus la foi fonctionne, plus elle se développe, plus elle rajeunit, plus elle devient efficace.

Voilà, mes frères, essayons de demander les uns pour les autres que le Christ nous fasse le don de cette foi qui est participation à sa vie à Lui.

 

 

Règle : 36 : Des frères malades.                 15.03.86

      Nous sommes tous des infirmiers.

Mes frères,

La vie monastique forme un tout. Le monastère est un Corps. Chacune des parties, chacun des membres influe sur les autres pour le meilleur et pour le pire. Il y a donc toujours une interférence mutuelle à l'intérieur d'une communauté. C'est pourquoi nous devons toujours bien prendre attention à ce que nous sommes, à ce que nous faisons.

Mais l'âme qui, dans le monastère, donc dans ce Corps, protège l'ensemble, ce qui lui donne la vitalité, une énergie de croissance et de progrès, c'est la foi. Le Christ est mystiquement mais réellement présent en chacun des frères, à commencer par l'Abbé. Personne n'est exclu quelque soit son état de santé physique ou spirituelle.

Saint Benoît le rappelle ici à propos des malades. Il dit : Revera Christo eis serviatur, 36,4. Donc revera, cela signifie en toute réalité, en toute vérité : c'est le Christ qui est servi dans les malades. Servi, cela veut dire que - je l'ai expliqué il y a quelques jours - on appartient au malade. C'est pourquoi Saint Benoît dira plus tard que le malade peut être exigeant d'une certaine manière. Et s'il l'est, eh bien, il faut patiemment se plier à son infirmité.

 

Oui, infirmus, dit Saint Benoît, 36,4. C'est beaucoup plus que malade. Infirmus veut dire : ce qui est peu solide, donc ce qui est branlant, ce qui est faible, débile, languissant, infirme alors, malade. Voyez que l'éventail est très large. Mais il y a aussi d'autres maladies que les maladies ou les infirmités physiques. Tout ce que nous rencontrons, oui, au plan corporel, nous le retrouvons analogiquement au plan spirituel. Il y a aussi des maladies de l'âme aussi bien que du corps. Il y a aussi des déficiences psychiques aussi bien que physiques. Mais je pense surtout ici, aux maladies d'ordre spirituel. Et en ce domaine, personne n'est indemne, et nous devons l'accepter.

Saint Benoît dira que l'Abbé doit être au service d'une multitude de caractères, multorum moribus, 2,85, et qu'il doit comme un habile médecin soigner les défauts et même les vices de chacun en espérant que la guérison s'en suivra, ou du moins une amélioration. Il ne peut jamais se lasser. Il ne peut jamais laisser tomber les bras et dire : il n'y a tout de même rien à faire avec ce frère, et le laisser courir à sa perte alors, à la perte de sa santé spirituelle.

 

Mes frères, je pense que nous devons à l'intérieur de cette foi qui nous fait découvrir le Christ en chacun d'entre-nous, qui nous fait être au service les uns des autres, qui nous fait appartenir les uns aux autres, à l'intérieur de cette foi, nous devons être les infirmiers les uns des autres, ne pas laisser cette mission à l'Abbé seul.

Cela ne veut pas dire maintenant que chacun doit commencer à aller faire des remarques aux autres. Non, ce n'est pas cela. Mais la première chose à faire, c'est d'accepter l'autre tel qu'il est avec son infirmité. C'est déjà un grand service à lui rendre. Et puis le supporter patiemment, être toujours très aimable avec lui, lui rendre tous les services possibles et décents.

A ce moment, ce parfum de charité se répandant sur la personne du frère spirituellement malade va agir sur lui. Il va s'opérer une espèce de transfusion de vie entre les frères. Si bien qu'on arrivera à un état de santé, disons, moyen. Les plus forts ayant donnés de leur substance aux plus faibles et les plus faibles ayant progressés grâce à l'apport qui leur advenait des autres. Et ainsi, on arrive à une moyenne.

 

Et alors, grâce à la foi qui continue à voir le Christ en chacun et à l'amour qui continue à se développer, c'est l'ensemble qui monte, qui grandit et qui acquiert ce qu'on peut appeler une bonne et solide santé. voilà, mes frères, essayons donc d'être ainsi tous d'excellents infirmiers dans la patience, dans une charité sincère, car en guérissant les autres, en travaillant à guérir les autres, nous travaillons à nous guérir nous-mêmes d’abord.

 

 

Chapitre : Les Nouvelles Constitutions.           16.03.86

      29. Les bâtiments claustraux.

 

Mes frères,

 

La Constitution 31 nous rappelait la semaine dernière que le moine doit se rendre étranger aux agissements du monde :

 

            C’est la raison pour laquelle le monastère doit être construit de manière à pouvoir assurer à ses habitants la solitude et la quiétude.

 

Aujourd'hui, elle poursuit :

 

          Les bâtiments claustraux où les moines demeurent leur sont strictement réservés. Les entrées des personnes étrangères et les sorties des moines se font avec l’autorisation de l’Abbé et seulement pour un motif proportionné.

 

Les bâtiments claustraux, dit le texte français. Le tex­te latin porte : claustra. C'est un endroit fermé, protégé. Traditionnellement il a la forme d'un quadrilatère. C'est une sorte de forteresse. En fait, c'est une enceinte sacrée. C'est l'enceinte sacrée par excellence où le moine passe sa vie. Le français dit : où les moines demeurent. Le texte latin utilise un mot classique, traditionnel qui signifie que c'est l'endroit où les moines passent leur vie, où ils coulent leurs jours dans le labeur de l'Opus Dei, de la Lectio Divina et du travail manuel.

Il y a dans ce mot latin une connotation de solidité, de stabilité, de durée. Mais ce n'est pas une durée subie. C'est une durée assumée, c'est une durée construite. Le moine se construit dans cette enceinte sacrée. Il permet au Christ de construire une image parfaite de ce que Lui est. Ce sera donc le lieu où les moines connaissent l'intimi­té et le secret de Dieu. Ils n'y sont pas seuls. Loin de là ! Ils ne sont même pas chez eux. Ils sont chez Dieu.

C'est donc le lieu de leur vie intime, de leur vie se­crète avec ce Dieu qui les a appelés et auquel ils répondent généreusement avec confiance. C'est donc un lieu de silence, de componction, de priè­re. Voilà donc les claustra. Il est normal, il va donc de soi que les étrangers n'y aient pas accès, sauf pour une raison valable. On dit ici : un motif proportionné.

          Le mot latin n'est pas facile à traduire. C'est adaequata. Cela signifie : conforme à l'équité, à la raison, à la foi,  jamais donc pour des motifs touristiques ! Non, des étrangers, même les ouvriers qui viennent travailler chez nous entrent dans un temple.

         

Les Constitutions des moniales sont plus explicites encore. Elles disent ceci :

 

          Pour vivre la spiritualité du désert dans les conditions modernes, les moniales cisterciennes pratiquent la séparation du monde. Le monastère est construit de façon à pouvoir assurer à ses habitants le calme et la solitude. Les bâtiments claustraux où demeurent les moniales leurs sont strictement réservés….

 

          Et voici maintenant la différence :

 

          ….et celles-ci ne sortent de leur clôture que pour des raisons motivées telles que besoins médicaux, formation des sœurs, exigence du travail, service de l’Ordre et autres circonstances confiées au discernement de l’Abbesse.

 

Vous savez que la clôture est plus sévère pour les mo­niales que pour les moines. Et ça fait question. Je me deman­de personnellement pourquoi, pourquoi la clôture des moines n'est-elle pas aussi sévère que la clôture des moniales ? Pourquoi cette disparité ?

Cela commence aussi à poser question aux moniales. Mais alors elles se disent, elles : pourquoi notre clôture n'est­-elle pas aussi facile que la clôture des moines ? Il faut trouver un juste milieu de façon à ce que les deux clôtures soient identiques.

          Mais elles disent ici quelque chose qui est très beau et qui est important :   

         

          Pour vivre la spiritualité du désert dans les conditions modernes…

 

Donc, elles envisagent la vie cistercienne comme une vie dans le désert, et ainsi elles retrouvent leurs origines cis­terciennes pures. Nous avons vu ça dernièrement, que les pre­miers cisterciens en retournant à leurs sources, sont retournés au désert. Que sera donc le cloître ?

Eh bien, le cloître sera le coeur d'un désert, ce sera le lieu privilégié d'une rencontre. Il est la figure du Sinaï, de cette montagne au pied de la­quelle Moïse le premier a rencontré Dieu. Et puis par après tout le Peuple d'Israël, là où Dieu s'est montré à leurs yeux, sous la forme d'un feu dont on n'osait pas approcher, dont on ne pouvait pas approcher.

Le cloître sera donc aussi la figure du Saint des Saints, ce lieu où Dieu parle, où Dieu délivre ses oracles, où il est toujours possible de le rencontrer, mais dans lequel on ne peut pénétrer que si on est entièrement pur. Nous, nous ne sommes pas purs, mais nous avons tout de même le privilège d'habiter avec Dieu chez lui, dans son Saint des Saints.

 

Le cloître sera aussi la figure de cette montagne où Jésus a été éprouvé, où il a été soumis à la tentation, et où il est apparu transfiguré dans sa gloire. Il sera donc,

le cloître, l'endroit de la lutte, mais aussi l'endroit de la métamorphose spirituelle. Le cloître est aussi le sein à l'intérieur duquel le moine naît au monde à venir. Cela ne se fait pas tout seul. Il faut que Dieu façonne le moine et que le moine soit docile. Mais c'est une véritable naissance à un monde nouveau.

Il sera aussi, le cloître, le paradis de la familiarité avec Dieu. Et j'y ai fait une brève allusion hier en rappe­lant que le Christ vit en chacun d'entre nous. Et chaque fois que nous rencontrons un frère, ou qu'un frère nous aborde, ou bien qu'un frère nous demande un service, c'est chaque fois le Christ dans le frère.

Ah! si nous pouvions en être persuadé, mais en avoir cons­cience, à ce moment-là beaucoup de choses iraient mieux dans notre vie. Parce que je vous assure, c'est la vérité. Hors de cette vision de foi, ce ne sont plus des frères, ce sont des concurrents. C'est la loi de la jungle alors, comme dans le monde.

 

Eh bien, mes frères, le cloître, c'est donc le lieu où le Royaume de Dieu s'affirme avec le plus de puissance. Alors le caractère sacré du cloître doit être préservé. Et ça se comprend ! Les étrangers qui y entrent, ils doivent sentir une ambiance. Ils doivent être impressionnés. C'est à dire, ils doivent recevoir en eux une empreinte qui les fortifie, qu'ils emportent avec eux, et qui les rend meilleurs.

Il y a aussi les sorties du cloître. Oui, les sorties, elles se font seulement pour un motif proportionné et toujours avec l'autorisation de l'Abbé. Vous savez, il y en a qui disent ceci : O, ce n'est que pour aller à Rochefort chez le médecin. Pas besoin de deman­der la permission à l'Abbé pour ça ! Oui, celui qui raisonne comme ça, et bien, il est hors de la volonté de Dieu, mais véritablement en dehors. Je ne dirais pas que c'est une désertion parce qu'il revient. Mais c'est une fugue, vous voyez. On a fugué !

Il est très facile aujourd'hui de supposer des permis­sions, de présumer des permissions. Oui, c'est une mentalité qui peut germer dans un esprit qui n'est pas tout à fait juste. Mais dans la foi, il s’agit de tout autre chose. On est chez Dieu, ici. On y est bien. Et pour quitter cette enceinte sacrée et retourner dans le monde profane, il faut que Dieu, le Christ présent dans le monastère donne son autorisation et sa bénédiction.

Alors que fait le moine ? Mais le moine porte avec lui non seulement la protection de Dieu, mais aussi il porte avec lui quelque chose de ce sacré qu'il va transmettre sans le savoir, sans le chercher, à ceux qu'il va rencontrer.

Eh bien voilà, mes frères, pour ce matin, encore un pe­tit enseignement que nous donnent nos Constitutions.

 

 

Règle : 38 : Du lecteur semainier.                17.03.86

      La lecture publique.

 

Mes frères,

La lecture publique au cours des repas, comme vous le voyez, n'est pas une innovation récente. Saint Benoît la connaît. Il l'emprunte à la Tradition et il insiste comme sur une pratique indispensable : La lecture ne doit jamais manquer a la table des frères, dit-il 38,2.  Jamais manquer ! Que lisait-on ? Il suffit pour cela de se référer au dernier chapitre de la Règle. On lisait l'Ecriture Sainte naturellement et en premier lieu, puis la vie des Pères, des récits édifiants. Mais les manuscrits étaient rares et aussi précieux.

Aujourd'hui, il y a un gaspillage fantastique de papier. A cette époque, on était économe. On ne peut pas imaginer aujourd'hui la peine que demandait la reproduction d'un manuscrit. Il y avait ce qu'on appelait un Scriptorium. C'était l'endroit où travaillaient ces scribes, ceux qui recopiaient les manuscrits. C'était vraiment des ateliers. Alors, ces manuscrits, qui étaient rares malgré tout, qui étaient entourés d'un très grand soin, étaient parfois difficiles à déchiffrer. On usait beaucoup d'abréviations pour gagner de la place. On ne mettait pas de ponctuation, tous les mots étaient accrochés les uns aux autres.

Si bien que l'office de Lecteur était, mais vraiment, une charge importante et honorable dans une communauté. Ce n'est pas n'importe qui qui pouvait s'emparer d'un Iivre et lire, comme le dit Saint Benoît. Il ne faut donc pas s'étonner si le lecteur est invité à se prémunir contre la tentation de vanité. Aujourd'hui, on n'est pas mécontent si on ne doit pas être lecteur. Oui, mais à cette époque, c'était vraiment un honneur d’être lecteur. On aurait très bien pu, voilà, mettre son âme en danger.

Et c'est pourquoi ce péril doit être sérieux, vraiment sérieux, nous devons bien nous le dire. A l'époque de Saint Benoît, c'était un vrai danger. Et nous le remarquons au fait que le lecteur avant d'entrer en fonction doit demander que tous prient pour lui, dit Saint Benoît, tout le monde doit prier pour lui. Et on doit prier pour lui afin que Dieu écarte la tentation de vanité, le spiritus elationis, 38,7, cet esprit malin qui pourrait le faire mousser de l'intérieur, s'élever au-dessus des autres.

Et il demande que tous prient pour lui après la messe ; et après la communion. C'est un moment privilégié. Tout le monde a participé au Sacrifice Eucharistique, on ne forme plus qu'un seul Corps. On a communié et on est tous unis. Donc à ce moment-là, si on prie ensemble, la prière aura beaucoup plus d'efficacité. Il va aussi après cette prière recevoir une bénédiction spéciale. Voyez toutes les précautions que l'on prend !

 

Il faut noter l'insistance de cette prière aussi. C'est par trois fois que le lecteur lance son invocation. C'est par trois fois que la communauté la reprend. Et ce n'est pas n'importe quelle invocation, c'est exactement la même qui est utilisée pour l'ouverture de l'Office chaque matin : Seigneur, ouvre mes lèvres, et ma bouche annoncera ta louange.

Donc, la lecture du réfectoire, elle a pour but la proclamation de la louange de Dieu, et elle ne doit pas servir à la vanité du lecteur.   On sent aussi la parenté qu'il y a entre la table Eucharistique et la table du réfectoire, entre l'Office Liturgique et la célébration d'un repas communautaire au cours duquel il y a une lecture.

Nous voyons, mes frères, que la vie monastique est toujours une unité. Ce n'est pas quelque chose de compartimenté mais c'est intégré, c'est synthétisé vitalement, existentiellement. Nous devons en être pénétrés. Nous sommes ici chez Dieu. Tout ce que nous faisons viens de Dieu et est pour Dieu, mais absolument tout. Et à des endroits comme l'église et comme le réfectoire, alors ça est très fort mis en relief par Saint Benoît.

 

Eh bien voilà, mes frères, si nous entrons dans cet esprit, je pense que comme nous invite Saint Benoît, nous courons dans la voie des commandements de Dieu vers ce monde à venir qui nous attire, qui nous séduit, et où enfin nous verrons Dieu tel qu'il est.

Il est déjà possible de le voir tel qu'il est maintenant. Ce monde à venir n'est pas loin de  nous. Il est dans notre cœur. Nous baignons en lui. Si nous entrons dans ce courant qui affleure partout, eh bien ce monde à venir devient notre véritable patrie, et déjà nous recevons la joie de contempler le Christ dans sa beauté, de façon obscure certes, mais tout de même bien réelle.

Et à ce moment-là, tout est transcendé, tous les périls sont vaincus, la mort elle-même est dépassée et on goûte déjà les prémices de la résurrection de notre état définitif, éternel, dans la lumière.

 

 

Règle : 39 : La mesure de la nourriture.         18.03.86

      Un sujet délicat !

 

Mes frères,

Saint Benoît ose aborder ce soir un sujet délicat : la mesure de la nourriture. Car l'homme, dès l'instant de sa conception jusqu'à son dernier souffle a besoin d'être nourri. C'est pour lui une condition sine qua non de survie. Lorsqu'il devient autonome immédiatement après sa naissance, il trouve un plaisir à satisfaire son appétit. Il commence à savourer les variétés de goût qu'il découvre dans les aliments.

Mais nous sommes dans un monastère. Et si notre principale nourriture est la volonté de Dieu, si nous nous délectons des saveurs cachées dans la manne des vouloirs divins, à ce moment-là nous comprenons qu'il est nécessaire, qu'il est indispensable de discipliner l'instinct charnel, l'appétit des nourritures terrestres.

Il faut accorder au corps ce qui lui revient en toute justice. Il faut faire de son corps un allié de l'esprit et non pas lui remettre le gouvernail de la vie. C'est à cela que s'emploie l'ascèse monastique. Et reconnaissons-le franchement, ce n'est pas si simple, ce n'est pas facile, ça ne va pas de soi, cela nécessite une lutte.

 

Eh bien Saint Benoît, je pense que nous pouvons l'admirer parce qu'il ose aborder de front ce problème. Et il pense à tout et à tous. Il entre dans le détail concret. On pourrait reprendre tout presque ligne par ligne. Il a le souci, vraiment le souci de chacun.

Je pense que dans le monastère de Saint Benoît, on devait se sentir bien, même pour ce qui regarde la nourriture. On n'y avait pas faim. On jeûnait, certes. Il arrivait en Carême qu'on prenait le premier repas de la journée après les Vêpres. Mais ça ne fait rien, c'était une habitude. Surtout dans le Midi, dans le sud de l'Italie, il y fait chaud, on n’a pas si vite faim qu'ici.

 

On devait être bien chez Saint Benoît. On sent à travers ce chapitre-ci qu'il avait un cœur, un cœur aimant. Il savait entrer dans la peau de ses frères, là, qui étaient venus à la conversion et qui avaient encore tant de besoins artificiels dont il fallait les aider à se débarrasser.

 

 

Règle : 41 : Des heures des repas.              20.03.86

      Le murmure légitime.

 

Mes frères,

Voici le seul endroit où Saint Benoît parle d'un murmure légitime. Iusta murmuratio, dit-il en 41,13. Un murmure qui est juste, c'est à dire qui est selon la justice, qui est conforme au droit. Habituellement, nous l'avons vu, lorsqu'il parle du murmure, il y voit une chose pernicieuse car le murmure détruit la relation entre Dieu et l'homme et il conduit le moine à la ruine.

Le murmure juste, dont parle ici Saint Benoît, l'est dans le chef des murmurateurs, des frères qui murmurent ici ensemble. Ce n'est pas un seul, c'est toute la communauté qui murmure. Cela n'enlève rien à la nature pernicieuse du murmure.

 

Mais il doit tout de même, ce murmure, être mauvais dans le chef de quelqu'un. Eh bien ce sera chez l'Abbé. Il est pernicieux pour l'Abbé. Pourquoi ? Mais parce que l'Abbé, par son défaut de discrétion, par un souci mal éclairé de l'Observance et par la dureté de son cœur, n'adapte pas l'horaire des repas. Il écrase les frères sous le poids du travail et il les pousse a bout.

Le responsable de ce murmure, c'est donc l'Abbé. Et il en répondra devant le tribunal de Dieu car le Christ a dit : Malheur à celui par qui le scandale arrive. Le scandale est arrivé. Les frères ont murmuré. C'est un malheur ! Mais attention ! Maudit celui par qui le scandale arrive. Et c'est l'Abbé !

 

 Voyez, mes frères, comme Saint Benoît n'est pas tendre. Il n'est pas tendre du tout. Et dans ses jugements, il est toujours très correct. Il ne dit pas : Moi je suis Abbé, donc a priori tous les droits sont du côté de l'Abbé.

Ah non, dit Saint Benoît, les droits peuvent être du côté des frères. Et voici un cas ici. C'est bien la preuve que Saint Benoît était un saint. Il voit les choses comme Dieu les voit, et il réagit comme Dieu lui-même réagit.

 

Alors, mes frères, ayez toujours une petite prière pour l'Abbé parce qu'il devra répondre devant Dieu de tout ce qu'il décide. Et il est un homme entouré de faiblesse comme n' importe qui. Ses vues sont limitées. Même s'il fait son possible pour que le Christ vive en lui, pour être sous la mouvance de l'Esprit Saint, la chair est toujours là qui peut à certains moments le perturber et l'aveugler. Donc il est nécessaire qu'il soit porté par la prière de tous ses frères.

 

 

Règle : 42 : Du silence après Complies.          21.03.86

      La fin de la journée.

 

Mes frères,

 

Habituellement lorsque nous entendons la lecture de ce chapitre, l'attention se porte sur la défense faite par Saint Benoît d'encore parler après l'Office de Complies. Cela se comprend, cette prohibition de la parole pendant les heures de la nuit est capitale dans une vie monastique. La nuit est le lieu d'un mystère, d'une rencontre, d'une lutte.

Rencontre de Dieu, révélation de ses mystères ; rencontre de satan, de ses illusions, de ses phantasmes. Le moine est un veilleur dans le silence. Ne pouvant plus voir, il écoute et il prie, et il cherche Dieu, et il le trouve jusque à l'intérieur de son sommeil.

 

Mais ce qui est important, c'est de considérer comment se termine la journée du moine. Cette fin de journée a un caractère de solennité, de recueillement, d'émotion même. Et tout est commandé par trois mots latins qui ne sont pas du tout traduits en français, mais que vous allez reconnaître tout de suite car nous les avons encore chantés comme Antienne du Magnificat : mox surrexerint a cena, 42,6. Rappelez- vous : Le Christ se leva après avoir mangé.

Il y a donc ici une allusion directe à la dernière scène. Le mot ici est emprunté à l'Antienne. Nous avons vu que pour Saint Bernard, il en allait déjà de même. Saint Bernard, lorsqu'il cite l'Ecriture, la plupart du temps il la cite à travers ce qu'il a entendu pendant l'Office.

 

La communauté est donc vue comme la continuation ou le prolongement de ce groupe de disciples qui pour la dernière fois, un soir, partage un souper avec le Christ. Et ce fut le repas du plus grand amour, de l'Eucharistie et du testament spirituel de Jésus.

Que font donc les moines ? Immédiatement après le souper, dit Saint Benoît, mox, bientôt, tout de suite après le souper, ils se réunissent pour écouter le Christ qui va à nouveau leur parler par la bouche de l'Esprit Saint - l'Ecriture -, ou par le canal de saints personnages, les Conférences, les vies des Pères ou un autre Ecrit édifiant.

 

Mes frères, aussitôt alors, voyez tout de suite tout s'enchaîne, et nous avons l'image de la dernière scène sous nos yeux. Il est dit : Aussitôt que Jésus a parlé à ses disciples, ils chantent l'hymne, c'est à dire, ayant chantés les Psaumes et les Cantiques habituels du repas pascal, ils se lèvent et ils vont vers un jardin appelé Gethsémani.

Donc, nous avons le repas, nous avons le discours de Jésus, puis nous avons les psaumes et après les psaumes, on se retire. On se retire ? C'est un rappel, ici, discret du drame de la passion et pour nous de la trahison possible au cours de la nuit.

 

Donc, voyez mes frères, que notre vie ce n'est pas quelque chose de banal, que notre journée se termine tous les jours, qu'elle se termine dans l'ambiance de la dernière scène. O Saint Benoît le savait, Saint Benoît a choisi ses mots. Ce n'est pas par hasard, il savait ce qu'il disait.

Il y a d'autres endroits encore à l'intérieur de la Règle, il suffit d'y être attentif. Mais on passe dessus ainsi parce qu'on connaît presque le texte par cœur et on n'y prête plus attention. Il faut avoir l'esprit éveillé et porter sur ce texte un regard neuf comme si on le voyait pour la toute première fois. Alors on découvre des choses merveilleuses.

 

Voilà, mes frères, soyons donc toujours très propres dans notre approche de la vie monastique. Nous n'en rions pas, certes, je le sais, mais ne la banalisons pas. Ne devenons pas des gens distraits, des gens de routine. Il se passe tous les soirs depuis le souper jusqu'au moment où nous nous retirons pour prendre notre repos, il se passe un mystère. Soyons-y attentifs !

Vous comprenez aussi un peu mieux maintenant la raison d'un Chapitre, d'une salle Capitulaire. Traditionnellement on avait le cloître de la lecture. Et à Laval, et à Clairefontaine, ce cloître de la lecture existe encore. Et on y fait encore la lecture au soir. Enfin, puisque ici la lecture n'est pas possible, qu'il faut tenir le Chapitre maintenant, que ce soit au moins un local qui ait ce caractère de sacré, qui crée disons un lieu, un espace où on doit sentir une présence.

 

 

Règle : 43, 1-31 : Des retardataires !          22.03.86

      Se précipiter à l’Office divin.

 

Mes frères,

 

Pourquoi Saint Benoît prescrit-il à ses moines de se hâter d'accourir à l'Office Divin ? Summa festinatione, dit-il, 43,5. Cela veut dire qu'on doit laisser tomber tout ce qu'on a en main et se précipiter à l'Office divin, mais avec gravité, dit-il, pour ne pas donner occasion à la dissipation. Il ne faut donc pas traîner. Ce n'est pas le moment de commencer à échanger un message urgent à la porte de l'église quand on a déjà sonné et qu'on est en train de mettre sa coule. Non, non, tout ce qui est dans les mains, tout ce qui est dans l'esprit, tout ce qui est dans le cœur est abandonné. On est à l'Office divin dès qu'on entend le signal.

 

Mais pourquoi ? Mais parce que c'est avantageux. Il est avantageux de laisser un opus hominis, un ouvrage d'homme, pour participer à l'Oeuvre de Dieu, à cet Opus Dei, pour devenir le collaborateur de Dieu.

Mais quel est ce travail de Dieu ? Il est unique et nous le connaissons. C'est la création, la rédemption, la transfiguration du cosmos. Dieu n'a rien d'autre à faire que cela. C'est la seule et unique chose que Dieu fait lorsqu'il agit, lorsqu'il agit par rapport à nous naturellement.

Car il y a à l'intérieur de lui toute une action, toute une vie dans laquelle nous serons introduits par grâce, par cadeau. Mais toute son action ad extra, comme on dit, à l'extérieur, nous regarde et regarde le cosmos : le lancer dans l'existence et le conduire à la participation, à la divinisation, à la participation à la propre vie de Dieu.

 

Alors, mes frères, travailler avec Dieu, cela signifie devenir soi-même Dieu. C'est participer à ses pouvoirs et à sa puissance, c'est être revêtu de sa lumière et être immergé dans son amour. On a donc intérêt à abandonner un ouvrage d'homme pour travailler avec Dieu à son ouvrage à Lui.

Or cette Oeuvre de Dieu, elle est condensée à l'infini - sacramentellement donc - dans cette Semaine Sainte et surtout dans la Vigile Pascale. Sacramentellement je le dis bien car j'aurais l'occasion de le rappeler au cours de cette Semaine Sainte : l’événement de Pâques, il est d'aujourd'hui. Ce n'est pas une banale commémoraison d'un fait appartenant au passé. Non, c’est d'aujourd'hui et nous y sommes engagés.

Et c'est à partir donc de cette grande et sainte Semaine que l'Oeuvre de Dieu, que le Travail de Dieu se déploie. Il faut un regard déjà pur pour contempler cette réalité. Mais la vie monastique nous y conduit. Pour ça, ne traînons pas !

 

Une raison de plus pour comprendre pourquoi Saint Benoît parle de se hâter, c'est que le moine, c'est un homme qui n'a pas de temps à perdre. C'est un homme qui est toujours occupé. A quoi ? Mais à travailler avec Dieu.

Et en même temps, par rapport aux affaires du monde, aux choses du monde, il est dans le quies, il est dans le repos. Il a tout en même temps : et du temps à perdre et pas de temps à perdre ; aucun temps à perdre pour Dieu, mais ces affaires des hommes, ces affaires purement humaines, ces petites choses-là dans lesquelles on est enfermé et dans le filet desquelles le cœur se laisserait si facilement prendre, eh bien pour ça, il a toujours assez de temps.

 

Nous allons donc, mes frères, essayer de vivre cette Semaine Sainte avec intensité et profondeur. Nous essayerons de prendre conscience de ce fait encore : c'est que nous portons l'univers dans notre cœur. Donc notre adoration, notre louange, notre repentance, notre componction, nos appels à l'aide, notre lutte, sont ceux des hommes nos frères et du Christ en nous.

En chacun de nous, c'est multiplié comme des gouttes d'eau d'un jet d'eau dans un rayon de lumière. Il y a autant de soleils qu'il y a de gouttes. Eh bien, il y a autant d'univers parce qu'il y a autant d'hommes, il y a autant de Christ qu'il y a de moines, qu'il y a de véritables chrétiens. Cela se démultiplie à l'infini.

C'est pourquoi, mes frères, habituellement mais surtout cette semaine-ci, nous ne placerons rien, comme dit Saint Benoît, avant ce travail, avant cette Oeuvre de Dieu.

 

 

Homélie du dimanche des rameaux.             23.03.86

 

Mes frères, 

 

          Le prophète nous a conseillé d'écouter comme celui qui se laisse instruire. Oui, nous avons beaucoup à apprendre. Nous avons tout à apprendre. La Sagesse de Dieu est inépuisable. Nous ne l'assimilons pas. C'est elle qui nous engloutit pour nous refaçonner à son image. Qui donc aurait jamais imaginé que Dieu se ferait homme, qu'il se livrerait au pouvoir de sa créature, qu'il se laisserait conduire jusqu'à la mort sur une croix ?

 

          Il a voulu devenir homme, mes frères, pour connaître les conséquences horribles de notre péché. Reconnaissons-le en cet instant : nous sommes coupables de la mort du Christ. Lorsque nous murmurons dans notre coeur - rien qu'un simple murmure - nous rejetons Dieu et nous donnons une nouvelle impulsion à la passion du Christ qui sera en agonie jusqu'à la fin du monde.

 

          Mes frères, ce que Pierre dans un mouvement incontrôlé a proposé de faire, cela nous est expressément demandé aujourd'hui. Suivre le Christ sur la rude route de l'obéissance ; nous laisser emprisonner dans la volonté d'un autre ; aller à la mort sans faiblir, mort à notre égoïsme, mort à ce vieil homme qui en nous ne rêve que de jouissances, que de domination et que de plaisirs.

          Tout chrétien doit savoir, et le moine encore davantage, que son Dieu est un crucifié. Le succès, le salut, la vie, ne sont pas dans la domination mais dans l'humilité d'une kenose poussée jusqu'à son paroxysme. Nous l'avons entendu : le Christ était Dieu mais il n'a pas revendiqué le droit d'être traité comme un Dieu. Or, nous sommes bardés de droits. Et nos droits, nous exigeons qu'ils soient respectés. Mes frères, sommes-nous chrétiens ou sommes-nous encore païens ?          

 

          Regardons aussi autour de nous. Toute souffrance, toute mort est apparition nouvelle du Christ dans son mystère. Et lorsque nous remarquons la souffrance chez un homme, nous devons être saisis d'un respect sans bornes car c'est notre propre vocation, c'est notre vérité qui nous est rappelée.

          Et lorsque nous-mêmes nous sommes frappés, ayons le réflexe juste et marchons sur les traces du Christ. Ce n'est pas facile, cela peut nous paraître impossible ? Mais c'est lui, encore une fois, qui revit en nous son mystère.

 

          Et un jour qui nous paraît lointain lorsque nous sommes dans la souffrance, mais qui en fait à l'échelle du cosmos est très proche de nous, eh bien ce jour, nous verrons qu'une semence de résurrection, de bonheur éternel avait été semée en nous, avait été semée en l'autre. Et nous serons réunis pour une communion éternelle que rien jamais ne viendra briser.

 

          Mes frères, laissons donc le Christ triompher en nous. Notre participation à cette Eucharistie dira notre assentiment dans la foi.

 

                                                                                Amen.

                                                                                                   

 

Chapitre du Lundi Saint.                        24.03.86

Le mystère de l’onction de Béthanie.

 

Mes frères,

 

          L'onction de Béthanie, nous n'en sonderons jamais les richesses. C'est un mystère dont la longueur, la largeur, la hauteur et la profondeur nous éblouissent. Il fera notre joie pour l'éternité, car en lui ont été réconciliés le ciel et la terre.

          Depuis des années, je prends le risque de m'aventurer à l'intérieur de ce mystère. Je regarde Marie, je me laisse caresser par la lumière qui rayonne de la personne du Christ, j'interroge les assistants, les participants à ce banquet. Et il me semble que c'est un événement nouveau, toujours jeune comme s'il se produisait de façon imprévue, insolite. je dirais presque comme un drame à suspens.

          On pense qu'on est parvenu au coeur et qu'à partir de ce coeur on peut contempler l'ensemble. Mais non, il est impossible de porter son regard partout. C'est trop riche !

 

          C'est un événement transtemporel. Il se poursuit encore aujourd'hui. Il ne connaîtra jamais de fin. Ce que je vous dis maintenant, vous le comprendrez mieux dans quelques minutes. C'est un davar, donc une parole prophétique qui se réalise, qui se poursuit d'âge en âge et qui s'achèvera lorsque nous serons tous rassemblés en un seul Corps, dans le Royaume de Dieu, installé définitivement dans le cosmos entier.

          Jusque là, nous serons tous amenés à répercuter dans une partie de notre être le mystère de Béthanie. Soit être du côté de Marie, soit être du côté de Judas. Il n'est pas possible d'être neutre. C'est ça qui est dramatique et qui est tragique pour nous. Nous allons de nouveau contempler cette scène et voir où nous nous situons par rapport à elle.

 

          Voici donc Jésus, sept jours avant la Pâque, qui est le héros d'une fête, d'un banquet à Béthanie. Pourquoi ? Mais parce qu'il a ressuscité Lazare. Nous ne pouvons dissocier ce banquet de la résurrection de Lazare. Cela nous est bien expressément dit ici : Lazare était un des convives. On parle deux fois de Lazare. Et Marthe est en train de servir. Elle fait le service.

          Et cette petite notation que Marthe fait le service nous montre qu'il est plus que probable que l'épisode rapporté par Saint Luc de Marthe et Marie se rapporte au même événement. Et voilà, Saint Luc nous dit que Marie devait encaisser les remarques désobligeantes de sa sœur. Ici, ce sera la remarque encore plus que désobligeante de Judas.

 

          Donc, voici Marie. Vous sentez déjà qu'il y a là quelque chose qui n'est pas normal. C'est normal au plan humain, mais nous devons flairer un mystère. Le héros de la fête est donc Jésus.

          Et voilà que soudainement l'intervention de Marie provoque l'irruption de l'inimaginable et du mystère. Nous sommes enlevés comme en extase dans le monde à venir. Vous avez là deux êtres. Vous avez Jésus et Marie. Marie qui prend ce parfum, qui le répand sur les pieds de Jésus, qui l'essuie avec ses cheveux - voyez le geste - et à ce moment, Jésus et Marie ne font plus qu'une seule lumière, qu'un seul parfum.  

          Ce parfum se répand dans toute la maison, est-il dit, Partout la maison en était remplie. C'est la maison où se trouve Jésus. C'est donc la maison où se trouve Dieu. Et ce parfum se répand grâce à l'intervention de Marie. Elle a brisé le col du vase pour répandre son parfum.

          Elle a brisé aussi quelque chose à l'intérieur de la divinité du Christ, comme si cette divinité était enfermée dans le corps de Jésus. Et voici que le geste de Marie libère la divinité. Donc le parfum de Dieu se répand dans toute la maison de Dieu qui est l'univers. Et ce parfum nous atteint encore aujourd'hui.

 

          Si nous sommes dans ce monastère en ce moment, c'est parce que nous avons respiré ce parfum, qu'il est pénétré en nous et qu'il a provoqué, qu'il a entraîné une réponse. Il a voulu, ce parfum, retrouver sa source, retourner là d'où il était venu et toucher alors celle qui avait provoqué, disons, l'accident. C'est Marie.

          Nous sommes donc situés à l'intérieur de ce mystère aujourd'hui. Il est constitutif à notre être monastique. Maintenant chez les autres, c'est à dire chez les convives, c'est la stupeur, puis c'est l'indignation, et enfin c'est le rejet. Marie est rejetée.

 

          Nous avons donc là en Jésus-Marie, une cellule du Royaume de Dieu. C'est la première cellule du Royaume de Dieu. Je laisse de côté la Vierge Marie qui est unique. Elle est, la Vierge Marie, au-delà de la cellule. Elle est la mère de la cellule.

          Ici, nous avons la cellule. Elle est infinie, cette cellule. Elle est fragile. Elle est sans défense aucune. Elle est là présente dans un océan de passions humaines et dans l'absurdité des égoïstes mercantiles. Des yeux qui ne sont pas accordés à cette cellule, mais ils voient en elle des choses qui ne s'y trouvent pas.

          On va dire : « Mais 300 deniers, pourquoi un geste ainsi ? C'est de la folie ! » Oui, mais la Sagesse de Dieu est toujours folie au regard des hommes. On aurait pu trafiquer avec ces 300 deniers. Le donner aux pauvres, oui, ou le mettre dans sa poche. Enfin on aurait pu faire du business. On aurait pu le placer.

 

          Voilà, ça, c'est la réponse des hommes. Si bien que Jésus et Marie sont seuls. Ils se retrouvent seuls. Et ils le sont encore aujourd'hui, et ils le seront toujours. Et c'est ici qu'intervient la relation de la résurrection.

          Car la résurrection, ce n'est pas un phénomène sensationnel. La résurrection est une personne. La résurrection, c'est la personne de Jésus. Avant de ressusciter Lazare, il a dit : « Moi, je suis la résurrection et la vie. » Moi !  La résurrection n'est donc pas un phénomène qu'on peut observer. Non, elle est une personne, elle est la personne de Jésus.

 

          Or, qu'arrive-t-il ici ? Voilà que Marie, dans sa candeur, dans sa transparence, en répandant ce parfum sur les pieds de Jésus et en les essuyant avec ses cheveux, voici que Marie se revêt de la personne de Jésus. Elle se perd dans la personne de Jésus.

          N'oublions pas que le geste de parfumer les pieds, surtout d'essuyer ce parfum avec les cheveux, donc vraiment c'est une onction. Ce n'est pas le verser ainsi et puis le laisser couler n'importe comment. Non, non, non, c'est une véritable onction.

          Marie, alors, pénètre à l'intérieur de Jésus avec le parfum. Elle se revêt de Jésus. Ce n'est plus elle qui vit, c'est Jésus qui vit en elle et elle vit en Jésus. Ils sont devenus un seul esprit, une seule lumière, un seul parfum. Mais alors, que se passe-t-il ?

         

Puisque Jésus est la résurrection, Marie a vaincu la mort avant même que la mort ait fait son œuvre en elle. Marie est ressuscitée d'entre les morts avant de mourir. Et là, vous avez pour la première fois, cette extraordinaire expérience que les premiers moines ont appelé la petite résurrection, donc ressusciter des morts avant de mourir.

          Donc, la mort n'existe plus, il faut bien comprendre ça, la mort n'existe plus. Celui qui est dans cet état ne meurt pas. Il entre dans la plénitude de la vie. Ceux qui sont à l'extérieur, encore une fois, qui ne sont pas concernés, mais ils vont dire : « Mais il est mort, celui-là ! » Mais ils n'y connaissent rien. Ils ne voient pas, ils constatent. Ils ont des yeux de chair. Mais Marie, déjà, avait vaincu la mort en elle-même.         

 

          Et les convives, ils sentent quelque chose, ils pressentent quelque chose là en dessous. Et c'est pour eux insupportable. C'est insupportable pour des hommes qui sont encore sous le pouvoir de la mort. Et aussitôt la suspicion s'installe autour de Marie et les avanies commencent. Et les avanies ne cesseront plus. Marie est isolée.          

          Elle est aussi isolée que Jésus pour lequel les avanies vont commencer aussi. On est six jours avant la date de la Pâque, et avant le jour de Pâques Jésus aura été crucifié. Il aura été rejeté par tout le monde, même par les siens.

 

          Et que fait Marie ? Eh bien, Marie répond par son silence, par une générosité sans bornes, par une confiance totale, par son amour, par le don de soi sans réserve. Mais surtout Marie répond par son silence. Voyez ici, pour Saint Benoît, ce fameux murmure. On peut, oui, dans un monastère, subir aussi de petites et grandes avanies comme ça, parfois même imaginaires. Et puis, attention à la marée des pensées qui montent, et le murmure.

          Cela n'a pas été ainsi chez Marie. Marie répond par le silence. Et il y en a un qui prendra sa défense, c'est Jésus. Pour le moine qui ne murmure pas dans son coeur, il a un défenseur. C'est Jésus le Christ, c'est Dieu lui-même. S'il commence à murmurer, il se défend lui-même, et quelle petite et pauvre misérable défense, il est perdu d'avance. Mieux vaut se confier en Dieu que de mettre sa confiance dans les hommes. Nous chantons ce Psaume tous les jours, le dimanche. Même si l'homme c'est moi, c'est si petit !

          Et voilà que Marie a donc ainsi lié son sort à celui du Christ. Le Christ non plus ne s’est pas défendu. Le Christ n’a pas pris sa défense. Il n’a rien dit. Il a été conduit comme un agneau à l'abattoir. Il n’a  pas ouvert la bouche. S’il a ouvert la bouche en parlant de ses bourreaux, c’était pour les excuser !

 

          Voilà, mes frères, nous sommes vraiment ici dans ce qu'il y a de plus beau à l'intérieur de notre vie contemplative ! Vous le sentez. Ce sont des choses, ça, qu'il est quasiment impossible d'exprimer correctement à l'aide de pauvres mots humains.

          Il faut participer à ce mystère. Il faut laisser ce parfum prendre possession de toute notre vie, de tout notre être, même de notre chair. Nous devons quasiment nous évaporer en lui et avec lui. Vous êtes, disait l'Apôtre Paul, la bonne odeur du Christ parmi les païens. C'est cela !

 

          Je suis persuadé, moi, que l'Apôtre Paul connaissait l’épisode de Béthanie. On pourrait - mais ce serait l'affaire d'un savant, d'un exégète - aller rechercher chez l'Apôtre Paul ce qui vient, je dirais, enrichir encore cet épisode de Béthanie. On verrait que l'Apôtre Paul est un frère de Marie de Béthanie, lui qui a dû subir des tas d'avanies. Personne n'a pu supporter que l'Apôtre Paul ait vu le Christ, qu'il ait été transfiguré par lui. Cela a été instantané !

 

            Et voilà, mes frères, ça pourrait très bien nous arriver à nous aussi. Faisons toujours bien garde, prenons bien garde de ne jamais, dans notre communauté ou ailleurs, mettre quelqu'un quasi instinctivement de côté, de dire : Mais enfin, celui-là, qu'est-ce qu'il a ? Attention, c'est peut-être un frère de Marie de Béthanie !

          Voilà, mes frères, là-dessus nous irons à l'église réciter notre Office de Complies en portant dans notre coeur ce mystère, et en demandant à Dieu la grâce de pouvoir être absorbé en lui et transformé par lui.

 

 

Chapitre du Mardi Saint.                       25.03.86

La trahison de Judas.

 

Mes frères,

 

          Hier, nous avons vu Marie armé Jésus pour la lutte. Aujourd'hui commence la passion. Et l'Evangéliste a pour la définir un mot d'une étrange puissance d'évocation qu'il est très difficile de rendre en français. C'est une image qui éveille l'inquiétude, l'angoisse dans le coeur de ceux qui en sont témoins.

          L'Evangéliste dit et cela signifie que Jésus fut troublé, bouleversé, épouvanté, mis sens dessus dessous. Dans son esprit, dira-t-on ? Mais non, à la racine même de son être, c'est à dire à la source d'où jaillit l'Esprit de vie.

          Il est donc touché à son point le plus vital. Cela a dû apparaître sur son visage, dans l'intonation de sa voix. Il a dû être couvert de sueur froide, une sueur qui quelques heures plus tard ou quelques minutes peut-être plus tard deviendrait une sueur de sang. C'est ainsi que commence sa passion.

 

          Et pourquoi ? Ce n'est pas parce que il allait devoir souffrir. Ces souffrances, oui, il les connaissait. Il les avait vues chez d'autres. La crucifixion était monnaie courante pour les romains. Jésus a certainement vu des crucifiés. Il sait donc, enfin il a cette intuition qui lui fait savoir ce qui l'attend.

          Mais ce n'est pas cela qui l'effraie. C'est quelque chose de bien plus grave. C'est l'infidélité de son disciple. Il y avait ce Judas qui était - je vous l'ai déjà dit et j'en suis de plus en plus certain - qui était le plus prometteur de ses disciples. Son nom déjà est un programme : Celui dont la vocation est la louange de Dieu, Judas.

          Et ce Judas, il était l'économe du groupe. Voyez ce que Saint Benoît dit du cellérier. C'est celui sur lequel l'Abbé peut se reposer. Avec le cellérier, l'Abbé a l'esprit tranquille, il n'a aucun souci. Et voilà que c'est cet homme, que c'est cet homme-là qui trahit Jésus.          

 

          Plus un être est pur, plus il est transparent, plus il est transfiguré par l'amour, plus il souffre de la méchanceté des autres, du défaut d'amour.

          Jésus a eu aussi une parole très dure. Il y en a peu de paroles dures, mais enfin, celle-là elle est très dure. N'oublions pas que Jésus est Dieu. Celui qui est cause de scandale pour un de ces petits, eh bien, il serait préférable qu'on lui mette au cou une meule de moulin et qu'on le jette ainsi dans la mer.

          Oui, mes frères, c'est quelque chose de terrible ! Et voilà que Jésus l'a enduré.

Cela a fortement impressionné ses disciples. Le mot qui est utilisé ici est intraduisible en français. On a tiré de là le mot français aporie. Une aporie, c'est quelque chose d'extrêmement difficile, quelque chose hors de portée et qui introduit ainsi de l'inquiétude dans l'âme. On n'est pas à son aise devant une difficulté qui nous dépasse et qui semble nous écraser, à laquelle on n'a pas d'accès.

         

Donc voilà, les disciples ont été dans cet état en voyant ce qui se passait sur le visage de Jésus et en entendant ses paroles : L'un de vous va me trahir, va me livrer. Oui, c'est la passion qui est en route !    

          Maintenant regardons encore ! Hier, Judas avait violemment et brutalement repoussé le parfum de vie qui se répandait dans la maison à partir des mains de Marie. Et aujourd'hui, c'est satan qui entre en lui.

          Satan, lui, est le contraire de la vie. Il est le menteur et il est meurtrier. Il est cela le satan. Il est donc le contraire absolu de la vie. Hier, Judas repoussait la vie. Eh bien, il a signé son sort. Aujourd'hui, c'est satan qui entre en lui.

 

          Quelque chose, mes frères, qui est aussi étrange dans cette scène - je dis, nous vivons dans une ambiance d'inquiétude et d'angoisse. Cela va nous donner des complexes pour finir - ce qui est étrange, c'est que satan était aussi présent au repas Pascal. Il est entré dans Judas. Il était là. Et rappelons-nous cette vision de Macaire d'Alexandrie.       

          Il avait rencontré le satan qui disait : « Je vais à l'Office avec les frères. » Et voilà, Macaire a prié, demandant à Dieu de lui ouvrir les yeux. Et voilà, il a vu satan à l’œuvre pendant que les frères chantaient l'Office. Vous vous en souvenez ?   

          Eh bien, nous avons la même chose ici. Là où se trouve le Christ, là où des hommes sont réunis autour du Christ ou au nom du Christ, là se trouve satan rôdant, cherchant qui dévorer. Il lui faut une proie. 

 

          Voyez comme le moine doit être un veilleur. Il doit se tenir sur ses gardes, le moine. Et la première garde qu'il doit avoir, c'est sur son coeur. Il ne faut pas qu'il tombe dans le piège de Judas. Si nous refusons l'amour, nous ouvrons la porte au démon. C'est le même geste.

          Il ne faut pas penser qu’un refus d'amour c'est quelque chose de neutre. Non, c'est un geste aussi. Je refuse l'amour, j'ouvre la porte au démon. Et c'est exactement ce qui s'est passé avec Judas. Et alors, les suites, on n'ose pas les imaginer !

 

          Lorsque satan a pris possession de quelqu'un - dans une communauté monastique donc, ne parlons pas en l'air - il va se servir de ce moine pour détruire la communauté. Satan ne peut pas supporter une communion en Dieu. Il en est exclu, donc il va tout faire pour détruire une telle communion.

          Il va donc s'emparer d'un frère, et par ce frère, alors il va répandre la discorde partout. Il va saper l'autorité. Il va enfin faire des ravages, semer des ruines indescriptibles, comme il a fait ici. Alors donc, veillez à ne jamais refuser l'amour, mais à être aussi à l'intérieur d'une forteresse. Et cette forteresse, vous la connaissez comme moi, c'est l'obéissance. L'obéissance et l'humilité, c'est la même chose.

 

          Vous savez que les degrés d'humilité sont en fait une montée vers la perfection de l'obéissance. Le démon n'a aucun accès à l'humilité, aucun. Il n'a aucun accès à l'intérieur de la forteresse de l'obéissance. Si je suis là, il ne peut rien contre moi. Obéissance, humilité, amour, c'est la même chose. Donc, mes frères, vous voyez jusqu'à quel point le moine doit être un veilleur. Pour le comprendre, il faut se référer à Judas, rien moins. Encore une fois, il ne faut pas prendre ces choses à la légère.

 

          Voyez encore, maintenant, ce qui arrive ! Tous les détails sont intéressants, sont percutants. Voilà, le démon entre dans Judas. C'est bien dit ici. Avec la bouchée, après la bouchée, alors le satan, le satanas, entra en Judas. Et qu'arrive-t-il alors ? C'est toujours la même chose : Judas sort aussitôt. Dans le texte, ici, c'est très marquant.

          Mais une fois que c'est traduit en français, entrer et sortir, ce sont deux mots tout à fait différents. En grec, c'est la même racine signifiant le mouvement vers l'intérieur et puis le mouvement vers l'extérieur. Aussitôt que le satan a pris possession de Judas, Judas ne peut plus supporter la communion des saints, c'est impossible ! Il part, mais il va au loin préparer quelque chose.

          Et à partir de ce moment-là, le drame de la passion est engagé, est enclenché de façon irréversible. Il ne peut plus être arrêté. Son cours ne peut plus en être infléchi. C'est fini, il faudra aller jusqu'au bout. Et c'est alors que Jésus a une parole extraordinaire, oui extraordinaire. Il dit ceci dès que Judas fut sorti. Maintenant, dit-il, le Fils de l'homme a été glorifié, et Dieu a été glorifié en lui. Et si Dieu a été glorifié en lui, alors Dieu le glorifiera en lui faisant partager sa propre gloire. Et il le glorifiera bientôt, il le glorifiera tout de suite.

 

          C'est le même mot qui est utilisé pour désigner la sortie rapide, précipitée de Judas et la glorification de Jésus. C'est tout de suite, ça arrive, c'est instantané. La glorification de Jésus commence au moment où Judas sort. Mais qu'est-ce que ça veut bien dire ?

          Eh bien, il a été glorifié, dit Jésus. C'est du passé. Il a été glorifié, Judas est parti. Il est vêtu de lumière, Jésus. C'est cela que signifie la gloire, c'est la lumière. D'ailleurs le latin a traduit clarificabit clarificatus est. Il est inondé de lumière, Jésus.

          Et il y a là un contraste violent entre le dernier mot encore de la phrase précédente : il faisait nuit, Il était nuit ! Et à ce moment-là Jésus dit : Maintenant le Fils de l'homme a été glorifié, donc a été vêtu de lumière. Voyez quel contraste ténèbre-lumière. Et rappelez-vous, ça forme inclusion avec le Prologue de l'Evangile : La lumière brillait dans les ténèbres et les ténèbres n'ont pas su s'en emparer. C'est donc un Jésus de lumière qui s'engage dans sa passion.

 

          Il y a ici une vision qui est propre, non pas à Jésus, mais disons au contemplatif. Jésus étant naturellement le Prince des contemplatifs. L'événement futur est vu comme déjà réalisé. Jésus est déjà arrivé au terme de sa passion. La passion commence au moment où Jésus est bouleversé, épouvanté par la trahison de Judas. Et puis Judas part. Et bien, Jésus est déjà glorifié à ce moment-là.

          C'est à dire que la passion une fois commencée, la passion est déjà terminée. Elle arrive à son paroxysme. Jésus, à ce moment-là, est déjà en croix. Et c'est sur cette croix qu'il va rayonner dans sa gloire de Basileus, dans sa gloire de Roi, dans sa gloire d'Empereur. Le véritable Kirios du monde, ce n'est pas l'empereur de Rome, mais c'est l'esclave Jésus cloué sur une croix. Il est déjà glorifié.

          Alors s'il est déjà glorifié, voyez, il a été obéissant jusqu'à la mort sur la croix, que va-t-il se passer ? Eh bien Dieu son père va le couvrir de sa propre gloire. Il va apparaître aux yeux des hommes dans son être de Dieu.

 

          Voilà, mes frères, tout ce qui nous est dit ce soir. Vous comprenez bien qu'on pourrait encore s'attarder longuement. Entre autre, se référant à notre vie monastique qui est l'imitation, l'imitatio Christi comme on dit, mais pas l'imitation vous savez, une imitation bête, non, non, non.

          C'est la reproduction, c'est la revivance en nous de ce que Jésus a vécu. Il achève en chacun d'entre nous ce qui manque à sa passion, comme nous dit l'Apôtre. Mais ça ne doit pas nous effrayer, non, parce que s'il le vit en nous, il nous donne la puissance de le vivre. Et déjà au moment où nous acceptons de le vivre, nous entrons dans la lumière et dans la gloire.

          La seule chose que nous devons craindre, la seule chose qui doit nous faire peur, c'est le défaut d'amour qui pourrait se glisser à l'intérieur de notre coeur. Car à ce moment-là, le projet de Dieu sur nous pourrait échouer comme c'est arrivé avec Judas.

 

 

Chapitre du Mercredi Saint.                      26.03.86    

Le mystère de l’agir de Dieu.

 

Mes frères,

 

          Nous allons voir aujourd'hui que l'agir de Dieu est toujours profondément mystérieux. Nous devons être constamment en éveil pour en percevoir les affleurements et pour nous adapter le mieux possible.

          L'Evangéliste nous a dit ce matin - il s’agit de Saint Mathieu - que l'un des douze appelé Judas l'Iscariote se rendit auprès des Chefs des Prêtres. Il va donc en haut lieu. On dirait aujourd'hui qu'il se rend à la Curie Cardinalice. Vous voyez, c'est ça ! Il faut bien le savoir, c'est ça ! Et voilà : « Que voulez-vous me donner pour que je vous le livre ? » Et ils convinrent de trente pièces d'argent.

          Or, immédiatement avant, mais immédiatement avant, Saint Mathieu nous relate l'onction de Béthanie et il termine en disant : En vérité je vous le dis, partout où cet Evangile sera raconté, dans l'univers entier, on dira ce qu'elle a fait en mémoire d'elle. Je traduis grossièrement pour bien montrer le concret de la chose.

 

          Nous avons déjà vu lundi que Judas est intervenu personnellement pour attaquer Marie au moment où elle verse le parfum sur les pieds de Jésus. Si bien que nous voyons toujours réunis et Marie et Judas, Marie la Sponsa Verbi et Judas l'esclave de satan.

          Ne l'oublions pas, mes frères, ces deux personnages habitent à l'intérieur de notre coeur. Ce ne sont pas des images mythiques, ce sont des personnes bien réelles, mais qui synthétisent en elles une lutte terrible.

          Ce sont presque les deux héros, les chefs de file, les deux champions de la lutte cosmique entre le Christ et satan. Ils sont donc en nous. La ligne de clivage entre la lumière et les ténèbres, entre la vie et la mort, entre le oui et le non passe à travers nous.

 

          Oui, l'histoire du monde, c'est un gigantesque combat entre le Christ et satan. Le savoir autrement que dans l'abstrait, mais donc en avoir conscience, s'y sentir engagé, être toujours sur le point d'être vaincu dans cette bataille, sentir peser sur soi la responsabilité de l'issue de cette lutte, eh bien, c'est déjà un haut degré de vie contemplative. C'est là qu'on voit la différence entre un moine éveillé et un moine endormi, un moine assoupi.

          O, il peut être très pieux, c'est un saint religieux peut-être, mais il peut être assoupi dans toutes les choses de la vie quotidienne du matin au soir. Il y est bien ou il y est mal, mais ça ne va pas plus loin. Il est éveillé lorsqu'il prend conscience qu'il se trouve entre deux lignes de bataille et qu'il doit toujours choisir entre les deux, et que cette ligne même le brise.

 

          Oui, satan et le Christ, ce sont aussi deux personnages bien vivants, bien réels. Satan, c'est le prince de ce monde. Cela veut dire qu'il est le régent de ce monde-ci. Il en est le chef. Ce monde-ci est sous son pouvoir.

          Il en est le maître. Il dispose de ce monde-ci comme il l'entend. Il le donne à qui il le veut. Il comble de richesses, de plaisirs, de puissance tous ceux qui acceptent de s'inféoder à lui en adoptant ses maximes.

          Il n'est pas nécessaire qu'il se présente auprès de quelqu'un pour dire : Mais voilà, est-ce que tu veux vendre ton âme au diable ? Voilà un petit papier, comme maintenant on donne son corps à l'université ! Non, ce n'est pas cela. Il suffit d'adopter ses maximes.

 

          On ne croit même pas que le diable existe. Cela ne vient même pas à l'idée. Mais enfin, on vit d'après ses façons à lui. Et quelles sont-elles ? Eh bien, le satan, c'est autosuffisance triomphante et orgueilleuse.

          Voilà, pour vous donner de suite la différence entre encore une fois Judas et Marie. Judas vend le Christ comme une marchandise, et il le vend pour trente pièces d'argent. C'est toujours autant qui va entrer dans sa bourse.

          Marie, c'est exactement le contraire. Elle a un vase de parfum, et elle le donne, elle le verse, elle le perd. Et ce vase coûte non pas trente pièces d'argent, mais trois cent pièces d'argent. Elle n'y regarde pas.  

 

          Et le geste de satan, c'est de prendre, c'est de ramasser, c'est de rapporter tout à soi. C'est de s'enrichir, c'est de se gonfler, c'est de jouir, c'est de réussir. Mais c'est d'utiliser les choses et les gens pour soi. Cela c'est l'esprit du monde ! Ceux qui sont un peu dans les affaires le savent, là, il n'y a pas de quartier. Il n'y a pas de pitié dans le monde des affaires. C'est chacun pour soi.

          Tandis que dans le monde de Marie de Béthanie, c'est exactement l'inverse. C'est se donner. C'est, on ne réserve rien pour soi. C'est vivre pour les autres. C'est partager tout ce qu'on a, tout ce qu'on est. Donc voilà, on a d'un côté satan et de l'autre le Christ ; on a Judas ou bien Marie.

 

          Et le satan, lui, il règne sur une multitude d'esclaves. Et tous ces esclaves, ils sont comme ramassés, récapitulés en la personne de Judas. Si vous en avez l'occasion ces jours-ci, relisez la seconde partie à peu près du Livre de l'Apocalypse. Vous y verrez qu'il est dit ceci par exemple : Personne ne peut acheter ni vendre s'il ne porte sur lui la marque du satan, la marque de la bête. Donc un sceau, un cachet.

          Or, le sceau, ça marque l'appartenance. Si on ne porte pas sur soi une marque qui signifie qu'on appartient à la bête, c'est à dire au satan, on ne peut plus vivre dans le monde. On ne peut plus vendre, on ne peut plus acheter. On est réduit à rien. On est hors la loi, dit le Livre de l'Apocalypse. C'est cela, vous voyez, le monde ! C'est cela satan le prince de ce monde !

          Naturellement aujourd'hui on ne voit plus les gens circuler avec des cachets, portant la marque de satan sur le front encore, ou sur la main. Ce doit être visible. Vous entrez dans un magasin pour acheter, mais si on ne voit pas que vous portez sur le front car ça se voit tout de suite, ou sur la main quand vous sortez votre portefeuille, la marque de la bête, eh bien vous ne recevrez rien. Vous devrez sortir comme vous êtes entré. Voilà ce que nous dit le Livre de l'Apocalypse. Eh bien, tout ça, c'est pour nous montrer la puissance de ce satan sur le monde d'aujourd'hui.

 

          Et alors, il y a le Christ. Eh bien le Christ, lui, il est le Prince du monde à venir, ce monde à venir qui est un monde transfiguré. C'est un monde épanoui dans la lumière. C'est la Jérusalem nouvelle qui descend d'auprès de Dieu comme une fiancée parée pour son époux. Le monde à venir n'est pas peuplé d'esclaves.

          Mais non, le monde à venir sera l'épouse du Christ. Le Christ sera la tête d'un Corps immense qui ne fera plus qu'un avec lui. C'est cela le Christ, c'est cela son monde à lui. Et cette réalité est toute entière présente en Marie de Béthanie.

 

          Alors, qu'arrive-t-il ? Eh bien le Christ et satan se disputent la possession de notre coeur. Et c'est un fameux combat. Ou bien nous empochons trente pièces d'argent ? Ou bien je me vide de moi-même comme je verserais un parfum.

          Ce qu'il y a de meilleur en moi, tout ce que Dieu a déposé en moi, qui vient de Lui, eh bien je le lui rends ou bien je le donne aux autres. Je ne garde rien pour moi. Ou bien c'est le Christ ? Ou bien c'est satan ?

 

          Saint Benoît définit le moine comme un miles Christi, comme un soldat du Christ. Il faut prendre la chose au sérieux, très au sérieux, très, très au sérieux. Et le champ de bataille, c'est notre coeur. Et nous devons toujours choisir : ou bien je serais miles Christi ou miles satane, un des deux ?

          Il n'est pas possible de rester neutre, de  dire : « Oui, mais moi je reste neutre, de la plus grande neutralité. » Non, ce n'est pas possible. Celui qui veut jouer au neutre, eh bien, il a déjà choisi le côté le plus facile.

          Alors, vivre pour le Christ. c'est choisir - vous vous en doutez bien - la douceur, l'obéissance, l'humilité, l'oubli de soi, tout ce qui va contre l’égoïsme, tout ce qui va contre l'instinct de propriété, tout ce qui va contre ce plaisir de régner sur les autres, de les rouler.

 

          Oui. vous savez que se laisser lucidement rouler par les autres, eh bien il faut de la vertu. Vous avez un Abbé, et vous voyez un frère qui vient avec la bouche en coeur : « O écoutez, il y a ceci, il y a ça. Il faudrait bien absolument, il faut que j'aille ici, et puis encore ça ! »

          Et alors dire : « Ah oui, c'est vrai, c'est très bien ! » Et voilà, passer pour un imbécile qu'on a rouler quand on est parfaitement lucide et qu'on se dit : Il faut encore tout de même bien dire oui, comme ça le frère sera content, le frère sera heureux. Il a besoin de ça aujourd'hui peut-être parce que il a une petite crise d'acédie. Il ne faut tout de même pas lui demander trop. Il faut être miséricordieux.

          Oui, avoir la lucidité et le courage de se laisser mettre en boite apparemment. C'est ça verser un peu de soi. C'est cela Marie de Béthanie. C'est cela le Christ. Lui, il l'a poussé naturellement à l'extrême, vous le savez !

 

          Alors, nous pouvons aussi choisir autre chose. Nous pouvons choisir le contraire : l'agressivité, la violence, la domination. A ce moment-là, ce n'est plus le Christ qui vit en moi, c'est satan qui triomphe. Après l'Office de Sexte, nous avons cinq petites minutes de battement. Après l'Office de Complies, avant d'aller nous coucher, encore cinq petites minutes de battement. Ce serait peut-être le moment de faire le point du champ de bataille. Qu'est-ce que j'ai fait de ma matinée ? Qu'est-ce que j'ai fait de l'après-midi ?

          Est-ce que j'ai été doux ? Est-ce que j'ai été affable ? Est-ce que j'ai été obéissant, humble ? Ou bien, est-ce que j'ai été agressif ? Est-ce que j'ai été violent ? Qu'est-ce qui est passé dans mon coeur, qu'est-ce qui est passé sur mes lèvres ? Qu'est-ce qui est passé dans mes gestes ? De quel côté ai-je penché dans cette bataille cosmique, apocalyptique ? 

 

          Vous voyez ? C'est cela ! Et c'est cela les affleurements de l'agir de Dieu dans notre vie. Parce que chacun de nous est un microcosme, est un petit monde. C'est à dire que le sort de l'univers entier se joue à l'intérieur de chacun d'entre nous, de notre coeur.

          C'est pour ça que la valeur d'un saint est inestimable, inestimable. Mais disons que la catastrophe provoquée par la chute d'un saint, c'est à dire d'un homme destiné à la sainteté, ça c'est terrible aussi dans l'autre sens.

          Il y a à ce sujet un magnifique apophtegme. Mais il faudrait avoir le texte exact pour le lire. Il est très, très, très beau, très, très, très, très beau. Mais ce sera peut-être pour une autre fois.

 

          Mais voilà, mes frères, je pense que nous pouvons sans cesse d'abord nous tenir sur les gardes - c'est un devoir et que nous pouvons, et que nous devons toujours prier, appeler au secours. Pour la prière de Jésus par exemple, les Orientaux disent que nous devons la réciter au rythme des battements de notre coeur.

          Donc, si notre coeur bat 70 fois par minute, eh bien il faut 70 fois par minute lancer l'appel au rythme des battement, ou bien une autre invocation. C'est presque cela qu'il faut faire au rythme de la respiration. Toujours en état de prière, en état d'alerte, en état de défense. Et toujours être prêt à attaquer lorsque le démon se lance sur nous.

          Voilà, mes frères, c'est cela l’oratio continua, l'Oraison continue, perpétuelle des Anciens. C'est d'être toujours attentifs à ce qui se passe autour de nous, c'est à dire autour de nous dans notre coeur pour ne jamais donner prise au Judas qui est en nous, mais le tenir dehors.

 

          Voilà, mes frères, maintenant c'est fini. Demain, ce sera le Jeudi-Saint. Et puis ce sera Vendredi, Samedi et la Vigile Pascale. Je pense que nous nous sommes bien préparés. Nous voyons bien ce qui nous attend dans notre vie, ce que nous allons faire liturgiquement, mystiquement pendant ces trois jours. 

          Attention ! Ce n'est pas du sentimentalisme, ce n'est pas du théâtre. Mais c'est un point fort, presque un pic à l'intérieur d'une réalité que nous vivons tous les jours.

          Et je rappelle à l'occasion que l'Office, notre Office quotidien, c'est la répétition de la Vigile Pascale, cette Vigile Pascale qui est elle-même le mémorial, le zitkarôn de la mort et de la résurrection du Christ, et encore au-delà de toute l'Histoire d'Israël, et plus haut encore de l'Histoire du monde.

          Donc voilà, mes frères, nous voyons quelle est notre place. Nous sommes tout petits, infimes là-dedans ? Mais non, chacun de nous est un enfant de Dieu et cela veut dire que notre valeur est infinie.

 

 

Homélie à l’Eucharistie du Jeudi Saint.           27.03.86

 

Mes frères,

 

          Se laver les pieds les uns des autres, c'est donner sa vie les uns pour les autres non pas une fois en passant, mais à toute heure ; se laver les pieds les uns des autres, c'est ne plus exister pour soi mais pour les autres, c'est se livrer aux autres en nourriture. C'est un échange de vie.

          Et ainsi se crée une communion à l'intérieur de Celui qui nous a donné l'exemple à suivre, le Christ Jésus notre Dieu, Lui qui désire nous agréger à sa Personne afin de nous faire partager sa vie en plénitude: sa vie, sa vision, son bonheur.

 

          Mes frères, la sequela Christi, cette marche à la suite du Christ doit nous conduire jusqu'à ce point extrême d'amour. Nous devons comme Lui savoir aimer jusqu'au bout. Rien ne doit nous rebuter. Dans une telle vision de foi traduite jour après jour en actes concrets, notre corps et notre sang sont comme transsubstantiés, ils sont comme eucharistiés. Le «  Faites ceci en mémoire de moi » rejoint le « Faites vous aussi ce que j'ai fait pour vous » et le transfigure.

          Vraiment, lorsque nous nous donnons à nos frères, lorsque l’égoïsme est vaincu en nous, ce n'est plus nous qui vivons, c'est le Christ qui vit en nous. Nous sommes une apparition du Christ ressuscité, le Christ qui est d'abord mort et puis qui est revenu non pas à la même vie, mais à cette vie nouvelle qui était déjà la sienne dans le sein du père avant le commencement du monde.

          Oui, mes frères, lorsque nous posons ces actes d'amour, notre divinisation est en voie d'accomplissement et nos frères sont entraînés avec nous dans l'abîme de la vie Trinitaire. 

 

          Nous pouvons ainsi contempler et admirer l'unité du plan divin. La Pâque d'Israël en Egypte baptise les enfants de Jacob en Dieu leur libérateur. Il les constitue, il les consacre pour l'éternité en Peuple de Dieu.

          La Pâque de Jésus à Jérusalem baptise l'humanité entière dans la Trinité. Si bien que les hommes aujourd'hui peuvent être appelés fils de Dieu parce que ils le sont en réalité. Et nous les disciples du Christ, nous monnayons cette réalité chaque jour en nous immergeant à l'intérieur de l'Eucharistie et en donnant notre vie pour les autres.

 

          Mes frères, le geste du lavement des pieds auquel je vais procéder va nous rappeler cette vérité. Je serai seul à vous laver les pieds. Mais chacun d'entre vous dans son coeur lavera les pieds de tous les autres et se donnera à eux.

 

 

 

Vendredi Saint.                                     28.03.86

Homélie à la célébration.

 

Mes frères,

 

          Nous pourrions nous attendrir longuement sur la passion et les souffrances de Jésus notre Christ. Il n'a rien mérité de ce qu'il a enduré, rien, absolument rien. Mais ne pensons pas seulement aux souffrances du calvaire, mais à tout ce qu'il a dû subir durant sa vie. Une nature aussi pure, aussi sensible que la sienne, la propre nature de Dieu, devait vibrer intensément à la moindre trace de malice qui la frôlait.

          Oui, la méchanceté des hommes, la nôtre, s'est déchaînée contre lui sans raison, contre lui qui est Dieu. Mais suivons son conseil : Pleurons plutôt sur nous. Car par nos péchés, nous creusons un gouffre sous nos pieds. Et soudain, bientôt, ce gouffre s'ouvrira pour nous engloutir.          

 

          Mes frères, Saint Benoît nous recommande d'avoir chaque jour la mort suspendue sous notre regard. Et au-delà de la mort, le tribunal devant lequel nous paraîtrons. Heureusement pour nous, notre mort ne peut être dissociée de la mort du Christ. Notre jugement ne peut être séparé du jugement qu'il a dû subir. C'est là notre sécurité, notre espérance envers en contre tout.

          Ce qui se trouve en face de nous là sur le calvaire, ce n'est pas seulement le péché le plus monstrueux que l'humanité ait commis, c'est aussi dans la personne du Christ, la révélation d'un amour au-delà duquel rien de plus grand, de plus beau ne peut être imaginé.

 

          Mes frères, il y a toujours d'un côté l'extrême lucidité de Dieu et de l'autre l'aveuglement de l'homme. C'est là un mystère. Pourquoi, mais pourquoi donc ce péché ? Il faut que nous soyons habités par une puissance qui nous pousse à poser des actes que de sang froid nous ne voudrions même pas concevoir.

          Oui, il y a en nous et autour de nous, comme je le rappelais dernièrement, un gigantesque conflit dans lequel nous sommes entraînés, dans lequel nous sommes partie prenante. Il y a Dieu et il y a le satan.

 

          Mes frères, lorsque Saint Benoît nous demande d'avoir la mort devant les yeux, ce n'est pas pour nous effrayer, mais c'est pour nous rappeler l'enjeu tellement important de notre vie, pour nous aider à toujours bien choisir, pour nous aider à collaborer avec le regard de Dieu posé sur nous.

          Oui, Dieu a voulu revêtir notre chair, se mettre à notre place, prendre sur lui la masse absolument inimaginable de nos crimes. Et ce ne fut pas pour rire ! Je me demande comment son coeur d'homme, cet organe si délicat, a pu résister à cette pression, à cette souffrance ?

 

          Il serait irrespectueux de s'étendre sur cette souffrance. L'Esprit Saint, par la bouche du prophète, l'a discrètement évoquée. Laissons-là plutôt vivre en nous et attiser une confiance toujours nouvelle en ce Dieu qui a voulu prendre sur lui nos crimes.

          Mes frères, nous pouvons nous demander si nous agissons ainsi à l'endroit de ceux qui nous sont redevables de quelque offense ? Vous savez, c'est tellement relatif tout cela. Et ce que nous devons endurer de la part d'un autre, ça ne représente à-peu-près rien à côté de ce que Dieu a dû supporter.

 

          Notre Pâque sera donc d'abord de reconnaître notre responsabilité dans la mort du Christ, c'est à dire dans le meurtre de Dieu. Et puis nous devrons essayer, prendre la résolution d'être pour les autres ce que le Christ a été pour nous. C'est à dire, marcher humblement à la suite du Christ sur la route de l'obéissance.

          Obéissance à Dieu d'abord, mais aussi obéissance à nos frères; savoir que notre place ce n'est pas à leur tête pour les écraser, mais sous leurs pieds pour les porter comme la terre nous porte. Ainsi sur cette route, nous connaîtrons la mort à notre tour, mort de notre égoïsme, afin que nous puissions renaître dans une charité authentique et être entièrement transfigurés.

 

          Voilà, mes frères, le chemin vers la sainteté. Nous y sommes engagés qui que nous soyons, nous les moines mais aussi les chrétiens dans le monde. Tous, c'est là notre devoir : être sur cette terre présence renouvelée, rayonnante du Christ et de son amour.

          Si nous n'agissons pas ainsi, mes frères, nous commettons à notre tour une trahison. Et ça ne peut pas arriver. Nous irons donc vaillamment de l'avant, petitement à l'intérieur de cette vaillance en sachant que c'est la force du Christ qui nous permettra d'avancer et que c'est Lui qui, finalement, remportera en nous la victoire contre le péché.

 

                                                                                          Amen.

 

 

Exhortation à l’Office de Complies.

 

Mes frères,

 

          Le Samedi Saint, le Saint Sabbat de la Grande Pâque, a été pour le Christ notre Dieu, donc pour Dieu lui-même, le jour le plus long. Ce jour, il l'a vécu dans son temps d'homme car il était devenu un homme sans secours, libre parmi les morts. Et il l'a vécu dans son temps de Dieu qui est éternité.

          Voilà donc un jour qui n'a pas de commencement et qui n'a pas de fin. C'est ainsi que Dieu l'a vécu. Il l'a vécu pour lui car c'est en toute vérité que lui, Dieu, a connu la damnation. Et il l'a vécu pour nous qui avions mérité la damnation, qui étions séparés de l'amour et de la vie à cause de notre péché.

          Qui parmi nous, mes frères, oserait dire qu'il est sans péché ? La descente du Christ aux enfers rend donc un son d'éternité. Elle ne cessera que dans la disparition du péché et de la mort, que dans l'assomption du dernier homme à l'intérieur de la gloire de Dieu.

 

          Mes frères, ce Samedi Saint est sans doute le mystère le plus profond, le plus difficile de notre foi. Et pourtant il est aussi le plus réconfortant. Car depuis que Dieu est entré dans les enfers, depuis qu'il a voulu y établir sa demeure, son lieu, dans les enfers nous sommes chez nous parce que nous sommes chez Dieu.

          Il y a là un paradoxe, la rencontre de contradictoires qui échappent à notre captus mental, à notre captus intellectuel, mais que notre foi peut atteindre, devant lesquels notre foi s'incline avec reconnaissance. Les ténèbres du Samedi Saint, l'engloutissement de Dieu dans le néant infernal nous fait pressentir la nature du péché.

 

          Le péché est un état où l'homme vit sa propre mort. L'homme est figé dans la mort. Il est glacé d'horreur et de peur dans le sentiment de l'irrémédiable et de l'éternel. Et pourtant, nous pouvons allègrement pécher sans avoir conscience de cette épouvante.

          Mais attention, le vertige de l'illusion n'annule pas la réalité. Et un jour se lèvera où cette conscience sera extrêmement vive en nous, quand ce ne serait qu'après notre mort physique, lorsque notre péché sera en face de nous et que, dégagé de toutes les rêveries, nous le verrons tel qu'il est.

 

          C'est pourquoi, mes frères, dans l'évolution normale d'une vie spirituelle, il est nécessaire de faire l'expérience du Samedi Saint. Il est préférable de la faire avant de mourir qu'après. En effet, là où la tête, le Christ, est descendu à cause du péché, il est nécessaire que les membres du Christ y passent aussi, membres qui eux sont de véritables pécheurs.

 

          Et cette expérience du Samedi Saint, comment la définir ? Eh bien, c'est  impossible ! Il est impossible de la décrire. Celui qui l'a connue, dès qu'il en est sorti par une sorte de résurrection, il a aussitôt oublié tout ce qu'il avait connu, tout ce qu'il avait souffert. Dès qu'un homme entre comme le larron dans le paradis, il oublie aussitôt tout ce qu'il a enduré avant ce moment.

          La seule chose qui demeure, c'est le sentiment, le souvenir que cet enterrement disons, cet enfouissement dans une sorte de néant infernal devait durer toute l'éternité ; le sentiment que jamais ça ne connaîtrait de fin. Et c'est cela peut-être le plus dur et le plus sensible dans cette expérience du Samedi Saint, ce sentiment d'éternité.

          J'ai l'impression que c'est le Christ lui-même qui le revit à l'intérieur de cet homme, car l'homme seul ne peut faire cette expérience de l'éternité si Dieu ne la fait pas en lui.

 

          L'enfouissement du moine dans le désert en est déjà le signe et les prémices. Et effet, dès que le moine entre dans cet enclos, dans ce claustrum, dans cette clôture qu'est le monastère, il se sépare du monde. Il se sépare de sa vie antérieure. Il anticipe sa propre mort. C'est un ne plus être, ne plus exister pour les autres et des autres pour soi.

          Cela ne veut pas dire que c'est un repli égoïste dans une petite vie qu'on voudrait facile. Non, il s’agit ici d'une expérience d'ordre spirituel et mystique. Il y a véritablement une séparation qui se produit et qui doit être entretenue et maintenue sous peine de rater sa vie.

 

          Mes frères, cette disparition du moine dans une sorte de non-existence, elle est pour l'accueil d'une vie nouvelle dans un monde nouveau. Cette vie nouvelle n'est rien moins que la vie même du Christ. Et ce monde nouveau, c'est ce fameux paradis dont le Christ parlait à ce bandit repentant.

          Voilà donc un homme qui, au dernier instant de son existence, la dernière heure peut-être, reçoit de Dieu une illumination. Et il reconnaît dans son compagnon de supplice, dans celui qui est devenu vraiment, disons, un ami dans le malheur, voilà qu'il reconnaît quelqu'un d'autre. Cela, c'est aussi quelque chose qu'il n'est pas possible de faire naturellement.

 

          Mes frères, nous devons donc, dans cette expérience du Samedi Saint, retrouver l'expérience du bon larron. C'est à dire entrer dans la conscience suraiguë de notre état de pécheur. Nous ne valons pas mieux que lui. Nous nous découvrons son frère, nous nous découvrons son ami et nous trouvons en lui un modèle et un intercesseur, un homme qui est là pour nous montrer la route et pour nous accueillir.     

 

          Mes frères, la vigilance et la prudence s'imposent donc tous les jours de notre vie. En effet, le Christ revit en nous son mystère et nous vivons le nôtre en lui. Il y a là un admirable échange que nous devons respecter, que nous devons entretenir avec un respect infini. Car c'est le don même de Dieu, Dieu qui se donne à nous afin que nous puissions nous restituer à lui. Nous sommes venus de lui. Nous sommes ses créatures. Et nous retournons à lui par le chemin qu'il nous montre.

 

          Mes frères, ce chemin rencontrera sans doute tôt ou tard le Samedi Saint. Mais lorsque nous y serons, il nous semblera que tout est perdu définitivement. Mais heureux serons-nous si nous trouvons à côté de nous un homme qui peut nous dire : « Non, rien n'est perdu, mais c'est maintenant l'heure où sonnera bientôt, très vite, la bienheureuse résurrection. »

 

 

Homélie de la Vigile Pascale.                      29.03.86

 

Mes frères,

 

          Dieu n'a pas créé le monde pour le vouer à l'anéantissement. Il n'a pas créé l'homme pour le conduire à la mort. Dieu est amour. Il est vie, débordement de vie. 

          Nous venons de parcourir les grandes étapes de son projet qui n'est qu'un projet d'amour. Si Dieu a créé ce cosmos si beau, s'il lui a donné une conscience dans cette fleur qu'est l'homme, c'est afin de faire participer toute cette immensité à sa propre vie Trinitaire.

          Ah ! mes frères, nous soupçonnons déjà quelque peu en quoi consiste cette vie de Dieu. C'est ne plus avoir en soi qu'un débordement de vie à la manière de Dieu. Il veut se réfracter en chacun d'entre nous comme la lumière dans les gouttes de la rosée. Il veut que chacun de nous devienne un véritable Dieu à côté de Lui, en Lui.    

 

          Mes frères, c'est à cette communion que nous sommes appelés. Nous sommes donc entrés dans son mystère, dans le mystère de son être et de son coeur. Laissons-nous donc emporter dans cette lumière, même si elle nous paraît parfois si éblouissante qu'elle nous plonge dans une espèce d'obscurité. Rappelez-vous cette nuée qui guidait les enfants d'Israël à travers le désert. Elle était à la fois nuée et lumière.

 

          Mes frères, notre marche à la suite du Christ ne doit pas s'arrêter devant la pierre du sépulcre. Nous sommes ensevelis dans une chair de péché. O non, la chair en soi n'est pas pécheresse, c'est le péché qui habite à l'intérieur de notre coeur, mais ce n'est pas pour toujours.

          Peut-être parfois ne comprenons-nous pas ce qui nous arrive. Souvent, nous sommes aveuglés par la passion, par des choses qui se passent en nous, autour de nous, et qui nous entraînent comme malgré nous. l'Apôtre Saint Paul a si bien décrit ces soubresauts du vieil homme qui s'attache à des illusions et qui pense posséder la vie et la distribuer. Car en fait, ce n'est qu'une illusion, une vapeur de vie.

          Mes frères, nous devons donc toujours avancer, faire confiance. C'est en descendant avec le Christ dans l'abîme de notre péché, de notre malice que nous connaîtrons un jour la joie immense d'une totale métamorphose, la surprise émerveillée de notre résurrection.

 

          Vous savez, mes frères, que dès l'origine, les moines ont eu cette ambition surnaturelle de goûter dès avant la mort physique la petite résurrection. C'est à dire d'avoir le coeur tellement purifié qu'il peut déjà, comme le Seigneur lui-même l'a promis, regarder Dieu face à face, voir sa lumière, en être abreuvé, devenir soi-même lumière.

 

          Mes frères, nous devons pour cela emprunter la fameuse échelle de l'humilité que Saint Benoît a mis à notre disposition pour explorer la mort, pour la traverser et resurgir transfiguré.

          L'aventure formidable de ces fils d'Israël descendant dans la mer, la traversant à pied sec, et parvenant sur l'autre rive dans la liberté enfin possédée, c'est l'image de ce qui nous est appelé de vivre, nous qui avons reçu le baptême.

          Mais ne restons pas au milieu de la mer car elle pourrait toujours refluer et nous recouvrir. Non, nous sommes destinés à la traverser et à entrer dans la communion des trois Personnes divines, ces trois oiseaux fous ivres d'espace.

 

          Mes frères, nous ne pouvons dissocier la résurrection du Christ de la nôtre, sa passion de notre péché. Notre foi consiste à accepter notre condition présente et à veiller dans l'attente de notre délivrance.

          Oui, le moine, tout chrétien d'ailleurs, doit être un veilleur. Nous ne pouvons pas nous endormir. La nuit de ce monde est le lieu de notre veille. Nous allons donc nous abandonner à Dieu, le suivre partout où il nous conduira.

          Abraham était parti aussi sans savoir où il allait. Dieu le conduisait vers cette montagne où il allait en principe sacrifier son propre fils.  Il nous est demandé parfois à nous de sacrifier ce qui nous paraît le plus délicat, ce qui nous paraît le meilleur, certaines ambitions, certains désirs.

 

          Mes frères, lorsque nous sacrifions ainsi à Dieu notre propre vie, ce n'est pas pour disparaître dans une stérilité désespérante. Non, c'est pour nous ouvrir à une fécondité inépuisable. Notre descendance spirituelle, celle de chacun des véritables chrétiens, deviendra aussi nombreuse que les étoiles du ciel. La bénédiction d'Abraham repose sur chacun d'entre nous.

          Nous devrions en être persuadés afin de trouver la vigueur de marcher toujours, de placer nos pas dans la trace de ceux du Christ, de ne pas avoir peur de goûter parfois la mort, car au-delà d'elle, c'est la vie indicible, l'incorruptible vie divine.

 

          Si Dieu est entré en communion avec nous par une mort semblable à la nôtre, il nous fait entrer en communion avec lui par une résurrection semblable aussi à la sienne. Cet admirable échange, c'est tout le propos d'une vie chrétienne, de notre vie d'homme même.

          Mes frères, nous y serons fidèles. Le Christ est ressuscité. Le Christ ressuscite en nous. Soyons donc dans la joie ! .Et cette joie, faisons-là partager à tous nos frères !  Comment ? Mais par notre confiance, par une sorte de rayonnement. Et vous savez cette fameuse parole de Nietzsche. Je commencerai à croire lorsque les chrétiens seront vraiment des gens heureux.

          Mes frères, chassons toute tristesse de notre coeur. La seule véritable et sainte tristesse est celle de sentir le péché qui nous habite encore. Mais cette tristesse deviendra la joie. Et cette joie, personne jamais ne pourra nous la ravir.

 

                                                                                Amen.

 

 

Homélie à l’Eucharistie de Pâques.                30.03.86

 

Mes frères,

 

          Nous sommes des êtres étranges. Nous voici ressuscités avec le Christ, nous siégeons en maître auprès de Lui dans les cieux, et pourtant, nous ne cessons de traîner derrière nous le lamentable fardeau de nos péchés. Il existe en nous des ferments mauvais, putrides qui empoisonnent la pâte de notre vie.

 

          Notre Père Saint Benoît nous prescrit de lutter contre eux jusqu'à ce que notre coeur entièrement purifié devienne une pâte nouvelle que Dieu pourra façonner, refaçonner à son image. Tel est notre chemin, notre Pâque, la Pâque du Christ en nous.        Car s'il a donné sa vie en rançon pour la nôtre, c'est afin de faire de nous ses frères, c'est à dire apparition de ce qu'il est. Et ce n'est pas possible s'il reste encore en nous, comme le disait l'Apôtre, des ferments de perversité. 

          Mes frères, notre grande tâche est donc toujours cette purification de notre coeur. Prêtons-nous généreusement au traitement que Dieu lui-même veut nous appliquer. Car Lui seul peut pousser à fond cette purification de notre être. 

 

          Les disciples, est-il dit, n'avaient pas compris que Jésus devait ressusciter d'entre les morts. Je pense qu'un pas spirituel décisif est accompli lorsque nous-mêmes comprenons que le Christ doit ressusciter en nous.

          Il en va comme si le Christ n'était pas encore entièrement ressuscité. Là où Lui est entré, Lui qui est notre tête, il faut que nous-mêmes entrions à notre tour, nous qui sommes ses membres. Notre sequela Christi, notre marche à la suite du Christ nous conduit à l'intérieur des cieux.

          Mes frères, ceci n'est pas une expression symbolique. C'est une réalité. Lorsque le coeur d'un homme est devenu pur, lorsque la vie divine a triomphé dans ce coeur, cet homme sait très bien - et il le voit - qu'il est dans les cieux.

 

          Lorsqu'on parle de résurrection, ne pensons pas à un retour à la vie, il s’agit de bien autre chose. Il s’agit d'une métamorphose radicale, totale, de notre être. Notre chair devient la chair même du Christ. Il n'est pas possible d'imaginer ce que ça représente. Nous devons seulement savoir et croire que notre chair alors ne sera plus soumise à l'entropie, à la dégradation inévitable, mais qu'elle sera revêtue d'incorruptibilité.

 

          Une chair incorruptible, mes frères, mais c'est cette chair que nous recevons dans l'Eucharistie. Si nous pouvions nous nourrir uniquement de l'Eucharistie, je pense que bientôt notre chair serait métamorphosée.

          Il y a cette chair du Christ bien réelle quoi que sous une apparence sacramentelle. Mais il y a aussi manger la chair de Dieu lorsqu'on fait la volonté de Dieu. Et ainsi, mes frères, nous pouvons être entièrement refaçonnés grâce à cette nourriture qui est à notre disposition à toute heure.

 

          Il est dit aussi que les disciples couraient vers le tombeau du Christ. Saint Benoît nous demande aussi de courir. Ne perdons donc pas notre temps. Ne nous arrêtons pas, ne nous attardons pas. Nous n'avons pas de temps à perdre. Notre Pâque, notre passage doit être rapide. C'est notre vie entière qui est ce passage.

 

          Mes frères, ne pensont pas à quelque chose qui nous empêcherait de vivre. Au contraire, il s’agit  encore une fois de passer de la corruption à l'incorruptibilité, de la chair à l'esprit, de la mort à la vie, de la souillure à la pureté, de l’égoïsme à la charité ; de devenir, je le répète,  une image parfaite de ce qu'est Dieu, de ce qu'est le Christ, parfaite à la mesure humaine naturellement.

 

          Mes frères, n'oublions pas ceci : nous ne vieillissons pas. Si nous sommes de vrais chrétiens, nous allons vers notre jeunesse. Et c'est dans cette beauté que je vous souhaite de vivre aujourd'hui et tous les autres jours votre Pâque.

 

                                                                                                    Amen.

 

 

 

 

Règle : 55,32-48 : Des vêtements des frères. 09.04.86

      Etre comme Saint Benoît.      

 

Mes frères,

 

Nous nous retrouvons aux pieds de notre Père Saint Benoît. Il nous avait accordé quelques jours de vacances au cours desquelles nous avons parcouru la merveilleuse contrée de la bienheureuse résurrection. Nous n'avons pas eu l'occasion de nous y fixer, et nous devons reprendre notre labeur. Pourtant, nous nous sommes reposés parmi des paysages admirables qui nous ont rendu une nouvelle ardeur, dans notre course vers cette patrie qui est la nôtre. Car un jour, nous y aborderons définitivement. Et le moine

a cette ambition d'en franchir déjà le seuil tout de suite, le plus vite possible, dès le jour de son entrée si possible.

Mais s'il est un vrai moine, est-ce que il ne recommence pas sa vie monastique tous les jours. Le matin, lorsqu'il se lève, il demande à Dieu à trois reprises qu'Il lui ouvre les lèvres pour que sa voix, son coeur soient consacrés à la louange. Chaque jour qui se présente est pour nous le premier jour, le jour de notre création nouvelle, le jour où nous entrons dans le monastère.

 

Nous voici donc de nouveau auprès de notre Père Saint Benoît. Nous devons apprendre à suivre le Seigneur, à aimer nos frères. Et Saint Benoît est un maître incomparable. Il partage avec nous qui sommes ses disciples, il partage avec nous son expérience, mais gratuitement. Saint Benoît est un homme généreux. Il ne retient rien pour lui. Il n'est pas infecté par ce vice détestable de la propriété. Il n'a plus de proprium. Tout ce qui est à Saint Benoît appartient aussi à ses disciples.

Il nous offre tout cela. Il le met à notre disposition. Il ne garde rien pour lui. Pourquoi ? Mais c'est parce que il veut nous rendre semblable à lui. Nous sommes ses enfants. Saint Benoît est la tête d'un corps immense dont nous sommes des membres. Il y a une analogie entre le Corps du Christ qui est l' Eglise et le Corps monastique.

Et pour être comme Saint Benoît, nous devrions pour cela relire toute sa vie et surtout, comme nous le faisons maintenant depuis bien longtemps déjà, nous imprégner de son esprit de façon à recevoir nous-mêmes ce que Dieu lui a donné à lui. Il désire nous prendre auprès de lui - c'est cela ! - là où il est maintenant dans cette lumière, dans cette beauté de la résurrection qui est - comme je le disais au début - notre véritable patrie.

 

Imaginons un peu un homme, un moine, pour qui la résurrection du Christ n'est pas un événement d'avant-hier et encore plus loin, mais pour qui la résurrection du Christ arrive à l'instant même devant ses yeux. Et le Christ est vivant. Ce n'est pas un personnage mythologique, une sorte de modèle vers lequel on devrait tendre, un modèle humain, une sorte d'homme parfait que nous devrions chercher à imiter en tout.

Non ! Mais le Christ est ce vivant qui est proche de nous. Il suffit d'étendre la main pour le toucher, pour prendre sa main à Lui. Mieux encore, il suffit de nous ouvrir pour que lui entre en nous et qu'il nous fasse éclater de l'intérieur, qu'il brise toutes nos étroitesses et qu'il nous donne ses dimensions à Lui. C'est cela l'Eucharistie ! L'Eucharistie, c'est l'union sponsale entre le Christ, entre Dieu donc, et l'homme.

Voilà l'homme entraîné dans l' aventure de Dieu. Cela veut dire dans la folie, dans la danse Trinitaire, mais alors aussi dans ce plongeon de Dieu à l'intérieur de la nature pour la transfigurer. C'est cela le Christ ! C'est là que Saint Benoît veut nous conduire. C'est là notre patrie. C'est ça la vie contemplative.

 

Eh bien aujourd'hui, mes frères, je veux épingler la toute dernière phrase de ce chapitre qui dit ceci : Mais qu'en toutes ses décisions, l'Abbé se souvienne que Dieu lui rendra selon ses oeuvres. Il s’agit ici de la retributio, c'est rendre la monnaie de la pièce. Il recevra, oui, sa rétribution, son salaire, ses émoluments, son traitement. Et il doit s'en souvenir à tout moment. Mais pourquoi ?

Eh bien, Saint Benoît met ici l'Abbé en garde. Il lui rappelle qu'il est l'Abbé. Et s'il est bien un pauvre dans le monastère, dans une communauté, c'est bien l'Abbé qui doit être affligé d'une pauvreté quasi ontologique. J'entends par là que l'Abbé n'existe plus en tant que personne privée. C'est la pauvreté essentielle à la racine de son être. Il a accepté d'être parmi ses frères le représentant du Christ, le lieutenant du Christ.

 

Donc, en tout ce qu'il fait, en tout ce qu'il dit, par ses paroles, par sa conduite, il doit exprimer la volonté de Dieu sur les frères. Lorsque il va énoncer un jugement, ce n'est jamais son propre jugement qu'il peut exposer, ce doit toujours être celui de Dieu.

Lorsqu'il donne son avis sur une situation, une affaire, ce ne peut pas être un avis d'homme. Ce doit être un avis de Christ. Il doit toujours faire briller aux regards de ses frères la volonté de Dieu, la lumière du Christ. Il ne peut pas substituer à celles du Christ ses lumières à lui, ses volontés à lui, ses jugements à lui. Il ne s'appartient plus.

Je pense - et j'en suis certain d'ailleurs - qu'il n'y a pas de pauvreté plus profonde que celle-là. Ne plus avoir le droit donc d'énoncer un jugement humain, rien que humain. Ce doit toujours être un jugement divino-humain. Voyez jusqu'où ça doit aller !

 

Donc en fait, ce que Saint Benoît veut dire ici, c'est que l'Abbé doit être un saint. Mais en fait, il ne l'est pas. Saint Benoît, ici, a parlé comme pour lui. Savait-il qu'il était un saint, Benoît ? Si je disais oui, on trouverait que Saint Benoît était bien prétentieux. Disons : il ne le savait pas.

Saint Benoît était un homme et il se sentait homme extrêmement faible ; mais un homme à l'intérieur duquel il y avait une puissance qui n'était pas la sienne. Et à cette puissance, alors, il s'est abandonné, cette puissance qui est miséricorde en même temps qu'elle est sagesse, cette puissance du Christ qui l'animait.

Et voilà, Saint Benoît en arrive à dire alors : Eh bien, l'Abbé, il doit bien savoir qu'à l'intérieur de chacune des décisions qu'il prend, il est pesé par Dieu. Dieu fait le tri, Dieu opère un tri. Cette décision vient-elle de moi, dit Dieu, ou bien vient-elle de cet homme ? Si elle vient de l'homme, eh bien, l'Abbé n'en recevra rien. Il aura droit à un châtiment parce que à ce moment-là, il n'aura plus été le Christ pour ses frères. Il a introduit ses frères en erreur. Mais si cette décision vient de Dieu, à ce moment-là, l'Abbé reçoit un surcroît de force en lui, un surcroît de vie divine. Il est plus proche de l'univers de la résurrection.

 

Voilà, mes frères, à quoi un Abbé est appelé. Et Saint Benoît nous rappelle ceci et c'est très symptomatique. Il nous rappelle dans ce court chapitre où il est question justement de ce détestable vice de la propriété, ce proprium, il nous rappelle que vraiment l'Abbé n'a plus de proprium, n'a plus le droit d'en avoir.

Donc, mes frères, essayons de bien comprendre que l'Abbé se trouve dans une situation unique dans le monastère. Personne ne peut prendre sa place. C'est unique, une situation unique ! On peut avoir une certaine sympathie, sentir un peu ce que lui sent, mais en fait il est impossible d'être à sa place, d'être dans sa peau.

Et je vous dis cela parce que il est souvent très difficile de donner un avis qui vienne du Christ, qui vienne de Dieu. Comment le frère va-t-il le prendre ? Le frère qui, lui, instinctivement va attendre un jugement d'homme. Et il va lui tomber dessus un jugement venant de Dieu.

 

Donc, mes frères, nous devons avoir pitié de l'Abbé, mais aussi pitié des frères, pitié de tout le monde. Et l'idéal serait que chacun soit entièrement désapproprié. Mais ça quand on l'est, on se trouve sur les frontières du Royaume. On met déjà son nez de l'autre côté et on commence à regarder. Encore un peu et tout le corps entier sera dans cet univers nouveau.

Eh bien, mes frères, nous n'aurons pas peur de tenter l'aventure...

 

Chapitre 57 : Des artisans du monastère.       10.04.86

      Qu’en tout Dieu soit glorifié !

 

Mes frères,

 

Nous retrouvons à la fin de ce chapitre la sentence fameuse prise par l'Ordre Bénédictin : Ut in omnibus glorificetur Deus. Pour qu'en toutes choses Dieu soit glorifié, pour qu'en toutes choses Dieu apparaisse dans la clarté de sa lumière, de sa beauté ; que tout homme soit saisi d'admiration et de crainte, qu'il soit transporté de joie et d'espérance et qu'il trouve sécurité pour le présent et pour l'avenir ; et qu'ainsi tout homme perçoive dans le geste du moine la présence du monde nouveau, de cet univers de Dieu où règne, non pas le profit mais l'amour et où il fait bon vivre pour l'éternité.

 

Voilà, mes frères, ce que dans les pratiques commerciales le moine devrait manifester. Car, notons-le, il est significatif que Saint Benoît parle de cette glorification de Dieu à propos des choses matérielles, des relations de commerce.

Pourquoi ? Mais l'absence d'un esprit de lucre montre à l'évidence que le coeur du moine est ailleurs. Il n'est pas sur cette terre, mais il est chez Dieu. La terre, c'est un lieu de passage, c'est le lieu d'une Pâque, c'est le lieu d'une métamorphose de l'homme, d’une croissance vers la sainteté, vers la vie divine.

La terre est un lieu provisoire de séjour. Elle est ce désert dans lequel l'homme doit vivre une quarantaine d'années symboliques pour aborder finalement sur la terre définitive, cette terre transfigurée qui est celle du Royaume de Dieu, qui est Dieu lui-même. Dieu a voulu devenir homme afin que l'homme ne soit pas dépaysé lorsqu'il se trouve chez Dieu. L’amour, la condescendance de Dieu va jusque là.

 

Si nous étions immédiatement introduits dans l'espace Trinitaire, mais nous ne saurions pas comment nous tenir. Mais notre humanité y est déjà dans la personne du Christ. Nous sommes greffés sur le Christ lui-même, et lorsque nous sommes dans la vie intra trinitaire, nous sommes un peu chez nous. Tout cela paraît très beau ! Ce sont des mots qui résonnent. Cela éveille une petite image, mais la réalité maintenant ?

Eh bien, la réalité, elle est infiniment plus belle encore. La vie contemplative nous permet déjà de la goûter lorsque nous sommes fidèles et que la métamorphose de notre cœur s'opère. Et le symptôme de cette transfiguration, nous le trouvons dans un chapitre comme celui-ci, dans cette petite touche que Saint Benoît apporte aux relations entre le monastère et le monde pour la question des affaires.

 

Le moine est donc sur terre comme dans un désert, terre qui est pourtant extrêmement belle. Mais voilà, par son cœur, par l'élan de tout son être, il est déjà chez Dieu. Et ce doit être signifié dans la vie concrète, dans la vie pratique. Cette façon d’agir du moine bénédictin idéal dans les relations d’affaires est un appel discret mais éloquent aux séculiers, comme dit Saint Benoît saecularibus. C’est bien traduit. Il faut vendre un peu moins cher que les séculiers.

          Naturellement aujourd’hui ce n’est plus possible parce que tout de suite il y a des lois de pratique de commerce, de concurrence, etc, qui interviendraient pour interdire cela. Ce serait une façon de détourner la clientèle et de faire fortune.

          A ce propos, j’ai appris cet après-midi à la brasserie que à Rochefort, dans la même rue il y a deux cafés, disons un café chic et un café populaire. Et dans le café chic, je paie 80 fr. le verre de 8°, mais tenez-vous bien, au café d’en face, au café populaire je ne vais payer que 33 fr. Mais voilà, un est un café fréquenté par les gens chics qui ont de l’argent, et l’autre par des populos, des pareils à nous si nous allons au café.

 

          Eh bien, il ne faut pas prendre à la lettre ce que nous dit Saint Benoît, mais il définit un esprit. Donc, c’est un appel aux séculiers, c’est à dire aux gens de ce monde qui s’imaginent, même sans l’exprimer, qu’il faut vivre éternellement dans ce monde-ci. Alors ils s’installent. On trouve ça dans les psaumes : Ils se construisent des maison qui seront finalement leurs demeures d’éternité. Eh bien, c’est ça ! Mais le moine, lui, il ne s’attache pas à ces choses-là. Son cœur est ailleurs.

          Et ce détachement annule toutes les formes d’égoïsme et d’exploitation de l’homme par l’homme. Cela annonce déjà, ça manifeste la primauté du spirituel sur le charnel. L’Apôtre nous dit : d’abord le charnel, puis le spirituel. C’est vrai ! On vit d’abord selon la chair, puis on s’en dégage et on finit par vivre selon l’Esprit de Dieu.

          Faisons bien attention aux Lectures Evangéliques du Temps Pascal. C’est toujours le même thème qui revient, ce passage de la chair à l’esprit et finalement, la transfiguration du monde, de la matière qui doit être assumée en Dieu et devenir pure lumière.

 

Chapitre 58, 1-37 : De l’accueil des frères.    11.04.86

      Dieu l’a-t-il appelé ?

 

Mes frères,

 

Le moins que l'on puisse dire, c'est que Saint Benoît ne fait pas de recrutement. La grande question qu'il se pose est celle-ci : le nouveau qui se présente à la porte du monastère est-il appelé par Dieu ? Ou bien est-il amené par des considérations d'ordre charnel ? Il va donc devoir porter un jugement sur cette personne qui est peut-être bien intentionnée, attention !

Il va donc mettre le postulant à l'épreuve. Il n'attend pas. L'épreuve commence avant même que le postulant n'ait franchi la porte du monastère, c'est de suite. Et cette épreuve va durer de longs mois, un an à l'époque de Saint Benoît, deux ans aujourd'hui. Et ce n'est pas fini, trois ans de supplément jusqu'à la profession solennelle.

C'est la Mère Abbesse de Clairefontaine qui a eu cette réflexion très juste. Elle a dit : « Le noviciat commence après quinze ans de séjour au monastère. Il commence seulement alors. » Donc, avis aux jeunes ! Et elle n'a pas tout à fait tort. On pourrait écrire là-dessus un très beau mémoire.

 

Mais Saint Benoît rend service au postulant comme ça, et il rend service à la communauté. Il prévient de très grands malheurs. Car admettre et tenir dans une communauté un homme qui n'y est pas appelé, cela va entraîner chez cette personne tôt ou tard des déséquilibres d'ordre psychique, un délabrement de la personnalité. Et alors, du côté de la communauté, voyez un peu tous les troubles qui peuvent être semés dans tous les coins par une telle personne qui n'est pas a sa place dans le monastère et dont Dieu ne veut pas dans le monastère. Parce que toute la question est là : Dieu l'a-t-il appelé ou non ?

 

Et porter un jugement n'est pas toujours très facile. Mais nous avons une nouvelle preuve de l'honnêteté de Saint Benoît. Dieu peut s'appuyer sur lui, Dieu peut lui faire confiance. Dieu sait très bien que Saint Benoît ne cherche pas les intérêts fallacieux du monastère, ni sa propre gloire.

De dire par exemple : « Voilà, moi je suis un Abbé ! Mon noviciat, il a des novices tant et plus. Et de gonfler artificiellement les effectifs pour pouvoir dans les statistiques épater l'Ordre entier. Non, ce n'est pas ça ! Je rappelle ce que l "Abbé Américain de Mepkin, Dom Aidan, disait dans un petit groupe : « Plutôt voir le monastère disparaître que d'y accepter un seul qui ne soit pas certainement appelé par Dieu à la vie monastique contemplative. »

Et il a raison, c'est ça l'honnêteté ! Il est vrai qu'il a une toute petite communauté à cause de cela. Mais ça ne fait rien. D'ailleurs, c'est un homme très dynamique, très fort. Il doit être aussi spirituellement très fort.

 

Le souci de Saint Benoît, c'est la gloire de Dieu et le bien réel de chacun. Il est aussi symptomatique que ce chapitre concernant l'admission des novices, des nouveaux dans le monastère vient exactement après la fameuse sentence : Pour que Dieu soit glorifié en toutes choses surtout, surtout par les personnes qui habitent le monastère.

Donc, on entre chez Dieu que si on est expressément invité par Dieu. On ne force pas la main de Dieu, c'est inutile. On ne s'introduit pas subrepticement, par ruse, par fraude chez Dieu. Non, ce n'est pas possible, ce n'est pas permis.

Alors Saint Benoît dira : Non facilis ei tribuatur ingressus, 58,3. On ne lui accordera pas facilement l'entrée du monastère. Oui, cette entrée n'est pas facile. La porte du monastère, elle ressemble à cette toute petite porte très étroite. Il faut vraiment s'amincir, devenir quasi un esprit pour pouvoir la traverser tellement elle est étroite.

 

Cela me rappelle que au cours de l'Année de Saint Benoît beaucoup de monastères ont fait ce qu'on appelle la politique de la porte ouverte. On pouvait visiter le monastère de fond en comble de tel jour à tel jour. Il y a une expérience qui a commencé alors et qui se poursuit encore maintenant à certains endroits : la vie monastique à la carte. Mais oui, voilà, vous partagez la vie des moines pendant une semaine, pendant un mois, pendant un an, comme vous voulez.

Il y a même mieux encore. J'ai entendu cela. On peut même s'engager maintenant, voilà, une promesse pour un an ou pour deux ans. Et puis alors après, eh bien je m'en vais. Mais je sais avant de commencer que je vais faire une promesse d'obéissance pendant un an.

C'est pas ça Saint Benoît, attention ! Saint Benoît, c'est autre chose. Pas de porte ouverte pour Saint Benoît, mais plutôt une porte fermée. Et il faut frapper à cette porte, Et il faut frapper avec persévérance. Comme il le dit ici : Si veniens perseveraverit pulsans, 58,6. Il doit persévérer à frapper à la porte du monastère qui lui est fermée au nez.

 

Cela nous paraît un peu dur aujourd'hui et, je pense qu'on ne pourrait pas aujourd'hui. Vous savez, des braves petits jeunes qui viennent ici dans le monastère, on ne pourrait pas les traiter ainsi parce que je pense, que du premier coup ils prendraient la fuite et on ne les reverrait jamais plus. C'est bien probable ! Nous ne sommes plus à l'époque de Saint Benoît et disons qu'il faut adapter aux mœurs d'aujourd'hui. Mais ça ne veut pas dire, encore une fois, qu'il faut largement ouvrir la porte et dire : « Venez, venez, entrez ! » Non, on doit être toujours aussi difficile.

On pourrait naturellement, mais on n’a pas le temps, poursuivre longuement la marche de cette procédure mise au point par Saint Benoît. Il faut bien savoir que pour Saint Benoît, c'est très sérieux. Il met, mais réellement, le nouveau venu à l'épreuve. Et je dirais presque qu'il fait tout ce qu'il peut pour le faire partir.

Il est question ici d'injures. Cela ne veut pas dire des insultes, attention ! C'est une iniuria, 58,6. L'iniuria, c'est ce qui va contre le jus, ce qui va contre le droit. Le novice doit bien savoir que quand il entre au monastère, il n'a plus aucun droit. Il n'est plus question pour lui de dire : « Oui, mais j'ai droit à ceci, j'ai droit à cela. » Non, non, on va aller contre son droit. On va le contrarier pour bien lui faire comprendre qu'il n'a plus de droits. C'est ça l'injure dans le sens de la Règle.

 

Voyez un peu alors quel homme il faut choisir comme Maître des novices, un homme expert en ce genre de choses. Il dit ça, Saint Benoît : aptus adlucrandas animas, 58,14. C'est un qui peut fricoter et cuisiner les nouveaux pour les faire vraiment, qu’ils ne savent plus marcher selon la chair, ils doivent marcher selon l'esprit. Adlucrandas animas, à les faire fructifier comme on fait fructifier un capital qui est placé quelque part.

Mais attention ! Voyez, c'était à l'époque, à l'âge d'or de la vie monastique au moment de Saint Benoît. Aujourd'hui, il s’agit de mettre des gants. Mais il faut tout de même que en dessous des gants de velours, il y ait une main de fer malgré tout. Oui, il ne faut pas oublier non plus cette parole de l' Ecriture que c'est par beaucoup de difficultés qu'on entre dans le Royaume des cieux. C'est toujours ça !

 

Mais maintenant, les dispositions de patience, d'humilité, de persévérance que Saint Benoît réclame du novice, il ne faut pas les mettre au vestiaire le jour où on a fait profession. Or ça arrive, même chez Saint Benoît parce que nous voyons dans sa Règle qu'il a tout un code. Attention pour  ceux qui après ne respectent pas les engagements qu'ils ont pris. Cela peut être des crises, cela peut être des maladies, des épreuves, tout ce qu'on veut, mais ça aussi ce devra être testé.

Et si vraiment il apparaît qu'on se serait quand même bien trompé malgré tout, car il y en a qui ont une peau dure et qui peuvent passer à travers tout. Mais à la longue, ce qui est à l'intérieur paraît à l'extérieur. Alors Saint Benoît dit : Eh bien, il faut le mettre à la porte. Il faut user du fer qui retranche. Il faut amputer. Voilà, celui qui n'est pas appelé, eh bien qu'il s'en aille. Et puis, il ne peut plus revenir.

C'est toujours cette honnêteté de Saint Benoît jusque dans cette rigueur qui pourrait nous paraître excessive. Mais en fait, Saint Benoît veut le bien réel de la personne.

 

Eh bien voilà, mes frères, nous devons faire en sorte que toutes ces bonnes dispositions de notre noviciat s'affermissent tout au long de notre vie. L'idéal serait d'être au dernier jour de sa vie dans les mêmes dispositions qu'au moment où on est arrivé : prêt à tout, disponible à tout, s'en remettant totalement à ce qu'on trouve, content de ce qu'on reçoit. Et voilà, je pense qu'alors la porte du ciel nous serait largement ouvert.

 

Troisième Apophtegme de Saint Antoine.         12.04.86

      1. Que faire pour plaire à Dieu ?

 

Mes frères,

 

Le troisième apophtegme attribué à Saint Antoine est d'une importance capitale. Il marque un tournant décisif dans la vie de celui qui allait devenir le Père de tous les moines. Nous allons le lire ensemble :

 

            On demande à Abba Antoine : « Que faut-il observer pour plaire à Dieu ? »  Le vieillard répondit :  « Observe ce que je vais te recommander : où que tu ailles, aie tout le temps Dieu devant les yeux ; quoique tu fasses, agis selon le témoignage des Saintes Ecritures ; dans quelque lieu que tu demeures, n’en bouge pas facilement. Garde ces trois préceptes et tu seras sauvé. »

 

Dans le premier apophtegme, nous voyons Antoine inter­peller Dieu. Il lui pose la grande question monastique par ex­cellence : Que faut-il faire pour être sauvé ? Car je suis assailli d'une foule de pensées obscures qui m'empêchent de vivre. Antoine est sur le point de succomber à la tentation et d'abandonner son propos monastique en quittant sa cellule lorsque Dieu lui répond.

Un peu plus tard, Antoine délivré de ses tentations se laisse emporter sur les ailes de la contemplation. Et il plon­ge son regard dans les profondeurs des mystères divins. Et il recommence à poser à Dieu une série de questions. Et Dieu complaisamment lui répond.

Maintenant le troisième apophtegme ? Dans le troisième apophtegme, Antoine ne pose plus de questions. C'est un au­tre qui vient chez Antoine lui poser une grande question. Voyez le changement !

 

La traduction dit : On demande à Abba Antoine. Le texte original dit : quelqu'un interrogea Abba Antoine. Donc, quel­qu'un posa une question à Abba Antoine. C'est quelqu'un, c'est une personne bien précise. C'est la première personne qui vient consulter Antoine. Vous voyez le changement. Jusqu'à présent, Antoine in­terrogeait Dieu et Dieu lui répondait. Dieu lui donnait la solution aux difficultés d'ordre pratique ou même d'ordre thé­orique que Antoine rencontrait.

Ici, voici un étranger qui vient faire vis à vis d'Antoi­ne ce que Antoine faisait vis à vis de Dieu. Il pose une ques­tion et Antoine lui donne la réponse, la réponse attendue, la réponse qui permettra à ce frère d'être sauvé. Pourquoi pose-t-on maintenant les questions à Antoine ? Eh bien parce que Antoine est un théodidacte, comme le dit la grande Tradition monastique, c'est à dire un homme ensei­gné par Dieu directement.

Il y a un grand exemple, un grand précédent, c'est celui de l'Apôtre Paul qui dit : ma doctrine, je ne la tiens pas des hommes mais par une révélation directe du Seigneur Jésus. Voilà un théodidacte enseigné directement par Dieu. Donc, Antoine n'a pas été formé par des hommes. Il a été formé par Dieu immédiatement, directement, sans intermédiaire.

 

Nous avons déjà vu, plutôt nous savons par l'Histoire que ce fut aussi une Parole adressée directement par Dieu à Antoi­ne qui a mis en branle sa vocation monastique. Il était dans l'église de son village et il entend le Christ dire : « Si tu veux être parfait, va, vends tout ce que tu possèdes, donne-le aux pauvres et puis, viens, suis-moi, tu as un trésor garanti dans le ciel. » Et Antoine reçoit cette Parole comme lui étant adressée à lui personnellement. Et Antoine se met en route. Cela n'a pas cessé...

Dans les deux premiers apophtegmes, nous voyons que An­toine est encore enseigné directement par Dieu. Pourquoi ? Mais il était enseigné directement à son rôle. Il devait de­venir le Père d'une multitude immense, indénombrable de moi­nes et de moniales. Il a donc reçu dans son coeur un capital qui va mainte­nant fructifier jusqu'à la fin du monde. Il est un théodidac­te au même titre que l'Apôtre Paul.

Ce que Paul a été pour la suite des temps, et bien Antoi­ne l'est pour la suite des temps également, mais dans la bran­che bien spécifique de la gens monastique. Ce qui est vrai de l'Apôtre Paul est vrai aussi des au­tres Apôtres, attention ! Il ne faut pas penser que je le place au dessus des autres. Les Apôtres, en dehors de Paul, ont été aussi enseignés directement par Dieu, par le Christ­ Jésus. Mais Paul qui est venu après a tout de même lui aussi été enseigné directement par Dieu.

 

Existe-t-il encore aujourd'hui des théodidactes ? Le mot est traditionnel. Il en a existé d'autres qu'Antoine. Nous ver­rons, si Dieu nous prête vie et si le courage ne nous fait pas défaut que Arsène a été aussi d'une certaine manière un théodidacte. Il y en a eu beaucoup d'autres, surtout chez les Pères de l'Eglise au début. Il y en a-t-il encore aujourd'hui ?

C'est très diffici­le à dire. Ce sont des choses qu'on apprend après la mort du sujet. De son vivant on l'ignore. Dieu cache avec soin ceux qu'il favorise de ses grâces. Mais il doit certainement enco­re en exister aujourd'hui. Donc des hommes dont le coeur est devenu tellement pur que Dieu peut leur enseigner directement ce qu'il attend d'eux. Alors ces personnes deviennent ce qu'on appelle, dans le lan­gage monastique aussi, des Pères spirituels.

Mais attention! C'est une locution dévaluée aujourd'hui. J'entends Père dans le sens étymologique, un Pater Pneumatikos, donc un qui est habité par l'Esprit de Dieu et qui peut engen­dré dans l'Esprit. Cela existe encore certainement, mais c'est l'exception. La norme d'aujourd'hui, c'est d'être un anthropodidacte, c'est à dire d'être enseigné par un autre homme.

 

Donc, le frère qui vient consulter Antoine est un anthro­podidacte. Il est enseigné par Antoine. Il fait confiance à Antoine. Il sait que en Antoine Dieu habite ; que c'est l'Esprit de Dieu qui va parler par Antoine ; que c'est le Christ qui va par Antoine indiquer à cet homme la route qu'il faut suivre. Mais c'est par l'intermédiaire d'un homme. C'est ce qui est le plus courant aujourd'hui et le plus normal.

Car c'est encore une apparition de cette grande Loi de l'Incarnation. C'est que tout en principe nous arrive, depuis que Dieu est devenu homme, par l'intermédiaire  d'un homme. C'est le science spirituelle qu'on peut accueillir dans un monastère. On reçoit un enseignement qui vient d'un homme. C'est la science qu'on peut recueillir dans une école de Théo­logie. Il y a des professeurs qui vous donne une science. C'est bien, c'est très bien ainsi.

Je vous le rappelle, c'est la norme pour aujourd'hui, mais ça n'exclut pas le labeur de la purification du coeur qui, peut-être permettra un jour à celui qui aura été assez humble pour se mettre à l'école d'un autre, de devenir aussi un théodidacte. Mais ça, c'est le secret de Dieu et le secret d'un homme.

 

Il y a aussi une troisième sorte, ce sont les autodidac­tes, ce sont ceux-là qui ne reçoivent pas leur science de Dieu, ni d'un autre homme, ni d'une école, mais d'eux-mêmes. C'est dans leur propre coeur qu'ils vont chercher leur inspi­ration, ou bien dans les livres. Voilà, ils se forment eux-­mêmes. C'est dangereux, très dangereux à moins d'être contrô­lé par un autre... mais alors on devient un anthropodidacte.

Habituellement l'autodidacte trébuche dans l'illusion. Il se prend pour ce qu'il n'est pas et on les reconnaît facilement parce qu'ils étalent très volontiers leur science et leur sa­voir, qui est tout petit naturellement !

Enfin, voilà notre Antoine ! Et on ne nous donne pas le nom de ce frère qui le premier est venu consulter Antoine. Je vous le dis, cela a été un événement parce que voilà que An­toine commence justement à entrer dans sa vocation de Père spirituel. C'est un tournant dans sa vie.

 

Et ce brave homme, ce brave frère qui doit être un gar­çon très intéressant, pose la question monastique par excel­lence. C'est toujours celle-là. O comme ça fait plaisir lors­que on peut entendre un frère poser cette question : « Que dois-­je faire ? » C'est la question qui sauve. Un qui pose cette question-là, mais il n'y a pas de danger pour lui. Car non seulement il va marcher, mais il va alors courir, et il va voler vers Dieu. Que faut-il observer pour plaire à Dieu ? Oui, que faut­-il faire ?

La vie monastique, c'est une praxis, c'est un tra­vail. Comme le dit Saint Benoît, le moine est un operarius, c'est un ouvrier, un travailleur que Dieu a cherché dans la multitude. Et il a demandé : « Qui ? » Et j'ai répondu : « Moi, je veux bien. » Alors le Christ a dit: « Mais viens, nous allons travailler ensemble. » Cet aspect essentiel de la vie monastique qui est une pratique de vie, il permet de comprendre pourquoi le travail manuel - je l'ai déjà dit mais je le répète - est premier dans notre vie. Il ne faut pas oublier cela : il est premier.

Saint Benoît nous dit bien qu'il ne faut rien préférer à l'Oeuvre de Dieu. Tout à fait d'accord. Mais si je ne tra­vaille pas d'abord, il n'y aura pas d'Oeuvre de Dieu du tout. Il n'y aura rien. Je serai un parasite. Je n'existerai pas. Il ne me sera pas possible de célébrer l'Oeuvre de Dieu si je n'ai pas un support matériel, si je ne FAIS pas d'abord.

 

Dans le premier apophtegme - je le rappelle - c'était très marqué. Je vous l'ai fait remarquer, je l'ai signalé à l'époque. Antoine voit un homme comme lui-même assis à tra­vailler. Il est d'abord assis à travailler. Puis, se levant de son travail pour prier. Ne l'oublions pas ! Cet aspect premier du travail manuel dans la pratique de notre vie nous rappelle constamment que nous sommes des pra­ticiens, des travailleurs, des ouvriers, mais ici pour le Royaume de Dieu.

Car cette question : « Que faut-il observer pour plaire à Dieu ? » on pourrait l'étirer, l'allonger, la développer et de­mander : mais quel est cet Opus Dei ? Quel est-il au juste ? Moi je veux travailler, mais Dieu, Lui ? Est-ce que Dieu me donnera le bon exemple ? Vous savez que les exem­ples tirent, attirent. Le Christ nous dit quelque part que son Père travaille toujours.

On lui reprochait, au Christ, de faire certaines bonnes choses le jour du Sabbat, de guérir des malades le jour du Sabbat. On devait laisser mourir les gens quoi, le jour du Sabbat. Mais pas pour le Christ, pas pour Dieu. Alors il dit : « Mais mon Père est toujours au travail, mais toujours ! » Pourtant nous savons qu'après son labeur des six jours, Dieu a cessé. Il y a ce fameux Sabbat du septième jour.

 

Eh bien, ce Sabbat, ce n'est pas un loisir paresseux. Le Sabbat est aussi un travail, mais un travail spécial qui sort de l'ordinaire. C'est le travail de l'amour. Disons que les autres jours de la semaine, Dieu, voilà - naturellement Dieu est amour, il aime toujours - il est oc­cupé à beaucoup de choses. Le jour du Sabbat, il se repose en se consacrant ce jour-là uniquement à aimer.

Aimer, cela veut dire que cette immense création qui est si belle, il la porte, il la contemple, il dit : « C'est tout de même bien ! C'est très bien ce que je fais, ce que je réus­si. » Et il attend que les hommes disent aussi : « Mais c'est bien tout ce que Dieu fait. » Le labeur, l'Opus Dei par excellence, c'est donc d'aimer. C’est d'aimer et de pratiquer cet amour de façon bien concrète dans sa propre vie, dans la vie des autres et aussi dans la vie de Dieu. Il dira : « Que faut-il observer pour plaire à Dieu ? »

L'Opus Dei, c'est donc cela. Ce sera donc de créer du beau ; ce sera de le maintenir dans l'existence ; ce sera de le ré­paré lorsqu'il est abîmé ; ce sera de le transfiguré en le transformant en pure lumière, en pur amour. Que tout soit beau, que tout soit lumière, que tout soit amour dans la création, qu'il n'y ait rien qui se perde, ab­solument rien. Et que même ce que nous appelons la mort, soit le canal, le tunnel qui nous permet de déboucher sur une plus grande beauté, sur un plus grand amour. Voilà l'Opus Dei, le travail !

 

Et alors la question suivante : Mais comment m'y inté­grer, moi, dans ce travail ? Que faut-il observer pour cela ? Comment faire ? Ce n'est pas si simple, car j'ai certainement un rôle à y jouer, certainement une mission à remplir. Mais quelle sera-­t-elle à moi qui suis dans un monastère ? Et que m'est-il de­mandé ? Quoi ?

Dieu a donné à l'homme sa Tora, donc un programme. Je pense que on pourrait l'appeler ainsi : un programme. On l'a traduit par Loi, mais ce n'est pas bien traduit par ce mot. C'est plutôt un programme, un mode d'emploi, une bible, un livre où je saurais toujours à tous moments ce que je dois faire.

Vous savez que les garagistes reçoivent du fournisseur, du fabricant de la marque dont ils sont dépositaires, ils re­çoivent un livre d'entretien. Ils savent très bien en consul­tant ce livre que voilà, tel boulon doit être serré à telle pression, que dans tel roulement il faut mettre telle graisse mais pas une autre, etc. Enfin ils ont tout. Il est impossible à un bon garagiste d'être en difficulté parce que il a en main la bible du garagiste qui lui dit tout. Et s'il la respecte bien, le véhicule qui est confié à ses soins aura une longévité quasi indéfinie... s'il a un bon chauf­feur, naturellement.

 

Eh bien, la Tora, c'est cela ! Dieu nous donne, disons, un livret qui nous permet de toujours savoir ce que nous de­vons faire pour que son travail à Lui soit bien exécuté pour la part qui nous revient, et que ceux qui se fient à ce tra­vail soient en sécurité, qu'il n'arrive pas d'accidents.

Ainsi, en observant ces prescriptions que j'appellerai presque techniques puisque il s’agit d'un travail, Dieu sera content, son matériel, c'est à dire sa création, sera loué par tout le monde. On y reviendra. On s'attachera une clien­tèle. Dieu sera donc content et les utilisateurs aussi. Donc tous les hommes seront heureux.

Voilà, mes frères, cet Opus Dei et ma place. Mais je me pose la question : voilà, que faut-il observer pour plaire à Dieu ? Oui, il s’agit de plaire à Dieu. C'est le souci majeur de ce frère. Oui, c'est faire plaisir à Dieu, lui apporter, à Dieu, ce qu'il attend et le comblera de joie.

 

N'allons pas nous imaginer que Dieu est un être qui n'a pas besoin de nous. Dès l'instant où Il nous a créés et où Il nous a aimés, et où il nous a appelés dans le monastère, il a besoin de nous pour être heureux. Si nous lui faisons la tête, si nous essayons de nous rattraper sur les côtés, de frauder dans les coins, enfin toutes ces petites choses-là que nous sommes tentés de faire et qu'il nous arrive hélas parfois de faire, eh bien ça affec­te Dieu, ça l'affecte. Nous pouvons attrister Dieu ou nous pouvons le combler de joie. Et voilà que ce frère demande : Mais qu'est-ce que je dois faire pour combler Dieu de joie ?

Mes frères, je pense que vraiment là on est au coeur de ce qui devrait être à nous aussi notre souci, notre souci majeur : comment apporter de la joie à Dieu ? Mais bien concrètement à Dieu qui apparaît à nous dans le frère, dans la personne du frère. Car Dieu a voulu devenir homme pour que nous puissions le rendre heureux d'une manière humaine. Dieu a voulu goûter notre bonheur humain.

O, il est tout petit peut-être par rapport à celui de Dieu, mais enfin, il est immense maintenant parce que Dieu l'a fait sien. Et comment dois-je m'y prendre pour que les autres autour de moi soient heureux, que ça se lise dans leur démarche, sur leur visage, dans leurs gestes ? Que faut-il faire ?

 

Voyez un peu ce frère, ce n'était tout de même pas n'im­porte qui. Il avait au coeur quelque chose, il avait un souci qui était noble. Alors naturellement cela exige une telle question, un tel souci, cela exige une belle disposition qui est le désintéressement. Car j'irai jusqu'au bout et je rendrai les au­tres heureux, s'il le faut à mes dépens. Et je pourrais me priver, je pourrais me renoncer, je pourrais me donner du mal pour que les autres soient contents, pour que les autres soient heureux. Et c'est le bonheur des autres qui fera le mien.

C'est très beau cela, mes frères, c'est ainsi que le Christ a fait. Il a été tellement loin qu'il a voulu avoir mal, souffrir et mourir pour que nous puissions, nous, être un jour heureux dans son Royaume à Lui, dans sa lumière. Et la grande joie du Christ à la fin des Temps, lorsque tout sera fini, sera le bonheur de tous les hommes. Le bon­heur qu'il aura procuré à tous les hommes, ce sera son bon­heur à lui.

          Alors, mes frères, cette disposition-là sera aussi de donner toujours la préférence à Dieu. Non pas la préférence à nos petits intérêts charnels, mais la préférence donnée à Dieu, la préférence donnée à l'autre. Saint Benoît le rappelle bien fréquemment dans sa Règle. Ne rien préférer à l'Oeuvre de Dieu, mais ne rien préférer à Dieu, ne rien préférer aux frères.

 

Voilà, mes frères, nous avons à peine démarré et il est déjà temps de partir. Et bien ça ne fait rien, je vous ai mis l'eau à la bouche. Merci pour tout ce que vous voulez bien faire pour que tous nous soyons le plus heureux possible dans la limite de nos capacités. Mais n'oublions pas que ces limites, puisque nous sommes dans un monastère, elles peuvent s'élargir aux dimensions du coeur du Christ.

 

Chapitre : Les Nouvelles Constitutions.           13.04.86

      31. Les médias.

 

Mes frères,

 

Nous arrivons à la dernière partie de  la Constitution 31 qui traite de la séparation du monde. Elle nous dit que dans les moyens de communication, la nécessaire discrétion doit être gardée. Les moyens de communication, c'est ce que aujourd'hui on appelle les médias : les journaux, la radio, la télévision, les magazines de toutes couleurs. Ces médias exercent une influence énorme sur les hommes de notre temps. Ils les conditionnent à tel point qu'ils leur enlèvent une bonne part de leur liberté.

Or ces medias, vous le savez, sont aux mains de quelques spécialistes qui travaillent en équipe. Voyez un peu quelle puissance déposée entre les mains de quelques hommes. N'ou­blions pas non plus que derrière eux se trouvent de puissants intérêts financiers. Et voilà, c'est l'information ou la désinformation, com­me on veut. D'ailleurs, la première chose qu'un pouvoir dic­tatorial fait lorsqu'il prend le pouvoir, c'est de mettre la main sur les médias. Et ainsi il possède et manipule le pays tout entier.

Mes frères, la Constitution nous donne ici une sérieuse mise en garde. Il s’agit d'user de discrétion. Et cette discré­tion est nécessaire. Cela ne veut pas dire que nous ne devons pas être au cou­rant de ce qui se passe dans le monde. Mais ça ne doit pas nous perturber, ça ne doit pas accaparer le meilleur de notre attention, ça doit simplement éveiller le sens de notre com­munion avec les hommes du monde. Nous assumons dans notre coeur tous leurs besoins, tou­tes leurs luttes, toutes leurs fautes aussi. Nous sommes so­lidaires d'eux. Nous avons une mission à remplir ici. Nous sommes délégués.

 

Mes frères, attention surtout à la télévision. L'expé­rience dans les monastères de notre Ordre prouve que la télé­vision anéantit totalement l'esprit monastique. Il n'y en a plus. A quoi servirait d'être dans un monastère si les yeux, les oreilles, l'imagination vagabondent à travers le monde entier. Dans un monastère très connu, il a fallu vraiment pren­dre des mesures sévères pour empêcher une dégénérescence fi­nale. Vous le savez peut-être, mais je préfère le rappeler, l'Office de Complies avait été remplacé par une séance commu­nautaire de télévision pour sensibiliser justement... Alors, ça durait jusqu'à 10, 11 heures pour certains. Plus question d'Office de nuit, alors. Il a fallu une Visite Régulière sévère pour rétablir l'Office de Complies. Je vous assure que c'est extrêmement dangereux, très dangereux.

Parce que, qu'arrive-t-il encore? Il arrive que là où s'introduit la télévision, il y a disons une salle de télévi­sion aménagée. Mais il y a, vous savez, autant de goûts qu'il y a de personnes. Alors quoi, quel programme choisir? Alors finalement on a sa petite télévision dans sa chambre. C'est bien plus intéressant car alors au moins on peut choisir son programme. Et ils ne sont pas toujours très édifiants !

Mes frères, soyons très discrets, très discrets dans l'usage des moyens de communication, quand ce ne serait que des journaux aussi. On peut très bien s'en passer, savez-vous. D'ailleurs, la plupart ici on s'en passe. Il faut bien que quelques uns soient au courant, ne fut­ ce que pour la gestion normale des affaires d'un monastère. Mais pour le reste, ça ne va rien changer à notre vie pratique.

 

Lorsque je dois aller dans un autre monastère, par exem­ple à Clairefontaine pour la Visite Régulière, et où je reste 8, 10, 15 jours absent, et bien je vous garantis que pendant ces jours-là je ne sais absolument rien de ce qui se passe au dehors. je ne vois pas un journal. Je ne vois rien, rien, rien. Mais je n'en suis que plus heureux.

Et la Constitution nous dit encore :

 

            Ce n’est pas seulement à l’Abbé mais aussi à chacun des frères qu’il incombe de mettre ces principes en application dans la vie quotidienne.

 

La responsabilité de chacun est donc engagée dans le maintien ­de cette séparation du monde. C'est pas seulement l'Abbé, mais aussi chacun. Chacun doit y veiller. Je me reporte maintenant aux Constitutions des moniales. Elles disent aussi :

 

            Dans l’usage des moyens de communication, la nécessaire discrétion est gardée.

 

Maintenant, elles ajoutent :

 

            Les moniales reçoivent une solide formation à ces disciplines fondamentales de la vie monastique.

 

C'est vrai ! La séparation du monde, elle est constituti­ve du moine. Vraiment, cette séparation du monde, si elle n'est pas réalisée, il est impossible de se séparer de sa volonté propre, de son jugement propre, de ses goûts propres. Et elle nécessite une solide formation théorique et pra­tique. Il faut que les jeunes sachent pourquoi cette sépara­tion du monde. Pourquoi cette séparation, pourquoi cet isolement, pourquoi cette solitude, pourquoi ce désert ?

Et puis alors une formation pratique. C'est presque l'af­faire de toute une vie. Il faut donc se conduire de façon res­ponsable dans le monastère, en adulte.

 

          Et les Constitutions des moniales continuent :

 

            Elles appliquent ces principes dans la vie quotidienne de façon responsable en tenant compte des normes établies dans chaque communauté.

 

Oui, la vie monastique, elle forme des hommes vrais, des hommes achevés, des hommes capables de s'assumer eux-mêmes. Elle n'infantilise pas. Une vie monastique qui infantiliserait, c'est qu'il y au­rait à la racine un ver qui infecterait cette vie. Le ver pour­rait se trouver chez l'Abbé, ou il pourrait se trouver dans la communauté comme telle. Mais ça ne peut pas arriver. Il faudrait alors employer une médication ferme, des antibiotiques solides et vigoureux pour exterminer ce virus.

Mes frères, nous arrivons ainsi à la fin de notre Consti­tution 31° qui est très importante pour les moniales surtout. Non pas qu'elles courent le monde plus facilement que nous, loin de là, mais parce qu'elles sont placées sous la tutelle des Evêques qui ont cette charge, qui veillent à cette sépara­tion du monde. Les Pères Immédiats veillent aussi, mais de façon subsi­diaire. C'est surtout la responsabilité des Evêques, ce qui crée une distorsion à l'intérieur de l'Ordre.

Pourquoi les moniales ont-elles un régime différent des moines ? Est-ce que on ne va pas infantiliser les moniales ? Elles seraient donc moindres que les hommes ? Elles seraient donc minorisées, tenues en tutelle comme des petites filles ? Et pourquoi pas alors les hommes ? Est-ce que l'Eglise n'aurait pas toujours infantilisé les femmes ? Voyez, ce sont toutes questions qui se posent aujourd'hui.

 

On me faisait encore remarquer dernièrement, ceci pour vous montrer que c'est quelque chose qui ne flotte pas seule­ment dans l'esprit des moniales, mais aussi plus loin. A l'Université de Louvain, à l'Université Catholique de Louvain, il n'y a pas de femmes qui sont directrices, grand Patron d'un secteur quelconque. Par contre, dans l'ULB, à l' ULB de Bruxelles, c'est courant.

Alors on dit : Mais voilà, vous voyez bien, l'Université Catholique, c'est l'Eglise. Donc pas de femmes qui ait quelque chose à dire. Oui, dans des emplois subalternes, d'accord, mais pas pour diriger. Mais allez à l'Université Libre de Bruxelles, là vous aurez des femmes comme des hommes qui dirigent. Vous voyez, il y a donc là quelque chose qui flotte dans le monde à ce sujet-là, mes frères, et le problème est aussi à l'intérieur de notre Ordre. Maintenant il est en discussion à Rome.

 

Eh bien voilà, je le recommande aussi malgré tout à vos prières parce que c'est ma foi assez sérieux pour l'instant. Parce que si on va plus loin, ça met en cause l'Unité de notre Ordre, parce que si on voulait aller à l'autre extrême, on dirait ceci : Mais la solution est toute simple, que les moniales s'arrangent entre elles. Elles ont déjà leur Chapitre Général, elles ont leurs Constitutions, mais qu'elles aient leur Abbesse Générale. Et finalement qu'il y ait deux Ordres. Vous voyez l'enjeu est très sérieux. Parce que si les moniales étaient séparées de la Branche masculine, elles retomberaient automatique­ment alors, mais totalement sous la coupe des Evêques qui ne connaissent pas grand chose à la vie cistercienne.

 

Règle : 60 : Des prêtres qui désirent entrer.   14.04.86

      Honnêteté de Saint Benoît.

 

Mes frères,

Je suis toujours dans l'admiration devant la rigoureuse honnêteté de Saint Benoît. Il est l'administrateur d'un domaine qui ne lui appartient pas. Il est le majordome d'un palais où demeure le Roi du ciel et de la terre. Et ce Roi, le Christ-Jésus, engage des serviteurs. Il va les chercher partout, dans tous les milieux. Des hommes de toutes conditions, il les rassemble dans son palais. Et leur fonction sera d'exercer l'art sublime de l'Amour. Ils devront imiter leur Roi qui, Lui, étant de condition divine n'a pas revendiqué comme un droit d'être appelé Dieu. Mais il s'est anéanti jusqu'à prendre la forme d'un esclave et se faire obéissant jusqu'à la mort et la mort sur une croix

 

L'ambition de ces serviteurs sera donc de suivre leur Roi partout où il les conduira, jusqu'à l'intérieur de la mort, une mort mystique certes, mais aussi peut-être toutes sortes de tourments d'ordre physique, maladies, épreuves. Enfin vous connaissez cela tout aussi bien que moi. Si bien que le palais qui est le monastère deviendra la réplique parfaite de la demeure céleste de notre Christ ressuscité.

Et entre ces deux demeures, la demeure de la terre et la demeure du ciel, il y a une jonction établie par un ascenseur dont je vous ai déjà parlé autrefois, cet ascenseur qui est l'humilité. Lorsqu'on prend cet ascenseur, on a l'impression de descendre. Mais ce n'est qu'une impression, en fait on monte, on s'élève. Et tout à coup, c'est la surprise émerveillée : on est chez Dieu. On est dans cette demeure du ciel où on ne peut plus rien faire d'autre que d'aimer.

Le ciel, nous le portons à l'intérieur de notre cœur. C'est là que Dieu se révèle à nous, c'est là que l'amour nous transfigure. Et grâce à cet amour alors, nous pouvons faire de notre monastère, donc de ce palais terrestre du Christ, nous pouvons faire l'imitation de ce que nos regards émerveillés contemplent dans le ciel.

Donc apprendre à aimer, ce sera donc dans la pratique apprendre à devenir humble, nous accepter tels que nous sommes, ne nous étonner de rien. Regarder aussi les autres comme ils sont et nous mettre sincèrement à leur service. Essayer de les rendre heureux. Toujours porter sur eux un regard de bienveillance. Ils doivent savoir que dans notre cœur ils ont un abri sûr.

Voilà donc ce que Saint Benoît désire faire du monastère. Et pour cela, comme je le disais il y a un instant, il invite toute sorte de monde. Il lui arrive même d'inviter un prêtre. Il nous le dit aujourd'hui. Pour cet homme, c'est un nouvel appel, différent du premier. Et il s’agit de contrôler si cette vocation nouvelle y vient réellement de Dieu. Ce candidat va donc être mis à l'épreuve comme n'importe qui. Saint Benoît va dresser devant lui les mêmes obstacles que devant un simple qu'il a appelé. Au regard du Christ, tous les hommes sont des simples.

Mais lorsqu'il s’agit d'un prêtre, Saint Benoît donne l'impression de vouloir en rajouter encore. Car il fait expressément allusion à la question que le Christ a posé à Judas : « Amice ad quod venisti ? 60,9. Mon ami, dans quelle intention es-tu venu ? Qu'est-ce que tu viens faire ici ?

Ta place est dans un monastère, mais non, c'est dans une paroisse, mon ami. Que viens-tu faire dans un monastère ? Pourquoi viens-tu ici ? Il va donc investiguer pour découvrir l'intention de cet homme. Il faut que cette intention soit pure. Il doit donc être venu pour chercher Dieu vraiment. C’est à dire disparaître, disparaître dans l'humilité, disparaître dans l'amour.

Et ça se vérifiera, cette pureté parfaite d'intention, au comportement du prêtre. Il devra, comme le dit Saint Benoît donner plus que d'autres des exemples d'humilité : magis humilitatis exempla omnibus det, 60,14. Il faut donc qu'il soit patent aux regards de tous dans le monastère que cet homme est plus humble que les autres. Alors on le prendra au sérieux, dit Saint Benoît. Voyez quelle honnêteté! Je reviens toujours à ce mot. Benoît est un homme honnête vis à vis de Dieu, vis à vis du Christ dont il est le lieutenant, vis à vis de l'homme qui se présente devant lui.

Voilà, mes frères, retenons cela et essayons pour notre part d'être aussi honnêtes que notre Père Saint Benoît, chacun dans notre petit secteur. Et ainsi, notre monastère sera vraiment ce que le Christ désire qu’il soit, une maison qui est la sienne où chacun s'efforce de l'imiter, lui notre Roi, notre Dieu et aussi notre Sauveur.

Et nous serons des hommes alors qu'il aura plaisir à transfigurer et à rendre semblable à lui dans l'intime de leur cœur, mais aussi dans la transparence et la luminosité de leur regard, et de leurs gestes, et de leur conduite.

 

Chapitre : Lettre d’un retraitant. (1)            15.04.86

 

Mes frères,

 

Saint Benoît nous dit que la présence d'un étranger dans une communauté peut parfois être bienfaisante, car il peut être un ange envoyé par Dieu afin d'attirer l'attention de l'Abbé, de la communauté sur certains détails qu'il faudrait cor­riger, améliorer ou faire progresser.

Hier, j'ai découvert dans ma boite aux lettres un papier que voici. Il vient d'un retraitant qui a passé ici probable­ment les fêtes de Pâques. Il ne met pas la date, simplement Avril 1986. Et il donne son impression sur l'aménagement de notre hôtellerie.

C'est intéressant. Je vais vous lire ce document :

 

            Pendant cette période d’aménagement de l’hôtellerie de cette Abbaye, en cette montée vers Pâques, à la suite de grandes transformations, un caractère transcendantal est venu y trouver une place. Le monde a besoin de signes. L’homme a besoin de se sentir proche de Dieu et l’aménagement d’un bâtiment peut fortement y contribuer.

 

Que l'homme ait besoin de signes pour s’approcher de Dieu, nous le savons. L'homme est un animal pensant. Son langage le plus spontané, le plus naturel, c’est le langage du geste, c’est le langage du signe.  Et il doit, autour de lui, avoir des éléments d'ordre ma­tériel qui lui rappellent sa place à lui dans la société qu'il occupe et dans le monde, et la proximité de ce transcendant qui n'est rien d'autre que la présence du Dieu créateur et du Dieu amour.

C'est dans toutes les religions, c'est dans tous les mi­lieux. Même dans notre société sécularisée, on a besoin de si­gnes plus que jamais. Car ayant perdu le signe par excellence qu'est la liturgie, le signe du religieux, et bien on voit sur­gir maintenant une multitude de signes.

Regardez par exemple ce qui se voit sur les voitures au­tomobiles à l'arrière : des petits signes, des petites devises. Les pulls aujourd'hui portent des images. Ils portent des de­vises sur le devant, dans le dos, partout. On a besoin de si­gnes pour manifester quelque chose. Et alors il dit que l'aménagement d'un bâtiment peut fortement y contribuer. Et c'est certain. On peut presque dire qu'on devient le lieu dans lequel on vit.

 

Les premiers Cisterciens ont été attentifs à ce détail d' une façon vraiment magnifique. Eux, ils étaient encore très proches de la nature. Nous, nous sommes devenus trop intellec­tuels, nous sommes des spéculatifs. Eux pas, ils étaient en­core des hommes qui vivaient vraiment en cohabitation avec le bois, avec la pierre, avec la terre. Et spontanément ils ont créé une architecture unique, unique par sa beauté.

 

            Du plâtras, des cloisons, de tout ce qui était apparemment fragile et superficiel (donc autrefois) nous sommes revenus dans un cadre de matériaux nobles, visibles, solides, discrets, unifiés.

 

Mais ce sont les matériaux qui étaient là ? C'est les ma­tériaux qu'on a dégagés et qu'on a mis en valeur. Mais alors, voyez tout de suite l'impact que ça peut pro­duire sur quelqu'un. Je rappelle les mots qu'il utilise: des matériaux nobles, la noblesse de caractère, de réaction; des matériaux solides, visibles d'abord, visibles, on les voit. Alors devant eux, on est saisi de respect, on est saisi de, oui, d'un instinct de communion.

Alors ils sont solides. On est soi-même structuré, soli­difié. On est en sécurité. Ils sont discrets. Ils n'écrasent pas, ils n'oppriment pas. Ils portent, ils soutiennent, ils forment. Et ils sont unifiés. Il n'y a pas de discordance. Ils sont, disons, une sorte de musique dans la pierre, dans le bois, dans la brique. Ils sont unifiés un peu comme est unifié le chant grégo­rien, la mélodie grégorienne, où il n'y a pas de discordance comme dans la musique moderne.

Je suis allé cet après-midi chez le dentiste. Et voilà, dans la salle d'attente, il y avait un diffuseur qui diffusait sans arrêt une musique. Ce n'était pas tonitruant. Enfin, c'était là. Est-ce que c'était une cassette, est-ce que c'était la radio ? Je n'en sais rien. Mais je sais très bien que cette musique, c'était quelque chose d'assez secoué...Les musiques modernes, voilà, c'est tout à fait à l'opposé de notre chant à nous. Mais vous voyez, pour accueillir une musique pareille, il faut un autre type de bâtiment. C'est ça !

 

            Par les volumes et les espaces qu’ils occupent chacun à leur place, cette Hôtellerie est devenue par grâce un vrai lieu de retraite.

 

La composition des espaces et des volumes, aussi c'est tellement important, parce que l'espace permet à l'homme soit de respirer, ou bien il étouffe l'homme. Il est dilaté dans un certain espace, et dans un autre espace il va se refermer sur lui-même. Et cela, c'est aussi des choses qu'il ne faut pas trop discuter parce que c'est instinctif, on le sent. Or là, dit­-il, les espaces et les volumes chacun à leur place font de l'hôtellerie telle qu'elle est maintenant un vrai lieu de retrai­te.

 

            Du bas jusqu’au plafond, tout contribue à faire renaître en l’homme qui y vit  une paix profonde , un calme serein, un équilibre et une réunification en son être, une sécurité transcendante.        

 

Voyez-vous, celui qui a écrit cela, il sait ce qu'il dit. Et il doit l'avoir senti parce que il ne pourrait pas l'expri­mer avec des mots aussi justes. Voilà, faire naître en l'homme qui vit là dans ces volumes et ces espaces - dans ces matériaux nobles, discrets, unifiés, solides - une paix profonde, un calme serein. Il est à l'aise.

N'oublions pas que ce sont des hommes qui viennent du monde et qui ont tous leurs problèmes et toute leur agitation du monde. Et renaît en eux un équilibre, et une réunification de l'être et alors la sécurité.

 

            L’épaisseur des murs et la solidité apparente ne trompent pas l’hôte. « A l’ombre de tes ailes, tu me protèges et le consoles ».

 

Il veut dire que l'épaisseur des murs et leur masse, leur solidité, ne créent pas chez l'hôte une impression de dureté, de rudesse. Non, on y est protégé comme à l'ombre des ailes. Cela rejoint ce qu'il disait au début, que cette architecture fait sentir la proximité de Dieu. Mais pas un Dieu qui vient maîtriser sa petite créature, mais un Dieu qui est le Père des hommes, et qui les protège, et qui les porte.

Rappelez-vous ce qu'on a lu ce midi au réfectoire. Cette carmélite qui disait que c'est bien plus tard dans sa vie, que en entendant lire cette phrase du Deutéronome :  « Que je t'ai porté sur les ailes de l'aigle, à travers le désert je t'ai porté » qu'elle se souvenait que quand elle était toute petite, à deux ans, son père la portait sur ses épaules. Et là, elle était en parfaite sécurité.

C'est la même chose ici. Le bâtiment doit donner à l'hom­me, il doit infuser dans l'homme une connaissance de Dieu qui est juste, qui est correcte. Et si c'est ainsi, on peut dire que le bâtiment est réussi. Le Père Nivard n'est pas d'accord...!!! Le bâtiment, dit-­il, ne peut pas donner à l'homme la sensation de la proximité de Dieu. Eh bien si. C'est une des raisons qui explique l'efflores­cence formidable de la mystique chez les premiers cisterciens.

Ils ont donc construit des bâtiments qui étaient dans la pierre, la projection dans la pierre de la forêt qu'ils avaient défrichée. Mais une véritable forêt, et il faut voir. Il n'en existe plus beaucoup aujourd'hui, mais tout de même en cer­tains endroits. Et la forêt, la vraie forêt donne l'impression de se trouver dans un sanctuaire. Je suis un homme des bois, un ardennais, je sais très bien ce que c'est. On a l'impression de se trouver dans un sanctuai­re. Et les poètes diront que la forêt peut être une cathédrale.

Alors si on veut, cette impression d'ordre, de mystique naturelle, si on veut la rendre dans un bâtiment, on arrivera à ce genre d'architecture qui a donné, qui à permis je dirais alors aux cisterciens de passer d'une mystique purement natu­relle à une mystique d'ordre surnaturelle. Ils étaient prédisposés alors dans ce cadre à recevoir en eux cette présence de Dieu qu'ils sentaient. Et cette présen­ce de Dieu alors pouvait les transformer et les transfigurer à condition naturellement d'entrer dans le vouloir de Dieu, de suivre la Règle, etc. Mais le cadre était en correspondance.

Et c'est extrêmement difficile de retrouver aujourd'hui, c'est quasi impossible, mais il faut tout de même, je pense, essayer d'arriver. Et voilà que ce retraitant dit que c'est l'impression qu'il a eu avec cette architecture qui n'a pas été inventée, mais qui n'est rien que la remise en valeur de ce que nos ancêtres ont essayé de réaliser.

 

            La simplicité de l’habitat et du mobilier nous écarte de tout ce qui est supercherie et passager.   

 

Donc il veut dire : ce qui est à la mode du jour. C'est à la mode pour aujourd'hui et puis c'est passager...voilà ! Mais les dessinateurs vont inventer - je pense au mobi­lier ici - ils vont inventer quelque chose parce que le com­merce doit marcher. Et on va le lancer. Et dans 5 ans, dans 10 ans, toute la mode est changée.

Cela ne peut pas être ainsi dans un monastère. La simplicité du mobilier écarte de tout ce qui est passager et qui alors est frelaté et supercherie. Cela trompe l'œil ! C’est cela qu'il veut dire.    Ce sont des affaires qui doivent porter en eux un caractère de longévité, et de durée, et de stabilité.

           

            Le caractère fonctionnel des matériaux et du mobilier facilite et contribue à une vie sans préoccupation.

 

C'est ce caractère justement de stabilité, de confiance dans la durée des choses et dans l'évolution positive d'une vie qu'il n'y a pas de préoccupation. Cela, c'est une petite note, ici, qu'il ignore certainement mais qui est essentiellement monastique. Le moine est un homme qui doit vivre en l'absence de tout soucis.

Quand il est arrivé à ce stade de ne plus avoir de soucis malgré tous les soucis de la vie courante, mais qu'il est éta­bli dans une paix abyssale, voilà, il est ce qu'on peut dire un véritable moine. Plus rien ne peut le troubler. Il est com­me le Christ était dans le monde. Il faut donc aussi que le bâtiment dans son espace, dans son volume, dans son mobilier prédispose à recevoir cette grâce et qu'il fasse sentir à l'hôte que ici il est possible de la recevoir.

 

Chapitre : Lettre d’un retraitant. (2)            16.04.86

 

Mes frères,

 

Il apparaît à travers la lecture de ce chapitre de notre Règle que le monastère est vraiment une maison de Dieu, une maison bien ordonnée, une maison bien construite, non seule­ment de pierres tirées de carrières, mais aussi de pierres spi­rituelles que sont les frères chacun à leur place. 61, 28. Et cet édifice grandit, se développe dans la charité. Ce n'est pas une maison de pierre qui demande un gros effort pour être transformée, restaurée éventuellement.

Non, le Corps du monastère grandit par l'amour. Et n'oublions pas que le Corps du monastère a déjà la plus grande partie de sa substance dans le Royaume de Dieu, c'est à dire tous ceux qui nous ont précédé ici. Et je suis certain que le meilleur de notre vie vient de ceux qui nous ont précédés, surtout dans un monastère comme le nôtre qui existe depuis plus de 750 ans, qui a compté des moniales aussi bien que des moines, qui est donc vraiment un monastère com­plet.

Après cette petite entrée en matière, nous allons conti­nuer la lecture de la lettre de notre retraitant.

 

            La beauté des couleurs du dallage, des murs, des boiseries, des pierres unifie la vie de l’hôte à la prière et à l’action de grâce.

 

Les gens du monde, vous le savez, sont des gens dispersés, écartelés entre toutes sortes de désirs, des désirs artificiels et des désirs profonds. Ils sont sollicités par des publicités tapageuses, allé­chantes pour toutes sortes de choses. Vous savez que plus un mensonge est gros, plus facilement il passe. Alors la publici­té ne s'en prive pas. Elle grossit les choses et ça frappe les gens.

Et il y a aussi des désirs profonds, des désirs de tran­quillité, de bonheur, de paix, de partage, de communion. Il y a donc là un tiraillement dans les hommes. Et lorsqu'ils vien­nent dans les monastères, ils sont heureux d'y retrouver l'unité.

 

Donc comme le dit le mot moine, le moine est un homme qui vit seul, solitaire, mais aussi un homme qui est focalisé par un seul objectif qui est le Christ Jésus à rencontrer, s'unir à Lui, devenir un seul être avec Lui et ainsi être introduit à l'intérieur du Royaume de Dieu. C'est ça le moine !

Ce n'est donc pas un planqué, un homme qui a peur de la vie. Non, il vient ici pour vivre en plénitude dans l'unité de son être. Il faut donc que les retraitants perçoivent ce désir qui nous habite et qu'ils en éprouvent le goût pour eux. Et lorsqu'ils rentrent dans le monde, qu'ils puissent alors faire la part des choses entre ce qui est essentiel dans leur vie et ce qui est excitation artificielle.

Et c'est ce que le retraitant dit ici. Ce qu'il a décou­vert unifie la vie de l'hôte dans la prière et l'action de grâce. Il parle de la beauté des couleurs. Il faut que ces cou­leurs se fondent en une beauté. La beauté, c'est la splendeur de la vérité. Plus les matériaux sont vrais, nobles, purs, unis dans un bel ensemble, c'est à dire unis entre eux dans un ensemble harmonieux, alors c'est vrai et c'est beau. Donc ce n'est pas une beauté factice, une beauté arran­gée. Non, c'est une beauté qui s'impose.

 

Et il parle du dallage. Eh bien, ce dallage, je vous l'ai déjà dit à l'époque, mais je le rappelle, ce sont donc des dalles de Bourgogne. Elles sont originaires des régions de Cîteaux, Dijon, Clairvaux. Elles datent d'entre le XII° et le XIV° siècle. Elles proviennent de châteaux qui sont tombés en ruines et qu'on démolit maintenant. Donc, elles ont tout un passé, un passé profane peut-être ?

Ce ne sont pas des dalles de monas­tères ? Mais malgré tout un passé chrétien car elles viennent de siècles, de ce Haut Moyen-âge qui a donné naissance à cette floraison extraordinaire de la vie monastique. Il est quasi certain que les bâtiments tous premiers de la région de Bourgogne avaient les mêmes dalles que ceci. Mais ils ont été soit détruits, soit transformés au cours des siè­cles.

 

            Un certain caractère austère y est aussi présent. Il nous rappelle notre vie ascétique centrée sur le Christ, à la louange de sa gloire.

 

Oui, c'est austère, il n'y a rien qui puisse flatter la sensualité. Pas d'artifices, non, c'est austère, c'est dénudé ! Là où on n'a pas pu retrouver l'élément naturel, dans les murs de refend par exemple, pour les différentes chambres et locaux, c'est blanc. Mais ce n'est pas de la couleur au vinyle, non. C'est de la couleur à la chaux telle qu'on la faisait depuis toujours ­mais naturellement perfectionnée avec les techniques d'aujourd'hui - et avec un brossage grossier. Ce n'est pas fait au rou­leau sur une surface bien lisse. Non, on peut voir les coups de pinceaux. Le travail de l'artisan est imprimé dans la pein­ture à la chaux.

C'est très difficile à faire ! Dans les peintres, ici, il n'y en avait qu'un ou deux surtout qui étaient très habiles à ce genre de chose. Et il faut dire qu'ils l'ont très bien fait. Et ça donne un caractère austère. Le caractère austère vient aussi du fait que on n'a pas la rectignilité parfaite. Ce n'est pas parfaitement rectiligne. On a suivi les courbes. On n'a pas corrigé la courbe des murs qui ne sont pas parfaitement droits. On n'a pas voulu corriger cela. Ils étaient ainsi. C'est ainsi qu'on construisait autrefois.

 

C'est des murs très épais, certains ont près de 1m de lar­ge. Ils sont donc suffisamment stables et ce n'est pas néces­saire qu'ils soient vraiment, vraiment rectilignes. Il y a donc des structures qui sont un peu, comment dire ? ce n'est pas de travers, mais ça évite la platitude.

Dans les camps de concentration, pour déséquilibrer les gens davantage encore, les structures étaient parfaitement rec­tilignes, mais parfaitement rectilignes, tout. Pourquoi ? Eh bien, les gens qui y vivaient, ces malheureux qui étaient là-dedans entassés les uns sur les autres, ils perdaient la tête. Dans la rectignilité, on ne peut pas vivre. Il faut qu'il y ait une certaine disharmonie - voilà, j'ai trouvé le mot ­et une disharmonie harmonieuse pour employer un paradoxe.

Voilà, ça se trouve aussi en nous. Prenez un homme, prenez une femme bien équilibrée, eh bien, il y a dans sa structure physique une disharmonie. Donc, ça veut dire que un oeil sera plus haut que l'autre, une oreille plus grande que l'autre. Ce n'est pas parfait. C'est signe que l'organisme, la race, la famille, à tra­vers cet individu qui est là, est encore en pleine évolution et pleine de vitalité. Elle cherche son équilibre. L'homme alors est vraiment intégré dans une lignée qui croît et qui va arriver à un sommet un jour. Et si on trouve une personne mais parfaitement, mais de tous côtés, comme ça bien harmonieuse de tous les côtés, c'est un signe de dégénérescence. C'est au bout d'une lignée, c'est fini !

 

Eh bien, c'est la même chose dans les bâtiments. En ville, vous avez ces bâtiments modernes maintenant, mais qui sont tel­lement rectilignes que ça devient invivable. Les gens ne sont pas à leur aise. Il n'y a pas de surprise, voyez, dans ces bâ­timents-là. Et l'homme a besoin d'être en état de surprise, en état d'émerveillement.

 

            Chaque structure est remise en valeur par un éclairage discret, présent, jouant avec ombres et lumières, y scellant le déjà là et l’avenir.

 

Donc, la lumière doit être discrète, mais elle doit per­mettre des ombres toujours, mais aussi une lumière suffisante. Vous avez donc cette partie ombreuse qui est le présent, notre monde qui est dans une certaine obscurité, et puis la lumière alors. Mais ça, la lumière, c'est l'avenir. Nous al­lons vers la lumière. Nous devons devenir lumière.

 

            Dans le couloir du rez-de-chaussée, cela m’a paru plus net encore. Etant arrivé au fond de celui-ci, regardant vers la sortie, j’ai été d’autant plus saisi de voir cette illumination plus intense du côté de la gage d’escalier mettant en valeur un long couloir de pénombre avec une porte de pierre en forme de cintre amenant à l’illumination.

 

Naturellement, tout ça, c'est des effets a postiori, ça n'a pas été réfléchi comme ça. Mais puisque c'est une oeuvre naturelle et une oeuvre de beauté, voilà ce que ça produit ! Et quand on le regarde comme ça, et qu'on essaye d'y en­trer, il faut reconnaître que c'est vrai. Mais il va encore plus loin.

 

            Et puis toutes ces fenêtres en forme ovale dans ce couloir, telle une présence spirituelle ou communion des saints qui viennent nous montrer le chemin à parcourir, cette voie royale nous amenant à la plénitude pascale de l’amour de Dieu.

 

Vous allez dire que c'est un peu tiré par les cheveux. Peut-être bien ? Mais enfin je pense que c'est tout de même, ici, le reflet de ce que ça a produit sur quelques uns. Cela a produit ça sur lui.

Mais n'oublions pas que dans un monastère, dans une vie comme la nôtre, tout est liturgie. La liturgie, c'est ça, la liturgie, ce sont des signes, des symboles auxquels nous devons être attentifs. Un étranger, disons un païen, va voir ça, et il va regar­der ça comme un animal. Qu'est-ce qu'on voit là-dedans ? Mais il trouvera qu'il n'y a rien. Mais nous qui sommes des contem­platifs et qui par nature devons être des mystiques, nous som­mes attentifs à tous ces signes de la liturgie. Mais la litur­gie peut aussi se traduire dans la pierre.

Jadis, au siècle des cathédrales, la plupart des gens étaient illettrés. Mais toute la Théologie, toute la mystique, toute la contemplation était inscrite dans ces pierres, dans les bâtiments, dans la sculpture, dans les proportions, dans le rythme. C'est tout un enseignement, eh bien, il est heureux qu'il y ait des gens, des retraitants saints comme ça qui le découvrent. Et ils nous instrui­sent. Ils nous rappellent à la vérité de notre vocation.

Parce que, si nous ne sommes pas des contemplatifs, que faisons-nous ici dans le monastère ? Qu'est-ce que nous y fai­sons ? On se le demande !

 

            Pour qui veut percevoir tous ces signes et se laisser porter à la méditation, une redécouverte symbolique est omniprésente à l’hôtellerie, signe de présence de Dieu. 

 

Et c'est vrai ! Voilà des choses : par exemple, il met ici entre parenthèse, je pense aux vitres. Vous avez vu ces vitres. C'est les grandes vitres qui bouchent les baies. Et bien là, vous avez une transparence telle que vous ne savez pas si vous êtes dehors ou dedans. Si on s'avançait, on se heurterait contre.

C'est cette transparence du monde présent et du monde à venir. Et pourtant, entre les deux un obstacle qui est infran­chissable, et qui n'est franchissable qu'à celui qui devient lui-même transparent et lumière. Alors, comme la lumière, il passe au travers.

Je pense ici aux poissons, dit-il aussi, qu'on l'entrée. Il ne faut pas oublier que le mot poisson en grec signifie Jésus-Christ Fils de Dieu Sauveur. Donc le poisson, vous le savez, c'est le signe mystique du Christ, le signe symbolique du Christ. Et alors vous avez donc ce poisson : mais ici, vous êtes dans la maison du Christ, vous êtes chez Lui. Et ça, ce sont des signes voulus.

          Et alors en conclusion:

 

            Oui, cette hôtellerie devient un véritable lieu de désert, de retraite, de mise à l’écart en présence de son Seigneur. Rien ne viendra nous ravir la paix et la joie de notre Dieu.

 

Donc, voila un homme qui a été content et il a été assez simple que pour donner son avis. D’autres l’ont donné oralement. Mais il ne faut pas introduire à l'hôtellerie un registre et dire : Messieurs les retraitants, veuillez donner ici votre avis. Alors ça, ça deviendrait de la recherche de soi. Et nous ne voulons pas cela. Nous voulons rester simples et modestes et accueillir avec reconnaissance ce que Dieu nous donne.

 

Chapitre : Les Nouvelles Constitutions.           20.04.86

      32. L’apostolat des moines.

 

Mes frères,

 

La Constitution 32° parle de l'apostolat des moines immé­diatement après la séparation du monde qui établit un lien or­ganique entre notre anachorèse et la forme spécifique de notre apostolat. Le moine, comme tout chrétien, doit porter au coeur le souci du Royaume de Dieu, que ce Royaume s'étende à l'univers entier. Mais cela en dehors de tout triomphalisme politico-religieux, mais dans le désir que tous les hommes parviennent à la connaissance de la vérité entière.

Cette vérité qui est la présence de notre Dieu, son in­carnation, sa passion, sa résurrection, le bonheur que tous les hommes peuvent trouver dans la communion avec Dieu, dans la communion entre eux, dans l'amour, et enfin leur destinée éternelle de gloire dans le partage de cette vie divine.

Voilà, mes frères, le grand message chrétien, celui qui doit être acclamé partout. Et nous savons qu'aujourd'hui bien plus encore qu'auparavant ce message n'intéresse pas les hommes. Ce qui les intéresse, c'est l'argent, ce sont les voyages, c'est la jouissance, ce sont les plaisirs, ce sont les riva­lités aussi. Voyez un peu la tâche à laquelle sont attelés les respon­sables de l'Eglise d'aujourd'hui.

 

Eh bien, les moines doivent eux aussi partager ce souci du salut des hommes. Cela ne veut pas dire que l’humanité s’engouffre dans les enfers. Ce n'est pas ça vous le savez bien. Mais tout de même, les hommes pourraient être davantage heureux s'ils pouvaient connaître cette vérité, s'ils pouvaient y adhérer, s'ils pouvaient y conformer leur vie.

Le devoir du moine, ce n'est pas de courir les rues, ce n'est pas de courir les continents, mais c'est d'être une ap­parition de ce Royaume de Dieu. Il doit permettre à Dieu de métamorphoser sa personne jusque dans les profondeurs les plus intimes, chasser toutes formes d'égoïsme, faire triompher l'amour.

Mes frères, nous n'avons rien d'autre à faire dans notre monastère que d'être ainsi à la disposition de Dieu. Cette pré­sence du Royaume de Dieu dans un moine opère la jonction entre le ciel et la terre et elle donne une nouvelle vigueur à la rédemption du monde. O tout cela se fait dans l'invisible de Dieu, dans le visible de ceux qui ont les yeux pour voir les merveilles que Dieu accomplit.

 

Notre rôle dans l'Eglise, mes frères, il n'est rien d'au­tre que cela, et nous ne pouvons pas en être distraits. Car si il venait à manquer de par le monde de ces hommes ou de ces femmes qui sont les relais entre Dieu et les hommes, je pense que le plan de Dieu aurait échoué. Mais nous savons que Dieu veille à la chose.

Il faut donc qu'il y ait toujours des hommes et des fem­mes pour assumer cette mission. Il est donc nécessaire que Dieu appelle, lance sans arrêt des appels, mais que ces appels soient entendus et puis qu'ils reçoivent une réponse. C'est la raison, mes frères, de la journée d'aujourd'hui qui est consacrée par le Pape à la prière mondiale pour les vocations.

Vous savez que le Christ, déjà, a dit à ses disci­ples que le travail était immense et que les ouvriers étaient peu nombreux. Et il invitait ses disciples à demander au Père l'envoie d'ouvriers sur les chantiers. Cette invitation, nous devons la faire nôtre. Nous devons avoir le souci de ce Royaume de Dieu, si petit, si faible aujourd'hui. Nous devons demander à notre Dieu, oui, d'envoyer des hommes sur ses chantiers. Oui, mais dans notre prière, nous devons insister certes, mais sans importunité, en abandonnant la décision à Dieu notre Père.

 

Je l'ai expliqué dernièrement au chapitre, ici même, en parlant de l'accueil des frères dans le monastère, cette posi­tion de Saint Benoît qui est celle de l'honnêteté parfaite. Il abandonne à Dieu la décision. Le monde entier appartient à Dieu. La terre appartient à Dieu et pas seulement le monastère. Oui, nous sommes devant la besogne et cette besogne dé­passe nos forces. Nous devons demander à Dieu donc de nous ai­der. Mais Dieu sait ce qu'il doit faire.

Le Royaume de Dieu progresse à travers le mystère de la croix. C'est en disparaissant, c'est en mourant qu'un homme, qu'une collectivité, qu'une communauté, que l'Eglise elle-même devient féconde. Le troupeau sera toujours petit, mais il est indispensable que ce troupeau soit de bonne qualité. C’est d’abord cela qu'il faut demander à Dieu, que les hommes qui travaillent pour Lui soient des saints.

Oui, qu'ils le deviennent, qu'ils n'opèrent pas de retour sur eux-mêmes, mais qu'ils soient entièrement donnés à leur travail, qu'ils s'oublient, qu'ils ne se recherchent pas, qu'ils n'aient pas peur de devenir des saints, de suivre le Christ sur le chemin de la croix, qu'ils n'aient pas peur de descendre dans la mort, car au-delà de cette mort il y a la résurrection d'entre les morts.

 

Nous devons chacun dans notre vie ici au monastère revi­vre la destinée de l'Eglise entière. Non seulement chaque com­munauté, chaque monastère est une petite Eglise, mais chaque homme est une réduction de cette Eglise. Il n'y a, vous le savez, qu'un seul Fils pour Dieu. C'est le Christ-Jésus. Et nous sommes tous ensemble son Fils. Nous devons donc chacun pour notre part partager le sort de ce Fils. Mes frères, notre prière pour les vocations sera donc d' abord notre propre vie. Elle sera la joie que nous avons d'ha­biter dans la maison de Dieu et d'être entièrement, corps, âme et esprit à son service.

Mais nous ne penserons pas seulement à nous. Nous pense­rons aussi aux vocations en général. Nous devons les englober toutes dans notre souci. Mais je le répète, en abandonnant toujours la décision finale à notre Dieu. Ce n'est pas parce que nous ne sommes pas exaucés apparem­ment que notre prière est inutile. Le monde est immense. Le chantier est très grand. Et s'il semble que dans nos régions, ici, Dieu se désintéresse plutôt de ses ouvriers, nous ne sa­vons pas ce qui se passe ailleurs.

Mes frères, faisons confiance à Dieu. Mais demandons lui toujours quand même de nous venir en aide, de soutenir notre faiblesse, de donner un résultat heureux à nos efforts en at­tendant que une jour, le Royaume étant installé partout, c'est à dire après la Parousie du Christ, nous comprenions le détail de son projet et que nous passions toute l'éternité à l'admi­rer, ce projet, et à remercier notre Dieu.

 

Homélie : 5° dimanche après Pâques.             27.04.86

      Si tu aimes, tu ne mourras pas !

­

Mes frères,

 

Nous venons de recueillir le testament du Seigneur Jésus. Il nous lègue sa propre vie, sa propre gloire. Il dépose en­tre nos mains son trésor le plus précieux, l'amour dont il nous aime. Et il attend de nous que nous le partagions avec tous les hommes nos frères sans exception.

 

Mes frères, que sommes-nous ? Et que faisons-nous sur cet­te terre ? Encore un peu de temps, bien peu de temps, et nous retournerons à la terre dont nous avons été formés. Ce serait désespérant si nous ne disposions pas du trésor de l'amour. Une voix secrète murmure au fond de mon cœur :

L'amour est la vie incorruptible. Si tu aimes, tu ne mourras jamais. Ton corps pourra se dissoudre, mais l'amour façonne à l'inté­rieur de toi un corps nouveau, un corps spirituel déjà maintenant resplendissant de lumière. Abandonne-toi donc à ce travail que l'Esprit de Dieu opè­re en toi ! Ouvre-toi à cette lumière comme une fleur qui la boit, qui s'en désaltère, qui s'en réjouit !

 

Mes frères, telle est la nouveauté absolue à laquelle au­cun homme, jamais, n'avait rêvé. La Bonne Nouvelle du Royaume, elle n'est rien d'autre. Nous sommes en possession, mes frères, de notre présent et de notre avenir. N'est-ce pas une chose extraordinaire que d'être soi-même le maître de son destin. Et c'est ce qui arrive lorsque nous nous ouvrons à l'Amour qui est notre Dieu, à l'Amour qui s'offre à nous en chacun des hommes que nous ren­controns.

Le Christ Jésus est ressuscité d'entre les morts, et déjà nous ressuscitons avec lui. Notre vie n'est plus soumise aux pulsions passionnelles si nous sommes soulevés, emportés par l'amour qui est Dieu. Notre moi préfabriqué se désagrège. Ce moi qui nous est concédé au moment de notre naissance et qui fait qu'à cette heure-là nous sommes déjà des vieillards, eh bien ce moi se laisse aller, il éclate sous la puissance de l'amour divin.

Et ses éléments sont reconstitués, refaçonnés, transfigu­rés pour former en nous ce Corps spirituel nouveau. Si bien que nous allons vers notre jeunesse dans la fraîcheur d'un émerveillement renouvelé. Voilà, mes frères, notre vie contemplative, voilà la rai­son d'être de notre présence dans ce monastère. 

 

Et si vrai­ment l'amour ainsi peut nous transformer, le monde reconnaîtra que nous sommes les disciples du Christ, et la gloire, oui, l'émerveillement se transmettra ainsi de proche en proche. Il faut que, grâce à chacun d'entre-nous, une fraction du ciel soit déjà présente sur la terre et réjouisse les yeux de chacun.

La vie véritable est ainsi communion dans l'amour. Nous nous recevons les uns des autres et nous devenons images des Personnes Divines qui sont pure relation. Nous formons ainsi tous ensemble cette magnifique cité sainte, unie à Dieu pour jamais. Et notre coeur, si nous som­mes attentifs, entend la voix enchanteresse qui nous dit : Voici, je fais toutes choses nouvelles !

 

                                                                                                          Amen.

 

Chapitre 70 : Corriger les autres !               28.04.86

      Sous la conduite d’un maître.

 

Mes frères,

 

Il est bon de nous retrouver en compagnie de notre Père Saint Benoît et de nous laisser conduire par lui sur les routes du Royaume. Lorsque notre main est dans la sienne, on est en sécurité, on est en paix, on peut marcher allègrement sans souci. Le secret de la réussite d'une vie monastique est justement d'avancer sous la conduite d'un Maître.

Nous devons savoir que nous sommes en pays étranger, dans des régions inconnues que nous devons découvrir, que nous devons explorer. Il est donc normal, il est logique de choisir un guide et de nous confier a sa perspicacité. Quelque soit l'ancienneté d'un moine dans un monastère, quelque soit son expérience, il doit toujours être un disciple. Il doit le rester jusqu'à son dernier souffle, fut-il l'Abbé.

 

Saint Benoît le rappelle avec vigueur à la fin de son Prologue où il dit : Ne nous écartant jamais de son enseignement - des préceptes divins, ici, l'enseignement de Dieu - persévérant jusqu'à la mort dans la pratique de sa doctrine au sein du monastère, participons par la patience aux souffrances du Christ et méritons d'avoir une place dans son Royaume.

Lorsque on le traduit en français, c'est : ne nous écartant jamais de son enseignement. Or, c'est en latin : Ab ipsius  numquam magisterio discidentes, P,117. Voyez, c'est ce magisterium. Il faut toujours dans la vie spirituelle se trouver sous la guidance d'un Maître.

Courir, quitter la main de ce Maître, donc commencer à courir seul, cesser d'être disciple, voilà ce que Saint Benoît appelle la présomption. Il y fait allusion en ce chapitre 70. Il y revient 32 fois dans sa Règle : deux fois sous forme nominale et trente fois sous forme verbale.

 

C'est que la présomption représente un danger grave, un péril sérieux pour le moine. Il nous dit ici qu'il faut éviter dans le monastère jusqu'à l'occasion de présomption. 70,3. L'Abbé doit essayer, du moins dans la mesure de ses possibilités, de ses moyens, de ne pas mettre le moine en danger de succomber à la tentation de présomption. Pourquoi ?

Mais la présomption n'est rien d'autre que la vanité en acte. C'est l'orgueil en exercice. On a de soi une opinion avantageuse, surfaite même. On va donc s'arroger des pouvoirs et des droits qu'on n'a pas. Dans notre chapitre, ici, ce sera le droit d'excommunier ou de frapper un frère.

 

Dans le monastère, l'Abbé seul a le droit d'excommunier. Pourquoi ? Mais parce qu'il occupe dans le monastère la place du Christ, et seul le Christ peut porter un jugement sur une personne. Lorsque l'Abbé excommunie un frère, il agit in persona Christi, ou plutôt, il laisse la Christ agir à travers sa personne.

Il faut donc que d'abord l'Abbé soit un disciple parfait du Christ par l'entremise de notre Père Saint Benoît. A ce moment-là, s'il est fidèle, s'il a été fidèle toute sa vie, c'est vraiment le Christ qui va agir par lui. Mais dans le monastère, un autre frère ne peut pas usurper ce pouvoir. Alors voyez, c'est de la présomption. On se prend pour ce qu'on n'est pas.

 

Le contraire, maintenant, de la présomption, c'est la modestie, c'est l'humilité. C'est avoir de soi une opinion juste. C'est être enraciné dans la vérité. C'est porter sur soi un regard lucide. Ce n'est pas un regard qui va entraîner la tristesse ou le dépit. Non, c'est un regard d'indulgence, un regard d'humour. C'est prendre un certain recul par rapport à soi. C'est ne pas se prendre au sérieux. C’est cela la modestie !

Le moine modeste, un frère modeste sera sympathique aux autres. Il est de commerce agréable. Il inspire confiance parce que la modestie est le symptôme de la vertu. Oui, la présomption au contraire, elle rend le frère qui en est victime, elle le rend odieux, elle le rend ridicule. Tout le monde s'en aperçoit, sauf le frère en question.

Mes frères, cette présomption, elle met les autres en fuite. Elle crée le vide autour du frère. Et c'est peut-être alors ce vide créé autour de lui qui finira par lui ouvrir les yeux. Peut-être ? Ce n'est pas encore certain !

 

Il faudrait avoir le talent de Saint Bernard pour dresser le portrait d'un moine présomptueux. Il l'a probablement fait dans les degrés de l'orgueil. Mais pour le faire, il faudrait en avoir sous les yeux. Il y en a-t-il dans notre communauté ? Ne fut-ce qu'un ? Écoutez, c'est comme dans la fable de La Fontaine : tout le monde en est atteint. Nous le sommes tous, reconnaissons-le, tous un peu. Pourquoi ? Mais parce que nous ne sommes pas encore au 12° degré d’humilité.

Et quand nous serons au douzième degré d'humilité, nous ne penserons plus à tout cela. Nous avons donc toujours chez nous une petite idée favorable de notre personne, une image un peu flatteuse. Ce n'est pas mortel ? Non, cela fait partie de notre cheminement. Mais voilà, nous sommes ainsi, et ne quittons donc jamais la main de notre Père Saint Benoît. Soyons prudents, laissons-nous conduire.

Et si nous sommes fidèles, si nous lui ouvrons notre cœur, si nous sommes confiants, il nous débarrassera de la présomption. Il nous rendra modestes. Il nous rendra humbles, nous serons heureux et nous rayonnerons le bonheur autour de nous.

 

Règle: 73 :Tout n’est pas dit dans cette Règle. 01.05.86  

      Les deux paliers de la vie monastique.

 

Mes frères,

 

Au mois de Février, nous avons parcouru ensemble une conférence du Père Chrysogone de Gethsémani sur la Réforme Liturgique entreprise et menée à bien par les Fondateurs de Cîteaux. A cette occasion, le Père Chrysogone faisait remarquer que nos Pères, dans leur souci de fidélité à la Règle de Saint Benoît, avaient voulu retourner aux sources auxquelles Saint Benoît lui-même avait puisé. Et pour ce faire, ils s'étaient référés au Chapitre 73° dont nous venons d'entendre la lecture.

 

Cette approche de nos Pères Fondateurs est encore normative pour nous aujourd'hui. Une lecture superficielle de ce Chapitre 73° fait apparaître immédiatement que pour Saint Benoît, donc aussi pour nos Pères de Cîteaux, la vie monastique est un mouvement, une course à deux paliers.

Le premier palier, Saint Benoît l'appelle un initium, 73,5, un commencement, un début. C'est la Règle qu'il a rédigée et qu'il nous propose. Si nous l'observons, nous serons pour Saint Benoît, donc pour nos Pères également, d'excellents débutants. Nous prenons un bon départ. Nous montrons que nous avons une honestas morum, 73,5, donc une conduite honnête. Cela, c'est le premier palier !

Mais nous ne pouvons en rester là. Il y a un second. Et ce second palier, Saint Benoît l'appelle le celsitudum perfectionis, 73,9, le sommet de toute perfection. Et ce sommet de toute perfection, ce sont les doctrina culminae et virtutum, 73,26, ce sont les plus hautes cimes de la contemplation et des vertus. Nous devons en arriver là !

 

Ces deux paliers sont indissociables. Pour parvenir au second, il est indispensable de passer par le premier ; et le second suppose toujours la présence du premier. Il est de la vie monastique comme du TGV, du train à grande vitesse dont on parle de plus en plus. Ce train à grande vitesse, vous le savez, atteint une vitesse de 350 Km à l'heure. Lorsqu'il sera installé entre Paris et Bruxelles, il mettra Paris à une heure et demi de Bruxelles. Ce n'est plus a s‘en priver !

Eh bien ce TGV, je l'ai entendu expliquer par une personne compétente en la matière, ce TGV a donc deux vitesses. Une première vitesse avec des organes de locomotion classiques qui lui permettent d'atteindre la vitesse d'un train normal, d'un train express normal. Mais à ce moment-là, automatiquement se mettent en route de nouveaux organes de traction, et insensiblement, sans que les passagers s'en aperçoivent, ils portent la rame à la vitesse de croisière.

 

C'est tout à fait cela qui doit se passer dans notre vie. Lorsque nous observons bien la Règle de Saint Benoît, voilà, nous avons la vitesse d'un train express normal. Nous sommes vraiment de bons moines. On peut les donner en exemple. Mais si nous voulons nous laisser emporter par la puissance spirituelle, donc la puissance divine qui est en nous, voilà que se mettent en route des énergies divines déposées par Dieu en notre cœur et qui nous emportent sans même que nous nous en apercevions vers alors les sommets.

Ce sommet, le moine doit toujours l'avoir sous les yeux parce que cette vision, c'est elle qui est la bougie d'allumage. C'est à partir de ce sommet qu'arrive en nous l'énergie et il y a une réponse, une attraction de plus en plus puissante. S'il n'en va pas ainsi, Saint Benoît le dit carrément, nous sommes des négligents, nous sommes des paresseux, nous  démissionnons, 73,21.

Ce sommet, Saint Benoît le voit encore comme : la Patria caelestis, 73,22, la patrie du ciel. Cette patrie céleste, c'est une participation à l'état du Christ ressuscité. Dès que je suis parvenu à une conformité ontologique, surnaturellement ontologique avec la Personne du Christ ressuscité, je suis  au ciel. C'est cela le sommet accessible pour nous à condition que nous nous laissions emporter.

 

Mes frères, voilà, nous sommes arrivés au terme de notre Règle. Demain, nous allons recommencer le cycle. Et voilà, ce sera un encouragement pour que au moins nous soyons des moines honnêtes. Et comme nous sommes dans le Temps Pascal, c'est le moment de raviver en nous le désir de parvenir à la plénitude de notre vocation qui est si belle.

 

 

Règle : Prologue 1-21. Etre toujours novice.    02.05.86

           

Mes frères,

 

          Nous reprenons la lecture de notre Règle à partir du Prologue. Ainsi nous avançons jour après jour vers de nouvelles découvertes. La vie monastique est un perpétuel recommencement. Elle est un progrès indéfini vers une plénitude qui n'est autre que Dieu lui-même.

          Le moine est un homme toujours rassasié et pourtant toujours en appétit, comblé de joie et sans cesse tourmenté. Si j'en crois mon expérience qui est déjà tout de même assez longue, il est indispensable qu'un moine prenne ainsi conscience de son besoin constant de renouvellement, de rajeunissement.

          Le jour où un moine n'a plus rien à apprendre, où il n'a plus rien à découvrir, il est un homme fini. Il va être frappé d'une sorte de sénilité spirituelle. Et ça va se marquer jusque dans son apparence physique.

 

          Comme Monsieur Habachi nous l'a bien dit, au moment de notre naissance, nous sommes des vieillards parce que nous traînons déjà un passé très long et très lourd qui plonge ses racines dans la nuit des temps. Mais une fois que nous sommes apparus dans ce monde, nous allons vers notre jeunesse. Mais il faut consentir à devenir jeune et à le rester. Si bien que au terme, nous sommes redevenus des petits enfants. Nous avons retrouvé notre Source qui est le coeur de la Trinité.

          Eh bien, la vie monastique, c'est ce mouvement vers la jeunesse. Il y a donc toujours de nouvelles choses à admirer, à découvrir, à contempler. Et le fait que régulièrement nous reprenons la lecture de notre Règle à partir du Prologue, ça nous invite à entrer, et à nous installer, à nous situer dans notre vérité. Nous ne devons jamais nous imaginer être arrivés sur les derniers sommets de la contemplation et des vertus. Certes, nous atteignons des sommets. Mais derrière celui que nous avons gravi nous en découvrons de nouveaux qui nous invitent à de nouvelles ascensions.

Et pour faire de la montagne, il faut de l'entraînement, et il faut de la jeunesse dans la musculature. On ne fait pas de la montagne quand on a 80 ans ; on fait de la montagne quand on est jeune ou quand on est resté jeune. Mais il y a tout de même un moment où ça ne devient plus possible. C'est la même chose dans la vie spirituelle, pour gravir les sommets qui se présentent; à nous, nous devons entretenir notre jeunesse.

 

          Un véritable moine se considère donc toujours novice. A l'école du Seigneur, aussi sage que l'on soit, il y a encore et toujours à apprendre. Un vrai moine en est heureux. Il n'en finit pas, voyez-vous, de devenir fou pour entrer dans la sagesse de Dieu et goûter l'ineffable. 

          Un moine qui avec le temps devient un homme rangé, sage, à qui on n'a plus rien à lui apprendre, il a fait le tour de tout, c'est un blasé, eh bien encore une fois, c'est un homme fini.  Il y a au creux de la vie monastique ce petit grain de folie qui permet à l'homme de rester jeune. Mais attention ! Il s’agit toujours ici de cette jeunesse dont parle le Christ et qui a permis aux Apôtres de persévérer dans leur mission jusqu'au martyr.

          C'est ce qui a permis à Saint Athanase de tenir à son poste d'Alexandrie pendant 45 ans et de ne céder devant personne lorsqu'il s’agissait de défendre la vérité de l'orthodoxie. Le Christ était Dieu. L’Empire tout entier, les Synodes des Evêques, les armées impériales, tout pouvait se dresser devant lui, Athanase était là : Jésus de Nazareth est Dieu. Voyez ! Mais pour cela, il devait rester jeune.

         

Nous autres, nous devons aussi tenir tête, tenir tête aux tentations, tenir tête aux pensées, tenir tête aux démons, tenir tête à tous les accidents qui se dressent sur notre route, à tous les pièges qui nous sont tendus. Mes frères, pour cela, encore une fois, il faut demeurer jeune.

          Et c'est ainsi qu'un véritable moine ne nourrit pas de prétentions. Il préfère écouter plutôt que parler. Comme je le rappelais, il a toujours à apprendre, il est toujours disciple quel qu'il soit, fut-il Abbé. Mais de qui l'Abbé peut-il être disciple dans son monastère ? On est disciple du Christ, on est disciple de l'Esprit, on est disciple de Dieu le Père, soit ! Mais concrètement dans la pratique de la vie quotidienne ?

          Eh bien, l'Abbé, il est disciple de sa communauté. Il est disciple de chacun des frères. Il ne peut se juger supérieur à aucun d'entre eux. Mais non, il est à leur service et il reçoit d'eux plus qu'il ne leur donne. C'est grâce à ses frères qu'un Abbé demeure jeune. Pourquoi ? Mais parce que il se met à leur école. Il a toujours à apprendre d'eux. Et si c'est vrai de l'Abbé, c'est vrai de chacun des frères de la communauté.

 

          Une chose que nous devons éviter, c'est de porter un regard de mépris sur un autre, de nourrir dans notre coeur des jugements défavorables au sujet d'un frère. A ce moment-là, nous refusons d'être enseignés par ce frère. Nous nous jugeons supérieur à lui et prenons un bon coup de vieux. Attention, mes frères, à cette jeunesse de coeur, à cette jeunesse spirituelle !

          L'oreille, voyez-vous, d'un vrai moine entend à tout moment un discours et un chant et ne s'en distrait pas. C'est le chant que les anges dégustent, c'est le chant de la divinité, c'est le chant de l'amour. Chez Dieu, on ne fait que chanter. Lorsque vous ouvrez les dernières pages de l'Apocalypse vous assistez à cette liturgie céleste qui n'est qu'un chant scandé par le refrain : Alléluia. C'est à dire : louez Dieu, louez tous Dieu vous les petits et les grands, tout le monde !

          Chez Dieu on ne fait que louer et que chanter. Et pourquoi ? Mais parce que on écoute, on écoute ce chant, on s’assimile à lui. Non seulement on le fait sien, mais on devient soi-même chant par toute sa vie, par tout son être.

 

          Alors, mes frères, oui, la voix de notre Dieu doit emplir notre vie. Saint Benoît nous dit pour commencer: Voilà écoute ! Soyons donc, mes frères, des écoutants et ainsi nous accomplirons toute justice.

 

 

Règle : Prologue 22-33 : Réveillez-vous !        03.05.86

 

Mes frères,

 

          Saint Benoît dessine ici un petit tableau plein de vie. Mais pour le voir surgir et danser devant nous, nous devons quelque peu rectifier la traduction française. Saint Benoît nous  dit : erxurgamus, Pr,21. C'est traduit : Levons-nous. Or, pour le verbe latin exurgere, la traduction se lever est secondaire. C'est un sens dérivé. Le sens premier est éveillé. Il faudrait donc traduire : Eveillons-nous !

 

            Alors, tout se peint. Eveillons-nous, car une voix nous dit : il est temps de sortir de notre sommeil. Voyez. Alors que se passe-t-il ? On ouvre les yeux, on tend l'oreille et on entend une voix qui crie. Cette fois-ci, c'est bien présenté. Et qu'est-ce qui nous tire de notre sommeil ? Car vraiment, la traduction littérale, c'est tirer du sommeil. Le verbe excitare en latin veut d’abord dire tirer quelqu'un du sommeil. Ce n'est pas exciter, ce n'est pas inviter, comme on dit ici. Non, c'est vraiment secouer quelqu'un pour le tirer du sommeil.

            Et celui qui fait ce geste, c'est la Scriptura, c'est l'Ecriture. Cette Ecriture, c'est une voix, c'est une Parole, c'est le Verbum, c'est la Parole de Dieu, c'est le Verbe de Dieu qui, lui, est le Créateur et le Modérateur du cosmos. Et c'est lui qui prend la peine de venir nous secouer pour nous tirer de notre sommeil et dire : Alors, cette fois-ci, éveillez-vous !          

Donc pour Saint Benoît, nous sommes naturellement des endormis, des engourdis. Plongés dans notre sommeil, nous sommes étrangers à ce qui se passe autour de nous.

 

Je me souviens de ceci, pendant la guerre, tout au début, le 3° ou le 4° jour, j'étais en route vers l'Ouest puisque nous avions l'ordre de nous retirer vers la côte. Et j'étais avec une bande de jeunes flamands. Et on logeait chez l'habitant, de braves gens, de très braves gens dans les Flandres. Je dormais dans un lit. Oui, vous vous rendez compte, des étrangers qui arrivaient...et on vous mettait dans un lit. Eh bien, pendant toute la nuit, les avions allemands ont bombardé les troupes, les soldats qui passaient dans la rue. Tout le monde a passé la nuit dans les caves sauf moi qui dormait dans le lit. Vous voyez, c'est ça étranger à tout ce qui se passe.

          Eh bien, c'est ce que malheureusement nous faisons maintenant. Nous dormons et nous sommes étrangers à ce que Dieu fait autour de nous et en nous. Nous sommes absents, nous sommes perdus dans nos songes, dans nos rêveries, dans nos projets creux et nous ne sommes pas présents à ce que Dieu nous demande. Nous n'avons pas les yeux ouverts, nous n'avons pas l’oreille tendue vers lui, vers le chant qu'il dirige, improvise à notre intention pour nous charmer.

 

          Le moine, pour Saint Benoît, sera donc un homme éveillé, attentif, prêt pour le travail, pour le service. Derrière ce que Saint Benoît nous dit ici, il faut entendre toutes les Paraboles que le Christ a improvisées pour nous inculquer la vigilance : les vierges sages et les vierges folles, le serviteur qui passe la nuit à attendre son maître.

          Et puis, les recommandations de l'Apôtre Paul qui nous dit avec insistance : Mais prenez donc garde que vos coeur ne s'endorment dans l'insouciance et les plaisirs de ce monde. Rappelons-nous aussi Pascal : Est-ce que c'est le moment de dormir ? Le Christ est en agonie jusqu'à la fin du monde. Faut-il dormir pendant ce temps-là ?

          Eh bien, mes frères, soyons modestes et reconnaissons que nous sommes des gens distraits pour ne pas dire des gens endormis. Mais la distraction n'est-elle pas un phénomène inévitable ? Oui, il y a des distractions qui sont liées à nos déséquilibres nerveux. Il n'est pas possible d'être toujours attentifs à ce que l'on fait, à ce que l'on entend. Mais cela est innocent. Cela fait partie de notre condition charnelle. Saint Benoît pense à un autre type de distraction, lorsque notre volonté, lorsque notre coeur n'est pas avec le Christ, lorsqu'il n'est pas avec Dieu. Et cela dépend de nous.

 

          Nous avons des organes par lesquels exercer notre attention. Nous avons des yeux et des oreilles, les yeux et les oreilles du coeur naturellement, car c'est le coeur qui se tourne vers Dieu ou bien qui s'en détourne. Et ces oreilles doivent être attentives, attonitis dit Saint Benoît, Pr.25. Ce sont des oreilles dont le tympan résonne.

          Nous avons des yeux qu'il faut tenir ouverts. Oui, les yeux de notre corps, les oreilles de notre corps, elles peuvent être un obstacle. Saint Benoît nous demande de les discipliner pour qu'elles ne gênent pas les yeux et les oreilles de notre coeur. Il n'est pas possible de servir deux maîtres à la fois.

          Et ce qui tient le moine éveillé, ce sera le désir et l'amour. On aime Dieu, on désire le voir, ne plus faire qu'un seul être avec lui. Et ce désir, il est allumé et entretenu dans le coeur par Dieu lui-même. C'est ce que Saint Benoît appellera la concupiscence spirituelle pour l'opposer à la concupiscence charnelle.

 

          Voyez, mes frères, nous avons deux organismes. Attention, ce n'est pas de la schizophrénie ! Nous avons notre organisme charnel, psychique, qui va retourner à la poussière dont il est sorti, puis nous avons notre organisme spirituel appelé à la divinisation. Et voilà, il n'est pas facile d'établir la frontière entre les deux.

          En fait, ils se rencontrent à l'intérieur de notre coeur en ce point focal où se définit notre véritable identité, là où, oui, où s'affirme notre responsabilité, à l'endroit où nous serons jugés. C'est là qu'ils se rencontrent. Nous devons mortifier l'un pour permettre à l'autre de vivre. Mortifier, cela signifie qu'il ne faut pas céder à tout ce qu'il demande.

 

          Alors, voyez immédiatement toute l'ascèse monastique. Voyez surgir les sept ou huit péchés capitaux en commençant par le plus grossier, l'animal, la bête, la bestialité qui est la gourmandise, se jeter sur ce qu'on trouve, même le voler pour satisfaire cette passion de manger, cette gourmandise.

          Alors le dernier, l'orgueil, où alors on ne va plus happer des nourritures terrestres, mais on dévore alors la chair des autres, on se nourrit des autres. Et ça, c'est encore bien plus terrible .

          Eh bien, mes frères, ça, c'est le fait d'hommes qui sont endormis. Et c'est de cela que Saint Benoît veut nous sortir pour que notre nourriture ne soit plus des nourritures charnelles mais que ce soit la Parole de Dieu incarnée, transsubstantiée dans l'Eucharistie. Et puis, que nous ne soyons plus des dévoreurs d'hommes, mais des serviteurs des autres, que nous sachions donner notre vie pour eux.

 

          Voilà, mes frères, tout ce qui nous est proposé, tout ce qui nous est demandé, tout ce qui nous est offert. Et lorsque à la suite de Saint Benoît nous disons : Eh bien d'accord, ce ne sera pas facile, mais nous comptons sur la grâce de Dieu, sur le secours de nos frères comme nous le demandons le jour de notre profession ; à ce moment-là, demeurant fidèle, le Christ nous emporte chez lui. Et dès ce moment, nous sommes comblés.

          Et je rappelle le tout petit mot que Saint Benoît aime tellement, ce mox, ce bientôt, ce jam, ce déjà, c'est pour tout de suite. Croyons-le, et ainsi notre désir sera toujours excité, sera toujours éveillé et notre amour deviendra une flamme qui nous dévore et qui nous précipite dans ce brasier immense qu'est Dieu et son amour.

 

Chapitre : Les Nouvelles Constitutions.           04.05.86

      33. L’accueil des hôtes.

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Mes frères,

 

La séparation du monde, l'apostolat des moines et l'ac­cueil des hôtes forment une trilogie inséparable. C'est dans notre désert que nous exerçons notre apostolat et d'abord à l'endroit des hôtes que nous accueillons pour un partage de solitude, de silence et de prière.

Je vais d'abord reprendre la Constitution 32 que je n'ai pas lue la dernière fois parce que j'ai été amené à parler de la Journée Mondiale de Prières pour les Vocation. Et j'y joindrai la Constitution 33.

 

L’Apostolat des moines : Fidélité à la vie monastique et zèle pour le Royaume de Dieu et le Salut de toute l’humanité sont étroitement liés. C’est en tant qu’ils participent à la mission du Christ par toute leur vie contemplative elle-même que les moines sont insérés dans une Eglise locale.

Pour cette raison, si urgente que soit la nécessité d’un apostolat actif, ils ne peuvent être appelés à fournir une aide dans les divers ministères pastoraux.

 

Il y a un Statut :

 

L’Abbé est juge de l’assistance pastorale qu’il faut prêté en quelques circonstances particulières.

 

Vous voyez, cette exclusion d'un apostolat actif n'est pas une règle d'une rigidité absolue. L'Abbé est juge de ce que en certaines circonstances il faut devoir faire. Prenons le cas ici, par exemple, lorsque le Château de Ciergnon demande un prêtre pour célébrer la messe pour le roi, la reine et leurs invités, nous ne pouvons pas refuser. Voilà une circonstance exceptionnelle. Le Père Roland, le Frère Jean­Marie ou bien un autre éventuellement peuvent aller jusque là.

Ou encore, des braves soeurs carmélites, ou bien d'autres comme le monastère de Chevetogne aussi, demandent un confesseur extraordinaire pour une fois par mois. On ne peut pas refuser ! Voilà des circonstances particulières ! Mais dire : c'est un moine de Rochefort qui va devenir le chapelain de la petite chapelle Sainte Thérèse, ici, alors ça ne va plus.

Ou bien dire que c'est un moine de Rochefort qui va al­ler...ça se faisait auparavant, notez-le bien, chaque dimanche, je me souviens bien lorsque j'étais novice, il y en avait 3, 4, 5 qui partaient dans les villages environnant pour aller célébrer des messes. Ce n'est plus permis maintenant avec les Nouvelles Constitutions. Voyez comme on revient à la pureté de notre vie !

 

Maintenant la Constitution 33 :

 

            L’Accueil des Hôtes : Que tous les monastères selon les circonstances de lieu et de temps soient fidèles à la Tradition d’accueillir comme le Christ lui-même les hôtes et les pauvres.

            Ceux que la Providence Divine conduit au monastère sont reçus par les frères avec respect et humanité, sans pourtant que la quiétude du monastère ait à pâtir de ce service.

 

Les hôtes que nous recevons, nous disent la les besoins de l'Eglise. Ils nous rappellent les espoirs que les hommes d'aujourd'hui mettent dans les foyers de vie contemplative que sont nos monastères.

On l'a déjà remarqué, aujourd'hui, c'est dans les monas­tères que les hommes viennent chercher une nourriture spiri­tuelle. Auparavant, ils se rendaient auprès des Jésuites, ou des Dominicains, ou des Franciscains. Maintenant, ils vien­nent dans les monastères.           C'est là l'indice d'un besoin actuel de l'Eglise. Et ça nous rappelle que nous faisons partie de l'Eglise.

Ils attendent maintenant rencontrer dans le monastère, non pas n'importe qui, mais des hommes de Dieu, des prophè­tes du monde à venir. Car les hommes d'aujourd'hui et de plus en plus les jeu­nes, des jeunes bien nés et des jeunes même qui ont connu les déviations du monde d'aujourd'hui, viennent dans le monastère parce qu'ils ont le pressentiment qu'il doit exister autre chose que les plaisirs, les voyages, les jouissances de tou­tes sortes, qu'il doit exister un au-delà de la sensibilité, un au-delà de la chair. Ils ne peuvent se l'expliquer. Alors, ils sont attirés par les monastères contemplatifs.

 

Et nous devons leur montrer par notre accueil, par notre vie que réellement il existe un autre monde et que déjà nous y sommes entrés par le meilleur de notre coeur. Les hôtes sont envoyés par le Christ et ils doivent être accueillis. Et c'est le Christ lui-même que nous accueillons en eux. Saint Benoît nous le disait déjà et la Constitution nous le rappelle ici. Il faut donc les recevoir avec respect et humanité.

Et dans le monastère, ils doivent sentir, ils doivent percevoir - c'est ici une question d'intuition - un dépayse­ment qui les interpelle et qui remet en question leur mode de vie. Ils ne doivent donc pas se retrouver ici comme chez eux, car alors je pense qu'on ne les verrait pas souvent. Ce serait inutile de passer du même au même. Ici, ils sont chez Dieu et ils doivent le percevoir.

Vous voyez, mes frères, c'est toujours une question de vérité, d'authenticité: vérité dans notre coeur, mais vérité dans notre vie ; vérité aussi dans la pierre, dans le site. Notre existence monastique forme un tout. Elle exige un certain milieu, un certain cadre. Et les hôtes qui viennent chez nous doivent le percevoir. Ils sont ici chez Dieu. Cette Tradition remonte aux origines du monachisme. Il s’agit d'y demeurer fidèle pour un enrichissement de notre vie contemplative. La Constitution nous le dit :

 

            Il faut être fidèle à cette Tradition d’accueillir comme le Christ lui-même les hôtes et les pauvres. Cependant il ne faut pas que la quiétude monastique ait à en souffrir.

 

Au contraire, cette quiétude doit s'en trouver renforcée. Vous allez dire : Comment ? Mais parce que l'hôte qui est par­mi nous nous rappelle à notre vocation. Il ne doit pas être un dérivatif. Il doit devenir un sti­mulant. Il nous éveille, comme Saint Benoît nous le disait hier, Pr.24. Il nous empêche de nous engourdir, de nous endor­mir, de nous affadir.

La Constitution parle de la quiétude monastique. Il s’a­git du quies contemplatif, de ce calme, de cette sérénité, de ce sourire qui doit égayer la personne du moine. Un saint triste est un triste saint, dit-on. Il existe une sainte tristesse également qui va s'expri­mer dans la componction, dans les larmes du coeur. Mais ça n'empêche pas que sur le visage brille le sourire mais dans une certaine gravité. Ce n'est jamais la dissipation.

Et si à l'occasion, disons, du fait de l'hôtellerie s'in­troduisait dans le monastère de l'agitation ou de la fébrili­té, ce serait le symptôme d'une déviation, et il faudrait y porter remède. La Constitution compte quatre Statuts. Mais je les réser­verai pour une autre fois.

 

Règle : Prologue 48-77 : St Benoît médiateur.  05.05.86

 

Mes frères,

 

          Le Prologue de notre Règle est un long dialogue entre Dieu et l'homme. Dieu qui invite et l'homme qui répond, qui s'informe, qui pose des questions ; puis Dieu à nouveau qui donne les éclaircissements souhaités. On a très bien remarqué cela hier, mais ça se poursuit aujourd'hui. Dieu lance un appel à la multitude du peuple.

          Dieu cherche son ouvrier : quel est l'homme qui désire la vie ? Si toi, ayant entendu, tu  réponds : moi, Dieu te dit... Et puis, voyez, le dialogue continue. Mais nous entendons toujours la voix de Saint Benoît qui agit comme médiateur. Il encourage, il ajoute des précisions.

 

          La vie monastique va donc se jouer toujours entre trois personnes : Dieu qui appelle, Dieu qui parle au fond du cœur ; l'homme qui entend, qui écoute, qui répond, qui bouge ; et puis le médiateur qui interprète, lui, qui guide et qui rassure. C'est là une disposition impérativement voulue par Dieu depuis l'incarnation de sa Parole.

          Et c'est pourquoi la présence de l'Abbé à l'intérieur du monastère est indispensable. Il agit toujours en tiers entre Dieu et le frère. C'est la raison pour laquelle aussi nous verrons Saint Benoît présenter en tout premier lieu la personne de l'Abbé. Car la vie personnelle du frère sera elle aussi toujours un dialogue avec son Dieu. On parle de prières, on parle d'oraisons, mais ce sont des mots d'aujourd'hui pour exprimer cette conversation entre Dieu et le moine.

 

          Je pense que dès qu'on a compris ce fait, la vie monastique devient plus légère. Elle devient plus facile. Elle est mieux adaptée à notre nature d'homme. Nous sommes faits pour vivre une relation, et une relation constructive, une relation dans laquelle on peut interpeller l'autre, quasiment le mettre au pied du mur. Voyons un peu notre Office, les Psaumes qui nous passent sur les lèvres, voilà, combien de fois au cours de notre vie, et toujours les mêmes. Faisons un peu attention à ce que nous disons. Saint Benoît nous dira plus tard que notre parole doit être en accord avec notre coeur.

 

          Cela signifie que nous devons faire notre possible pour être attentifs à ce que nous disons. C'est nous qui improvisons les Psaumes. Nous ne prenons pas quelque chose qui est là, et que voilà nous récitons. Non, nous devons nous considérer comme les auteurs du Psaume, comme étant les premiers à le dire. Et nous devons sentir alors cette vigueur de notre interpellation vers Dieu. Nous lançons vers Dieu des appels. Et alors, Dieu, à l'intérieur du Psaume, aussi nous répond. Ce Psaume est la Parole de Dieu naturellement comme le reste de l'Ecriture.

 

          C'est donc, comme le dit très bien l'Apôtre Paul, c'est l'Esprit de Dieu qui va prier en nous. Le véritable dialogue avec Dieu va donc toujours s'instaurer à l'aide de cette tierce personne qui est l'Esprit de Dieu. Nous avons Dieu notre Père. Il y a nous. Nous allons utiliser une parole qui n'est autre que le Verbe de Dieu devenu écrit. Mais pour que cette parole puisse atteindre Dieu et que Dieu puisse nous répondre, il faudra un médiateur qui sera l'Esprit qui va prier à l'intérieur de notre coeur en gémissements inénarrables, comme dit l'Apôtre. Donc, cet Esprit va vivifier les paroles qui viendront sur notre bouche.

          Voyez, mes frères, que notre prière - disons là liturgie puisque c'est la prière l'Office - elle aura une valeur supérieure lorsque nous serons devenus des pneumatophores. Donc, un moine qui est devenu porteur de l'Esprit de Dieu, celui-là, en toute vérité prie, c'est à dire dialogue avec son Père. Il dialogue en son nom personnel, mais aussi au nom de tous les hommes. Et il achève vraiment sa vocation.

 

          L'Abbé, mes frères, pour remplir dans le monastère ce rôle de médiateur subalterne - il tient la place du Christ, c'est l'Esprit qui doit parler par sa bouche et c'est l'Esprit qui doit déborder de son coeur - l'Abbé doit donc être un frère profondément humble. Il doit entièrement s'effacer devant Dieu dont il est le messager, et il doit être infiniment respectueux des frères pour lesquels il doit être une lumière.

          Il ne peut jamais violenter le frère. Il ne peut jamais forcer la conscience du frère. Il doit le respecter, je pense que c'est le mot le meilleur. Respecter, c'est à dire qu'il doit le regarder, qu'il doit poser sur lui un regard d'affection, un regard d'amour, le regard même que Dieu pose sur les hommes. Et cela, quelque soit le frère, quelque soient les défauts du frère, quelque soient éventuellement les vices du frère, quelque soit son état spirituel, quelque soient les sentiments du frère vis à vis de l'Abbé. C'est à ce prix qu'il sera vraiment l'intermédiaire entre Dieu et le frère.

          Il lui est demandé de rester à sa place, de rester à son rang. Il est le serviteur, et de Dieu et des frères. Et en même temps toute l'autorité repose sur lui. C'est une position qui est très délicate et qui est très difficile. Elle n'est pas naturelle à l'homme. Son autorité est une autorité de service. C'est presque contradictoire dans les termes. Et pourtant, c'est bien ainsi !

 

          Voilà, mes frères, l'Abbé ne peut donc pas jouer un personnage. Il doit être vrai au plus intime de son coeur et de sa conduite. Il commettra des erreurs. Il est aussi un homme faillible. Il est un pécheur. Il ne sera donc pas parfait dans l'exercice de la mission que Dieu lui confie. Mais il est nécessaire que reconnaissant sa faiblesse, il laisse au Christ toute la place en lui, le plus de place possible en lui, qu'il s'en remette à Dieu pour l'exercice de sa mission et pour les résultats de sa mission.

 

          Et c'est ainsi que, ma foi, au jugement qui sera porté sur lui par le Maître de la Maison, ici, le Christ lui-même, il trouvera indulgence, mes frères, parce qu'il aura été lui-même compréhensif et indulgent pour ses frères. Et devant Dieu, il se sera présenté dans sa pauvreté, dans son humilité mais aussi avec sa bonne volonté.

 

Règle : Prologue 78-91 :                          06.05.86

      La mise en œuvre de l’Evangile.

 

Mes frères,

 

          Dieu termine son discours et il le clôture sur la Parabole de l'homme sage qui construit sa maison sur la pierre. C'est ainsi que le Christ avait terminé le discours sur la montagne. Nous voici donc discrètement orientés vers l’enseignement du Christ. La vie monastique sera donc - pour Saint Benoît, c'est certain - une mise en œuvre de l’Evangile. Le moine devra toujours se reporter aux leçons que le Christ a donné à ses Apôtres et à ses disciples.

 

          C'est une des raisons aussi pour lesquelles il devra exister dans le monastère un homme qui, aux yeux des frères, aux yeux de la foi, représentera le Christ et qui devra être le porte-parole du Christ.

          Il devra toujours avec des mots qui lui sont personnels rappeler cet enseignement fondamental qu'est l'Evangile, cette Bonne Nouvelle du Salut des hommes par leur mort, par la mort à l’égoïsme et la surrection dans un monde nouveau, ce monde de l'amour.

          On ne vit plus pour soi, mais on vit de Dieu et on vit pour les hommes. Le moine sera donc un homme qui prend l'Evangile au sérieux et qui n'en soustrait rien.

 

          Et voilà, Dieu n'a plus rien d'autre à nous dire. Il nous a tout dit par le Christ et, comme l'affirme ici Saint Benoît : c'est complet. Complens Dominus, Pr.84, c'est achevé, c'est terminé ; on ne peut rien y ajouter, on ne peut rien en retrancher. Et c'est ainsi pour l'éternité.

          Et pourtant, si Dieu arrête de parler, le dialogue n'en est pas pour autant terminé, car Dieu attend maintenant une réponse, une réponse non pas traduite par des mots, mais exprimée par des actes. Il dit ici : Factis nos respondere debere, Pr.86. Nous devons donc répondre à Dieu par nos œuvres, par nos actes, par ce que nous faisons.

            Cette réponse sera donc un écho fidèle aux Paroles de Dieu. Elle devra renvoyer à Dieu ce qu'il nous dit. Dieu devra, en nous regardant, il devra reconnaître son propre discours. Le moine parfait sera donc une Parole vivante de Dieu, pour Dieu d'abord, mais alors pour ses frères, pour les hommes.     

         

C'est un programme qui est très élevé, très, très élevé que renvoyer à Dieu sa propre Parole. Notre coeur devra devenir un cristal très pur. Il suffit de le toucher pour que il vibre longuement. Si notre coeur est souillé, si notre coeur est grossier, il ne renvoie rien à Dieu. Par contre, s'il est pur, il est un instrument sur lequel Dieu peut jouer et sur lequel Dieu peut se reconnaître.

          Et ainsi, mes frères, si nous devons toujours renvoyer à Dieu ses propres Paroles, nous sommes par le fait même fondés dès le départ dans l'obéissance et enraciné en elle. Car l'obéissance, c'est écouter et faire, les deux ! Ainsi notre identité monastique est déjà définie et Dieu n'attend plus que notre fidélité.

          Le discours de Dieu s'achève. C'est le point final sur une note très, très belle qui mériterait à elle seule un très long commentaire. Mais ce sera peut-être à une autre occasion. Il dit ceci : Je ne veux pas la mort du pécheur, mais qu'il se convertisse et qu'il vive. Nous voici donc campés dans notre vérité. Nous sommes des pécheurs. Dieu attend de nous que nous nous convertissions par notre obéissance et que nous vivions, que nous goûtions sa vie et que nous la dégustions.

           

Voilà, mes frères, ce que nous retiendrons. Demain et après, nous entendrons Saint Benoît tirer les conclusions de ce discours de Dieu, du dialogue qui a lieu entre Dieu et l' homme avec comme médiateur Saint Benoît lui-même.

 

Règle : Prologue 106-fin :                         08.05.86

      Une école pour débutant. [4]

                      

Mes frères,

 

          Saint Benoît tire les conclusions du long dialogue qui s'est poursuivi entre Dieu et les hommes. Il en a été l'animateur. Il posait les questions, donnait les éclaircissements, rassurait le frère. Car ce n'est pas rien d'entendre la voix de Dieu et de se sentir interpellé par lui. Et maintenant, il fait part de ses intentions qui rencontrent celles de Dieu.

          Il va fonder une école pour débutants, une école de degré primaire, secondaire même. Les plus avancés de ses disciples, il les confiera aux Maîtres qui l'ont formé lui-même. Il le dira au dernier chapitre de sa Règle. Et dans cette école qu'il désire fonder, on apprendra à servir le Seigneur. C'est le Dominicum servitium.

          On y apprendra donc l'art spirituel. Et cet art consistera à reproduire dans sa chair et dans son coeur la vie du Seigneur lui-même. Nous participerons, dit-il, par la patience aux souffrances du Christ et mériterons d'avoir une place dans son Royaume, Pr.120.

 

            Cet art spirituel consistera entre autre en une mise en œuvre du mystère de l'Ascension. Il sera explicite à ce sujet au chapitre 7° où il demandera à son disciple de dresser une échelle qui conduit de la terre au ciel. Oui, mes frères, tous les hommes sont destinés à participer au mystère de l'Ascension. Mais le moine y consacre toutes ses énergies. Cela devient son unique occupation.

          L'Ascension, en quoi consiste-t-elle ? Il faut tout de même utiliser des mots humains, des images humaines pour évoquer prudemment ce mystère. Mais l'Ascension en soi, c'est l'acte par lequel le Christ introduit l'humanité au coeur même de la Trinité.

 

          Avant la création du monde, la Trinité était là, complète, dans son bonheur, dans sa plénitude. Cela aurait pu durer toujours. La Trinité n'a pas besoin du monde pour être achevée. Voici donc que le monde, cet être merveilleux qu'est l'homme, voici donc que le monde est introduit maintenant dans le bouillonnement Trinitaire. C'est cela le mystère de l'Ascension.

          Nous comprenons donc que pour nous, pour l'homme donc, le ciel, c'est la Personne même du Christ. En effet, il est comme une nacelle, comme un esquif grâce auquel nous sommes à l'intérieur même de Dieu, nous sommes au sein des trois Personnes divines. Là est la véritable demeure de l'homme.

 

          Ce n'est donc pas l'univers matériel qui est notre lieu. Non, notre lieu, c'est le sein de la Trinité. Là est notre maison. Nous sommes ici en exil. Nous le chantons tous les jours au soir dans le Salve. Mais est-ce que nous le réalisons bien ? Je ne le pense pas, je ne le pense pas ; il est difficile de comprendre. C'est même impossible de comprendre la grâce que Dieu nous fait.

C'est une chose que nous devons sentir dans notre coeur que parmi les plaisir de ce monde, les beautés de ce monde, enfin l'ivresse que peut donner les occupations matérielles, tout ce que nous pouvons créer, ce que nous pouvons construire ici-bas, ce n'est pas cela notre bonheur, ce n'est pas notre lieu.

          Notre lieu véritable depuis que Dieu s'est fait homme et qu'il est entré - cet homme nouveau - à l'intérieur de Dieu, notre lieu est le sein des trois Personnes divines et participant à leur vie. Cela signifie - mais il faudra sans doute y revenir parce que un de ces jours nous aurons la fête de la Sainte Trinité - cela signifie participer à la Personne du Père, d la Personne du Fils, à celle de l'Esprit, chacune de nos facultés sont renversées, vraiment ! Cela signifie qu'elles sont comme jetées à terre comme l’Apôtre Paul, et aussitôt transformées, dilatées, éclatantes.

 

          Eh bien, c'est cela que nous propose la vie monastique. Et dans le désir d'entrer à l'intérieur de ce palais, de cette maison qui est nôtre, et d'y entrer immédiatement, le moine abandonne tout. Il abandonne jusqu'à sa propre vie et il adhère au Christ par l'obéissance. Il s'accroche à lui. Il ne fait plus qu'un avec lui. Lorsqu'il avance dans cette vie d'intimité avec le Christ, Saint Benoît dit ici en français - oui, c'est toujours traduit de façon approximative...enfin. - lorsqu'il progresse dans sa vie monastique et dans sa foi, c'est un processus, comme il dit. Pr.114.

          Le processus ? Vous avez là en français le mot procession. Nous allons donc tantôt faire une procession à travers les cloîtres. Certes, par cela nous allons figurer le trajet que les Apôtres ont fait à la suite du Christ depuis l'endroit où ils se trouvaient jusqu'à cette montagne à partir de laquelle le Christ s'est élevé vers son Père. Mais cette procession va aussi figurer notre propre ascension, ce passage que nous effectuons ensemble de cet univers matériel à l'univers de Dieu.

 

Eh bien, à mesure que l'on avance, on devient rongé par une terrible nostalgie. Le désir grandit à mesure que l'on voit se lever la lumière, et on meurt de ne pas mourir tant la puissance de vie nous transfigure. Vous allez dire : « Tout ça, c'est beau, mais ça n'arrive pas comme ça ! ». Mais si, ça arrive comme ça, il suffit d'y être attentif.

Il suffit de détourner le regard de son coeur de toutes les fascinations mondaines pour le diriger vers le Christ qui est la lumière du monde. Et, comme un bourgeon s'ouvre pour donner naissance à la fleur, ainsi notre être s'ouvre pour donner naissance à notre fleur nouvelle, à notre être véritable.

          Mais à ce moment-là, ça devient à l'intérieur du coeur un déchaînement de vie tel qu'on ne peut plus y résister. Il faut s'y abandonner. C'est ce que Saint Benoît dira aussi : on commence à courir, Pr.115 - on ne peut plus se retenir - dans une douceur ineffable de dilection. Ce n'est pas, vous savez, la douceur des hauts, des doux sentiments sentimentaux romantiques. Non, c'est la douceur même de notre Dieu.

 

          Eh bien, mes frères, le monastère, c'est une école où on apprend ainsi à faire du mystère de l'Ascension le ressort de sa vie. Alors, je vous souhaite aujourd'hui une bonne fête et je demande au Christ qu'il vous accorde une grâce : c'est que cette fête de l'Ascension fasse battre votre coeur chaque jour dès votre lever.

 

Chapitre : Les Nouvelles Constitutions.           11.05.86

      34. Les Statuts de l’Accueil des Hôtes.

 

Mes frères,

 

La Constitution 33° traite de l'accueil des hôtes. Nous en avons vu le corps dimanche dernier. Ce matin, nous allons parcourir ensemble les quatre Statuts. Les moniales ont choisi un texte légèrement différent auquel personnellement je donne ma préférence. Vous en serez juges vous-mêmes.

 

            Statut A : Ceux qui viennent au monastère pour chercher un approfondissement de leur vie de prière reçoivent l’aide des frères.

 

Les moniales disent : …reçoivent l’aide de la communauté.

 

C'est la communauté comme telle qui accueille. Ce n'est pas tel ou tel frère plus compétent en matière de spiritua­lité. On vient au monastère pour des raisons diverses : pour y trouver le recueillement, pour y goûter la solitude, pour y vivre un certain dépaysement, pour y retrouver éventuelle­ment le repos du coeur.

On y vient aussi pour réapprofondir sa vie de prière. Et dans ce dernier cas, et ce dernier cas uniquement comme le dit le Statut, on doit recevoir l'aide de la communauté ou des frères. Cela signifie que la communauté doit créer ou entretenir une atmosphère de prière. Le moine prie toujours ou il ne prie jamais. C'est un homme qui est toujours en contact avec Dieu, qui entretient un commerce permanent avec Dieu, qui s'entretient jour et nuit avec Dieu, même pendant son sommeil.

          Cela peut paraître étrange, mais en réalité c'est bien ainsi : l'être du moine est ordonné vers Dieu à tout moment. S'il n'en est pas ainsi, mais le moine n'est pas un hom­me de prière. Ne confondons pas prière avec des formules que l'on récite à certains moments de la journée. Non, le moine est constitué en prière, donc en rapport permanent avec son Dieu.

Ce n'est donc pas seulement au cours de l'Office ou de l'oraison que le moine pourra aider ses hôtes, mais par l'am­biance qu'il crée et qu'il entretient à l'intérieur du monas­tère. C'est ce qui est signifié dans cette Constitution. Ce qui n'exclut pas la rencontre de frères qui pourraient con­seiller le retraitant pour sa vie de prière. Mais l'essentiel est d'abord cette ambiance.

 

Donc vous voyez ici notre responsabilité ! Il faut que les hôtes trouvent ici ce qu'ils viennent y chercher. Notre responsabilité est donc engagée et, ici, la responsabilité de chacun. C'est une oeuvre commune.

 

            Le Statut B : La Providence Divine a voulu que les monastères soient des lieux saints, non seulement pour les proches dans la foi mais aussi pour tous les autres croyants.

 

Les proches dans la foi est traduit du latin domestici fidei, repris à Saint Paul. Donc, ce sont ceux qui partagent notre foi chrétienne. Les autres croyants, ce sont les Juifs, les Musulmans. Ils sont des croyants. Monsieur Habachi nous a bien expliqué que Juifs et Musulmans étaient des frères ennemis. Et nous sommes, nous chrétiens, leurs honorables cousins. Donc, on est encore de la même famille spirituelle.

Les moniales disent autre chose : Selon le dessein de Dieu….Ce n'est donc pas : La providence divine a voulu... Non, c'est : selon le dessein de Dieu. C'est donc là une in­tention bien définie de Dieu. Il a un projet.

 

            Selon le dessein de Dieu, les monastères sont des lieux saints, non seulement pour les proches dans la foi mais aussi pour tous les hommes de bonne volonté.

 

Voyez ! C'est beaucoup plus large les hommes de bonne volonté ! Mais l'Ordre de Cîteaux est implanté en Afrique, il est implanté en Asie. Il est aussi dans nos régions. Il y a donc partout des hommes qui ne sont pas croyants au sens où nous l'entendons. Vous aurez des animistes, vous aurez des Bouddhistes et dans nos régions ici, de plus en plus une fou­le d'agnostiques.

Il faut donc que tous les hommes de bonne volonté, donc ceux qui vivent selon les lois de leur conscience, que ces hommes aient leur place aussi dans nos monastères, qu'ils y découvrent quelque chose qu'on ne trouve nulle part ailleurs, le sacré. Le sacré, c'est à dire une présence qui les interpelle, la présence d'un autre univers dont ils n'ont pas conscience certes, mais dont ils pressentent la beauté et dont ils ont besoin. Car tous les hommes quels qu'ils soient sont orientés vers cet univers de Dieu auquel ils auront un jour accès.

Vous vous souvenez que je vous ai lu ici après Pâques la lettre d'un retraitant qui trouvait que notre hôtellerie présentait justement cet aspect de sacré qui impressionne et qui resitue les hommes dans la vérité de leur destin. Mais ce ne doit pas seulement être l'hôtellerie, ce doit être le monastère dans sa totalité qui donne, qui crée cette sphère sacrale dans laquelle un homme peut respirer, vivre, découvrir sa véritable vocation qui est de rencontrer ce Dieu auquel peut-être il ne croit pas mais dont il a besoin, et que instinctivement il recherche. C'est pour ça qu'il viendra dans le monastère.

 

Maintenant le Statut C : La communauté elle-même peut déterminer le mode de participation des hôtes à l’œuvre de Dieu. 

 

Les moniales disent : Il appartient à la communauté !

 

C'est donc la commu­nauté qui doit prendre ses responsabilités. Vous voyez la différence de mentalité entre le monde fé­minin et le monde masculin. Moi j'ai l'impression que les hom­mes ont toujours peur. Ils ne veulent pas aller trop loin. Les croyants, c'est assez, mais pas les autres hommes même s'ils sont de bonne volonté. Non, non, non, tenons-les à l'écart. Tandis que les moniales disent : Mais venez, hommes de bonne volonté !

Ici encore, les moines disent : La communauté elle-même peut déterminer. Elle peut déterminer le mode de participa­tion des hôtes à l'Oeuvre de Dieu. Tandis que les moniales disent : Il appartient à la communauté. Elle doit déterminer. Elle doit prendre ses responsabilités dans ce domaine-là. Chez les moniales, la situation est tenue en main, tan­dis que chez les moines, ils laissent aller les choses au gré du vent. Je ne dis pas de l'Esprit Saint, mais au goût du jour. Mais pas chez les moniales, ce sont elles qui vont déter­miner. Elles ne se laissent pas conduire par le bout du nez. Ce sont de vraies femmes.

Et là aussi, comme l'Ordre est répandu dans le monde en­tier, je pense que les circonstances locales exigent une gran­de souplesse. Chaque monastère a son esprit et chaque monas­tère doit décider. Il ne faut pas dire : Voilà, à Rochefort on fait comme ça et à Orval on fait ainsi. O, c'est beaucoup mieux ! Donc faisons la même chose à Rochefort. Mais non, c'est pas possi­ble ! Le monastère n'est pas construit de la même façon, c'est pas la même chose.

Vous voyez, mes frères, un bon jugement, un bon discer­nement dans ce domaine, ça nous est permis par ce Statut.

 

Maintenant le Statut D :

 

            Les familles des moines sont reçues avec beaucoup d’humanité d’une manière cependant qui s’accorde avec la vocation monastique.

 

Ici, moines et moniales sont d'accords. Un monastère n'est pas un lieu de vacance privilégié pour familles. Non, un monastère, c'est un monastère. Tout n'est pas permis. Cependant, il est indispensable que les familles des frères se sentent aimées par la communauté, qu'elles se sen­tent vraiment accueillies. C'est cela que signifie : avec beaucoup d'humanité. Humanissime, dit le texte latin. Humanité, c'est un terme de la philosophie grecque qui veut dire bienveillance, bonté. On doit aimer tous les hommes parce que nous sommes tous frères, parce que nous partageons tous la même humanité, les mêmes besoins, les mêmes désirs.

Lorsqu'il s’agit des parents, c'est bien davantage encore parce que lorsque un frère, lorsque une soeur entre dans un monastère, les parents entrent avec le frère, avec la soeur. Car nous portons toujours nos parents non seulement dans no­tre coeur, mais dans notre chair. Nous sommes les produits de nos parents. Nous ne pouvons jamais en être séparés. C'est impossible ! Même si nous les quittons, les liens ontologiques, biologiques demeurent et bien davantage encore les liens d'ordre surnaturel.

Il faut donc toujours un accueil du coeur. Mais comme la Constitution le précise bien, un accueil qui s'accorde avec notre vocation monastique dans le respect et les exigences de notre vie. Voilà, mes frères, la fois prochaine nous commencerons un nouveau chapitre qui traite du service de l'autorité. Il est aussi très important.

 

Règle : 4, 1-24 : Quels outils utiliser ?         19.05.86

      Splendeur de la charité.

 

Mes frères,

 

          Saint Benoît, dans le chapitre quatrième, met à notre disposition un large éventail d'outils qui nous permettrons d'exercer l'art spirituel. Il convenait qu'il nous mit entre les mains les plus important d'entre eux, à savoir l'amour de Dieu et l'amour du prochain.

          Ces deux instruments sont comme des gants qui donnent vigueur à nos poignets, qui donnent souplesse et agilité à nos doigts. Si nous n'avons pas ces gants pour manier les autres instruments, notre travail est perdu d'avance.

          Le Christ lui-même nous a dit que le commandement de l'amour renfermait à lui seul toute la Loi et les Prophètes. Il est donc très facile à l'homme de vivre, de vivre en homme, de vivre en fils de Dieu. Il lui suffit d'aimer.

           

Mais dans la pratique ça ne va pas de soi parce que nous sommes pécheurs, nous sommes des êtres tordus, repliés sur eux-mêmes, crispés. Tout au fond de nous nous ne sommes pas parfaitement heureux et nous rendons les autres malheureux. Le travail de conversion consistera donc en un passage, en une Pâque qui nous conduit de l’égoïsme à la charité, d'un état de maladie à un état de santé, d'un état de mort à la vie.

Et cette conversion, nous ne pouvons pas la négliger. Elle fait pour nous l'objet d'un vœu spécial. Nous collaborons avec le Christ qui nous a appelés, qui veut nous guérir, qui veut nous donner sa vie, qui veut nous associer à sa mission. C'est pourquoi Saint Bernard appelait le monastère une scola caritatis, une école. Mais il entendait école dans le sens où le Moyen Age comprenait ce mot. C'est donc un établissement d'enseignement supérieur où on apprend un art, et en occurrence l'art sublime de l'amour.

          Cet amour de charité, cette agapè, elle nous rend semblable à Dieu. Cet amour devient en nous bouillonnement de vie divine comme c'est chez Dieu. Le Père Lambert nous en a parlé longuement. Saint Jean a été séduit par la vision de cet amour. Il l'a vu briller dans le regard du Christ. Il l'a admiré dans les moindres gestes de ce Jésus, un homme comme nous mais qui en même temps était Dieu lui-même. Et Jean n'a pu s'en détacher. Et il nous dit et il nous répète : Eh bien, venez voir !

         

Il faudrait, mes frères, que chacun d’entre nous, nous puissions dire aux hommes que nous rencontrons : Mais venez voir, venez voir ce que moi je vois ;  venez voir ce que moi je vis. Regardez-moi et vous aurez vu, et vous aurez compris et vous ne pourrez plus vous détacher de cette expérience.

          Saint Benoît use d'une expression similaire. Il parle de scola Domini servitii, Pr.107. Cela peut se traduire de deux façons. Une première : Une école où on apprend à servir le Seigneur. Donc le Seigneur, en l’occurrence le Christ Jésus, est tout pour nous. Nous sommes à son service. Il peut tout nous demander. Jamais nous ne dirons non. Le Prédicateur l'a bien expliqué aussi : le fait de dire non ne marque pas la liberté d'un homme mais son esclavage. Tandis que l'homme qui dit oui, c'est un homme qui est libre, libre intérieurement, libre extérieurement. Voilà donc servir le Seigneur !

          Mais on peut le comprendre d'une autre façon qui est aussi très belle : apprendre à servir comme le Seigneur lui-même a servi. C'est à dire aller jusqu'au bout de l'amour, jusqu'au bout du don de soi aux autres. Il n'y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu'on aime. Voilà servir les autres à la manière du Seigneur, leur laver les pieds comme lui-même a lavé les pieds de ses disciples ; être en dessous des autres, se savoir dans le fond du coeur en dessous des autres, donné aux autres ; voilà, c'est cela aimer à la manière du Seigneur .

 

          Et c'est aussi la vraie noblesse d'un homme, une noblesse qui le marque indélébilement pour l'éternité, cette charité exprimée dans le service des frères. Mais un tel moine, il est présence du Christ dans le monde. Il est lumière. Il est vie éternelle.

          Mais attention ! En même temps, par sa seule présence, il condamne le monde et ses agissements. Vous savez, ce monde, le monde qui est le lieu de la convoitise, de l'esprit de domination, de la jouissance, du repliement sur soi, de l'égoïsme.

          Eh bien, ce monde-là est condamné par la présence d'un moine dans lequel brille la flamme de l'amour. Mais alors cet homme, ou bien il sera aimé follement par certains, ou bien il sera haï férocement par d'autres, comme le Christ.

 

          Mes frères, nous devons prendre ainsi le risque de l'amour. Et comme Saint Benoît nous le propose, je le répète, l'amour, c'est cette paire de gants, un gant pour chaque main, qui nous permet d'être vrais, de vivre en vérité notre vocation d'homme, notre vocation de chrétien, notre vocation de moine, notre vocation de fils de Dieu. Et alors, tout ce que nous ferons, tout ce que Saint Benoît va détailler au cours de ce chapitre, tout aura un sens - sinon ce n'en a pas - et un sens pour une valeur d'éternité.

 

­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­Règle : 4, 25-50 : Quels outils utiliser ?        20.05.86

      Exigence de vérité.

 

Mes frères,

 

          Il y a une petite remarque que nous adresse Saint Benoît. Il dit : non multum edacem, 4,41. Il ne faut pas être un grand mangeur ! Cela me rappelle que nous avons reçu les résultats de l'enquête menée par les diététiciens de l'Université de Gand. C'était rédigé en flamand. Cela a été traduit en français. Maintenant ce doit être bien tapé par notre expert en dactylographie. Et puis après, je le présenterai à la communauté. Pas grand mangeur. Cela viendra en son temps !

 

          Mais dans la ligne de ce que nous avons vécu au cours de la retraite, il me semble que la charité pour Dieu, la charité pour le prochain ne peut être vécue que si la vérité a poussé à l'intérieur du coeur des racines profondes et solides. Un homme qui aime, c'est un homme foncièrement vrai.

          L'amour est gratuité et la vérité est gratuite. Le monastère est un endroit où partout doit transparaître la vérité : dans les personnes, dans la liturgie, dans les constructions, dans les façons de parler, de vivre, dans le travail, en tout. Le monastère est le lieu de la vérité.

 

          Et Saint Benoît nous le rappelle lorsqu'il nous dit : veritatem ex corde et ore proferre, 4,31. On le traduit : Dire la vérité de cœur comme de bouche. Oui, c'est une traduction approximative. Saint Benoît dit plus précisément que le moine est un homme dont le cœur est établi dans la vérité. Et la vérité monte de ce cœur jusqu'au niveau de la bouche et de là elle s'écoule.

          Elle est mise à la disposition des autres. C'est le verbe proferre, c'est présentée, offerte aux autres. Mais elle vient du cœur d'un homme qui l'offre à son entourage. Voilà le geste d'un véritable moine. Et nous comprenons que c'est aussi un geste de grande charité.

          Mais la vérité ne peut être que le fruit d'une rencontre et d'une métamorphose, car la vérité est une personne vivante. Ce n'est pas une abstraction philosophique. Ce n'est pas non plus un concept éthique. C'est une personne. C'est la seconde Personne de la Sainte Trinité. C'est le Verbe de Dieu devenu homme. C'est le Christ Jésus qui a dit : Moi, je suis la vérité. Et on devient vrai soi-même lorsque on laisse le Christ vivre librement en soi.

         

Je suis vraiment moi-même lorsque je suis dans la vérité, c'est à dire lorsque je suis conforme à la vision que Dieu porte de moi dans son cœur. A ce moment je suis vrai. Donc, lorsque je laisse ma vérité cachée dans le cœur de Dieu, lorsque je la laisse prendre possession de moi et jouer librement en moi.

          Mais cette vision que Dieu porte dans son cœur et qui est ma véritable personne, ce n'est autre que l'image du Christ ressuscité d'entre les morts. Il est le premier né de la création et nous devons tous lui ressembler par une partie de notre être. Mais ça, vous le savez aussi bien que moi.

          Le chemin vers la vérité, ce sera donc un abandon confiant à l'amour que Dieu a pour nous. Dans la pratique, cela signifiera toujours ce comportement tellement beau qu'est l'obéissance. La vérité pénètre en nous par le canal de l'oreille. J'entends la vérité avant de la voir. La vérité m'invite. Elle entre en moi.

         

Et ma réponse à cette invitation, c'est mon obéissance. L'Apôtre dira que nous devons faire la vérité. Elle ne nous transforme pas sans notre accord, sans notre réponse. Faire la vérité, c'est offrir son être à la vérité, la laisser prendre possession de nous en y répondant, en faisant ce qu'elle nous demande.

          Maintenant, par une aberration qui marque la gravité de nos maladies spirituelles, reconnaissons-le, nous avons instinctivement peur de la vérité. Nous avons le sentiment que la vérité nous heurte, qu'elle nous écrase, qu'elle nous empêche de vivre.

          Alors, nous allons nous protéger d'elle. Nous la repoussons. C'est un constat qui ne date pas d'aujourd'hui. L'Apôtre Saint Jean le disait déjà : les hommes ont préféré les ténèbres à la lumière. Ils ont préféré le mensonge à la vérité.

 

          Il y a dans l'univers un être qui est le père du mensonge - le Prédicateur nous en a parlé - cette puissance satanique qui tend des pièges sur notre route, qui nous accuse, qui est le diabolos, celui qui disperse tout, qui casse tout, qui met la brouille partout, celui qui falsifie tout, qui jette de la poudre aux yeux. C'est le père du mensonge. Il est menteur par nature.

          Et le péché d'origine, c'est une certaine complicité avec lui. Le péché originel, c'est une petite connaturalité avec le démon. Nous lui avons donné notre accord une fois. Je ne sais pas comment, mais c'est arrivé. Et depuis lors, nous avons des accointances avec lui. Si bien que la vérité nous fait peur et que nous nous en protégeons.

          C'est remarquable ! Si vous voulez regarder sincèrement à l'intérieur de votre conscience, vous le reconnaîtrez, tout comme moi je le reconnais en ce qui concerne ma propre personne.

         

Et se livrer à la vérité, eh bien, ça demande du courage. Et pourtant, c'est la vérité seule qui peut nous conduire à la liberté. Lorsque je suis dans ma vérité, à ce moment-là, je suis libre de toutes les pressions qu'on peut exercer sur moi.

          Voyez le Christ au moment le plus tragique de sa vie, lorsque son sort dépendait d'un homme qui était là devant lui. Il a dit : Moi, je suis venu en ce monde pour rendre témoignage à la vérité. Eh bien, il en est mort, mais il n'est pas revenu en arrière. Il n'a pas essayé d'échapper. Il a été vrai jusqu'au bout. Et c'est la raison pour laquelle il a aimé jusqu'au bout.

          Eh bien, mes frères, la lutte du moine, c'est un combat pour la vérité. O ce n'est pas pour la vérité, vous savez, défendre de grandes causes d'aujourd'hui dans le monde. Non, mais c'est une lutte dans la vérité à l'intérieur du cœur et dans la conduite vis à vis des autres, dans la relation avec Dieu, que nous soyons toujours dans l'axe de ce que Dieu voit de nous pour notre bonheur. Cela, c'est notre lutte !

 

          Mais alors, nous devons lutter contre ce père du mensonge qui voit que nous lui échappons. A ce moment-là, il met tout en œuvre. C'est la grande lutte du moine. Eh bien, mes frères, nous devons nous y entraider. C'est beaucoup, beaucoup. Etre tout seul dans cette lutte, ce n'est pas facile parce que nous sommes tellement faibles, et puis nous avons tellement peur. Mais lorsqu'on est en groupe, qu'on est là comme une armée, alors c'est la fraterna ex acie de Saint Benoît, 1,11, une armée rangée en bataille, et alors nous sommes forts.

          Nous allons donc toujours nous entraider, mes frères, pour grandir et nous épanouir au sein de la vérité.

 

 

Règle : 4, 51-77 : Quels outils utiliser ?        21.05.86           

Enraciné dans la vérité !

 

Mes frères,

 

          L'exploration de l'univers divin sous la conduite de Saint Benoît est une grande joie pour le coeur. Nous avons entrepris jour par jour, soirée par soirée, un voyage passionnant qui nous révèle, qui nous réserve de belles, de magnifiques surprises. Jugez-en encore aujourd'hui.

          Mais d'abord, avant-hier, nous avons admiré les splendeurs de la charité. Hier, nous avons été confrontés aux exigences de la vérité. Et aujourd'hui, nous voici placés devant une puissante et violente antithèse. Ecoutez : Craindre le jour du jugement, redouter l'enfer, désirer la vie éternelle de toute l'ardeur de son âme, avoir chaque jour devant les yeux la menace de la mort. 4, 51-55.

         

Nous avons donc d'un côté l'enfer et de l'autre la vie éternelle. Nous avons craindre, redouter et de l'autre côté désirer de toute l'ardeur de son âme. Il faut dire que lorsque on contemple ce tableau, l'effet produit est saisissant. Mais il faut s'arrêter devant le tableau. Il faut l'admirer. Il faut le laisser nous pénétrer de ses effluves. Nous ne devons pas essayer de le maîtriser. Nous ne devons pas trop l'analyser. Nous devons être dans l'attitude du contemplatif qui reçoit.      

Et cette contemplation produit un effet de crainte. On va veiller à toute heure sur les actions de sa vie. On va donc bien se conduire. Il ne s’agit pas ici d'être écrasé par une sorte de sur moi, donc d'impératif catégorique de la morale. Non, on se trouve placé en face de sa vérité.

         

Si bien que le moine est un homme lucide. Il ne se paye pas de mots. Il sait que dans la vie il n'est pas seul. Dieu l'accompagnera partout : tenir pour certain qu'en tout lieu Dieu nous voit. 4,57. Et il s'avance vers un terme obligé qui est la mort : avoir chaque jour devant les yeux la menace de la mort. 4,55.

            Mes frères, nous ne pensons pas, nous, à la mort. Or demain - et demain, vous savez, ça arrivera très vite - nous serons tous des cadavres. Cela ira très vite, même les plus jeunes. Qu'est-ce que c'est que quelques années ? Nous y arriverons et, à ce moment-là, on ne s'occupera plus de nous. Il ne faudra pas huit jours pour que nous soyons oubliés.

          Oui, l'année suivante, il y aura encore le jour du décès une messe anniversaire. Et puis ce sera fini, on sera gommé. Oui, chaque année, au réfectoire, il y aura une petite notice. Et on aura un sourire amusé. Si nous sommes sérieux, nous aurons une pensée de prière.

 

          Voilà, mes frères,  la réalité brutale, cynique. Et cela parce que nous n'avons pas conscience que nous allons mourir, nous.  Je ne veux pas vous effrayer ici, loin de là ! Mais je suis devant ce tableau de Saint Benoît. Je suis placé entre les deux : l'enfer et la vie éternelle, puis en face le jugement et moi. Que va-t-il m'arriver ?

          Mais il m'arrivera ce qui m'arrive maintenant, car le jugement tombe sur moi aujourd'hui, à toute heure. Il ne faut pas penser : ça ne fait rien, à la dernière minute j'aurai le temps de ceci ou cela. Pas du tout, si je ne l'ai pas aujourd'hui, je ne l'aurai pas alors.

         

Eh bien, le moine, c'est un homme qui refuse de se saouler et de se droguer par toutes sortes d'imaginations ou de faux-fuyants. Il regarde la réalité en face. C'est un homme enraciné dans la vérité, ne l'oublions pas, enraciné dans la vérité. A ce moment-là, il est ce qu'on peut appeler un homme et la perspective de la mort ne l'effraye pas. Pourquoi ?

          Mais parce qu’il désire la vie éternelle de toute l'ardeur de son âme, comme il est traduit ici. Mais le texte latin est un peu différent. Il dit : omni concupiscentia spirituali, 4,53. Il désire la vie éternelle de toute la concupiscence, de toute la convoitise qui habite son esprit.

 

            Il existe donc, mes frères, une convoitise qui est saine. C'est la convoitise spirituelle, celle qui est déposée en notre coeur par l'Esprit Saint lui-même et qui éveille en nous un désir véhément de rencontrer Dieu, de le voir, et de participer pour toujours à sa vie : le désir d'être divinisé. Si donc ce désir habite mon coeur avec une telle véhémence, il éteint en moi toute convoitise charnelle et, à ce moment-là, la mort ne m'effraye pas. Pourquoi ?

          Parce que je suis déjà mort. Je suis déjà passé de la mort à la vie. La preuve que je suis passé de la mort à la vie, c'est que j'aime les frères, dira Saint Jean. Et c'est vrai, je les aime. Et à ce moment-là, je n'ai plus à craindre le jour du jugement.

          Mais Saint Benoît dit : il faut le craindre. Et c'est vrai ! Il y aura toujours un petit frisson parce que ce n'est tout de même pas rien de se trouver comme ça brusquement, brutalement devant Dieu. Mais je n'en aurais pas peur, car tel il est là où il vit maintenant, mon Dieu le Christ, tel je suis dans le monde aujourd'hui. Nous sommes comme le disais le prédicateur, en connivence. Nous nous sentons l'un l'autre. Nous vivons l'un par l'autre.

         

Si bien, mes frères, que un moine qui est dans ces dispositions, il marche sereinement vers le terme de sa vie en veillant à toute heure sur ses actions. Il est un veilleur. Il sait toujours où il pose le pied et il le pose toujours au bon endroit. Il est toujours dans l'axe de la volonté divine.

          Si bien, mes frères, que de ce tableau si violemment antithétique se dégage une douce impression de paix. Et vraiment, le moine est un homme qui vit dans la paix. Il est installé dans la paix parce que étant parfaitement abandonné à la volonté de Dieu, ce n'est plus lui qui vit, c'est le Christ qui vit dans son coeur. Et rien ne peut le troubler, rien ne peut l'atteindre.

          Vous vous rappelez cette belle parole de Thérèse d'Avila : que rien ne te trouble, que rien ne t'épouvante, tout passe. Mais là où toi tu vis déjà, là c'est la paix pour toujours, c'est la propre paix de Dieu dans la vision de la lumière et dans le rassasiement du coeur.

 

          Eh bien voilà, mes frères, c'est vers ce magnifique destin que nous avançons. Et vous voyez que sous la conduite de Saint Benoît, nous rencontrons des choses qui valent la peine d'être admirées, d'être contemplées, des choses pour lesquelles il vaut vraiment la peine de risquer tout.

 

Règle : 5, 29-fin : De l’obéissance.              24.05.86

      Un mets délicieux !

 

Mes frères,

 

          L'obéissance est un plat succulent préparé par le moine à l'intention de Dieu et de ses frères. Dieu le déguste avec plaisir. Elle est acceptabilis, dit Saint Benoît, 5,29. Dieu la reçoit avec joie. Il est heureux. Il y trouve son plaisir. Les frères savourent longuement ce même plat. Pourquoi ? Parce qu'il est plein de douceur, nous dit Saint Benoît, dulcis, 5,30.

 

          Oui, mes frères, c'est bien vrai. L'obéissance est un mets tout simple qui s'adapte au goût de chacun. Il ressemble à cette manne, à cet aliment mystérieux que Dieu envoyait du ciel aux enfants d'Israël, à ses enfants à Lui qui étaient perdus dans le désert. Et cette manne s'adaptait au goût de chacun. C'était merveilleux !

          Or, nous le savons, la véritable manne, le véritable pain descendu du ciel, c'est le Christ Jésus, Dieu lui-même. Ce Jésus, ce Christ, ce Dieu qui a voulu se donner en nourriture aux hommes. Sa chair est le véritable pain. Son sang est la véritable boisson. Il est devenu notre nourriture dans l'acte suprême de son obéissance. Lui-même se nourrissait exclusivement de la volonté de son Père.

Il s'est livré aux hommes qui cherchaient sa mort. Il s'est laissé crucifier. Il a poussé l'obéissance jusqu'au point extrême, là où nous même jamais nous ne pourrions aller. Et ainsi, dans cet acte, il est devenu notre nourriture. Car il a dit : Voilà mon corps et voilà mon sang. Et vous ferez la même chose en mémoire de moi ! L'obéissance du moine est donc un acte sacrificiel intimement lié au sacrifice du Christ, et qui trouve sa source et sa saveur sur l'autel de l'Eucharistie, pas ailleurs.

          Je pense que nous devrions de temps à autre méditer ces vérités, nous rappeler que l'obéissance n'est pas le fait des tempéraments faibles. Vous savez, des gens qui sont contents d'être conduits, des hommes qui ne peuvent pas faire autre chose, qui ont des tempéraments d'esclaves. Il y en a, ça existe ! Et dans l'esprit des gens du monde, ce sont ceux-là qui peuplent les monastères, parce que voilà, ils promettent obéissance jusqu'à la mort, des gens qui n'ont pas de ressort !

 

          Mais attention ! L'obéissance du moine étant liée à l'obéissance du Christ, c'est à dire du Verbe de Dieu, l'obéissance du moine devient le fait uniquement de personnalités fortes.  Mais alors, c'est l'obéissance dans le sens où l'entend Saint Benoît, une obéissance qui est imprégnée d'amour, qui est enracinée dans la foi, une obéissance qui n'est rien d'autre que l'échos dans le cœur du moine de l'obéissance du Christ lui-même.

          Savoir dire oui, c'est le fait d'un homme libre. Et dire non, c'est le fait de l'esclave. Le prédicateur de la retraite et Monsieur Habachi nous ont très bien expliqué cela tous les deux. Et voilà, je suis le troisième, mais je le dis tellement mal. Mais je ne suis pas un grand spirituel comme ces deux éminentes personnalités.

 

          L'autel du sacrifice, c'est le cœur du moine. Personnellement, lorsque je rencontre un frère ici dans le monastère, qui est toujours disponible, qui du premier coup dit oui, eh bien, j'ai envie de me mettre à genoux devant lui et de lui baiser les pieds. Le Christ habite dans un tel frère. Ne l'oublions pas, cela, la valeur d'un moine, c'est uniquement la qualité de son obéissance, uniquement cela.

          Ce n'est pas la vigueur de son intelligence ? Non ! Ce n'est pas son rendement au plan du travail ? Non ! Ce n'est pas l'étendue de ses relations humaines ? Non ! C'est uniquement la qualité de son obéissance. Pourquoi ?

          Parce que, je le répète, l'obéissance est impossible sans qu'il y ait dans le coeur un feu d'amour qui n'est autre que l'Esprit Saint. Il est impossible d'obéir si on n'est pas mû par l'Esprit de Dieu. Et on n'est pas mû par l'Esprit de Dieu si on n'est pas greffé par la foi sur la personne du Christ.

 

          C'est cette fameuse spirale dont nous a parlé le Prédicateur, qui fait que cela ne fait que s'amplifier, cela ne fait que s'étendre et de monter. L'obéissance augmente la vigueur de la foi et la puissance de l'amour. La puissance nouvelle de l'amour et la vigueur nouvelle de la foi rendent meilleure, plus forte encore l'obéissance. Et ainsi sans fin. Et lorsque nous serons dans l'éternité, cela continuera ainsi. Cela ne changera rien. On est obéissant non seulement jusqu'à la mort, mais pour toute l'éternité.

          Le Christ est constitué dans son être de Christ par son obéissance. Le Verbe de Dieu, indépendamment de son incarnation est constitué dans son être par son obéissance. Sa place au cœur de la Trinité, c'est d'être pur reflet de ce qu'est Dieu le Père. Il ne peut être pur reflet que si il se reçoit entièrement du Père dans un acte parfait, divinement parfait d'obéissance.

 

          Eh bien voilà, mes frères, le mets délicieux qui nous est donné de déguster, et que nous pouvons préparer pour chacun de nos frères. C'est tellement beau alors, c'est tellement riche. Et on peut dire alors que la vie monastique est belle et que la vie tout court, la vie de l'homme tout court, elle vaut la peine d'être vécue. En dehors de cela, il n'y a jamais que, je dirais presque, avortement. Un homme, un moine qui ne parvient pas à obéir, oui, il rate sa vie. Il avorte, ce ne sera plus rien. Ce sera rien, rien, rien. Par contre, celui qui grandit dans l'obéissance, parce que l'obéissance est indéfiniment perfectible, celui-là, sa taille, nous ne la connaîtrons jamais.

 

          Le plus grand saint, c'est la Vierge Marie. Et la Vierge Marie, elle a une taille spirituelle qui est encore très, très loin naturellement de la taille de Dieu. C'est certain ! Mais elle a une taille spirituelle telle que nous sommes tous contenus en elle. Elle est la mère de l'Eglise, comme on dit. C'est à dire elle est la mère, non seulement de la tête, Jésus, mais aussi de tout le Corps.

          Donc tous les hommes sont contenus en elle. Voyez sa taille spirituelle ! Pourquoi ? Parce que personne n'a obéi comme elle et n'obéira jamais comme elle. Voyez, c'est l'obéissance qui marque aussi la fécondité de quelqu'un. 

 

          Voilà, mes frères, retenons bien cela ! C'est demain la fête de la Sainte Trinité qui n'est rien d'autre - si nous la voyons par l'intérieur, non pas par l'imagination mais avec notre foi et notre amour, si nous la regardons avec les yeux du cœur - qui n'est rien d'autre que d'une personne à l'autre une sorte de concours au plus obéissant des trois. Eh bien, mes frères, entrons dans ce jeu, entrons dans cette danse et nous réaliserons notre destinée et le projet de Dieu sur nous.

 

Homélie : Fête de la Sainte Trinité.             25.05.86

      Espérer avoir part à la gloire de Dieu.

 

Mes frères,

 

Les paroles de l'Apôtre Paul, je les entends résonner longuement dans mon coeur. Ecoutez-les avec moi : Notre or­gueil à nous, c'est d'espérer avoir part à la gloire de Dieu. Oui, mes frères, notre orgueil, notre assurance, ce qui fait tenir haute notre tête face aux hommes, aux anges, aux démons, face aux épreuves et aux détresses, c'est la certitu­de inscrite en nous d'avoir déjà part à la gloire de notre Dieu, UN et TRINE.

L'espérance en effet, c'est la façon pour aujourd'hui de posséder Dieu dans la source même de son être ; c'est d'être rassasié de sa richesse et de sa gloire ; c'est de te­nir déjà dans nos mains, nos mains qui sont prises dans les siennes, le cosmos tout entier.

Rappelez-vous la prière que Jésus adressait à son Père quelques instants avant d'entrer dans sa bienheureuse passion. Père, disait-il, Père, je veux que ceux que tu m'as donnés soient avec moi et qu'ils voient la gloire que tu m'as donnée car tu m'as aimé dès avant la création du monde. Et cette gloi­re qui est tienne, cette gloire qui est mienne, je la leur ai donné à eux pour qu'ils soient uns en nous comme nous-mêmes sommes uns.

 

Mes frères, cette gloire qui est devenue la nôtre, c'est donc notre immersion au sein de la Trinité. Nous savons que dans nos veines coule un sang de Dieu, que entre Dieu et nous il n'y a plus d'espace. Nous sommes unis dans la lumière pour l'éternité.

Ce n'est plus nous qui vivons, c'est le Christ qui vit en nous. Le Christ qui est Dieu devenu homme pour nous laver de nos péchés, pour purifier notre coeur, pour nous faire tra­verser avec lui la mort et pour nous ressusciter en lui.

Et le signe de cette gloire qui est devenue nôtre, c'est l'agapè, c'est la charité qui bouillonne dans notre coeur, cette charité - vie même de Dieu - qui nous confère des yeux nouveaux, des pouvoirs nouveaux, une sagesse nouvelle qui est celle de l'Esprit.

 

Mes frères, la Fête de la Trinité, ce n'est pas une froi­de solennité théologique, c'est la fête de la Vie. Car les 3 Personnes divines sont la vie. En dehors d'elles, il n'y a rien. Ce sont ces Personnes divines qui donnent consistance à tout le créé.

Et cette vie, elle nous saisit, elle s'empare de nous pour nous introduire dans la chorégraphie qu'elle dessine ins­tant par instant. Et nous avons le bonheur de l'improviser avec elle.

Là, mes frères, se situe la vérité toute entière. Là, est notre destinée, notre gloire et notre beauté. Rien n'est rejeté de la création, absolument rien. Tout est assumé, tout est transfiguré, tout est porté à sa perfection. Le chrétien, c'est un homme qui voit tout cela et qui sait, et qui peut dire à ses frères : Venez, venez voir avec moi !

 

Mes frères, oui, la Trinité est devenue notre palais de lumière, ce palais est notre demeure. Ne le quittons jamais. Laissons la charité s'emparer de nous afin que les hommes nos frères, émerveillés par la lumière qui rayonne de nos gestes, soient attirés, et que eux-mêmes reconnaissent cette gloire à laquelle ils sont promis, la gloire du Père, la gloire du Fils et la gloire de l'Esprit Saint, et cela pour l'éternité.

 

                                                                                             Amen.

 

 

Règle : 7, 1-12 : De l’humilité.                   26.05.86

      Audition et vision de Dieu.

           

Mes frères.

 

          Saint Benoît ouvre le chapitre consacré à l'humilité en disant : La divine Ecriture nous crie, 7,2. L'Ecriture Sainte est un enregistrement de la voix divine. Nous avons donc le bonheur immense de pouvoir entendre Dieu. Rappelez-vous Marie-Madeleine ! Nous entendons Dieu, puis nous le voyons, et nous le reconnaissons. La démarche de Madeleine est celle de l'âme contemplative.

          Et au terme, il n'y a plus de différence entre l'audition de la voix divine et la vision de la lumière qui est Dieu. La voix de Dieu est sur nos lèvres et ses yeux sont devenus les nôtres. C'est la réussite d'une vie contemplative bien conduite, et c'est le bonheur éternel. C'est à cela, mes frères, que nous sommes appelés ! Ici, Dieu crie. Il crie souvent par la bouche de ses prophètes ou de ses sages. Il lui arrive aussi de crier personnellement. Lui-même crie.

          Rappelez-vous cette scène magnifique qui nous a été rappelée il n'y a pas tellement longtemps au cours de la Liturgie. Le Christ-Jésus - donc Dieu - est debout dans le temple au dernier jour de la Fête des Tentes, c'est à dire au huitième, le jour le plus solennel, le plus joyeux de toute la liturgie d'Israël. Et il crie.           Il crie : « Celui qui a soif, qu'il vienne à moi et qu'il boive. Celui qui croit en moi, de mon sein jailliront des fleuves d'eau vive. »

 

          Mes frères, voilà ce que Dieu crie. Mais pourquoi crie-t-il ? Il crie parce que il a quelque chose de capital à nous dire, mais aussi parce que nous faisons la sourde oreille. Il y a en nous une foule de bruits étrangers et nous nous cachons avec soin derrière ce vacarme. Et cela parce que la voix de Dieu est porteuse d'une Sagesse différente de la nôtre, une Sagesse qui détruit la nôtre.

          Et nous préférons ne pas entendre la voix de Dieu. Rappelez-vous Adam dans le paradis terrestre. Il entend Dieu qui se promène. Dieu l'appelle. Et Adam se cache dans les arbres du jardin. La voix de Dieu est devenue inquiétante pour lui parce que Adam n'est plus dans la vérité.

          Nous ne sommes pas dans la vérité. C'est pourquoi Dieu doit crier parce que nous nous bouchons les oreilles. Nous préférons les bruits ; oui, ce fameux bruit qui est dans notre cœur. Et la Sagesse de Dieu bouleverse la nôtre. L'ordre humain est renversé et un nouvel ordre de chose est établi. Ecoutez : Quiconque s'élève sera humilié et quiconque s'humilie sera élevé. C'est la conclusion de la Parabole des invités à la noce. Vous vous rappelez ?

         

A la noce, tous se précipitent sur les premières places. Et Jésus dit : « Erreur, erreur, mais que faites-vous là ! Vous n'avez pas à vous arroger un rang qui n'est pas le vôtre. Le plus sage, le plus prudent, c'est de prendre la dernière place et d'attendre. »

          Mes frères, pourquoi ? Mais parce que la dernière place, c'est l'endroit où se trouve le Christ. Et si je choisis cette dernière place, eh bien, je suis avec lui et je suis avec lui pour toujours, car le jour où il va être élevé, il me prendra avec lui. C'est une ruse très sage. Je parais avoir perdu la tête si je me mets au dernier rang. Mais c'est la sagesse de Dieu, ne l'oublions pas !

          Alors qu'il était dans la condition divine, il ne s'est pas prévalu du premier rang qui est celui de Dieu, mais il s'est abaissé. Il a pris la condition de l'homme et même du dernier des hommes, du dernier des esclaves. Et là, il s'est fait obéissant jusqu'à la mort, la mort de l'esclave sur une croix. Mais alors Dieu l'a saisi, et il l'a élevé, et il lui a donné le Nom qui est au-dessus de tout nom.

 

          Voilà, mes frères, ce que Saint Benoît nous invite à suivre dans ce chapitre de l'humilité : choisir la dernière place, et à l'heure de Dieu, être enlevé, emporté au sommet, au plus haut rang, là où le Christ ne fait qu'un avec son Père.

          Voilà, mes frères, le petit message que l'Esprit Saint nous délivre ce soir. Vous voyez, il est tout simple. Ce n'est pas difficile. Lorsqu'on est à la dernière place, voyez-vous, si on tombe on ne tombe pas de haut. On est tout de même déjà assis sur son derrière. Tandis que si on s'est précipité au dessus de l'échelle, si à ce moment-là on a un petit vertige, ou bien si on rate l'échelon, la chute peut être sérieuse.

          Donc, mes frères, choisissons la Sagesse de Dieu, c'est la meilleure. Ce doit être la nôtre, c'est celle de Saint Benoît.

 

Règle : 7, 13-28 : De l’humilité.                 26.05.86

      Le sublime de l’humilité.

 

Mes frères,

 

          Vous l'avez entendu, pour Saint Benoît, l'humilité est une sublimité. Il parle du culmen summae humilitatis, 7,14, du sommet de la sublime humilité. Elle est sublime parce que elle nous fait entrer à l'intérieur du ciel. Exaltatio caelestis, dit Saint Benoît, 7,15. Grâce à l'humilité, il est donc possible de réaliser ce que les hommes de Babel ont tenté en vain. Ils ont édifié à grand peine une tour gigantesque, orgueilleuse, qui devait pénétrer à l'intérieur des cieux.

          Les hommes ainsi auraient eu accès à l'univers divin. Avec un peu d'astuce et d'intelligence, ils auraient même pu déposséder Dieu de ses pouvoirs. C'est toujours le rêve de l'homme. C'est le rêve depuis le péché originel et même avant, devenir comme Dieu, tout savoir, tout pouvoir faire.

          Eh bien, Dieu qui aime sa créature et qui veut tout de même lui faire partager sa vie, il a remplacé cette tour par une simple échelle. Les hommes ont mis en commun des efforts insensés pour ériger cette tour. L'échelle, c'est Dieu lui-même qui la dresse, nous dit Saint Benoît, a Domino erigatur ad caelum, 7,24. C'est Dieu lui-même qui la dresse vers le ciel.

 

          Je pense que nous pouvons de là tirer quelques conclusions encourageantes.  D'abord, l'entreprise monastique est facile, si elle est bien conduite. Il suffit de gravir une toute petite échelle. Douze échelons, ce n'est tout de même pas la mer à boire.

          Alors, ce n'est pas seulement l'esprit qui s'unirait à Dieu. Non, c'est bien plus intéressant. C'est et notre corps et notre âme qui s'élèvent vers le ciel. Notre corps a besoin de tant de choses. Notre corps est fait pour le bonheur. C'est nous qui devons être heureux, ce n'est pas une partie de nous. C'est notre être global.

Eh bien, par l'humilité, notre corps est satisfait aussi bien que notre cœur et que notre esprit. Et grâce à cette échelle aussi, la distance entre le ciel et la terre, elle devient toute petite. Saint Benoît nous dit que nous pouvons arriver à l'intérieur du ciel, velociter, 7,16, rapidement à condition de le vouloir, volumus velociter pervinire.

 

          Mes frères, ce sont des petites notations que nous devons prendre au sérieux. Je ne sais plus quel Saint disait qu'il était possible pour quelqu'un de sérieux - appelons ça ainsi - de parvenir à la sainteté dans l'intervalle du matin au soir. Et je veux bien le croire. Il suffirait de se donner à Dieu une bonne fois, mais un abandon total, définitif, sans retour. Et c'est ça la sainteté ! Immédiatement Dieu peut faire irruption dans quelqu'un et le transformer. Ce sera plus facilement le cas du converti.

          Alors, une autre conséquence encourageante, c'est que le moine fidèle est constamment aidé par Dieu. D'abord au-dessus de l'échelle, nous le savons, il y a Dieu qui regarde et qui invite le moine. Et le moine le voit. Le moine gravit cette échelle avec la tête, les yeux levés vers le haut.

          Saint Benoît nous dira au douzième degré que le moine a les yeux fixés vers la terre. Oui, c'est toujours la merveille de l'humilité. Lorsque le moine regarde d'où il est sorti, cette terre vers laquelle biologiquement il doit retourner, par le fait même les yeux de son cœur sont dirigés vers Dieu. C'est, encore une fois, par l'humilité qu'on s'élève. Et si on veut tenter une élévation personnelle, on s'abaisse et on s'écroule.

 

          Maintenant sur l'échelle, il y a sans cesse des anges qui descendent et qui montent, nous dit Saint Benoît. Dieu, lui, ne bouge pas. Il est au sommet de l'échelle. Mais il envoie ses anges. Les anges descendent sur les échelons pour aider le moine, le prendre par la main, le tirer vers le haut. Et ils remontent.

          Remarquez que les anges descendent d'abord et puis ils remontent. Ils imitent aussi les mouvements de l'humilité. C'est par l'humilité qu'on s'élève et c'est par l'exaltation qu'on risque de tomber. Alors, dès que le moine touche l'échelle de l'humilité, il devient comme les anges. C'est à dire il devient léger, il devient souple.           Pourquoi ? Parce que l'échelle participe à la fois et du ciel et de la terre. Les pieds de l'échelle reposent sur la terre, mais le sommet de l'échelle est appuyé sur le ciel. Si bien qu'un fluide circule sur cette échelle, et un fluide qui transforme insensiblement le moine jusqu'à le diviniser.

 

          Mes frères, il me semble que pour Saint Benoît, l'humilité est surtout une praxis. Le moine fait quelque chose. Et ce qu'il fait, ce n'est pas terrible. Saint Benoît lui demande uniquement de regarder Dieu, de se laisser réchauffer par la lumière qui est Dieu. Et étant réchauffé par cette lumière, d'être transformé par elle.

          C'est ce qu'on appellera tout à la fois et la crainte de Dieu et l'obéissance. Voyez, mes frères, comme c'est facile. Nous ne devons pas faire des études pendant des années et des années. Non, c'est pas nécessaire. On est à pied d’œuvre tout de suite. Et son diplôme, on peut le recevoir dès le premier jour.

 

Règle : 7, 29-51 : Premier degré.               28.05.86

      Le combat eschatologique.

 

Mes frères,

 

          Dès que le moine pose le pied sur le premier degré d'humilité, il s'aperçoit qu'il se trouve à la pointe du terrible combat eschatologique entre la lumière et les ténèbres, entre l'amour et la haine, entre le Christ et satan.

          Le Christ, certes, a combattu et a vaincu une fois pour toute. Mais tous les actes qu’il a posé au cours de sa vie terrestre ont une valeur d'éternité. C'est à dire que ils sont présents en chacun d'entre nous et pour chacun d'entre nous. C'est à dire que son combat n'est pas terminé, même si la victoire est acquise.

 

          Mais la victoire sera acquise pour nous dans la mesure où nous combattons vraiment avec le Christ et si nous utilisons ses armes. C'est ce que l'Apôtre Paul dit lorsqu'il affirme poursuivre dans sa chair ce qui manque à la passion du Christ.

          Or, l'arme absolue de la victoire, elle est pour nous comme pour le Christ : l'humilité. C'est parce que le Christ s'est humilié au plus bas, se faisant obéissant jusqu'à la mort, et la mort sur une croix, qu'il a été élevé au-dessus de tout. Mais pourquoi l'humilité ? Pourquoi le Christ a-t-il choisi l'humilité ?

          Eh bien, parce que c'est dans l'humilité que se situe le centre, le cœur de l'épreuve, de la lutte. Grâce à l'humilité, l'amour demeure inaltéré et invaincu. La tactique du démon a été de pousser le Christ à ne poser ne fut-ce qu'un seul acte qui fut du non-amour. Et il n'y est pas parvenu.

         

Pourquoi ? Parce que dans le cœur du Christ il n'y avait plus rien, il n'y a jamais rien eu d'autre que la volonté de son Père, la volonté de Dieu. Le Christ s'est - mais vraiment - anéanti au point d'absorber en lui la totalité de la volonté de son Père. Donc il s'est vidé. Il a créé en lui un vide tel que la volonté toute entière de son Père a pu s'engouffrer en lui et tout remplir. C'est cela l'humilité. Il n'y avait donc plus de place en lui pour quelque chose qui ne fut pas de l'amour. Et c'est ainsi que le démon a été vaincu, parce qu'il n'a pas su entamer l'amour.

          Mes frères, Saint Benoît est explicite à ce sujet, remarquez-le. Il met vis-à-vis et en contraste l'enfer, la géhenne dit-il, gehenna, 7,33, l'enfer qui est le domaine de satan et du non-amour et en face il met le ciel qui est la maison de Dieu et de l'amour. Dans la géhenne, on meurt ; dans le ciel on vit pour l'éternité.

          Le moine se trouve donc sur une ligne entre les deux. Et Saint Benoît lui enseigne une tactique de combat qu'il a dû expérimenter lui-même, et avant lui toute la Tradition monastique : c'est de se tenir sur ses gardes. Custodiens se, dit-il, 7,36, se gardant à toute heure, omni hora, à toute heure.

 

          Donc le moine est un neptique, donc un veilleur. Il est une sentinelle au-dessus d'une tour de garde qui observe tout ce qui se passe. Et dès qu'il aperçoit l'ennemi, aussitôt il le repousse ou bien il l'attaque. Il ne le laisse pas approcher. Voilà le moine omni hora ! On devrait ne pas être distrait !

          Ce sera aussi une tactique du démon, de distraire le moine de cette vigilance. Et il y a pour cela une infinité de moyens, et bien souvent nous tombons dans le panneau. Il y a aussi notre faiblesse naturelle, naturellement. Mais ça, ce n'est pas grave. Ce qui est plus sérieux, ce sont les distractions qui alors nous font glisser vers le péché. Saint Benoît nous dit : Attention, se garder des péchés et des vices, 7,36. Et il énumère toute une liste.

          De la langue ? O de la langue, quelle histoire ! C'est surtout, je pense, le plus souvent par la langue. Les pensées, ce n'est autre que la langue du cœur. Mais la langue ! Je pense qu'il y en a certains que même si on leur coupait la langue, ils parleraient. C'est une véritable maladie.

 

          A l'époque où on utilisait les signes, il y en avait qui pouvaient tenir des discours par signes sans aucune difficulté. C'étaient tout de même des phénomènes. Oui, il aurait fallu un film. C'est perdu pour toujours parce que on ne le trouvera jamais plus. C'est fini ! Mais enfin, ceux qui l'ont connu conservent de ça un souvenir nostalgique. Mais Saint Benoît le savait, parce qu'il est dit : des péchés des mains, 7,37. Vous voyez, il avait prévu tout, Saint Benoît, les péchés des mains et même des pieds, de la volonté propre, des désirs de la chair, etc.

Pourquoi en garde contre tous ces péchés ? Mais parce que c'est sérieux, le péché. Lorsque nous commettons le péché, eh bien, nous changeons de camp. Nous sommes passés à l'ennemi, avec le satan. C'est toujours une trahison. Et dès qu'on devient complice du démon, on en est vite l'esclave. Cela va très, très, très vite ! Mais tout de même, tous les jours avant l'Eucharistie, on va dire : « Je commets le péché. »

Et c'est vrai, c'est vrai ! Il y a une partie de nous qui est encore complice du satan. C'est ce qui crée dans le cœur du moine la sainte tristesse de ne pas être entièrement au Christ, de ne pas être entièrement à Dieu. Le saint, lui, celui qui est entièrement divinisé, alors celui-là, c'est fait. Il est tout à fait du côté du Christ. Ce sera par exemple le cas de la Vierge Marie. Elle, ça a été à tout moment.

 

          Eh bien, la Vierge Marie, imaginons-là, représentons-nous là plutôt assistant à l'Eucharistie. C'est arrivé, oui, au début elle était là. Elle partageait le Sacrifice que les premiers, les tous premiers chrétiens offraient entre eux. Et dès le début alors aussi ils se reconnaissaient pécheurs. Et la Vierge Marie était là qui récitait le Confiteor de l'époque avec tout le monde, les Psaumes aussi. On se reconnaissait pécheur. Or, elle n'avait jamais commis un péché.

          Eh bien le saint, le véritable saint, à l'exemple de Marie, il peut dire : « Je suis pécheur » parce qu'il a conscience d'être sauvé gratuitement et de commettre le péché par les autres, comme le Christ a été de même. Le Christ a pris sur lui tous nos péchés, tellement qu'il en a presque eu conscience de les avoir commis lui-même. C'est cela, vous voyez, la sainteté. C'est dire : « Celui-là est un criminel, eh bien moi d'abord je l'innocente. C'est moi qui l'ai fait, ce n'est pas lui ».

          C'est cela ce fameux mystère de la substitution. Eh bien, mes frères, voilà ce que Saint Benoît nous demande par l'humilité. Lorsqu'on a poussé l'humilité jusque là, alors on est vainqueur.

         

Il nous dit encore, Saint Benoît, que nous devons rester en relation avec l'univers de Dieu et Dieu lui-même. L'homme, dit-il, 7,39, doit estimer qu'il est regardé du haut du ciel à tout moment, à toute heure, et que les anges sont là qui sont les messagers de Dieu. Voilà ! Mais ce ne sont pas des rapporteurs ?

          Dans les classes d'école auparavant, il y en avait toujours l'un ou l'autre qui était un rapporteur. Il allait rapporter au Maître tout ce qu'on faisait. C'est aussi une petite maladie. Mais les anges, ce ne sont pas des pareils.

          L'ange, lui, c'est la présence de Dieu parmi nous. Les anges ont le regard de Dieu. Si bien que il y a comme des ondes qui circulent entre l’œil de l'ange et le cœur de Dieu. Il n'est pas nécessaire que l'ange aille raconter ce qu'il a vu. Cela se fait de soi-même.

 

          Eh bien voilà, mes frères, ce que Saint Benoît nous exhorte à pratiquer : demeurer fidèle dans ce fameux combat. Et lorsque nous avons reçu une blessure, et bien humblement, toujours humblement, la reconnaître, aller chez le médecin, c'est à dire chez le Confesseur ou bien le Père spirituel pour la faire guérir. Et ne jamais penser qu'il va en être scandalisé. Non, c'est à Dieu qu'on le dit, ce n'est pas à un homme.

          Il nous dit ici que nous devons nous garder du péché de la volonté propre, 7,38. Bien savoir ceci et bien le retenir ; il faudrait le buriner dans notre cœur : Tout ce qui se fait en dehors de la volonté de Dieu - c'est à dire en dehors de l'obéissance - non seulement c'est inutile, mais c'est nuisible et ça peut conduire à des malheurs et à des catastrophes, avec les meilleures intentions du monde. Donc toujours se  dire : je suis dans la volonté de Dieu.

          Alors, c'est aussi le premier degré d'humilité !

 

Règle : 7, 52-65 : Premier degré (suite).       29.05.86

      Le mal se présente comme le bien.

 

Mes frères,

 

          Le combat spirituel dans lequel nous sommes engagés requiert une grande expérience que nous devons acquérir auprès d'un Ancien Spirituel et même de la communauté prise dans son ensemble. C'est une Tradition que Saint Benoît nous a léguée à partir de la Tradition monastique la plus ancienne.

          Aujourd'hui, il attire notre attention sur un point très important de cette lutte. C'est que pour découvrir et déjouer les ruses du démon, nous devons contempler et écouter le Christ notre Maître qui a prononcé une parole capitale, parole qui renferme tout. Il a dit - dans l'épisode de la femme Samaritaine – « Ma nourriture, c'est de faire la volonté de mon Père. »

          Nous sommes faits de ce que nous mangeons. Le Christ se nourrissant de la volonté de son Père est constitué dans son être physique et spirituel par cette volonté, au point qu'il devient pure volonté du Père et rien que cela.

          Il est le nouvel Adam. Et ce nouvel Adam est donc l'antithèse absolue du démon qui, lui, est le refus de Dieu et de la volonté de Dieu. Il est différent aussi du premier Adam. le premier Adam qui est un homme partagé. Il veut bien la volonté de Dieu, mais il s'incline aussi à la recherche de la sienne.

 

          Que va maintenant faire le démon ? Eh bien, il va entretenir ou envenimer la blessure reçue par l'homme. Et pour cela, il va inciter l'homme à se nourrir non plus de la volonté de Dieu mais de sa volonté propre. Si bien que imperceptiblement l'homme va cesser d'être image de Dieu pour devenir image du démon. Il va passer d'un registre à l'autre. Il va pratiquer une sorte d'autophagie.

Lorsqu'un moine suit sa volonté propre, il dévore sa propre substance. Il se néantise. Donc à l’extrémité, il aurait une existence néantisée, un néant d'existence. Il vit, extérieurement peut-être, il peut réussir de façon brillante. Mais en réalité il est vide. Son existence est factice.  Notez que c'est une tentation que le Christ lui-même a été exposé lorsque le démon lui a proposé de suivre, voilà, une autre volonté que celle de son Père. Il s'y est pris de trois façons différentes. Le Christ l'a chaque fois écarté en répondant chaque fois : « Il est écrit ceci ou cela ».

          Donc, la volonté de mon Père est ceci ou cela et c'est cette volonté que je suis. C'est elle qui est ma nourriture. Donc, mes frères, le démon est très habile et il va présenter l'appât sous l'apparence d'un bien, jamais sous l'apparence du mal.

 

          J'ai lu dernièrement un livre qu'un frère m'a passé, un livre de Jean Guitton qui parle de Marthe Robin. Vous savez, cette Marthe Robin est une vieille demoiselle qui est morte à un âge très avancé et qui était entièrement paralysée et aveugle, et qui ne se nourrissait plus que de l'Eucharistie. C'était une sorte de prophétesse de notre temps. C'est elle qui est la fondatrice des Foyers de Charité. Je n'en avait jamais entendu parler avant.

Mais enfin, depuis qu'elle est morte j'ai eu l'occasion de voir ce livre. Donc, Jean Guitton qui la connaissait bien l'a rencontrée à différentes reprises dans sa petite maison où elle était née. Elle vivait dans l'obscurité totale. Elle ne savait pas supporter la lumière. Et bien, elle a été en butte à des attaques terribles de la part du démon, attaques physiques aussi. C'est d'ailleurs le démon qui l'a tuée.

C'est ainsi qu'elle est morte. Elle était entièrement paralysée. Il l'a prise, l'a soulevée et l'a jetée à terre. Enfin, elle parlait à Jean Guitton du démon et elle disait : « J'ai eu l'occasion de le voir quelques fois. C'est un être d'une beauté extraordinaire. Il est séduisant, quasi irrésistible. Beauté unique ! » Voyez un peu !

 

          Eh bien, nous autres, nous le représentons toujours sous des traits monstrueux, un dragon, des serpents, tout ce qu'on veut. Mais non, il est d'une beauté extraordinaire. C'est cela le démon ! Et il ne nous présentera jamais le mal en face, mais toujours comme quelque chose de très bien, quelque chose de très beau, quelque chose qu'on est quasi en devoir de réaliser.

          Mais en fait, tout cela est un piège, c'est notre volonté propre. Et Saint Benoît le dit. Et avant Saint Benoît naturellement, c'est l'Ecriture qui dit : Il y a des routes qui semblent toutes droites aux hommes, mais leur terme, finis, aboutit, demergit, plonge jusque dans les profondeurs de l'enfer, 7,60. Prov.16,25. Voyez !

 

          Eh bien, c'est l'humilité qui va nous tenir en garde contre ce mirage. Pourquoi ? Mais parce que l'humilité, elle ne se fie jamais à son propre jugement. Si je suis ma volonté propre, c'est parce que je me fie à ma façon de voir les choses. Le point de départ, c'est dans le jugement. Ce n'est pas dans la volonté.

C'est dans la vision des choses. Je ne me fie pas à ce que je vois, je ne me fie pas à mon jugement, donc je suis en sécurité. Et je ne me fierai pas à mon jugement si je suis humble. Donc l'humilité est source de circonspection, de prudence et elle donne la véritable sagesse qui n'est pas la sagesse des hommes, aussi brillante soit-elle, mais qui est la sagesse de Dieu.

          Voilà, mes frères, c'est assez pour ce soir. Retenons cela, si vous voulez, seulement rien que cela : c'est que nous devons être très prudents. Le mal ne se présente jamais à nous que sous l'image d'un bien et parfois d'un très grand bien. Mais confrontons toujours ce qui nous semble bien mais qui vient de notre propre fond, confrontons-le au jugement d'un autre, au jugement de l'Abbé, au jugement d'un Confesseur, d'un Ancien Spirituel qui, lui, pourra nous dire si ça vient de Dieu ou si ça vient du fond propre. Si ça vient du fond propre, ce doit être écarté. Si ça vient de Dieu, ce doit être retenu !

 

Chapitre : Récollection du mois de juin.          31.05.86

      Un enjeu extrêmement important.

 

Mes frères,

 

Dès que nous commençons à gravir l'échelle de l'humilité afin de pénétrer à la suite de notre Père Saint Benoît jusqu'à l'intérieur des demeures célestes, nous nous heurtons bien vite à la présence de l'adversaire, à ses attaques sournoises, perfides, cruelles. Le démon est menteur et meurtrier depuis l'origine de l'humanité, et il poursuit un but bien précis. Il essaie, il met tout en oeuvre afin de nous empêcher d'atteindre le som­met de l'échelle et d'ainsi parvenir à ce point ultime où Dieu désire nous conduire' afin de réaliser par nous un achèvement de son oeuvre.

Le démon va donc tout mettre en oeuvre afin de faire échouer ce plan divin. Et vous savez aussi bien que moi qu'il connaît son métier. Il est le diabolos, celui qui disloque, celui qui détruit, celui qui ruine. Il peut ainsi ruiner un homme, il peut ruiner une com­munauté, il peut ruiner un pays, il peut ruiner l'humanité entière.

 

Mes frères, l'enjeu est important, vous le soupçonnez : important pour Dieu, important pour nous. Nous sommes ici entre nous dans ce monastère. Dieu nous y a appelés afin de faire de nous les prémices de sa création nouvelle. Il veut aménager en notre coeur un lieu de nidification pour son amour, pour son agapè, pour ce qui en lui est le plus précieux, le plus secret, le meilleur. Il veut nous conduire - disons-le franchement, n'ayons pas peur d'employer le mot - il veut nous conduire à la sainteté, c'est à dire à une refonte de notre être entier, à une métamorphose.

A ce moment, l'Esprit a pris possession de notre être. Il nous fait agir sous ses impulsions et il nous conduit. Et nous ne savons pas où ? Il nous conduit à l'intérieur de la Sainte Trinité, il nous fait voyager à travers le monde. O, tout cela sans quitter le monastère, dans la foi, dans l'amour, en accueillant tout dans notre coeur, et d'abord en accueillant les événements tels qu'ils se présentent, en accueillant nos frères tels qu'ils sont, tels que Dieu les a voulus, tels qu'il les aime.

Mes frères, gravir l'échelle de l'humilité, c'est donc être entraînés dans le mystère Pascal, c'est permettre au Christ de le vivre en nous. Il est donc fatal que nous rencontrions sur notre route une sorte de mort mystique. Et cette mort est sacramentelle­ment figurée pour nous dans le mystère de l'Eucharistie. Le Cardinal Ratzinger vient de nous le rappeler. Il n'était pas possible pour Dieu d'aller plus loin. Il est vrai­ment allé jusqu'au bout.

 

Le Christ, dans l'Eucharistie, s'anéantit jusqu'à se cho­sifier sous les espèces du pain et du vin. Il se laisse absor­ber par nous. Il se laisse dissoudre en nous afin de nous as­similer à lui. Non seulement il nous fait partager sa vie divine, mais aussi toute son existence. Il nous confère le pouvoir de nous anéantir nous-mêmes, de disparaître à nos propres yeux, de laisser s'évanouir en nous toute trace d'égoïsme et d'être donnés aux autres sans réticences, sans calculs, exactement comme lui.

Mes frères, si nous nous abandonnons à cette démarche divine sur nous, si nous voyons l'Eucharistie dans cette lu­mière de vérité, alors il se produit un véritable prodige. Car la lumière Eucharistique, la lumière de l'amour pous­sé jusqu'à son terme, cette lumière prend possession de nous et elle nous fait déjà participer anticipativement à la ré­surrection des morts. Car le mystère Pascal ne s'arrête pas à la croix, il ne s'arrête pas au sang et à l'eau sortis du coeur transpercé du Christ. Non, il va au-delà. C'est une disparition en vue d'une métamorphose et d'une résurrection dans un autre univers, celui de Dieu.

Mes frères, si nous nous abandonnons à ces vues de Dieu sur nous, nous goûtons très vite la joie de la liberté par­faite. Notre vie quotidienne peut nous apparaître monotone. Mais sous cette apparence de platitude, nous vivons une anima­tion extraordinaire. Il y a des pics, des montagnes, mais des montagnes soudaines comme des éruptions. Et ce sont les inspi­rations de l'amour.

 

Le moine est un homme vigilant, on ne le répétera jamais assez. Mais il est attentif à ces poussées de l'amour de Dieu en lui, cet amour de charité qui est Dieu lui-même. Et ainsi, nous pouvons expérimenter la réalité de la Pentecôte, son réa­lisme. Il n'est rien de la vie du Christ ni de la vie des hommes qui ne retentisse en nous. Cette Pentecôte, cette immersion dans l'Esprit de Dieu - qui est une personne, ne l'oublions pas - cette immersion en Dieu fait de nous ici dans ce monastère, mais aussi de tous les hommes passés, présents et à venir, un seul Corps en voie de divinisation.

Mes frères, c'est une des beautés de la vie contemplati­ve, non seulement de voir ces choses intellectuellement, mais de les vivre par l'intérieur. Et ainsi nos yeux, nos yeux nou­veaux peuvent contempler les paysages des espaces Trinitaires. Oui, n'ayons pas peur de regarder les choses dans cette optique de foi. N'ayons jamais peur, mes frères, car rien de contraire ne peut jamais nous arriver. Le Christ n'a pas eu peur, même quand il a été affronté au supplice de la croix.

Oui, il est entré en agonie, il a transpiré du sang et de l'eau, mais ce n'était pas pour lui. C'est parce que à ce moment, l'horreur du péché est tombée sur lui. Il a pris sur lui, il a comme digéré les péchés de tous les hommes. Et c'est cela qui l'a réduit littéralement à rien. Mais il n'a pas eu peur, car sa nourriture était de fai­re la volonté de son Père et d'aimer les hommes ses frères.

 

Eh bien voilà, pensons à cela, si vous le voulez bien, demain où nous allons célébrer la fête du Saint Sacrement, la fête de l'Eucharistie. Nous parcourrons nos cloîtres en transportant le Corps du Christ. Ce sera l'occasion de nous dire que notre sequela Christi doit aller elle aussi jusqu'au bout : mourir à nous­-mêmes, appartenir à nos frères, appartenir aux hommes parce que nous appartenons au Christ et que le Christ est à Dieu.

Je ne paraîtrai pas prétentieux en affirmant que le sort final du monde se joue à l'intérieur de notre coeur. Pourquoi ? Mais parce que lorsque un homme parvient à la sainteté, c'est le monde entier qui en est transfiguré, c'est le monde entier qui est porté à son point d'arrivée.

Voilà, mes frères, le sens eschatologique de notre vie contemplative ! Mais ne l'oublions pas, il y a toujours sur notre route le satan, il y a toujours la lutte. Mais nous som­mes ensembles, nous sous soutenons les uns les autres. Nous sommes heureux de l'appel que Dieu nous a adressé, que nous avons accueilli et pour lequel nous sommes prêts à donner no­tre vie.

 

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Chapitre : Les Nouvelles Constitutions.           07.06.86

      35. Le service de l’autorité.

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Mes frères,

 

Aujourd'hui nous abordons le chapitre deuxième de nos Constitutions. Il traite du service de l'autorité. Il va pas­ser en revue le ministère et le gouvernement de l'Abbé, les frères qui ont une charge, le Conseil, le Chapitre, l'élec­tion et la démission de l'Abbé. Il est utile, me semble-t-il, de nous arrêter à la pré­cision du vocabulaire utilisé. Nous y retrouvons avec plai­sir l'esprit de l'Evangile et de la Règle de Saint Benoît. Il est question du service de l'autorité.

Arrêtons-nous d'abord au mot autorité : étymologiquement, autorité, auctoritas, veut dire la qua­lité de celui qui a reçu mission de faire croître, prospérer, fructifier une chose, ici un troupeau spirituel. Saint Benoît dit, par exemple, que l'Abbé doit pouvoir se réjouir de l'ac­croissement d'un bon troupeau.

 

Cette autorité n'est pas une tyrannie, mais un service. Et ce service est efficace dans la mesure où il est un ser­vice, un vrai service. Ce service est par excellence la fa­çon abbatiale de suivre le Christ. Si l'Abbé occupe dans le monastère la place du Christ, il doit comme le Christ être en tout premier lieu serviteur.

Si Dieu s'est fait homme, ce n'est pas afin de nous ter­roriser, de nous écraser, mais c'est afin de se mettre à notre disposition. C'est afin de nous montrer que dans sa nature, là il est pur don de Dieu. Dieu ne prend pas pour lui, Dieu se donne. Il ne fait que se donner. C'est ainsi à l'intérieur de la Trinité. C'est ainsi dans sa relation au monde et aux hommes.

Si donc l'Abbé, au regard de la foi, est dans le monas­tère le représentant de Dieu, il doit donc lui-même être pur don de sa personne à ses frères. C'est cela que signifie au­torité. Retenons-le bien !

 

Pour désigner ce service de l'autorité, la Constitution utilise deux mots. Je vais les donner en latin puis je les reprendrai en français. Le premier est servitium, le second est ministerium.

Le servitium, c'est la condition de l'esclave, donc d'un homme qui n'a pas de consistance si ce n'est dans sa mise en disposition au service des autres. L'esclave, dans l'antiqui­té, n'avait pas de personnalité juridique. Il était la chose d'un autre. Son essence consistait à servir un autre ou des autres. Il faut toujours avoir cela aussi à l'arrière plan lorsque on parle de service.

Et vous voyez, ça rejoint très bien le mouvement le plus beau de Dieu qui est de se donner. Il ne s’agit pas ici d'un service d'esclave dans le sens péjoratif du mot, mais d'un service d'amour. On se donne parce que on aime. Et celui qui aime ne peut faire que se donner. Un qui aime ne prend jamais pour soi. Au contraire, il se donne à l'autre totalement, sans réserve, sans rien se réserver. Et comme l'autre fait de même, alors voyez quelle choré­graphie s'établit entre les deux, quelle beauté.         C'est cela la Trinité, et ce sera notre condition lorsque nous serons tous ressuscité d'entre els morts. Voilà donc le mot servitium ! Et selon Saint Benoît, l'Abbé exercera ce service d'abord en prenant les autres, les frères, tels qu'ils sont. Servire multorum moribus, dira Saint Benoît, 2,85. Etre le ser­viteur, l'esclave des moribus. C'est à dire, mais ce n'est pas facile à traduire, du caractère, des tempéraments, des défauts, des aspirations, enfin de ,tout ce qui constitue un homme.

Dieu prend des hommes dans le monde. Il les confie à un Abbé pour que l'Abbé fasse de ces hommes des enfants de Dieu. Mais il n'a pas à modifier leur caractère, à modifier leur tempérament, ni même à corriger leurs défauts. Non, il doit les prendre comme ils sont et à partir de là les éduquer. Il doit donc faire sortir d'eux ce qu'il y a de meilleur, rectifier ce qui doit l'être et leur permettre, à ces hommes, de s'ouvrir de manière à recevoir la force, la grâce de Dieu en eux pour germer en fruits qui sont des fruits divins.

Ce sont aussi des fruits humains, mais ils seront parfaitement humains lorsqu'ils seront devenus parfaitement divins. N'oublions pas que le terme de notre existence, ce n'est pas de devenir des surhommes, mais d'incarner en nous la di­vinité. On l'a entendu encore dans l'Encyclique sur le Saint­ Esprit hier à midi, où le Pape disait que le but de la vie chrétienne était de recevoir en son coeur l'Esprit Saint qui peut ainsi transfigurer une personne.

 

Il y a aussi un second mot utilisé, c'est ministerium. Il sera question du ministère de l'Abbé. Et le ministerium, c'est la fonction, l'office, le travail d'un serviteur. C'est moins dur que servitium. Et de là est venu notre mot : ministre. Le Christ dira : Que celui qui me sert, celui qui est pour moi un domestique, celui qui est pour moi un servant, et bien qu'il me suive. Et là où je suis, là aussi sera mon mi­nistère, c'est à dire là sera mon servant. Il y a donc ici une note de noblesse dans le mot ministre, dans le mot ministerium, ministère. On suit le Christ, on s'est donné à Lui, et là où Il est, on sera aussi.

Mes frères, l'autorité, comme vous le voyez, est étroi­tement associée à l'humilité. L'action d'un moine revêtu d'autorité sera d'autant plus efficace que le Christ vivra dans le cœur de ce moine. L'autorité est donc radicalement différente de l'autori­tarisme. L'autoritarisme, c'est une autorité qui s'impose par la force, par la violence. C'est l'autorité d'un dictateur. Le Christ a dit, au moment où il était arrêté: 0 si je voulais, il suffirait que je demande à mon Père. Il m'enver­rait douze légions d'anges pour aussitôt me délivrer. Mais non, je ne le ferai pas. Il aurait pu le faire !

Satan, tout au début, l'avait tenté en disant : Mais voilà, regarde « Si tu te soumets à moi, moi qui suis le prin­ce de ce monde, eh bien, tout ce que tu vois là, c'est pour toi. Je te le donne, je te le confie. Tu en seras le maître, tu exerceras de l'autoritarisme sur eux. » Voyez, l'autoritarisme est diabolique. L'autorité est divine. L'autoritarisme détruit. L'autorité construit. Vous sentez toute la nuance, mes frères.

 

Eh bien, le Christ disait aussi : « Les potentats de ce monde, ils font sentir leur pouvoir sur les hommes. Il n'en sera pas de même pour vous. Mais celui qui parmi vous sera revêtu d'autorité, il se fera le serviteur de tous. » Vous avez là encore la différence ! Eh bien l'autorité, mes frères, dans le monastère, que ce soit celle de l'Abbé, que ce soit celle des frères chargés d'un emploi, cette autorité sera semblable à celle de Dieu.

Cette autorité sera pur don de soi pour le progrès spirituel de chacun. Et quand je dis progrès spirituel, c'est vraiment une croissance dans l'amour, parce que en dehors de cette croissance dans l'amour, il n'y a pas de progrès spirituel. Lorsqu'on parle de spirituel, pensons toujours à l'Es­prit Saint qui est dans la Trinité le lien, ce lien qui est l'amour.  

Voilà, mes frères, la prochaine fois nous commencerons la méditation de la Constitution 34° qui traite du ministère de l'Abbé.

 

Règle : 7, 150-155 : Neuvième degré.          08.06.86

      Ne dire que ce qui vient de Dieu.

 

Mes frères,

 

          Nous sommes toujours en compagnie du moine engagé dans la lutte contre le démon, contre cet être malfaisant qui attise les passions, qui fausse le jugement, qui cherche à entraîner les hommes dans la ruine qui est sa demeure à lui. Il est menteur et homicide depuis l'origine du monde. Il n'est pas resté dans la vérité. Et maintenant, il est devenu le père du mensonge. Il n'y a en lui que mensonge.

          Et le moine garde le silence, comme nous dit Saint Benoît, afin de ne pas tomber dans le péché. On ne saurait éviter le péché en parlant beaucoup. Il se garde donc de parler hors de propos. Car tomber dans le péché, cela signifie se trouver du côté du démon. C'est devenir avec lui un agent de destruction, destruction de la charité, de l'unité dans la paix.

          Parler hors de la volonté de Dieu, c'est dire des choses qui ne viennent pas de Dieu. Elles viennent du fond égoïste, elles viennent de la chair blessée par le péché. Il ne peut donc rien en sortir de bon.

 

          Mes frères, soyons donc très, très, très prudents ! Oui, très prudents ! Saint Benoît a raison : le bavard ne marche pas droit sur la terre, 7,155. Cela veut dire qu'il est engagé sur une route et qu'il ne connaît pas l'issue de cette route. Il va dans une direction où il ne voudrait jamais aller de sang froid. Et le plus grave, c'est qu'il fait beaucoup de tort aux autres.

          Attention surtout aux plaisanteries ! On va dire : Oui, mais ça ne fait rien de taquiner quelqu'un. Attention ! Cela, ce sont des paroles hors de propos, et on ne saurait éviter le péché. Donc, mes frères, soyons donc toujours très prudents ! Personne ne peut se croire à l'abri, moi pas plus que les autres. Veillons à bien tenir notre langue !

 

 

Règle : 7, 159-164 : Onzième degré.            09.06.86

      Le démon muet et le démon bavard.

 

Mes frères,

 

          En gravissant à la suite de notre Père Saint Benoît l’échelle de l'humilité, nous avons fait la connaissance de deux démons particulièrement dangereux : le démon muet et le démon bavard.

          Lorsque le démon muet s'empare d'un frère, il l'enferme, il l'emprisonne dans un mutisme suicidaire. Le frère se refuse à parler à son Abbé, à un Ancien Spirituel. Il se refuse à dévoiler les pensées de son cœur. Il n'a besoin d'entendre aucun avis, de recevoir aucun conseil, son jugement est le meilleur. Le démon a beau jeu alors de l'isoler, de le séparer des autres.

          Si bien que le frère devient une proie facile pour les dévoreurs. Vous savez, ce lion qui circule cherchant qui dévorer. Lorsqu'une bête de proie veut s'emparer d'une tête de bétail, par exemple dans le désert, elle s'arrange pour la séparer des autres. A ce moment-là, elle en est maître de suite.

 

          Le démon bavard, maintenant, dresse le moine contre l'Abbé et contre les frères. Il le rend cynique, persifleur, arrogant, contestataire. Il s'en sert comme d'un instrument de désunion et de destruction à l'intérieur de la communauté. Ce qu'il y a de plus étrange, c'est que ces deux démons, et le muet et le bavard, cohabitent habituellement dans la même personne.

          Le moine qui se ferme sur lui-même, qui ne veut se fier qu'à lui, fait très volontiers ce qu'on appelle du mauvais esprit. Il ne rate pas une occasion pour bavarder dans les coins et pour critiquer et semer la zizanie parmi les frères. Et Saint Benoît veut nous protéger de l'un et de l'autre. Au cinquième degré d'humilité, il conseille au moine de découvrir à son Abbé par un humble aveu toutes les pensées mauvaises qui viennent à l'âme. Et ainsi le démon muet et réduit à néant.

          Et au neuvième degré d'humilité, Saint Benoît demande au moine de défendre à sa langue de parler, et de garder le silence jusqu'à ce qu'on l'interroge. Et ainsi le démon bavard est tenu à l'écart.       Vous allez me dire : « Oui, mais le neuvième degré d'humilité, c'est déjà assez haut sur l'échelle. » C'est vrai ! Mais voilà, il suffit de commencer.

 

          Celui qui est possédé par le démon muet et le démon bavard n'a pas encore levé le pied pour le mettre sur le premier échelon. Il ne craint pas Dieu, il ne craint personne sauf lui-même. Il a peur de lui, il a peur des autres, il se barricade dans son autosuffisance. Et il essaye de détruire autour de lui tout ce qui est différent de lui, tout ce qui pourrait le contester.

          Maintenant au onzième degré, mes frères, contemplons un instant le moine qui a vaincu ces deux démons et qui est parfaitement équilibré. Il dit ce qu'il doit et rien de plus. Et il le dit correctement, c'est à dire doucement, humblement, brièvement. Ce n'est pas lui qui parle, mais c'est l'Esprit de son Père qui parle par lui. Quand il a dit ce qu'il avait à dire, il se tait et n'y pense plus. Si on tient compte de son avis, il ne s'enorgueillit pas. Si on n'en tient pas compte, il ne s'en formalise pas. Il appartient au Christ et le démon n'a plus d'emprise sur lui.

          Mes frères, voilà ce que nous devrions être, ce que nous serons un jour ! C'est à espérer ce que nous essayons de devenir jour après jour ? Il faut s'y prendre assez tôt, c'est à dire dès le noviciat. C'est là qu'il faut s'exercer à lutter contre ces démons. C'est à ce moment-là qu'on prend de bonnes habitudes. C'est beaucoup plus facile à courir vite quand on est jeune que quand on est devenu un vieillard. Et bien, voilà notre moine du onzième degré. L'humilité l'a installé dans la vérité et il n'en bouge plus.

 

Règle : 7, 165-fin : Douzième degré.            10.06.86

      Tout vient de Dieu.

 

Mes frères,

 

          Ce Chapitre sur l'humilité est un chef-d’œuvre. Sa splendeur est unique, sa richesse est incalculable. Il a pris corps chez un saint qui entretenait un commerce habituel avec Dieu, un saint qui avait scruté les arcanes les plus secrètes du cœur humain. Il est le fruit d'une expérience parfaitement assimilée et intensément vécue.

          Il est le fruit d'une Tradition longue que Saint Benoît a recueillie, par laquelle il s'est laissé façonner ; une Tradition qui l'a porté sur les plus hautes cimes de la contemplation et des vertus. Et à partir de là, Saint Benoît a pu parler, parler avec autorité parce qu'il était devenu un pneumatophore, un porteur de l'Esprit, et un théodidacte, un homme instruit par Dieu.

          Ce chapitre sur l'humilité condense à un degré inouï la sagesse des Anciens moines. Il faut être accoutumé de leurs écrits et de leurs paroles pour le savoir et pour le sentir. Il nous livre aussi la quintessence de l'Evangile et des Ecrits inspirés de tous. Et il nous montre un chemin rapide, direct, sûr pour parvenir à Dieu. Et au sommet de cette échelle trône la Caritas Dei, cet amour de Dieu qui brille et triomphe dans un cœur pur, et qui transforme, qui transfigure le moine tout en instaurant un monde nouveau.

 

          Voilà, mes frères, le chapitre septième de notre Règle. Pour vous dire vrai, on pourrait très bien passer toute son année et des années à le commenter, plus qu'à le commenter, à le vivre ensemble. Recueillir, cueillir plutôt comme des fleurs l'expérience spirituelle de chacun et puis la laisser transparaître à travers ce chapitre de l'humilité.

          Cela ne veut pas dire qu'il faudrait faire une enquête comme on en fait aujourd'hui. Vous savez, remplir un formulaire : qu'est-ce que vous vivez, etc. Et puis partager tout cela ? Non, mais sentir l'âme de chacun et la faire vibrer, la faire vibrer à la mélodie de ce chapitre.

 

          Lorsque le douzième degré est atteint, le moine comprend que tout dans sa vie personnelle et dans le monde, que tout, absolument tout vient de Dieu qui est amour. Et il perçoit, il voit parce que à cet endroit il est entré à l'intérieur de Dieu. Il est admis à contempler les espaces inter trinitaires.

          Et il s’aperçoit alors que l'être le plus humble qui soit, c'est Dieu lui-même à l'intérieur de la Trinité, dans cette communion des Personnes que nous ne pouvons absolument pas ni concevoir, ni imaginer, mais que l'on peut saisir d'une certaine façon lorsqu'on y est entraîné soi-même.

          A l’intérieur de la Trinité donc, tout, absolument tout n'est que pur accueil et pur don. Et c'est cela l'humilité ! Et lorsque cette humilité entre dans un homme, elle le rend semblable à Dieu.

 

          L'humilité peut ainsi se ramener à une double attitude que nous retrouvons ici chez notre publicain de l'Evangile : une immense, une totale défiance de soi et une absolue confiance en Dieu.

          Et ces deux attitudes sont indissociables ; on les trouve toujours ensemble. Se défier de soi, ce n'est pas devenir timoré mais c'est se connaître soi-même. C'est savoir que pour ce qui regarde les choses de Dieu, la façon d'agir de Dieu, la façon de penser de Dieu, de raisonner de Dieu n'a rien à voir avec la nôtre.

          Donc, pour ce qui regarde cet univers divin, nous ne pouvons rien faire. Mais comme il y a toujours en nous cet instinct d'agressivité, cet instinct de vouloir s'emparer nous-mêmes de ce qui semble devoir nous revenir - et ce qui est le péché originel - c'est de cela qu'il faut nous défier. Voilà la saine défiance de soi !

 

          Et lorsque au douzième degré d'humilité nous voyons le publicain dire : « Voilà, moi pécheur, je ne suis pas digne de lever les yeux vers le ciel », c'est parce qu'il a expérimenté en lui cette racine du péché. Si bien qu'il est en face de Dieu en attitude de pur quémandeur. Il n'a plus rien à lui donner que sa misère, que son incapacité. C'est cela la défiance de soi ! C'est le commencement de l'humilité !

          Et alors en face, il y a une absolue confiance en Dieu. Cela veut dire qu'on attend tout de lui. Et on devient déjà ainsi ce que Dieu est lui-même. Chaque Personne de la Trinité attend tout des deux autres. Eh bien, mes frères, cette humilité, elle ne s'acquiert pas - il faut bien le savoir - à force de réflexion, à force de se creuser la tête.

Non, c'est un cadeau, un cadeau que Dieu nous offre. C'est plus qu'un cadeau royal, c'est un cadeau divin. Il nous l'offre, mais il ne nous l'offre pas en une fois. Il nous l'offre au jour le jour à travers les circonstances les plus banales de notre existence. Et l'art spirituel consiste à accepter ce cadeau. C'est quelque chose d'extrêmement beau.

         

Et sous son apparente uniformité, sous sa platitude, la vie monastique, elle est lorsqu'on la voit telle qu'elle est, lorsqu'on la vit correctement, elle est d'une variété, elle va de surprise en surprise - et cela tous les jours - parce que il n'y a pas une minute dans une journée où Dieu ne nous offre pas ce cadeau. Alors, si on a les yeux ouverts pour voir cela et pour recevoir, eh bien, je vous assure que notre vie vaut la peine d'être vécue.

 

          A ce moment-là, mes frères, le moine est sorti de lui-même pour vivre en Dieu ; il vit en état d'extase. Attention ! Ce ne sont pas des extases dont on parle dans les livres. Au sens étymologique du mot, il est hors de lui, il vit en Dieu. Il reçoit tout de Dieu et retourne tout à Dieu. Il y a là un mouvement d'aller et retour. C'est ça la communion !

          Et ce qui est alors très bien aussi, c'est que à ce moment-là, le moine est définitivement hors d'atteinte du démon. C'est fini, c'est fini, il est hors d'atteinte. Et non seulement il est hors d'atteinte, mais il est plus fort. Il est plus fort que le démon.

 

          Eh bien voilà, mes frères, nous avons terminé ce chapitre. Nous allons le retrouver dans quatre mois. Eh bien d'ici là, prions les uns pour les autres, si vous le voulez bien, afin que nous ayons les yeux et le cœur ouverts et que ce cadeau de l'humilité, nous l'acceptions, nous le recevions. Et que grâce à lui nous soyons vraiment dans le secret - ça ne doit pas paraître au dehors, il ne faut pas penser à des choses extraordinaires - que nous soyons purifiés, transfigurés et déjà sur la bonne route de la divinisation.

 

Règle : 8 : Des divins Offices de la nuit.        12.06.86

      La discrétion de Saint Benoît.

 

Mes frères,

 

          Saint Benoît est pour nous un guide débordant de dilection, un guide habité par une discrétion sans pareille, une discrétion qui n'est jamais prise en défaut. Il invite ainsi son disciple à gravir une mystérieuse échelle qui va lui permettre d'aborder au rivage du ciel. Il lui promet le summum du bonheur pour ici-bas et pour l'éternité.

          Mais en même temps, il veille aux besoins les plus naturels de ses moines : le sommeil, la nourriture, la détente. Il désire que son disciple soit bien dans sa peau. Il ne peut pas supporter la tristesse, la mélancolie, encore moins la neurasthénie et la dépression.

          Il est aussi admirable d'attention, vous allez en juger. Il ne craint pas, à propos de l'Office, d'appuyer sur un détail qu’on n’imagine absolument pas dans une Règle qui serait rédigée aujourd'hui. Il dit ceci : ut jam digesti surgant, 8,6. La digestion sera terminée au réveil. Ils se lèveront après avoir parfaitement digéré.

 

          Mais je trouve cela extraordinaire. Vous sentez que Saint Benoît n'est pas un théoricien de la vie monastique. C'est un saint. Il ose dire cela. Il y pense. Il veille à ce que les choses se passent ainsi. Pourquoi ?

          Mais si la digestion n'est pas achevée, au réveil on est lourd, on est vaseux. On est grincheux. On est somnolent. La journée est mal commencée. Elle va se poursuivre et s'achever tout aussi mal. Pour célébrer l'Office, il faut être éveillé, attentif. Il faut être léger. Il faut être avide. Il en va de même pour exercer nos autres activités de la journée.

          Le moine de Saint Benoît est un homme dégagé, épanoui, toujours en appétit. Cet appetitus spiritualis, cette avidité, cet appétit spirituel, appétit des choses de Dieu, de la lumière de Dieu, appétit de la volonté de Dieu. Mais si l'estomac est encombré, je n'aurai pas d'appétit spirituel. Mon appétit sera absent. Il n'est pas possible d'avoir de l'appétit.

 

          Voyez Saint Benoît. Il ne veut pas conduire à la sainteté la fine pointe de l'âme. Non, c'est le corps tout aussi bien que l'âme et que l'esprit qui doit être sauvé, qui doit être transformé. Saint Benoît est un vrai chrétien. Il fonde tout son enseignement sur la réalité de l'Incarnation. Le moine est un homme complet. Ce n'est pas un demi homme. Un homme qui ne vit que dans son âme ou dans son cerveau, c'est un demi homme.

          Vous voyez aussi l'importance du travail pour Saint Benoît. Le corps doit se fatiguer, pas seulement la tête, mais le corps, les mains, les jambes. On doit le soir sentir dans la musculature une fatigue. Heureux l'âge où on a mérité la pension civile. Mais enfin, au plan physique, ça se marque aussi. Quand on a dépassé la soixantaine, on ne peut plus réaliser les prouesses des vingt ans.

          Mais ça ne fait rien ! Il faut que chacun y passe. Il faut que chacun ait fait l'expérience et dégusté à fond le bienfait de l'exercice, de la gymnastique corporelle.

 

          Or, que le moine soit ainsi toujours épanoui et toujours en appétit, cela tient beaucoup du mode d'alimentation. Certainement, certainement ! A deux reprises la Visite Régulière a demandé que notre nourriture soit adaptée aux besoins d'aujourd'hui. Nous avons eu l'occasion de recevoir deux diététiciens qui ont procédé à une étude, une enquête, qui ont rédigé un rapport et qui nous l'ont transmis. Et ce rapport, je vais commencer à vous le présenter les prochains jours.

 

Chapitre : Les Nouvelles Constitutions.           15.06.86

      36. L’autorité de l’Abbé.

 

Mes frères,

 

La Constitution 34° traite du ministère de l'Abbé. Le texte en est long. Il s'étend sur quatre numéros et deux Sta­tuts. C'est un collier de perles empruntées à la Règle de Saint Benoît. On n'en compte pas moins de quatorze. Il nous dit que l'autorité de l'Abbé est très forte car c'est l'autorité même du Christ. Ce n'est point une autorité de tyrannie, de despotisme. C'est une autorité d'amour, de désintéressement, de service.

Voici le premier numéro :

 

          L’abbé, choisi du milieu des frères, est considéré comme tenant dans le monastère la place du Christ. Père de toute la communauté, il la sert tant au plan spirituel que dans le domaine matériel.

 

Le texte est clair. Il ne se prête à aucun équivoque. Par son élection, l'Abbé n'est pas tiré hors de la communau­té. Il en devient le coeur, la conscience. Il se confond si bien avec elle, qu'il disparaît en elle comme l'âme dans le corps. Son autorité est omniprésence d'amour, d'espérance, de désintéressement, de repentance, de prière. On peut dire que chez l'Abbé retentit tout ce qui se passe en chacun des frè­res.

L'idéal serait que les frères dans leur unicité, dans leur originalité se reconnaissent tous et chacun en lui. Donc qu'ils voient en lui un véritable frère, une sorte d'alter ego, un autre eux-même, mais un eux-même réalisé, un eux-même achevé. Et pourquoi ? Mais parce que il tient dans le monastère la place du Christ, le Christ dans lequel nous nous recon­naissons, le Christ qui ne produit pas sur nous un effet de repoussoir, mais qui exerce plutôt une attirance toujours plus puissante jusqu'à ce que nous ne fassions plus qu'un seul esprit avec lui.

Tel devrait être l'Abbé idéal ! A-t-il jamais existé ? Peut-être dans certains ? Saint Antoine, Saint Benoît, Saint Bernard, peut-être ? Mais enfin, nous devons avoir une foi assez éveillée pour reconnaître dans l'Abbé deux choses : D'abord la présence du Christ, c'est indispensable ; mais aussi les traits de ce que nous espérons de meilleur pour nous-mêmes.

 

L'autorité de l'Abbé est donc de ce genre. Il est venu, il a été élu, non pas pour être servi, mais pour servir et donner sa vie pour ses frères. Et c'est à cette condition qu'il tient vraiment la place du Christ. Il doit être le pre­mier à le croire et à le savoir.

L'essentiel de son service consiste donc à donner. Et c'est pour cela qu'il est réellement Père, comme le rappelle le texte. Père de la communauté, il la sert tant au plan spirituel que dans le domaine matériel. Lorsqu'il donne la vie, il s’agit bien sûr de la vie di­vine dont il doit être lui-même rempli. Et cette vie passe par le canal des choses matérielles et des choses spirituel­les. Il n'est rien dans le monastère qui ne soit porteur de cette vie.

Et ce sera porteur de vie, lorsque chacune des choses comme chacun des frères se trouvent dans l'obéissance, c'est à dire dans cette relation de foi à Dieu par l'intermédiaire de son représentant dans le monastère, à savoir l'Abbé. C'est ce que souhaitait le Christ et c'est ce qu'il sou­haite aussi par le coeur de l'Abbé : que les frères aient la vie et qu'ils l'aient en surabondance, qu'ils ne l'aient pas de façon parcimonieuse mais qu'ils éclatent de vie divine. C'est la propre vie de la Trinité qui est porteuse d'un bon­heur indicible.

 

Mais pour cela, nous le savons, il faut passer par une espèce de mort, mourir à sa propre vie trop naturelle, à toutes sortes de choses qui nous semblent indispensables mais qui, en réalité, sont parfaitement inutiles. Inutile ! C'est peut-être exagéré ? Elles sont inutiles lorsque elles sont voulues, qu'elles sont recherchées pour elles-mêmes. Elles deviennent utiles lorsque nous les voyons comme porteuses de cette vie divine, encore et toujours, parce que elles sont à notre disposition, mais elles ne sont jamais une fin en soi. Elles doivent nous porter au-delà d'elles-­mêmes.

D'ailleurs, le jour de notre mort physique, nous les laissons-là, mais absolument tout, tout, tout, tout, même ce corps que nous choyons, que nous soignons avec tant, tant d'attention. Tout disparaît ! Il ne reste que ce qu'on appelle notre âme disons-nous, vous voyez, l'essentiel de notre être, là le centre de notre conscience, là où nous sommes vraiment nous. Il ne reste que cela. Et c'est cela qui doit être divinisé. C'est cela qui doit être transfiguré.

Voilà, mes frères, le rôle de l'Abbé n'est pas facile ­vous vous en rendez bien compte, parce qu'il doit toujours rappeler ses frères à cet essentiel de leur vie, de leur être, à ce salit comme on dit vulgairement, à ce dépassement d'eux­-mêmes qui les projette à l'intérieur de la Trinité et qui les entraîne dans le cycle de l'éternité, de cette vie que nous ne pouvons concevoir mais que nous pouvons et devons expérimenter. Et nous devons pouvoir dire : c'est cela !

 

Voilà, mes frères, cela exige de la part de l'Abbé une humilité sans fond. Il ne peut jamais parler de son propre fond. Le malheur, c'est que il est comme ses frères vêtu de faiblesse. Il a ses défauts. Il a ses passions. Il a ses pé­chés comme n'importe qui. Et malgré cela, il doit être pour ses frères le lieu où se révèle la vérité, le lieu où apparaît la Personne du Christ, le lieu d'où rayonne la vie Trinitaire.

Et si donc il doit porter chacun des frères, eh bien, chacun des frères doivent aussi porter leur Abbé. C'est pour cela qu'il est le coeur, la conscience de la communauté. Il ne s'en sépare jamais. Il est la communauté dans ce qu'elle a de meilleur, dans ce qu'elle a de pire aussi. Il n'en rejet­te rien, il n'en écarte personne.

Voilà, mes frères, prions donc bien les uns pour les au­tres afin que nous formions un véritable Corps animé par la charité et soulevé par une espérance sans limite.

 

Chapitre : Les Nouvelles Constitutions.           22.06.86

      37. L’Abbé Pasteur.

 

Mes frères,

 

La Constitution 34° présente le ministère de l'Abbé sous trois grands chefs : l'Abbé est Pasteur, l'Abbé est Maître et l'Abbé est Médecin. Il est Pasteur parce qu'il gouverne, parce qu'il conduit, parce qu'il guide. Il est Maître parce qu'il enseigne, qu'il conseille. Il est Médecin parce qu’il soigne et qu’il s’efforce de guérir.

Le n° 2 parle d'abord de l'Abbé en tant que Pasteur.

 

          L’Abbé porte le souci pastoral du troupeau qui lui est confié. Il manifeste à tous la bonté et la bienveillance du Christ s’étudiant plus à être aimé que craint, s’adaptant aux caractères de chacun, et exhortant les frères à courir d’un cœur allège et joyeux sur les chemins où Dieu les appelle. Pour chacun des frères, il prie Dieu assidûment.

 

Ce qui est demandé, mes frères, j'oserais presque dire que ce qui est prescrit à l'Abbé ici, c'est d'être le Christ parmi ses frères. Il le sera par sa sollicitude envers tous et chacun, par sa bonté, par sa bienveillance. Le texte latin rendu ici par bonté est : humanitas. L' humanitas, c'est la caractéristique d'un homme de coeur, un coeur qui sait écouter, qui sait compatir, qui sait être avec.

L'humanitas, c'est le fait d'un homme, voyez quelqu'un qui est pleinement homme. Le Christ a voulu devenir homme pour connaître nos besoins, connaître notre noblesse, connaî­tre aussi notre misère. L'humanitas, c'est le fait d'un véritable homme. Et pour cela, il faut être très large d'idée. Il faut être très cul­tivé aussi. Cela ne veut pas dire qu'il faut être au courant de tout, mais il faut avoir l'oreille attentive à tout. Il ne faut rien rejeter au dehors du champ de l'humanité.

Il faut aussi être sainement ambitieux, savoir que l'homme est promis à une destinée qui le dépasse. Un humaniste est donc le contraire d'un esprit étriqué. Et voilà ce qui est demandé à l'Abbé lorsqu'on lui dit qu'il doit posséder l'humanitas. Et humanitas est traduit par bonté, ici. C'est un peu étroit. L'humanitas, ça s'étend extrêmement loin.

 

Alors, si l'Abbé possède cette humanitas, il sera bien­veillant à l'endroit de tous. Qui a dit : Moi je suis un hom­me, et rien de ce qui est homme ne m'est étranger. Rien de ce qui se passe dans le coeur des frères ne doit être étran­ger à l'Abbé, comme ce n'est pas étranger au Christ.

Ce n'est possible, mes frères, qu'au prix d'une profon­de humilité et d'une grande pauvreté spirituelle. Il faut être un pauvre en esprit, ne jamais s'imaginer être supérieur aux autre, être bien dans sa peau de façon à ce que les au­tres soient biens aussi dans leur peau.

Voilà, ça demande, je dirais, une certaine qualité hu­maine et spirituelle qui laisse dans le coeur de l'Abbé toute la place au Christ. Voilà ce que demande la Constitution. C'est un idéal, naturellement, mais un idéal vers lequel cha­que Abbé doit s'efforcer de tendre.

         

Il gouverne, est-il dit encore, par la puissance de l’amour, s'étudiant plus à être aimé que craint. Il ne gouverne pas par la dureté qui ­engendre la crainte et une soumis­sion servile. Non, l'amour est par lui-même convaincant. Dans la pau­vreté, la faiblesse extrême de l'amour, le dénuement de l'amour devant quelqu'un, il y a une puissance extraordinaire. C'est celle même de l'Esprit Divin. C'est tout à fait du Zundel ! Voyez que Saint Benoît est plus Zundel que Zundel lui-même !

Il encourage, est-il dit encore, chacun dans sa vocation personnelle. Il désire que chacun soit heureux, allègre, joy­eux dans la communion à Dieu, au Christ, et aux autres frères, et à tous les hommes. Un saint triste est un triste saint. Et un moine triste, ô qu'est-ce que c'est ? Il faudrait le mettre dans une vitri­ne avec une étiquette : Venez voir un homme raté. C'est terrible vous savez cela, c'est terrible !

Eh bien, mes frères, l'Abbé doit s'efforcer à ce que cha­cun soit joyeux, allègre sur le chemin où Dieu l'appelle. Et pour cela, il doit l'être lui-même. Il apprend à ses frères par l'exemple de sa vie à mourir à eux-mêmes pour ressusciter dans la vie divine. Ce ne sont pas des choses qui s'apprennent par des mots. On peut le dire, on peut l'expliquer, oui, c'est vrai. Mais il faut surtout l'enseigner par sa propre vie. L'Abbé devrait être quelqu'un qui est déjà ressuscité en Christ et qui, alors, encourage ses frères à mourir à eux-­mêmes. Que les frères se disent : Mais voilà, si c'est pour arriver à cet état, moi je veux bien aussi mourir à moi-même. Voyez tout ce qui est demandé, tout ce qui est exigé!

 

Et alors pour terminer, il est dit que il prie Dieu as­sidûment pour chacun des frères, pour que les faibles se for­tifient et que les forts tiennent dans l'humilité, et que

tous croissent en sainteté. Il le fait assidûment. Il ne le fait pas par intervalle. Non, il porte cette sollicitude. Comme il est dit au début, ce souci, il le porte dans son coeur et il ne le quitte jamais.

Il faudrait que chacun des frères arrive au sommet de sa vocation personnelle. Pas un stéréotype, vous voyez, pas quelque chose qui est là et dans lequel il faut absolument que tout le monde entre, que les plus volumineux deviennent tous petits, que les plus petits s'élargissent.

Mais ce n'est pas possible tout cela! Chacun tel qu'il est courant sur sa route, s'offrant à Dieu, recevant en lui la plénitude de l'Esprit, ressuscitant dans le Christ. Voilà mes frères notre vocation !

 

Homélie : Vigile des Saints Pierre et Paul.       28.06.86

      Suis-moi !

 

Mes frères,

 

Le récit Evangélique que nous venons d'entendre, un des plus beaux et des plus mystérieux qui soit, s'achève sur une injonction adressée par Jésus à son disciple Pierre : Suis­-moi ! Et Pierre a suivi. Il ne savait pas ce qu'il faisait. Dès cet instant, il ne s'appartenait plus. Il devenait le bien de son Seigneur qui lui demanderait tout au nom de l'amour que Pierre avait professé.

Mes frères, dans le monde à venir, les hommes vierges de tout péché suivent l'Agneau partout où il va. C'est leur occupation d'éternité. Pierre, en suivant le Christ de suite, a inauguré ce qui serait son bonheur pour jamais. Son voyage a duré longtemps. Il a passé par bien des chemins jusqu'à l'indispensa­ble croix. Mais Pierre a toujours suivi.

Mes frères, suivre le Christ, devenir un seul esprit avec lui, c'est cela la félicité éternelle. Et elle est à notre disposition dès maintenant. Nous l'avons compris, nous qui avons un jour rencontré le Christ sur notre route. Comme l'Apôtre Paul, nous avons été aveuglés, terrassés, retournés, domptés. Et maintenant, après pour certains d'entre nous bien des années, nous savons que nous avions été mis à part dès le sein de notre mère pour une mission qui se révèlerait à nous heure par heure, mission qui serait notre fardeau et notre bonheur.

Il faut toujours, mes frères, revenir à ce bonheur qu'il y a d'appartenir au Christ.  Et nous marchons ainsi à la suite du Christ sur la via oboedientiae, sur la fameuse route de l'obéissance. Et si nous avons une foi bien éveillée, nous ne claudi­quons pas. Nous ne sommes plus des estropiés. Nous sommes fermes sur nos jambes et il nous arrive parfois de pouvoir courir. Nous sommes liés au Christ par l'amour et déjà vêtus de sa lumière.

Mes frères, notre vie chrétienne et surtout notre vie monastique, elle est tellement belle. Demandons au Christ de nous donner un regard pur, des yeux qui peuvent voir ce qui nous est demandé et ce qui nous est donné. Car le don de Dieu à notre personne est inclus dans la demande qu'il nous adresse. Et toujours lui répondre oui, c'est accueillir en soi le meilleur de ce que Dieu est.

Mes frères, en chacun d'entre nous brûle l'esprit de Pierre et de Paul. Sans eux, il n'y aurait pas d'Eglise et nous ne serions pas ici. Leur expérience sera nourriture pour les hommes de tous les temps. Qu'elle soit notre nourriture à chacun d'entre nous aujourd'hui, nous qui suivons le Christ, nous qui sommes embarqués dans une sequela Christi ardente et fidèle.

 

O je sais, ce n'est pas la fête tous les jours. Ce ne fut pas la fête tous les jours ni pour Pierre, ni pour Paul. Mais il ne s’agit pas ici de fête humaine. Il s’agit de la grande solennité de Dieu, que notre coeur comprend, et à la­quelle notre coeur vibre déjà. Mes frères, recevoir en soi déjà maintenant la plénitude de la joie, la plénitude de la paix, c'est notre sort si nous consentons à ne faire qu'un avec la volonté de notre Dieu ainsi que l'ont fait Pierre et Paul.

Et maintenant, je vais clôturer sur une exclamation qui, je suis certain, est au coeur de chacun d'entre nous : Je sais à qui j'ai donné ma foi. Et Lui, le Christ mon Dieu, il sait que je l'aime.

­

                                                                               Amen.

 

Chapitre : Les Nouvelles Constitutions.           29.06.86

      38. L’Abbé enseigneur.

 

Mes frères,

          La journée s'annonce torride. Aussi je ne vais pas m'at­tarder afin que chacun puisse prendre un peu de fraîcheur. Le numéro 3 de la Constitution 34° traite de la mission d'enseignement confiée à l'Abbé qui s'en acquitte en public et en privé par la parole et par l'exemple. Voici le texte :

 

            Maître dans l’école du Christ, l’Abbé est le gardien de la fidélité des disciples à l’égard de la Tradition monastique. Il les nourrit de l’aliment de la Parole de Dieu et par son exemple. Qu’il ne néglige pas de se refaire lui-même puisant à la sagesse de l’Ecriture Sainte et des Pères. Qu’il soit facilement accessible à tous les moines pour un entretien.

Mes frères, nous ne sommes pas ici dans un Institut Re­ligieux quelconque, mais dans un monastère qui est le fruit d'une Tradition multiséculaire. Et l'Abbé veille sur cette Tradition, qu'elle ne se perde pas, qu'elle ne s'affadisse pas, mais qu'elle demeure toujours vivante dans le coeur de chacun de ses disciples. Mais il doit lui-même en être pétri de façon à pouvoir donner à ses frères une nourriture solide, bienfaisante, or­thodoxe. Il doit sans cesse s'y refaire à cette Tradition. Et pour cela, comme le dit la Constitution, s'abreuver à deux sources : l'Ecriture Sainte et les Pères. Il s’agit ici certainement des Pères de la vie monastique, les premiers Pères du désert, les Pères de Cîteaux, sans négliger naturel­lement les Pères de l'Eglise.

Cela ne veut pas dire que l'Abbé doit être plongé du ma­tin au soir dans des livres. Loin de là ! Il doit prendre sa petite part de nourriture chaque jour comme les autres frères. Il y a aussi une saine diététique spirituelle. Il ne faut pas s'engorger de notions, ni d'érudition. Non, il faut prendre sa ration quotidienne de vitamines, d'oligo-éléments, de protides, de glucides, de lipides, mais tout cela dans le monde spirituel.

Nous devons bien nous dire que en vertu de la loi de l' Incarnation, tout ce que nous vivons au plan corporel, au plan physique, a son correspondant dans l'univers spirituel.

Nous pouvons toujours ainsi vivre sur deux registres qui ne sont pas différents, mais qui se compénètrent. Depuis que Dieu est devenu homme, il n'y a pas de frontière entre le charnel et le spirituel. Ils sont différents, naturellement, il ne faut pas les confondre. Mais tout ce qui est charnel est animé par le spi­rituel car promis à la vie éternelle. Et ce que l'Abbé reçoit ainsi dans sa prière, il ne le garde pas pour lui. Il le partage avec ses frères et il s'en­richit lui-même au contact de ses frères. Cela est remarqua­ble !

 

L'idéal naturellement, l'idéal serait que chacun des frères ait l'occasion de faire cette expérience, c'est à dire d'adresser la parole aux autres. C'est le régime des collatio­nes, des conférences, ou des mises en commun. C'est un thème qui est très à la mode aujourd'hui. On parle de partage, d'échange, de dialogue, etc. Mais c'est encore trop artificiel, c'est trop dirigé, c'est trop directif. Mais ça ne devrait pas être quelque cho­se d'organisé, ce devrait être quelque chose de spontané. Il faudrait que chacun, quand ce ne serait qu'une ou deux fois dans sa vie, ait l'occasion de dire, de dire une parole aux autres.

Eh bien c'est possible. C'est possible parce que il y a la parole de la vie. Il faudrait que nous soyons pour chacun d'entre nous une parole vivante, une parole silencieuse mais gestuelle, corporelle. Que en nous voyant, on comprenne quel­que chose, on reçoive un message, et que on soit encouragé, et que on en devienne meilleur.

Mes frères, nous possédons ainsi en commun un trésor de vie divine. Nous devons donc nous attacher à le faire fruc­tifier ensemble. Il nous en sera demandé compte, c'est cer­tain ! Vous connaissez ces Paraboles des talents. Eh bien, ne dissimulons pas ce que nous possédons. Notre vie est une vie cénobitique. Nous sommes toujours ensemble. Tout appartient à tous. Eh bien, mes frères, soyons donc de véritables fils de Saint Benoît, de véritables fils de Cîteaux, pour notre bien être et aussi pour le progrès du Royaume de Dieu dans le mon­de.

 

Chapitre : Comment voir la mort.                 10.07.86

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Mes frères,

 

Hier et avant-hier, nous avons eu l'occasion de suivre un film documentaire sur la façon dont les hommes à travers le monde voient et accueillent la mort. C'était peut-on dire d'une beauté horrible. Beau parce que cela restituait la vérité dans sa crudité, dans sa cruau­té même et souvent dans son horreur. N'oublions pas que au cours de la dernière guerre mon­diale, il y a eu 50 millions de tués. On n'imagine pas le chiffre que ça représente.

Si bien qu'il s'est créé chez nos contemporains, du moins ici en Occident, chez les responsables de cette guerre, une sorte de peur, une peur devant ce fléau, une peur à cause de la mauvaise conscience qu'on a de voir mourir les autres et de les faire mourir. Et une peur aussi, parce que on sait très bien que c'est le sort qui nous attend tôt ou tard. Il y a tellement d'acci­dents aujourd'hui de toutes sortes. Il y a des attentats, il y a du terrorisme, personne n'est à l'abri.

Lorsque nous attendions le Cardinal Hamer dans le local à la sortie de l'aéroport - il y avait beaucoup de monde, vous vous rendez bien compte, beaucoup de monde - je disais là au frère Paul-Michel : et si jamais une bombe éclatait maintenant ? C'est le coup classique, vous voyez, on fait sauter des bombes comme ça dans un magasin, dans une gare, n'importe où. Alors, imaginez un peu le carnage, les malheurs, les souf­frances. Eh bien voilà, c'est le monde d'aujourd'hui !

 

Mais dans la vie monastique, comment doit-on faire pour envisager la mort ? Demain, nous allons fêter Saint Benoît. Eh bien, pour Saint Benoît et pour les Anciens moines, la mort n'est pas du tout effrayante. Non, elle est un endormissement dans le Seigneur. Et le modèle de mort chrétienne, c'est celle du Diacre Etienne. C'est la première qui est relatée. Et nous voyons Etienne mourir dans un suprême acte d'amour.

Il dit : Seigneur reçoit mon esprit ! Un total abandon, ce Seigneur avec lequel il désire devenir un seul être, eh bien, il lui remet son esprit, ce qui en lui est le meilleur. Puis se mettant à genoux, il crie d'une voix forte : Seigneur, ne leur impute pas ce péché ! Et disant cela, il s'endort. Voilà, mes frères, la mort, c'est cela ! Pourtant Etien­ne ne mourait pas dans son lit, il était lapidé.

         

          Nous comprenons donc alors que aux yeux du Seigneur, el­le a du prix la mort de ses saints, et même la mort de tout homme. Car en chaque mort, le Seigneur Jésus reconnaît sa pro­pre mort, cette mort qui a tout exorcisé, qui a tout rédimé. N'oublions pas non plus que nous sommes baptisés, nous, dans la mort du Seigneur. Aujourd'hui, vous savez, ça se ré­duit à un petit geste très prudent. Mais jadis, on descendait dans une cuve, dans un tombeau. Et là, entièrement plongé dans l'eau, on était mort, et puis on revenait à la vie. On était vraiment baptisé dans la mort du Seigneur.

Et pour Saint Benoît, la mort est polarisée autour de deux points focaux : le jugement et la résurrection.  Saint Benoît dit que nous devons craindre le jour du jugement, diem indicii timere, 4,51. Ce n'est pas être terrorisé par ce jour. Non, mais c'est prendre conscience que ce jour arrivera et se conduire en conséquence. On ne prend pas la vie à la légère. C'est quel­que chose de très sérieux, car à une certaine heure que Dieu seul connaît, nous nous trouverons devant le Seigneur et, voilà, nous entendrons quelque chose.

Mais il y a aussi un second pôle qui est l'espérance, le désir de la résurrection. Saint Benoît nous dit de désirer de toute la convoitise spirituelle. Quoi ? Mais la vie éter­nelle. 4,53. Cette concupiscentia spiritualis, cette convoitise qui est spirituelle et qui éteint la convoitise charnelle, cette vie éternelle qui est la résurrection en Dieu. Chez le moine parvenu au sommet de l'humilité, ces deux pôles ne font plus qu'un.

 

A ce sommet, il vit son jugement. Ecoutez ce que dit Saint Benoît : Il se juge à toute heure chargé de ses péchés. Il se voit déjà traduit devant le tribunal redoutable de Dieu. Il répète dans son coeur ce que le publicain disait les yeux fixés à terre: Seigneur, je ne suis pas digne, moi, pécheur, de lever les yeux vers le ciel, 7,175.

Vous voyez ce moine plaider coupable. Il est comme le publicain. Je suis un pécheur, ça c'est mon état, c'est ma situation. Je suis devant vous comme un pécheur. Et voilà, faites de moi ce que vous voudrez, mais ayez pitié de moi ! A ce moment-là, lorsqu'il plaide coupable, comme le dit le Christ, il est déclaré juste. C'est ça qui est remarquable chez Dieu. Lorsque je me reconnais pécheur, mais sincèrement pécheur, à l'instant même Dieu me déclare juste.

C'est paradoxal ! Devant la justice humaine, si je me déclare coupable, eh bien, on me met en prison, et puis c'est tout le reste. Pas chez Dieu, si je me déclare coupable chez Dieu, à ce moment-là, il me dit : tu es juste. Pourquoi ? Mais parce que Dieu a pris sur lui toute no­tre culpabilité. Et ce qu'il attend, c'est ce geste de confiance qui reconnaît ce que lui a fait pour nous. Mais qu'arrive-t-il alors?

 

Voici donc le moine déclaré juste. Mais au même moment, aussitôt, il accède, dit Saint Benoît, à la caritas perfectas, à l'amour parfait qui chasse la crainte. Il n'y a plus même de crainte de ce fameux jugement. C'est fini. La sentence est tombée : tu es un juste. Tu es avec moi. Tu partages ma vie. Tu es au sommet de l'amour.

On est donc introduit au coeur même de la Trinité, là où flambe la vie divine, là où elle jaillit. Et puis à ce moment-­là, on connaît donc la vie éternelle et on expérimente la première et la petite résurrection. Un tel moine, eh bien, la mort pour lui est dépassée. C'est fini. Elle appartient au passé. Il est encore bien sur cette terre, mais sa mort appartient déjà au passé.

Mais l'accident, maintenant, biologique que nous autres nous appelons la mort, ce n'est rien d'autre que le signe du transfert dans la vie. C'est le signe du triomphe de Dieu sur le mal. Mais c'est un signe pour ceux qui restent, pour ceux qui regardent. Parce que pour le moine qui meurt dans cet état, lui n'a plus besoin de signes. Mais il va donc témoigner jusque par sa mort et dans sa mort.

On comprend encore mieux à partir de là, à nouveau, com­bien la mort d'un saint a du prix aux yeux du Seigneur. Nous le chantons dans le Psaume, mais nous sommes trop souvent dis­traits. Maintenant, suivre le Christ comme nous le faisons, c'est obéir, donc écouter et puis répondre, c'est se préparer à la victoire sur la mort. Il l'a dit lui-même : Moi, je suis la résurrection et la vie. Celui qui croit en moi, même s'il est mort, même s'il est mort spirituellement il vivra. Et celui qui croit en moi, celui qui vit, qui a déjà de la vie spirituelle en lui et qui croit en moi, jamais il ne verra la mort.

Mais croire, comme le prédicateur de la retraite l'a bien expliqué, croire, cela signifie suivre, cela signifie obéir, cela signifie faire confiance, se donner à ce Christ et ne pas discuter avec lui, y aller. A ce moment-là, on entre dans la vie.

 

Voilà, mes frères, nous avons déjà ouvert la fête de no­tre Père Saint Benoît. Essayons demain de la vivre dans cet­te vision d'espérance. Ayons à l'arrière fond si nous le vou­lons, si nous n'avons pas trop peur, ce fameux film avec quel­ques scènes. Et puis voyons, voyons à l'avant-plan, voyons le Christ, voyons cette donation que nous avons fait de notre être au Seigneur.

Et puis, voyons notre vie concrète, ces tous petits dé­tails de chaque jour qui sont des semences de vie éternelle qui sont déposés en nous lorsque nos actions concordent avec ce que Dieu attend de nous, lorsqu'elles sont l'expression de notre foi et de notre amour.

Et ainsi, nous connaîtrons ce que c'est que la mort d'un saint, c'est à dire d'un homme véritable, d'un homme qui s'achève, d'un homme qui réussit sa vie. La réussite de la vie d'un saint, c'est sa mort. Là, c'est le sceau apposé sur la réussite d'une vie. A ce moment-là, la mort n'est plus effrayante, même pas pour ceux qui restent. Au contrai­re, elle devient un encouragement.

 

Voilà, mes frères, allons maintenant demander à Dieu tous ensemble de nous accorder cette grâce d'une sainte mort comme couronnement d'une vie de sainteté.

 

Chapitre : Les Nouvelles Constitutions.           13.07.86

      39. Les deux statuts du n°3 de la Constitution 34.

 

Mes frères,

 

Nous avons vu que l'Abbé était Maître dans l'école du Christ. Il est le gardien de la Tradition. Il en nourrit le coeur de ses disciples. Le numéro 3 de la Constitution 34° compte deux statuts. Je rappelle qu'une Constitution proprement dite ne peut être modifiée sans l'accord du Saint Siège. Tandis que les Statuts peuvent toujours être adaptés par le Chapitre Général. Voici le texte du Statut A :

 

            Au jour fixé, l’Abbé s’adresse à toute la communauté et il commente fréquemment la Règle de Saint Benoît.

Puisque l'Abbé est Maître dans l'école du Christ, il va de soi qu'il parle à la communauté. Le texte original diebus statutis a été traduit par jour fixé. Statutis, cela veut dire des jours qui sont déterminés presque par le droit. Dans la pratique, ce sont des jours fixés par le calendrier, le dimanche par exemple, ou les jours de solennité. Ou bien ce sont des jours fixés par la coutume et cette coutume diffère suivant les monastères.

L'Abbé s'adresse à toute la communauté, est-il dit. Le texte original est un peu plus précis. Il dit collationem. Il doit donc donner une collatio, c'est à dire une conférence ou une causerie à la communauté à ce jour fixé. Mais que faut-il entendre par conférence ? Eh bien, l'Abbé doit traiter des choses de Dieu, de ce qui peut encourager, instruire les frères, tout ce qui a trait au profit de leur âme, ce qui les aide le mieux à vivre. Il les fait entrer à l'intérieur de la Tradition, de l'Ecri­ture.

Attention ! Ce ne sont pas des conférences magistrales. Ce sont des entretiens libres. Le grand modèle des collationes, ce sont les Conférences de Cassien. Naturellement, on ne peut pas exiger de l'Abbé qu'il ait le talent de Saint Jean Cas­sien. Mais tout de même, c'est en rapport avec ces réunions qu'organisaient les Maîtres du désert. Et alors, ils parlaient librement à leurs disciples selon les circonstances.

 

Et, dit encore le Statut, il commente fréquemment la Règle de Saint Benoît. Donc, il conduit fréquemment ses frè­res à la source de leur vie. N'oublions pas que nous avons fait profession selon la Règle de Saint Benoît. Ce n'est pas selon la Règle de Saint François, ou selon la Règle de Saint Dominique, ou selon la Règle de Saint Bruno. Non, c'est selon la Règle de Saint Benoît. Il faut tou­jours y revenir. Notre spiritualité, c'est la spiritualité bénédictine dans notre Tradition cistercienne. Ce n'est pas n'importe laquelle. C'est quelque chose de très précis, et c'est à cela que doit toujours revenir l'Abbé...fréquemment ? Là aussi c'est fixé par la coutume de chaque monastère.

Je me souviens - je vous l'ai déjà dit d'ailleurs - de la réflexion que m'a fait Dom Jehan d'Orval qui, à l'époque était Conseillé permanent. Il l'a faite à moi personnellement à Port-du-Salut, à la première Conférence Régionale à laquel­le j'ai assisté. Eh bien, disait-il, maintenant je comprends que c'est la parole de l'Abbé qui construit une communauté. Et il a fallu que j'attende 50 ans pour le comprendre. Mais c'est vrai, ne l'oublions jamais ! Je ne dis pas cela pour me mettre en évidence. Loin de là, vous le savez. Mais c'est pour montrer que c'est un devoir, et un devoir qui est lourd, et qui doit être pris avec grand sérieux.

Et maintenant le statut B. Il est un peu plus délicat :

 

            Que les frères approchent avec confiance leur Abbé auquel ils peuvent librement et spontanément dévoiler les pensées qui surviennent dans leur cœur. Que lui-même cependant n’induise en aucune façon à une telle manifestation de confiance. 

 

Il y a presque là une contradiction, mais il faut bien comprendre. Donc le Statut invite les frères à entretenir des rap­ports confiants avec leur Abbé. Cela peut aller jusqu'à une grande, jusqu'à la parfaite ouverture de coeur. C'est à dire que le frère est totalement transparent devant son Abbé. C'est dans le fait la grande Tradition monastique qui a été reprise par Saint Benoît au Chapitre 5° de l'Humilité. Donc vous voyez, pour pratiquer cette ouverture totale de coeur, il faut déjà avoir gravi quelques échelons.

Et pourtant il y a des jeunes, des novices qui le font de suite, spontanément comme le dit ici le Statut. Pourquoi ? Je ne sais pas ! Sans doute qu'ils sont inspirés par l'Esprit parce que c'est cette ouverture qui est la route directe et rapide pour aller à Dieu. On arrive vite, vite à Dieu, on ne perd pas son temps. Au fur et à mesure qu'il avance, tout ce qui lui passe par la tête, eh bien voilà, il le fait contrôler. Puis, tout ce qui ne convient pas, il le laisse tomber. Il est donc très, très léger pour courir.

L'Abbé doit donc dire cela et le répéter sans rien en cacher, comme je le fais encore maintenant. Mais attention ! En même temps, en même temps il ne peut exercer la moindre pression pour que les frères le fassent. Il ne peut interro­ger les frères, ni les obliger à dévoiler leurs pensées. Pourquoi ? Parce que dans cet acte d'humilité, dans cet acte de remise de soi à quelqu'un, il faut qu'il y ait liber­té, sinon c'est du jeu. Ce serait un viol de conscience, un viol de liberté. Et ça ne peut absolument pas être !

 

Il y a certainement eu des abus dans le temps, au cours des siècles, des Abbés et des Supérieurs qui voilà, vraiment exerçaient une sorte de tyrannie spirituelle sur leurs subdi­tis, sur leurs subordonnés. Et alors ça, c'est très grave, c'est très grave ! Par exemple ceci encore, une façon qui arrive encore au­jourd'hui : j'ai entendu dire qu'un supérieur obligeait les religieux à se confesser chez lui, les novices et tout le ba­zar. Voilà, ça me donne froid dans le dos ! Eh bien, nos Constitutions, elles préviennent des mal­heurs de ce genre.

          Alors,  pour pratiquer cette ouverture du coeur. J'a­joute ceci parce que ce n'est pas dans les Constitutions. Eux, ils parlent de l'ouverture à l'Abbé. Mais pour que cette ouverture du coeur puisse se pratiquer quand même, et de fa­çon libre, les frères peuvent s'adresser à un Ancien Spiri­tuel dans la communauté, à leur Confesseur. Mais qu'ils le fassent, parce que ça, c'est la sécurité, la sécurité pour maintenant et pour toujours, et pour la communauté entière aussi.

Je sais qu'il existe des communautés de notre Ordre où on désigne ce qu'on appelle des Doyens. On a repris la termi­nologie à la Règle de Saint Benoît. Ce sont donc des Anciens qui ont le droit de parole. C'est à dire qu'on sait dans la communauté que s'il y a une difficulté, des pensées, des ten­tations, que on peut s'adresser à ceux-là. L'Abbé en est sûr. Ce sont des gens sérieux qui ont fait leurs preuves, de vrais spirituels.

 

Voyez alors la liberté qu'on doit essayer d'entretenir dans un monastère. Il n'est pas nécessaire de faire ça ici parce que notre communauté est trop petite, et nous ne man­quons pas d'Anciens Spirituels sérieux.

 

Chapitre : Les Nouvelles Constitutions.           20.07.86

      40. L’Abbé sage médecin.

 

Mes frères,

 

La Constitution 34° nous a déjà dit que l'Abbé était un Pasteur, qu'il était Maître de l'école du Christ. Elle nous dit aujourd'hui qu'il doit être un sage médecin. Le monastère, soyons lucides, est un hôpital. Dieu n'est pas venu appeler les justes, mais les pécheurs. Et à partir d'hommes malades, blessés spirituellement, Dieu veut faire des saints. C'est une entreprise démesurée. Il est seul capa­ble de la mener à bien. L'Abbé est un malade parmi d'autres. Il est lucide sur son état. En d'autres termes, il est humble.

L'humilité, c'est de savoir reconnaître qu'on est pécheur. Ce n'est pas re­connaître ses défauts, ce n'est pas accepter ses limites, c'est se reconnaître pécheur, c'est à dire un homme qui, à tout moment du jour, est dans l'erreur concernant la droite ligne qui conduit vers Dieu. Le pécheur, c'est un homme qui connaît le péché. Il faut bien en être convaincu. Ce n'est pas une notion abstraite. Non, c'est une réalité existentielle.

Et voilà, l'Abbé doit être humble. S'il est humble, il s'est soumis au médecin qu'est l'Esprit Saint. Et s'étant soumis à ce médecin, il participe au savoir de l'Esprit et il est capable de soigner ses frères. C'est à cette condition-là ! S'il n'est pas dans cette disposition, eh bien, il ne peut pas être appelé un sage mé­decin. Ecoutons maintenant ce que nous dit la Constitution :

 

            Sage médecin, l’Abbé cherche à soigner ses propres blessures et celles d’autrui et à guérir au nom du Christ ceux qui sont meurtris par le péché. Surtout, il doit déployer la plus grande sollicitude et s’empresser en toute sagacité et habileté pour ne perdre aucun des frères à lui confiés.

            Si c’est nécessaire, il fait appel à l’aide d’Anciens Spirituels. Par-dessus tout, il recourt à la prière de tous pour la guérisons des faiblesses des frères.

 

Il ne suffit donc pas que l'Abbé possède la science mé­dicale. Il faut encore qu'il soit doué de sagesse, d'équili­bre, de discrétion. On pourrait rappeler tout ce que Saint Benoît nous dit à ce sujet. Il doit donc, comme la Constitution nous le dit, il doit soigner et il doit guérir. Un médecin qui soignerait indéfi­niment sans jamais apporter la guérison, ce serait disons un exploiteur. Le malade peut être une mine d'or pour un méde­cin. Il serait sage alors aux yeux du monde en entretenant la maladie du malade, en veillant tout de même à ce qu'il ne meure pas.

Non, un bon médecin essaye de conduire ses malades à la guérison. Tel doit être l'Abbé ! Ce serait tout de même malheureux si par la faute de l'Abbé un frère venait à se perdre, c'est à dire à laisser s'éteindre en lui la vie divine, cette vie éternelle en dehors de laquelle rien n'a de l'importance. Il doit donc protéger cette vie dans l'âme de ses frères.

Pourtant, il pourrait très bien arriver qu'un frère se perde. Saint Benoît le prévoit. Mais il faudrait alors que l'Abbé ait tout employé pour sauver ce frère, pour guérir ce frère. Il est nécessaire qu’il y ait une collaboration entre le frère et l'Abbé. Il

ne suffit pas d'appeler le médecin pour se faire soigner. Il faut encore avoir l'intention, la volonté de guérir.

Il y a toujours en nous une petite part de masochisme, une sorte de délectation à se savoir malade, même malade spi­rituellement, et à ne pas vouloir guérir. La Constitution nous dit que l'Abbé doit user de solli­citude, de sagacité, et d'habileté. La sollicitude, cela veut dire qu'il doit se donner du souci. Il doit se faire de la peine au sujet des frères.

Il ne peut pas être parfaitement heureux aussi longtemps qu'un frère est encore dans des difficultés spirituelles. Or il y en a toujours qui sont en difficulté. Et je pense que tout le monde est toujours en plus ou moins difficulté spiri­tuelle, donc en lutte contre les passions, en lutte contre le péché. Donc l'Abbé, c'est un homme qui doit se faire du souci à ce sujet. C'est cela la sollicitude.

 

Il doit encore aussi user de sagacité. La sagacité, éty­mologiquement parlant, c'est la finesse de l'odorat, et puis des autres sens. L'Abbé doit donc avoir le nez creux. Il doit sentir ses frères, sentir leur état. Même si le frère ne dit rien, même si le frère paraît en bonne condition alors qu'en fait il souffre d'un mal, d'une maladie spirituelle, ou bien qu'il est en lutte contre le péché. Vous savez, il y en a qui savent maintenir une façade. Eh bien, le nez de l'Abbé sent l'odeur du péché, l'odeur de la maladie. C'est cela la sagacité.

Mais il ne suffit pas que l'Abbé ait un bon odorat. Il lui faut donc être intelligent, la pénétration, l'intelli­gence qui lui fait percevoir le mal et choisir le remède. C'est pas toujours possible d'appliquer le remède, parce que, encore une fois, il faut que le frère se reconnaisse ma­lade et désire être guéri. Et enfin, il doit user d'habileté. Dans le texte origi­nal, c'est industria. L'industria, c'est l'adresse, l'habileté, le talent, et puis encore l'empressement, la diligence.

Voyez un peu ! L'Abbé doit être vraiment un phénomène. Où se trouve cet oiseau rare ? Déjà, vous le savez, Saint Bernard se prenait la tête entre les mains et disait en pensant à Saint Benoît : Voilà au moins ­un Abbé ! Et moi, que suis-je ?

Si c'est nécessaire, l'Abbé fait appel à l'aide d'An­ciens Spirituels. Il n'a pas dans le monastère le monopole d'une certaine santé spirituelle. Il y a aussi des Anciens qui sont peut-être meilleurs que lui ? Eh bien, il fait appel à leur aide. Il peut diriger un frère vers un Ancien Spiri­tuel.

J'ai déjà dit que dans certaines communautés qui sont assez nombreuses, des communautés où il y a un grand nombre de frères, on désigne des Doyens. Il y a toute une liste. C'est officiel. On peut s'adresser à eux. Ce sont des frères, des soeurs qui sont de toute sécurité spirituelle, auxquels on peut s'adresser librement.

 

Et enfin, par dessus tout, il a recourt à la prière de tous pour la guérison des faiblesses des frères. La prière de tous, ça, c'est la force de la communauté. Nous devons toujours prier les uns pour les autres. Nous devons porter nos fardeaux, car Dieu seul peut donner le salut et la vie.

Voyez, nous sommes ici dans le domaine vraiment de la spiritualité, du spirituel, de la vie divine. C'est Dieu qui donne tout, c'est Dieu qui guérit. Mais encore une fois, il faut le prier. Et ce n'est pas seulement l'Abbé qui doit prier pour les frères, mais tous nous devons prier les uns pour les autres et nous porter tous les uns les autres. Et à cette condition-là, la communauté est en bonne san­té. Donc, il y a un courant de santé spirituelle qui circule dans la communauté et qui tonifie chacun des frères.

 

Homélie : 17° dimanche ordinaire. C.           20.07.86*

      Le Maître de l’impossible.

 

Mes frères,

 

Dieu est pour jamais le Maître de l'impossible, cet im­possible qui se construit, qui se façonne sous le voile de l'apparente banalité des choses. Il possède en effet une puis­sance de rayonnement capable de forcer l'Histoire à prendre un cours nouveau.

L'Art spirituel consiste à jouer avec l'impossible, à le faire surgir comme si on était soi-même le doigt de Dieu. Et l'impossible offert à l'homme, l'impossible offert à chacun d'entre nous, c'est de transcender notre propre nature char­nelle, la transformer, la transfigurer, devenir fils de Dieu connaissant les trois Personnes Divines.

C'est l'aboutissement logique de la parole adressée à Abraham par le mystérieux voyageur : Je reviendrai dans un an, et alors Sarah aura un fils. Oui, un fils, une multitude de fils, une infinité de fils qui seront tous mes fils. Et ces fils seront récapitulés en un seul Fils sorti, lui, de mon sein.

 

Mes frères, le Christ, lui qui est le fils, un en lui­-même, multiple en ses membres, il est ici présent, lui l'es­pérance de la gloire, lui en qui s'opère notre métamorphose.

Mes frères, ce mystère est tellement beau, il est tellement séduisant qu'il est des hommes qui vont sacrifier tout pour être saisis par ce mystère et être travaillés par lui. Ils sont tendus vers l'avant d'une tension qui est un attrait irrésistible. Ils sont attirés par cette beauté, par ce fils, par ces trois, par cet impossible qui doit prendre forme en leur coeur, en leur corps et en leur esprit.

Une femme riche d'une intuition spirituelle unique l' avait compris. Le Christ était entré chez elle, Lui la Sour­ce et le sommet de toute vie, de tout bonheur. Et cette femme, Marie, était assise à ses pieds, le dé­vorant du regard, buvant ses paroles, hors d'elle-même. L'uni­vers tout entier avait disparu pour elle car elle avait percé le voile des apparences et elle voyait Dieu en la personne de Jésus qui était entré chez elle.

 

Et elle avait été introduite chez Dieu. Elle était avec Dieu, devenue étrangère au monde et à ses contingences. Et voilà que l'impossible prenait corps en elle. Elle le savait, c'était définitif. Cette part magnifique ne lui serait jamais enlevée. Elle était comme une fleur ouvrant sa corolle au soleil et devenant parfum. Et un soir de souper, ce parfum, elle le verserait tout entier sur les pieds de ce Jésus, de ce Dieu avec elle, de ce Dieu avec nous.

Mes frères, en Marie, en Abraham, en l'Apôtre Paul, re­connaissons-nous notre expérience ? Si oui, nous sommes mille fois heureux. Si non, hâtons-nous de l'accueillir, car elle est toute proche.

 

                                                                                                    Amen.

 

Récollection du mois d’août.                       02.08.86

      Intensité extraordinaire de la présence de Dieu.

 

Mes frères,

 

Les apparitions du Christ ressuscité présentent invaria­blement un caractère d'étrangeté qui nous étonne. Rappelons-nous Marie dans le jardin, les deux disciples sur la route et à l'auberge, Thomas et les Apôtres enfermés par la peur dans une salle soigneusement verrouillée. Rappe­lons-nous Pierre et les disciples au bord du lac et même l'Apôtre Paul aux portes de Damas ! Jésus est disparu, il est presque devenu un souvenir. Et voilà que soudainement il est présent dans une attitude de certitude et de puissance qui étonne, qui inquiète parfois, qui soulève une foule de questions.

Et pourtant, mes frères, il n'y a là rien que de très normal. Le faible voile de la chair mortelle, cette nuée lé­gère, elle est disparue dans la résurrection. Si bien que le soleil est là dans son éblouissante splen­deur. Et nos organes ne peuvent pas en soutenir l'éclat sauf, si par une grâce spéciale, ils y sont adaptés.

Oui, la résurrection de Jésus lui apporte une telle transfiguration qu'il devient invisible. Il est toujours pré­sent avec une intensité extraordinaire, dans une proximité immédiate, mais nos yeux ne peuvent l'apercevoir. Ainsi, nous sommes réunis ici en son nom. Il est présent au milieu de nous. Vous le savez, l'espace vide laissé entre nos stalles, c'est le lieu symbolique et réel de sa présence.

 

Le coeur purifié, entièrement accordé à cet univers du soleil, ce coeur perçoit distinctement dans une sorte de cré­puscule la présence du Christ ressuscité. Et l'homme est alors entraîné dans une joie merveilleuse qui ne l'abandonne jamais. Car, une fois que cette vision crépusculaire est accor­dée, elle n'est pas retirée. Le coeur pur est entré dans cet univers nouveau. Il est chez lui tout en étant chez Dieu.

Mes frères, c'est cela la foi parvenue à sa perfection. Et un tel homme est dès ce moment dévoré par un feu qui est l'agapè, cet amour pour Dieu et pour les autres qui jamais ne le quitte.

En nous appelant à la vie monastique, en nous appelant dans le monastère, le Christ désire nous entraîner dans sa transfiguration et nous rendre nous-mêmes invisibles. Dès l'origine nos Pères le savaient. La métamorphose du coeur enfonce le moine dans une humi­lité qui le dissimule aux regards des autres et même à ses propres regards. Il en devient comme invisible, et pourtant il se trouve au paroxysme de la vie, de la présence et de l'amour.

Cette descente dans l'humilité est vraiment un enseve­lissement à l'intérieur de la lumière. L'homme est revêtu de ce vêtement, de cette beauté qui est celle même du Christ res­suscité. Rappelons-nous cette parole extraordinaire qu'il a dite quelques heures, quelques instants même avant d'entrer dans sa passion. Il s'adressait alors à son Père :

Père, moi qui toujours fait ta volonté, je veux à présent t'exposer la mienne, et je sais que tu la feras. Je veux que là où moi je suis, mes dis­ciples soient avec moi et qu'ils voient la gloire que tu m'as donné dès avant même que tu aies créé le monde.

 

Mes frères, cette Parole du Christ, elle est déposée en­tre nos mains et il suffit de laisser nos mains se brûler à cette Parole pour que tout notre coeur, tout notre corps aus­si en soient transformés et que nous ayons le bonheur d'en­trer dans cette transfiguration qui nous permet de regarder le Christ avec des yeux nouveaux.

Notre séparation du monde est donc le signe d'un état qui nous apparente au Christ ressuscité et transfiguré, invi­sible et pourtant infiniment présent. Elle signifie notre vo­cation et notre intention : mourir à nous-mêmes pour ressusci­ter en Dieu et disparaître aux regards des hommes pour devenir source cachée de vie éternelle.

Nous comprenons mieux en contemplant le Christ transfi­guré, nous comprenons mieux le caractère sacré, inviolable de notre solitude. Elle est un trésor parce qu'elle dit ce que nous sommes. Naturellement aujourd'hui elle est vécue autrement que le siècle passé. Elle est soumise aux contraintes d'aujourd'hui dans le contexte social qui est le nôtre. Mais le noyau de cette solitude demeure intact.

 

Saint Benoît, nous l'avons rencontré au cours du mois de Juillet, a eu soin de nous le rappeler. Et derrière lui, nous avons vu nos Pères, ceux qui se sont enfoncés dans le désert d'une forêt d'autant plus désirable, cette forêt, qu'elle était impénétrable. O, ce n'était pas pour fuir le monde, parce que le monde c'était eux. Mais ils enfonçaient dans cette solitude afin, là, d'y entendre battre le coeur de leur Christ, et à l'inté­rieur de ce coeur, ce monde tellement aimé que Dieu a voulu mourir pour lui.

Nous allons dans quelques jours rencontré la fête de Ma­rie assumée, élevée au ciel. Comprenons bien ce que cela veut dire. Marie est entrée avec tout son être, avec sa chair trans­figurée, à l'intérieur de cet univers de lumière. Elle y est entrée la première de toutes les créatures. O, chez Dieu, voyez-vous, le temps a une autre forme que chez nous. Elle est là. Et là où se trouve le Christ transfiguré, là nous rencontrons Marie.

Mes frères, ce n'est pas pour rien que les tous premiers cisterciens se sont placés sous la protection de Marie dans le mystère de son assomption. Ils savaient que cette Mère de Dieu les aimait à cause de leur projet et qu'elle allait s'ar­ranger pour que eux-mêmes soient emmenés, emportés, élevés là où elle était. Et c'est ainsi que tous ces premiers cisterciens ont été des hommes extraordinaires dans leur quête, et dans leurs dé­couvertes, et dans la réussite de leur vie.

 

Peu après l'Assomption, nous rencontrerons la fête de notre Père Saint Bernard, et nous y penserons. Bernard était avant tout un homme qui était mort à ses propres yeux. C'est pourquoi l'Eglise pouvait le prendre et le promener dans ce qui était le monde de l'époque. Bernard était en même temps protégé par cette chape de lumière qui était, oui, qui était son coeur transfiguré.

Mes frères, voilà ce que la liturgie va nous rappeler. Nous le connaissons, nous le savons déjà, mais il est bon de le rappeler, il est bon d'y réfléchir dans les circonstances qui sont les nôtres aujourd'hui. Voilà ce que nous dit encore Pierre le Vénérable. Il était un contemporain de Saint Bernard. Il était son ami. Le reconnaître, Lui le Seigneur, n'est-ce pas comme en être il­luminé. Ici, aujourd'hui, tu crois. Au ciel, tu le reconnaîtras.

Mes frères, entre ce ici et le ciel, il n'y a pas de dis­tance parce que le sommet du croire, c'est le reconnaître. Voilà ce à quoi nous sommes appelés. Et je peux conclure sur ce que nous dit encore Pierre le Vénérable : Voir, reconnaî­tre ton Soleil, c'est te laisser emplir de toute joie.

 

Homélie : Messe vespérale du 14 août.          14.08.86

      Contempler la gloire de la Vierge Marie.

 

Mes frères,

 

Ce soir et demain, nous contemplerons dans le silence la gloire de la Vierge Marie notre Mère. Cette gloire est une lumière, une lumière dont les yeux de notre coeur perçoivent déjà quelques lueurs, une lumière qui pénètre à l'intérieur de notre poitrine, qui nous purifie, qui nous embellit, qui nous rend aimables, dignes d'être aimés. Nous laisserons chanter en nous la joie et nous n'épar­gnerons pas nos lèvres, car en Marie, la création est ramenée à ses origines.

En elle, la création repart dans l'innocence, dans la pureté. Elle est toute entière accueil et don. Il n'y a rien en elle qui ne soit sourire de confiance. Grâce à la Vierge Marie, le projet de Dieu est promis désormais à une réussite totale. Oui vraiment, Dieu reprend sa création, il la redresse, il la relance. Dieu par Marie a pu devenir chair, il a pu de­venir matière afin que le cosmos dans sa fleur qui est l'homme puisse participer à la vie de Dieu, qu'il puisse en toute vérité devenir Dieu.

Nous comprenons que dans ces conditions le prince du cosmos, le démon, du cosmos désarticulé, du cosmos disloqué, du cosmos absurde, que ce prince maintenant soit déjà jeté dehors. Il peut encore s'agiter. Il peut encore nous effrayer, nous tenter, en fait il est devenu impuissant. Il est dehors. Et nous, grâce à la Vierge Marie, nous sommes déjà dedans, nous sommes à l'intérieur du monde nouveau.

Mais tout cela est caché dans l'arche bénie qu'est le coeur de Marie. Par elle, nous sommes dans l'éternité. C'est paradoxal. Tout est accompli et tout est encore à faire. Mais là est le mystère de ce que nous devons vivre. Pour comprendre ce mystère, cette réalité qu'on n'a ja­mais fini de comprendre, il faut la vivre. Il n'est pas pos­sible de la contempler de l'extérieur. A l'extérieur, c'est le règne du prince déchu. Là n'est plus notre place. Là nous ne sommes plus.

Ainsi, mes frères, la naissance de Marie, sa maternité Divine, son assomption, elles sont d'hier mais aussi de tous les jours. C'est un événement unique, contemporain de tous les temps. Et nous y sommes plongés. Marie, la Mère de Dieu, est notre mère véritable. O, c'est un bonheur de pouvoir le découvrir et de pouvoir s'aban­donner à ce travail d'enfantement qui s'opère pour nous, en notre faveur.

En elle, nous naissons à notre être d'éternité. O, ce n'est pas un être figé. Non, c'est un être d'une surabondante vitalité, la propre vitalité de Dieu qui est cette communion de trois Personnes, chacune n'ayant prise sur son être que dans la mesure où elle se donne aux autres.

 

Oui, nous sommes enfants de Dieu, déjà vainqueur de la mort et du péché. Et c'est admirable de voir notre Père Am­broise, car là nous pouvons admirer un homme qui est déjà vainqueur de la mort. la mort, pour lui, a perdu sa consistance inquiétante, effrayante. Oui, elle est sa soeur. Elle est la porte. Si bien, mes frères, que quoi qu'il arrive, nous serons toujours les plus forts. Elle a été apprivoisée.

Oui, heureux sommes-nous si nous nous donnons à la Paro­le que nous entendons aujourd'hui. Savoir écouter comme le fit si bien la Vierge Marie, voilà le secret d'un bonheur sans   prix. Le ministère du Lectorat que je vais confier à notre frère Jean nous rappelle la primauté de cette Parole de Dieu dans notre vie. Puissions-nous toujours y demeurer fidèles, être des écoutants.

Vous savez que la vie en Dieu, la vie monastique tout spécialement, est une vie d'attention, d'éveil, d'écoute. Etre des écoutants pour accueillir la Parole, la garder et la laisser nous transfigurer en enfants de Dieu pour la joie de notre mère Marie, pour le contentement du coeur de Dieu et pour notre propre épanouissement éternel.

 

                                                                                                Amen.

 

Chapitre : Fête de l’Assomption de Marie.       15.08.86

      Le mystère de l’Assomption.

 

Mes frères,

 

Chaque église de notre Ordre, donc aussi chaque commu­nauté, chaque moine, chaque moniale sont traditionnellement consacrés à la Vierge Marie dans le mystère de son Assomption. Nous le savons, mais prenons garde tout de même !

Cette consécration ne doit pas devenir une dévotion paravente der­rière laquelle nous dissimulons prudemment une religiosité apeurée. Non, cette consécration doit nous interpeller avec vi­gueur, car elle nous montre le terme de notre vie et la route que nous devons emprunter pour y arriver.

 

Marie est vraiment celle qui nous enfante à la vie divi­ne. Je l'ai rappelé hier soir dans l'homélie. C'est elle qui nous ouvre la route, qui nous conduit vers Dieu. Il nous suf­fit donc de la suivre, Marie, de nous laisser façonner par elle. Vous allez dire : Oui, mais tout ça, nous le savons ! Mais nous ne le savons peut-être trop bien, nous n' y prenons plus garde. Il y a toujours le risque d'une routine dans no­tre vie. On s'habitue aux choses les plus sacrées.

Quand en fait, il nous est demandé de mourir à nous-mê­mes et d'entièrement passer dans cet univers nouveau qui est celui de Marie. Le terme de notre vie, c'est d'être élevé au­près d'elle dans le Royaume dont elle est la Reine. Et comme elle, nous devons nous oublier. Mais pas une fois en passant. Cet oubli de nous-mêmes doit devenir notre état habituel. Nous n'avons plus le droit de vivre pour nous. Nous devons vivre pour Dieu et pour les autres.

Monsieur Habachi nous l'a rappelé. C'est quelque chose de tellement naturel. C'est divinement naturel. Mais nous sommes malades, nous sommes blessés, nous sommes désarticu­lés, disloqués. Et nous sommes tellement malades que nous ne nous en apercevons même plus, ce qui est le plus grave.

 

Chaque fois que nous mettons en balance nous-même et l'autre et que nous nous choisissons nous-mêmes, nous aggravons notre mal. Lorsque nous choisissons l'autre, à ce moment-là il y a un surcroît de vie qui pousse en nous et qui nous con­duit vers la guérison. Et la guérison totale, c'est de se re­cevoir des autres pour enfin vivre, être libres et laisser les forces de divinisation nous transfigurer tout à fait. Car Dieu ne se sert pas de nous, Dieu nous sert.

Si donc nous sommes des enfants de Dieu, nous ne nous servons pas des autres, nous sommes à leur service. Dieu fait de nous des rois comme il a fait de la Vierge Marie une Reine, en partageant avec nous son service d'amour. C'est ainsi que Marie l'a compris et c'est là qu'elle veut nous entraîner.

Nous avons donc devant nous le but de notre vie et nous voyons clairement le chemin. Le but ? C'est d'être élevé auprès de Dieu, élevé au coeur de la Trinité. Et le chemin ? C'est le service des au­tres, car c'est là que concrètement nous nous oublions nous­mêmes.

 

On nous demande de faire quelque chose au service de la communauté, eh bien, c'est très sérieux. Il ne faut pas le prendre à la légère et dire : O, eh bien tant pis, moi, ça ne me plaît pas ! Toute la communauté va le sentir que ça ne me plaît pas. C'est terrible, vous savez, ça !

Parce que en fait, on place une grenade au coeur de la communauté et on la fait éclater. C'est une sorte de terroris­me spirituel. Vous voyez cela ! Nous ne nous en rendons pas compte, encore une fois, tellement nous sommes aveuglés. Mais c'est cela ! Il y a toujours de cela dans n'importe quel pé­ché, prenons bien garde !

Je le dis parce que je suis en train de faire devant vous mon examen de conscience, parce que je me rends bien compte lorsque ça m'arrive et parfois, je dirais, c'est plus fort que moi. Et c'est cela le péché d'origine, cette maladie qui nous ronge. Mais il est bon d'en avoir conscience pour ne pas, je dirais, être aveuglé et, lorsque ça arrive, pouvoir de suite s'excuser devant Dieu, éventuellement devant la communauté.

 

Et alors, cette chute malencontreuse qui est arrivée, mais elle devient l'occasion vraiment de se reprendre, de se resituer dans la vérité et humblement de s'abandonner à la Vie qui veut nous transformer. Car le moine, comme Marie, doit devenir un être traversé par une lumière qui vient d'ailleurs et qui va plus loin. La lumière qui tombe sur nous et qui vient en nous, elle ne s'arrête pas à nous. Elle nous traverse comme la lumière traverse un cristal.

Nous ne devons pas être des objets opa­ques qui prennent la lumière pour eux. Non, nous devons être des êtres traversés. Retenez bien cette formule car elle est très belle ! Des êtres translucides et puis aussi des êtres vibrants, vibrant d'une vibration qui vient elle aussi d'ailleurs. Et c'est ainsi que nous devons être les uns pour les au­tres les témoins de ce Royaume.

C'est cela ! Marie n'était rien d'autre. Et elle attend que nous devenions comme elle. C'est ain­si qu'on entre dans le Royaume où elle est reine et que on connaît la joie de recevoir et de restituer la vie des trois Personnes divines. On nous dit, et c'est vrai d'ailleurs, que le centre du soleil est une énorme centrale nucléaire toujours en explo­sion. Eh bien, la Trinité, c'est quelque chose d'analogue. C'est une centrale de lumière et d'amour toujours en explo­sion, et donc ses vibrations et ses radiations arrivent jus­qu'à nous. Elles doivent aussi nous faire exploser et vibrer.

 

Mes frères, voilà le mystère de l'assomption dans ce qu'il a de plus beau et de plus pratique pour nous. Marie, rete­nons-le, elle est reine du ciel et de la terre. Et elle est mère de Dieu et mère des hommes parce qu'elle est dépouillée de tout. La loi du monastère, c'est se dépouillement, c'est l'ou­bli de soi pour le service des frères. Et notre assomption s'opère par cet ascenseur, à travers cette porte. Et il n'y en a aucune autre, aucune autre, c'est inutile.

Aujourd'hui, mes frères, le Père Ambroise fête là sur son lit, mais dans son coeur surtout, l'anniversaire de sa profession, profession temporaire en 1920, profession solen­nelle en 1923. Voyez un peu comme c'est loin! Et il est en­core là ! Voyez quelle fidélité ! Et il est en train d'être assumé dans cet univers nou­veau. Depuis trois jours il va vraiment mieux. Cela ne veut pas dire qu'il est sur la route d'un rétablissement. O non, loin de là ! Mais il connaît une sorte de confort à l'intérieur de son état d'extrême faiblesse. Il est parfaitement lucide, il se nourrit bien. Enfin c'est disons parfait pour lui.

Mais surtout au plan spirituel, c'est admirable à voir. Il ne pense pas à lui, il pense aux autres. Si on va près de lui, il ne parle pas de lui. Non, non, non, il s'intéresse à l'autre. Voilà, mes frères, la signature d'une vie monastique réussie. Et il n'yen a pas d'autre. Eh bien, prions pour lui aujourd'hui, réjouissons-nous avec lui. Et offrons-le, consacrons-le et consacrons-nous une nouvelle fois tous ensemble à Marie dans ce mystère de l'Assomption qui est notre vie et qui va vraiment combler notre coeur de joie si nous nous y abandonnons en toute confiance.

 

Chapitre : Les Nouvelles Constitutions.           17.08.86

      41. Le pouvoir de gouvernement.

 

Mes frères,

 

Nous avons vu que l'Abbé au terme de la Constitution n° 34 est pasteur, maître et médecin. Il est Pasteur parce qu'il conduit les frères sur le chemin où Dieu les appelle. Il est Maître car il est le gardien de la Tradition, il nourrit sa communauté par son exemple et par sa parole. Et il est Mé­decin parce qu'il est attentif à soigner les maladies et les blessures spirituelles des autres, et les siennes aussi naturellement.

L'essentiel du pouvoir abbatial est donc résumé, synthé­tisé dans cette Constitution. Tel est le ministère dévolu à l'Abbé. Mais quel est son pouvoir de gouvernement, sa potestas regiminis, comme dit le texte original ? Et c'est l'objet de la Constitution 35.

 

            L’Abbé est Supérieur Majeur avec pouvoir ecclésiastique tant au for externe qu’au for interne.

 

Ceci, c'est du Droit à l'état pur. Pour comprendre, il faut savoir qu'une Abbaye est une domus sui juris, une maison autonome qui ne dépend d'aucune autre. A l'intérieur de la filiation qui est traditionnelle dans notre Ordre, et qui en constitue l'ossature, à l'intérieur du système de filiation, une Abbaye ne dépend pas d'une autre. Le Père Immédiat a uni­quement un regard de contrôle et l'Abbé est le seul dans son monastère a exercer l'autorité.

Ceux qui gouvernent une maison sui juris sont appelés des Supérieurs Majeurs. Donc, il n'y en a pas au-dessus d'eux. Ils sont majores, ils sont les plus grands. C'est pourquoi ils peuvent exercer, ils exercent d'ailleurs, le pouvoir ecclésiastique. Il faut bien comprendre. C'est un pouvoir qu'ils ont reçu de l'Eglise et qu'ils exercent au nom de l'Eglise. Donc, ils ne parlent jamais en leur nom propre. Et cela rejoint ce que nous dit Saint Benoît, l'Abbé tient dans le monastère la place du Christ. 2,5.

Une communauté monastique n'est pas une société comme une autre. C'est un Corps formé d'hommes appelés par Dieu. A l'intérieur de ce Corps circule une vie qui est la propre vie de Dieu. Elle se manifeste par des actes continuels de charité fraternelle. Cela ne veut pas dire qu'il n'existe pas encore des la­cunes, des erreurs, des péchés, car les hommes ne sont pas encore parfaitement purifiés.

 

L'Organe qui peut garantir la vérité d'une telle commu­nauté et du pouvoir qui y est exercé au nom du Christ, c'est l'Eglise, l'Eglise qui est le Corps du Christ ici sur la ter­re et au ciel. Ce pouvoir est exercé au for externe et au for interne. FOR, ce n'est pas FORT. For, c'est la traduction, c'est le décal­que du mot latin. Le for externe, c'est l'administration tem­porelle. Le premier et dernier responsable, c'est l'Abbé, c'est le Supérieur Majeur.

Et le for interne, c'est ce qui regarde les consciences. En termes plus modérés, comme il est dit dans la Constitution des Abbesses, c'est ce qui regarde le soin pastoral des âmes. C'est un peu difficile de parler de for interne et de for ex­terne à propos d'Abbesse. Alors voilà, on a édulcoré les cho­ses en parlant du soin pastoral des âmes. Et c'est cela que ça signifie.

On comprendra aussi dans ces conditions que un Abbé, ou une Abbesse, doit recevoir une bénédiction de la part de l'Evêque local. Il y a là une reconnaissance de la situation créée par le choix de la communauté. Cette bénédiction est obligatoire. Elle doit être reçue, si j'ai bon souvenir, dans les trois mois de l'élection, sauf induIt ou sauf circonstan­ces qui imposeraient un délai.

 

Vraiment il y a là, non pas la collation d'un pouvoir, mais la reconnaissance de ce pouvoir par le représentant du Christ dans le diocèse, par un successeur des Apôtres. Vous voyez que le pouvoir de l'Abbé est vraiment le plus large qui soit. Mais ce n'est pas une autocratie.

Ce pouvoir, il ne se l'est pas arrogé. Il l'a reçu par le choix de la communauté et il a été confirmé par celui qui à la tête de l'Ordre représente symboliquement le premier Abbé de l'Ordre, c'est à dire le Fondateur, l'Abbé de Cîteaux. Il s’agit ici de l'Abbé Général. Et puis alors la bénédiction conférée par l'Evêque du diocèse, donc par un successeur des Apôtres.

C'est donc un pouvoir reçu de l'Eglise, il ne faut ja­mais l'oublier. Un Abbé doit toujours, au moins dans son sub­conscient, savoir qu'il agit en tant que représentant de l'Eglise, c'est à dire du Corps du Christ, donc finalement du Christ lui-même, de Dieu dans sa Trinité de Personnes.

 

Ce pouvoir sera donc exercé dans l'esprit de l'Eglise, c'est à dire dans un amour de service et dans un service d'amour. Et, comme le précise le Droit Canonique, suivant les normes du Droit Universel et du Droit Propre. Le Droit Universel, c'est pour tout ce qui regarde les Supérieurs Majeurs et le Droit Propre, pour nous, c'est la Règle de Saint Benoît telle qu'elle est interprétée par la Tradition Cistercienne et codifiée dans les Constitutions.

Le pouvoir est donc très large, le plus large qui soit, mais à l'intérieur d'un cadre traditionnel bien défini. Le premier numéro de cette Constitution n°35 est orné d'un Statut :

 

          Le Supérieur d’un monastère qui fait encore partie de la maison-mère jouit d’un pouvoir délégué qu’il peut cependant sous-déléguer.

 

Il s’agit ici du cas d'une fondation nouvelle ou de mai­son annexe qui ne sont pas autonomes. Elles font encore par­tie de la maison fondatrice. Il faut donc un Supérieur à la tête de cette nouvelle maison. Ce Supérieur jouit d'un pouvoir délégué par l'Abbé local. Mais ce Supérieur délégué peut sous-déléguer son pouvoir à un autre. S'il doit s'absenter, par exemple pour aller à un Cha­pitre Général, ce qui est le cas, il va donc sous-déléguer à un sous-Prieur, il va déléguer à un autre le pouvoir qu'il a reçu de son Abbé.

Voyez que tout doit être prévu ! Il faut que l'enchaînement, la succession des pouvoirs soit toujours garantie afin que les frères aient toujours la certitude d'être à travers celui qui les commande, qui leur demande quelque chose, d'être en relation avec le Christ. Il y a toujours une vision d'ordre surnaturel à travers les prescriptions les plus dé­taillées comme celles-ci du Droit Canonique.

Le numéro 2 :

 

          Ce qui est dit de l’Abbé vaut à égalité de droits du Prieur Titulaire à moins qu’il n’en soit disposé autrement de façon explicite.

 

Le Prieur Titulaire, c'est donc le Supérieur d'une mai­son qui n'est pas encore une Abbaye. Il a les mêmes pouvoirs que l'Abbé à moins que il n'en ait été disposé autrement de façon explicite. Je pense que, ici, il faut voir chaque cas en particu­lier.

Maintenant, on ne parle pas ici du Supérieur ad nutum. Sa situation est celle d'un Supérieur qui a reçu un pouvoir délégué. Et il exerce ce pouvoir dans les limites qui lui ont été prescrites par l'Abbé de la Maison Mère.

Donc, le véritable Supérieur d'une Abbaye qui n'a pas d'Abbé et qui a à sa tête un Supérieur ad nutum, c'est le Père Immédiat. C'est lui, par exemple, qui reçoit les profes­sions. Et comme il n'est pas sur place, il délègue son auto­rité, son pouvoir à un Supérieur local qui est ad nutum supe­rioris, c'est à dire qui a été nommé par le Père Immédiat.

 

Voilà, mes frères, nous sommes cette fois-ci en plein dans le Droit. Mais vous sentez de suite que ce droit est ani­mé d'un esprit, d'un esprit surnaturel qui veut toujours nous mettre en communion avec le Christ notre Dieu et entre nous.

Voilà, ce sera assez pour ce matin. Nous allons mainte­nant avancer dans notre journée avec un grand esprit de foi et de charité fraternelle.

 

Chapitre : Les Nouvelles Constitutions.           24.08.86

      42. Des frères qui ont une charge.

 

Mes frères,

 

La Constitution 36° traite des frères qui ont une charge. Le texte latin dit fratres officiales, c'est à dire des frères qui sont affectés à un office. Cet office à l'intérieur du monastère, nous le savons, est un ministère, donc un service. Les frères servent Dieu qui est le Maître du lieu et ils servent leurs frères qui ha­bitent en ce lieu, qui en sont les locataires. Tout emploi à l'intérieur du monastère est donc une gé­rance. Et nous devrons rendre un compte à Dieu qui est le propriétaire et le maître de l'endroit.

Voici le texte de cette Constitution :

 

            Pour les divers emplois du monastère, l’Abbé se choisit des aides compétents. Avec le conseil de frères craignant Dieu, il nomme un Prieur, un Maître des novices, un cellérier et d’autres responsables avec lesquels il partage son fardeau en toute confiance.

            Que les frères ainsi choisis remplissent leur fonction avec empressement et soin selon les commandements de Dieu et les directives de l’Abbé afin que dans la maison de Dieu personne ne soit troublé ni affligé.

 

L'Abbé choisit après avoir pris conseil, est-il dit. Il ne prend pas le conseil de n'importe qui. Il ne prend pas l'avis du Conseil officiel de l'Abbaye. Non, mais l'avis de frères craignant Dieu. Cela ne veut pas dire que les membres du Conseil sont des brigands qui se moquent de Dieu et de tout le monde. Non, ce n'est pas cela. Mais il n'est pas requis ici de réunir of­ficiellement le Conseil.

Non, il faut en privé demander l'avis de l'un et de l'autre en communauté, mais pas encore une fois de frères qui seraient intéressés à la chose. Vous savez, il y a toujours au fond de notre coeur de petites ambitions qui peuvent sommeiller et se réveiller à l'occasion. Il faut donc savoir choisir les frères à qui de­mander conseil.

Ce doit donc être des hommes désintéressés et qui dési­rent d'abord le bien de la communauté et la sécurité de leur Abbé. C’est là, mes frères, une mesure de prudence et de sages­se qui est prévue par cette Constitution. C'est nouveau, je pense. Et il est fait référence à la Règle de Saint Benoît où Saint Benoît nous dit que pour le choix d'un Prieur il faut prendre l'avis de frères craignant Dieu.

 

L'Abbé ainsi peut se former un jugement. Il cherche la volonté de Dieu dont il est le vicaire. Il ne doit pas se laisser guider par ses impulsions, ni par ses intuitions. Tout ça peut être juste, mais il doit exercer un contrô­le sur lui-même et voir comment les frères craignant Dieu qui sont dans sa communauté sentent et saisissent la situation. Il est question, ici, du Prieur, du Maître des Novices, du cellérier et des autres responsables.

Mais s'il fallait prendre ceci à la lettre, l'Abbé ne ferait que prendre con­seil des frères. Il est vrai que on ne nomme pas un nouvel Officier chaque jour. Cela arrive rarement quand on voit les choses. Quand on entre en charge, c'est tout de même pour un bon laps de temps. Quand je pense que notre cuisinier est là-bas depuis plus de 25 ans, regardez un peu ! Il ne faut tout de même pas non plus prendre les choses à l'avance. Et quand l'Abbé se choisit un aide compétent, il ne va pas se dire : oui, mais je vais déjà prévoir le suivant. Non, il peut parfois laisser ça à son successeur.

Il est dit que il doit partager son fardeau avec les frères en toute confiance. Le texte latin dit : ses fardeaux. C'est pas seulement son fardeau, mais ses fardeaux. Et quels sont les fardeaux de l'Abbé ? Eh bien les fardeaux de l'Abbé, c'est d'abord la relation avec les frères et des frères entre eux. Ce sera le rôle du Prieur de maintenir la bonne entente dans la communauté. Le Prieur est celui qui jette de l'eau sur les petits incen­dies qui voudraient commencer. C'est celui qui a l'extincteur en main. S'il y a une petite étincelle, vite, d'un petit coup d'extincteur il éteint tout.

Il doit veiller aussi, l'Abbé, à la formation des jeunes. Donc il faudra un Maître des Novices. Il doit veiller à la gestion du temporel. Il faudra donc un cellérier. Il faudra un comptable, il faudra un caissier. Il doit veiller à la santé des frères. Il lui faudra donc des infirmiers compétents, un cuisinier. Enfin il doit veiller à ce que, ma foi, il y ait des ressources pour la communauté. Il faudra donc un bras­seur ou des brasseurs, des laborantins, enfin toutes des équipes qui fonctionnent correctement.

 

C'est cela, vous voyez, partager ses fardeaux, parce que tous ces fardeaux reposent ultimement sur les épaules de l'Abbé. C'est lui qui est le responsable devant Dieu, devant l'Eglise, devant les hommes et devant la société. Mais il doit pouvoir partager en toute confiance, dit la Constitution. C'est bien, mais le latin dit mieux. Il dit secure. Cela veut dire en toute sécurité.

L'Abbé doit avoir l'esprit tranquille. Il a confié un emploi à quelqu'un, eh bien il est tranquille de ce côté-là, il sait bien que les choses se feront. Elles se feront correctement. Il sait que les choses sont faites avec conscience, avec correction, qu'elles seront faites sans négligence et sans abus. Voyez, c'est très, très important cela dans une commu­nauté.

Maintenant les frères eux ? Mais les frères doivent rem­plir leur fonction avec empressement et soin. Empressement traduit bien le mot latin alacriter. C'est avec diligence, c'est le faire de bon coeur. Il ne faut pas le faire parce qu' il faut bien, c'est à dire alors faire le minimum. Non, de bon coeur on prend les choses en main et on le fait à fond.

 

Maintenant, avec soin ne traduit pas exactement le mot latin. Le mot latin, c'est laudabiliter, c'est à dire de façon à mériter des éloges. Il y a ici une référence dans le mot laudabiliter au jugement de Dieu et à l'Evangile lorsqu'il est dit : Bon et fidèle serviteur, entre maintenant dans la joie de ton Maître car vraiment tu t'es acquitté de ta mission à la perfection. C'est cela le laudabiliter ! Il faut qu'un jour nous mé­ritions des éloges. Ainsi, dans la maison de Dieu, personne ne sera troublé ni affligé. Tout le monde est donc en paix car la maison de Dieu est bien ordonnée.

Mes frères, je pense que ici je suis ce qu'on appelle un Abbé heureux parce que vraiment je suis en sécurité. J'ai l'esprit tranquille. Il n'y a pas un seul chef d'emploi ici auquel ma foi je ne pourrais pas faire toute confiance. Mais non, confiance totale à tout le monde. Et je vous assure que c'est une force énorme non seule­ment pour l'Abbé, mais aussi pour chacun d'entre nous lorsque nous savons que les choses sont bien faites.

 

Eh bien voilà, mes frères, pour cela je veux vous remer­cier. Et je veux être aussi l'écho de chacun d'entre-vous, que nous puissions nous remercier les uns les autres parce que vraiment, je le répète, dans une communauté, c'est une grande force, c'est un facteur de paix. Nous pouvons alors consacrer nos énergies à l'essentiel, c'est à dire à faire croître notre union au Christ, le don de nous-mêmes à Dieu. Nous pouvons veiller à notre croissan­ce spirituelle.

O, ce n'est pas un subtil retour sur soi, loin de là ! Parce que toute croissance spirituelle, c'est en vue d'un ser­vice plus complet. Nous ne nous appartenons pas, nous appar­tenons à Dieu et aux autres. Et c'est en cela que nous gran­dissons vers notre taille parfaite en Dieu.

 

Mes frères, voilà, je pense que nous pouvons en rester là pour ce matin. Il y aurait encore naturellement bien des choses à dire. Il faudrait pour être impartial passer en re­vue chacun des emplois du monastère. Il y en a deux autres, ça me revient à l'instant, qui sont capitaux chez nous. C'est toute la partie qui concerne l'énergie électrique. Nous ne nous rendons pas compte de ce que représente comme soins la surveillance des installations électriques dans un monastère. Il n'y a pas une semaine où il n'arrive une petite chose. Et il faut toujours être attentif pour maintenir les choses en ordre et aussi toujours les per­fectionner.

Ce qui demande aussi beaucoup de soins, ce qui contribue beaucoup à la paix et à la joie d'une communauté, c'est le travail du sacristain. Que l'église soit propre, que les or­nements soient toujours en excellent état et que ainsi, les cérémonies, le service de Dieu puissent s'accomplir dans la beauté. Le sacristain, c'est dans le monastère un facteur de beauté, c'est à dire un agent qui crée du beau.

Voilà, mes frères, il y a aussi toute la partie de la réception, de l'accueil des hôtes. Il y a le portier, on vient d'en parler. Il y a l'hôtelier. C'est eux qui donnent à l'ex­térieur une image, la première image du monastère. Lorsque les gens s'amènent ici, ils rencontrent d'abord le portier, puis ce sera l'hôtelier. Voyez ! Lorsque la communauté peut avoir sa sécurité sur tous ces points, je vous dis, il ne reste plus qu'à devenir des saints.

 

Homélie : 21° Dimanche ordinaire – C.           24.08.86

Dieu est l’Amour.

 

Mes frères,

 

Nous savons que Dieu est amour. Nous le savons parce qu'Il nous l'a dit. L'amour n'est pas chez Dieu un attribut par­mi d'autres. L'amour est l'essence même de son être. Dieu n'est qu'amour, don, gratuité, épanchement sans réserve. Et il est, à cause de cela, humilité, renoncement, dépouillement, pauvreté sans fond.

Voilà, mes frères, qui est notre Dieu. Il est amour et pourtant il a des paroles extrêmement dures. Nous venons de les entendre, elles sonnent encore à nos oreilles : Retirez­-vous de moi, je ne sais pas d'où vous êtes. Là où vous serez, dehors, il y aura des pleurs, des grincements de dents. Et ce sera pour vous.

Mes frères, Dieu est tellement amour qu'il va jusqu'à nous parler en pleine clarté le langage de la vérité. Ce se­rait atroce pour Dieu lui-même si nous venions à nous instal­ler en dehors de l'amour. L'image, la ressemblance de Dieu en nous, c'est l'amour. Et cette image, il veut la protéger, la garantir, éventuelle­ment la réparer afin qu'elle ne subisse aucun dommage.

 

C'est pourquoi il nous corrige, c'est pourquoi il nous fait la leçon. Il ne veut pas nous effrayer. Non, il veut nous placer en face de notre vérité et de nos responsabilités. Il veut que nous prenions nous-mêmes en nos mains le sort de notre vie. Nous ne devons pas dire que nous sommes trop faibles pour cela. Non, son amour est là pour nous porter, pour nous forti­fier, pour nous éclairer.

Mais nous devons passer par une porte étroite pour entrer dans le domaine de l'amour, pour entrer dans le Royaume de Dieu et nous installer à sa table. Et cette porte étroite, c'est l'oubli de soi. Pour aimer mon frère, je dois d'abord l'accepter tel qu'il est, tel que Dieu dans son amour l'a voulu, tel qu'il me le présente. Je l'accepte tel qu'il est et pour cela, je renon­ce à mon jugement sur lui, un jugement qui monte la plupart du temps de mon fond d'égoïsme.

Je renonce, je m'oublie et je porte sur lui un regard nouveau. Je demande à Dieu qui est amour de me donner ses yeux à lui. Et alors, je peux vraiment aimer mon frère. Et dans la demeure de l'amour, dans ce domaine de lumière, il n' y a aucune discrimination d'ordre racial ou religieux, aucune distinction de classe ou de culture.

 

Nous serons étonnés, mes frères, de voir des hommes et des femmes venus de tous les horizons, de l'Orient et de l'Occident, du nord et du midi, prendre place au festin du Royau­me. Ils y trouveront leur place, car ils seront tous de la parenté de Dieu, car ils auront été habités par l'amour.

Mes frères, ne laissons pas la porte se refermer devant nous. Soyons aussi de la famille de Dieu. Et pour cela, aimons-nous les uns les autres sans limite.

 

                                                                                                             Amen.

 

Homélie : Funérailles de Père Ambroise.         03.09.86

 

Frères et soeurs,

 

Nous avons vécu des journées et des nuits d'une intensi­té extraordinaire. Nous avons pu, grâce à l'amour que Dieu nous porte, contempler et admirer la mort d'un juste. Aussi, en cet instant, ce n'est pas le deuil, la déso­lation qui doivent emplir notre coeur, mais une vibrante ac­tion de grâce.

Père Ambroise a obtenu ce qu'il désirait ardemment depuis des semaines : voir se dénouer tous les liens de cette chair afin d'entièrement être avec le Christ son Seigneur. Père Ambroise était encore parmi nous, mais par l'élan de son désir, il était déjà chez Dieu. Il était encore gisant sur cette terre, mais en réalité il était déjà entré dans le ciel.       Nous le savions, nous l'observions, et c'était pour nous une consolation et un encouragement.

Jamais la moindre plainte n'est montée sur ses lèvres, jamais un geste d'impatience, jamais une exigence, mais tou­jours invariablement le sourire et un mot de remerciement. Je ne l'ai pas quitté une seule fois sans qu'il ne m'ait remercié pour la petite visite que je lui avais rendue. Et il en était ainsi pour chacun, nous pouvons en ren­dre témoignage. Et surtout pour ceux qui l'ont soigné, qui l'ont veillé avec tant de dévouement, tant d'amour, tant d'af­fection.

         

Voici près de trente ans que Père Ambroise a été frappé d'un mal qui rongeait son ossature, son squelette. Et il a été infirme jusqu'à la fin. Ce furent, nous le savons, de longs séjours en hôpital, des jours et des nuits passés dans un lit, dans une coquille, enfermé dans un corset. Il est entré dans un total dépouillement, dans la pau­vreté, dans la dépendance.

Au lieu de pouvoir travailler avec ses frères comme il aimait tellement, ce furent des petites occupations, nous le savons, des napperons, des hiboux, de la tapisserie. Mais cela, il le faisait avec un amour, avec un soin qui nous étonnait. Il le faisait pour faire plaisir à son Christ auquel il s'était donné, pour faire plaisir aussi aux autres. Il distribuait ainsi avec joie tout ce qui était sorti de ses doigts.

Et le Père Ambroise s'était abandonné ainsi à la dérou­tante volonté de Dieu. C'était son passage à lui. Il fallait qu'à son tour il mourût par une partie de son être afin de goûter tout de suite le bonheur d'être avec Dieu. Si bien que la mort physique n'est plus que la traduc­tion à notre niveau à nous d'un état qui était déjà là présent, et que nous sentions, et auquel nous communions de tout no­tre être.

 

Vous le savez aussi, mes frères, au cours de ces longues années de maladie, jamais le Père Ambroise n'eût une parole de révolte, ni d'amertume. Et pourtant il a dû tellement souffrir dans sa chair et dans son coeur. Il me reste un souhait à exprimer : c'est que nous puis­sions marcher sur ses traces, traverser comme lui tous les tunnels, ne nous étonner de rien car Dieu peut tout nous de­mander.

Je sais qu'il y en a ici qui doivent supporter de très dures épreuves dans leur coeur et aussi dans leur corps. Mais qu'ils prennent confiance, rien n'est perdu. Un jour tout est récupéré, tout est transformé, tout est transfiguré. Il suf­fit de se laisser conduire par ces chemins étranges, par ces chemins humainement fous, mais qui sont suprême sagesse. Nous le verrons plus tard.

Et ainsi nous connaîtrons de suite, si nous suivons cet­te route sur laquelle nous a précédé Père Ambroise, nous con­naîtrons à notre tour le bienfait d'une vraie charité et d'une immense paix.

 

Maintenant nous avons auprès de Dieu un ambassadeur puissant. Car si Père Ambroise ­n'a rien refusé à Dieu sur cette terre, Dieu ne pourra rien lui refuser maintenant qu'il l'a pris auprès de lui. Et Père Ambroise, là-bas, puissant aujourd'hui auprès du Christ et auprès de Marie notre Mère, il demandera pour nous, pour nous tous, pour chacun d'entre-nous, pour notre commu­nauté, il demandera le meilleur.

Mes frères, nous allons avancer dans notre célébration Eucharistique et nous communierons au Corps du Christ. Et en même temps, nous communierons à la joie et au bonheur actuel de notre Père Ambroise. Il est en cet instant avec nous, bien réellement et bien vivant. Je le vois avec son sourire, je le vois avec son amour.

Laissons-nous illuminer par sa présence et, revêtus de lumiè­re, marchons jusqu'au jour où Dieu jugera que nous l'avons suffisamment aimé ici bas et que nous pouvons maintenant avec Père Ambroise et tous les saints le contempler face à face pour jamais.

                                                                                                         Amen.

 

Chapitre : Ce que Dieu a vu.                     03.09.86*

 

Mes frères,

 

Le mois d'août nous aura permis d'engranger de fameuses richesses spirituelles. Ce matin, plutôt cet après-­midi pendant l'homélie, je vous ai parlé de Père Ambroise. Je veux maintenant dire quelques mots au sujet de ceux qui l'ont soigné et d'abord frère Martin qui a été vraiment admirable.

Il n'a épargné aucune peine, aucune fatigue, aucun souci. Il a été d'une ingéniosité, d'une inventivité extraordinaire dans les soins qu'il a donnés à Père Ambroise car il faisait tout. Il fallait laver Père Ambroise tous les jours, le raser, lui donner à manger cuillère par cuil­lère. Il fallait lui trouver la position la plus confortable. Je pense que père Ambroise a été soutenu pendant un certain temps par une dizaine ou une douzaine d'oreillers.

Il a fallu veiller à ce que Père Ambroise ait tout le confort dont il avait besoin. Et à cela le frère Martin était attentif. C'était de jour aussi bien que de nuit. Frère Martin se reposait, certes, mais c'était toujours par petits mor­ceaux. Il n'avait jamais un sommeil de longue durée, et tou­jours lancinant, le souci de Père Ambroise.

 

Eh bien, mes frères, c'est là le vrai frère Martin. Vous savez, nous le connaissons extérieurement, le frère Martin. Il ne peut pas échapper aux regards de personne. Mais ici, la véritable identité de frère Martin est venue au jour. Et cela, vous voyez, c'est très, très beau ! C'est le frère Mar­tin que Dieu voit et que Dieu admire.

Voyez, mes frères, frère Martin a des défauts en quanti­té. Ce n'est pas la peine de les énumérer, nous les connais­sons tous. Nous avons tous des défauts en quantité. Et les autres les voient, et les autres les supportent.

Mais si nous pouvions avoir le regard même de Dieu, les yeux du Christ, pour derrière les défauts, derrière cette en­veloppe, voir, découvrir, contempler la vérité des êtres, des hommes. Ce sera notre joie au moment de la résurrection, c'est qu'étant entièrement diaphanes, transparents, nous nous con­naîtrons les uns les autres, mais dans notre, vraiment dans notre moi-source, pour reprendre l'expression de Zundel.

Nous serons des sources qui se mêlerons, qui s'uniront, qui communieront. Et ce sera notre rassasiement pour l'éter­nité parce que dans cette source il y aura l'Esprit Saint, il y aura la Trinité entière.

 

Eh bien, mes frères, demandons à Dieu, prions le Père Ambroise de nous obtenir de Dieu cette grâce, cette grâce du regard qui nous permet de découvrir la vérité de ceux parmi lesquels nous vivons. Et je pense que nous pouvons très bien remercier le frè­re Martin pour ce qu'il a fait et ce qu'il ferait pour n'im­porte qui. Il ne faut pas penser...il y en a d'autres ici qui ont été malades.

Il faut voir ce qu'il fait pour le frère Jules par exem­ple, ce qu'il fait pour le frère Bruno, le frère Laurent. En­fin tous ces hommes qui maintenant sont encore en plus ou moins bonne conditions, mais qui demain peuvent aussi...Ils ont leur âge, ils ont leurs infirmités. Et puis, ça peut être notre tour, un accident est si vite arrivé. Eh bien, nous serons soignés comme le fut le Père Am­broise. Et c'est pour nous une immense sécurité, une vérita­ble grâce.

          Et puis, à côté de frère Martin, il y a eu son auxiliai­re le frère Jean-François, un auxiliaire précieux, attentif, intelligent, avisé, discret, toujours patient, une belle éga­lité d'humeur et ne regardant pas non plus à sa peine. Voilà, mes frères, encore un garçon qui, dans les cir­constances difficiles comme celles-ci, montre ce qu'il y a en lui. Et nous devons aussi le remercier.

 

Il y en a eu d'autres naturellement. Il y a eu les veil­leurs de nuit. Il y a eu le frère Gilbert, il y a eu le frère Jean, et il y a même eu le frère Bruno. Et voila, c'est beau, il faut les remercier. Et d'autres aussi pendant la journée puisque Père Ambroise était veillé 24 H sur 24, tous les veil­leurs de jour.

Mais voilà, mes frères, c'est ainsi que se révèle la va­leur d'un homme et la valeur d'une communauté. Il y a dans la communauté, oui, des petits côtés, il y a des faiblesses. Mais c'est inévitable puisque nous sommes ici dans la maison de Dieu certes, mais comme le dit Saint Benoît, aussi dans un hôpital. Nous sommes tous, pas néces­sairement des malades physiques, mais tout de même de petits malades ou de grands malades spirituels.

Mais ça ne fait rien, mes frères, la communauté est sai­ne et sa valeur, je puis vous le dire, est grande aux yeux de Dieu. Cela est encore apparu dans le courant du moi d'Août. Maintenant, l'agapè, l'amour, la gratuité dans le don de soi, l'accueil de l'autre dans sa faiblesse, nous avons vécu tout cela avec le Père Ambroise.

 

Eh bien, mes frères, essayons de le vivre maintenant les uns pour les autres, mais toujours. Pas uniquement lorsqu'on est réduit à la dernière extrémité comme le Père Ambroise, mais à tout moment.

Et une grande charité que nous pouvons nous faire, ça ne coûte absolument rien, c'est exprimer l'amour que nous avons les uns pour les autres - car il est là, il est bien réel ­par un petit geste. Lorsqu'on se rencontre par exemple, un petit sourire, un petit salut, un petit regard. Et ça met tout de suite de la chaleur au coeur et ça fait apparaître la bonne foncière santé de notre communauté.

Si nous sommes des malades individuels, la communauté est en bonne santé. C'est comme, voilà, l'Eglise est composée de pécheurs, mais l'Eglise est sainte. Eh bien, nous avons fait cette expérience pour notre com­munauté. Ne gardons donc pas dans notre coeur ce qui s'y trou­ve, n'ayons pas peur de le manifester à l'extérieur.

 

Le frère Martin a téléphoné au Docteur Georges. C'est l'oculiste qui pendant des années a soigné Père Ambroise. Ce Docteur a dépassé largement les 80 ans je pense. La réaction du Docteur Georges a été : O comme je suis content, comme je suis heureux ! Pas question d'être triste aujourd'hui, nous devons être à la joie parce que le Père Am­broise a terminé sa vie en beauté. Le Père Ambroise est passé chez Dieu sans difficulté, il y était déjà.

Voilà la réaction d'un homme du monde qui a connu le Père Ambroise et qui a eu exactement la même réaction que nous. C'est bien la preuve qu'il y a là une vérité qui déjà commen­ce à rayonner. Voilà, mes frères, nous, nous continuerons notre route, mais je pense que nous n'oublierons pas le mois que nous avons vécu.

 

Règle : Prologue 48 – 77.                          04.09.86

      La ceinture de la foi.

 

Mes frères,

 

          Nous venons de l'entendre, Saint Benoît nous dit que nous devons sous la conduite de l'Evangile avancer dans les chemins du Seigneur. Et pour cela, il nous conseille de ceindre nos reins de la foi et de la pratique des bonnes œuvres.

 

          Pourquoi ceindre nos reins ? Il faut se reporter à l'époque de Saint Benoît. Les hommes étaient vêtus d'une robe comme nous aujourd'hui. Pour marcher sans difficultés en allongeant le pas, on relevait les pans de la robe et on les maintenait à l'aide d'une ceinture qui serrait les reins. De plus, cette ceinture soutenant les reins permettait une marche plus aisée, plus souple et prévenait la fatigue. La ceinture était donc avec les chaussures une pièce maîtresse de l'équipement d'un bon marcheur.

 

          Pour le moine qui désire arriver dans le Royaume où il verra Celui qui l'y appelle, pour le moine, la ceinture dont il se ceint, c'est la foi agissant dans des actes bons. La foi est une vertu qui nous fait adhérer à Dieu reconnu comme l'origine et la fin de tout bien possible. Mais il s’agit de la foi vivante, donc une foi qui se traduit par des œuvres. Cette foi agissant par des œuvres s'appelle en langage monastique  technique : l'obéissance.

 

          Dimanche, au cours de la célébration Eucharistique, nous avons entendu cette sentence très belle : L'idéal du sage c'est une oreille qui  écoute et qui donne le branle à tout un agir conforme au dessein de Dieu. C'est une chose qu'il faudrait écrire sur les murs de nos cloîtres : l'idéal du sage est une oreille qui écoute.

          Celui qui parvient à avoir une telle oreille, il a vraiment autour de ses reins la ceinture de la foi et il n'aura aucune difficulté pour arriver dans le Royaume de Dieu. Aucune ! Nous sentons que la foi est inséparable d'un amour ouvert et confiant. Et la foi est donc ce qui permet de marcher et d'avancer vers Dieu. La foi est Dieu en nous, Dieu nous animant et nous portant.

          Je lisais justement après le souper cet l’extrait du discours de Jésus après la dernière Scène, où il disait : Je suis la vraie vigne. Vous, vous êtes les sarments. Tout sarment qui demeure en moi et en qui je demeure, celui-là porte beaucoup de fruits. Si vous cessez de demeurer en moi, vous allez vous séparer de moi ; vous serez jetez dehors, vous allez sécher et finalement on vous ramassera pour vous brûler.

 

          C'est exactement ce que Saint Benoît nous dit ici. Nous devons par la foi permettre à Dieu de vivre en nous, de prendre possession de nous, de nous animer et de nous porter - littéralement nous porter - jusqu'à l'intérieur de son être à lui qui est le lieu de son Royaume. Et en dehors de cette foi, eh bien c'est de la perte de temps, de fatigues, d'énergies. Il ne faut même pas essayer. C'est inutile !

          Ce qui est fait en dehors de la foi, relève de la sagesse humaine, donc relève si on veut aller au fond, nous l'avons entendu un peu au réfectoire à midi, de processus physico-chimiques qui cessent lorsque le souffle vital abandonne l'homme. Par contre, la foi qui nous met en Dieu et qui met Dieu en nous, eh bien, cette foi, elle est indépendante de tout ce que nous pouvons, nous, sentir, de ce que nous pouvons comprendre. Elle est la Sagesse de Dieu. Et c'est cela qui nous est demandé ici par Saint Benoît.

 

          De plus, encore quelque chose qui était très vivaces chez les premiers moines, en serrant les reins par cette ceinture de la foi, je parviens à maîtriser et à dominer toutes les passions qui sont en moi. Et ainsi, cette ceinture de la foi devient la porte de la liberté. Elle me rend léger, rapide, fort.

          C'est vrai ! Par la foi, j'ai la propre force de Dieu en moi. J'ai en même temps son être qui n'a pas de pesanteur. Et par la foi, étant chez Dieu, je suis inaccessible. Et je suis donc ainsi parfaitement libre de toutes les contingences qui peuvent me toucher, qui peuvent essayer de m'atteindre.

 

          Voilà, mes frères, une petite leçon pour ce soir. Je serais bien content si vous pouviez vous souvenir un jour ou l'autre de cette sentence que je rappelais tout à l'heure : L’idéal du sage, c'est une oreille qui écoute. Et puis alors, si vous pouviez en faire votre profit et ne pas l'oublier.

 

Chapitre : Récollection de septembre.            06.09.86

      Marie : lumière eschatologique.

 

Mes frères,

 

Déjà nos regards sont séduits par la nativité de la Vier­ge Marie que nous rencontrerons après-demain sur notre calen­drier liturgique. Nous venons d'entendre Saint Jean Damascène chanter les merveilles de cette naissance que le monde n'attendait pas.

En cette naissance, nos yeux découvrirons, admirerons le gage de notre espérance, la certitude de notre avenir d'éter­nité. Nous sommes en effet destinés à être transformés. La sainteté, c'est la participation pleine et entière à la vie de Dieu-Trinité. Tel est notre sort final.

Dans cette lumière eschatologique, tout dans notre exis­tence prend son véritable sens. Il n'est rien qui ne nous ar­rive, que ce soit favorable ou que ce soit contraire, qui ne soit dirigé vers ce but final.

 

Mes frères, Dieu a préparé cette chose extraordinaire dans le secret de son coeur. Et il l'a opéré dans le secret. Marie est venue au monde, semence imperceptible, inconnue dans l'immensité du cosmos. Jean Damascène la voit déposée dans le coeur de deux per­sonnes qui s'aiment, qui se donnent l'une à l'autre, et qui engendrent une perle, cette perle destinée à recevoir elle­-même Dieu dans son être absolument inaccessible.

Voici que Dieu en Marie devient un homme. Marie est donc la toute première cellule du monde nouveau, cette nouveauté absolue qui n'était pas montée au coeur de l'homme. Et elle a grandi immaculée, cernée par le mal sans que le mal pénètre en elle. Et, mes frères, nous étions déjà là. Nous étions déjà en elle accomplissant le mystère de notre destinée.

En Marie, tout est donné et tout est achevé. Et nous, ses enfants, nous sommes déjà avec elle en Dieu. Ce sont là des réalités, des beautés dont nous devrions nous laisser pénétrer. Nous devons demander à Marie qu'elle nous obtienne la grâce de la vision, que nous puissions rece­voir de yeux qui voient et des yeux qui croient ce qu'ils voient. Alors plus rien ne pourra nous effrayer, plus rien ne pourra entraver notre marche.

 

Nous sommes empêtrés dans toutes sortes de petites ambi­tions, de petites mesquineries. Pourquoi ? Mais parce que nous n'avons pas devant les yeux de notre coeur la destinée qui nous est promise, parce que nous ne voyons pas cette lu­mière qui déjà nous enveloppe, lumière qui était le vêtement de la Vierge Marie, et qui aujourd'hui, dans la gloire de son Assomption, est comme sa peau.

          C'est cela un corps ressuscité ! C'est un corps dans une peau qui est lumière. Si bien qu'il n'est pas possible d'ima­giner, de concevoir une beauté plus grande. Et un tel corps est entièrement diaphane, transparent. Il n'a plus rien à cacher. Il est en même temps vidé de lui­-même et recevant en lui l'univers entier. Il n'est donc plus qu'amour.

Eh bien, mes frères, voilà ce que nous pouvons être déjà maintenant, tout de suite. C'est pour cela que nous avons été appelés dans le monastère. Nous le serons à notre petite mesure maintenant parce que nous sommes encore enfermés dans cette fameuse chair de péché. Mais si nous nous laissons pénétrer par cette lumière, par cet amour qui constitue l'être même de Marie, à ce moment-­là, nous commencerons à nous débarrasser de cette prison, de cette prison de l'égoïsme, et nous serons nous-mêmes purs dons, pur accueil.

Marie a connu la souffrance à un degré que nous-mêmes ne pourrions jamais supporter. Elle était debout au pied de la croix et elle ne disait rien. Elle ne se révoltait pas. Il n'y avait pas d'amertume dans son coeur. Il n'y avait pas de haine. Elle savait pourquoi elle était là. Elle était là pour l'humanité toute entière. Et nous étions là aussi, déjà à ce moment-là, en elle. Marie a connu l'anéantissement et la mort. Mais tout ce tragique était illuminé par le dedans car elle savait.

 

Et Marie est aujourd'hui la reine des théologiens. Pour­quoi ? Parce que unie à Dieu, vivant de Dieu et pour Dieu, elle est la seule à pouvoir en parler correctement. Mes frères, entraînés ainsi dans la kénose de Dieu, Marie était plongée dans les abîmes de l'amour. Et aujourd'hui, el­le veut nous y emporter avec elle. En fait, comme je l'ai dit au départ, nous y sommes déjà, mais nous n'en avons pas conscience.

On nous a parlé au cours de la lecture du repas de midi de ce subconscient, de cet inconscient qui nous maîtrise et qui nous fait agir comme il l'entend. Dès que ce subconscient se dégage, que nous en prenons conscience, il perd son pouvoir. Nous pouvons le dominer et nous pouvons l'utiliser.

Il en est de même au plan surnaturel. Nous sommes déjà sans le savoir dans le coeur de Marie, donc au terme de notre destinée. Mais lorsque nous en prenons conscience, à ce mo­ment-là tout s'éclaire pour nous et nous ne commettons prati­quement plus d'erreurs dans notre conduite. Nous devenons pour ainsi dire sans péchés. Cela ne signifie pas que nous ne commettons plus de péchés, mais au fur et à mesure ce péché est brûlé dans l'amour qui nous possède.

 

Mes frères, le mystère de la Croix Glorieuse, nous al­lons le rencontrer à la mi-septembre. Nous avons, voici une quinzaine de jours, rencontré le mystère de l'Assomption de Marie, et entre les deux nous avons cette nativité de Marie.

Ne séparons jamais ces trois événements. Ils n'en for­ment qu'un au plan mystique, et ils sont implantés, rivés dans notre coeur.

Car la vie monastique est une naissance à l'amour et à la lumière qui est Dieu. Mais cette naissance, elle est en même temps une mort à tout ce qui n'est pas amour. Et c'est là la difficulté. Pour laisser entrer l'amour en nous, nous devons laisser partir notre amour-propre. Là se trouve le conflit. Chez Ma­rie, il a été résolu dès le départ. Marie aurait pu pécher car elle était une créature. Mais elle ne l'a pas fait.

 

Mes frères, pour terminer, il me semble entendre notre Père Ambroise nous inviter à le rejoindre. Maintenant il est près de Marie. C'était son désir le plus ardent. Maintenant il voit et il sait. Il nous invite à le rejoindre par l'espérance, par la foi, par une démarche qui nous prend du matin jusqu'au soir et qui va jusqu'à hanter nos nuits. Il ne faut pas, mes frères, qu'au jour où nous ferons le pas décisif, au jour où l'enveloppe de notre chair se déchirera, qu'à ce moment-là nous soyons ­saisis par la peur et que nous refusions d'avancer.

Il faudra que comme notre Père Ambroise nous partions paisiblement mais ardemment. Les deux vont ensemble. Lorsqu' on croit vraiment, on est dans la paix et on part le coeur léger et joyeux sachant que l'on ne quitte pas ceux que l'on laisse encore sur le champ de bataille. Nous avons là la proximité la plus proche, la présence la plus proche, disons, dans l'absence, la plus dure. Les deux ne s'excluent pas, non.

Mes frères, essayons de retenir ceci pour demain et pour lundi surtout. Nous sommes en Marie. C'est par elle que nous devenons des enfants de Dieu et que nous pouvons réussir:no­tre vie chrétienne et notre vie monastique.

 

                                                                                                Amen.

 

Chapitre : La Semaine de Chevetogne.           08.09.86

      La théologie faite par des femmes.

 

Mes frères,

 

La Semaine de Chevetogne avait pour thème : « Le Mystère de l'Eglise dans les diverses Traditions Chrétiennes Catho­liques, Orthodoxes, Calvinistes, Luthériennes. »

L'Eglise, vous le savez, est un Corps dont la tête est le Christ-Jésus, Dieu devenu homme. Et les membres sont tous les hommes. Au terme de l'Histoire, l'Eglise des ressuscités sera entièrement immergée dans la Trinité. Mais aujourd'hui, une partie de cette Eglise a déjà re­joint la Tête dans la lumière de Dieu. L'autre partie est en­core sur la terre travaillant, marchant, peinant, commettant le péché. C'est l'Ecclesia peccatis, l'Eglise pécheresse qui est chère aux Traditions issues de la Réforme au XVI° siècle.

La première cellule de l'Eglise est la Vierge Marie. C'est à partir d'elle que le Corps s'est constitué et qu'il con­tinue à grandir dans sa tête le Christ-Jésus et dans ses mem­bres chacun des hommes. C'est pourquoi le Concile Vatican II l'a reconnue comme Mère de l'Eglise, c'est à dire de tous les sanctifiés, ultimement de tous les hommes.

Or à Chevetogne, il n'a pas été question une seule fois de la Vierge Marie. Un membre de la communauté de Chevetogne qui assistait au colloque l'a fait remarquer. Et on n'a trou­vé rien à répondre.

Il y a là quelque chose qui n'est pas normal. Ma réac­tion est celle-ci : il serait temps que nous ayons une théolo­gie faite par des femmes. Toute la théologie maintenant est aux mains des hommes qui exercent une sorte de dictature intellectuelle. Je pense que ça devrait changer. Et ça commen­ce à changer, ça commence à bouger.

Il n'y avait aussi aucune femme à Chevetogne, et ça a été ressenti comme une carence. Je pense que les théologiens commencent à avoir un peu mauvaise conscience.

 

Dans le dernier numéro de la Revue « Le Lien des Contem­platives », on présentait à la page 3 - donc tout au début ­- un petit compte rendu de l'Assemblée Générale des Contempla­tives de Suisse Romande. Au cours de cette Assemblée, une de­moiselle originaire de Montevideo en Uruguay, a donné une Conférence qui est originale et qui ouvre des horizons pour demain.

Je vais vous en lire quelques extraits. Et rappelez-vous qu'aujourd'hui, on fête la Nativité de la Vierge Marie.

 

          Nous avons étudié quelle pourrait être la signification du ministère de la femme en esquissant ce que serait une théologie faite par des femmes.

 

Voyez quelle est notre théologie à nous ! Ceux qui en ont fait, ceux qui vont en faire. Enfin, nous sommes tous un peu théologiens puisque nous sommes dans un monastère.

 

          Une théologie faite par des femmes pourrait avoir une accentuation différente : joyeuse…..

 

Vous savez, les théologiens sont en général des gens tristes. Je pense qu'il n'y a ici personne qui me contre­dira ? Ce sont des gens à problèmes : problèmes philosophiques et problèmes théologiques. Enfin ils sont heureux là-dedans !

 

…..joyeuse, oblative…..

 

Voyez le théologien ! Il est sur ses positions, une for­teresse. Il faut se défendre. Ici, c'est oblative.

 

          …..oblative, contemplative…..

 

Il est encore apparu, mais c'est sans doute frère Jacques qui pourra nous le dire, que les théologiens occidentaux sont des cérébraux. Même les tous grands noms de l'université tra­vaillent avec leur cerveau. Ce n'est pas des contemplatifs.

Je l'ai entendu moi-même hier encore. Le frère Paul-Michel était avec moi lorsque l'Abbé Parré disait : Oh oui, vous sa­vez, mais les Orthodoxes, c'est des élucubrations mystiques. Chez nous, c'est rigoureux. Voyez, c'est pas contemplatif, c'est rigoureux ! Les Orthodoxes, c'est élucubrations mystiques, on ne comprend rien. Il n'y a rien compris, dit-il. Pourtant j'ai vu le résumé de cette Conférence de l'Evêque Orthodoxe, qui est extraordinaire, sur le mystère de l'Eglise. C'est tout à fait en accord avec notre vie monastique contemplative.

Mais une théologie faite par un moine du Mont Athos, c'est autre chose. Un moine, c'est pas un théologien d'uni­versité. Je ne veux pas les mépriser, ces théologiens-là, loin de là ! Mais ils font un autre travail, c'est une autre approche de la théologie.

 

          Elle serait contemplative, elle serait créative, elle serait poétique et elle serait ludique.

 

Donc, elle introduirait dans le grand jeu de la création, de la vie Trinitaire, de l'incarnation, de la transfiguration du cosmos. J'ai déjà dit que notre vie contemplative devait être saisie comme une chorégraphie, donc comme une danse. Elle dit comme un jeu, c'est ludique. C'est la même chose !

 

            …..une théologie ne posant plus de questions, ne soulevant plus des tas de problèmes mais devenant prière, unité de vie, doctrine de simplicité, lait spirituel et pur ; une théologie dont le discours deviendrait liturgie, tant cultuel, gestuel et offrande.

 

Donc une théologie à partir du geste liturgique comme c'était dans les premiers siècles. Maintenant on peut être un grand théologien et ne rien connaître en liturgie, rien du tout. Ce n'est pas nécessaire pour eux, ça se fait avec le cerveau. Mais pas en Orient et pas au début de l'Eglise. C'était le coeur. La théologie prenait naissance dans l'action litur­gique.

 

            Alors, de la mission de la femme dans l’Eglise, nous avons passé au niveau de l’Eglise-femme…..

 

L'Eglise, ne l'oublions pas, n'est pas un homme. L'Eglise est une femme. L'homme, c'est la tête, le Christ. L'Eglise est le partenaire femme, féminin. L'Eglise, c'est l'épouse du Christ tout en étant son Corps. Ils sont unis. Donc l'Eglise­-femme.

 

          Nous avons vu que cette Eglise-épouse du Christ serait à la fois vierge, épouse et mère, ce qui est la symbolique des Pères de l’Eglise des trois premiers siècles.

            Quand l’Eglise parle, elle nous donne une Parole de Dieu. L’Eglise-Vierge nous donne une parole de force et d’intégrité. L’Eglise-épouse doit nous donner une parole d’amour et de louange. L’Eglise-mère doit nous donner une parole de consolation et de tendresse.

            Elle serait une Eglise-martyre parce qu’elle est vierge ; une Eglise qui fait la koïnônia, la communion, qui crée l’assemblée, qui crée le Corps parce qu’elle est épouse ; une église de diaconie, donc de service parce qu’elle est mère.

 

Martyre, koïnônia donc assemblée, corps et diaconie, donc service seraient une parole pour le monde, une parole qui naît du silence. C'est une façon de dire Dieu, donc de faire la théologie, sur le modèle de l'Eglise primitive. Et cette façon de dire Dieu vient de l'inhabitation de l'Esprit. Voilà, telle serait une théologie faite par des femmes.

Eh bien, à mon avis, mon impression, c'est que nous ne sommes pas encore en l'an 2000. L'Eglise, elle sort à peine de ses langes. Elle est à ses premiers balbutiements. Quelle sera l'Eglise, quelle sera la théologie dans un million d'années ?

Eh bien je pense que ce sera très beau parce que on aura assumé, voilà, une théologie de tous ceux qui constituent l'Eglise, le Corps du Christ, mais surtout la partie féminine.

 

Chapitre : La Croix Glorieuse.                     14.09.86

 

Mes frères,

 

Le plus beau cadeau que le Christ-Jésus notre Seigneur et notre Dieu nous ait fait au moment où il prenait congé de nous pour retourner dans sa gloire, c'est bien le sacrement de son corps et de son sang. L'Eucharistie récapitule surabondamment cet amour de Dieu dont nous ne pouvons avoir aucune idée aussi longtemps que nous n'y participons pas nous-mêmes, un amour qui jamais ne se reprend, jamais ne se renie. L'incarnation de Dieu, sa mort sur une croix, sa résur­rection dans la gloire, l'envoi de l'Esprit Saint et enfin l'assomption de tout notre être spirituel et charnel à l'in­térieur de la Trinité.

 

Aujourd'hui, mes frères, en ce 14 Septembre, cette geste divine se matérialise dans le bois de la croix. Nous ne pou­vons devant ce mystère et cette beauté que trembler et adorer. Trembler parce que nous n'en sommes pas dignes parce que nous sommes fermés, parce que nous sommes bouchés, parce que nous sommes inattentifs. Et adorer parce que nous ne pouvons en réponse à un tel amour que nous anéantir nous-mêmes.

Dieu s'est dépossédé de lui. Dieu n'est jamais que dé­possession totale. Et en réponse il attend que nous-mêmes nous nous dépossédions de tout, que nous ne soyons plus pro­priétaires ni de nous-mêmes, ni de rien mais que nous soyons à notre tour pur don en réponse au don qu'il nous fait de son être.

Toutes les valeurs de ce monde sont ainsi renversées. La sagesse de Dieu qui est folie pour notre raison s’impose et elle inaugure une ère nouvelle, celle de la gratuité absolue.

 

Regardons un instant ce mystère de la croix. Il faut ici laisser jouer son intuition, donc cette part de nous-mêmes qui est contemplative. Sur la croix Dieu meurt et l'homme meurt. Et dans cette mort partagée, Dieu et l'homme se rencontrent et se retrou­vent, si bien que l'Histoire est reprise à sa base et redres­sée. Dieu acceptant de mourir sur une croix par amour pour mieux s'identifier à l'homme, il ne reste à l'homme qu'à mourir à lui-même pour se donner ­à Dieu et accomplir ainsi sa destinée qui est divine. Il y a donc dans le mystère de la croix une provocation à notre endroit.

C'est pourquoi nous devons être attentifs. Nous ne devons pas avoir peur de nous laisser blesser par cette croix. Nous ne devons pas avoir peur de nous laisser remettre en question afin que nous puissions nous ressaisir, nous replacer dans la ligne de notre vérité et alors donner la réponse que Dieu attend, une réponse qui nous sauve, vous voyez, une réponse qui nous donne ce que nous sommes.

Dans la croix est donc inscrite une invitation permanen­te au don de nous-mêmes à Dieu et à nos frères. La croix est proclamation puissante d'une vérité qui nous échappe, recon­naissons-le. Et cette vérité est celle-ci : nous sommes dans la mesure où nous nous donnons. Nous ne sommes pas dans la mesure de nos qualités, de notre richesse, de notre avoir, de notre possession.

 

Nous existons, nous sommes, dans la mesure où nous nous donnons. Moins je suis, moins je possède, plus en réalité je suis et plus je deviens riche. Il n'est pas possible de réussir notre vie en dehors d'une conformité ainsi parfaite avec ce que Dieu est. La croix nous crie donc que l'obéissance généreuse, fervente, sourian­te est le sommet de la vie humaine. Elle nous égale à Dieu. Elle nous rend conforme à Dieu. Elle accomplit en nous l'Opus Dei par excellence qui est notre divinisation.

Mes frères, ne situons pas encore une fois notre idéal plus bas. Nous ne sommes pas venus dans le monastère pour réussir une vie que nous aurions peut-être raté dans le monde, la réussir ici à moindre frais puisque nous sommes logés, nourris, chauffés, habillés, formés. Non, mes frères, nous sommes venus ici pour renoncer à tout, pour entrer dans ce dépouillement total, pour sortir de nous-mêmes et ainsi accueillir en nous la plénitude de la vie divine.

La croix, mes frères, elle est glorieuse justement parce qu'elle nous arrache à notre fau moi pour nous rendre à nous-­mêmes, nous transfigurant par l'amour qui n'est rien moins que Dieu. Voilà donc tout le mouvement du mystère de ce jour. La croix est glorieuse et dans la croix, sur la croix, voyons notre obéissance. La croix est glorieuse parce qu'elle nous arrache à notre faux moi pour nous rendre à nous-mêmes, à no­tre vérité, à notre identité.

 

Et la croix nous rend à nous-mêmes en nous transfigurant, c'est à dire en nous inondant de la propre vie de Dieu, en faisant de nous des dieux, rien moins que des dieux ayant les mêmes pouvoirs, la même puissance, les mêmes privilèges que Dieu. Car Dieu en se donnant ne retient rien pour lui.

Et voilà, mes frères, ce qui nous est promis! Aujourd'hui, réfléchissons-y ! Laissons-nous pénétrer par cette véri­té, par cette réalité qui peut nous donner un élan nouveau ou entretenir au moins l'élan qui est en nous.

 

 

 

Règle : 2, 92-fin : De l’Abbé.                    15.09.86

      L’Abbé saint et pécheur.

 

Mes frères,

 

          Admirons encore une fois le saint réalisme de notre Père Saint Benoît, son courageux optimisme, la vigueur de sa foi, la puissance de son amour. Il a ouvert le chapitre deuxième en affirmant que l'Abbé tient dans le monastère la place du Christ et il le clôture en disant que l'Abbé est un homme affligé de défauts, de vices même - c'est le mot qu'utilise Saint Benoît - défauts et vices dont il a à se corriger.

            L'Abbé est donc à la fois pour Saint Benoît un saint et un pécheur. Il est parmi ses frères apparition du Christ, mais du Christ ressuscité, donc du Christ entré dans une vie impérissable, dans une vie nouvelle, dans une vie de lumière. Mais en même temps, il est un homme qui traîne un moi préfabriqué, lourd, encombrant, dangereux, comme le plus quelconque de ses disciples. Il est donc les deux à la fois. Et ce n'est pas de la schizophrénie, non, c'est de l'humilité.

          Lorsque nous serons arrivés au douzième degré d'humilité, c'est à dire dans notre commentaire du douzième degré d'humilité, j'essayerais d'insister sur cette vision paradoxale d'un homme qui est entré dans l'univers de Dieu mais qui n'ose plus lever les yeux parce qu'il est pénétré jusqu'au fond de son coeur par le fait qu'il est un pécheur, donc qu'il commet sans arrêt le péché. Eh bien, Saint Benoît l'insinue déjà ici à propos de l'Abbé.

 

          L'Abbé devra donc être pour ses frères l'exemple vivant de ce que la grâce peut opérer chez un homme, c'est à dire le passage d'un donné charnel brut, vicié par le péché, à un être nouveau libéré de tout égoïsme et entièrement ouvert à une charité sans fond. C'est un vrai passage, c'est un exode, c'est une extase, c'est une sortie de soi.

          On doit passer de soi à hors de soi. On doit cesser d'exister pour soi, on doit exister pour les autres. On doit cesser de chercher en soi la source de sa vitalité, la source même de sa vie pour aller la chercher chez l'autre, dans le coeur de l'autre, mais de n'importe quel autre. Cela veut dire l'autre pécheur et quelque soit son péché. C'est là que se trouve la source de notre vie.

 

          Eh bien, l'Abbé doit être pour ses frères l'exemple de ce passage, si bien qu'il est comme l'Apôtre Paul donné en spectacle. Il ne lui est pas possible de se cacher parce que Dieu l'a pris pour le placer sur une montagne, pour le placer sur un chandelier. Et là, qu'il brille ou qu'il ne brille pas, on le voit. Il est donné en spectacle.

            L'Abbé est une mise à l'épreuve de la foi de ses frères. Les frères seront jugés d'après la vision qu'ils auront de l'Abbé, quel que soit cet Abbé. Pour ça, la foi des frères est mise à l'épreuve. Or la foi, nous le savons, c'est la vie surnaturelle en nous. Il doit être aussi, il est aussi normalement un encouragement pour les frères, un encouragement dans leur remontée vers leur origine qui est Dieu. Ils sont déchus.

          L'homme est une sorte d'ange déchu. Il est promis à un destin merveilleux : être fils de Dieu à part entière, donc partager la vie de Dieu. Sa place, sa maison, c'est dans le coeur de la Trinité. Et voilà, au lieu de ça, il est par terre au ras du sol. Et là, il traîne. Le serpent avait été puni en disant : « Toi, tu traîneras sur ton ventre et tu mangeras de la terre tous les jours de ta vie ». Eh bien, c'est un peu le sort de l'homme qui a écouté le serpent. Lui aussi derrière le serpent il traîne avec son ventre par terre et il mange de la terre. C'est un terreux, un charnel, et il doit remonter à sa source qui est Dieu.

 

          Eh bien, il faut pour Saint Benoît que l'Abbé soit le guide de ses frères dans ce sens-là, donné en spectacle comme quelqu'un qui remonte de la terre jusqu'au ciel. Si bien qu'une des plus belles qualités de l'Abbé - je n'ose pas dire que c'est la plus belle parce qu'il est possible qu'on en découvre encore une autre - mais enfin, disons qu'une des plus belles qualité de l’Abbé - c'est la compassion.

          A l'image du Christ qui a pris sur lui le péché de l'Abbé, le péché des frères, le péché de tous les hommes, à l'image de Marie qui n'a pas reculé lorsque Dieu lui a demandé la même attitude en face du péché, l'Abbé doit avoir de la compassion. Marie ne s'est pas révoltée. Non, elle a fait comme son fils Jésus. Elle a pris sur elle, elle n'a pas condamné.

          Ainsi l'Abbé doit prendre sur lui le péché de ses frères, et quelque soit ce péché, comme s'il l'avait commis lui-même. C'est cela la compassion. Ce n'est pas une attitude de condescendance, de dire : « Moi, je suis infaillible, cela ne m'arrivera jamais ». Mais non, c'est une attitude de pâtir avec, de souffrir avec parce que on doit avoir conscience que lorsque un frère commet un péché, il ne le commet jamais seul.

         

Nous sommes solidaire à l'intérieur du péché. Et l'Abbé doit sentir cela avec une puissance suraiguë. Alors, il sait compatir. C'est cela la compassion, car il peut comprendre les fautes et les faiblesses de ses frères. Il peut s'en étonner, parce que on est toujours surpris, mais il n'en est pas scandalisé.

          C'est dans une apophtegme, voilà : l'Ancien avait vu un frère qui commettait une faute très lourde. Alors, quelle était sa réaction ? Lui aujourd'hui, moi demain ! C'est cela la compassion ! Et c'est ce que dit Saint Benoît à la fin de notre chapitre, ici. Il dit : En travaillant à sauver ses frères, il se sauve lui-même. Saint Benoît dira : en amendant les autres par ses avis, il se corrigera lui-même de ses propres défauts. 2,110.

          Donc en sauvant les autres, il se sauve lui-même. Mais sauver les autres, même en les amendant par ses avis, c'est d'abord prendre sur soi le défaut, le vice, la faute, le péché de l'autre. Et à ce moment-là, il s'assimile au Christ et il se sauve lui-même.

 

          Eh bien voilà, mes frères, c'est à cette solidarité totale que Saint Benoît veut nous conduire. Parce que si ces sentiments doivent être ceux de l'Abbé, ils doivent être aussi ceux de chacun des frères. Il n'y a rien de plus terrible, me semble-t-il, ou de plus dur enfin pour moi personnellement, à porter - mais c'est aussi un défaut chez le frère et il faut le porter - que ce défaut de compassion, ce défaut d'indulgence.

          C'est la dureté parce que celui-là est faible, parce qu'il ne sait pas travailler. Voyez, il n'est pas habile, il n'a pas la main ou bien il n'est pas intelligent. Eh bien voilà, il faut le rejeter, le mettre de côté, il ne faut pas l'accueillir. Vous voyez, tout cela, c'est terrible.

          N'oublions jamais, mes frères, que le Royaume de Dieu c'est ceci : Il envoie des hommes, ses serviteurs, tout partout dans les rues, dans les campagnes, sur les chemins, dans les sentiers, et il dit : faites entrer les boiteux, les aveugles, les malades. Enfin tout le monde, faites-les entrer. Il faut que la salle de mon festin soit remplie.

 

          Mes frères, n'oublions pas ! Voyez Saint Benoît, je le répète, tellement réaliste mais aussi avec un optimisme vigoureux nous dit : nous sommes tels, nous sommes des pécheurs, mais la force du Christ sera plus puissante que nos péchés. Je me glorifierai de mes faiblesses, dira Saint Paul, pour que la puissance du Christ habite en moi. Eh bien voilà, mes frères, tel devrait pouvoir parler l'Abbé, tels nous, devrions-nous pouvoir parler chacun pour notre part.

 

Règle : 3, 1-15 : L’avis des frères.              16.09.86

      Suivre la Règle notre Maître.

 

Mes frères,

 

          Pour parler dignement et correctement de notre Règle et surtout de ce que nous venons d'entendre ce soir, il faudrait avoir la vigueur spirituelle et le talent de notre Père Saint Bernard qui, dans la magnifique langue latine, jonglait avec les mots, avec les tournures. Sous les mots, il découvrait des mystères. Il les tirait au jour. Il s'en nourrissait. Il les donnait généreusement pour l'alimentation de ses frères.

 

           La première phrase que nous avons entendue est construite sur le mode du parallélisme antithétique, donc d'une manière très biblique. Il y a là quelque chose qui nous est déjà insinué. Il y a là une approche, un affleurement plutôt, l'affleurement d'une parole qui a son origine dans le coeur même de Dieu, dans le coeur même du Christ. Nous allons le découvrir, mais je vais vous le dire maladroitement, grossièrement parce que je ne suis pas Saint Bernard.

          Saint Benoît nous dit ceci. D'abord une affirmation de nature positive : Tous suivront la Règle. Puis une affirmation de nature négative : Personne n'aura la témérité de s'en écarter. Au centre se situe la Règle maîtresse de science, de sagesse, de vie. La Règle qui est un condensé de l'Evangile, c'est à dire de ce que Dieu veut bien nous révéler de son être.

          Et voici, mes frères, la beauté et le sens du mystère qu'avait notre Père Saint Benoît. Il utilise pour désigner cette Règle le mot, le qualificatif que le Christ s'applique à lui-même, c'est à dire Maître. Vous ne donnerez à personne sur terre le titre de Maître, dit-il, vous n'avez qu'un seul Maître, moi, le Christ.

 

          Or, voici que Saint Benoît utilise ce mot Maître à propos de la Règle. Voyez son audace ! Voyez son esprit de foi ! Voyez tout ce qu'il y a derrière, à quoi nous nous engageons lorsque nous promettons obéissance selon la Règle de Saint Benoît ! A ce moment-là, nous nous engageons à suivre le Christ en tant qu'il est notre Maître, c'est à dire celui qui possède les paroles de la vie éternelle, lui seul et personne d'autre. Alors on comprend mieux que Saint Benoît dise : Tous suivront la Règle et personne ne s'en écartera à la légère. 3,17.

          D'un  côté, tous suivent la  Règle ; de l'autre côté, personne ne s'en écartera. Parce que suivre la Règle, c'est suivre le Christ et s'écarter de la Règle, c'est abandonner le Christ et donc glisser à sa perte. Et Saint Benoît introduit cette sentence sur un mode emphatique. In omnibus, 3,16, dit-il, c'est le premier mot, donc en toute chose, donc en toute circonstance, en tout lieu, en tout temps on suivra la Règle. On ne s'en écartera jamais. La vie toute entière est saisie. Il n'y a pas de compartiment qu'on se réserverait. Non, c'est tout, in omnibus !     

          Lorsque nous promettons obéissance selon la Règle de Saint Benoît, nous ne savons pas ce que nous faisons. Et il est bon d'y réfléchir de temps en temps, de se le rappeler. Les circonstances, les moments, les lieux n'ont pas d'importance pour Saint Benoît. Tout est englobé.

         

Dans le concret, maintenant, de notre existence quotidienne, que se passe-t-il ? Eh bien, nous agissons temere, dit Saint Benoît, 3,17, témérairement, inconsidérément, sans réfléchir, à la légère. Cette légèreté est le propre des étourdis qui ne voient pas plus loin que le bout de leur nez, ou bien des gens qui sont tellement imbus de leur importance qu'ils croient tout pouvoir se permettre, même de s'écarter de la Règle.

          Eh bien, dans la pratique quotidienne, nous agissons souvent comme ça à la légère et nous devons nous en garder. Je veux bien obéir, mais jusque là. Il va se présenter quelque chose d'imprévu, d'un peu heurtant, mais je ne suis pas d'accord. Je veux bien obéir aussi longtemps que ça entre dans mes cordes, que ça entre dans ce que je suis, que ça me convient, que ça me met en valeur, que ça me permet de développer mes qualités naturelles.

          Mais si je dois mourir par une partie de moi, si je dois être blessé, à ce moment-là je recule et je dis : « Non, je ne suis pas venu pour cela ! » A ce moment-là, inconsidérément je m'écarte de la Règle.

 

          Voilà, mes frères, prenons tout de même bien garde parce qu'il ne s’agirait pas que pour des bêtises et pour des points d'honneur nous perdions notre temps. Le moine est donc - on ne le dira jamais assez - un homme qui veille sur soi, qui veille sur ses pensées, qui veille sur sa conduite.

          Il peut être pris de court, il peut être surpris, il peut avoir un moment de recul, un réflexe de fuite. Il peut avoir des paroles d’égarement en pensées, dans son coeur, aussi de bouche. Mais il ne doit pas aller trop loin. Il doit, un moment donné, reprendre ses esprits et reporter les yeux de son coeur sur cette volonté de Dieu qui lui est demandée et qui est partout présente dans le monastère.

          Voilà, mes frères, pour ce soir. Vous voyez tous les trésors qui se trouvent dans notre Règle. Et le métier du moine, ce n'est pas quelque chose de facile, ce n'est pas une sinécure. Ce n'est pas pour des gens qui ont peur de la vie et qui viennent se planquer dans une sorte de préretraite, de pré-pension. Non, ce n'est pas possible.

          On me parlait après-midi à la brasserie d'un monsieur que nos brasseurs ont rencontré hier. Il est âgé de 32,33 ans. C'est encore la pleine force. Et il disait : je voudrais bien avoir déjà 60 ans parce qu'il se passe tellement de choses aujourd'hui dans la vie que je ne sais plus que devenir !

          Voyez, mes frères, il ne faudrait pas que nous ayons cette mentalité-là. Naturellement, cet homme est sans doute affronté à beaucoup de difficultés. Pour gagner sa vie aujourd'hui pour un industriel, il vaut vraiment lutter, et parfois on est écrasé.

 

          Mais nous qui avons entrepris cette lutte contre les vices de la chair et de l'esprit, nous ne devons pas lorsque les difficultés se présentent - et elles sont là tous les jours - nous ne pouvons pas dire : « Ah, si je pouvais déjà avoir et être au-delà de tout cela ! »           Non, ayons le courage d'affronter la situation jour après jour, heure après heure afin de grandir dans la foi, dans l'amour, dans cette espérance qui nous fait déjà posséder ce qui nous est promis.

 

Chapitre 3, 16-fin : L’avis des frères ? (2)     17.09.86

      Les conseils de l’Abbé !

 

Mes frères,

 

          Ce que Saint Benoît nous disait hier est sous-jacent à ce qu'il nous dit aujourd'hui, à savoir que dans ses relations avec Dieu et avec ses frères, l'Abbé doit toujours avoir conscience que la force qui l'habite ne vient pas de lui, mais que par contre la faiblesse qu'il découvre en lui est bien de lui.

C'est pourquoi il agira toujours avec prudence. Il s'entourera de conseils afin d'avancer avec sûreté sur la route de Dieu en se gardant bien de courir sur des sentiers à lui. Cela vaut pour l'Abbé, cela vaut pour les frères. Le plus grand risque, le plus grave risque que puisse courir un monastère, c'est de s'engager sur une route qui ne conduit pas au Royaume de Dieu.

Ce serait d'avoir, comme on dit aujourd'hui un projet communautaire qui peut être exaltant pour chacun mais qui aurait un objectif non avoué qui germerait sur le moi préfabriqué collectif communautaire ; cet objectif étant l'épanouissement total de chacun laissant de côté alors le mystère de la croix, le dépouillement dans lequel on doit entrer, la mort mystique que l'on doit connaître. C'est ce qui fait entre autre le succès de beaucoup de petites communautés que l'on voit surgir un peu partout aujourd'hui.

 

          Je lisais justement tantôt dans un sermon de Saint Bernard sur le Cantique des Cantiques, le sermon 64 où il décrivait les petits renards qui ravagent les vignes, donc les tentations les plus courantes chez les moines pieux. Et entre autre, c'est celle-là : le tentateur ne présente jamais une chose dans ses apparences mauvaises. Non, c'est toujours des apparences de bon, de beau, et on est séduit.

          On est entraîné sans qu'on prenne bien conscience qu'à ce moment-là on quitte la route qui conduit à Dieu et qu'on s'engage sur une voie très large, disons une sorte d'autoroute sur laquelle on a l'impression d'avancer et de faire du bien. Et en réalité, cette autoroute n'aboutit à rien. On tombe dans un néant. Et alors, c'est la ruine pour la personne.

          C'est que la vie monastique, elle est d'ordre surnaturel dans son but et dans ses moyens. Dans son but, qui est de transformer des êtres charnels en fils de Dieu. Et dans ses moyens qui sont les vertus théologales : la foi, l'espérance, la charité, puis les sacrements. Mais cette vie monastique d'ordre surnaturel est incarnée dans des structures, dans des supports matériels, et elle est vécue par des hommes soumis aux déterminismes les plus humbles et les plus contraignants de la nature humaine.

 

          Voyez comme il faut pouvoir vivre sainement et correctement sont statut d'incarnation : des hommes dont le coeur est chez Dieu et dont le corps est sur la terre. Mais ces hommes sont d'autant plus certains de leur réussite temporelle que leur coeur sera davantage fixé dans les réalités éternelles.

          Il n'y a pas de conflit entre le matériel et l'esprit. En soi, il n'y en a pas. Ce conflit a été introduit par la tentation et par le péché auquel on a succombé. C'est cette tension entre les deux. Mais dès qu'un homme retrouve sa place dans l'univers de Dieu, l'univers matériel aussitôt lui devient soumis. Il n'y a plus de conflit.

          L'ensemble et les détails les plus concrets, les plus petits, les plus contraignants de notre vie humaine matérielle sont toujours illuminés par le monde de Dieu auquel ils sont ordonnés. Il y a aussi souvent des choix à faire, des décisions à prendre qui ne sont pas nécessairement conformes aux impératifs de la sagesse humaine. C'est là que doit intervenir le conseil. L'Abbé prend conseil pour être certain qu'il va agir suivant la volonté de Dieu. Dieu va faire connaître sa volonté.

 

          Il doit toujours être donc à l'écoute de Dieu. Et la Parole de Dieu va prendre parfois des canaux inattendus. Comme Saint Benoît le dit ici : C'est souvent que Dieu révèle à un plus jeune ce qui est meilleur, 3,7. Donc n'allons pas nous  dire : « Moi, je suis un ancien, j'ai tellement d'expérience, je suis certain que ma vision est selon le coeur de Dieu. » Non, peut-être que la vérité est en train de trotter dans la tête du plus jeune de la communauté. Dieu est en train d'imprimer quelque chose en lui.

          Si je ne prends pas ce conseil, si je passe à côté, eh bien la Parole de Dieu passe aussi à côté de moi. C'est ce que Saint Benoît nous dit ici. Si donc l’Abbé est un sage, il aura une oreille de sage, c'est à dire une oreille qui écoute. Il écoute Dieu parler à sa conscience directement ou bien par l'intermédiaire des frères. Cela ne veut pas dire que l'Abbé doit être un homme timoré qui n'ose pas prendre ses responsabilités. Loin de là !

          Saint Benoît dira très bien : l'Abbé ensuite réfléchira à par soi. Il fera ensuite ce qu'il aura jugé le plus utile. C'est donc à lui que revient le jugement. Il doit faire le tri. Mais vraiment à ce moment-là, il doit être entièrement ouvert. Il ne peut pas avoir d'idées préconçues. Naturellement il a sa vision à lui, mais il ne doit pas y être accroché.

 

Règle : 4, 1-24 : Quels outils utiliser ?         18.09.86

      Aimer le Seigneur Dieu.

 

Mes frères,

 

          Habituellement Saint Benoît ouvre les chapitres de sa Règle par quelques mots d'introduction qui présentent brièvement, très brièvement le sujet qui sera abordé. Ici, il commence de façon abrupte. Il dit : Avant tout aimer le Seigneur Dieu de tout son coeur, de toute son âme, de toute sa force. Puis il énumère une longue liste de sentences qui sont apparemment sans liens. Il ne s'entoure donc d'aucunes précautions oratoires. On a l'impression qu'il veut gagner du temps, qu'il désire frapper de grands coups.

 

          Pour Saint Benoît, le moine ne doit pas s'égarer dans des théories fumeuses. La vie monastique est un art qui s'apprend par la pratique. Il ne s'apprend pas dans les livres. Il ne s'apprend pas à coups de dialogues ni d'échanges. Non, il s'apprend au pied du mur. Il n'y a donc pas de temps à perdre dans des discussions oiseuses. Il faut agir vite, et agir très vite même. Il dira souvent : Il faut se hâter, il faut courir. La fin est toute proche, elle est déjà présente et bientôt il sera trop tard.

          Mes frères, le moine est un homme qui n'a pas de temps à perdre. Il est un homme pressé, même s'il fait tout calmement, posément, après mûres réflexions et prières, après avoir pris conseil afin d'être certain que la volonté de Dieu repose sur lui. En dépit de ses apparences, le moine est un homme qui court, est un homme qui presse le pas. Pourquoi ? Parce que le Royaume de Dieu est à la portée de sa main. Son ambition est d'y entrer de suite. Il voudrait déjà être mort. Et c'est pourquoi il hâte l'heure de sa mort.

          Non pas par toutes sortes de pratiques inconsidérées, mais l'heure de sa mort à lui-même : mourir à son égoïsme, mourir à tout centrement sur soi. Non, il veut mourir à son moi préfabriqué pour ressuscité à l'intérieur de son moi-source, c'est à dire à l'intérieur de la Sainte Trinité.

 

          Saint Benoît est donc le disciple fidèle des initiateurs du monachisme et, il est entièrement imprégné de l'esprit de l'Evangile, de l'esprit de l'Apôtre Paul, de l'esprit de l'Apocalypse. Pour l'Evangile, pour Paul, pour l'Apocalypse, tout est déjà arrivé, tout est déjà présent, tout est déjà accompli. Et je me trouve devant la porte et je frappe pour que ce soit aussi accompli en moi.

          C'est cela, mes frères, les instruments du bon travail. Et c'est la raison pour laquelle Saint Benoît ouvre son chapitre exabrupto, d'un coup, directement. Il nous lance comme un projectile à l'intérieur de la lutte pour que vite, rapidement nous traversions tous les obstacles, toutes les murailles et que nous arrivions chez Dieu.

         

Le point de départ, c’est l’amour de  Dieu et du prochain. Et c'est aussi un point d'arrivée, car nous n'aimerons parfaitement Dieu que lorsque nous serons devenus un seul esprit avec lui. Avant tout, aimer le Seigneur Dieu.

            Lorsque Saint Benoît parle du Seigneur Dieu, il a en vue d'abord le Christ Jésus, et à travers Lui la Sainte Trinité. Dans leur formulation initiale, ces paroles se trouvent sur les lèvres même de Jésus. Elles ramassent, comme il le dit lui-même, tout l'Ancien Testament et elles condensent tout le Nouveau Testament.

          Cette formule définit la raison d'être de la création entière et de l'homme qui est d'être un immense chant à l'amour qui est Dieu, un immense chant d'amour. Il faut que la création entière devienne amour comme Dieu lui-même est amour. Le moine est celui qui aime. Il est le lieu où sur terre se condense l'amour.

 

Un moine qui n'aime pas, mais c'est un moine qui est encore en route. Il aime, voilà, mais pas encore parfaitement. Il est en route. Et Saint Benoît le presse. Il ne faut pas perdre de temps. Il faut arriver à l'amour parfait. Un moine qui n'aimerait pas, c'est une monstruosité, ça ne va pas ensemble. C'est pas un moine alors ! Un moine est toujours mordu par l'amour. De façon imparfaite ? de façon parfaite ? Cela c'est le cheminement de chacun.

          En tout cas, pour Saint Benoît, c'est la personne entière du moine qui est prise. Aimer le Seigneur Dieu de tout son coeur, de toute son âme, de toute sa force. Il n'y a donc pas de partage, c'est tout ! On ne retient rien pour soi. Le coeur, c'est le siège de l'affectivité, le siège de l'intelligence. C'est le siège du jugement, c'est le siège de l'amour. Et bien, tout ce qui est du coeur doit être dirigé vers l'amour du Seigneur Jésus, toute son âme aussi.

          L'âme, c'est le souffle qui vient des profondeurs et qui dessine la personnalité de chacun. Nous sommes notre souffle. Nous sommes notre âme. Il faut que le souffle qui vient de nous soit un jour l'Esprit Saint en personne. Le souffle de Jésus, c'était l'Esprit Saint. Il est bien dit : il dirigea, il lança sur ses disciples son souffle. Et il leur dit : « Recevez l'Esprit Saint ! » Il faut que nous soyons tellement pétris par l'Esprit que nous le respirions. Alors nous devenons lumière comme l'Esprit est lumière.

 

          Et puis, il faut aimer le Seigneur Dieu de toute sa force, c'est à dire de la somme de toutes ses énergies. C'est la force physique, c'est la force psychologique, c'est la force intellectuelle, c'est la force affective, c'est la force volontaire. Enfin tout ce qui nous fait tenir debout, tout cela est au service de l'amour.

          Voyez, mes frères, comme c'est beau. C'est très exigeant, mais c'est beau. Et c'est là que se trouve notre bonheur, c'est là que se trouve notre paix, c'est là que se trouve la plénitude de notre vie. Et notre unique service dans le monastère, c'est donc cet amour, l'amour du Seigneur Dieu et l'amour du prochain comme soi-même.

          Mais voilà, c'est certain, la meilleure façon d'aimer son frère, d'aimer l'homme, c'est de souhaiter que lui aussi puisse aimer Dieu de tout son être et qu'ainsi, à l'intérieur d'une communion on devienne tous ensemble le Corps du Christ, c'est à dire le Corps de Dieu. Et Saint Benoît alors commence une longue liste qui n'est que la concrétisation de cet amour.

 

          Eh bien, mes frères, aujourd'hui plus que jamais le monde a besoin d'hommes qui soient le lieu de l'amour. Vous ne savez peut-être pas tout ce qui se passe maintenant. Un exemple encore : hier, en fin d'après-midi, des terroristes on fait exploser à Paris, à l'intérieur d'un grand magasin, un bombe. Cela a été un carnage épouvantable. Des tués et puis des dizaines et des dizaines de blessés, graves, légers, de toutes sortes. Alors voyez derrière cela : les deuils, les invalidités, les estropiés, les orphelins. Voilà, tout ça dans l'intention délibérée de tuer.

          Voyez, mes frères, il est dit ici : honorer tous les hommes, 4,10.  Eh bien voilà, il y a des hommes aujourd'hui dont le propos est de tuer et de déshonorer, et de faire des malheurs et des malheureux. Il n'y a rien de plus horrible. Et ça se répète à Paris à peu près tous les deux, trois jours depuis quelques semaines. C'est terrible !

          Alors vous comprenez, mes frères, que nous, ici, nous mettions dans le monde un énorme poids d'amour pour compenser cette haine diabolique qui s'empare de certaines personnes. Voyez que notre devoir est grand ; notre devoir, il est pressant. Nous ne pouvons pas, nous n'avons pas le droit de reculer car la guerre qui se livre maintenant est une guerre entre le bien et le mal, entre l'amour et la haine.

 

          Mes frères, nous devons être aux premières lignes de cette guerre avec l'amour qui sera notre seule arme. Et c' est l'arme absolue, c'est l'arme invincible car c'est celle même de Dieu. C'est Dieu lui-même dans son être et dans sa vie.

 

Chapitre 4, 25-50 : Quels outils utiliser ?      19.09.86

      Quelle sorte de colère ?

 

Mes frères,

 

            Le premier outil que Saint Benoît confie à nos mains ce soir dans l'espoir que nous deviendrons experts dans son maniement, est celui-ci : Iram non perficere, 4,25. Ce qui doit se traduire : ne pas aller jusqu'au bout de sa colère, ne pas conduire sa colère jusqu'à son terme.    Et quel est bien le terme de la colère ? Le terme de la colère, c'est la vengeance. On a dit que la vengeance était un plat qui se mangeait froid. La vengeance, c'est la colère à froid. Saint Benoît le sait. Et pour nous aider à pratiquer correctement ce premier conseil qu'il nous donne, il en ajoute un second : Iracundiae tempus non reservare, 4,26. ne point se réserver un temps pour la vengeance, cette colère froide qui dure et qui attend son heure. Voilà, c'est cela ne pas perficere, ne pas conduire sa colère à sa perfection, achever sa colère.

          Mais la colère, en soi, n'a rien d'extraordinaire ni de mauvais. Elle est inévitable. C'est un mouvement spontané de la partie irascible de l'âme. Lorsque quelqu'un ou quelque chose nous fait du tort, ou semble devoir nous en faire, nous réagissons instinctivement par la colère en pensées, en paroles ou bien en actes. On veut écarter ou détruire le danger vrai ou supposé.

          Le contraire de la colère, c'est la convoitise qui est le mouvement de la partie concupiscible de l'âme et qui nous porte vers un objet pour nous l'approprier et y trouver notre plaisir. Donc, la colère écarte, la convoitise se jette dessus.

 

          Voyez, mes frères, nous sommes mus par des instincts qui ont été inscrits dans notre nature pour nous permettre de vivre. Si nous n'avions pas en nous cette défense qu'est l'agressivité, mais nous serions écrasés par tout ce qui nous entoure. Nous ne verrions pas le danger et nous ne l'écarterions pas. Nous ne pourrions rien entreprendre parce que nous aurions toujours peur.

          De même, si nous n'avions pas en nous cette convoitise, cette concupiscence, mais nous ne pourrions même pas nous nourrir. L'anorexie, qui est une maladie mentale par laquelle on ne se nourrit plus, arrive lorsque la partie concupiscible de notre être s'est endormie. Nous n'avons même plus de goût pour la nourriture, nous ne la désirons plus, nous ne la recherchons plus et alors, nous mourrons.

          La colère peut être légitime. On l'appellera une sainte colère. C'est l'indignation en présence d'une injustice que nous subissons nous-mêmes ou plutôt que nous voyons infliger à d'autres. En présence de faits qui portent atteinte à l'intégrité morale, à l'intégrité physique d'autrui, alors nous nous indignons, nous nous mettons en colère. C'est une sainte colère, une colère que le Christ connaissait.

         

Vous vous rappelez cette petite scène relatée dans l' Evangile de Saint Marc. Jésus se trouve dans la Synagogue le jour du Sabbat, et il y a là un homme infirme de la main. Et Jésus demande : Est-il permis le jour du Sabbat de faire du bien ou de faire du mal ? de sauver une âme ou de la perdre ? Et tout le monde garde le silence. Alors, promenant sur eux un regard de colère, attristé par l'aveuglement de leur coeur, il dit à l'homme : Viens ici devant !  Etends ta main ! Et l'homme fut guéri. Alors tous furent remplis de rage dans la synagogue et ils cherchaient le moyen de le faire périr.

          Vous avez là deux colères : la sainte colère devant la méchanceté de ces hommes, devant leur aveuglement. Et puis alors vous avez la mauvaise colère qui s'enflamme en présence d'un bienfait et qui veut faire mourir l'auteur du bien. Vous avez là les deux.

          Mais la sainte colère, elle se convertit toujours en bienveillance. Elle ne rend pas le mal pour le mal. Jésus n'a pas tiré vengeance de ces hommes, au contraire, il a pris sur lui leur péché. Il a dit : Pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu'ils font !  Il a subit l'injustice, il ne l'a jamais fait subir aux autres.

 

          Et maintenant, ce qui est pernicieux, donc ce qui conduit quelqu'un à la perte, c'est l'installation dans un état de colère. C'est cultiver la rancune, le ressentiment et préparer la vengeance, attendre le bon moment. Et cet état de colère se manifeste de multiples façons. Je vais vous donner quelques exemples. Vous allez vous y reconnaître comme je les tire de mon expérience personnelle. Mais il doit arriver un moment dans notre vie où tout cela est dépassé, où ne subsiste plus en notre cœur qu'une sainte colère lorsque l'occasion légitime s'en présente.

          Donc l'installation dans un état de colère, ceci : on interprète en mauvaise part tout ce que fait l'autre qui, soit disant, nous a causé quelque tort. On ne sait plus porter sur lui un regard de bonté. On voit tout de travers. On interprète en mal tout ce qu'il dit, ce qu'il fait. Au moment de l'oraison, par exemple, ou pendant la prière des Psaumes, ou bien pendant la Lectio Divina, ou pendant le travail, enfin à un moment où notre attention vigile se relâche quelque peu, le visage de ce frère apparaît et on sent le bouillonnement de la colère qui voudrait recommencer. Vous voyez, une colère qui dure !

          Ou bien encore, on l'évite ou on le fuit,  ce frère. Si on le voit déboucher au coin d'un cloître, on va partir par l'autre côté pour ne pas le rencontrer, ne pas devoir le saluer. Si par malheur on n'a pas pu s'échapper, on passe à côté de lui plongé dans un recueillement. Comme ça, on ne doit pas s’apercevoir qu'il est là ; ou bien alors, on l'agresse en pensées.

 

          Une autre façon, plus grave encore, c'est de dire du mal de ce frère. Dire du mal, cela passe de la pensée sur la langue. C'est si facile de dire du mal de quelqu'un. C'est beaucoup plus difficile d'en dire du bien. Mais n'oubliez jamais ceci, n'oubliez jamais : lorsque on dit du mal de quelqu'un, on révèle par ses paroles le mal qu'on porte en soi.

          Car le mal que nous voyons chez le frère, c'est le nôtre. Le frère est un miroir qui nous renvoie notre propre image. Et lorsque je ne puis dire que du bien du frère, c'est qu'il n'y a plus dans mon coeur que de la lumière. Je ne vois plus que du bien en lui. Or ses fautes, ses péchés sont toujours apparents, mais je ne les vois plus comme Dieu ne les voit plus. C'est cela un cœur lumineux !

 

          Et puis alors, le plus grave de tout, à l'occasion on se venge. Voilà la colère qui arrive à son terme : on se venge. Comment ? Mais c'est tout simple : on ne rend pas service. Voilà, on aurait l'occasion, mais on ne le rend pas. On ne l'a pas remarqué, on ne l'a pas vu ! Si, si, on l'a bien vu mais on fait semblant de rien.

          On ne rend pas service ou bien on joue un mauvais tour, ce qui n'est pas une farce innocente - attention, c'est autre chose, ça - mais vraiment un mauvais tour pour mettre l'autre dans l'embarras et dans la misère. Cela, c'est la vengeance à froid. Et ça, c'est très grave ! C'est grave, on est allé jusqu'au bout.

          Et c'est cela que Saint Benoît dit : Faut pas faire, iram non perficere ! Pourquoi ? Parce que cette installation dans cet état de colère, c'est vraiment contre l'amour. Cela commence à être une sorte de petit péché contre l'Esprit, vous voyez, quelque chose qui n'est pardonné ni dans ce monde-ci, ni dans l'autre. C'est l'installation à côté de l'amour, en dehors de l'amour, en dehors de Dieu, en dehors de l'Esprit Saint.

         

Et alors, vous voyez, on ajoute à la masse de haine qu'il y a dans le monde. On ajoute et on surajoute quand, comme je le disais hier, le moine doit être le lieu où habite l'amour et à partir duquel il peut rayonner.

 

Chapitre 4, 51-77 : Quels outils utiliser ?      20.09.86

      Le jour du jugement !

 

Mes frères,

 

          Depuis deux jours, nous prenons le premier outil que Saint Benoît nous présente. C'est une excellente habitude et nous ferons de même aujourd'hui, quoique ce soit un outil dont le maniement n'est pas tellement facile. Jugez-en plutôt : Craindre le jour du jugement !  Cela nous paraît tellement dépassé aujourd'hui !

          Et pourtant il s’agit du grand jour du jugement dernier, ces assises solennelles au cours desquelles tout sera mis en pleine lumière. La crainte de cet instant est puissamment évoquée dans la séquence Dies irae, dies .... On la chante comme hymne à la fin de l'année liturgique. Le jour du jugement, c'est aussi le jour où nous rendons compte individuellement de nos agissements. C'est l'heure de la mort où toute la vérité sera faite sur notre vie.

 

          Eh bien, Saint Benoît nous dit qu'il faut craindre ce jour où nous serons jugés. Le moine vit dans la crainte de ce jour. Tout au début déjà, Saint Benoît nous dit que nous devons en tout temps avoir un tel soin d'employer au service de Dieu les biens qu'il a mis en nous, que non seulement il n'ait pas lieu comme un père offensé de priver ses fils de leur héritage, mais encore qu'il ne soit pas obligé comme un maître redoutable et irrité de nos méfaits, de nous livrer à la punition éternelle tels de très mauvais serviteurs qui n'auraient pas voulu le suivre pour entrer dans la gloire. C'est ce que Saint Benoît nous dit au début du Prologue 15.

          Est-ce que nous devons le prendre au sérieux, Saint Benoît ? Vous savez, aujourd'hui on en rirait volontiers. Et lorsque Saint Benoît va nous parler de l'humilité, il insistera encore. Le premier degré d'humilité sera d'avoir toujours devant les yeux la crainte de Dieu, comment l'enfer brûle pour leurs péchés ceux qui méprisent Dieu, et comment d'autre part la vie éternelle récompense ceux qui le craignent. 7,29. Cela c'est le premier degré d'humilité !

 

          Mais le dernier degré d'humilité, donc le sommet de l'échelle, là vraiment, c'est le plus beau : se sentant à tout heure chargé de ses péchés, le moine se voit déjà traduit devant le tribunal redoutable de Dieu, 7,170. Voyez, c'est bien une constante de la spiritualité monastique cette crainte du jour où nous paraîtrons devant Dieu. Alors, comment faire ? Eh bien, il faut vivre tout de suite devant Dieu. Si j'en ai l'occasion, lorsque nous arriverons au douzième degré d'humilité, je vous expliquerais certaines choses qui me sont apparues dernièrement.

            Cette crainte du jugement de Dieu, ce n'est pas une terreur paralysante, une sorte de perpétuel complexe de culpabilité. C'est plutôt une espérance libérante, car le moine - et je pense que ça, il faudrait essayer de le retenir - le moine n'a d'autre richesse que la miséricorde de Dieu. Si je suis riche de cette richesse-là, à ce moment-là, j'ai réussi ma vie, ma vie de moine et ma vie d'homme.

Mon unique richesse, c'est la miséricorde de Dieu. Je ne puis me prévaloir de rien d'autre que de lui avoir donné ma foi et ma confiance. A ce moment-là, je suis entré dans les champs immenses, dans les espaces immenses de la liberté. Je ne compte plus sur moi, je compte sur la miséricorde de Dieu et sur la confiance que je lui fais.

 

          Voyez, mes frères, craindre le jour du jugement, c'est cela que ça veut dire si nous voulons creuser l'expression de Saint Benoît et si nous voulons comprendre le maniement de cet outil. On entre alors dans la lumière de ce Dieu qui est amour, et la lumière nous fait prendre conscience de notre péché.

          Mais n'oubliez pas encore ceci : la lumière de Dieu nous montre notre péché, mais déjà racheté. Elle ne nous montre pas notre péché pour nous enfoncer, pour nous humilier mais pour nous libérer. Elle nous montre le péché mais racheté. Vous avez toujours cette présence du Christ qui a pris sur lui notre péché.

          Et n'oubliez pas encore ceci : avec Dieu, on ne découvre jamais son péché qu'à travers le pardon. Si je ne découvre pas mon péché à travers le pardon que Dieu m'accorde, je n'ai pas encore découvert mon péché. J'ai découvert de la déception sur mon compte, j'ai découvert de l'humiliation devant les autres, je suis encore tout centré sur moi. Ce n'est pas encore mon péché.  Mais mon péché, je le découvre à l'intérieur du pardon que Dieu me fait de ce péché. Alors je suis dans la vérité et je sais ce qu'est le péché.

 

          Voyez, mes frères, à quelle hauteur et en même temps à quelle profondeur nous devons atteindre. Et le jour du jugement, ici, eh bien, ce n'est pas le jour de la terreur, c'est le jour de la plus grande joie parce que à ce moment-là, je suis vraiment baigné dans cette lumière de mon Dieu qui est amour et miséricorde et qui m'a déjà tout pardonné.

          Et craindre alors le jour du jugement comme nous dit Saint Benoît - parce qu'il parle tout de même de crainte qu'est-ce que ça voudrait dire ? Eh bien, ça signifie entre autre ceci - je ne prétends pas dire absolument tout, il faut peut-être en laisser encore pour une autre foi ? - cela voudrait donc dire : craindre de ne pas s'y être suffisamment préparé à cette rencontre avec la miséricorde de Dieu, avec cette joie immense d'être vrai dans le pardon qu'on reçoit de ses multiples péchés.

 

          On inaugure, on ouvre l'Eucharistie tous les jours en disant: Voilà, il faut reconnaître qu'on est pécheur. Cela devient une petite formule stéréotypée qui est très facile. Et puis voilà, on est presque distrait, et celui qui la dit et celui qui l'écoute. Mais non, essayons !

          A ce moment-là nous entrons dans le mystère de la miséricorde de Dieu, de cet amour qui pardonne le péché avant même qu'il soit commis. Et déjà nous sommes présents à ce jour du jugement, jugement au moment de ma mort, jugement de tous les hommes au jour de Dieu. Mes frères, nous devons presque nous secouer un petit peu. Si nous sommes distraits à ce moment-là, c'est parce que nous ne connaissons pas encore notre péché.

          Voilà, mes frères, ainsi nous terminons notre semaine et je pense que nous la terminons bien puisque nous la terminons à l'intérieur de la lumière de notre Dieu, à l'intérieur de la miséricorde, à l'intérieur de cet amour qui nous appelle, qui nous transfigure et qui veut nous voir tous unis en un seul corps.

 

Homélie : 30° Dimanche ordinaire. C.            26.10.86

      Le pharisien et le publicain.

 

Mes frères,

 

Le terme de toute vie humaine est la rencontre de Dieu en vue d'une transformation qui fera de chaque homme une ré­plique parfaite de ce que Dieu est en lui-même. Une telle métamorphose, vous le savez, est absolument en dehors de nos capacités naturelles. C'est un cadeau que nous devons recevoir de Dieu, un trésor qu'il dépose sur nos mains tendues vers lui, nos pauvres mains blessées, salies, les mains d'hommes petits, misérables, pécheurs.

Jésus nous rappelle cette vérité dans une belle petite parabole très connue. Il met en scène deux hommes qui montent au temple pour prier. L'un est zélateur de Dieu et du peuple. Il est irrépro­chable et il le sait. C'est le pharisien. Le second est un collaborateur de l'occupant romain, un exploiteur de ses frè­res. C'est un voyou et il le sait. C'est le publicain.

Ils se tiennent tous les deux devant Dieu, tels qu'ils sont ou tels qu'ils pensent être. Et le jugement de Dieu tom­be inexorable. Nous l'avons entendu. Nous le connaissons. Nous savons lequel des deux est proclamé juste.

 

Mes frères, retenons d'abord ceci : ce n'est pas une collection de vertus qui nous rapproche de Dieu. Ce n'est pas une masse de péchés qui nous en éloigne. Le tribunal de Dieu obéit à des lois qui ne sont pas celles de nos cours hu­maines. Dieu est amour.

Il n'attend pas que nous lui présentions de brillants états de service. Il n'attend qu'une seule cho­se : que nous ouvrions notre coeur, notre coeur tel qu'il est pour qu'il puisse y déverser la plénitude de sa vie et de son être. Il attend conjointement que nous ouvrions aussi notre coeur à tous les hommes quels qu'ils soient, sans distinction.

Mes frères, le monastère est une école où on apprend l'art sublime d'une telle ouverture dans une consciente humi­lité. Notre pauvreté est notre seule et vraie richesse. Le Sage vient encore de nous le rappeler : la prière du pauvre traverse les cieux, et Dieu n'attend qu'elle pour nous com­bler.

Laissons donc chanter en nous la prière du publicain. Elle charme l'oreille de Dieu. Elle captive son coeur. Elle nous obtient tout. Seigneur, prends pitié du pécheur que je suis, me voici dans ma vérité. Dieu maintenant peut venir à moi, et ma vie est gagnée.

 

                                                                                                      Amen.

 

Règle : 20 : De la révérence dans la prière.    27.10.86

      Attendre et espérer la réponse de Dieu.

 

Mes frères,

De ce chapitre de notre Règle, il apparaît clairement que la première condition pour qu'il y ait prière, c'est que nous ayons conscience de nous tenir en présence de quelqu'un, en présence d'une personne vivante à laquelle nous parlons, une personne qui nous regarde, qui nous écoute, une personne qui nous répond. Cette conscience peut être aiguë, elle peut être voilée. L'essentiel est qu'elle existe.

La prière, pour Saint Benoît est donc un dialogue, une conversation, un échange. Pour Saint Benoît, prier, c'est présenter une requête et attendre une réponse. L'acte de prière est tout entier contenu, enfermé, enclos entre deux mots : suggerere, 20,3, et exaudiri, 20,8, présenter une requête, dit saint Benoît et être exaucé.

Je vais m' arrêter ce soir sur premier de ces mots suggerere, 20,3, qui est expressif de toute une attitude. Etymologiquement ce verbe signifie mettre en dessous, mettre à la place d'autre chose. Je rappelle à Dieu que je suis toujours là et que j'ai besoin de quelque chose. Dieu est dans les hauteurs. Dieu est plus grand que moi.

 

Moi, je suis sur la terre, je suis rivé au sol. Je suis tout petit. Je suis en dessous de Dieu. Je vais donc prendre mon besoin, je vais le soulever et je vais le présenter à Dieu pour qu'il le voit. Je le ferai par la parole - une parole intérieure - et aussi par un geste, un geste qui va exprimer mon humilité devant Dieu, qui va me mettre à ma place devant Dieu et sous Lui.

Mon présent et mon avenir dépendent de Dieu, de sa bienveillance, de son amour. Je lui donne à entendre que lui de son côté a des obligations à mon endroit. Il est puissant, lui, et moi je suis démuni. Sans lui, sans sa générosité, je ne puis aller plus loin. Donc, mon sort dépend de la réponse qu'il va me donner. Et tout cela est inclus dans ce mot suggerere.

En français suggérer à toutes ces nuances également, mais il est difficile dans le texte ici de traduire suggerere par suggérer. On a usé ici d'une périphrase : une requête à présenter, ce qui est vrai. Mais il ne faut pas perdre de vue tout ce sentiment qui se trouve à l'intérieur du verbe latin. Et je suis suspendu à la réponse que Dieu va me donner. J'attends, j'espère.

Voilà des mots, attendre et espérer, qui arrivent tellement souvent dans les psaumes. Ils définissent, mais vraiment ils dessinent l'attitude de l'orant, de celui qui a osé demander et qui, dans un acte de foi plus puissant encore ose espérer et attendre. Je désire être entendu, être écouté, être exaucé. Voilà, mes frères, tout ce qui se trouve à l'intérieur de ce verbe suggerere, suggérer, présenter une requête.

La prière est donc avant tout une question de position, de positionnement devant Dieu et d'un besoin. Si je n'ai pas de besoins, il n'y aura pas de prière chez moi. Voyez, la prière est toujours le fait d'un indigent et d'un pauvre.

Voyez le pharisien ! Cet homme est rempli de lui-même. Il n'a besoin de rien que d'être admiré, que d'être félicité. Il ne prie pas. Tandis que le publicain, de son côté, lui, il est vide de lui-même. Il n'a rien. Il n'a que sa pauvreté, il n'a que son indigence. Mais vraiment, cet homme prie.

 

Alors, mes frères, voyez que pour Saint Benoît, la prière est tout autre chose que ce que aujourd'hui on désignera sous le nom de oraison mentale, ou de méditation. Cela n'a rien à faire avec cela. Lorsque je médite, je réfléchis à une parole de l'Ecriture, ou bien à une scène Biblique, ou bien je réfléchis aussi à moi-même, à mes propres défauts, je m'analyse. C'est ce qu'on fera dans un examen de conscience, par exemple. Je ne quitte pas le cercle de ma personne. Je peux très bien méditer, faire oraison, dans l'abstrait sans, même savoir que je me trouve devant quelqu'un. C'est du domaine de la réflexion.

Mais pour Saint Benoît, c'est pas comme ça ! Prier, pour Saint Benoît, c'est toujours avoir conscience de se trouver, je le répète, en présence de quelqu'un. Je pense que c'est très important. Le sommet, un des sommets, un sommet de la prière se trouve au 12° degré d'humilité lorsque là, encore, le moine se trouve dans l'attitude du publicain de l'Evangile. Il se voit devant Dieu qui va porter sur lui un jugement définitif qui aura valeur d'éternité. Prends pitié Seigneur du pécheur que je suis. Il le dit tout le temps, il le répète.

Le moine contemplatif est un homme qui vit de façon habituelle, et j'oserais même dire de façon permanente, devant le visage de son Dieu. Il vit avec Dieu tout le temps. Il le voit tout le temps. Il l'entend sans arrêt. Il est dans la société, dans la compagnie, dans l'intimité de Dieu. Eh bien, cet homme, il ne fait que prier. La prière de Saint Benoît ne doit pas nécessairement s'exprimer à l'aide de mots ou de phrases même purement intérieures. Non, le silence peut être la prière la plus éloquente qui soit. L'attitude de l'homme qui n'a même plus rien à dire et qui est là devant Dieu, et qui attend tout de lui.

 

Saint Benoît, par exemple ici, en 20,8, compunctio lacrimarum, la componction des larmes, une profondeur de pauvreté qui coupe le souffle et qui empêche la parole. Il y a encore bien d'autres questions, mes frères : que demander dans la prière ? Comment savoir qu'on est exaucé ? Nous laisserons ces questions intéressantes pour une autre occasion, si Dieu nous prête vie et si l'Esprit Saint nous donne la réponse.

 

Règle : 21 : Les doyens du monastère.           28.10.86

      Vision monastique : les doyens.

Mes frères,

Lorsque nous étudions notre Règle, nous devons toujours avoir soin de percer l'écorce de la lettre afin de libérer la sève spirituelle, de l'admirer, de nous en nourrir. Nous le savons. Nous en avons déjà fait l'expérience. Nous la ferons encore une fois ce soir. Nous voyons Saint Benoît répartir les moines en groupes de dix. A la tête de chacun de ces groupes, il place un doyen. Il ne vise pas seulement une organisation plus rationnelle de la vie communautaire, il y a aussi une intention d'ordre mystique qui est très belle et qui est très encourageante.

La communauté monastique de Saint Benoît est organisée sur le modèle du Peuple d'Israël pérégrinant a travers le désert. Ce Peuple choisi par Dieu, ce Peuple marié à Dieu dans une alliance qui les engage tous les deux, et Dieu et le Peuple. Et ce Peuple marche à travers le désert sous la conduite de chefs de mille, de chefs de centaine, de chefs de cinquantaine et de chefs de dizaine.

Ainsi, la communauté monastique sous la vigilance de ses doyens traverse le désert de cette vie en suivant la colonne de feu et de ténèbres qui est le Christ en la personne de l'Abbé. Cette communauté monastique escortée par ses doyens avance vers la terre promise, la terre nouvelle, celle de la transfiguration, vers ce Royaume où Dieu l'attend, ce Royaume que Dieu a construit spécialement pour ce Peuple qu'il appelle, qu'il guide et qu'il protège.

 

Le voyage à travers le désert dure 40 ans, c'est à dire la durée d'une vie. Et le peuple monastique, c'est une armée de pauvres, d'éclopés qu'il faut encourager, qu'il faut porter, qu'il faut entourer. Voilà, mes frères, comment Saint Benoît voit la communauté monastique. C'est transparent à travers cette institution des doyens. C'est une vision et une option extrêmement audacieuse mais qui répond à la réalité de l'existence humaine.

Saint Paul nous l'a dit : nous sommes des pèlerins. Nous n'avons pas de demeure définitive ici sur cette terre. Nous sommes à la recherche de notre véritable patrie. Et cette patrie, nous le savons, c'est le cœur même de notre Dieu. On peut faire dans le monastère une expérience assez particulière et qui n'est pas rare: celle d'une solitude de plus en plus profonde.

Ce n'est pas la solitude par rapport au monde, c'est la solitude par rapport à l'environnement le plus proche. Entre soi et les frères, on voit s'installer un espace qui paraît immense, et on a l'impression d'être seul. Et cette solitude, elle va se manifester par toutes sortes d'incompréhensions. On ne comprend plus ce qui se passe et les autres ne comprennent plus ce que nous faisons, ce que nous devenons.

 

Or ça, c'est un phénomène qui est lié à la pérégrination dans un désert. Que se passe-t-il à ce moment-là ? Eh bien, Dieu est en train de réaliser une union de plus en plus intime, de plus en plus amoureuse avec le frère. Mais le frère n'en sait rien. Cette mainmise de Dieu s'opère au centre le plus secret, le plus personnel, à la source même de la vie. Et le frère ne s'en aperçoit pas. Il voit simplement la face négative de cette expérience qui est une solitude.

Et ça peut durer très longtemps. Cela peut durer près de quarante ans, jusqu'à ce que un beau jour il sorte de cet espèce de sommeil. Et à ce moment-là il reconnaît, il reconnaît ce Dieu qui était là et qui le travaillait pour purifier son cœur et s'unir à lui d'une façon indicible.

 

Voilà, mes frères, la pérégrination qui peut se présenter pour un homme. Mais alors, cela se passe aussi au niveau de la communauté comme telle qui peut vivre des moments où il lui semble que pour elle tout se perd. Elle peut vivre dans le ferveur, elle peut vivre dans la recherche sincère de la volonté de Dieu, et autour d'elle tout à l'impression de se désagréger, de se débander. C'est l'expérience qu'Israël a faite dans le désert, et c'est celle que la communauté et chacun des frères est appelé à faire à son tour.

Donc, pour Saint Benoît, la vie monastique est une Pâque. Dans le désert de la foi, on est suspendu à Dieu. Tous les appuis humains s'en vont. C'est une terre, comme le rappelle souvent le Psaume, déserte, sans eau, sans nourriture. Il n'y a rien, rien que cette colonne de feu et de nuée qui est présence mystique du Christ ressuscité, mais qui échappe à l'emprise des sens et qui est parfois très étrange et très déroutante.

On est suspendu ainsi à Dieu, à sa Parole, à son Amour. Notre vie a ainsi quelque chose d'irrationnel. Elle demande qu'on marche dans la confiance, sans trop savoir où on va, à  travers tout, et qu'on hésite pas à perdre sa vie pour la sauver.

 

Eh bien, mes frères, tout cela est implicitement contenu dans l'institution des doyens. Vous allez peut-être penser que je tire les choses un peu par les cheveux ? Mais non, non, c'est conforme à la Tradition. Je ne fait que rappeler ici des choses que les moines vivent depuis l'origine et que, je suis certain, si nous voulons bien regarder ce qui se passe pour nous dans notre vie personnelle, que nous vivons aussi.

Eh bien voilà, mes frères, encore une petite leçon pour ce soir.

 

Chapitre : Relations des deux branches de l’Ordre depuis les origines.                                         29.10.86

1.   Introduction. (12° et 13° siècles)

    L’exemption des monastères masculins.

 

Mes frères,

 

Lors de la rencontre du Père Abbé Général, du Procureur et de quatre Abbesses avec six représentants de la Congrégation pour les Religieux le 10 Janvier 1986, le Sous-Sécrétai­re de la Congrégation a insisté pour que l'Ordre présente une étude historique de l'Ordre et des relations entre les deux branches depuis les origines. Il s’agirait de dire que nous sommes un seul Ordre, sans souligner notre position particulière, sans faire de compa­raisons avec d'autres Ordres et en établissant clairement que chaque maison est autonome.

Le Cardinal Hamer, une semaine plus tard, a parlé dans le même sens : un document historique fait de préférence par des historiens de l'Ordre, qui ne soient pas impliqués dans ce qu'on veut obtenir. Ce document a été préparé. Il a été remis à la Congréga­tion vers le mois de Juin. Et nous avons appris par la lettre du Père Abbé Général que le 2 Octobre, le Cardinal Hamer n'avait pas encore été mis en possession de ce document.

Entre-temps nous l'avons reçu. J'avais pensé le faire lire au réfectoire, mais ce n'est pas facile à lire. Je pré­fère vous le présenter ici en le ponctuant de quelques mots de commentaire. Ce document se présente sous la forme habituelle : une introduction, une conclusion, et l'historique de l'Ordre est divisé en quatre périodes allant de la fondation, du 12° siè­cle à nos jours.

 

Introduction :

 

            Saint Benoît a écrit sa Règle pour des moines sans aucune référence aux moniales. Il n’a pas légiféré pour sa sœur Scolastique. Il y traite d’autant moins de l’unité avec les moniales qu’il ne parle même pas d’unité pour les moines. Chaque monastère est indépendant et totalement indépendant.

 

Cela signifie que chaque monastère constitue en lui-même un Ordre. Donc, il n'y a pas une règle commune pour les monastères. Saint Benoît a écrit une Règle pour son monastère. Si d'autres ont voulu l'adopter, c'était bien. Mais s'ils ne l'adoptaient pas, c'était tout aussi bien.

Il y avait beaucoup de Règles monastiques à cette époque. C'est Charlemagne qui a imposé la Règle de Saint Benoît aux monastères d'Occident. Donc regardez, nous sommes au-delà de l'an 800.

 

Mais cette totale indépendance ne permettait aux monastères qu’une entraide mutuelle informelle et précaire, lettre d’affiliation par exemple.

 

Donc, les monastères n'étaient pas tenus à s'entraider. Ils le faisaient, oui, de façon informelle, par voisinage, relations entre Abbés ou entre certains frères. C'était pré­caire. Il y avait aussi des lettres d'affiliation. Donc, on s'affiliait quant au spirituel à tel monastère. Il y avait donc des petits liens qui s'établissaient.

 

          Il fallait donc s’y attendre, en 910 apparu la tendance diamétralement opposée. Le monastère Bénédictin de Cluny centralise autour de lui tous les monastères fondés par lui : une seule Abbaye, les fondations ne demeurant que Prieurés gouvernés par elle.

Donc à Cluny, il n'y avait qu'une seule Abbaye, toutes les autres étant des Prieurés. Il y avait un seul Abbé, l'Abbé de Cluny. Et tous les Supérieurs des autres monastères n'étaient pas indépendants. Ils dépendaient tous de l'Abbé de Cluny. Donc c'était diamétralement opposé à la situation créée par Saint Benoît.

 

          La position moyenne apparu en 1098 avec la fondation de Cîteaux par un détachement de moines venus du monastère Bénédictin de Molesmes. Cette position moyenne consiste en ceci : autonomie de chaque monastère.

 

Ce n'est donc pas indépendance, c'est autonomie !

 

          Mais solidarité organisée autour d’une nouveauté : le Chapitre Général annuel et le lien de filiation.

 

Donc nous voyons une parenté se créer entre les monastè­res grâce au lien de filiation. La Maison Mère a des devoirs vis-à-vis de la Maison Fille, et réciproquement.

 

          Tous les Abbés se réunissent annuellement en un Chapitre au cours duquel ils délibèrent des affaires de l’Ordre et, entre autre, des difficultés matérielles que peut rencontrer un monastère.

 

Donc maintenant, il y a toujours l'autonomie de chaque maison, mais chaque maison se sent soutenue et portée par les autres. A partir de là va venir la fameuse question de la collégialité dont nous a si bien parlé Frère Jacques un de ces derniers soirs.

 

          Ces deux institutions ( le Chapitre Général actuel et le lien de filiation) semblent avoir fait la fortune de Cîteaux. Parmi les nombreux Ordres de moines et de Chanoines nés en ce siècle de renouveau que fut le XI° siècle, Cîteaux devint vite le plus célèbre et, vers 1265, donc plus de 150 ans après la fondation de Cîteaux, son institution du Chapitre Général fut imposée à tous les Instituts Religieux avec proposition de s’y faire initier par les Cisterciens qui en connaissaient le mécanisme depuis plus de 150 ans.

 

Ils sont devenus les tuteurs des autres Ordres qui de­vaient adopter obligatoirement maintenant les Chapitres Gé­néraux.

Maintenant, nous allons commencer à entrer dans la pre­mière période de l'Histoire de l'Ordre, le 12° et le 13° siè­cle. C'est divisé en cinq Postes : L’exemption des monastères masculins * L’affiliation des moniales * L’incorporation des moniales * L’exemption des moniales et la clôture des moniales.

 

          L’exemption des monastères masculins.

            L’histoire de cette exemption n’est plus à faire, nombreux sont les auteurs qui l’ont étudiée. Jean Bertold Mane (?) y a consacré toute la deuxième partie de son livre. C’est un livre qui a pour titre : « L’Ordre cisterciens et son gouvernement des origines au milieu du 13° siècle. » Mais plus succinctement, la thèse du Père Sergio Delphino donne les textes ou les références des Documents Romains conférant cette exemption.

 

C'était encore l'âge d'or où les thèses de Théologie et de Droit étaient rédigées entièrement en langue latine. Ce Père Sergio a fait sensation au dernier Chapitre Général au cours duquel, étant Abbé, il a présenté sa démission.

Mais vraiment, c'était un canoniste, le frère Jacques peut en être témoin. Ses interventions étaient toujours très marquées au sceau de la rigueur. Il y avait à ce moment-là, on peut dire trois canonistes éminents qui, vraiment, quand ils intervenaient, c'était pour dire quelque chose. C'était ce Dom Sergio, à côté de lui, il y avait le délégué Espagnol qui s'appelait Erménégilde, et puis il y avait la soeur Collette de Laval. C'étaient les trois canonistes. A côté de ces trois-là, mais les autres vous savez, c'étaient des pareils à moi, mais un peu plus fort quand même. Une fois que ceux-là avaient parlé, c'était bien !

 

          Dan son livre « Histoire de l’Ordre de Cîteaux », un espagnol, le Père Lorenzo Herrera donne une abondante bibliographie sur le sujet. Dans le cadre du présent travail, il suffira donc de l’affirmer sans reprendre une étude aux sources.

 

Donc ici, on ne fait pas une étude historique des sour­ces. On affirme. La Congrégation des Religieux doit donc se référer à ces ouvrages et à ces thèses si elle veut de plus amples informations, ou bien si elle veut être certaine qu'on n'avance pas d'erreurs.

 

          Au XII° siècle, l’exemption se présente encore sous l’aspect d’un Droit en formation.

 

L'exemption, ça veut dire l'exemption de la juridiction épiscopale. Donc, les monastères ne dépendraient pas de l'évêque diocésain.

 

          Ce qui explique les nombreuses Bulles pontificales obtenues au cours de ce siècle, se confirmant et se précisant l’une l’autre, tantôt en vue de soustraire les Abbayes à la juridiction d’évêques simoniaques qui ne songeaient qu’à les rançonner….

 

Les évêques simoniaques, ce sont les évêques qui avaient acheté leur fonction d'évêque. C'est l'histoire de Simon le magicien qui voulait acheter le pouvoir d'opérer des miracles. Au Moyen-âge on achetait la fonction. On versait autant et on devenait évêque, évêque simoniaque.

Mais alors, il fallait soustraire les monastères à la juridiction de tels évêques qui n'étaient pas canoniquement élus. Donc, qui ne songeaient qu'à rançonner les monastères. C'était une façon de piller. C'étaient des brigands.

 

          ….tantôt pour les soustraire à des évêques participant d’un anti-pape.

Vous savez, il y avait un Pape, puis des évêques éli­saient un autre Pape. Ou bien un empereur nommait un autre Pape. Il y avait donc deux Papes, un légitime et un anti-pape. Alors le Pape légitime exemptait les monastères de la juri­diction des évêques partisans d'un anti-pape.

 

…..ou pour remercier les monastères de leur prise de position.

 

Pour remercier un monastère, le Pape lui donnait l'exemp­tion. Voyez, il y avait beaucoup de mouvement.

 

          Au tout début de l’Ordre, conformément au Canon 4 du Concile de Calcédoine, les Cisterciens ne s’établissaient jamais dans un diocèse sans l’autorisation de l’Evêque. Et même sous l’influence de Saint Bernard (+1153), ils étaient opposés à l’exemption.

 

Donc, les Abbés Cisterciens au début de l'Ordre étaient opposés à l'exemption. Ils ne voulaient pas être exempt de la juridiction épiscopale.

 

          Cependant, le premier à obtenir un commencement d’exemption, ce fut Saint Bernard lui-même. Ayant su par son zèle, lors du schisme d’Anaclet II, ramener à l’unité rois, princes et prélats, il a obtenu pour l’Ordre en 1132 l’exemption d’assister aux Synodes Diocésains.

 

Donc c'était déjà quelque chose ! On ne devait plus se rendre aux Synodes Diocésains. Mais ce n'était pas encore l'exemption totale.

 

          En 1152, donc avant le décès de Saint Bernard, le Pape Eugène III, cistercien lui-même, accordait la faveur de continuer le service divin malgré un Interdit Général, chose alors fréquente.

 

Donc, on frappait d'interdit une terre ou un diocèse. Et pendant ce temps-là, on ne pouvait plus y exercer aucun acte de culte. Eh bien les cisterciens, eux, pouvaient continuer à célébrer l'Office Divin sur des terres frappées d'interdit. Voyez, on commence à être exempts de certaines choses, soit qui touchent les évêques, soit qui touchent les diocèses.

 

          En 1165, Alexandre III, reconnu grâce à l’appui cistercien Pape légitime contre Pierre de Léon, permettait à l’Abbé d’introduire : salvo ordinae nostro  dans la formule de serment qu’il devait faire à l’évêque au cours de sa bénédiction abbatiale

 

Donc, au cours de la bénédiction Abbatiale, l'Abbé cis­tercien devait promettre fidélité à l'Evêque du diocèse. Mais on introduisait la formule : étant saufs les droits de notre Ordre.

 

          En 1169, le même Pape permettait l’entrée en fonction de l’Abbé sans la bénédiction Abbatiale si l’Evêque faisait des difficultés.

 

Donc, si l'Evêque ne voulait pas bénir un Abbé, eh bien, l'Abbé pouvait tout de même entrer en fonction.

 

          En 1184, avec la Bulle « Monasti ……….. » Lucius III accordait définitivement l’exemption épiscopale.

 

            Donc l’exemption est acquise définitivement en 1184. C’est près de 200 ans après la fondation de Cîteaux.

 

          Il est d’ailleurs facile de voir que la vigilance de l’Evêque ne pouvait pas être plus efficace que le Chapitre Général et la Visite Régulière annuelle faite par le Père Immédiat dans toutes les maisons de sa filiation, prescrite par la Loi Fondamentale de l’Ordre, la Carta Caritatis.

 

Donc, vous avez déjà ici quelque chose qui est encore valable aujourd'hui: c'est que la vigilance pastorale exer­cée par le Chapitre Général et lors de la Visite Régulière faite par le Père Immédiat est plus efficace que la vigilan­ce exercée par l'Evêque. Voyez déjà pour ce qui concerne la clôture des moniales, c'est une vérité qui est encore bien valable aujourd'hui.

 

Chapitre : Relations des deux branches.         30.10.86

      2. Affiliation des monastères féminins.     

 

Mes frères,

 

Ce soir nous allons voir ce qui nous est dit à propos de l'affiliation des monastères féminins. Affiliation est différent d'incorporation. Par exemple, les Bernardines d'Esquermes sont affiliées à notre Ordre. Elles n'en font pas partie. Les cisterciennes de la Fédération de Las Vegas sont affiliées à notre Ordre. Elles n'y sont pas incorporées. Elles désireraient être incorporées. Il y a une différence entre les deux.

 

          Affiliation des monastères féminins :

Molesmes comptait plusieurs moines dont les épouses étaient encore vivantes au point qu’il avait fallu fonder le monastère de July-lez-Nonin pour que ces épouses puissent s’y retirer et consacrer leur vie à Dieu elles aussi ;

            Ce sont des situations qu'on ne connaît guère aujourd'hui !

 

          Cîteaux ne tardera pas à connaître la même situation. Vers 1112 arrivaient Saint Bernard accompagné d’une trentaine de chevaliers dont plusieurs étaient mariés. Et Saint Bernard continuait à conseiller fortement aux époux de quitter les liens du mariage afin d’assurer leur salut.

 

Vous voyez, c'était une façon comme une autre d'assurer le recrutement dans les Abbayes. Est-ce que on pourrait ten­ter cela aujourd'hui ? Mais enfin, c'était la situation à l'époque, on se convertissait en famille, en foyer. Aujourd'hui, nous trouvons des foyers qui se convertis­sent ensemble. Ils entreront dans un mouvement charismatique. C'est très fort aujourd'hui. Mais ils ne se séparent pas, l'un entrant dans un monastère de moines, l'autre dans un monastè­re de moniales. Cela se passait ainsi à l'époque de Saint Bernard.

 

Etienne fut donc appelé vers 1120, 1125, une dizaine d’année après l’arrivée de Saint Bernard, à s’occuper de la fondation féminine du Tart à 12 Km de Cîteaux dont elle prendrait graduellement les usages.

 

Comment le monastère du Tart a-t-il été fondé ? On nous le raconte en note :

 

Les époux Arnold et Amélie Cornut avaient une fille au monastère de July, Isabelle, veuve d’un certain Humbert Magit. Elle quitta July avec quelques compagnes pour fonder Tart sous la direction spirituelle d’Etienne Harding, fondation financée par ses parents.

 

Donc voyez, ce monastère de moniales bénédictines fonde un monastère à proximité de Cîteaux. Donc les épouses des che­valiers qui entraient à Cîteaux vont donc tout naturellement être dirigées vers le Tart. Cela nous paraît drôle, mais en­fin, c'était comme ça à l'époque.

 

          Mais July était un monastère bénédictin. Et ce n’est que petit à petit que Etienne qui était leur directeur spirituel introduisit dans cette fondation les usages de Cîteaux.

 

C'était difficile de faire autrement !

 

          On considère généralement 1132 comme la première année de vie totalement cistercienne.

 

Donc il a fallu une dizaine d'années pour que ce monas­tère du Tart passe de l'observance bénédictine qui était pro­bablement Clunisienne à l'observance cistercienne pure. Et ça c'est opéré lentement grâce à la bienveillance et à la sage direction de Saint Etienne, et par le fait aussi que entraient dans ce monastère des dames dont les maris étaient moines à Cîteaux ou alors plus tard à Clairvaux.

         

            Mais il faut observer que Saint Etienne s’est occupé de ce monastère à titre purement personnel, et en quoi plusieurs Abbés ne tarderont pas à imiter son exemple.

 

Donc, ce n'est pas la communauté de Cîteaux qui a pris en charge Le Tart, c'est Saint Etienne à titre personnel. Probablement que les moniales se sont adressées à lui. Il n'a pas couru derrière. Et de plus, je le rappelle, il avait tout de même certaines obligations. Il était un peu là l'ange gar­dien de ces sages épouses devenues moniales, alors qu'il était le père des maris qui étaient devenus ses fils.

Voyez la situation ! Mais ça se fait de façon tellement naturelle, ça n'a pas été cherché ni voulu. Ce n'est pas une fondation qui est sortie comme ça du cerveau ou même du coeur de Saint Etienne. Non, c'est providentiel. Alors, d'autres Abbés ne tarderont pas à imiter son ex­emple.

 

            Plusieurs monastères féminins de vie cistercienne sont ainsi devenus bénéficiaires de l’assistance spirituelle et souvent matérielle d’un Abbé voisin.

           

            Mais ne l'oublions pas, c'est l'Abbé à titre personnel, ce n'est pas la communauté comme telle.

 

          Mais tout au long de ce XII° siècle, on ne voit à aucun moment le Chapitre Général s’occuper des maisons féminines.

 

Donc pendant cent ans, pendant plus de cent ans, le Chapitre Général ne légifère jamais à propos de maisons fémi­nines. On voit bien que c'est une affaire personnelle de cer­tains hommes.

 

On ne légiférait pas pour elles et un net parti pris d’exclusion régnait dans les hautes sphères de l’Ordre.

 

Donc, les hautes sphères de l'Ordre ne voulaient pas de monastères féminins: un net parti pris d'exclusion. Il faut dire que quand on est au Chapitre Général et dans les Conférences Régionales, on sent que ça existe encore aujourd'hui chez certains Abbés qui voudraient, comme on dit vulgairement, larguer les moniales. Et la Mère Michael de Klaarland, qui a un nez très fin, elle ne se gêne pas pour le dire en public. Elle a son franc-parler et elle sait très bien à qui elle s'adresse sans avoir l'air de rien...

 

          Cet ostracisme ne pouvait cependant pas durer indéfiniment….

 

 

Chapitre : Récollection du mois de novembre.    01.11.86

      Dernière récollection de cette année liturgique.

­

Mes frères,

 

Ce soir va s'ouvrir la dernière récollection de l'année liturgique présente. Je vais vous adresser maintenant les pa­roles que je comptais vous dire à cette occasion, car comme c'est la fête de la Toussaint, nous aurons la bénédiction du Saint Sacrement à l'heure de Complies.

Ces paroles ne peuvent être que des paroles d'encourage­ment car notre fin, notre bienheureuse fin est proche, et avec elle l'aboutissement de notre vocation. Je désire que ce fonde la glace de mon égoïsme. Je dési­re devenir goutte d'eau lustrale dans laquelle la Trinité puis­se se reconnaître.

L'année liturgique s'achève et le jour du Seigneur n'est pas éloigné. Chaque minute qui passe nous en approche. Et no­tre propos monastique est d'anticiper ce jour, d'en hâter la venue, d'entraîner vers lui tous nos frères les hommes.

 

Le moine se détache des oeuvres de la chair pour se don­ner aux oeuvres de l'Esprit, et ainsi il accélère la rédemp­tion du monde. Saint Benoît vient de nous le rappeler à sa ma­nière : livré à la mortification de la chair afin que l'âme soit sauvée au jour du Seigneur. Et ainsi, on s'avance vers le sommet de l'humilité et à ce moment, on a franchi les portes de la mort et on se tient' devant Dieu portant son propre péché et celui de tous les hommes, et le coeur baigné d'une immense espérance.

Mes frères, ceci,nous devons le réaliser maintenant, avant ce qu'on appelle notre fin biologique. C'est cela une vie monastique accomplie. Le moine s'offre ainsi à être de suite ce que l'humanité sera demain, une flamme de lumière qui danse dans la lumière qu'est Dieu.

 

Naturellement pour exprimer cette beauté, il faut user d'images, de symboles teintés de poésie. Mais si notre coeur est ouvert à la vie contemplative, à ce moment nous compre­nons, nous saisissons intuitivement ce que Dieu attend de nous, ce qu'il est déjà en train de réaliser.

Je suis heureux d'être un homme infime portion de matiè­re. Pourquoi ? Mais parce que Dieu lui-même a voulu devenir homme. Et je me livre à Dieu pour que l'incarnation puisse se prolonger en moi, que Dieu puisse devenir tout en moi, et qu'ainsi le monde nouveau soit présent au coeur du monde an­cien.

Et c'est ainsi que le commencement et la fin du monde coïncide en une fulgurante apparition. Je suis l'alpha et l' omega, le commencement et la fin, chante le Christ dans le coeur du moine qui s'est donné entièrement à lui, dans le coeur où le Christ peut enfin occuper toute la place.

 

Mes frères, au terme de l'année liturgique nous ne devons pas avoir peur de contempler la réussite de notre vie. Où que nous soyons arrivés dans notre ascension spirituelle, sachons que le temps de Dieu ne se mesure pas à l'échelle du nôtre. L'obéissance aux vouloirs divins est la nacelle de notre ascension, et elle peut en une fois nous élever jusqu'au seuil du Royaume.

Je dirais presque que cet ascenseur qu'est l'obéissance avance par degrés - c'est d'ailleurs une image de Saint Be­noît - des degrés d'humilité. Pendant un temps il nous semble qu'il n'arrive rien, puis brusquement nous nous trouvons de­vant un seuil. Oui, nous nous trouvons devant une marche, un degré, une étape que nous devons franchir.

Nous nous trouvons devant un trou, un abîme au-dessus duquel nous devons sauter. Et de l'autre côté, la vie est changée pour nous. Notre regard ne voit plus les choses comme il le voyait auparavant. Il s'est passé en nous une métamorphose - une petite peut-être - mais ce n'est plus après comme avant.

 

Eh bien, mes frères, la fête de tous les saints, et d'ici quelques jours plus particulièrement la fête des saints moines et moniales qui nous ont précédés dans cette ascension, dans cette lutte, cette fête nous dit que l'espérance jamais ne déçoit. Et nous obtenons de Dieu autant que nous osons es­pérer.

N'ayons donc pas peur, mes frères, d'espérer tout, d'es­pérer les choses les plus folles. Et la plus folle de toute, c'est de devenir soi-même le temple de l'Esprit, d'être entièrement possédé par le Christ. Et dans la pénombre, mais une pénombre déjà lumineuse, pouvoir contempler Dieu. Et ainsi se nourrir et devenir de plus en plus ce qu'il attend de nous pour sa gloire à lui et pour le réconfort et le salut de tous nos frères les hommes.

 

Homélie : Fête de la Toussaint.                 01.11.86*

      Notre réponse libre au Christ.

 

Mes frères,

 

Si c'est en vérité que nous honorons la foule immense des saints, nous accepterons d'entrer dès maintenant dans la co­horte des pauvres, des doux, des miséricordieux, des désolés, des brimés, des pacifiques, des affamés ; nous marquerons notre accord sur le programme de vie que le Christ nous propose ; nous consentirons à nous vider de nous-mêmes, à déposer toute prétention, tout point d'honneur, à ouvrir nos yeux à une vi­sion nouvelle ; nous revêtirons Dieu lui-même et nous devien­drons étrangers dans un monde dominé par l'appétit du pouvoir, par les convoitises de la chair, par l'orgueil de la vie.

 

Le Christ seul est le chemin, la vérité et la vie. Il ne cherche pas à nous séduire par des appâts fallacieux. Non, d'entrée en jeu il nous offre un bonheur en violent contraste avec tout ce que instinctivement nous imaginerions, nous sou­haiterions. Il nous fait confiance et il attend notre réponse, une réponse qu'il veut libre. Et cette réponse ne va pas de soi. Elle est dure à donner. Elle est toujours à redonner.

Le Voyant de l'Apocalypse nous dit que permettre au Christ de revivre en nous son mystère d'amour est une grande épreuve. Elle est une sorte de martyre qui entraîne un retournement entier de notre être. C'est la condition requise pour recevoir un manteau de lumière et être comme Dieu.

Mes frères, le programme que le Christ vient d'étaler sous nos yeux est la contrepartie de cette tentation première à laquelle l'homme a succombé: vouloir être comme Dieu en suivant la route de la rapine, la route de la violence, la route de l'auto exaltation.

 

C'est voué à l'échec ! Il a fallu que cet échec se pré­sente pour que les yeux de l'homme se dessillent et que main­tenant au cours des siècles, lentement, péniblement, il s'ef­force de remonter le chemin, la pente sur laquelle il avait si lamentablement glissé. Mais comme je le disais ce matin, la nacelle de notre remontée, c'est maintenant un abandon confiant, total au vou­loir de Dieu sur nous, quel que soit ce vouloir.

Il nous redresse, il nous rectifie. Et ce vouloir, nous le savons, passe maintenant par la pauvreté alors que nous voulons être riches, par la pureté alors que nous avions suc­combé à la convoitise, par la justice alors que nous étions placés à l'intérieur du péché, par la désolation alors que nous avions voulu rire avec le démon. Il passe par l'incom­préhension parce que nous avions été en assonance avec la voix tentatrice.

Mes frères, les saints nous disent que ce labeur et que cette réussite ne sont pas impossibles. Ils étaient faibles comme nous, mais ils ont cru à l'amour de Dieu. Et la merveil­le s'est opérée pour eux. Dans l'Eucharistie de ce jour, nous demanderons la même foi pour nous-mêmes, pour chacun d'entre-nous, pour tous ceux que nous portons en nous, afin que notre communion soit par­faite, entière dans la misère qui est la nôtre aujourd'hui, dans l'espérance qui nous conduit au-delà de nous-mêmes, afin qu'un jour que nous espérons tout proche nous puissions par­tager entièrement le sort de tous les saints, ici bas et pour l'éternité.

 

                                                                                                    Amen.

 

 

Chapitre : Fête de Saint Hubert.                 03.11.86

      Prendre la mesure de sa faiblesse.

 

Mes frères,

 

L'aventure de Saint Hubert nous rappelle une évidence qui pourrait parfois nous échapper. C'est qu'il est indispen­sable dans une vie spirituelle qui évolue normalement de ren­contrer sur sa route un événement qui déclenche une sorte de crise au sein de laquelle on découvre sa propre faiblesse et qu'on en prend toute sa mesure. C'est ce qui a dû arriver à Saint Hubert qui était, com­me la légende nous le dit, un grand seigneur qui vivait lar­gement, qui avait du loisir pour se livrer au sport de la chasse. Et un jour, il est tombé à genoux devant un animal qu'il allait probablement tuer et qui portait inscrit sur ses bois     le nom et la personne du Christ. C'est assez extraordinaire!

Je pense que sous cette légende il faut précisément voir ce fait que l'homme doit un jour, au milieu de ses occupations les plus banales, rencontrer le Seigneur Jésus et capituler devant lui. Or, il ne peut capituler qu'au sein de l'humiliation. Il doit s'écrouler devant le Seigneur lorsqu'il a pris mesure de ses forces, lorsqu'il se trouve devant une sorte d'impossibi­lité, devant un élément qui en lui est plus fort, qui l'empêche, qui le retient, qui le bloque, qui le cale. On peut trouver autant de mots qu'on le désire dans le vocabulaire d'aujourd'hui.

Et se trouvant alors dans cette impuissance radicale qua­si absolue, il n'y a plus qu'un seul recours, c'est d'avouer qu'on n'est rien et d'accepter qu'on a besoin du secours d'un autre pour pouvoir faire le bond, faire le saut, et aller plus loin. Si on reste toujours dans cet état, et bien on n'avance plus, c'est à dire qu'on prend le risque d'un bel avortement. On peut devenir un personnage respectable, mais on ne devient jamais un homme spirituel. On a raté sa vie monastique.

 

Mes frères, cette expérience de l'humiliation, Saint Hu­bert l'a faite. Il y a consenti. Lorsqu'elle se présente sur notre chemin, je pense que nous devons avoir la grandeur d'âme et la noblesse de l'accepter à notre tour. Car s'avouer vaincu, s'avouer petit, s'avouer vulnérable, et aussi s'avouer mauvais, s'avouer méchant, reconnaître qu'il y a au fond du coeur des marécages nauséabonds, eh bien, ça ne diminue pas un homme, ça le grandit, rien qu'au plan humain déjà, mais alors au plan surnaturel, c'est l'endroit où Dieu attend quelqu'un pour le faire passer à un univers autre qui est le Sien.

Il arrive parfois qu'au cours de la même vie monastique la même épreuve se répète plusieurs fois. C'est que Dieu a eu pitié de l'homme et qu'au lieu de le jeter à terre une bonne fois, il lui envoie de petites humiliations parce qu'il mé­nage la faiblesse de cet homme qu'il aime et auquel il veut s'unir pour l'éternité, cet homme qu'il veut métamorphoser, en faire un autre lui-même.

Je pense que le Christ a fait lui aussi cette expérience. On va dire qu'il n'en avait pas besoin puisqu'il était le Fils de Dieu. D'accord, mais il était aussi le fils de l'homme et il en avait besoin, justement pour épouser notre humanité jusqu'au plus extrême de sa faiblesse. Il a été tenté en tout, nous dit l'Ecriture, mais il n'a pas commis le péché.

 

Il a donc connu lui aussi ces moments tragiques où il se trouvait devant une option. Par exemple celle-ci : Lorsque ses disciples dans leur majorité lui ont tourné le dos, il aurait pu dire : « Je reprends mes paroles et puis je vous garde auprès de moi. » C'est une tentation qui a peut-être traversé son es­prit ? Mais il a préféré voir son oeuvre basculer dans l'échec plutôt que de renoncer à la vérité qu'il devait incarner.

Et à quoi je suspecte qu'il a été tenté, mais c'est dans cet autre récit de la tentation où l'univers lui a été présen­té comme pouvant devenir son domaine à lui. Il aurait été le prince de ce monde, mais à condition, à condition de rester du monde, de se prosterner devant les puissances du monde qui se seraient mises à son service, mais qui en fait l'auraient asservi.

Mes frères, voilà une petite leçon que Saint Hubert peut nous donner. Pour ce qui me regarde, je l'accepte bien volon­tiers. Et j'espère qu'elle ne sera perdue pour aucun d'entre vous, car à mon avis elle est très belle et elle peut nous conduire très loin si nous l'acceptons...Peut-être pas de bon coeur, parce que l'épreuve n'est jamais acceptée de bon coeur, l'humiliation n'est jamais reçue dans la joie, mais disons de grand coeur, parce qu'elle nous vient de ce Père qui nous aime et qui veut faire de nous ses véritables fils.

 

Mais voilà, je voulais continuer à lire le document pré­paré pour la Congrégation des Religieux, mais en entendant cette petite lecture de la Règle, je me suis dit que je pou­vais vous dire quelques mots au sujet de Saint Hubert. Car en fait, ce que Saint Benoît nous dit ici n'est pas sans rapport avec ce que je viens de vous exposer. Car il par­le du frère qui a commis une faute, et une faute sérieuse, une faute qui a scandalisé la communauté. Et il a fallu excommu­nier ce frère, donc le mettre au ban de la communauté. Il ne fait plus partie de la communauté.

Eh bien celui-là, Saint Benoît ne peut tout de même pas l'abandonner. Il faut que par la prière des frères, surtout par la prière de l'Abbé, il essaye de récupérer ce frère. Or l'Abbé ne peut faire cela que si lui-même a été affronté à l'épreuve, s'il s'est trouvé lui aussi au bord de la désertion, mais que en fait, s'humiliant devant Dieu, il a accepté Dieu tel qu'il était, il s'est accepté tel qu'il était.

Et dans cette rencontre au sein de la vérité, il a été sauvé. Il est passé du côté de Dieu et alors, maintenant, il peut aider les frères à opérer la même démarche, même le frè­re qui a lourdement fauté et qui a dû subir le châtiment le plus grave d'être coupé des autres, c'est à dire d'être coupé du corps de la communauté, du corps du Christ et d'être mis en danger de périr...

 

Chapitre : Relations des deux branches.         05.11.86

      3. Incorporations féminines imposées.

 

Mes frères,

 

Nous avons vu que tout au long du XII° siècle, plusieurs monastères féminins de vie cistercienne avaient été pris en charge à titre personnel par des Abbés voisins. Il s'agissait de ce que on pourrait appeler aujourd'hui une affiliation. Quand au Chapitre Général, jamais on ne le voyait s'occuper de maisons féminines.

Cette situation ne pouvait durer indéfiniment.

 

          Le siècle suivant vit de très nombreux monastères féminins totalement incorporés dans l’Ordre. Mais le Chapitre Général n’a pas manqué de mettre des conditions précises pour limiter ce nombre, sans beaucoup de succès d’ailleurs aux yeux du Chapitre Général qui obtint enfin en 1251 d’Innocent IX la Bulle « Paci et tranquillitati vesti ? » par laquelle le Saint Siège renonçait à imposer à l’Ordre des incorporations sauf mention expresse de cette Bulle.

 

Donc, le Siège Apostolique imposait des incorporations à l'Ordre de Cîteaux. Et il a fallu que le Chapitre Général intervienne afin d'obtenir une Bulle par laquelle le Saint Siège renonçait à imposer à l'Ordre des incorporations. D'où venaient ces monastères féminins incorporés ? Nous n'en savons rien. Probablement des monastères de moniales bénédictines.

 

          Un document de l’Abbé Guy II de Cîteaux vers l’an 1200 nous apprend que le Tart était Maison-fille de Cîteaux à l’égal des Abbayes d’hommes déjà du temps de Saint Etienne…..

 

Ici, il y a une petite entorse avec ce que nous savons d'autre part. Mais vous savez, à cette époque-là, une centai­ne après environ, c'était extrêmement long.

         

          ….et que le Tart devenu tête d’une nombreuse filiation de monastères féminins tenait parallèlement à Cîteaux des Chapitres d’Abbesses qu’on appelait grandiosement Chapitres Généraux ; et cela le 29 septembre de chaque année sous la présidence de l’Abbé de Cîteaux.

 

Donc, après le Chapitre Général des moines qui se tenait au mois de septembre à Cîteaux, les Abbesses de la filiation du Tart venait au Tart. Et puis là, elles tenaient aussi un Chapitre d'Abbesses qu'elles appelaient pompeusement Chapitre Général, et sous la présidence de l'Abbé de Cîteaux. Voyez, tout ça est encore très informel.

 

          Cependant encore à la fin du XII° siècle, le Chapitre Général des Abbés ne reconnaissait pas comme membres de l’Ordre ces monastères féminins, même s’ils suivaient exactement les usages de Cîteaux sous la bienveillante direction spirituelle d’un Abbé cistercien.

            Et quand Alphonse VIII de Castille a demandé en 1187 au Chapitre Général de Cîteaux d’ordonner aux Abbesses cisterciennes espagnoles de se réunir en Chapitre à Las Vegas, le Chapitre des Abbés a encouragé les Abbesses à se réunir, mais il s’est reconnu incompétent à donner des ordres.

 

Cela se comprend puisqu'il ne les reconnaissait pas com­me monastères cisterciens, il n'avait pas d'ordres à leur donner. Il donnait un conseil : il encourageait les Abbesses à se réunir en Chapitre à Las Vegas. Or, maintenant ce monastère existe toujours avec 27 mo­nastères dans une Fédération qui voudrait bien être incorpo­rée à l'Ordre maintenant. Cela fait un fameux problème !

 

Imaginez 27 monastères de moniales qui d'un seul coup arriveraient dans l'Ordre. Aussitôt les moniales, je pense, les Abbesses seraient aussi nombreuses que les Abbés, si pas au-delà ? Enfin, c'est un problème qui regarde le Chapitre Général de l'année prochaine.

 

          C’est dans les Actes du Chapitre de 1213 que pour la première fois on parle de monastères de moniales incorporés dans l’Ordre. Jusque là, certains monastères féminins suivaient les usages cisterciens sans être rattachés à un monastère masculin. Il fallait les mentionner pour les exclure de la présente étude.

 

Vous voyez, c'est assez compliqué ! Donc, il y avait des monastères féminins qui suivaient les usages cisterciens et qui étaient sous le soin pastoral d'un Abbé cistercien. Ceux-là pouvaient être rattachés à l'Ordre. Mais il y avait d'autres monastères qui n'étaient pas rattachés du tout à un monastère masculin et qui suivaient quand même les usages cisterciens.

 

          Mais très nombreux étaient ceux qui non seulement suivaient les usages cisterciens, mais aussi se rattachaient à un monastère masculin voisin dont l’Abbé prenait personnellement en charge avec le titre de Père Immédiat.

            La décision n°3 du Chapitre Général de 1213 amène la plupart des historiens à croire que déjà plusieurs monastères étaient considérés incorporés pratiquement par voie de prescription, le Chapitre Général comme tel acceptant la responsabilité des monastères dont plusieurs Abbés s’étaient chargés à titre personnel.

 

Donc, des monastères féminins étaient considérés incor­porés pratiquement par voie de prescription. Il s'agit ici d'une coutume qui s'était sans doute glissée suivant laquelle le Chapitre Général quand même acceptait de s'occuper de cer­tains monastères féminins qui étaient sous la responsabilité personnelle de certains Abbés. Eh bien, c'était déjà une sorte d'incorporation, vous voyez, une incorporation pratique même si ce n'était pas en­core officiel. Et il semble que cette décision de 1213, c'était la reconnaissance officielle du fait accompli.

 

            De ce jour, le Chapitre Général entend prendre les choses en main. Il faut citer cette décision puisque on y parle la première fois d’incorporation dans l’Ordre :

            Il est décidé par l’autorité du Chapitre Général que les moniales qui sont déjà incorporées à l’Ordre, elles n’auront la libre sortie (c'est-à-dire qu’elle ne pourront pas sortir de la clôture) si ce n’est avec la permission de l’Abbé sous la juridiction duquel elles se trouvent.      

 

Maintenant, les moniales qui seront incorporées par après, on ne les admettra à l'Unité de l'Ordre qu'à condition d'être parfaitement incorporées. Donc elles feront, mais vraiment, parties de l’Ordre. C’est penitus in claudenda. Donc elles seront incluses, enfermées dans l'Unité de l'Ordre. Vous voyez, c'était très fort !

 

            L’Ordre masculin n’avait pas souhaité une incorporation des moniales. Mais il n’a pu s’y refuser devant les signes des temps perçus comme voix de la Providence.

 

Cela s'est fait tout seul ! Vous savez, la vie est plus forte que tout. C'est impossible d'endiguer la vie, impossi­ble ! Ce n'est pas le Droit qui crée la vie. Le Droit doit s'adapter à la vie pour la diriger, pour l'endiguer, pour la faire fructifier, pour l'épanouir, jamais pour l'étouffer.

 

          Les signes des temps, quels étaient-ils ? Les besoins des moniales, souvent l’intervention des autorités civiles ou ecclésiastiques même Papale.

 

            Donc, c’est Rome qui imposait alors des incorporations !

 

          C’est donc officiel : depuis 1213 certaines moniales cisterciennes sont incorporées dans l’Unité de l’Ordre.

 

N'oublions pas que notre monastère a été fondé en 1230. Donc il a été, lui, de suite incorporé dans l'unité de l'Ordre sous la paternité directe de l'Abbé de Cîteaux. Donc il était doublement incorporé : à l'Ordre et rattaché au mo­nastère de Cîteaux.

Et c'est la dernière maison qui subsiste, les autres ont disparu. Cîteaux n'a plus qu'une seule Maison-fille d'origi­ne, Saint Remy. Les autres, c'est rajouté après. Et il n'y a jamais eu de deuxième Ordre cistercien. Donc, comme le deuxième Ordre Franciscain ou le Tiers ordre francis­cains, ça n'existe pas chez nous. Il n'y a pas un deuxième Ordre qui serait les moniales.

 

          Les moniales étaient incorporées dans l’unique Ordre ou bien formaient un Ordre complémentaire autonome. Mais l’incorporation obligeait à fournir des aumôniers pour le service liturgique et des convers pour les gros travaux. Le danger que comportait cette mixité paraissait aux cisterciens contraire à leur aspiration contemplative. Ils ont voulu se prémunir contre ce danger en se chargeant eux-mêmes de la clôture des moniales.

 

Oui, les dangers de la mixité...l'aumônier et puis les convers. A Clairefontaine, à Soleilmont, à Brialmont il y a un convers. Aux Etats-Unis, à Wrentham, là, j'ai tout de même vu deux convers de Spencer qui étaient là en permanence. C'est eux qui faisaient vraiment les gros travaux. Elles ont une grosse exploitation agricole. Et ces deux convers étaient deux ingénieurs agronomes. Aux Etats-Unis c'était un peu une sorte de luxe pour tous ces gens qui avaient fait de hautes études universitaires d'être convers. La conversion était ainsi totale, ils avaient renoncé à tout.

Donc, la mixité est contraire à l'aspiration contempla­tive des cisterciens. Pourquoi contraire à l'aspiration con­templative ? Mais parce que ça vaut pour les moniales et ça vaut aussi pour les moines. Lorsqu'un moine vit dans l'entou­rage de personnes de l'autre sexe, il n'y a rien à faire, l'homme est ainsi fait qu'il sera distrait du don total de sa personne à Dieu et au Christ par la présence de femmes, même de moniales. Il en sera distrait à moins d'être arrivé à un très haut degré de vie contemplative qui lui permet alors d'être quasiment comme un ange de Dieu. Et ça vaut aussi pour les moniales ! Voyez le risque !

Alors ils ont voulu se prémunir en se chargeant eux-mêmes de la clôture des moniales. Donc les moniales étaient en clô­ture et les convers et l'aumônier étaient dehors.

 

          La clôture des cisterciennes, ce sont les cisterciens qui en ont fait les lois. Et ils s’en sont fait les gardiens comme condition d’incorporation dans l’unité de l’Ordre.

 

          Nous l’avons vu, ils le disaient :

 

            Elles n’auront pas la liberté de sortir si ce n’est avec la permission de l’Abbé (disons du Père Immédiat) ce qui annonce l’exemption des moniales. Clôture et exemption des moniales ont une origine commune et appartiennent à notre patrimoine.

 

Vous voyez ici déjà percer le bout de l'oreille pour la question de la clôture des moniales aujourd'hui.

Eh bien voilà, nous en resterons là pour ce soir. Vous voyez que c'est intéressant de faire comme ça une petite exploration à travers les siècles. C'est un peu cette machine à remonter le temps. Je ne sais plus qui l'avait inventée, mais il avait une machine et il pouvait remonter le temps et aller voir tout ce qui se passait dans les siècles antérieurs.

C'est un peu le rôle des historiens sérieux. C'est ce que nous sommes en train de faire maintenant. Et nous compre­nons un peu mieux alors notre situation d'aujourd'hui, la nô­tre et celle des moniales.

 

Chapitre : Relations des deux branches.         06.11.86

      4. L’exemption des moniales.

­

Mes frères,

 

En 1213 Le Chapitre Général a finalement donné son accord sur l'incorporation des moniales dans l'Unité de l'Ordre, mais à condition que le Chapitre ait le contrôle de la clôture, con­trôle qui serait exercé par le Père Immédiat agissant au nom du Chapitre Général.

 

La clôture des cisterciennes, ce sont les cisterciens qui en ont fait les lois et s’en sont faits les gardiens comme condition d’incorporation dans l’unité de l’Ordre.

 

En acceptant d'incorporer les moniales dans l'Ordre, les cisterciens ont exigé qu'elles jouissent elles aussi de l'ex­emption Episcopale, les Abbés étant mieux placés que les Evê­ques pour exercer efficacement et fructueusement juridiction sur elles. Clôture et exemption des moniales vont de pair. Elles ont une origine commune et elles appartiennent au patrimoine cistercien.

 

Les cisterciens étaient durs car les Chapitres Généraux de 1244 et 1245 ont averti qui de droit de ne plus incorporer de monastères de moniales à moins de posséder des lettres de l’Evêque et de l’Eglise Cathédrale établissant l’exemption de toute juridiction épiscopale.

 

On est loin de là aujourd'hui ! Il se passe encore aujourd'hui des choses très, très étranges. Le Père Abbé de West­malle va faire la Visite Régulière à Clairefontaine au début du mois de Décembre. Mais voilà que maintenant le Vicaire Gé­néral de Namur va faire la Visite Canonique un de ces jours ! Donc, mettons vers la fin novembre, il va voir la communauté et chacune des soeurs en particulier. Puis, trois semaines après, Visite Régulière par l'Ordre.

Je pense que c'est sans doute un cas unique dans toute l'Eglise que le diocèse de Namur parce que je n'ai jamais en­tendu dire cela ailleurs. Voyez ces pauvres moniales, elles étaient beaucoup mieux en 1244, 1245 car :

 

          La décision en note du Chapitre Général de 1244 se lit comme suit : Le Chapitre Général décide et ordonne que ceux auxquels est confié le contrôle d’une maison de moniales récemment fondée ou incorporée à l’Ordre…..qu’ils n’y envoient là-bas aucun groupe (s’il s’agit d’une fondation) ou bien qu’ils n’incorporent à l’Ordre une maison déjà existante aussi longtemps qu’ils n’aient pas reçu un écrit des autorités diocésaines au terme duquel il est bien affirmé que ces moniales sont déliées, qu’elles sont exemptes de toute juridiction épiscopale en conformité avec les Statuts de l’Ordre.

 

Voyez un peu comme ils étaient durs !

 

          Dans le Document déjà cité d’Innocent IV du 2 mai 1245 et la décision n° 6 du Chapitre Général de la même année, l’incorporation des moniales cisterciennes dans l’Unité de l’Ordre et l’exemption aussi bien des moniales que des moines trouvent un argument historique irréfutable.

 

Voyez, c'est ça qu'il faut faire entrer dans la tête des consulteurs de la Congrégation, que c'est un privilège qui appartient à l'Ordre depuis 1245 au moins.

 

            Ceci dit, compte tenu de certains compromis avec des Evêques non disposés à accepter la législation cistercienne…

 

Voyez, il fallait là aussi manoeuvrer. Et si on était trop raide, parfois on n'avait rien. Certains Evêques ne re­connaissaient pas la législation cistercienne, et cette déci­sion du Chapitre Général disait bien : Selon les coutumes, les décisions, selon la législation cistercienne. Alors comment faire avec ces Evêques ? Eh bien, il fal­lait arriver à une solution de compromis.

Donc voilà, mes frères, au début de l'Ordre, il est bien clair que les moniales étaient exemptes de la juridiction des Evêques tout autant que les moines. Mais rappelons-le, on est arrivé là lentement, parce que tout au début les cister­ciens ne voulaient pas être exempts. Saint Bernard ne voulait pas d'exemption de la juridiction épiscopale, mais ça c'est introduit.

Voyez, c'est la vie qui travaille,et puis qui forge les mentalités, et puis qui impose des nécessités. Et pour pou­voir vivre, continuer à vivre et se développer, et mener sa vie monastique cistercienne normalement, il fallait être exempt de la juridiction de l'Evêque. Il ne fallait pas que l'Evêque vienne régenter des monastères à propos de choses qu'il ne connaissait pas.

 

Imaginez un peu un Vicaire Général qui va faire une Vi­site Régulière dans un monastère de moniales. Il ne connaît rien à la vie cistercienne, que va-t-il y faire ? Que va-t-il dire ? Il peut faire du bien naturellement avec de bonnes pa­roles spirituelles. Mais si c'est un homme un peu pointilleux, un certain caractère, il peut faire beaucoup de torts aussi !

 

Chapitre : Relations des deux branches.         07.11.86

      5. La clôture des moniales.

 

Mes frères,

 

Nous avons vu que le Chapitre Général acceptait d'incor­porer à l'Unité de l'Ordre les monastères de moniales qui suivaient les usages cisterciens à condition que ces monastè­res soient exempts de la juridiction épiscopale tout comme les monastères de moines. De plus, le Chapitre Général confiait aux Pères Immédiats la garde, le contrôle plutôt de la clôture de ces monastères féminins. C'était une condition essentielle de l'incorpora­tion.

Le Document Historique demandé par la Congrégation pour les Religieux traite maintenant de la clôture des moniales.

 

          La législation cistercienne sur la clôture est à la base de tout travail qu’on veut consacrer à ce sujet, écrit Gérard Huyghe dans « La clôture des moniales des origines à la fin du XIII° siècle ». Puis, dans une œuvre de collaboration « La séparation du monde », Monseigneur Huyghe donne un abrégé de sa Thèse de Doctorat sur la clôture des moniales. Il écrit : Du IX° au XIII° siècles se constituent les grandes Congrégations monastiques comme Cluny et les grands Ordre Religieux comme Cîteaux. En liaison avec leur privilège de l’exemption, ils édifient une législation indépendante de toute autorité épiscopale.

 

Ce Monseigneur Huyghe devait être Evêque d'Arras ! Nous ne devons pas projeter sur cette époque nos façons de voir, de sentir d'aujourd'hui. Le Droit Canonique et le Droit monastique sont en pleine formation. Puis la société est autre. Si bien que les Ordres Religieux - il n'en existait pra­tiquement que deux ; que un, l'Ordre Bénédictin, Bénédictin traditionnel et puis des réformes comme Cîteaux par exemple - eh bien, ces grands Ordres édifiaient leur propre législation. Ils faisaient ça entre eux sans se référer à une autorité épiscopale. Ils étaient exempts, ils dépendaient directement du Siège Apostolique, du Siège de Rome.

Ils pouvaient devenir un état dans l'état...!!! Je pense qu'il devait y avoir de temps à autre des conflits entre l' Evêque et certains Abbés qui étaient extrêmement puissants. Imaginez Cluny ! Nous ne pouvons pas imaginer cela aujourd'hui. Je me souviens d'un Père cistercien Hongrois du monastère de Zirc qui a parlé ici. C'était à l'époque de Dom Guy ou de Dom Félicien, je ne me rappelle plus. Il disait que son monas­tère de Zirc, avant la guerre de 1940, comptait 70.000 Ha. Voyez un peu, c'est tout un territoire. Mais revenons à la clôture :

 

          Déjà avant ces grands Ordres monastiques, Saint Césaire d’Arles au VI° siècle prescrit une clôture stricte et fait la distinction demeurée classique entre clôture active et passive. Mais c’es prescriptions tombent en désuétude après Charlemagne au IX° siècle.

 

Clôture active, clôture passive ?

La clôture active est une défense. Elle protège les habitants du monastère, moines ou moniales, contre les dangers venant de l'extérieur. Ce sont les dangers des pillards d'abord, car il n'y a pas de police ni de gendarmerie comme aujourd'hui. Le danger aussi des influences délétères pouvant venir si n'importe qui pouvait pénétrer à l'intérieur des bâtiments claus­traux. C'est cela la clôture active, elle protège.

Puis il y a la clôture passive. La clôture passive, c'est la clôture subie, d'une certaine façon, par les personnes qui habitent le monastère à l'intérieur de la clôture active. Ils sont donc protégés ici. Donc, pour la clôture passive, regardons surtout les sor­ties du monastère, et pour la clôture active regardons les en­trées à l'intérieur du monastère. Nous retrouvons encore cela dans nos Constitutions actuelles même si la terminologie a quelque peu évolué.

Donc, après Charlemagne au IX° siècle, après l'an 800 environ, ces prescriptions de Saint Césaire d'Arles concer­nant une clôture stricte, ça tombe en désuétude.

 

          Au XII° et XIII° siècles, les Abbés cisterciens  se sont vus contraints de détacher un ou plusieurs religieux pour assurer l’aumônerie et la confession des religieuses, et même pour la charge des relations publiques, et de les laisser loin de leur monastère d’origine sans le secours de la vie de communauté et pour une tâche à laquelle ils étaient souvent peu préparés.

 

Il y a peut-être une vocation à la charge d'aumônier, je ne sais pas ? Peut-être, peut être ? Quand on voit certains aumôniers de moniales comme ça, qui passent ici, ou bien qu' on rencontre, ils ont le même gabarit, à peu près, physique. Je ne sais pas, il y a sans doute quelque chose qui fait que... il fera certainement un bon aumônier, celui-là... et il le fait... il fait un bon aumônier.

Mais enfin, aller loin, surtout à l'époque de ce XII°, XIII° siècle, loin de son monastère d'origine, sans le secours de la vie de communauté, c'était tout de même prendre des ris­ques.

 

          Aussi comprend-on que les Chapitres Généraux se soient montrés réticents à s’occuper des moniales.

 

Comme je vous le disais, il y a des Abbés aujourd'hui qui sont tout aussi réticents. Peut-être pour les mêmes raisons ? Il faut donner des aumôniers et alors du renfort pour toutes sortes des travaux.

 

          Mais les moniales se défendirent contre la menace d’un abandon – et aujourd’hui ! – Elles agirent auprès des Princes et par eux auprès des Papes. Quand les Abbés se furent résignés, leur puissante organisation leur permis de créer pour les femmes une législation cohérente où la clôture pendant le Moyen-âge tenait une place de choix.

 

Toute la législation de la clôture pendant le Moyen-âge monastique est d'origine régulière, c'est à dire d'Ordres qui suivent une Règle. Elle n'est pas d'origine épiscopale ou pa­pale. Ce sont les monastères eux-mêmes qui ont trouvé, qui ont légiféré au sujet de la clôture.

 

          Il ne reste plus qu’à en tirer une législation universelle, ce que Boniface VIII fera en 1298 par la Decretal Periculoso  dans laquelle il donne aux Evêques la charge de veiller à la clôture de tous les monastères féminins exempts, mais limite à cette charge unique et précise leur juridiction sur les monastères exempts.

 

Donc, les monastères de moniales sont exempts de la juri­diction épiscopale. Les Chapitres Généraux organisent la lé­gislation sur la clôture des moniales. Mais voici que en 1298 le Pape Boniface VIII donne aux Evêques la charge de veiller sur la clôture de tous les monastères féminins exempts ou non ­exempts. Comment cela est-il arrivé ?

Mais c'est survenu parce que d'autres Ordres ont surgi qui ne sont pas monastiques, et surtout les Clarisses. Il y aura aussi les Dominicaines. C'est surtout ces deux branches-là, les Clarisses et les Dominicaines. Elles n'avaient pas, ces deux branches, une structure puissante comme les Ordres monastiques pour garantir leur clô­ture. Il fallait donc que le pouvoir suprême, c'est à dire celui du Pape, intervienne. Le Pape a donc confié la vigilance sur la clôture de ces monastères nouveaux aux Evêques locaux. Et il a englobé aussi les monastères anciens, bénédictins et cisterciens.

 

          Et Monseigneur Huyghe de noter : « Par ces facultés, que les Ordinaires des lieux ne se figurent pas qu’une juridiction quelconque leur est attribuée sur les monastères exempts pour d’autres questions que la clôture.

 

Donc, les monastères de moniales cisterciennes demeurent exempts de la juridiction épiscopale sauf pour ce qui concerne la clôture. Et ça, depuis 1298. Et aujourd'hui, on voudrait revenir sur cette décision, donc que la vigilance sur la clôture ne soit plus confiée aux Evêques, mais qu'elle soit restituée dans sa totalité à l'Ordre comme tel, donc aux Pères Immédiats.

Vous voyez, mes frères, l'enjeu de la chose !

 

Chapitre : Relations des deux branches.         18.11.86

      6. Première partie de la seconde période. XIV°au XVIII°s. ­

Mes frères,

 

Nous arrivons à la fin de la première période de l'His­toire de notre Ordre, période qui s'étend depuis la Fondation jusqu'à la fin du 13° siècle. Le Document nous dit ce soir :

 

          Les moniales ont été incorporées dans l’Unité de l’Ordre. C’est un fait établi. Et la condition principale exigée du Chapitre des Abbés était la clôture dont ils avaient la garde.

            Le premier Décret connu de la législation cistercienne pour les moniales date de 1213 et a été cité plus haut au sujet de l’incorporation. Les sorties de clôture qui jusque là, selon une loi ancienne, dépendaient de la permission des Abbesses, seraient désormais de la compétence du seul Père Immédiat.

            La Bulle Periculose  de Boniface VIII en 1298 il est vrai apporte un changement majeur en enlevant à l’Ordre la garde de la clôture, nivelant ainsi Clarisses et Cisterciennes. Mais les cisterciennes incorporées dans l’Unité de l’Ordre conservent l’exemption pour tout le reste.

 

Vous voyez, c'est un résumé de cette première période. Les monastères féminins qui avaient adoptés les coutumes cis­terciennes ont d'abord été affiliés à la branche masculine. Puis, sous la pression des circonstances, aussi sous la pres­sion des Princes et des Papes, ces monastères ont été incor­porés à la pleine Unité de l'Ordre, et par le fait même, ils ont joui de l'exemption qui était le privilège des monastères masculins. Donc, c'est à dire qu'ils ne dépendaient en rien de la juridiction épiscopale. Le Chapitre Général avait mis comme condition à l'incorporation des monastères féminins la garde de la clôture, qui serait confiée aux Pères Immédiats.

Je rappelle que au début, ces monastères féminins étaient sous la juridiction personnel­le de l'Abbé, l'Ordre ne voulant pas s'en occuper. C'était donc par bonté, par charité, presque par devoir que certains Abbés avaient pris en charge des monastères de moniales. Et finalement la Bulle de 1298 a enlevé à l'Ordre la gar­de de la clôture pour la confier aux Evêques.

Et cela, comme il y est encore fait allusion aujourd'hui, à cause de la nais­sance d'Ordres féminins nouveaux tels que les Clarisses et les Dominicaines qui se voulaient aussi vouées à la vie con­templative et qui devaient nécessairement être placées sous la juridiction des Evêques. En effet, l'Ordre Franciscain et l'Ordre Dominicain n'avaient pas la structure solide de l'Or­dre cistercien. Mais les cisterciennes incorporées dans l'unité de l'Ordre conservaient l'exemption pour tout le reste. Donc, l'Evêque n'avait de juridiction que pour la clôture.

 

Maintenant nous entrons dans la seconde période qui s'étend du XIV° siècle à 1834. Nous verrons plus tard pourquoi cette date de 1834. Il y a trois parties : Toute la partie donc du début du XIV° siècle à la Révolution Française, puis la tourmente ré­volutionnaire elle-même, et enfin la restauration de l'Ordre après la révolution.

Nous verrons ce soir ce qui s'est passé avant la Révolu­tion Française. Donc cela s'étend du XIV° au XVIII° siècles. Cette période est beaucoup plus longue que la première.

 

          Il s’agit seulement pour cette période de vérifier s’il y a eu changement quant à l’incorporation des moniales dans l’Unité de l’Ordre quant à l’exemption et quant à la clôture. En 1487 Innocent VIII confirme et amplifie les Bulles d’exemption de ses prédécesseurs.

 

Donc il les confirme et il les amplifie. Voici ce que dit cette Bulle. C'est en latin, mais je vais m'efforcer de le traduire :

 

Nous les exemptons à perpétuité, si bien que les Evêques ne peuvent et ne doivent exercer aucune juridiction sur ces monastères. Et ils ne doivent surtout pas présumer ce droit.

 

Vous voyez, c'est très strict et c'est très clair !

 

          Le Concile de Trente en sa 21° session, chapitre 8, reconnaît aux Evêques un pouvoir  subsidiaire de visite dans les cas où les Abbés ou autres Supérieurs négligeraient de le faire  après en avoir reçu l’ordre.

 

Donc, c'est une période de décadence ! Il y a des Abbés qui ne font pas la Visite Régulière des monastères de moniales. On leur intime l'ordre de le faire. S'ils négligent de le fai­re dans les trois mois après avoir reçu cet ordre, alors l' Evêque pourra intervenir et visiter le monastère. C'est donc un pouvoir subsidiaire en cas de défaillance du Père Immédiat.

          En 1595, Clément VIII répond à un doute en donnant une interprétation authentique de cette disposition du Concile : Il n’est pas permis aux Evêques de visiter les monastères cisterciens de l’un et l’autre sexe si ce n’est subsidiairement.

 

C'est une période très troublée. Le XVI° et le XVII° siècles, cela a été une période de guerres en Europe. Vous vous rappelez certainement la fameuse guerre de Trente ans, de 1618 à 1648 qui a ravagé un tiers de la population Europé­enne. C'était terrible. C'est à ce moment-là que le monastère ici a été détruit, au cours de cette guerre de trente ans.

En ce temps là, on ne voyageait pas en avion ou en voi­ture comme aujourd'hui. Il fallait se déplacer en charrette ou à cheval, ou à pied. Regardez un peu l'Abbé de Cîteaux qui de­vait faire la Visite Régulière ici de notre monastère. Il en était le Père Immédiat. Voyez un peu, comment faire ? C'était bien plus facile que l'Evêque de Luxembourg ou de Liège vien­ne. Voilà, c'était ça le malheur des temps !

 

          Dans la suite, le régime des Abbés commendataires et la décadence qui lui est due en grande partie ont modifié bien des situations concrètes mais non la législation.

 

Un Abbé commendataire, c'était monsieur n'importe qui, c'était un clerc ou un laïc qui percevait les revenus du mo­nastère. Donc il avait l'usufruit des biens du monastère. Il n'en avait pas la propriété mais l'usufruit, mais il portait le titre d'Abbé. C'était un monastère mis en commende. Et com­me supérieur, il y avait un Prieur. Alors voyez un peu quelle décadence cela entraînait dans les monastères !

 

          A la fin du XVIII° siècle, lorsque éclata la révolution, la juridiction de l’Ordre s’exerçait encore sur les moniales pleine et entière comme par le passé.

 

Donc, il n'y avait pas eu de différence.

 

Chapitre : Relations des deux branches.         09.11.86

      7. La Révolution Française.

 

Mes frères,

 

Nous allons encore avancer d'un pas dans l'étude du Do­cument demandé par la Congrégation des Religieux au sujet de l'Unité de notre Ordre. Nous sommes arrivés à la veille de la Révolution de 1789.

 

            A ce moment, la Révolution Française emporta dans son tourbillon tous les monastères de cisterciens de France, de Belgique et d’une bonne partie de l’Allemagne. 1834 marque la disparition de ceux du Portugal et en 1835 la disparition des monastères masculins d’Espagne laissait sous la juridiction épiscopale les monastères féminins échappés au naufrage.

 

Lorsque nous voyons cela, mes frères, nous pouvons rendre grâces à Dieu de vivre à cette époque-ci où, non seulement les monastères sont respectés, mais où ils sont quasiment protégés puisque la TV et la publicité s'en emparent.

On voit que les gens d'aujourd'hui incroyants aussi bien que croyants ont un besoin de surnaturel, un besoin de trans­cendance. Et ils sont heureux de voir, de rencontrer, même par l'image, des hommes et des femmes qui ont tout laissé pour, vivre un idéal qui sommeille au fond du coeur de chacun.

 

          En 1791, Dom Augustin de Lestranges, profès de l’Abbaye de la Trappe, fuit en Suisse où muni de tous les pouvoirs réguliers, il fait revivre le monastère de la Val Sainte autrefois occupés par les Chartreux.

            Par le Bref Officis Humilitati  du 30 septembre 1794, Pie VI loue le courage des moines exilés et érige la Congrégation de N.-D. de la Trappe. Et le 8 décembre de la même année, le Nonce Apostolique en Suisse confirme  l’élection de Dom Augustin comme Abbé de la Val Sainte et le nomme Père Immédiat de toutes les colonies qui en sortiront.

            Puis, sollicité par plusieurs moniales expulsées de leur couvent, Dom Augustin fonde en 1796 dans le voisinage de la Val Sainte un monastère de moniales qui vivent sous son gouvernement sous les Règles et Constitutions de l’Ordre telles qu’on les suivait à la Val Sainte, et ayant comme confesseur un moine nommé par lui.

 

Il ne restait donc de tout l'Ordre de Cîteaux en France, en Belgique et en Allemagne ( une bonne partie de l'Allemagne) que ces deux monastères.

 

          Mais l’invasion de la Suisse oblige bientôt les deux communautés à s’exiler de nouveau dans une pérégrination extraordinaire qui durera de 1798 à 1803. Et il importe de noter que le retour précipité de Russie en 1800 eu justement pour motif le refus des Evêques Russes de laisser à Dom Augustin la juridiction sur les moniales.

 

Voyez quel bien jaloux, quel trésor que cette Unité de la branche masculine et de la branche féminine en un seul Ordre. Et il faut bien se rappeler qu'à cette époque la Pologne n'existait pas, n'existait plus. Elle avait été partagée entre la Russie, la Prusse et l'Autriche. Il y avait donc à l'ouest de la Russie des diocèses catholiques romains, latins, avec des Evêques qui à cette époque n'étaient pas Polonais mais Russes. Et alors, ces Evêques catholiques ne prétendaient pas que Dom Augustin exerça la juridiction sur ses moniales, sur ce pauvre petit troupeau de moniales. Et voilà, à cause de ce­la, on a précipitamment quitté la Russie en 1800.

 

Maintenant la troisième partie de cette seconde période :

 

            Tous les monastères actuels de Trappistes et de Trappistines sont issus des deux communautés exilées, tous sans exception. La branche Trappiste de l’Ordre de Cîteaux repris la Tradition de la pleine incorporation des moniales dans l’Unité de l’Ordre. Et les communautés Trappistines doivent leur survie à leur association avec les moines.

 

C'est pour cela qu'elles ont tellement peur maintenant d'être séparées des moines. Quand on les écoute, les Abbesses disent : si nous sommes séparées des moines, c'est à dire si nous, moniales, nous formons un Ordre distinct, c'est notre perte ! Il y a là un instinct en elle qui est plus que histo­rique. C'est viscéral.

 

            Elles choisir de maintenir cette association et de la faire sanctionner juridiquement au cours de la période qui suivit la Révolution Française.

            Voici par exemple deux faits historiques : Le Bref d’érection canonique du monastère Sainte Catherine de Laval, donné par le Saint Siège le 31 juillet 1818 et les Constitutions approuvées par le Saint Siège le 14 Avril 1826.

 

Il s'agit du monastère de LavaI actuel qui est le tout premier des monastères de moniales reconstruit après la révo­lution. A présent, lorsqu'on regarde l'Ordo, on voit que c'est le monastère des Gardes qui est le premier. Mais pourquoi ? Mais parce que à cette époque le monastère des Gardes était un monastère masculin. Il est devenu féminin par après. C'est la seule raison pour laquelle il est le premier. C'est un transfuge des moines chez les moniales.

 

          Le Bref de l’érection de ce monastère de Laval stipule que le dit monastère et ses moniales sont soumises à la direction et au gouvernement du Père Immédiat selon les Règles de filiation des monastères de moniales cisterciennes approuvées par Calixte II et ses successeurs.

 

Donc, ça remonte très, très, très, très loin ! On va recher­cher vraiment la Tradition originelle.

 

          De nouveau, les Constitutions de 1826 pour nos moniales reconnaissent au Supérieur Régulier ou Père Immédiat, tout le gouvernement qui lui revient par les Droits et Constitutions de l’Ordre ou ses privilèges.

 

Donc, ces Constitutions de 1826 pour les moniales recon­naissent au Père Immédiat tout le gouvernement qui lui revient par le Droit et les Constitutions de l'Ordre ou ses privilèges. Et voici l'exemple :

 

            Le Père Immédiat permet l’entrée dans la clôture. Il préside par lui-même ou par son délégué à l’élection de l’Abbesse et la confirme. Il examine les novices en personne ou par son mandataire. Il préside les professions.

 

Vous avez peut-être vu que le Père Abbé de Westmalle a lui-même béni la nouvelle Abbesse de Brialmont. Donc il a pré­sidé l'élection. Il l'a confirmé et a conféré la bénédiction Abbatiale. Voyez les pouvoirs du Père Immédiat qui sont en train d'être récupérés.

 

Donc, sans doute possible, nos moniales Trappistines sont incorporées dans l’unité de l’Ordre. Elles sont exemptes de la juridiction épiscopale et soumise à la seule juridiction de l’Ordre depuis le XIII° siècle jusque en 1834. Depuis 1213, date à laquelle pour la toute première fois le Chapitre Général a parlé des moniales et où il les a incorporées à l’Unité de l’Ordre, jusque en 1834, elles sont vraiment incorporées, elles sont exemptes et elles sont soumises à la seule juridiction de l’Ordre.

 

Maintenant nous entrons dans la troisième période qui s'étend de 1834 à 1970. Cela se rapproche !

 

Chapitre : Relations des deux branches.         10.11.86

      8. Année 1834 et suivantes.

 

Mes frères,

 

Nous entrons dans la troisième période qui s'étend de 1834 à 1970.

 

          En 1834 se produit un événement qui a eu un peu valeur de catastrophe car il conditionne encore jusqu’aujourd’hui la situation de nos moniales.

 

L'auteur du document s'y étend quelque peu parce que c' est vraiment un événement d'importance. Il s'agit du Décret Calendis Octobris, un Décret du Saint Siège.

 

C'est un douloureux provisoire qui blesse encore aujourd'hui.

 

Donc c'était du provisoire, et plus de 150 ans après, c'est toujours là !

 

          Le Décret Calendis Octobris  du 3 octobre 1834 reconnaît à l’Ordre l’exemption en droit, mais il la retire provisoirement en fait pour des raisons spéciales.

 

Donc, à partir de 1834, l'Ordre est placé sous la juri­diction des Evêques. Il n'était plus exempt. C'était une me­sure provisoire pour des raisons spéciales, provisoire qui blesse encore...

 

          Le contexte historique, on le devine, a joué un rôle important dans cette intervention. Que s’est-il donc passé ? L’Ordre Cistercien étant rétabli en Italie, il convenait de réinsérer la Congrégation Française de Notre Dame de la Trappe dans l’ensemble de l’Ordre.

 

Donc, l'Ordre Cistercien existait toujours en Autriche, une partie de l'Allemagne, en Hongrie, en Pologne. Il venait d' être rétabli en Italie près de Rome. Mais il existait une Con­grégation dite de la Trappe qui avait pris de l'extension, de l'importance. Il fallait la réinsérer dans l'ensemble de l'Ordre.

 

          Et alors, pour des raisons bureaucratiques et non pas monastique, le Saint Siège a décidé de nommer Modérateur Général l’Abbé d’un monastère Italien, mais en nommant pour la France un Vicaire Général doté de tous pouvoirs pour bien administrer la Congrégation Trappiste.

 

On ne disait pas alors : Abbé Général. C'était un Modé­rateur Général qui était un Abbé Italien.

 

          Sur l’exemption des moniales, il faut noter la première phrase de l’Article 11 de ce Décret qui affirme leur appartenance à l’Ordre et poursuit en disant : « ne seront plus exemptes de la juridiction épiscopale ». Ce qui suppose qu’elles l’étaient jusque là.

 

Donc c'était une mesure de prudence parce que on se mé­fiait de leur austérité. On disait : ça ne durera pas ! On allait voir venir. Et en attendant, pour ne pas que ça se li­quéfie dans toutes sortes de choses qui pouvaient paraître aberrantes à ce moment, on les place sous la juridiction des Evêques.

 

          On pourrait ajouter à ce motif spécial un mot sur Dom Augustin de Lestranges et un autre sur Dom Antoine Abbé de Melleray.

            Dom Augustin était un homme tout d’une pièce. Ainsi, pour exprimer filialement sa sympathie au Pape prisonnier, Pie VII, il brava la colère de Bonaparte qui finit par mettre sa tête à prix.

 

Donc, Dom Augustin a dû entrer dans la clandestinité par­ce que la police le recherchait parce qu'il avait pris avec trop d'ardeur le parti du prisonnier de Bonaparte.

 

          C’est merveille qu’il ait pu s’échapper et se réfugier en Amérique jusqu’en 1815. Mais dans son manque de diplomatie, il avait l’art de se créer des ennemis. Convoqué à Rome où des accusations avaient été portées contre lui en 1825, il dut y demeurer deux ans sans pouvoir présenter sa défense. Et il est mort en 1827 à peine revenu en France.

            Si l’Abbé de Rancé souffre d’une réputation, d’ailleurs surfaite, d’excès dans les austérités, Dom Augustin a poussé beaucoup plus loin les exigences de ces observances. On comprend que notre Décret Calendis Octobris  en son Article 8 prescrit le retour aux Constitutions de Rancé.

Il ne faut pas oublier que c'est ce Dom Augustin qui à la Val Sainte avait fondé une nouvelle Abbaye avec des Obser­vances et des Constitutions à lui, et il avait renchéri sur celles de Rancé. Et tous les monastères issus de la Val Sainte avaient, voilà, avaient les observances de Dom Augustin. Mais en 1834 on est obligé de revenir à celles de Rancé. C'est une sorte de mitigation.

 

          Maintenant quant à Dom Antoine, Abbé de Melleray, non sans lien avec les accusations portées à Rome sur les exercices de l’autorité de Dom Augustin, il fut nommé en 1827 par la Sacré Congrégation des Evêques et Réguliers, Visiteur Général de tous les monastères Trappistes de France, avec mission de faire un rapport sur l’Institut en préparation d’une intervention de Léon XII. Il était muni de tous les pouvoirs nécessaires mais non explicités, ce qui déclencha un conflit de juridiction avec l’Archevêque Administrateur de Lyon obligé par ses scrupules de conscience à demander au Pape d’intervenir.

 

Vous voyez toutes les circonstances historiques qui ont abouti à ce fameux Décret de 1834.

 

            Cependant, si les moniales sortirent de la juridiction de l’Ordre, elles ne perdirent pas tous les liens avec lui puisque l’Article 11. du Décret dit expressément qu’elles appartiennent à cette Congrégation.

 

Elles appartiennent à la Congrégation de la Trappe, mais elles ne sont plus sous la juridiction de la Trappe. Elles sont sous la juridiction des Evêques.

 

            Le Décret forma de tous les monastères masculins et féminins de France une seule Congrégation.

 

Il ne faut pas oublier que les moines aussi n'étaient plus exempts. Eux pas plus que les moniales !

 

          Aussi le même Décret contient-il deux autres dispositions importantes pour les moniales : la cura spiritualis  des moniales est confiée aux moines ; et en second lieu, leurs Constitutions seront soumises au jugement du Saint Siège.

 

Donc, le soin pastoral, la charge pastorale des moniales est confiée aux moines.

 

          De ce Décret, Dom Alexis Presles tire les conclusions suivantes :

  1. Les moniales appartiennent à la nouvelle Congrégation au même titre que les moines.
  2. Comme les moines ne sont pas plus exempts que les moniales, le Vicaire Général institué par l’Article 3. et muni de tous les pouvoirs pour bien administrer la Congrégation, joue le même rôle pour les moines que pour les moniales.
  3. Les Evêques doivent confier la charge pastorale des moniales à des moines de l’Ordre.
  4. La rédaction des Constitutions conformément à l’Article 12. ne relève que de l’Ordre.

 

Donc, c'est l'Ordre lui-même qui devra rédiger les Cons­titutions des moines et des moniales.

 

          Aucun Evêque d’ailleurs n’aura l’idée d’y intervenir et le Saint Siège ne demandera à aucun d’eux son votum.

 

Maintenant nous arrivons en 1836 où les nouvelles Cons­titutions sont préparées, présentées à Rome et approuvées.

 

Chapitre : Relations des deux branches.         11.11.86

      9. Année 1836 et suivantes.

 

Mes frères,

 

Le Décret Calendis Octobris de 1834 avait créé une situa­tion nouvelle pour l'Ordre entier, pour les moines aussi bien que pour les moniales. Il fallait donc préparer de Nouvelles Constitutions. Un projet a été élaboré et a été présenté pour approbation à la Congrégation des Evêques et Réguliers.

 

          L’Ordre a donc préparé des Constitutions qui furent présentées à Rome en 1836 par Dom Fulgence, Abbé de Bellefontaine. Dom Alexis Presles raconte en détail ce qui s’est passé alors :

            Comme le Décret de 1834 était l’œuvre d’une commission de Cardinaux et non pas de la Sacré Congrégation des Evêques et Réguliers, celle-ci n’avait pas les éléments pour saisir la situation.

 

Donc, on présente les Constitutions pour approbation à la Sacré Congrégation des Evêques et Réguliers. Mais ce n'est pas cette Congrégation qui s'est occupée du Décret Calendis Octobris de 1834. Si bien qu'elle n'est pas au courant de la situation, ce qui va créer de nouvelles complications.

 

          Le projet de Constitutions présenté par l’Ordre tenait bien compte de la non-exemption décrétée en 1834, mais un consulteur de la Congrégation est intervenu pour la mettre davantage en relief.

C'est à dire qu'on l'a exagérée dans le sens étymologi­que du mot. On y a rajouté. On a poussé cette non-exemption jusqu'à ses dernières conséquences surtout pour les moniales.

 

          Dom Alexis en parle comme d’un drame. Mais Dom Vincent Hermans en 1966 redimensionne l’affaire. Dans le projet présenté pour approbation, le Père Immédiat conservait encore quelques pouvoirs sur les moniales. Il les perdait dans le texte définitif.

 

Donc c'était ça le drame !

 

Mais il faut ajouter que d’après le projet, le Père Immédiat exerçait ses pouvoirs en pleine dépendance de l’Evêque.

 

Donc la différence n'était pas énorme. Mais il y avait tout de même une différence parce que dans le projet, il con­servait ses pouvoirs même s'il les exerçait en pleine dépen­dance de l'Evêque. Tandis que dans les Constitutions approu­vées, il n'avait plus aucun pouvoirs. Il y avait tout de même une différence. Dom Vincent Hermans était sans doute très optimiste.

 

          La situation juridique de nos moniales était donc devenue la suivante : Les Evêques avaient désormais droit de visite dans leur monastère. Ils agissaient en tant que Délégués du Siège Apostolique selon les termes de l’Article 11. du Décret.

 

Et lorsque nous voyons l'Evêque de Namur envoyer son Vi­caire Général pour faire la Visite Régulière à Clairefontaine il s'appuie encore sur le Décret de 1834. Il faut avoir de la suite dans les idées...

 

          En outre, les moniales étaient privées par les Constitutions de 1836 du droit d’avoir des Abbesses à vie, ce qui n’était pas exigé par le Décret.

 

Il en reste pourtant une : c'est la Mère Hortense de l'Abbaye de la Fille-Dieu en Suisse. Il faut bien comprendre. Ce Décret est porté pour les monastères Trappistes de France. Il y avait plusieurs Congrégations de Trappistes. Ce Décret a uni les deux Congrégations de Trappistes qui existaient en France pour n'en former qu'une. Mais il y avait encore une Congrégation en Belgique, celle de Westmalle. Je pense que c'était une situation très embrouillée. Toujours est-il que ce monastère de moniales en Suisse a échappé à ce fameux Décret et il y a toujours une Abbesse à vie, la seule et unique. Mais ça va revenir...

 

          En 1837 un nouveau Décret leur enlevait à elles et aux moines la solennité de leurs vœux perpétuels.       

 

Donc, il n'y avait plus de voeux solennels ni pour les moines, ni pour les moniales. Maintenant quelle différence il y a-t-il entre des vœux perpétuels et des voeux solennels ? Des voeux solennels sont toujours perpétuels, donc ça veut dire qu'ils sont jusqu'au terme de la vie. Mais un moine ou une moniale qui émet des voeux perpétuels non solennels conserve la propriété radicale de ses biens. Il reste proprié­taire de ses biens mais il n'en a pas l'usufruit.

Si je possède un château en Espagne au moment d'entrer dans l'Ordre, je prononce des voeux perpétuels et je reste toujours propriétaire de mon château. Je peux donc le louer à une agence et gagner beaucoup d'argent. Non, je conserve la propriété mais je n'en ai pas l'usufruit. Donc, l'argent, je ne peux pas l'utiliser. Il va entrer dans la caisse du monastère ? Peut-être ?

Ou bien le Père Abbé ou la Mère Abbesse vont placer cet argent quelque part sous mon nom. Et à mon décès ? Et bien à mon décès, il y au­ra un château en Espagne, et il y aura un compte en banque puisque je ne pouvais pas en disposer. Vous comprenez, c'est ça les voeux perpétuels.

 

Tandis que les voeux solennels, là, je perds le droit d'être propriétaire. Je ne suis plus propriétaire, je ne pos­sède absolument plus rien. Je dois me défaire de mes biens. Quand vous avez fait vos voeux solennels, vous avez dû vous défaire de tous vos biens.

Il existe encore maintenant à Clairefontaine une ou l'autre soeur très anciennes qui sont encore sous le régime des voeux perpétuels, et qui sont encore propriétaires de leurs biens.

 

            Mais rien de tout cela (donc ni la non-exemption, le Père Immédiat privé de ses pouvoirs, les moniales privées du droit d’avoir une Abbesse à vie, les moniales privées de la solennité de leurs vœux perpétuels) rien de tout cela n’avait porté atteinte à l’incorporation des moniales dans l’unité de l’Ordre (texte latin). Les moniales subissent seules l’exemption de fait et non pas l’exemption de droit. En droit, les moniales sont toujours exemptes ; en fait elles ne le sont pas à cause de certaines raisons spéciales et en attendant qu’il en soit décidé autrement.

 

C'était donc provisoire, et c'est un provisoire qui dure depuis 1834. Et aucune atteinte n'est portée à l'Unité de l' Ordre.

 

          Aucune atteinte n’est portée à l’Unité de l’Ordre qui en avait le soin spirituel exercé surtout par le Père Immédiat nommé par l’Evêque….

 

Oui, les pouvoirs dans les Constitutions ont été retirés au Père Immédiat et donnés à l'Evêque. Maintenant l'Evêque nom­me le Père Immédiat. Celui-ci devient un peu le lieutenant de l'Evêque.

 

          …..et aussi par le Confesseur Ordinaire qui devait être de l’Ordre et proposé par le Père Immédiat à l’Evêque de qui il recevait juridiction.

 

Donc vous voyez, les moniales sont vraiment, vraiment entièrement, totalement, parfaitement sous la juridiction de l'Evêque qui a même le droit de choisir le Père Immédiat qui convient à ses moniales. Alors celui qui est devenu Père Immédiat, il choisit parmi ses moines un confesseur. Il le propose à l'Evêque qui le refuse ou qui l'accepte. S'il l'accepte, l'Evêque lui don­ne alors juridiction sur les moniales. Vous voyez, c'était tout de même assez dur !

 

          A côté de ces documents officiels (Décret de 1834 et Constitutions de 1836) se créa vite une explication pratique du Droit.

 

La nouvelle situation, c'était théoriquement comme ça en Droit. Mais il y a une explication pratique du Droit. Comment va-t-on l'appliquer ? Et cette explication pratique était heu­reusement le plus possible la continuation du Droit authenti­que de l'Ordre, celui d'avant 1834. Vous vous rendez compte, il n'était pas possible d'appliquer à la lettre toutes ces prescriptions. Et en pratique cela a continué à peu près comme c'était avant.

 

          Et cette pratique n’a rencontré de grandes difficultés ni auprès des Evêques, ni auprès du Saint Siège qui, du reste, n’en était peut-être pas mécontent. Qu’on se rappelle encore une fois le mouvement Gallicanisme et la tendance Gallicaniste de quelques Evêques Français qui incitaient le Saint Siège à leur accorder quelques satisfactions.

 

Le gallicanisme, c'était que l'Eglise de France voulait se rendre de plus en plus indépendante de Rome. Cela ne vou­lait pas établir un schisme, mais enfin les Evêques Français, du moins certains, trouvaient qu'ils pouvaient un peu être maîtres dans leur maison et que ce n'était pas au Pape à ve­nir tout régenter chez eux. Disons qu'ils étaient un peu en avance sur leur temps parce que maintenant le dernier Concile a bien réhabilité l' Eglise locale.

 

          L’Ordre continua donc à s’occuper très activement de ses moniales par les moyens employés pendant des siècles, sauf quelques droits de juridiction qui avaient été clairement réservés aux Evêques.

            Un de ces droits fut justement celui de présider désormais les élections d’Abbesses. L’Evêque présida l’élection de l’Abbesse comme avait fait autrefois le Père Immédiat. Il est tout à fait logique de dire que l’Evêque avait les droits même des Pères Immédiats de jadis que le Saint Siège venait de transférer de ceux-ci aux Ordinaires de lieu. Et donc logiquement aussi le droit de confirmer, d’accepter la démission d’une Abbesse, voir de la déposer.

 

Donc tout cela revenait dans le Droit antique de l'Ordre au Père Immédiat. Et c'était transféré aux Evêques. Donc ça, le Père Immédiat ne le faisait plus, mais pour le reste, il allait toujours voir ce qui se passait chez sa maison-fille.

 

          Cela ne signifiait pas que les Evêques puissent agir en pleine indépendance de l’Ordre car les Documents Officiels avaient toujours insistés sur la bonne entente entre l’Evêque et le Père Immédiat, voir le Vicaire Général.

Donc le Vicaire Général de la Congrégation des Trappistes. Je rappelle qu'il y avait un Modérateur Général pour l'Ordre de Cîteaux tout entier qui était un Abbé Italien. Mais alors les Trappistes, eux, avaient reçu un Vicaire Général. A ce moment-là, ils faisaient encore partie de l'Ordre de Cîteaux, du Grand Ordre de Cîteaux. Maintenant il y a l'Ordre de Cîteaux de la Stricte Observance et puis le Saint Ordre de Cîteaux.

Mais ça, c'est une situation plus récente. A cette époque-là, il n'y avait encore qu'un seul Ordre et on devait voir comment réintégrer les Trappistes à l'intérieur de l'Ordre pour que vraiment il n'y ait pas de difficultés. Ils étaient donc sous le contrôle et la vigilance d’un Modérateur Général, mais ils avaient leur Vicaire à eux.

 

Et de fait, la coutume qui est la meilleure interprète des lois a compris la chose de cette façon. Et jusqu’à ces derniers temps, la jurisprudence de l’Ordre et des Evêques n’a pas connu d’autres interprétations.

 

Dixit toujours Dom Alexis Presles. Donc jusqu’en 1934 au moment de la rédaction de cet article, la jurisprudence de l’Ordre n’avait pas connu d’autres interprétations que celles que la pratique avait introduites.

 

Chapitre : Relations des deux branches.         12.11.86

      10. Clôture-valeur et clôture-discipline.

 

Mes frères,

 

Nous avons vu la situation qui était faite à l'Ordre par le Décret Calendis Octobris de 1834 et par les Constitutions approuvées en 1836. Les moines aussi bien que les moniales ont perdu l'exemp­tion. Ils sont donc passés sous la juridiction directe des Evêques. Ils ont perdu la solennité de leurs voeux, et les Abbesses ne peuvent plus être élues à vie.

 

          Deux dates ont encore modifié cette situation, en 1868 et en 1892. Ces deux dates révèles que la Sacré Congrégation des Evêques et Réguliers fait une différence entre le rameau masculin et le rameau féminin de notre Ordre. Les vœux solennels perdus par les moines aussi bien que par les moniales en 1837 ne sont rendus qu’aux moines par le Rescrit du 5 février 1868.

 

Pourquoi les voeux solennels ne sont-ils pas rendus aux moniales ? Vous allez comprendre.

 

            La clôture des moniales demeure encore une valeur de première importance aujourd’hui aux yeux de beaucoup de gens qui n’ont pas à la vivre.

 

Donc il s'agit ici de la clôture-valeur, la clôture con­sidérée comme une valeur en soi, comme une sorte d'absolu. Je connais ainsi une Congrégation de Religieuses hospita­lières qui a une petite branche contemplative. Et les soeurs qui embrassent cette vie contemplative à l'intérieur de leur Congrégation sont appelées des recluses. Et effectivement, elles vivent dans une clôture extrêmement stricte à tel point que ce sont de vraies recluses. Voyez, la clôture est considérée comme une valeur en soi.

 

            Si les moines des XII° et XIII° siècles se sont montrés si sévères pour la clôture des moniales…..

 

Donc ils n'acceptaient l'incorporation à l'Unité de l'Ordre que si ces moniales vivaient sous clôture, et si cette clôture était confiée à la vigilance de l'Ordre en la person­ne du Père Immédiat.

 

          …..c’est qu’ils y voyaient une mesure disciplinaire indispensable au temps où la femme ne pouvait être que mariée ou cloîtrée, et non pas qu’ils y voyaient une valeur en soi.

 

Donc il y a deux sortes de clôture. Il y a la clôture­-valeur et il y a la clôture-discipline. La clôture-discipline, c'est notre clôture à nous. Elle aide le moine à vivre à l'écart des troubles du monde dans une sorte de désert où il peut affronter les ennemis du Christ, les vices de la chair et des pensées, et en même temps y rencontrer Dieu et s'unir à Lui. Donc la clôture est d'ordre disciplinaire, c'est à dire qu'elle est éducatrice de la vie contemplative, de la vie en solitude avec Dieu, avec le Christ, pour le salut du monde.

 

Il y a une autre clôture qui est la clôture-valeur. C'est à dire que ce qui est recherché comme un absolu, c'est la clôture comme telle. Il y a là une confusion dans beaucoup d'esprits. Donc, dès le Moyen Age, la clôture des moniales cisterciennes était la clôture-discipline indispensable, car à ce moment-là, la femme devait être mariée, vivre sous l'autorité d'un mari. Ou bien, si elle n'était pas mariée, elle devait être cloîtrée, elle devait. être dans un couvent.

C'étaient les moeurs de l'époque. Et c'est la raison pour laquelle les moines cisterciens et le Chapitre Général exi­geaient que la moniale soit cloîtrée. Ce sont des distinctions qui nous paraissent un peu bizarres à nous aujourd'hui. Mais voilà, les choses étaient ainsi à l'époque et ça nous aide à comprendre le sens de la clôture pour nos moniales.

 

          Les vœux solennels des moniales étaient encore fortement liés à la clôture considérée comme valeur…..

 

C'est à dire que ne pouvait jouir de la solennité des voeux que les moniales qui vivaient la clôture-valeur.

 

          …..et ce n’est qu’au milieu du XX° siècle vers 1950 que la clôture de nos moniales a été capable de vœux solennels.

Je vous l'ai dit, je connais à Clairefontaine quelques soeurs qui n'ont pas les voeux solennels. Elles ont pu vers la moitié du XX° siècle, elles ont pu à ce moment-là choisir et passer du régime des voeux perpétuels au régime des voeux solennels. Certaines ont préféré ne pas changer...

Il s'est passé la même chose pour les frères convers qui un jour, voilà, on pu soit rester frère convers, soit voilà, non pas devenir moine de choeur, mais devenir moine tout court. Et il y en a qui sont restés convers.

 

          En 1892, c’est l’exemption qui est revenue aux seuls moines. Le Bref Pastoralis Muneris  du 17 mars 1893 approuvant l’union faite en 1892, abroge les Décrets de 1834-36-39-47 et 84 et reconnaît dans les trois Congrégations Trappistes réunies un Ordre autonome sous la dépendance du seul Siège Apostolique. Ce qui accorderait l’exemption même à nos moniales si ce n’était l’Article 11. qui dit : Pour les moniales, rien n’est changé ! Ce qui a toujours été compris de la non-exemption des moniales.

 

Les trois Congrégations Trappistes étaient celles de la Trappe, Sept-Fons et celle de Westmalle. Les voici réunies maintenant en une seule Congrégation qui devient un Ordre au­tonome, c'est à dire un Ordre nouveau, un Ordre distinct du Saint Ordre de Cîteaux. Il y a donc deux Ordres de Cîteaux depuis 1892, plus exactement depuis le Bref de 1893 qui ap­prouve cette union de 1892.

Donc un Ordre autonome sous la dépendance du seul Siège Apostolique. Donc ils ne sont plus sous la dépendance du Mo­dérateur Général qui avait été institué en 1834. L'exemption à ce moment est donc rendue aux moines, mais pas aux moniales.

 

          Et il faut le répéter encore : après 1892, la non-exemption des moniales n’affecte pas leur incorporation dans l’unité de l’Ordre. C’est ce qu’affirme clairement le Père Gambari dans son Commentarium pro religiosis  en 1954.

 

Voyez, nous sommes très proche, cela se rapproche de nous. Donc il fallait encore en 1954 bien dire que la non-ex­emption des moniales n'affectait pas leur incorporation dans l'Unité de l'Ordre.

 

            De l’incorporation ne suit pas nécessairement l’exemption de la juridiction l’Ordinaire du lieu. C’est ainsi que dans les Constitutions des moniales cisterciennes de l’antique observance, on lit :

            Elles sont sous la juridiction de leur Evêque respectif. Sans préjudice de cette juridiction, elles sont soumises pour la discipline et l’observance régulière au pouvoir dominatif de l’Ordre des Cisterciens de l’étroite observance auxquels la direction spirituelle des susdites religieuses est également confiée.

 

Maintenant arrive le Code de 1917, le Code de Droit Ca­nonique.

 

            Après le Code, la permanence de la non-exemption des moniales est déclarée explicitement par le Saint Siège le 22 mai 1919 et les Constitutions subséquentes en tiendront compte.

 

Ces Constitutions seront en 1926. C'est toujours les nô­tres maintenant. Les dernières Constitutions approuvées sont de 1926. Toutes les autres sont à l'essai, ad experimentum. Et voilà ce que disaient les Actes du Saint Siège en 1919 :

 

          Rien n’est changé pour ce qui regarde la dépendance des moniales à l’endroit des Evêque en France et en Belgique. Toutes les éditions des Constitutions depuis 1834 mentionnent l’incorporation dans l’Unité de l’Ordre, affirment l’exemption de droit, la soumission à la juridiction de l’Evêque diocésain comme délégué du Saint Siège et la charge spirituelle confiée à des moines de l’Ordre.

 

Donc, l'exemption de droit existe toujours, mais il y a une non-exemption de fait qui était, rappelons-le, provisoire en 1834. C'est un provisoire qui a pris fin pour les moines, mais il n'a pas encore pris fin aujourd'hui pour les moniales.

 

          Toutes ces contraintes n’empêcheront pas la vie de se développer et de provoquer le 15 juillet 1970 un document qui marquera une nouvelle étape.

 

Eh bien, mes frères, vous voyez un peu comment vit un Ordre. Et après cela, vous comprendrez aussi que dans l'Ordre on a peur de la Congrégation des Religieux. On en a peur. Je l'ai dit au Cardinal Hamer : Vous savez que vous êtes la terreur des moines et des moniales. Mais pourquoi, a-t-il dit, il ne faut pas. Moi Je suis là pour vous protéger, je ne suis pas là pour vous terroriser.

Mais quand on voit l'Histoire, on comprend qu'on a peur d'aborder la Congrégation parce que on ne sait jamais ce qui va en sortir. Mais enfin, les choses sont tout de même chan­gées maintenant.

 

Homélie : Fête de la communauté.                14.11.86

      Que signifie aimer ?

 

Mes frères,

 

L'Apôtre Jean vient de nous tracer une ligne de conduite ferme, sûre, droite. Nous pouvons lui faire confiance, il sait de quoi il parle. Il a le droit de parler, lui qui a sui­vi le Christ Jésus jusqu'au pied de la croix.

Il nous conseille, il nous enjoint de vivre dans la véri­té, c'est à dire bien concrètement d'être enraciné dans l' amour. Aimons-nous les uns les autres, nous dit-il. Voilà bien le commandement par excellence, le commandement ancien, le commandement nouveau.

Il est ancien car nous l'avons reçu dès le commencement. Mais chaque jour, nous devons le retrouver, nous devons le réinventer, le rafraîchir, le rajeunir. C'est lui, ce comman­dement de l'amour qui nous conduira jusqu'au sommet de toute perfection humaine car il nous rend semblable à Dieu, notre Dieu qui est amour.

 

Mais que signifie concrètement aimer ? Aimer son frère, c'est d'abord refuser de le posséder, de l'utiliser, de l'asservir, de le diminuer. Aimer son frère, c'est le respecter dans son altérité, c'est l'accepter tel que Dieu l'a créé, tel que il se sent lui-même. Il peut se sentir mal, il peut se sentir bien. Il est tel. C'est tel que je dois l'accepter. Et alors, lui, il s'acceptera lui-même et commencera à pouvoir décrocher de ce moi préfabriqué et prendre son envol vers une métamorphose qui le conduira à sa pleine stature de fils de Dieu et de fils d'homme.

Aimer son frère, c'est vouloir pour lui le meilleur. O, non pas qu'il réussisse dans ses affaires, non ! Non pas qu'il brille aux yeux des autres, mais qu'il accède à la sainteté c'est à dire qu'il ait le privilège, le bonheur unique de participer à la vie même de Dieu et de savoir ce que c'est qu'exister, de savoir ce que c'est être, de savoir lui-même ce que signifie aimer.

Aimer son frère, c'est lui donner son coeur, c'est se donner à lui de façon gratuite, désintéressée, sans arrière pensée. Et le frère le saura. Le frère le sentira. Il s'ou­vrira à la confiance. Il commencera lui-même à naître au vé­ritable amour.

 

Mes frères, si tous nous partageons ces sentiments, il va se construire ici une vrai communauté, un corps vivant dans lequel chacun pourra librement respirer, grandir, s'épanouir, réaliser sa vocation d'homme et de fils de Dieu promis à un avenir d'éternité.

Alors, mes frères, s'il en est ainsi, nous ne serons pas surpris par le déluge, nous ne serons pas surpris par la pluie de feu et de souffre. Mais qu'est-ce le déluge, qu'est-ce cette pluie qui anéantit tout ? Eh bien, mes frères, la seule chose qui peut nous anéan­tir, c'est précisément le défaut d'amour.

Car celui qui n'ai­me pas, il ne vit pas. Il n'est pas digne de vivre. Il se sui­cide. Il est un mort qui déambule parmi les autres. Tandis que celui qui est possédé par l'amour, celui dans lequel l'Esprit de Dieu peut triompher, celui-là, il est déjà passé de la vie à la mort, Il connaît déjà l'état bienheureux de la résurrection d'entre les morts.

 

Mes frères, la fête de ce jour, ouverte par cette Eucha­ristie, elle nous rappelle ces magnifiques réalités. C'est l'occasion de nous ressaisir, comme je le disais au début, de rafraîchir notre amour, notre charité fraternelle et ainsi de nous enraciner davantage dans la vérité qui seule peut nous libérer.

Et ainsi, mes frères, étant fidèles à notre vocation de moine et de chrétien, d'homme tout simplement, nous posséde­rons la vie et il nous sera possible de la rayonner autour de nous.

 

                                                                                            Amen.

 

 

 

Homélie : Fête du Christ-Roi.                     23.11.86

      Solidarité dans la misère et la gloire.

 

Scène étonnante, mes frères ! Qui aurait pu l'inventer ? Voici un crucifié proclamé roi par un brigand crucifié à côté de lui. Quelle solidarité dans la misère, mais aussi quelle solidarité dans la gloire, car il lui a été répondu : aujourd'hui, tu seras avec moi dans le paradis, dans ce Royaume qui est le mien et où ne peuvent entrer que ceux qui comme toi ont reconnu leur misère et qui s'abandonnent à celui qui est le maître de tout, le maître des coeurs, mais aussi le maître du pardon et le maître du don total.

 

Mes frères, notre année liturgique se termine ainsi en une apothéose. Et il en est ainsi chaque année. Cela revient mais ce n'est jamais la même chose. Nous sommes chaque fois élevés plus haut, nous sommes chaque fois portés plus près de l'issue de notre vie qui est la rencontre de cet être merveil­leux qui est Jésus de Nazareth notre Roi.

Il s'agit bien de l'homme Jésus, cet homme qui est né d'une femme, la Vierge Marie. Il a vécu notre condition en toute chose excepté le péché. Il a peiné, il a travaillé et, nous l'avons vu, il a terminé sa vie sur une croix comme un condamné. Tout le monde l'a rejeté, le clergé de l'époque, les gouvernants de l'époque. Personne ne l'a reconnu sauf un bandit !

Mes frères, faut-il donc que nous entrions dans le tré­fonds de notre misère pour que nos yeux s'ouvrent à la réalité et que nous puissions enfin percevoir la lumière, la contem­pler, nous en réjouir, nous en nourrir. C'est cela le prodige de l'humilité, de cette descente dans la vérité de ce que nous sommes à cause de notre péché, et alors du don de nous à celui qui a pris sur sa personne notre péché, qui l'a porté sur la croix du condamné, à notre place, pour nous.

 

Mes frères, Jésus de Nazareth est vraiment le Roi de l'univers, non seulement de l'univers matériel que nous pouvons étudier, que nous essayons de maîtriser, mais aussi de tous les univers spirituels. Il est le Roi parce qu'il est le Créa­teur, l'organisateur, le guide, le propriétaire.

D'un côté il y a Lui, et de l'autre côté il y a le reste. Mais entre les deux il y a une intense solidarité. Car si Jé­sus est homme, il est aussi Dieu, Dieu devenu matière, Dieu devenu chair, Dieu ayant assumé en son être toute sa création pour que finalement il devienne, lui, tout en toute chose.

Voilà, mes frères, ce qui est le plus beau : une tête, Dieu, et puis un corps, l'univers ; cette tête devenue l'uni­vers et l'univers étant devenu la tête. C'est un même orga­nisme vivant. Et nous, qui sommes des grains de matière, nous sommes la conscience de ce qui arrive.

 

Mes frères, lorsque nous disons que Jésus est Dieu, re­connaissons-le, cela devient une banalité sur nos lèvres. Nous ne savons plus ce que nous disons. Cela ne nous impres­sionne plus. Or, il faudrait que cette affirmation bouleverse nos vies comme elle a retourné celle du brigand.

La lumière de Dieu, vous voyez, cette lumière qui est Dieu, elle ne luit pas dans les réussites humaines aussi bel­les même soient-elles, parce que ces réussites, elles nous plongent dans l'insouciance.

La lumière qui est Dieu, elle brille dans l'humilité, dans l'obscurité de ces croix quotidiennes grandes et petites que nous rencontrons, qui semblent nous blesser, qui parfois nous défigurent, mais qui en réalité sont les instruments qui nous portent à notre véritable naissance, cette naissance par laquelle nous devenons UN avec le Roi de l'univers, étant en­tièrement nous-mêmes divinisés.

 

Mes frères, oui, si le Christ Jésus est pour nous vrai­ment le Roi, le Roi du cosmos, nous devons nous-mêmes renon­cer à être de petits rois dans notre milieu, et même le petit roi de notre vie personnelle. C'est en nous incorporant à lui par une obéissance sincère, entière, de chaque instant que nous signerons la véri­table réussite de notre vie.

­          Mes frères, le paradis est à notre portée comme il était à la portée du brigand. Il est a notre portée et un rien nous sépare de lui. Et ce rien qui nous sépare, c'est une certaine méfiance. Mais si nous parvenons à faire une confiance totale à Dieu, à notre Roi, à celui auquel nous nous sommes donnés, dès ce moment, nous entrons dans le paradis et nous y sommes. Et plus personne ne peut nous en faire sortir, car dès l'instant où le Christ nous a pris auprès de lui, nous sommes hors de portée de toutes les atteintes du mal.

Voilà, mes frères, ce que nous pouvons retenir pour au­jourd'hui. Laissons l'Eucharistie, laissons notre Roi prendre possession de nous. Abandonnons-nous à sa conduite. Soyons les serviteurs de ce Roi qui est notre Dieu. Et ainsi, nous aurons accompli notre vocation d'homme, de chrétien et de moine.

 

                                                                                              Amen.

 

Chapitre : Relations des deux branches.         24.11.86

      11. Lettre du Cardinal Antoniuti. Préfet.

­

Mes frères,

 

La quatrième période s'étend de 1970 à nos jours.

 

          Le 15 juillet 1970, le Cardinal Antoniuti, Préfet de la Sacré Congrégation pour les Religieux et les Instituts séculiers a adressé au Père Abbé Général Dom Ignace Gillet une lettre en réponse à une requête présentée par l’Ordre.

 

La nature exacte de cette requête, nous la verrons un de ces jours. Je vais d'abord vous donner lecture de cette lettre qui a vraiment apporté une révolution à l'intérieur de notre Ordre, une révolution bénéfique, quoique à ce mo­ment-là, la lettre ait été plutôt mal reçue.

 

Le 15 juillet 1970

 

            Mon très Révérend Père,

 

La Sacré Congrégation pour les Religieux et les Instituts séculiers a examiné avec soin la requête présentée par le Procureur de votre Ordre en vue d’obtenir que les moniales cisterciennes puissent participer aux réunions des Abbés.

         

Donc, cette requête a été examinée avec soin. C'est tou­jours le cas lorsqu'il s'agit d'introduire une nouveauté. Lorsqu'il s'agit d'une petite chose de routine qui ne change rien à la Tradition de l'Ordre, ce sont des choses qui sont très facilement accordées. Mais lorsqu'il s'agit d'une requête plus spéciale, alors elle est examinée avec soin. Et cette requête visait à obtenir que les moniales cis­terciennes, donc les Abbesses, puissent participer aux réu­nions des Abbés, en fait aux Chapitres Généraux des Abbés.

 

            Après une étude attentive des différents aspects du problème, la Sacré Congrégation a soumis la question au Souverain Pontife lui-même.

 

Donc, ils n'ont pas osé décider par eux-mêmes. Ils en ont référé au Chef de l'Eglise, donc au Souverain Pontife lui-­même. Ils lui ont présenté le dossier. Le Pape Paul VI l'a étudié, il a certainement prié, puis il a pris une décision en son âme et conscience.

Nous devons bien - ici c'est la foi qui joue - nous de­vons bien savoir que ce n'est pas une décision prise par un homme. Non, c'est le représentant du Christ sur la terre, le tout premier. C'est le Christ, c'est Dieu qui s'exprime par la bouche du Souverain Pontife.

 

          Celui-ci, dans l’audience accordée au Cardinal Préfet le 22 janvier dernier…..

 

La lettre est datée du 15 Juillet. Donc la décision a été prise six mois plus tôt par le Pape lui-même. Pourquoi cet intervalle ? ça, ce sont les mystères de l'Administration Pontificale. Peut-être d'autres raisons ? Mais enfin, voilà !

 

Celui-ci, dans l’audience accordée au Cardinal Préfet le 22 janvier dernier, a répondu qu’il n’est pas opportun que les moniales assistent aux assemblées des religieux….

 

Voilà ! Pour quelles raisons ce n'est pas opportun ?

 

Elles peuvent cependant se réunir entre elles si elles le désirent et célébrer leurs propres assemblées particulières en vue de l’adaptation de leurs Constitutions selon les directives du Concile.

 

Voilà, cette phrase-ci, c'est celle qui a fait problème et on n'en a reçu l'interprétation authentique que tout der­nièrement de la bouche du Cardinal Hamer. Ce sont - encore une fois - les aléas de l'Histoire. On était en 1970. En 1971 les Abbesses se réunissent pour ce qu'elles pensaient être leur premier Chapitre Général. Les Actes de ce Chapitre Général sont remis à la Congrégation portant sur la couverture : Chapitre Général des Abbesses, Premier.

C'est reçu à la Congrégation. Le mot Chapitre Général est entouré d'un cercle avec un grand point d'interrogation. Et puis ça en reste là. On n'a pas interpellé les Abbesses pour dire : Qu’avez-vous fait ? Un Chapitre Général ? On n'a rien dit. Je pense bien qu'aujourd'hui, ça ne se passerait plus comme ça, aujourd’hui il y aurait une réaction plus ouverte.

Enfin, Elles peuvent se réunir entre elles si elles le désirent, ce n'est pas obligatoire. Si elles ne le désirent pas, c'est tout aussi bien. Et alors, elles célèbrent leurs propres assemblées. Donc il n'y a pas de tutelle des Abbés. Non, elles sont entre elles. Et particulièrement en vue de l'adaptation de leurs Constitutions selon les directives du Concile.

 

Particulièrement ! Elles peuvent donc se réunir aussi pour d'autres motifs, pour des motifs purement pastoraux, pour échanger sur les problèmes qui se posent dans les communautés, mettre en commun leur expérience d'Abbesse, exposer leurs pro­blèmes, leurs questions, s'entraider...Disons des réunions de caractère pastoral, mais particulièrement en vue de l'adapta­tion de leurs Constitutions. C'est donc des assemblées à ca­ractère législatif !

La lettre continue:

 

          Un fort mouvement insiste de plus en plus sur la maturité de la femme dans le monde moderne …..

 

          Nous sommes en 1970, et c'était vrai. Cela n'a pas fai­bli depuis lors.

         

          …..il importe d’en tenir compte et de laisser aux moniales l’autonomie qui leur revient.

 

L'autonomie ! Elles doivent donc être dirigées par leurs propres lois. Ou bien selon le terme latin, elles ont mainte­nant le droit d'être sui juris. Elles ne sont plus alieni juris. Elles ne sont plus sous la dépendance des Abbés. Elles sont assez grandes maintenant pour se conduire elles-mêmes. On ne peut plus les traiter en mineur d'âge.

Vous savez qu'il existe encore aujourd'hui des Abbés qui considèrent les moniales comme des mineures. Elles ont juste­ment le droit de se taire. Mais c'est trop tard, car mainte­nant elles sont arrivées à maturité et elles parlent.

 

          C’est à elles et non au Chapitre des moines qu’il appartient d’étudier, de discuter et dans la mesure où ce n’est pas réservé au Saint Siège, de décider de leur propre législation.

 

Donc, ce ne sont pas les moines qui vont préparer les Constitutions pour les moniales, ce sont les moniales qui vont préparer leurs propres Constitutions. Elles pourront se faire aider par des experts masculins éventuellement, mais c'est elles qui décideront. Etudier d'abord, discuter ensuite, troi­sièmement décider.

Il faudrait se replacer dans l'ambiance de l'époque pour bien comprendre. Nous avons déjà tellement évolués nous-mêmes que cela nous parait tout à fait normal aujourd'hui. Mais à ce moment-là, c'était quelque chose d'extraordinaire et les Abbesses elles-mêmes n'étaient pas du tout préparées à un tra­vail pareil.

 

          Cette disposition n’entend pas scinder l’Ordre des Cisterciens réformés en deux Ordres distincts, mais attribue aux moniales une juste et nécessaire autonomie et confie personnellement à l’Abbé Général…..

 

Personnellement, donc c'est important, à l'Abbé Général !

 

          …..qui garde toute son autorité sur la branche masculine et féminine selon les Constitutions approuvées par le Saint Siège, le soin de maintenir l’Unité qui s’impose. Les Pères Immédiats en continuant leur œuvre bienfaisante selon les Saintes Traditions de l’Ordre sauront également y contribuer de toutes leurs forces.

            Veuillez agréer, mon Révérend Père, l’expression renouvelée de mon religieux dévouement en Notre Seigneur.

 

                                                                               Cardinal Antoniuti.  Préfet.

 

Je m'arrêterai encore sur le dernier alinéa de cette lettre.

 

            La disposition que les Abbesses célèbrent leurs assemblées en vue d’étudier, de discuter et de décider leur propre législation…..

 

Ne doit pas scinder l'Ordre en deux Ordres distincts. Or, il est apparu que les Abbesses ayant leur Chapitre Général, les Abbés leur Chapitre Général, que on évoluait in­sensiblement, imperceptiblement mais fatalement vers la cons­titution de deux Ordres distincts. Car le grand problème alors qui se pose : comment couler dans des structures juridiques un Ordre unitaire avec deux Chapitres Généraux. Et ça, c'était vraiment un casse-tête.

Parce que il faut bien savoir ce que c'est qu'un Chapitre Général. Le Père Willibrord, s'il était resté plus longtemps, aurait pu l'expliquer à toute la communauté. Le Chapitre Gé­néral, c'est donc l'instance supérieure de l'Ordre et c'est lui qui choisit son propre Modérateur et qui organise tout l'Ordre.

Donc, si les Abbesses ont un véritable Chapitre Général, elles doivent choisir leur propre Modératrice. Donc entre el­les, agissant collégialement, elles doivent choisir leur Su­périeure, donc fatalement leur Abbesse Générale. Mais alors, aussitôt qu'il y a une Abbesse Générale et qu'il y a un Abbé Général, mais alors c'est fait, il y a deux Ordres.

Et lorsque le Cardinal Hamer me parlait de ces choses, ici, justement il me disait, arrivant à la même conclusion : Voilà, si les Abbesses ont un véritable Chapitre Général, tôt ou tard elles auront une Abbesse Générale. Et à ce moment-là, la rupture est consommée.

 

Donc, c'est un peu utopique de voir deux chapitres Géné­raux et puis donc finalement deux structures parallèles, et au dessus, les chapeautant personnellement l'Abbé Général, un homme tout seul. C'est artificiel. Cela va être branlant. On ne sait pas solidifier cela.

Maintenant c'est tellement imbriqué l'un dans l'autre que on ne peut pas distinguer les moniales des moines. Cela forme une unité. Mais si on commence à élargir, alors le bâtiment finira par s'écrouler. Et les moniales qui ont le nez creux beaucoup plus que les moines, elles le sentent et elles en ont peur.

Et c'est pourquoi là-bas à la Trappe, après mon intervention et le coup de téléphone de l'Abbé Général disant non ce n'est pas un Cha­pitre Général, il n'y a pas une seule Abbesse qui a marqué son désaccord. Elles étaient toutes d'accord, oui toutes. Elles disaient : mais oui, c'est mieux, c'est bien !

 

Donc le souci de la Congrégation, ici, c'est de ne pas scinder l'Ordre. Et à partir de là, on aurait déjà du penser, savoir, sentir que la Congrégation n'accordait pas aux Abbes­ses un Chapitre Général proprement dit, mais une Assemblée Générale d'Abbesses. Et il n'y avait donc qu'un seul Chapitre Général, c'était toujours celui des moines, mais ayant une an­nexe qui était l'Assemblée des Abbesses.

 

Chapitre : Relations des deux branches.         25.11.86

      12. Genèse de la lettre du Cardinal Préfet.

 

Mes frères,

 

Je vous ai donné lecture de la lettre adressée par le Cardinal Antoniuti au Père Abbé Général en Juillet 1970. Cette lettre met divers points en relief et tout d'abord le refus aux Abbesses de participer au Chapitre Général des Abbés.

Il est utile de noter ici que la Congrégation Cistercien­ne de Mehrerau tient depuis une quinzaine d'années des Cha­pitres Généraux mixtes qui fonctionnent parfaitement et qui ne provoquent aucune réaction du côté de la Congrégation pour les Religieux. Cette mixité a été inscrite dans les Constitu­tions qui sont pour le moment présentées à Rome pour approba­tion.

Si ces Constitutions sont approuvées comme telles, le principe de la mixité des Chapitres Généraux est introduit dans l'Ordre de Cîteaux. Et on ne voit pas pourquoi ce qui est accordé à une Congrégation Cistercienne du Saint Ordre devrait être refusé aux Trappistes. Donc il faut attendre. Ensuite, permission était donnée aux Abbesses de célébrer leurs propres assemblées. Exclusion des moines comme législa­teurs. Donc ce ne sont pas les moines qui vont donner une loi aux moniales.

Juste autonomie des moniales sans scission de l'Ordre. Donc les moniales doivent prendre en main leur propre desti­née. Elles sont devenues majeures. Elles doivent décider, par elles-mêmes ce qu'elles désirent, de ce qui leur semble le mieux pour avancer dans leur propos monastique.

Maintenant, pour ce qui regarde le Chapitre Général des Abbés, il faut dire qu'il y a tout de même des Abbesses obser­vatrices, une par région, ce qui en fait 10 à 12. Et il faut dire que pour ce qui regarde les Constitutions des moines, elles sont pour moitié si pas davantage l'oeuvre des Abbesses.

D'ailleurs, quand elles ont travaillé à leurs Constitu­tions, elles ont repris tel quel les Constitutions des moines avec des modifications, des corrections qui s'imposaient vu leur statut de moniales. Mais les Constitutions sont un travail commun. Le Chapi­tre Général législatif n'est pas officiellement mixte, mais du fait des observatrices, il l'est tout de même. Il faut di­re que les moniales apportent beaucoup parce qu'elles ont une approche qui n'est pas la même que les moines.

Et c'est un enrichissement, un très grand enrichissement. Vous voyez que la loi n'est tout de même jamais aussi rigide. Elles ne participent pas officiellement, mais offi­cieusement de manière informelle. Mais ça se fait. Et c'est ainsi que la vie finit par imposer sa loi. Maintenant, à l'Abbé Général est confié le maintien de l'unité qui s'impose, et aux Pères Immédiats est confié le devoir d'y contribuer.

 

Mais maintenant, quelle est la genèse de cette lettre ? Pour refuser la demande qui lui est faite, le Cardinal utili­se l'argument suivant repris dans la lettre : Un fort mouvement insiste de plus en plus sur la maturité de la femme dans notre monde mo­derne. Il importe d'en tenir compte. Or, c'était exactement l'argument qui avait poussé l'Or­dre a présenté sa requête. Donc l'argument est retourné pour repousser cette requête. Vous voyez, c'est tellement subjec­tif la façon de comprendre les choses et de les exprimer.

 

          Déjà en 1959, avant le Concile, avec la permission du Saint Siège, l’Abbé Général Dom Gabriel Sortais a célébré une première Assemblée d’Abbesse.

 

En 1959, donc ça nous fait 27 ans !

 

Une deuxième Assemblée fut célébrée en 1964 et une troisième en 1968 sous Dom Ignace Gillet.

 

Donc trois Assemblées d'Abbesses ont été célébrées. Elles étaient convoquées par l'Abbé Général et tenue sous sa prési­dence.

 

            Les Abbesses ont été prévenues lors de la première Assemblée que le résultat de leurs travaux ne serait pas soumis à la Congrégation des Religieux mais seulement au Chapitre Général des Abbés.

Quels étaient les résultats de ces travaux ? Je n'en sais rien ! Vous savez qu'à cette époque il y avait, c'était une discipline du secret. Les comptes rendus aujourd'hui sont vraiment des comptes rendus d'une fidélité ou rien n'est ca­ché, rien du tout. Parfois, pour un Chapitre Général, il! y a une partie confidentielle réservée aux Abbés, mais c'est tout petit. Mais à cette époque-là on travaillait différemment.

Et quels ont été les résultats de ces travaux ? Cela a été publié, oui, mais certainement pas dans le dernier détail. Et ça a été soumis au Chapitre Général des Abbés.

 

          La réunion de 1959 a été surtout une célébration de se trouver ensemble pour la première fois et une prise de conscience de l’appartenance à un Ordre.

 

Donc les Abbesses pour la toute première fois se sont trouvées ensembles. Elles savaient qu'elles faisaient partie d'un Ordre, mais la conscience qu'on en prend lorsque tous les Abbés, toutes les Abbesses sont là ensemble est différent. Les Abbesses n'avaient de relation qu'avec leur Père Im­médiat. Elles n'avaient pas de relations entre elles. Si bien sûr pour un petit service. Mais ici elles se sont trouvées là et elles ont pris conscience que les moniales à elles seules formaient un Ordre.

 

          Mais en 1968 on a sérieusement envisagé la participation au gouvernement de l’Ordre…..

 

Donc les Abbesses maintenant auraient leur mot à dire pour le gouvernement.

 

            …..bien que sans esprit de revendication…..

 

Ce n'était pas un mouvement féministe qui voulait s'af­firmer !

 

          …..considérant l’incorporation dans l’Ordre beaucoup plus précieuse que cette participation.

 

Donc les moniales sont incorporées dans l'Ordre. Et si on leur donne à choisir entre l'incorporation à l'Ordre et le gouvernement de cet Ordre, entre l'incorporation à l'Ordre et la tenue de Chapitres Généraux de moniales, sans hésiter elles choisissent l'incorporation. Il faut bien savoir ça ! Elles tiennent plus à l'Unité de l'Ordre qu'à leur propre autonomie. Et elles ont raison.

Car il faut bien se rendre compte que si les Abbés tenaient leur propre Chapitre Général - maintenant c'est du roman, mais vous savez, c'est cette science-fiction qui finit par se réa­liser si on va jusqu'au bout - et si les moniales tiennent leur propre Chapitre Général, à ce moment-là il se produit un éloignement progressif de la branche féminine et de la bran­che masculine. Un jour il se produit une cassure: un Abbé Général et une Abbesse Générale, deux structures parallèles.

A ce moment-là, l'Ordre n'est plus unitaire. L'incorpo­ration des moniales à l'Ordre se relâche et fini par dispa­raître. Et alors qu'arrive-t-il ? Les moniales tombent sous la coupe des Evêques. Et c'est de ça qu'elles ont peur. Du moment qu'elles restent avec leurs moines, elles sont heureu­ses. Mais pas les Evêques...

 

Vous savez que déjà à l'époque, à l'époque de la préhis­toire de l'Ordre dans le désert, il y a deux êtres qu'un moi­ne devait absolument fuir : c'était les femmes et els Evêques ! Les moniales ont retenu cela !

Alors, on précisait qu'on ne voulait rien imposer aux Abbés, mais on leur demandait à participer au Chapitre Géné­ral. Mais il y avait 20 OUI et 19 NON. Voyez comme les Abbes­ses étaient partagées. La moitié préférait ne pas participer aux Chapitres Généraux. C'était tangent.

 

Chapitre : Relations des deux branches.         26.11.86

      14. Les Conférences Régionales.

 

Mes frères,

 

Nous avons vu que en 1968 on avait sérieusement envisagé la participation des Abbesses au gouvernement de l'Ordre. Elles avaient donné leur accord, mais de façon réticente. Sur 39 votantes, 20 étaient d'accord et 19 non.

 

Si bien que l’année suivante, en 69, les Abbés réunis eux-mêmes en Chapitre Général ont demandé une meilleure consultation de toute la branche féminine avant de se prononcer sur cette question.

 

Donc, vous voyez, les Abbés désirent que la branche fé­minine soit consultée de façon meilleure. Les Abbesses ont peut-être été prises de court. Elles n'ont pas eu le temps de réfléchir, de bien réaliser ce qu'on leur demandait.

Donc les Abbés disent : on va maintenant les consulter et les informer avant que nous-mêmes, Abbés, nous nous pro­noncions sur cette question. On avait donc tout le temps - c'était en 69 - pour con­sulter les Abbesses. Et puis alors au prochain Chapitre Géné­ral des Abbés en 71, on se prononcerait au sujet de la parti­cipation éventuelle des Abbesses au Chapitre Général.

 

            Mais entre-temps, des démarches ont été faites auprès de la Sacré Congrégation des Religieux pour connaître quelle chance une telle demande aurait d’être exaucée. Mais aucune demande express n’a été faite à cet effet.

 

Vous voyez ce qui se passe ? On va consulter les Abbesses mais en même temps on s'informe prudemment auprès de la Congré­gation pour voir s'il y aurait une chance que soit accordée la participation des Abbesses au Chapitre des Abbés.

Les deux sont menés de front, mais il n'y a aucune deman­de qui est introduite. Ce serait prématuré puisque on ne sait pas quel sera le sentiment du Chapitre Général des Abbés sur cette question. Mais on tâte le terrain.

          Distinguant nettement Chapitre Législatif et Réunion Régionale, le Chapitre Masculin de 1969 a approuvé la proposition suivante : « On devrait permettre aux Abbesses de participer aux Conférences Régionales des Abbés. »

 

Donc, c'est autre chose ! Chapitre Général, on va voir plus tard. Mais Conférences Régionales, cela n'engage pas tellement. On devrait donc permettre aux Abbesses de parti­ciper aux Conférences Régionales des Abbés. C'est très logique tout cela. Je ne vois pas comment on aurait pu faire autrement.

 

          Mais comme en raison de la clôture, il fallait l’autorisation du Saint Siège pour mettre cette décision en pratique, le Procureur en a présenté la demande.

 

Les Abbesses, elles sont tenues par la clôture. Il ne s'agit pas qu'elles se mettent en route pour participer aux Conférences Régionales. Elles doivent recevoir une autorisa­tion de leur Evêque au moins, sinon alors qui couvre tout, du Saint Siège. Si le Saint Siège est d'accord, les Evêques de­vront bien s'incliner.  

Donc, le Procureur ici présente la demande. Pour ce qui regarde le Chapitre Général, on a tâté le terrain pour voir ce que ça pourrait donner éventuellement. Ici on a présenté la demande : les Abbesses peuvent-elles participer aux Réu­nions Régionales des Abbés ?

 

          La Congrégation, à qui on avait déjà parlé de façon informelle d’une éventuelle participation aux Chapitres Généraux a donné une réponse formelle contre la participation aux Assemblées Législatives.

 

C'est cette fameuse lettre du Cardinal. Il a répondu à une question qu'on ne lui posait pas. Les Abbés avaient fait une petite démarche exploratoire auprès de la Congrégation... Mais la Congrégation a pris ça au sérieux. Et voilà, elle a pris une décision au sujet d'une chose qu'on ne lui demandait pas. Elle ferme la porte, elle ferme la porte tout de suite. On lui demande une permission au sujet des Réunions Régionales et elle donne une réponse au sujet du Chapitre Général.

Elles ne peuvent pas participer aux Assemblées législa­tives, c'est à dire au Chapitre Général qui est l'organe de décision. Et alors, interprétant ensuite que la Congrégation ne serait pas opposée à des Assemblées non législatives, c'est à dire aux Réunions Régionales.

On comprend que chat échaudé craint l'eau froide. Si bien qu'il y a un complexe de peur qui s'est créé à l'endroit de la Congrégation.

 

Chapitre : Relations des deux branches.         27.11.86

14. Rapport envoyé à la Congrégation des Religieux.

 

Mes frères,

 

La lettre du Cardinal Antoniuti a soulevé une énorme émo­tion à l'intérieur de l'Ordre, du moins dans la sphère des Abbés et des Abbesses. Je rappelle la genèse de cette lettre :

Donc le Chapitre de 1969 avait demandé au Saint Siège l'auto­risation pour les Abbesses de participer aux Conférences Ré­gionales des Abbés, cette permission étant indispensable en raison de la clôture assez stricte des moniales. Et voici que la Congrégation, qui avait été contactée de façon informelle pour voir si éventuellement elle ne ferait pas obstacle à une participation des Abbesses au Chapitre Gé­néral des Abbés, sort cette lettre qui était inattendue et qui a provoqué d'énormes remous.

Voici ce qu'en dit le rapport présenté à la dite Congré­gation :

 

          Le respect que nous professons pour l’autorité a rendu d’autant plus douloureux l’accueil fait à la lettre du Cardinal. Ce qui importe avant tout pour les moniales, c’est l’unité de l’Ordre. Or même si la lettre disait : « Cette disposition n’entend pas scinder l’Ordre », il est impossible de ne pas y voir une lourde menace pour l’avenir.

 

Donc, à ce moment-là, on s'est demandé si le Saint Siège n'avait pas, disons à très long terme, je ne dirais pas l'in­tention, mais la vision de deux Ordres distincts et séparés. C'était une sorte de cauchemar, irréel certes, parce qu'il était bien dit que cette disposition n'entendait pas scin­der l'Ordre. Mais pourtant il était impossible de ne pas y voir une lourde menace pour l'avenir. Et il faut dire que cette menace existe encore aujourd'hui, mais alors par la faute, non pas de la Congrégation, mais par la faute des Abbés et des Abbesses.

 

            L’éclaircissement ultérieur concernant les Assemblées non législatives a vraiment assaini l’atmosphère bien qu’il reste encore à l’égard de la Congrégation une crainte qui n’est pas uniquement révérencielle ou filiale. Nous ne sommes pas encore parvenu de part et d’autre à parler le même langage.

 

Voyez, ce rapport est franc. Il le dit : il reste à l' égard de la Congrégation une crainte qui n'est pas uniquement révérencielle ou filiale, une véritable peur. On a été trauma­tisé. Il s'est créé un complexe. On ne parle pas le même lan­gage. Pourquoi ?

Peut-être parce que les Consulteurs de la Congrégation possèdent une information qui est beaucoup plus étendue que celle que nous-mêmes possédons. Nous ne connaissons, nous, que ce qui regarde notre Ordre. Eux connaissent ce qui concerne les Ordres et les Congrégations de l'Eglise entière.

Ils ont une immense expérience, et cette expérience alors leur permet de poser des exigences et de faire montre d'une certaine rigueur dans la langue qu'ils emploient. Si bien que de part et d'autre on ne parvient pas entièrement à se comprendre. Mais il faut dire que il y a une évolution qui se dessine.

Je rappelais que le Cardinal Hamer, ici même dans ce Chapitre a dit que maintenant, lui, régulièrement il réunissait ses collaborateurs - si j'ai bon souvenir c'est une fois par mois ­pour leur bien faire comprendre qu'il fallait faire évoluer les Ordres par l'intérieur d'eux-mêmes et de ne pas leur im­poser des choses de l'extérieur. Or ceci a été imposé de l'extérieur. C'est ça qui a cau­sé le malaise.

 

          Cependant, ce Document Historique demandé par la Congrégation donne beaucoup d’espoir. Non pas à cause de sa valeur interne…..

 

Ce n'est pas extraordinaire, c'est un document histori­que qui donne la vérité.

 

            …..mais par la volonté de dialogue qu’il manifeste de la part de la Congrégation, et donc du désir de mieux comprendre notre Ordre.

 

C'est une façon de travailler qui est tout autre qu'auparavant. Il faut dire que en 1971 on se trouvait encore sous le Régime de l'ancien Code de Droit Canonique et donc d'une certaine façon de travailler même â l'intérieur de la Congrégation.

Depuis, le nouveau Code est paru et il y a un nouveau Préfet qui insuffle un nouvel esprit, un esprit qui est un esprit de dialogue. Il faut comprendre les autres. Il faut arriver à se comprendre l'un l'autre. Le Père Willibrord m'a raconté certaines petites choses comme ça et qui montrent que aujourd'hui la Congrégation vrai­ment attend qu'on lui donne des informations. Elle n'est plus je dirais cette puissance autocrate qui imposait des décisions.

Par exemple ceci : Il disait que lorsque une chose est décidée par la Congrégation, ce n'est pas pour ça qu'il faut dire amen. Non, il faut l'étudier et répondre, dire nous ne sommes pas d'accord sur tel ou tel point, même si c'est une décision qui est prise. Une décision est toujours réformable. Voilà, ça c'est le nouvel esprit, l'esprit de dialogue.

 

          De fait, jusqu’à ces derniers temps, le moine de la base aussi bien que la moniale  n’étaient pas beaucoup concernés par le Chapitre Général des Abbés.

 

Les anciens Chapitres Généraux, mais c'étaient des Cha­pitres, disons disciplinaires. Ils revoyaient un peu la ques­tion des observances. On modifiait certaines choses. Et alors ça venait dans les Communications du Chapitre Général. Alors on savait que maintenant, par exemple, on pouvait ôter ses chaussons la nuit pour dormir, et toutes choses com­me ça...

On mettait au point, on interprétait les observances ou on les relâchait un peu. Mais au fond, ça ne concernait pas tellement la vie profonde. C'était une affaire d'Abbés. Et puis, on se pliait à ce qui avait été décidé.

 

          Maintenant, chaque Abbaye de moniales aussi bien que de moines étant autonome, les Chapitres Généraux n’ont pas grand impact sur les communautés dont ils ne peuvent disposer ni des biens, ni des personnes.

 

Autre chose qu'un Chapitre Général de Jésuites par exem­ple, qui peut disposer des personnes dans l'Ordre entier. Mais pas chez nous, le Chapitre Général ne peut jamais deman­der : Père un tel, vous allez être Maître des Novices là-bas, ou bien cellérier à un autre endroit, ou bien Abbé ailleurs ! Non, non, non, non, on ne dispose pas des personnes, ni des biens. Chaque monastère est autonome. Alors les Chapitres Gé­néraux, voilà, ça n'a pas tellement d'impact. Vous devez le savoir tout aussi bien que moi.

 

            La demande des Abbesses de participer au gouvernement de l’Ordre se justifie pleinement aujourd’hui, ne fut-ce que comme question de principe.

 

Dans un ménage, auparavant c'était monsieur qui décidait. Madame ne pouvait même pas disposer de ses biens personnels. Il fallait toujours l'autorisation maritale. Eh bien maintenant, tout ça, c'est terminé. Monsieur et Madame sont sur pied d'égalité et ils prennent de concert, ensemble, les décisions qui concernent leur foyer, leur fa­mille. Alors, pourquoi pas la même chose pour le gouvernement de notre Ordre ? Voilà, c'est une question de principe qui se justifie pleinement aujourd'hui vu l'évolution des mentalités.

Je viens justement de recevoir un coup de téléphone à l'instant d'une jeune employée de la Force d'Intervention des Nations Unies au Liban. Elle me dit qu'elle a été passer quelques jours à Damas en Syrie. Et elle a dit : je en vou­drais jamais y habiter. Quelle situation pour les femmes là-bas ! C'est à peine si on ose se montrer...et pour bien faire il faut porter un voile, sinon...Voilà la situation de la femme en Syrie!

Eh bien, c'est tout autre ici. Et alors, nos Abbesses ne sont plus à cette époque où la femme n'avait rien à dire

 

          Mais l’Unité de l’Ordre est considérée par les Abbesses et les moniales comme une valeur plus importante que le droit de participer au gouvernement de l’Ordre.

 

Toujours cette unité de l'Ordre qui est primordiale pour les moniales. Nous autres qui sommes moines, nous ne nous en rendons pas compte. Mais chez les moniales, c'est aigu, parce que, je l'ai déjà dit, elles ont une frousse bleue des Evêques. Mais oui, parce que l'Evêque, c'est pas l’Evêque, c'est un Vicaire Général quelconque. Et comme aumônier, ce sera un vieux chanoine ou un vieux prêtre de 80 ans qui ne connaît rien du tout à la vie monastique.

Alors, vraiment elles en ont peur. Elles sacrifieraient tout pour rester à l'intérieur de l'Ordre.

 

Chapitre : Relations des deux branches.         28.11.86

      15. 16.04.1979 : Indult ad experimentum pour 10 ans.

 

Mes frères,

 

Nous allons encore faire un petit pas dans le déroulement des événements qui se sont succédés de 1970 à nos jours.

Le Document présenté à la Congrégation nous dit :

 

          Quoi qu’il en soit, 16 ans après la Lettre, on n’entend plus tellement de regrets. Dès 1971, les Abbesses ont tenu un premier Chapitre Général authentique en présence de quelques Abbés simplement observateurs et elles ont entrepris le travail de leurs propres Constitutions.

 

Il faut savoir que ce Document a été présenté au mois de Juin, tandis que l'intervention officielle du Cardinal Hamer date du mois d'Octobre. Il est question ici d'un Chapitre Général authentique tenu par les Abbesses en 1971. Nous savons à présent ce qu'il en est. Mais la Congrégation ne le prendra pas de mauvaise part. Elle sera au contraire heureuse de notre sincérité à l'intérieur de notre naïveté. Il faut être candide dans la vie, candide comme des co­lombes mais prudent comme des serpents.

 

          La collaboration plus étroite des Abbés et des Abbesses qui s’est instaurée en particulier lors des Réunions Régionales, réunions plus ou moins annuelles, informelles, sans aucun pouvoir législatif mais qui déblaye le chemin à la marche des Chapitres Généraux, pour la préparation des Chapitres Généraux de l’une ou l’autre branche, a mis en relief l’épine de la non-exemption des moniales.

 

Donc, une collaboration s'est instaurée entre Abbés et Abbesses lors des Réunions Régionales qui n'ont pas de pou­voirs législatifs. Ce sont des réunions de travail qui dé­blayent, comme il est dit ici, le chemin à la marche des Cha­pitres Généraux. Et voilà que ces réunions ont mis en relief l'épine de la non-exemption des moniales, donc que les moniales dépen­dent encore des Evêques.

 

          Aussi une demande a-t-elle été présentée en 1971 à la Congrégation en vue d’obtenir la récupération des pouvoirs exercés par l’Evêque comme délégué du Saint Siège depuis 1834.

 

Donc, 140 plus tard, on introduit une demande pour que soit rapportée cette mise sous tutelle des moniales.   

 

          Après avoir mûri pendant 8 ans, cette question a donné lieu en 1979 à un Indult valable pour 10 ans à condition que l’Evêque de chaque diocèse en accepte expressément la teneur.

 

Et voici cet Indult, il est daté du 6 Avril 1979, et la demande a été introduite en 1971. Voyez, l'Eglise a l'éterni­té devant elle ! Et nous autres, c'est toujours comme ça, on aimerait bien que les choses se fassent de notre temps. Et on s'imagine que si on n'était plus là, ça n'irait plus. Il y a combien de gens indispensables qui sont au cimetière ? Et ce sera notre tour un jour.

Faut-il dire : « Mieux vaut tard que jamais ! »  ou « Mieux vaut tôt que jamais ! » Je n'en sais rien, mais en tout cas il faut déjà maintenant intérieurement être dans ces disposi­tions-là, dispositions de total détachement mais en même temps de grande conscience « professionnelle » entre guillemets, en sachant que l'on gère le bien de Dieu et pas son bien propre. L'Indult est adressé au Père Abbé Général et est signé du Secrétaire de la Congrégation.

 

          Mon Révérend Père Abbé,

 

            La Sacré Congrégation pour les Religieux et les Instituts Séculiers a examiné avec un soin particulier votre lettre du 16 mars dernier concernant les rapports entre les deux branches de l’Ordre Cistercien de la Stricte Observance.

 

Donc le 16 Mars 1979, l'Abbé Général avait envoyé une petite lettre de rappel concernant cette demande introduite en 1971.

 

            Après une nouvelle étude de la question et compte tenu des précisions apportées par votre lettre, cette Sacrée Congrégation concède par la présente ad experimentum  pour une durée de 10 ans, à la condition express de l’acceptation préalable de l’Evêque de chaque Diocèse concerné, les facultés suivantes :

 

1.- Le Père Immédiat pourra présider l’élection de l’Abbesse et la confirmer, accepter sa démission, présider les cérémonies de profession, contrôler les comptes du monastère.

 

Donc, les pouvoirs sont rendus aux Pères Immédiats, mais à la condition express de l'acceptation préalable de l'Evêque du Diocèse. Si l'Evêque n'accepte pas, eh bien c'est comme avant. S'il accepte, voilà on est revenu à la situation antérieure. C'est ad experimentum pour dix ans, donc ça expire en 1989.

 

2.- Etant donné la nature ecclésiale de la vie religieuse contemplative et la nécessité de son insertion dans l’Eglise locale, il demeure entendu que les monastères pour lesquels la remise des pouvoirs aura été concédée avec l’accord de l’Evêque, inviteront périodiquement celui-ci, au moins une fois l’an, à rendre visite au monastère en vue d’assurer le contact avec l’Eglise locale.

 

Donc, il faut inviter l'Evêque pour une visite d'amitié une fois par an pour maintenir le contact avec l'Eglise loca­le. Nous devrions faire la même chose, nous, oui, il n'y a pas de raisons. D'ailleurs c'est ce qu'on fait. Mais l'Evêque, vous savez...! C'est comme pour les monastères de moniales : à moins que le monastère soit situé à quelques Km du Siège Episcopal... les Evêques sont débordés de travail, alors ils viennent à l'occasion pour maintenir le contact. Comme Mon­seigneur Mathen vient ici à l'occasion. Il est toujours très heureux de venir.

          Je profite de la circonstance pour vous redire, mon Révérend Père Abbé, l’assurance de mon entier dévouement dans le Seigneur.

 

Eh bien voilà, mes frères, vous savez où les choses en sont. Mais ce n'est pas encore tout à fait fini, car en 1983 a paru le Nouveau Code. Nous approchons...

 

 

 

Chapitre : Relations des deux branches.         01.12.86

      16. En 1983, le nouveau Code de Droit Canonique.

 

Mes frères,

 

Nous sommes arrivés en 1983. Le Nouveau Code de Droit Canonique est promulgué. Il définit le droit des religieux en application des Constitutions et Décrets de Vatican II. Ce Code comporte un Canon 614. Ces deux Canons 614 et 615 sont très connus. Le Père Willibrord nous en a parlé dans ses cours particuliers. Je vais vous en donner lecture sans entrer dans des explications parce que ce serait trop long.

 

Canon 614 :

 

            Les monastères de moniales associées à un Institut d’hommes ont leur propre mode de vie et leur gouvernement selon les Constitutions. Les droits mutuels et les obligations doivent être définis de telle sorte qu’un bien spirituel puisse découler de cette association.

 

Voici maintenant ce que dit le Document présenté à la Congrégation pour les Religieux :

 

          Le Canon 614 ne saurait rencontrer monastères plus associées que les nôtres à un rameau masculin. Les Droits mutuels et les Obligations étant définis dans les Constitutions de telle sorte qu’un bien spirituel découle de cette incorporation. Il s’agit même plus qu’une association, il s’agit d’une intégration, d’une incorporation. Moines et Moniales forment un seul ordre.

 

C'est différent de l'Association des Monastères de Béné­dictines. Là, il n'y a pas cette incorporation au sein d'un Ordre unique. L'Ordre de Cîteaux n'existerait plus comme tel si les rameaux masculin et féminin étaient séparés.

Si bien que les Droits mutuels et les Obligations mutuel­les définies dans les Constitutions apportent un bien spiri­tuel aux deux, aux moines aussi bien qu'au moniales. Si bien que il va au-delà du Canon 614.

Maintenant il est question du Canon 615. Je vais d'abord vous en donner lecture.

 

Canon 615 :

 

            Le monastère autonome (sui juris) qui outre son propre Modérateur n’a pas d’autre Supérieur Majeur…..

 

Ce serait le cas, par exemple, pour l'Institut Notre Dame des Anges, à Glain, bien connu ici. Cet Institut est géré par une Congrégation de Soeurs qui est autonome, qui a sa propre modératrice, mais qui n'en a pas d'autre, car toute la Congré­gation, c'est ce Couvent. Il n'y en a pas de second. La Mère Supérieure est Mère Générale aussi, pas d'autre Supérieur.

 

Canon 615 :

 

          Le monastère autonome qui outre son propre Modérateur n’a pas d’autre Supérieur Majeur et qui n’est pas associé à un autre Institut de Religieux, de telle sorte que le Supérieur de cet Institut possède sur ce monastère un véritable pouvoir déterminé par les Constitutions, ce monastère est confié selon le Droit à la vigilance particulière de l’Evêque diocésain.

 

Donc, un monastère qui est isolé, qui n'a pas de Supé­rieur au-dessus de lui, qui n'est pas associé à des religieux, dans ce cas, l'Evêque veille particulièrement sur ce monas­tère. Comme dit le commentaire ici : la responsabilité parti­culière qui incombe à leur sujet aux Evêques diocésains est en quelque sorte d'ordre moral. Il ne paraît pas comporter de pouvoir juridictionnel proprement dit. Et cela s'entend des monastères tant masculins que fémi­nins. Donc le 614 regarde les monastères féminins, et le 615 les monastères masculins et féminins.

Voici maintenant ce qu'en dit le Document :

 

            Aussi peut-on conclure du Canon 615 que nos monastères autonomes sont associés au rameau masculin de l’Institut. De sorte que le Père Immédiat et l’Abbé Général possèdent un véritable pouvoir déterminé par les Constitutions sur ces monastères qui ne sont donc pas confiés par le Droit à la vigilance particulière de l’Evêque diocésain.

 

Donc, le Canon 615 ne s'applique pas aux monastères de moniales cisterciennes. Maintenant, il y a des conséquences qui sont importantes :

 

          Deux principes complémentaires ont été mis dans une nouvelle lumière à la suite du dernier Concile Vatican II :

           

1. Au Saint Esprit la liberté de ses dons.

 

Nous n'avons pas d'instructions à donner à l'Esprit Saint. Il est entièrement libre de ses dons. L'Apôtre Paul en était déjà conscient et plongé dans une profonde admiration. Il di­sait : Dans l'Eglise il y a des Apôtres, des Prophètes, il y a des dons de guérisons, il y a le don des langues, il y a le don d'administrer, il y a le don du service... Et voilà l'Esprit Saint répartissant ses dons, ses charismes comme il l'entend pour le bien de la communauté, pour le bien de l'Eglise. Donc au Saint Esprit la liberté de dons.

 

2. A l’autorité de l’Eglise le devoir d’en vérifier l’authenticité et de respecter ceux qu’elle reconnaît authentiques.

­

Donc, l'Eglise vérifie l'authenticité de ces dons. Mais quand elle en a reconnu l'authenticité, alors elle doit les respecter parce qu'ils viennent de Dieu. Ils viennent au-delà de l'Eglise, ils constituent l'Eglise, ils la font grandir, ils lui donnent un nouveau dynamisme, une nouvelle jeunesse, une nouvelle vitalité.

Dès l'instant où dans un organisme plus rien ne change, plus rien ne bouge, mais c'est la mort ! Regardez les petits enfants ! Mais c'est terrible comme ça bouge, et ça parle, et ça court. Voilà la vie. Regardez le vieillard ! Il est dans son fauteuil et il dort. Il ne bouge plus, c'est fini.

Et pour l'Eglise, c'est la même chose. S'il n'y a plus de mouvements dans l'Eglise, s'il n'y a plus de dons, s'il n'y a plus de charisme, eh bien l'Eglise serait morte. Ce serait fini. L'Eglise est toujours jeune, parce que l'Eglise est tou­jours en mouvement. L'Eglise est toujours en état de mutation, de mutation dans la même ligne de croissance. Il faut que la physionomie de l'Eglise change pour qu'elle vive.

 

Ce sera la même chose dans un monastère. On faisait re­marquer dans la Carte de Visite: la physionomie de Saint Remy, est-ce que elle ne change pas ? Mais si elle change, et tant mieux. Si elle ne changeait plus, ce serait fini. Ce se­rait mort, il n'y aurait plus qu'à démolir.

Un monastère vit dans ses hommes, il vit dans ses briques, il vit dans ses jardins. Enfin ça vit. Et pour que ça vive, il faut que ça bouge. La vie est dans le mouvement, pas dans l'immobilisme. Eh bien l'Eglise, elle respecte les dons qu'elle reçoit et elle en est heureuse.

 

          Telle semble l’origine de ce Canon 615 qui, sans parler d’exemptions, donne à l’Evêque le rôle subsidiaire qui lui revient dans le respect des charismes reconnus.

 

Le rôle subsidiaire en ce sens que l'Eglise reconnaît le monastère qui est autonome, qui n'a pas de Supérieur au­-dessus de son propre Modérateur, mais aussi les autres monas­tères qui au-dessus de leur propre Modérateur ont une autorité. Eh bien, l'Eglise respecte tout cela et elle donne à l'Evêque un rôle subsidiaire qui lui revient dans le respect des charismes reconnus.

 

          Aussi au sujet des Droits des Pères Immédiats transférés aux Evêques en 1834 pour des raisons particulières et jusqu’à ce qu’il en soit statué autrement, donc au sujet de ces Droits, nous faut-il conclure que ces Canons 614 et 615statuent définitivement leur retour aux Pères Immédiats.

 

Voyez comme le cheminement est filandreux ! C'est cela le Droit Canonique. Le Droit doit saisir la vie à plein corps, essayer de la comprendre, de l'exprimer dans des textes juri­diques pour la canaliser, pour lui donner une nouvelle énergie.

Voici donc que le jusqu'à ce qu'il en soit statué autrement défini  en 1834, le voici le autrement en 1983, ce qui nous fait 150 ans plus tard !

Vous voyez que l'Eglise a bien le temps. Nous ne sommes pas encore à la fin du monde...

 

Chapitre : Relations des deux branches.         02.12.86

      17. Fin de cette étude historique.

 

Mes frères,

 

Le Document Historique sur l'Unité des deux branches de l'Ordre a été présenté à la Congrégation au mois de juin de cette année, et il se termine sur une conclusion.

 

            La Congrégation s’est montrée très patiente pour attendre la présentation de nos Constitutions après Ecclaesie sancte  et il faut ici lui en exprimer  toute notre reconnaissance.

 

Ecclaesie sancte est un motu proprio du Pape Paul VI qui date de 1966. Il demandait, entre autre aux Instituts Religieux de revoir leurs Constitutions pour les mettre en accord avec les principes dégagés au cours du Concile Vatican II.

Nous voici donc à 20 ans de ce motu proprio et nos Cons­titutions n'ont pas encore été présentées au Saint Siège. Et c'est la raison pour laquelle nous exprimons notre reconnais­sance pour la patience qu'a montrée à notre endroit la Congré­gation.

 

          D’autre part, nos lois fondamentales : la Règle de Saint Benoît et la Charte de Charité demeuraient et demeurent toujours approuvées et inchangées.

 

Je ne vois pas bien comment on pourrait modifier la Rè­gle de Saint Benoît, ni même la Charte de Charité. Ce sont des Documents qui sont là. Et ma foi, ils sont approuvés de­puis des temps immémoriaux.

 

          Les ajustements que nous avions à faire ne concernent, quant au contenu, que le gouvernement de l’Ordre : un effort pour concilier l’autonomie qui revient aux moniales et l’Unité de l’Ordre.

 

Vous voyez que le problème, le gros problème, c'est l' Unité de l'Ordre. Et si nos Constitutions doivent être adap­tées, c'est afin d'exprimer juridiquement comment aujourd'hui vivre l'Unité de notre Ordre. Cela paraît tout simple ! Mais non, c'est un problème très, très difficile car il faut concilier l'autonomie qui re­vient aux moniales avec cette Unité.

 

          Le premier siècle d’ostracisme est passé !

Donc, pendant un siècle, les moines n'ont pas voulu de moniales !

 

            Sept siècles d’incorporation des moniales dans l’Unité de l’Ordre ont convaincu moines et moniales de la précieuse complémentarité de cette situation.

 

C’est très optimiste, très optimiste ! Mais il est néces­saire d'être optimiste quand on présente un Document à la Con­grégation. Il faut que la Congrégation soit encline à écouter d'abord, et puis à aborder ce qu'on lui demande.

Mais moines et moniales ne sont pas du tout convaincus du caractère précieux de cette complémentarité. Il y a des Abbés qui ne sont pas du tout d'accord, je vous l'ai déjà dit. Ils disent : Mais on serait beaucoup mieux chacun dans notre maison, les moines d'un côté et les moniales de l'autres. Et puis on se regarde mais on ne se parle pas, ou de loin par téléphone...

 

          La maturité de la femme, comme le rappelle le Cardinal Antoniuti dans sa lettre de 1970, son égale dignité avec l’homme exige aujourd’hui que soit repensé l’autorité suprême de cet Ordre unique.

 

Donc, voilà un Ordre Unique. Il faut toujours savoir que ça a été présenté au mois de Juin. Donc, le Cardinal Hamer n'avait pas encore fait explosé sa bombe. A ce moment-là, il y avait donc dans les esprits deux Chapitres Généraux.

Et comment, alors, repenser l'exercice de cette autorité ? Deux Chapitres et un Ordre Unique ! C'est très, très difficile. Il faut dire que cette intervention du Cardinal a clarifié et simplifié bien des choses.

 

          C’est un domaine où la vie est jusqu’ici à l’origine de la loi…..

 

Donc, toujours la vie est à l'origine de la loi. La loi ne fait que codifier la vie. Ce n'est pas l'inverse. Il est beaucoup plus facile de décréter une loi que de décréter : mais voilà la vie! Non, la loi doit toujours être adaptée.

Je ne sais combien de lois paraissent chaque année en Belgique. C'est terrible. Et dans tous les pays ? Vous vous souvenez de ce Monsieur qui travaille pour la Ligue des Famil­les Nombreuses qui nous a dit que dans le domaine de la légis­lation sociale il y avait 4000 lois parues depuis le début. Comment voulez-vous connaître tout cela ? Mais c'est la vie qui oblige cette adaptation constante de la législation.

 

          …..et comme nous croyons que elle doit le demeurer, nous osons compter encore sur la patience  et la compréhension de la Congrégation pour se montrer accueillante à nos efforts sincères pour trouver ce que la Providence veut nous dire par les signes des temps.

 

Voilà, c'est fini ! C'est une belle péroraison, très belle ! ­Et devant cela la Congrégation ne peut que s'incliner ! Il faudrait presque un prophète à l'intérieur de l'Ordre, un homme qui serait inspiré et qui dirait : Mais voilà ce que Dieu veut nous dire par les signes des temps aujourd'hui. Et alors, à partir de là, voilà comment vous devez couler ce message de Dieu dans de bonnes Constitutions.

Mais hélas, mes frères, Ce n'est pas le cas. Et il vaut peut-être mieux que ce ne soit pas le cas, car ce serait en­core une fois beaucoup trop facile. Et Dieu n'agit pas ainsi.

         

Les signes des temps ? Mais ils sont nombreux. Voilà par exemple celui-ci :

L'Ordre est disséminé sur les cinq continents dans de nombreuses Cultures tout à fait différentes les unes des au­tres. Il faut donc trouver des Constitutions qui soient adap­tées à toutes ces Cultures. C'était beaucoup plus simple lors­que l'Ordre était surtout Européen et un peu Américain. Mais maintenant vous en avez partout.

Par exemple, il y a au Zaïre deux monastères de moines et un de moniales. Eh bien, je viens de voir il y a quelques jours dans le journal que le rite Zaïrois pour la célébration de l'Eucharistie allait être approuvé, ou bien que ça venait d'être fait. Il y a donc maintenant un rite Zaïrois qui n'est pas le rite Romain.

Eh bien voilà, comment maintenant là-bas dans ces monas­tères, l'Office Divin et l'Eucharistie vont-ils être célébrés ? D'une façon toute différente d'ici...mais alors, ça aura un impact sur le comportement, sur tout, puisque l'Office et l'Eucharistie sont vraiment le centre, l'ossature de notre vie quotidienne. C'est un exemple, mais il y en a encore bien d'autres.

 

Il est question de fonder un ou des monastères cister­ciens au Liban. Oui, mais alors là, c'est le rite Maronite. Il y aurait donc des cisterciens qui suivraient la Règle de Saint Benoît avec toutes ses structures d'Office Divin MAIS dans un rite Zaïrois, un rite Maronite, puis après un rite Chinois, un rite Japonais. Voyez un peu!

C'est ça les signes des temps! Et pour les déchiffrer, je pense qu'il faut aussi beaucoup de patience.

Voilà, c'est fini !

 

Chapitre : Conclusion de cette étude sur l’Unité.03.12.86

      Pourquoi tous ces Chapitres sur les Moniales ?

 

Mes frères,

 

Nous avons parcouru ensemble lentement, longuement le Document sur L'Unité de l'Ordre présenté à la Congrégation pour les Religieux. Mais pour quelles raisons vous ai-je en­traînés dans cette étude ? Ces raisons, nous allons les passer rapidement en revue.

D'abord, c'était une façon commode de vous donner un pe­tit cours d'histoire. Maintenant, vous savez tout comme moi comment s'est constituée l'unité de notre Ordre et quels ava­tars elle a dû traverser. Cela ne s'est pas fait tout seul. Il y a eu au début une opposition. Puis sous la pression de la vie, cette unité s'est construite, elle s'est affermie, elle est devenue un corps vivant presque insécable aujourd'hui.

Mais j'ai surtout voulu vous sensibiliser à un fait, et c'est celui-ci : nous faisons partie d'un Ordre Monastique affronté aujourd'hui à de sérieux problèmes concernant cette Unité. L'autonomie des monastères est un bien, un trésor extrê­mement précieux, mais qui ne va pas sans périls. Chaque mai­son a sa figure, sa physionomie et ses habitudes, a sa cultu­re qui marque profondément ses habitants.

Je vous ai déjà peut-être un jour ou l'autre raconté cet­te petite histoire qui m'est arrivée à l'époque où j'étais tout ensemble comptable et hôtelier. On nous avait envoyé ici d'Orval un frère qui devait s'initier à la comptabilité. Il travaillait donc avec moi. Il a séjourné six semaines environ. Et à cette époque, les retraitants se trouvaient dans une tribune là tout au-dessus de l'église, et ils voyaient les frères qui entraient et qui sortaient.

Et un jour, un re­traitant m'a demandé : Mais enfin, parmi vous, il y en a un qui n'est pas comme les autres. Il ne marche pas comme les autres, ça se voit. Alors, je me suis livré à une petite enquête. Il m'a dit : c'est celui-là ! Eh bien, c'était celui d'Orval. Un étranger avait reconnu que ce frère n'était pas de la communauté. Nous sommes marqués par notre communauté au-delà de ce que nous ne pouvons imaginer. Donc ça, c'est vraiment un bien précieux.

 

Mais si nous avons conscience de faire partie d'une com­munauté - donc qui a son histoire, qui a ses joies, ses pei­nes, qui traverse ses crises - avons-nous une conscience aus­si éveillée de faire partie d'un Ordre qui compte des dizaines et des dizaines de monastères répandus, dispersés dans le mon­de entier ? Avons-nous cette conscience-là ? Ou bien avons­-nous plutôt conscience de constituer à nous tout seul un Ordre, et que cela ne va pas au-delà ?

Eh bien, les autres monastères ont aussi leurs particula­rités, ont aussi leur histoire, leur beauté, leurs défauts. Et sommes-nous en sympathie active avec eux ? Cela ne veut pas dire qu'il faut s'envoyer des lettres chaque semaine pour entretenir un lien de sympathie. Non, mais dans notre coeur, sommes-nous en consonance avec eux ?

Est-ce que nous avons conscience d'être à l'intérieur d'un orchestre où chaque artiste joue sa partie. C'est la même partition, mais avec des instruments différents. C'est cela un Ordre monastique ! Mais avons-nous conscience de vivre cette réalité ? Eh bien, c'est à cela que j'ai essayé de vous sensibili­ser, d'autant plus que parmi ces monastères, il y a des monia­les. Alors ça complique ou ça dramatise encore les choses. Comment les voyons-nous, ces moniales ?

 

Ce n'est pas si simple à définir, cela dépend beaucoup du degré de maturité humaine et spirituelle de chacun. D'abord il faut bien savoir que nous pourrions très bien nous, moines, nous passer des moniales. Nous n'en avons pas besoin. Nous n'en souffririons pas. Rien ne changerait pour nous si demain on disait : Mais voilà, les moniales, c'est fini, elles font un Ordre à part. Plus de rapports avec elles. On ne s'en por­terait pas plus mal...

Mais attention, il n'en va pas de même pour les moniales. Elles ne peuvent pas se passer de nous. Rien, par exemple, qu'à cause du sacrement de l'Ordre que les femmes ne possèdent pas. Il leur faut des aumôniers. Et les aumôniers, puisque ce sont des moniales cisterciennes, ne peuvent être que des cis­terciens qui, au cours de l'Eucharistie, au cours des conseils qu'ils donnent en confession, peut-être même à l'occasion d'une certaine direction spirituelle, eh bien, ils doivent leur donner la spiritualité de l'Ordre et pas une spiritualité étrangère.

C'est donc capital pour les moniales d'avoir des aumôniers de notre Ordre. Si elles en étaient coupées, c'est fini ! Car alors elles seraient condamnées à dégénérer. Ce ne serait plus des cisterciennes. Est-ce que nous sentons cela ? Mais non, reconnaissons-­le, nous ne le sentons pas. Vous savez que les hommes, ce sont des êtres très égoïstes. Cela se sait...

 

Mais tout de même, nous sommes plus que des hommes, nous sommes des fils de Dieu. Alors il y a des sentiments de chari­té qui sont éveillés en nous par l'Esprit Saint et qui créent une communion avec ceux d'abord qui nous sont les plus proches. Mais comment voyons-nous les moniales ? Est-ce que nous sommes des misogynes ? Des misogynes, c'est à dire des hommes qui n'aiment pas les femmes. Ils n'en veulent pas, pas les voir, pas en entendre parler. Ils les méprisent...

Ou bien, avons-nous peur des moniales? Vous savez, il y en a qui en ont peur...Les méprisons-nous ? Le sentiment de supériorité du mâle, les mépriser ou les protéger ? Ou bien avons-nous avec elles une relation saine, faite de respect, d'accueil, d'entraide même spirituelle, même si on n'en voit jamais ! Voyez, tout cela se passe dans le coeur. C'est cela le sentiment de faire partie d'un Ordre ! Il n'est pas nécessaire pour cela de sortir de la clôture, ni d'aller visiter tous les monastères masculins et féminins pos­sibles et imaginables. Non, non, non, non, c'est à l'intérieur de notre coeur.

Regardez, par exemple, une toute petite chose, et cela a existé depuis le début de l'Ordre. Ces sont les billets de mort. C'est une tradition qui existe depuis l'origine de l'Ordre. Il existe encore de ces listes dans les musées, aujourd'hui. Il y avait un décès dans une communauté, mais comme il n'y avait pas les moyens de communication d'aujourd'hui, et bien on déléguait un frère qui partait avec un papier : un tel est décédé tel jour, tel âge, etc. Et il allait dans les mo­nastères pour l'annoncer. Et à chaque monastère on signait: passé à Orval, passé à Villers, etc.

 

C'était très beau! Et ainsi cette conscience de faire partie d'une famille était là toujours entretenue. Et les bil­lets des morts, c'était un moyen d'entretenir cette solidari­té à l'intérieur d'un Ordre et de prendre conscience de notre unité et de la communion spirituelle qui s'établit entre nous. C'est cela, vous voyez, c'est à cela que j'ai essayé de vous sensibiliser davantage. L'autonomie du monastère ne peut pas entraîner un repliement sur soi. Elle doit être ouverte sur une large communion spirituelle avec tous les monastères.

Voici ce que la Carte de Visite de 1984 disait. Et c'est pas si loin 1984, il n'y a que deux ans. Elle disait ceci : Les relations du Père Abbé avec d'autres Abbayes enrichissent la communauté. Il a même été suggéré de faciliter les contacts des frères eux-mêmes avec d'autres monastères, par exemple grâce à la participation à des cessions, journées d'études etc. Le danger d'un certain individualisme communau­taire peut ainsi être écarté.

Eh bien, c'est ça ! Notre autonomie ne peut pas nous re­plier sur nous-mêmes. Au contraire, elle doit nous ouvrir aux autres qui sont autonomes. On l'a lu dans l'histoire de Robert Schuman, le Père de l'Europe : Si les pays Européens sont repliés sur eux-mêmes comme ils l'étaient encore avant la guer­re de 40, mais ils se condamnent à mort. Ou bien finalement ils vont se sauter les uns sur les autres - ce qui arrivait régulièrement - ou bien ils vont s'asphyxier dans leurs peti­tes économies. Maintenant l'Europe se constitue, ça s'élargit. Les gens commencent à se connaître. Ils circulent. Ils commencent s'estimer et à s'aimer. Il n'y a plus de guerre possible entre les pays Européens aujourd'hui. Et si ça pouvait s'établir à l'échelle du monde, eh bien, il n'y aurait plus de guerres. On s'aimerait...ce sentiment de communion...

Vous voyez, mes frères, c'est cela faire partie d'un Ordre monastique. Et pour ce qui me regarde personnellement, les circonstances providentielles pas du tout recherchées ont voulu, que les relations dont parle ici la Carte de Visite avec les autres Abbayes soient précisément des Abbayes de moniales. Mais nous ne savons pas du tout ce que nous réserve l'avenir. Nous ne le savons pas.

 

Il y a environ deux, trois ans, pour justement marquer notre sollicitude pour l'unité de l'Ordre, j'avais proposé au Père Abbé Général d'admettre à no­tre prière chorale, à l'Eucharistie et même au chapitre les moniales de notre Ordre, pour bien signifier concrètement cet­te unité. Il avait été entièrement d'accord. C'est un très beau geste.

Je vais vous raconter une petite histoire. Mais il ne faut pas faire la même chose ici. Il y avait une cession dans un monastère de moines, et à cette cession il y avait 5,6 moniales. Et voilà que pour la facilité des choses, on a fait manger les moniales au réfec­toire des moines. Je ne veux pas dire qu'il faut faire cela ici, loin de là. Je n'en veux pas du tout. C'est bien dit en public.

Et alors, voilà ce que le Père Abbé du monastère a dit : La présence des moniales dans notre réfectoire a fait plus en deux jours sur la tenue des moines à table que toutes mes re­marques pendant quinze ans. Vous voyez !

 

Voilà, mes frères, je vous ai donné ma confiance en vous faisant participer de mon mieux à ma mission d'Abbé qui n'est pas toujours très facile et qui doit, qui doit s'étendre, et qui s'étend à l'Ordre entier. Ce doit être ainsi.

Mais je ne puis m'acquitter convenablement dans mes pe­tites limites de cette mission que si je puis m'appuyer sur vous. Sinon, c'est inutile ! Un Abbé ne peut jamais agir en franc-tireur, c'est à dire seul, indépendamment de ses frères. Il est à l'intérieur d'une communauté. Cette communauté lui donne sa vitalité, comme lui donne le meilleur de son être à sa communauté.

Là aussi mes frères, il y a une unité. Et cette unité doit pouvoir s'étendre à l'Ordre entier. Et c'est alors que l'organisme vivant d'une même vie spirituelle, dans une vie venant de l'Esprit de Dieu, peut être en bonne santé, chaque monastère autonome et puis l'Ordre.

 

Voilà, mes frères, ce que je voulais vous dire ce soir en conclusion ultime de cette étude du Document présenté à la Congrégation pour les Religieux.

 

 

 

Règle : 56 : De la table de l’Abbé.               09.12.86

      Comment comprendre cette prescription ?

 

Mes frères,

 

Voici un petit chapitre, c'est le plus court de toute la Règle. Mais s'il est petit par son volume, il est grand par les enseignements qu'il contient. Je vais essayer ce soir de dégager l'un d'entre eux. A l'époque où Saint Benoît rédige sa Règle, son monastère forme un ensemble solidement structuré. Les bâtiments sont vastes. Il y a une église, il y a un réfectoire, il y a un dortoir, il y a des cloîtres, il y a des ateliers.

La communauté est nombreuse. Elle est répartie en dizaines, et à la tête de chacune de ces dizaines se trouve un doyen. Le tout est organisé. Rien n'est laissé au hasard, rien n'est abandonné à l'improvisation. La journée est réglée jusque dans le détail. L'Office Divin obéit à un Ordo minutieux. La Lectio, le travail, la réfection, le repos des frères, tout cela se fait à des temps précis, prévus. Saint Benoît a mis au point un code de politesse, un code disciplinaire aussi.

 

Eh bien, dans tout cela nous nous retrouvons. Il n'y a pas grand changement entre le monastère organisé par Saint Benoît et ce que nous vivons aujourd'hui. Il y a cependant une chose à laquelle nous n'aurions jamais pensé. Aujourd'hui, elle nous paraîtrait anormale, presque déplacée. C'est la mensa Abbatis, c'est la table de l'Abbé.

L'Abbé ne prend jamais son repas avec les frères. Il le prend toujours avec les hôtes et les pèlerins. C'est un principe fermement établi et défendu par Saint Benoît. Le texte latin est beaucoup plus fort que la traduction française. Mensa abbatis cum hospitibus et peregrenis sit semper, 56,3. On pourrait traduire : L'Abbé prendra ses repas avec les hôtes et les pèlerins toujours.

L'Abbé reçoit donc à sa table dans un réfectoire qui n'est pas celui de la communauté, qui n'est pas non plus celui de l'hôtellerie. C'est donc son réfectoire à lui. Il y reçoit les hôtes, donc ceux qui logent au monastère. Il y reçoit aussi les étrangers de passage. Il peut même y inviter quelques frères. Cela nous fait très fort grand seigneur ! Et pourtant, il ne s’agit pas de cela.

 

Comment donc comprendre cette prescription qui, pour Saint Benoît, revêt un caractère absolu ? Eh bien, laissons jouer ici pleinement notre foi. L'Abbé tient dans le monastère la place du Christ. C'est une vision de foi qui doit être vécue à  fond. La table de l’Abbé est donc, au regard de la foi, la table du Royaume, cette table à laquelle tous sont invités, les étrangers et les frères.

Il s’agit ici dans ce chapitre d’un geste véritablement eschatologique. Il a une valeur symbolique extraordinaire. Pour Saint Benoît comme pour l’Eglise de son temps, pour l’Eglise d’aujourd’hui, nous sommes entrés dans les derniers temps, nous vivons la fin des temps.

Et cette fin des temps est une réalité qui est symbolisée par le repas eschatologique. Etre invité au repas des noces de l’Agneau, c’est le suprême bonheur, c’est la félicité éternelle. C’est vers ce repas que nous marchons. Or, le voici dans le monastère présent par la table de l’Abbé, présidé par le Christ vivant en la personne de l’Abbé, le Christ accueillant tout le monde à cette table merveilleuse qu’est la sienne.

 

Donc voilà, mes frères, une petite leçon que nous pouvons retenir. Aujourd’hui, ce n’est plus possible de vivre cela. Pourquoi ? Parce que notre foi est endormie. Nous n’avons plus une foi éveillée comme à l’époque de Saint Benoît. Nous sommes devenus des égalitaristes, nous faisons de la démocratie. Nous ne faisons plus de la Christologie ni de la Christocratie. Voilà, regrettons-le ! Cela ne veut pas dire que nous devons recommencer demain, loin de là !

Dans les monastères bénédictin – certains du moins – on a essayé de trouver une voie moyenne. Donc les hôtes et les personnes de passage prennent leur repas au réfectoire de la communauté. Et avant de prendre ce repas, l’Abbé lave les mains de ceux qu’il accueille, puis il les invite. On a trouvé là un rite qui est mitoyen mais qui n’a tout de même pas l’éloquence de celui qui a été prévu ici par Saint Benoît.

Mais retenons ceci, mes frères, c’est que pour nous, pour notre propos d’aujourd’hui, c’est que nous vivons des réalités qui nous englobent et qui doivent nous faire sortir de nous parce qu’elles nous font entrer à l’intérieur du Royaume de Dieu. La vie monastique, c’est cela, ce n’est que cela ! Si elle n’est pas cela, eh bien, c’est une vie philosophique, des gens qui veulent bien vivre mais c’est païen encore avec une teinte de religiosité.

 

Non, le moine est transporté dans le Royaume de Dieu. Le monastère est une portion de ce Royaume et tout ce qui s’y fait doit avoir le retentissement du monde à venir.

 

Règle : 57 : Des artisans du monastère.         10.12.86

      Etre mendiant !

 

Mes frères,

 

Saint Benoît, nous le savons, défend toujours avec âpreté la pureté de l'idéal monastique. Il ne tolère aucun compromis avec l'erreur. Il peut parfois nous paraître dur, sévère, intransigeant. On re-trouve en lui l'esprit du prophète Elie qui brûlait de jalousie pour le Seigneur des armées.

La vie monastique est le contraire de l'idolâtrie. Saint Benoît rejette toutes les idoles. Et une d'entre elles, c'est l'idole de l'autosatisfaction, nous le voyons encore dans ce chapitre. On n'entre pas au monastère pour y exercer son métier ou un métier quelconque. On n'y entre pas pour faire montre de son savoir, de son habileté, de son intelligence. Non, on ne désire pas devenir une sorte de bienfaiteur de la communauté. A la base de la vie monastique, il y a la gratuité.

On vient dans le monastère pour y chercher Dieu. Saint Benoît nous le rappellera demain. C'est à dire pour marcher sur la rude, l'austère voie de l'obéissance, pour mourir à son égoïsme, à ses penchants charnels. On vient au monastère pour accueillir les dons de la grâce et le plus grand de tous qui est la vie divine.

 

Le moine est foncièrement un mendiant. Par après, il est venu dans l'Eglise ce qu'on appelle les Ordres Mendiants, donc ces Ordres nouveaux ne vivaient plus du travail des mains comme le faisaient les moines. Ils attendaient leur subsistance des fidèles qui les prenaient en charge et qui les entretenaient. : Est-ce pour cela qu'ils allaient échapper aux pièges dont nous parle ici Saint Benoît : donc qu'on s'élève, qu'on s'enorgueillit de ce qu'on sait faire ?

Mais non, le mal ne se trouve pas dans le fait de gagner sa vie par son travail, ou bien de vivre des bienfaits, des aumônes, des cadeaux que fait la communauté des fidèles en rétribution des services spirituels qu'on lui rend. Non, le mal se trouve dans le coeur et c'est de là qu'il doit être chassé. On entre dans le monastère pour servir.

On se veut le serviteur des autres et non pas leur maître. Et j'emploie maître ici dans le sens primitif, leur professeur. On ne vient pas au monastère pour enseigner aux autres à travailler. Au contraire, on a tout à apprendre. On est le serviteur en tout domaine.

 

Et Saint Benoît le signifie nettement ce soir par de très fines allusions. Saint Benoît est un artiste. Il nous parle ici à trois reprises de l'Art : faciant ipsas artes, 57,3 - pro scientia artis suae, 57,5. - erigatur ab ipsa arte, 57,7. C'est plus qu'un métier, c'est un art !

Or, Saint Benoît est peut-être un des plus grands artistes spirituels que l'Eglise ait connu. Il nous dit qu'il importe avant tout de travailler en toute humilité : cum omni humilitate, 57,3. Cela signifie que l'humilité doit littéralement imprégner toute la personne, le coeur, l'intelligence, les mains, le corps qui travaille. Tout doit être imprégné d'humilité.

Et cette humilité, elle est enracinée dans la permission ou dans l'ordre de l'Abbé. Et c'est ainsi qu'on est relié à Dieu par l'Obéissance. Il y a un influx divin qui passe de Dieu dans le moine qui travaille à son métier, et du moine qui se répand dans la communauté. Voilà l'ordre tel que Saint Benoît le désire et tel qu'il est en réalité. En dehors de cela, il y a du désordre.

 

Qu'arrive-t-il en effet si on s'élève à ses propres yeux, donc si on vient à s'enorgueillir parce que : pro scientia artis suae, 57,5, de ce que on sait faire. Voilà, on commence à être fier de ce qu'on fait, et puis finalement ça grandit, ça gonfle et ça devient de l'orgueil. Au départ c'est une petite vanité, et au terme c'est l’orgueil ! A ce moment-là, on cherche en soi-même la source de son agir, on ne la cherche plus dans la permission ou l'ordre de l'Abbé, c'est à dire on ne la cherche plus dans la volonté de Dieu, mais en soi.

On va montrer ce qu'on sait faire et à ce moment-là, on se coupe de Dieu et on se coupe de la communauté. Si bien qu'on met en péril sa vie spirituelle. C'est une sorte d'auto excommunication. On se met en dehors de la vie. Alors, puisque on n'a plus en soi l'amour, la gratuité, le don de sa personne gratuitement, à ce moment-là on n'est plus qu'une cymbale retentissante. On fait beaucoup d'esbroufe, on fait beaucoup de bruit. On est perdu dans les brouillards de l'illusion.

 

Alors ici, on trouve la rigueur de Saint Benoît. Il y a une seule chose à faire, dit Saint Benoît, il faut interdire à ce frère l'exercice de son métier. C'est fini, il ne le fera plus, il va rentrer dans le rang. Son métier l'avait mis un peu à part, c'est toujours ainsi. Car lorsqu'on a un emploi, on a tout de même une certaine autonomie à l'intérieur de son emploi. C'est normal. On ne doit pas venir à tout moment demander ce qu'il faut faire. On le voit. On exerce son métier, son art.

Eh bien c'est fini ! Puisque le frère est en train de dévier du droit chemin, Saint Benoît l'enlève de son emploi. C'est fini, il ne s'en occupe plus. Quant on voit ça, on peut se demander si c'est vrai ou non ? Je voudrais bien essayer une fois, mais il n'y a personne ici qui est dans le cas. Mais je me demande, si je me trouvais dans la situation, ce qu'il faudrait faire ? Quelle serait la réaction du frère ?

Eh bien, Saint Benoît nous donne ici la bonne réaction. Et sans doute que le frère a compris la leçon, parce qu'il s'humilie. Voilà, humiliato, 57,8, oui, il s'humilie. Donc le frère a compris. Il rentre dans l'ordre qu'il avait quitté. Il abandonne sa volonté propre pour revenir dans la volonté de Dieu. Et alors ? Eh bien, il donne l'ordre de retourner à l'exercice de son métier. Voyez comme c'est beau ! C'est à cela qu'on voit la finesse de cet art spirituel que doit exercer l'Abbé. Mais il faut aussi que le frère soit consentant.

 

Mais si le frère, maintenant, au lieu de dire : Voilà, je me suis trompé ! Si le frère veut défendre sa façon de faire, alors Saint Benoît prévoit le cas ailleurs et on entre dans le régime des insoumis, des récalcitrants, de ceux qui ne veulent pas entrer dans la volonté de Dieu, donc qui se révoltent contre Dieu, contre la communauté, contre tout le monde. Alors, il faut agir et aller beaucoup plus loin. Et ça pourrait aller, comme nous le dit Saint Benoît, jusqu'à l'expulsion. Pourquoi ? Mais parce que il n'a plus de raison d'être dans le monastère celui qui n'y est pas venu pour chercher Dieu.

 

Donc voilà, mes frères, pour Saint Benoît, il y a toujours le prima du salut et du progrès spirituel du frère. C'est très beau ! Et lorsqu'on voit cela, qu'on y réfléchit, et qu'on examine sa propre vie, il me semble que c'est encourageant parce que l'idéal monastique est tellement beau, est  tellement lumineux qu'on ne peut pas tolérer que sur lui il y ait de l'ombre, qu'il y ait des taches. Or, cet idéal désire s'incarner en nous.

Et alors, Saint Benoît nous donne encore aujourd'hui un petit filon pour bien réussir. Et c'est d'être gratuit dans ce qu'on fait, mais une gratuité entière. On ne s'appartient plus, on appartient à Dieu et jamais on ne se reprend.

 

Règle : 58, 1-37 : De l’accueil des frères.      11.12.86

      Avoir dans le cœur le cri de l’humanité.

 

Mes frères,

 

Saint Grégoire nous dit que notre Père Saint Benoît était habité par l’esprit de tous les justes. Aussi la Règle qu’il nous a léguée est-elle inspirée du premier mot au dernier. Elle n’est pas seulement l’œuvre d’un génie spirituel qui est un saint, elle vient de plus haut, de plus loin que Saint Benoît. Si nous voulons en découvrir la source, nous devons remonter jusqu’au premier balbutiement de la matière consciente. Elle a été semée dans le cœur du premier homme qui, après la lâcheté de sa désobéissance, désirait revenir par le labeur de l’obéissance à la communion avec son Créateur.

          La Règle de Saint Benoît se résume donc en une tension : que faire pour chercher Dieu, pour trouver Dieu, pour devenir un avec lui ? J’ai été créé à l’image de Dieu, je suis le reflet de son être, de sa beauté, et voilà que misérablement je me suis séparé de lui. Comment faire pour retrouver ma véritable identité, pour quitter ce moi préfabriqué et retrouver mon moi source ? Comment faire ?

          C’est cela la Règle ! Voilà ce que Saint Benoît a voulu couler en quelques chapitres et, c’est ce qu’il nous rappelle aujourd’hui. La Règle est donc bien plus que le résumé de l’Evangile, elle est le cri de l’humanité qui ne veut pas vivre séparée de son Dieu. Le vrai moine entend ce cri à l’intérieur de son cœur.

Et c’est ce cri qui est en lui comme un carburant qui l’oblige à avancer, qui l’oblige à travailler, qui l’oblige à se convertir parce que il est mystiquement mais bien réellement l’humanité toute entière. Un moine qui devient un saint, un moine qui retrouve cette unité avec son Dieu, mais c’est le monde à venir qui est présent, c’est la fin du monde qui est arrivée.

 

Le Code du Droit Canonique, que je suis en train de parcourir comme ça lentement sans me presser, dans la section qui regarde la vie religieuse, eh bien, le Droit Canonique définit la caractère spécial, comme ils disent, specialiter, spécial de la vie – naturellement vie est pris dans le sens étymologique – et que l’état religieux, surtout l’état monastique est une réalité d’ordre eschatologique.

C’est cela ! Le religieux, le consacré dans le monde, c’est un être qui a dépassé la fin du monde. Eh bien, c’est cela ce cri intérieur du cœur, le cri de cette humanité qui veut réaliser son destin.

 

Si bien que ce que Saint Benoît nous dit aujourd’hui du novice nous interpelle tous. Un véritable moine est toujours quelque soit son âge, quelque soit son emploi dans le monastère, fut-il Abbé, il est toujours dans la disposition du novice comme s’il était arrivé le matin même. Il n'a jamais cessé d'être un enfant, ou bien, il l'est redevenu, parce que c’est aux enfants et à eux seuls qu'est promis le Royaume.

Ici, si j'avais le temps et si j'en avais l'audace, mais je l'aurai bien un jour, je vous ferais une  petite analyse phénoménologique de ce phénomène, de l'évolution qui se passe dans un homme depuis le stade novice et progressant alors en âge et en ancienneté monastique, ce qui se passe chez lui. Analyser cela est très, très intéressant. Il y a de formidables leçons à en retirer. Mais enfin, ce sera peut-être pour une autre fois !

Il y a, voyez-vous, dans le monde de Dieu, une loi d'airain inflexible : c'est que nous avons toujours tout à apprendre. Le moine qui un jour dit : « Je sais ! », on devrais lui remettre l'habit de novice, même l'habit de postulant. Il doit recommencer.

 

J'ai repéré par hasard un magnifique apophtegme emprunté au monde des Hassidim. C'est donc le mouvement de piété juive qui a fleuri à partir de la Pologne et qui s'est étendu en Russie et en Europe Centrale, et qui aujourd'hui après l'holocauste nazi a émigré entre autre aux Etats Unis et un peu en Israël. Ce mouvement Hassidique est donc du début du XVIII° siècle. Le fondateur est né en 1700. Enfin, voici un apophtegme d'un de ses successeurs.

Il est question du Talmud de Babylone. Le Talmud, je vous le rappelle, c'est le commentaire oral de la Thora, donc de la Loi ou des cinq premiers Livres de l'Ecriture, ces cinq premiers Livres qui renferment la volonté de Dieu et qui sont le fondement de la foi pratique Juive et encore de la foi chrétienne. Ne l'oublions jamais !

Le Christ a dit : Le monde passera en entier sans que le moindre petit trait, la moindre petite lettre de la Loi ne soit aboli. Or la Loi, c'est donc cette fameuse Thora. Et Le Talmud, il y en a deux, un de Babylone, l'autre de Jérusalem. Tout ça a été mis par écrit par après. Eh bien voici :

 

 « Comment se fait-il », demanda-t-on un jour à Rabbi Lévi Isaac, « que dans le Talmud de Babylone à chaque Traité manque le premier feuillet et que tous commencent à la page deux. »

Eh bien voilà une question et je pourrais la poser. Voilà, trouvez un peu la réponse ! Ce Rabbi Lévi Isaac était, on dirait aujourd'hui, une sorte de charismatique. Il est très proche des Pères du désert, de ces hommes un peu bizarres, habités par une sorte de folie, mais une sainte folie, la folie du Christ, la folie de Dieu. C'était une sorte de prophète qu'on venait consulter de partout. On dirait aussi plus volontiers un Staret. Il est le chef d'une communauté en Russie Blanche.

Eh bien, voici la réponse. Donc la question était : Comment se fait-il que à chaque Traité manque le premier feuillet et que tous commencent à la page deux ? L'homme d'étude, répondit le Rabbi, donc l'homme qui scrute la volonté de Dieu, qui scrute la Thora pour mieux la connaître, pour mieux la pratiquer, pour mieux savoir qui est Dieu - car Dieu se révèle à travers ce qu'il demande - eh bien cet homme, cet homme d'étude, quel que soit le nombre de pages qu'il aura lues et méditées, il ne doit pas perdre de vue qu'il n'est point parvenu encore à la première page.

Est-ce que vous avez compris ? Quoiqu'il ait blanchi sur l'étude de toutes les feuilles du Talmud, eh bien il doit savoir, quelque soit son degré d'avancement, qu'il n'est pas encore parvenu à la première page. Et c'est pourquoi ça commence toujours à la page 2. C'est pour lui rappeler cela.

 

Vous voyez, nous devons comme ces Rabbis chercher Dieu vraiment en toute vérité, et ne chercher jamais que lui, et ne pas nous chercher nous-mêmes, ne pas prendre prétexte de notre vie avec Dieu pour en soutirer habilement notre propre avantage. Non, quelque soit le degré de sciences spirituelles que nous possédons, nous devons toujours avoir l'impression de commencer. Je dirais même plus : de ne jamais avoir commencé, d'être un apprenti, et d'être à la première page.

 

Voilà, mes frères, ça c'est Saint Benoît. Et vous voyez que c'est la grande Tradition spirituelle qu'on retrouve dans le Judaïsme. Et je pense qu'on peut dire qu'on la retrouvera chez tous les véritables chercheurs de Dieu quel que soit leur couleur. Et demandons à Dieu les uns pour les autres la grâce d'être nous aussi de ces véritables chercheurs de Dieu.

 

Règle : 58, 38-fin : De l’accueil des frères.    13.12.86

      Cherche-t-il Dieu ?

 

Mes frères,

 

Nous avons vu hier que la Règle de Saint Benoît était le cri d'une humanité à laquelle il est impossible de vivre éloignée de son Dieu. Lorsqu'un nouveau se présente au monastère, Saint Benoît va donc l'examiner sur un seul point : si revera Deum quaerit, 58,15. Cherche-t-il Dieu en toute vérité ? Et pour cela, il va le soumettre à quelques tests portant principalement sur l'Office Divin, sur l'Obéissance, et sur ce que Saint Benoît appelle les opprobria, 58,17, ce qui se traduit habituellement par humiliation. Mais ça s'étend bien au-delà des humiliations.

Les opprobria, c'est tout ce qui contrarie les instincts égoïstes. Il faut donc que le novice soit prêt à mourir à lui-même, donc à ses idées, à ses aises, à ses vanités, qu'il soit prêt à dépasser une fois pour toute son moi préfabriqué. Saint Benoît va donc poser des conditions. Dans le chapitre qui traite de la manière de recevoir les frères, on trouve treize fois la conjonction si, et neuf fois rien que dans la première partie. Il s’agit de toujours pouvoir répondre par l'affirmative. Mais la question centrale demeure toujours : s'il cherche Dieu vraiment ?

 Saint Benoît parle de chercher. C'est un terme biblique consacré. On le trouve près de deux cent fois dans la Bible Hébraïque. Si on contemple - parce qu'il s’agit ici de contempler - si on contemple la racine hébraïque que nous traduisons par chercher, c'est une scène très belle, un tableau devant lequel on resterait quasi indéfiniment.

 

Le sens premier est tâter. Il faut donc voir un homme qui tâte un objet. Il le tâte dans l'obscurité ou bien il le tâte dans la lumière. Il le prend dans ses doigts, il le prend dans ses mains. Ce sont ses yeux qui regardent, mais aussi ses oreilles car en tâtant il va faire surgir un son.

Il le tâte avec son intelligence, avec sa volonté aussi. Car lorsqu'il tâte un objet, il désire connaître cet objet, établir une relation avec cet objet. Et lorsqu'il s'agit d'une personne ? Et lorsqu'il s'agit de Dieu ? C'est cela chercher Dieu !

On comprend alors que la foi est obscure. On cherche Dieu à tâtons. Il y a donc une démarche de tout l'être. Et qui dit démarche, dit un ébranlement. Le corps entier, plus que le corps, le corps, l'âme, l'esprit, le cœur se mettent en branle. Le sens voisin de chercher sera donc marcher, se mettre en route. Et chercher Dieu signifiera concrètement : marcher sur les sentiers de la volonté divine. Nous tâtons Dieu d'abord avec nos pieds - si je puis m' exprimer ainsi - avant de le tâter de nos yeux, puis finalement de la tâter de nos mains.

 

C'est le geste complet de la vie contemplative. C'est autre chose que de faire marcher son cerveau ! C'est très facile de faire de la théologie. Il ne faut pas être très malin, non, c'est facile. D'ailleurs les Facultés de Théologie sont bondées parce que c'est facile, on réussit toujours. Mais chercher Dieu ?

Chercher Dieu comme Saint Benoît le demande, eh bien ça, c'est l'art spirituel le plus difficile de tous les arts parce que il faut s'enfoncer dans une nuit qui peut nous paraître de plus en plus obscure. Car il s’agit de chercher Dieu, pas une idole, pas une projection imaginaire d'un Dieu quelconque fait à notre image et ressemblance, un Dieu complice. Non, c'est le Dieu vivant qui dévore tous ceux qui s'approchent du feu qu'il est.

Eh bien, il faut de l'audace, il faut du courage, il faut de la persévérance ! Demain, si ce n'était pas le troisième dimanche de l'Avant, ce serait la Fête de Saint Jean de la Croix qui a très bien, dans ses poèmes, évoqué cette peur, cette angoisse, mais aussi cette joie et cette béatitude qu'il y a à entrer dans cette nuit de la foi guidé par la seule lumière qui est cette présence déjà perçue de Dieu. Et puis tâter, chercher jusqu'à ce qu'on trouve et qu'on devienne un seul esprit avec Dieu.

 

Eh bien ça, ça ne s'apprend pas dans les écoles. Cela s'apprend dans une seule école, l'école du monastère, comme le dit Saint Benoît, l'école où on apprend à marcher jusqu'à ce qu'on ait trouvé Dieu. Et il faut le chercher vraiment, c'est à dire en toute vérité, Lui uniquement, sans partage, sans compromis. Il n'est pas possible de servir deux maîtres, de servir Dieu et de se servir soi-même. Ce n'est pas possible. Il y en aura toujours un des deux qui aura la priorité. Eh bien, il faut que ce soit Dieu et non pas nous. Il y a cela dans le mot revera, en toute vérité, vraiment.

Voilà, mes frères, ce sera suffisant pour ce soir car nous devons encore chanter. Le chant est encore une façon de chercher Dieu, de le tâter alors par notre voix. Ce sont ses propres paroles qui passent sur nos lèvres et que nous exprimons par le chant. Et lorsque nous laissons vivre en nous ces paroles et ce chant, que nous nous livrons à elles, à ce moment-là, ,il y a en nous déjà une perception de ce Dieu qui est beauté. S'il nous séduit, c'est parce qu'il est beau.

 

Chapitre 61,1-16 : Des moines étrangers.       15.12.86

      Contentus !

 

Mes frères,

C'est toujours avec plaisir que j'entends ce chapitre consacré à la réception des moines étrangers. Saint Benoît en effet use d'un petit mot qui sonne à mes oreilles comme une mélodie douce et paisible, pacifiante même. Il dit à deux reprises en latin : contentus est quod invenerit, 61,5. Le texte français tel qu'on vient de nous le présenter à entièrement évacué le sens de cette magnifique expression. Il dit : content de la vie qu'on y mène, il s'accommode de ce qu'il trouve.

Ce n'est pas ça ! Il est content de ce qu'il trouve, contentus. Cela veut dire que il n'y a rien à ajouter. C'est le signe d'une vie monastique réussie, accomplie. C'est l'attitude d'un homme qui a franchi les portes du Royaume de Dieu.

Il est chez Dieu. Il possède la plénitude de tous les biens. Il est comblé. Il est heureux. Son cœur est chez Dieu. Il participe de façon consciente à la vie même de la Sainte Trinité. Il voit la Lumière de Dieu. Il s'en nourrit.

Eh bien alors, ce qu'il trouve sur la terre, il en est content. Il n'en a dans le fond pas besoin parce qu'il est déjà au-delà. Que ce soit ceci ou cela, ou autre chose, ça lui est indifférent. Tout fait farine au bon moulin pour lui. Mais remarquons que c'est également le sentiment du novice, du moins dans les premiers temps.

 

En effet, le novice, dès son arrivée et pendant un certain temps, fait l'expérience d'un monde nouveau très différent de l'univers qu'il a quitté : univers de la compétition, de la cupidité, de la méfiance, un univers où domine le besoin des plaisirs, le besoin de l'argent, le besoin des commodités. Et le voici dans un monde où la loi suprême est la charité, est l'amour, est l'oubli de soi, est le service. Cela crée une sensation de libération, d'euphorie même, de joie profonde.

Mais, comme le cœur n'est pas encore purifié, l'égoïsme reprend peu à peu le dessus. Et voilà qu'apparaissent des points de plus en plus nombreux, des points de désaccords avec les vues personnelles. Et c'est la lutte qui commence, la fameuse lutte contre les pensées. Et cette lutte va durer jusqu'à ce qu'on ait franchi les fameuses portes du Royaume de Dieu. Cela peut durer longtemps ! Cela peut durer presque toute la vie !

Et pourquoi cette lutte ? C'est très simple : parce que on n'est pas content de ce qu'on trouve. C'est cela !

Toute la force de Saint Benoît, de ce qu'il dit ici, porte sur le mot content. Mais il ne faut pas voir content dans le sens dévalué de la langue française, mais dans le sens plein de la langue latine. C’est, encore une fois, cette idée d'un récipient rempli. On ne peut plus rien y ajouter. On trouve ça encore en français, mais non plus comme adjectif mais comme substantif : j'en ai mon content, je ne peux pas recevoir davantage.

Eh bien, lorsque on n'a pas son content, on n'est pas entièrement content et les pensées commencent à surgir en opposition avec ce qu'on trouve et c'est, voilà, la lutte intérieure. C'est très bien, c'est nécessaire que cette lutte se produise parce qu'elle nous ouvre les yeux sur les qualités réelles de notre cœur qui n'est pas pur et qui doit être purifié, qui n'est pas encore un palais dans lequel Dieu peut s'établir et y trouver lui aussi sa plénitude et son content.

Il faudra donc se soumettre à une purification patiente, lente, mais qui va conduire le moine à ce que Saint Benoît dit, cette dilatatio caritatis, ce sentiment de dilatation immense, un cœur qui se dilate aux dimensions du cosmos.

Ce content de ce qu'on trouve est donc essentiellement une attitude de foi. Ce n'est pas une passivité amorphe devant les événements et devant les situations. Non, mais c'est l'entrée courageuse dans un projet divin qui dépasse les vues humaines.

Ce content pourra très bien cohabiter avec une certaine souffrance, du moins dans les premiers temps. Le cœur, donc le cœur habité par Dieu, a son content, mais la chair peut s'estimer frustrée. Il arrivera un jour où les deux sont en accord, où la chair est plénifiée aussi bien que le cœur. Alors ça, c'est vraiment le sommet. Oui, être content, c'est être mort à soi pour une renaissance en Dieu.

Voilà, mes frères, c'est tout de même une belle petite mélodie que Saint Benoît nous fait entendre.

 

­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­Chapitre 62 : Des prêtres du monastère.        17.12.86

      L’humilité de la charité.

 

Mes frères,

 

Vous le savez, avant hier je vous disais que j'aimerais éveiller en votre cœur quelques unes des vibrations que l'humilité de la charité suscite à l'intérieur du mien. Et je me suis dit que je pourrais peut-être le faire tout de suite.

 

L'humilité de la charité est une hymne qui ne peut être chantée que par le moine content de ce qu'il trouve dans son propre monastère ou dans le monastère où il est accueilli en étranger, comme hôte. Le moine content de ce qu'il trouve a le cœur fermement établi en Dieu. Il est passé de la mort à la vie. Il goûte les beautés du Royaume. Il baigne dans la lumière. Il la voit, il la respire, il s'en nourrit. Il devient lui-même lumière. Il est rassasié. Sa nourriture, c'est de faire la volonté de Dieu son Père.

Sa loi unique, c'est l'amour de charité. Il possède son être en perfection parce qu'il l'a donné. Et il le donne tout entier. Il n'y a en lui aucun instinct de possession, de domination. Il se reçoit de Dieu et des autres. Il est pure humilité. L'humilité de la charité est donc l'humilité née de la charité. Et en même temps, elle porte le moine à un degré plus élevé encore de charité. Car vous savez que la charité, l'agapè, qui est l'être même de Dieu, est infinie.

Donc, lorsqu'elle prend possession du cœur d'un homme, elle le dilate sans fin. Il n'y a pas de limite à la charité. Il n'y a donc pas non plus de limite à l'humilité qui naît de cette charité. Nous avons là une seule réalité qui a deux faces, la face humilité et la face charité. Elles sont interchangeables.

 

L'humilité, comme le dit Saint Benoît au chapitre 7°, conduit le moine au sommet de la charité. Et cette charité une fois atteinte, elle creuse de nouveaux abîmes d’humilité. C'est l'humilité de la charité qui elle-même conduit le moine toujours plus loin à l'intérieur de Dieu. Et ainsi, c'est cela la vie éternelle, c'est ce qui nous attend lorsque nous serons ressuscités d'entre les morts.

Mais le moine désire déjà s'exercer à cela dès maintenant. C'est cela l'école, la scola caritatis des premiers cisterciens, l'école où on apprend l'art d'aimer, où on apprend l'art de la charité. C'est l'école que fréquente le moine.

Si bien que le moine est un disciple, ou un étudiant, ou un écolier toute sa vie. Même s'il est devenu maître en art spirituel, il a toujours à apprendre. Je le disais l'autre jour, il est toujours un novice. Il doit bien le savoir. On commence novice et on achève, on termine novice.

 

Si bien que l'humilité - revenons ici à notre moine étranger - l'humilité, c'est le geste par lequel on se met à la disposition des autres. La place du moine humble, c'est le service. Il a ainsi rejoint Dieu qui est venu sur terre, qui a voulu être homme non pas pour être servi mars pour servir, et servir jusqu'à donner sa vie. Si bien que le moine humble devient semblable à Dieu qui est l'être le plus pauvre, le plus démuni, le plus humble parce qu'il est le plus aimant et le plus respectueux.

Dieu s'installe donc dans le coeur du moine avec les sentiments qui sont à l'intérieur de son être à lui, Dieu, sentiments qui sont don absolu. Je n'ai pas besoin de vous répéter cela : chacune des Personnes de la Trinité se reçoit des autres. Elle est pure relation.

Si bien que le moine-hôte, lui, il peut en toute sécurité, sans quitter son humilité, mais dans une sorte de poussée en lui d'authentique charité, il peut attirer l'attention de l'Abbé du monastère où il est reçu sur un détail qui n'est pas en accord avec le bien que Dieu désire.

 

Il ne fait pas cela pour lui parce qu'il est content de ce qu'il trouve ; content, encore une fois, car il est entièrement passé chez Dieu déjà. Mais il le fait pour l'avantage de ceux qui l'ont accueilli. Ce n'est pas lui qui parle, c'est l'Esprit de Dieu qui parle en lui.

L'humilité est donc cette vertu qui nous vient de l'Esprit de Dieu. L'humilité de la charité, c'est une audace qui est l'audace même de Dieu, Dieu qui est tellement amour qu'il ne peut pas imaginer que sa créature puisse être autre que lui. Vous allez me dire : Mais Dieu alors rencontre bien des déceptions car sa créature n'est pas comme lui ?

Si sa créature est foncièrement comme lui parce qu'elle est une image de ce qu'il est. Ce n'est pas parce que cette image a été souillée, que cette image a été déformée, défigurée qu'elle n'est plus une image. Il faut que cette image soit reconstituée, et pour cela, Dieu fait confiance à son image. C'est cela l'humilité, la charité qui pousse le moine étranger a attirer l'attention de l'Abbé sur quelque chose qui ne va pas exactement comme Dieu voudrait.

 

Voilà, mes frères, vous comprenez que seul un moine humble peut parler ainsi car il n'y a plus de place en lui que pour l'amour, plus de place en lui que pour Dieu. Voyez comme c'est beau ! Il y a encore bien des choses qu'on pourrait dire. Une fois qu'on est dans ce domaine-là, c'est sans fin.

Ceci par exemple: Saint Benoît dit en latin: sane et rationabiliter, 61,9. Il doit le faire de façon saine, de façon raisonnable. Mais c'est la santé de Dieu et c'est la raison de Dieu, raison de Dieu qui peut être folie au regard des hommes, santé de Dieu qui peut être tellement puissante qu'elle blesse l'homme. Mais en le blessant, elle le guérit !

 

Règle : 63, 25-fin : Du rang à garder.          19.12.86

      Se prévenir d’honneur.

 

Mes frères,

 

Le texte que nous venons d'entendre dégage un parfum qui nous rappelle le chapitre que Saint Benoît consacre au bon zèle (72°). Il n'est rien dans le monastère qui ne soit harmonie, concorde, paix, bonheur de vivre. Chacun est à sa place, heureux pour lui-même, heureux pour les autres.

Il y a des iuniores et des priores, il y a des jeunes et il y a des anciens. Il y a des minores, et il y a des maiores com­me dit Saint Benoît. Il y a même des seniores. Regardez un peu ! En français, on traduit toujours cela par jeunes et anciens, et Saint Benoît a cinq mots. Et chacun a une petite nuance, chacun, c'est un petit bonhomme comme dans une bande dessinée.

Et au sommet, assurant la cohésion de l'ensemble, il y a l'Abbé qui est cru tenir la place du Christ, 61,31. Saint Be­noît dit la même chose au chapitre deuxième quand il parle de l'Abbé. Et il nous donne ainsi une image idyllique de la mai­son de Dieu.

 

Pour lui, c'est une évocation du ciel avec ses ordres, avec sa liturgie. C'est une des raisons aussi pour lesquelles nos liturgies doivent toujours être belles, ordonnées, parce que toute notre vie monastique est une liturgie puisque nous commençons ici la vie qui sera la nôtre pour l'éternité.

C'est une école où on apprend à servir le Seigneur dans les choses les plus concrètes, les plus banales. Mais c'est un entraînement, une éducation à ce que nous serons plus tard après la résurrection d'entre les morts. Saint Benoît entend donc nous diriger vers un idéal de beauté. Et tout le monde y est engagé, chaque frère personnel­lement et la communauté dans son ensemble.

Et un sentiment doit habiter les coeurs et motiver la conduite, c'est l'honneur, l'honneur qu'on doit à soi-même et aux autres. Dans ces quelques lignes, le mot honneur revient à quatre reprises. Il faut, dit Saint Benoît, se prévenir d'honneur les uns les autres, 63,40. Il emprunte cette maxime à l'Epître aux Romains. Et cet honneur, ce n'est pas une simple politesse naturelle, les païens font cela, les païens entre eux.

 

Non, l'honneur dont parle ici Saint Benoît, l'honneur qu'on se doit les uns aux autres, il a sa source dans la foi dans une vision surnaturelle et divine des hommes. Et tout d'abord en présence de l'Abbé qui dans le monastère occupe la place du Christ. Et ce n'est pas rien pour lui ! Et puis dans les relations avec les frères, les relations des frères entre eux. Voyez ! Quelque chose qui aujourd'hui dépasse nos moeurs qui sont malgré tout sécularisé à outrance : lorsque des frères se rencontrent, n'importe où, Ubicumque, 63, 35, le plus jeune demande la bénédiction de son ancien.

Voyez un peu cela ! Pourquoi demande-t-il la bénédiction de son ancien ? Parce que dans l'ancien, il vénère le Christ qui est là sur son chemin. Dans l'ancien, la vie divine est sensée être plus élevée, plus puissante, plus agissante que dans un plus jeune. Il y a donc intérêt à ce que le jeune demande la bénédic­tion de l'ancien, car la prière d'un ancien a beaucoup plus de chance d'être exaucée et il s'opère alors une sorte de transfusion de vie divine de l'ancien sur le jeune.

Et quand on parle de jeune et d'ancien, comme Saint Be­noît nous le dit au début de ce chapitre, ce n'est pas l'âge­ calendrier qui détermine. On vient au monde quand on entre au monastère. On entre chez Dieu, donc on s'éveille à la vie Divine consciente, pleinement consciente. Lorsqu'on entre dans le monastère, c'est le jour de notre naissance. Donc, je puis avoir 50 ans quand j'arrive dans le monas­tère, je serais toujours le cadet de celui qui entre juste avant et qui a vingt ans. Voyez, tout est renversé ! Dans le monastère, on obéit à des lois qui ne sont pas celles du monde. Ne l'oublions ja­mais, les ordres sont bouleversés.

 

Les relations fraternelles dans le monastère ne seront jamais triviales. La trivialité s'introduit facilement les monastères aujourd'hui. A mon sens, ça a toujours mais ça prenait des formes différentes. Aujourd'hui, on est vite à tu et à toi, on est vite co­pain copain. Non, c'est pas ça le monastère! Pas de trivia­lité, pas de copinage.

Pas non plus de relations guindées comme au théâtre. Non, il faut être naturel.

On m'a signalé, je vous le dis comme ça, un jeune Abbé de notre Ordre, jeune parce que moins ancien que moi et même plus jeune d'âge aussi, on m'a dit qu'il se promenait dans son monastère avec un habit qui a une traîne. Oui, son habit derrière traîne par terre. Cela fait très bien, cela fait épiscopal, cela fait très cardinalice, capa magna. Mais c'est guindé, cela !

Et si un Abbé est ainsi, voyez un peu comment les frères doivent être. Non, ce n'est pas du tout ce que Saint Benoît demande. C'est la simplicité, mais dans des relations empreintes d'un respect immense, d'un res­pect surnaturel né de la conscience qu'on a d'être chez Dieu.

 

A mes frères, si on poussait jusqu'au bout les conséquen­ces de ce que Saint Benoît nous dit ici, eh bien nous n'ose­rions jamais avoir une pensée qui ne soit pas une pensée de charité, de respect, d'estime, d'honneur vis à vis des frères. Car l'honneur que nous nous devons les uns aux autres, il doit d'abord prendre naissance à l'intérieur de notre coeur.

Voilà pour aujourd'hui, mes frères ! Et ainsi, jour après jour nous avançons vers la fête de Noël qui justement va être pour nous d'un si grand secours. Car Dieu lui-même a voulu devenir homme. Il a voulu devenir l'un d'entre nous, un homme tout simple, un ouvrier. On dirait presque un homme qui n'avait pas beaucoup d'instruction. Il n'a pas fréquenté les écoles, dira-t-on plus tard, alors d'où lui vient toute cette science ?

Mais non, voilà, c'était le fils de Dieu. Il a été tout simple. Et voyez le respect infini qu'il a pour les autres hommes.

Et bien, permettons-lui de reprendre naissance en nous de façon à ce que ses sentiments habitent notre coeur et que notre monastère puisse vraiment être un lieu où on s'aime, où on s'estime, où on se respecte, où Dieu est vivant et où le Christ peu pleinement s'épanouir dans le coeur de chacun.

 

Règle : 65, 1-13 : Du Prieur.                     22.12.86

      Mécanisme des pensées.

 

Mes frères,

 

En entendant ce texte, on peut se poser une question : Comment dans un monastère peut-on arriver à une situation aussi invraisemblable ? Des jalousies, des conflits, des détractions, des rivalités, des cabales, les pires désordres, des désunions, des discussions, dit aussi un peu plus haut Saint Benoît.

Notre conscience nous console en nous murmurant : Saint Benoît avait à faire à des barbares, des demis sauvages de son temps, tandis que nous, nous sommes éduqués, policés, civilisés, ça n'arrivera plus, ça ne peut plus arriver.

Mais prenons garde, car en chaque homme sommeille un fond animal, égoïste, cruel qui se réveille brusquement à la première occasion, il suffit d'une guerre. Ceux qui parmi nous ont connu la guerre on senti en eux ce fond qui bouillonnait et qui attendait l'occasion d'exploser.

 

Je me souviens, sur les murs les Allemands avaient écrit en grandes lettres blanches de 1m de hauteur : la vengeance arrive ! Pourquoi ? Eh bien parce que les Alliés bombardaient les villes Allemandes. Chaque nuit, on les entendait passer. Et la radio de Londres disait le lendemain : des milliers de bombardiers ont lâché autant de tonnes de bombes sur telle ou telle ville Allemande.

Vous voyez, c'est ça le fond réel de l'homme animal, de l'homme païen, de l'homme qui n'est pas évangélisé. Et il n'est pas nécessaire d'attendre les guerres. Écoutons ce livre du réfectoire, une situation qui dure encore aujourd'hui ( Palestiniens). N'allons pas si loin. Il suffit de conflits sociaux dans notre pays ou bien dans les pays voisins.

Il y a eu il y a environ quinze jours, trois semaines des manifestations d'étudiants à Paris. Eh bien qu'arrive-t-il? On s'excite et on commence à casser. On casse, on cause des dégâts aux immeubles. Pourquoi ? Mais nous ne valons pas mieux aujourd'hui qu'à l'époque de Saint Benoît. Prenons-en bien conscience!

 

Maintenant, l'origine de tout ce malheur qui est arrivé donc dans ces monastères à l'époque de Saint Benoît, c'est une étincelle de rien du tout qui n'est pas écrasée à temps et qui allume un immense incendie. Cette étincelle, c'est une pensée anodine au départ, mais extrêmement dangereuse si elle n'est pas maîtrisée tout de suite. Et cette pensée, elle est toute simple : Toi, tu as été établi par ceux-là même qui ont institué l'Abbé. 65,15. C'est le seul endroit où Saint Benoît donne un exemple concret de pensée, le seul. Et cet exemple est précieux, car Saint Benoît commence à en démonter le mécanisme.

Attention ! C'est un exemple de pensée ! Mais toutes les pensées qui surgissent comme ça en nous sont les mêmes. Donc, quand Saint Benoît parle de la fameuse lutte contre les pensées, nous avons ici un exemple. Mais nous sommes affrontés à cette lutte tous les jours presque ; je ne dis pas à toutes les heures, mais certainement tous les jours. Donc, il est important ici de voir un exemple de pensée à l'intérieur de notre vie monastique bénédictine.

Cela ne veut pas dire que, ici, c'est la pensée qui surgit régulièrement tous les jours dans la tête du frère Marc. C’est pas ça que je veux dire, non, non, non, je parle en général. C'est un exemple ici tiré de ce que Saint Benoît a connu. Et on pourrait les multiplier.

 

Eh bien cette pensée, toute pensée est un constat objectif qui est neutre en soi : mais tu as été établi par ceux-là même qui ont institué l'Abbé, 65,15. Mais c'est vrai, n'est-ce pas, c'est un constat objectif !

C'est exactement ce qui s'est passé au Paradis terrestre. Le serpent rencontre Madame Eve, et il lui dit : Alors Madame, vous vous promenez ? Quelles nouvelles? Tiens, tiens, vous ne pouvez donc pas manger de tous les arbres du jardin ? Et c'est vrai, elle ne peut manger de tous les arbres du jardin. Et elle dit : Oui, c'est vrai, nous ne pouvons pas manger de tous les arbres. Nous pouvons manger de tous, mais pas de celui-là.

Un constat objectif, c'est neutre, il n'y a rien de mal là-dedans. Mais attention ! Car aussitôt la pensée embraye sur un engrenage et la machine se met en route. Quel est l'engrenage ici ? Donc, tu es soustrait au pouvoir de l'Abbé ! Voilà, c'est embrayé ! Et on va laisser tourner le moteur. Et c'est l'escalade alors jusqu'au conflit généralisé dans la communauté, jusqu'à la division, et puis la destruction de la Maison de Dieu. Voilà, le but est atteint ; le but poursuivi, voulu par le démon, c'est arrivé !

 

Mes frères, cette lutte contre les pensées, elle est capitale dans notre vie. Elle est première, toute première dans notre vie personnelle et dans notre vie communautaire. Un moine qui sort chaque fois vainqueur de la suggestion diabolique, qui parvient à maîtriser sa pensée, à ne pas la laisser aller au-delà du constat objectif, qui éteint l'étincelle tout de suite, eh bien ce moine-là, c'est un moine éprouvé. Comme dit Saint Benoît, il est parfait. On peut construire sur lui.

Mais que n'a-t-il pas dû endurer pour arriver, non pas à cette indifférence, mais à cette vigilance. Il voit l'étincelle, il l'éteint. Il voit arriver la pensée comme une flèche. Il a un bouclier, il l'arrête. Ce bouclier, c'est le bouclier de la foi, de la foi qui lui fait dans les cinq secondes au maximum, qui lui fait arrêter le projectile tout de suite et puis finalement qui le rend invincible. Oui, le moine est un lutteur et un soldat à cause de ces assauts continuels des pensées.

Quand je parle des pensées, ce ne sont pas les distractions, ce ne sont pas des histoires qui passent ainsi dans la tête. Tout ça, c'est fatal, on ne peut pas l'empêcher. Mais ce sont les pensées qui, toute anodines en apparence, peuvent si elles ne sont pas détruites tout de suite, peuvent conduire le moine là où jamais, jamais au départ il ne voudrais aller.

 

Voilà, mes frères, avec ça, nous pouvons aller nous reposer. Pas pour nous relâcher, mais pour refaire nos forces, pour réalimenter notre vigilance de façon à ce que la pensée ne nous surprenne pas et que à l'intérieur de notre cuirasse il n'y ait pas de défaut ; mais que ce bouclier de la foi, donc de la vigilance, de la confiance, nous entoure de tous côtés et même au dessus, que nous soyons comme une forteresse inaccessible contre laquelle viennent se briser tous les assauts du démon.

 

Homélie : Temps de Noël.                        25.12.86*

1. Messe de minuit.­

 

Mes frères,

 

La destinée entière du Christ-Jésus, c'est à dire de Dieu devenu homme, notre destinée à chacun d'entre nous qui sommes greffés sur lui, est signée sans retour dans le fait brut de cet enfant nouveau né couché dans une mangeoire.

Plus tard, bien plus tard, à ses derniers instants, ce même enfant sera couché, cloué sur un bois, une sorte de nou­velle mangeoire. Il va être dévoré par les puissances infer­nales et il gémira : « Moi, je suis un ver, pas un homme, raillé par les gens, rejeté par le peuple. »

Et le moine fidèle qui aura suivi son Seigneur jusqu'au bout, jusque là, dira un jour dans son cœur : Moi, je suis une bête de somme, mais je suis resté toujours avec Toi, et Tu me prendras avec Toi où Tu es.

 

Nous voyons encore une fois, mes frères, qu'à l'intérieur de cette durée globalisante que nous appelons l'éternité, le commencement se confond avec la fin. Les deux se fondent en un. Et à chaque instant de cette durée, tout est à faire et tout est déjà accompli.

Nous comprenons dès lors que le prophète ait pu conclure son chant en proclamant bien haut l'amour invincible du Sei­gneur de l'univers. Cet amour nous précède et nous devons lui emboîter le pas. Il nous suit et il nous pousse en avant. Il n'est rien en notre vie qui ne soit manifestation de cet amour, sollicitation de cet amour.

Dieu désire réaliser pour nous, en nous, la merveille stu­péfiante d'une nouvelle incarnation, sur un mode participé certes, mais pourtant bien réelle. Et en cela, la fête de la nativité est une réalité qui nous éveille chaque matin. Au cours de ces jours bénis nous en prenons une conscience nou­velle qui suscite en nous l'émerveillement et une joyeuse surprise.

 

Mes frères, nous possédons en nous la vie éternelle et cette vie nous absorbe en elle de plus en plus puissamment. Il suffit de nous ouvrir à elle comme une fleur et de l'ac­cueillir. Et cette ouverture de notre coeur, c'est notre obéissan­ce, notre abandon, notre confiance. Nous osons nous évanouir en elle afin de nous retrouver toujours, pour toujours en elle.

Et pour permettre à notre Dieu de naître ainsi dans no­tre coeur, nous devons descendre avec lui dans sa mangeoire, monter avec lui sur sa croix, nous laisser coucher avec lui dans son tombeau. Mais au terme de cet itinéraire étrange, ce sera pour nous la surrection dans la lumière.

Mes frères, nous sommes créés pour cette beauté. Nous le savons, c'est la beauté, rien que la beauté qui sauvera le monde. Et n'ayons garde d'oublier la femme qui a porté en elle et qui nous a donné ce Sauveur. C'est elle la plus belle de toutes les créatures, et elle désire nous revêtir de sa pro­pre beauté.

 

Mes frères, mon souhait en cette fête, ce sera celui-ci : Nous serons fidèles à cette vocation à la beauté et nous de­manderons les uns pour les autres de recevoir cette grâce d'être vraiment donnés à cette mission. C'est la plus belle part de notre vie, la mission de tout chrétien, surtout de tout moine consacré à Dieu plus particulièrement. Et cette mission, c'est d'être révélateur de la beauté de notre Dieu en étant nous-mêmes des êtres beaux, c'est à dire des êtres entièrement voués à l'amour.

 

                                                                                                      Amen.

 

Homélie : Temps de Noël.                         25.12.86

      2. Messe du jour de Noël.

 

Mes frères,

 

Le prophète Isaïe souligne d'un trait vigoureux le pro­fil de notre vie monastique. Le moine est un guetteur. Il voit de ses yeux le Seigneur qui vient, qui est toujours en train de venir. La naissance du Fils de Dieu, elle est d'hier, elle est d'aujourd'hui, elle est de toujours.

Il y a une connexion étroite entre la naissance du Verbe de Dieu et le surgissement de notre cosmos. Il y a interpéné­tration. Il y a action de l'un sur l'autre. C'est le Verbe de Dieu qui crée le monde et c'est le monde qui permet au Verbe de Dieu de nous découvrir la beauté de son visage.

Le monde est porté en Dieu comme un enfant dans le sein de sa mère. Il grandit. Il fleurit. Il fait germer la sainte­té. Et le jour approche où sa croissance sera terminée et où Dieu sera tout en lui.

 

A ce moment-là, mes frères, nous reconnaîtrons, nous ver­rons vraiment qui nous sommes. Car notre privilège, dès main­tenant, est de contempler cette naissance du monde qui est aussi le nôtre, cette naissance du Christ qui est encore la nôtre, nous qui sommes grains de matière et fils de Dieu.

Mes frères, il y a là une merveille, une beauté qui de­vrait polariser toutes les énergies de notre vie. A côté de cela, voyez-vous, il n'y a rien. Tout est condamné à passer. Tout est condamner à s'effacer, à disparaître. Et le symbole de cette disparition, c'est notre mort phy­sique. Il y a une partie de nous qui doit disparaître afin que la part éternelle puisse surgir, s'affirmer et rayonner dans sa splendeur.

Le mystère de Noël détermine ainsi notre avenir le plus lointain. Il est le gage de notre vie éternelle, éter­nelle parce que divine. L'Evangéliste est formel : Le Verbe de Dieu s'est fait chair pour que notre chair transfigurée puisse participer à la nature de notre Dieu.

 

Dès maintenant, mes frères, je veux dire dès l'instant où nous prenons conscience de cette vérité, de cette réalité, nous savons d'expérience absolue que nous sommes contemporains de la création du monde et que rien ne se fait que nous n'en soyons les témoins. Voilà quelque chose d'assez extraordinaire !

Et pourtant c'est la situation normale d'un fils de Dieu, d'un homme qui est greffé sur le Verbe de Dieu devenu chair. Il s'opère une transfusion de vie de ce Dieu Homme en nous qui devenons par­ticipant de la nature divine, et tous les privilèges de Dieu sont nôtres. Car Dieu n'est pas avare, il ne retient rien pour lui. Lorsqu'il se donne, il donne avec lui tout ce qu'il est, tout ce qu'il fait.

 

Mes frères, nous voici ainsi revenus à notre rôle de guetteur inlassable, heureux. Nous devons être les yeux du cosmos qui regardent les yeux même de notre Dieu. Et dans cet échange réciproque, c'est la vie éternelle qui s'installe. Une transmutation s'opère non seulement en nous, mais dans l'univers.

C'est pourquoi ne nous laissons pas décourager par toutes les laideurs, par toutes les méchancetés, tous les crimes qui nous sont rapportés chaque jour, et qui sont bien réels. Cela est cause de souffrance immense, quasi intolérable. Mais, mes frères, rappelons-nous ce que je vous disais cette nuit : il y a eu au départ pour le Verbe de Dieu une mangeoire d'animaux. Il y a eu pour le terme de sa vie terres­tre une croix avec ses clous.

Mais tout cela était assomption des crimes de l'humanité, mes frères, de sa déchéance, mais ça nous ouvrait la porte à cet avenir éternel qui est de lumière, où tout est pardon, où tout est assumé, où tout est métamorphosé.

 

L'Eucharistie d'aujourd'hui, celle que nous célébrons chaque jour pour condenser en elle toute cette beauté, nous la recevons en nous avec des sentiments de reconnaissance et de repentance car il y a une part de mal en nous également. Et si nous sommes artisans de beauté, nous sommes aussi com­plicité de crimes.

Mes frères, ne perdons pas de vue cette ambivalence qui se dispute notre coeur, mais laissons s'éveiller en nous l'im­mense espérance de Noël, et confions-là à Marie, la mère de notre Christ, celle qui par son oui total nous a tout obtenu.

 

                                                                                                         Amen.

 

 

 

Homélie : Temps de Noël.                         26.12.86

      3. Fête de Saint Etienne.

 

Mes frères, vous me permettrez quelques brèves paroles comme c'est la coutume pendant l'Octave de Noël. Elles seront tou­tes simples. Elles sont tirées de l'expérience multiséculaire de notre Eglise, mais elles débordent largement sur l'humani­té entière. Etienne a té victime du fanatisme religieux.

C'est triste et navrant. C'est une leçon pour nous aujourd'hui. Les hommes qui l'ont condamné et exécuté voulaient à tout prix maintenir l'intégrité du dépôt traditionnel de leur foi et ils se dressaient face à Etienne comme les défenseurs de leur Dieu. Ils pensaient bien sincèrement rendre un culte à leur Dieu.

 

Mes frères, le fanatisme trahit une peur viscérale du changement. Le chef d'accusation formulé contre Etienne était celui-ci : Voilà un homme qui, nous l'avons entendu, affirme que Jésus ce Nazaréen va changer les usages que Moïse nous a légués.

Le fanatique emprisonne Dieu dans le ghetto de ses pro­pres insécurités. Il le domestique. En fait il le nie car il ne lui permet pas d'être Dieu. Il lui dénie le droit d'être Dieu, c'est à dire irruption continue de nouveauté imprévisi­ble. Et ce fanatique devient féroce et impitoyable si on tou­che à son idole. Les martyrs du fanatisme sont légions. Etien­ne fut un des premiers.

Méfiez-vous des hommes, nous dit Jésus. Si vous êtes vraiment mes disciples, si je vis réellement en vous, vous allez les déranger et ils ne le vous pardonneront pas. Dieu est un être dérangeant. Il bouscule les égoïsmes. Il fait monter à la surface les secrets les plus intimes du coeur. C'est pourquoi le fanatique écarte Dieu de sa vie en essayant de l'emprisonner.

 

Mes frères, exposons-nous, pour notre part, à ce feu qui est notre Dieu. Laissons-nous sans cesse remettre en question. Nous serons donc toujours des hommes d'accueil, des hommes d'ouverture. Nous saurons écouter et au besoin nous convertir. Et ainsi nous demeurerons à l'abri de cette plaie sinistre qu'est le fanatisme.

 

                                                                                                    Amen.

 

Homélie : Temps de Noël.                         27.12.86

      4. Fête de Saint Jean.

 

Mes frères,

 

L'Apôtre Jean vient de nous donner le remède qui nous permettra de prévenir le mal pernicieux du fanatisme et tou­tes autres déviations du sentiment religieux. Et ce remède, c'est la joie née de la communion avec chacune des personnes de la Sainte Trinité.

Cette joie, nous venons précisément de la chanter, cette joie pleine, parfaite, accomplie. Cette joie purement spiri­tuelle, elle est une lumière qui nous fait admirer la beauté de notre Dieu, la beauté de chacune de ses créatures, la beau­té de son projet. Et cette joie est extatique.

Elle nous projette hors de nous-mêmes. Elle nous fait dépasser nos frontières naturelles. Elle nous établit au coeur d'une communion universelle dans laquelle chacun se donne à tous et se reçoit de tous à l'image des trois Personnes divines qui sont pur don et pur accueil.

 

Et ainsi, il n'y a plus de place en nous pour la peur. Donc, plus aucune place pour le fanatisme ni rien de tel. L'Apôtre nous dit d'ailleurs que l'amour parvenu à sa perfec­tion bannit toute crainte.

Jean nous propose la joie de vivre, la joie de créer, la joie de contempler, la joie d'admirer. Il nous installe à l'intérieur de la beauté et il nous invite à être avec lui les témoins de cette beauté.

Nous ne refuserons pas cette mission, mes frères. Dieu est sainteté, Dieu est amour, Dieu est vie, Dieu est beauté. En lui se trouve notre lieu, notre paix, notre avenir et no­tre présent.

 

                                                                                                       Amen.

 

Règle : 70 : Corriger les autres.                 28.12.86

      La présomption !

 

Mes frères,

 

Voici un chapitre qui, à première vue, paraît bien anachronique. Il n'est plus guère question aujourd'hui dans les monastères, ni d'excommunications, ni de châtiments corporels. Et pourtant, si nous y regardons de plus près, Saint Benoît nous donne ici un enseignement riche, précieux et pratique. Si bien que ses paroles me semblent parfaitement d'actualité. Pour y voir clair, il faut, comme bien souvent avec lui, se référer à la toute première phrase qui sonne, ici, comme une maxime. Il nous dit : Il faut éviter dans le monastère toute occasion de présomption, 70,3.

 

Il s’agit donc ici de la présomption. Mais qu'entend-on par là ? Le présomptueux est un homme qui dans le fond est un voleur. Il s'approprie un bien qui ne lui appartient pas. Il détourne à son profit une qualité, un pouvoir qui appartient de droit à un autre. Et pourquoi agit-il ainsi ? Parce que il s'estime meilleur que les autres. La présomption s'apparente à la vanité et à l'orgueil, et c'est pourquoi elle devient rapidement un larcin. Elle trahit la haute opinion qu'un frère a de lui-même et en même temps la piètre image qu'il se fait des autres.

Maintenant, voyons la forme que cette présomption peut prendre aujourd'hui. Le frère présomptueux ne frappe pas ses frères à coups de bâton, il les frappe à coups de langue. Il se constitue le gardien farouche de l'orthodoxie monastique et il s'instaure l'éducateur des frères soit disant négligeant. Il fait la leçon à tout le monde car il est à l'affût des moindres erreurs qu'il qualifie immédiatement de dérèglement. Le meilleur résultat qu'il atteigne, c'est qu'il se rend insupportable et odieux à tous.

 

N'allons pas penser que ce soit rare. Allez, descendons dans notre cœur. Quel regard portons-nous sur les autres ? Est-ce que parfois, pour ne pas dire bien souvent, leur conduite, leur attitude, leur démarche ne nous énerve pas ? Et à l'intérieur de notre cœur monte la fermentation des pensées. Si ces pensées franchissent la barrière de nos lèvres, à ce moment, voilà, nous tombons sous le coup du chapitre septantième de Saint Benoît. Nous commençons à frapper notre frère de notre langue, soit disant pour le remettre sur le bon chemin, pour lui apprendre à bien se tenir.

Mes frères, attention, la présomption est un vice vraiment pernicieux, vice qui introduit le trouble dans une communauté, la division même. Quand au frère devenu vraiment présomptueux, il finit par se fermer sur lui-même car il se situe au-dessus des autres. Il est sur une plate-forme où il voit tout, où il juge tout. Et puis alors de là, il lance ses ukases. Donc, il se met au-dessus des autres.  Voyez, c'est toujours la vanité et l'orgueil qui sont en lui. Et voilà : comme il est seul enfermé dans son autosuffisance, il s'asphyxie , spirituellement et il dépérit.

 

Alors, mes frères, on comprend la sévérité de Saint Benoît, car lorsqu'il s'agit de ce vice de la présomption, il quitte la procédure habituelle de la correction. Il ne fait pas en privé la remarque au frère. Non, immédiatement il le reprend en public. Ceux qui commettent ces fautes seront repris devant tout le monde tout de suite, 70,8. C'est le seul endroit, je pense, dans la Règle où cela arrive. Pourquoi ? Afin que les autres en conçoivent de la crainte. Il faut que chacun prenne conscience que c'est quelque chose de très sérieux.

Donc voilà, mes frères, prenons bien garde ! C'est que, comme je l'ai dit tantôt, notre cœur n'est pas entièrement pur et notre regard n'est pas parfaitement lumineux. Attention à notre façon de voir les choses et de les juger. Est-ce que nous les voyons avec le regard du Christ ? Est-ce que nous les jugeons comme Dieu les juge ? Ne nous faisons pas le défenseur de Dieu, ne nous faisons pas son avocat, ne prenons pas sa place, car de la présomption on débouche vite dans le fanatisme.

 Donc, prenons bien garde !

 

Homélie : Temps de Noël.                        28.12.86*

      5. Fête de la Sainte Famille.

 

Mes frères,

Les jours de Noël sont un temps privilégié au cours des­quels nous accueillons avec reconnaissance une intelligence plus pénétrante du mystère chrétien et de notre propre iden­tité. Oui, qui sommes-nous ? Et où allons-nous ?

La foi nous dit que nous sommes des enfants de Dieu. La propre vie de Dieu rythme les pulsations de notre coeur. Cet­te vie, nous la partageons tous, si bien que nous sommes des frères promis à une vie qui s'épanouira pendant toute l'éter­nité. Nous ne pouvons maintenant imaginer ce qu'elle sera.

Pourtant, si nous voulons y prendre garde, nous en percevons déjà les signes avant-coureurs à l'intérieur de notre vie per­sonnelle et aussi chez nos frères. Chaque fois que nous voyons fleurir une charité authentique, nous pouvons dire que là est Dieu et sa vie éternelle. Oui, nous marchons vers le monde à venir et certains déjà en aperçoivent les premières lueurs.

 

Ces privilèges qui sont nôtres ne nous mettent pas à l' abri des coups du sort. Dieu lui-même une fois devenu homme n'a pas voulu s'en garantir. Il était à peine né que déjà on cherchait à le faire mou­rir. Il a dû prendre avec ses parents la route de l'exil. Il en a connu les privations. Cet exil a dû s'étendre à plusieurs années. Il a dû en souffrir. Il a dû en être marqué dans son psychisme. Ce n'est pas impunément qu'on est poursuivi dans son enfance, dans sa toute petite enfance.

Et ainsi sa vie, de la mangeoire dans laquelle il a été couché à peine né jusqu'au tombeau de pierre dans lequel on l'a étendu après le crucifiement, sa vie a été ponctuée de contradictions et de rebuffades. Et le jour où Pierre son ami a voulu le protéger, il s'est écrié : que jamais satan ne viendrait à bout de sa patience et de sa paix.

 

Mes frères, le Christ a dû beaucoup souffrir et ses pa­rents également. Mais cette souffrance ne les empêchait pas de goûter au fond de leur coeur un bonheur que rien ne pouvait leur ravir. Pourquoi ? Parce que en espérance, ils vivaient ailleurs. Et le chrétien doit être aussi un homme dont le centre de gra­vité n'est pas en lui mais chez Dieu, un homme dont la nourri­ture n'est pas de réaliser des projets fantastiques mais tout bonnement de se nourrir de la volonté de Dieu, c'est à dire de l'être même de Dieu.

Et si le chrétien est un homme de cette race, il s'agrè­ge à la famille de Dieu dont la toute première cellule est celle que nous fêtons aujourd'hui, cette famille sainte de Bethléem, d'Egypte et enfin de Nazareth. Et la loi de la famille de Dieu, c'est une affection sur­naturelle faite d'estime et de respect. C'est un amour de dilection qui se nourrit de don et d'accueil.

La loi de cette famille divine est le contraire de l'égoïsme, du repliement sur soi, de la peur, de l'agressivité. La famille de Dieu est le lieu de la béatitude et de la paix, de la transparence et de la beauté.

 

Mes frères, voilà ce qui nous est offert par notre voca­tion chrétienne. Voilà ce que nous sommes. Nous devons accueillir cette grâce avec une reconnaissance immense et surtout la traduire dans les actes de notre vie. Le Christ dira un jour : « On reconnaîtra que vous êtes mes disciples si vous avez de l'amour les uns pour les autres. » Et on pourrait compléter : Si vous ne manifestez pas cet amour, s'il n'est pas dans votre coeur, vous n'êtes pas dans mes dis­ciples et un jour je vous dirai : Qui êtes-vous ? Je ne vous connais pas !

Mes frères, notre Eucharistie va fortifier en nous cette vie divine qui fait de nous tous un seul corps, une seule fa­mille. Et nous allons d'abord avant de communier au Corps et au Sang de notre Christ, avant ainsi de nous insérer plus pro­fondément dans sa famille, nous allons proclamer notre foi et notre bonheur d'être chrétien.

 

                                                                                                               Amen.

 

Homélie : Temps de Noël.                         29.12.86

      6. L’attente de Siméon.

­

Mes frères,

 

Siméon était un Israélite de haute noblesse spirituelle. Il possédait cette qualité, cette vertu qui fait les grands hommes de Dieu, les hommes prédestinés à conduire l'Histoire vers son accomplissement final, à l'orienter vers sa finalité essentielle. Siméon était un expectant. Il attendait. Il savait atten­dre. Sa vie était construite sur le double roc de la foi et de l'espérance. Et il attendait...

Mais qu'attendait-il ? Il attendait la consolation d'Israël. Et sa foi hâtait, provoquait l'avènement de cette con­solation, ou plutôt de ce consolateur dont la venue hantait les rêves d'une humanité avide de salut, de paix, de bonheur. Il n'est donc pas étonnant que Siméon vivait sous la mou­vance de l'Esprit Saint. Il se laissait guider par lui. Il collaborait avec lui par sa fidélité, par la ferveur de son attente. Et ainsi, il devenait co-rédempteur.

 

Mes frères, nous trouvons en Siméon une composante essen­tielle de notre vie. Le moine attend la révélation du Royaume de Dieu, c'est à dire du Christ Lumière au-delà de toute lu­mière. Il attend le Christ. Il attend cette lumière à l'inté­rieur de sa propre vie. Et l'ardeur de cette attente lui per­met de tout supporter, de tout traverser.

Il attend aussi la révélation du Christ chez ses frères. Et rien ne le rebute, rien ne le décourage. C'est cela que si­gnifie aimer. Aimer, c'est attendre, savoir attendre que l'au­tre devienne enfin ce que Dieu veut réaliser en lui, que l'autre devienne une lumière, la lumière du Christ présent dans une communauté, présent dans une société. Et savoir attendre, c'est cela peut-être la meilleure, la plus grande manifestation de l'amour qu'on peut porter à quelqu'un.

Mes frères, une telle attente chez nous en notre propre personne, chez l'autre, une telle attente n'est jamais déçue car elle aboutit toujours. Elle ne vient pas d'une illusion humaine, elle vient de Dieu, elle vient de l'Esprit de Dieu.          Et c'est cette attente qui reposait sur Siméon et qui le portait...

 

Laissons-nous, mes frères, posséder nous aussi par cette attente et qu'elle soit le ressort de notre vie au cours de nos journées et au cours de nos nuits.

 

                                                                                                 Amen.

 

Homélie : Temps de Noël.                         30.12.86

      7. La convoitise spirituelle.

 

Mes frères,

 

Hier, nous avons vu que l'attente patiente du Royaume de Dieu était une composante essentielle de notre vie chrétienne et monastique. Le Royaume de Dieu, c'est la Personne même de Dieu révélée en nous dans ce Christ qui est la lumière du mon­de. Mais notre attente prendra-t-elle jamais fin ?

Il semble bien que non ! Même quand nous serons entrés dans ce monde à venir, nous serons encore et toujours tenu en haleine par une attente dévorante qui sera en fait le noyau de notre béatitude. Elle prendra la forme,d'un désir toujours éveillé, toujours assouvi, encore et toujours ranimé.

La Lumière de Dieu se lèvera pour nous à chaque instant dans son imprévisible nouveauté. Ce sera pour nous un émerveillement éveillant un nouveau désir, l'attisant sans fin. S'enflammera alors en nous, mes frères, la fameuse convoitise spirituelle dont nous parle Saint Benoît, et nous serons portés vers des sommets de puissance et de paix. Je pense que notre vie monastique trouvera à ce moment-là son accomplisse­ment.

 

Saint Benoît nous demande de nous exercer dès maintenant à ce qui sera, à ce qui est déjà notre vie éternelle. Il nous parle de ces sommets de contemplation et de force. Il nous parle de cette convoitise qui doit nous faire oublier toutes les attirances charnelles. Dieu nous appelle à laisser grandir en nous dès mainte­nant la patience de cette attente, la véhémence de ce désir.

Ainsi, Anne grandit pendant 84 ans pour atteindre sa vraie jeunesse le jour où ses yeux éblouis reconnaissent et contemplent dans cet enfant inconnu, la lumière du monde. Elle a attendu jours et nuits, ne quittant pas la Maison de Dieu, sachant que Dieu tiendrait sa promesse et qu'un jour il se montrerait à elle.

Et à cet instant même, Anne devient lumière. Elle devient porteuse de lumière et elle ne peut se retenir de parler de l'enfant, de son expérience. Elle ne peut se retenir d'en parler à tous ceux qui comme elle attendent la libération de Jérusalem, c'est à dire l'apparition de cette Jérusalem nou­velle dont le flambeau serait l'Agneau, ce petit enfant déjà présent résumant en lui toute la nouveauté de la Jérusalem éternelle.

 

Mes frères, nous comprenons que le vieil Apôtre Jean au terme de sa vie, ayant réussi son expérience d'homme, nous comprenons qu'il nous conseille de ne pas porter notre amour vers le monde, ni vers ce qui se trouve dans le monde. Nous sommes une flamme. Nous nous élevons, nous grandis­sons. Laissons à cette flamme toute liberté et ne l'éteignons pas, ne l'étouffons pas par les désirs de notre nature char­nelle. Ils doivent disparaître avec notre chair.

Le monde s'effiloche, il disparaîtra. Mais la Parole de notre Dieu demeure éternellement et c'est dans la lumière que ce monde une fois dissout renaîtra pour prendre sa forme dé­finitive, car Dieu sera tout dans la moindre de ses parcelles.

Mes frères, voilà la beauté de notre vocation chrétienne, de notre vocation monastique. Ne la négligeons pas et entrons dans cette Eucharistie qui nous donne tous ses trésors, et avançons dans notre patience, dans notre attente sans jamais nous lasser.

 

                                                                                                          Amen.

 

Homélie : Temps de Noël.                         31.12.86

      8. Le dernier jour de l’année.

 

Mes frères,

 

La liturgie clôt l'année civile en nous reportant au com­mencement de toute chose, et même au-delà de ce commencement. Elle nous immerge en Dieu. Elle nous dit que l'univers est un produit d’une parole sortie d'un amour qui est Dieu. Elle nous dit que cet univers est destiné à être le réceptacle de la lumière qui est Dieu. Dieu l'a créé image de sa beauté. Dieu l'a même assumé à l'intérieur de sa propre vie lorsqu'il est devenu lui-même chair d'homme, petit, infime fragment de matière.

La liturgie de ce jour nous dit aussi que chacun d'entre nous est né dans le coeur de Dieu. Chacun a été connu, aimé, choisi avant même que Dieu se lança dans la grande aventure de la création. Elle nous dit que nous sommes éternels, que les plus belles espérances sont déposées en nous et qu'elles attendent de germer.

Dieu, lui, attend que nous vivions en accord avec ce que nous sommes, que la vérité brille en notre personne, que nous soyons des êtres de lumière dans lesquels il se reconnaît. Nous ne sommes pas insignifiants à ses yeux. Chacun de nous est un trésor unique pour lequel il a risqué sa vie. Au­cun homme ne peut être insignifiant à nos yeux car chacun d'eux est porteur de Dieu, chacun est porteur d'un avenir voulu par Dieu.

 

Mes frères, c'est ainsi que à partit de ce tout premier commencement notre existence, notre vocation se comprend et s'explique. Et l'accomplissement final, nous

le verrons un jour, rejoindra l'origine. Et là, nous serons à notre place, chacun à notre place. Nous verrons Dieu et nous chanterons sa beauté pour l'éter­nité.

                                                                                                                       Amen.

                                                                                                                 
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Tables des matières de l’année 1986 :

 

Règle : Prologue 1-21 + Présentation des vœux.01.01.86. 1

Un cœur orné d’une oreille. 1

Homélie : Fête de Ste Marie Mère de Dieu.   01.01.86*. 3

Marie, Mère de Dieu et des hommes. 3

Chapitre : Le Premier Apophtegme.              02.01.86. 4

7. Travail et Prière. 4

Chapitre : Le Premier Apophtegme.               03.01.86. 9

8. C’est par les combats que l’âme progresse. 9

Récollection du mois de Janvier.                  04.01.86. 15

Un événement décisif : l’Epiphanie. 15

Règle : Prologue 106 à la fin.                     07.01.86. 17

Le monastère est une école. 17

Chapitre 2, 29-43 : De l’Abbé.                   11.01.86. 19

Nomen Abbatis ! 19

Chapitre : Le baptême du Christ.                 12.01.86. 21

Chapitre : Semaine pour l’Unité des Chrétiens.  18.01.86. 23

L’Unité. 23

Règle : 4, 51-77 : Quels outils utiliser ?        20.01.86. 24

Le désir de la Vie éternelle. 24

Règle : 4,78-fin : Quels outils utiliser ?         21.01.86. 26

Accomplir les préceptes du Seigneur. 26

Règle : 6 : De la retenue dans les paroles.      24.01.86. 28

Se taire et écouter. 28

Règle : 7,1-12 : De l’humilité.                    25.01.86. 29

Etre vrai ! 29

Chapitre : Nos Saints Fondateurs.                26.01.86. 31

Nos Fondateurs ont cru……. 31

Règle : 7, 29-51 : Premier degré.               27.01.86. 33

Sous le regard de Dieu. 33

Règle : 7,52-65 : Premier degré (suite).        28.01.86. 34

Se cacher de Dieu. 34

Règle : 7,82-88 : Deuxième degré.              30.01.86. 35

Mettre le pied sur le bon échelon ! 35

Règle : 7,89-93 : Troisième degré.              31.01.86. 36

Se soumettre à un Supérieur. 36

Récollection du mois de février.                   01.02.86. 37

Accepter de porter Dieu. 37

Homélie : Fête de la Présentation du Seigneur. 02.02.86. 38

Une relation correcte avec Dieu notre Père. 38

Règle : 7,131-137 : Sixième degré.             03.02.86. 40

Dépasser les puérilités de la chair ! 40

Règle : 7,150-155 : Neuvième degré.           06.02.86. 43

Apophtegme. 43

Chapitre : Le deuxième Apophtegme.            07.02.86. 48

Occupe-toi de toi-même ! 48

Règle : 7,159-164 : Onzième degré.             08.02.86. 53

Vivre le mystère du Christ dans sa chair ! 53

Règle : 9 : Combien de psaumes pour la nuit ?  11.02.86. 54

Révérence envers la Sainte Trinité. 54

Règle : 49 : De l’observance du carême.         12.02.86. 56

Ce que nous rappelle le carême. 56

Réforme Cistercienne du Chant Liturgique.       13.02.86. 59

1. La Règle de Saint Benoît. 59

Réforme Cistercienne du Chant Liturgique.       14.02.86. 62

2. Les tendances d’interprétation. 62

Chapitre : Les Nouvelles Constitutions.           16.02.86. 65

30. Le jeûne. 65

Réforme Cistercienne du Chant Liturgique.       17.02.86. 68

3. Ce que dit Orderic. 68

Réforme Cistercienne du Chant Liturgique.       18.02.86. 71

4. L’Ecriture Sainte. 71

Réforme Cistercienne du Chant Liturgique.       19.02.86. 74

5. Importance de la Bible glosée pour la vie spirituelle. 74

Réforme Cistercienne du Chant Liturgique.       21.02.86. 77

6. Les hymnes de Saint Ambroise. 77

Réforme Cistercienne du Chant Grégorien.       22.02.86. 79

7. L’Antiphonaire de Cîteaux. 79

Réforme Cistercienne du Chant Grégorien.       24.02.86. 80

8. La Préface de l’Antiphonaire. 80

Réforme Cistercienne du Chant Liturgique.       25.02.86. 85

9. Conclusion de la Préface de l’Antiphonaire. 85

Réforme Cistercienne du Chant Grégorien.       28.02.86. 87

10. Et la deuxième génération Cistercienne ?. 87

Récollection du mois de mars.                     01.03.86. 89

Nos Pères étaient réalistes. 89

Réforme Cistercienne du Chant Grégorien.       03.03.86. 90

11. L’action de Saint Bernard. 90

Réforme Cistercienne du Chant Liturgique.       05.03.86. 93

12. Action de Saint Bernard (suite). 93

Réforme Cistercienne du Chant Grégorien.       06.03.86. 95

13. Une liturgie traditionnelle et infusée. 95

Réforme Cistercienne du Chant Grégorien.       07.03.86. 97

14. Conclusion et fin. 97

Règle : 31,1-26 : Portrait idéal du cellérier.   08.03.86. 99

Le cellérier Gérard. 99

Chapitre : Les Nouvelles Constitutions.           09.03.86. 100

28. Séparation du monde. 100

Règle : 31,27-42 : Portrait idéal du cellérier.  10.03.86. 103

Cellérier = saint. 103

Règle : 33 : Avoir quelque chose en propre.     11.03.86. 104

Rien ! 104

Règle : 35,1-20 : Des semainiers de la cuisine. 13.03.86. 106

Un principe à implanter dans le cœur. 106

Règle : 36 : Des frères malades.                 15.03.86. 107

Nous sommes tous des infirmiers. 107

Chapitre : Les Nouvelles Constitutions.           16.03.86. 109

29. Les bâtiments claustraux. 109

Règle : 38 : Du lecteur semainier.                17.03.86. 112

La lecture publique. 112

Règle : 39 : La mesure de la nourriture.         18.03.86. 113

Un sujet délicat ! 113

Règle : 41 : Des heures des repas.              20.03.86. 114

Le murmure légitime. 114

Règle : 42 : Du silence après Complies.          21.03.86. 115

La fin de la journée. 115

Règle : 43, 1-31 : Des retardataires !          22.03.86. 117

Se précipiter à l’Office divin. 117

Homélie du dimanche des rameaux.             23.03.86. 118

Chapitre du Lundi Saint.                        24.03.86. 119

Le mystère de l’onction de Béthanie. 119

Chapitre du Mardi Saint.                       25.03.86. 123

La trahison de Judas. 123

Chapitre du Mercredi Saint.                      26.03.86. 126

Le mystère de l’agir de Dieu. 126

Homélie à l’Eucharistie du Jeudi Saint.           27.03.86. 131

Vendredi Saint.                                     28.03.86. 132

Homélie à la célébration. 132

Exhortation à l’Office de Complies. 133

Homélie de la Vigile Pascale.                      29.03.86. 135

Homélie à l’Eucharistie de Pâques.                30.03.86. 137

Règle : 55,32-48 : Des vêtements des frères. 09.04.86. 139

Etre comme Saint Benoît. 139

Chapitre 57 : Des artisans du monastère.       10.04.86. 142

Qu’en tout Dieu soit glorifié ! 142

Chapitre 58, 1-37 : De l’accueil des frères.    11.04.86. 143

Dieu l’a-t-il appelé ?. 143

Troisième Apophtegme de Saint Antoine.         12.04.86. 146

1. Que faire pour plaire à Dieu ?. 146

Chapitre : Les Nouvelles Constitutions.           13.04.86. 151

31. Les médias. 151

Règle : 60 : Des prêtres qui désirent entrer.   14.04.86. 154

Honnêteté de Saint Benoît. 154

Chapitre : Lettre d’un retraitant. (1)            15.04.86. 156

Chapitre : Lettre d’un retraitant. (2)            16.04.86. 159

Chapitre : Les Nouvelles Constitutions.           20.04.86. 163

32. L’apostolat des moines. 163

Homélie : 5° dimanche après Pâques.             27.04.86. 165

Si tu aimes, tu ne mourras pas ! 165

Chapitre 70 : Corriger les autres !               28.04.86. 166

Sous la conduite d’un maître. 166

Règle: 73 :Tout n’est pas dit dans cette Règle. 01.05.86. 168

Les deux paliers de la vie monastique. 168

Règle : Prologue 1-21. Etre toujours novice.    02.05.86. 170

Règle : Prologue 22-33 : Réveillez-vous !        03.05.86. 172

Chapitre : Les Nouvelles Constitutions.           04.05.86. 174

33. L’accueil des hôtes. 174

Règle : Prologue 48-77 : St Benoît médiateur.  05.05.86. 176

Règle : Prologue 78-91 :                          06.05.86. 178

La mise en œuvre de l’Evangile. 178

Règle : Prologue 106-fin :                         08.05.86. 180

Une école pour débutant. 180

Chapitre : Les Nouvelles Constitutions.           11.05.86. 182

34. Les Statuts de l’Accueil des Hôtes. 182

Règle : 4, 1-24 : Quels outils utiliser ?         19.05.86. 185

Splendeur de la charité. 185

Règle : 4, 25-50 : Quels outils utiliser ?        20.05.86. 186

Exigence de vérité. 186

Règle : 5, 29-fin : De l’obéissance.              24.05.86. 191

Un mets délicieux ! 191

Homélie : Fête de la Sainte Trinité.             25.05.86. 193

Espérer avoir part à la gloire de Dieu. 193

Règle : 7, 1-12 : De l’humilité.                   26.05.86. 194

Audition et vision de Dieu. 194

Règle : 7, 13-28 : De l’humilité.                 26.05.86. 196

Le sublime de l’humilité. 196

Règle : 7, 29-51 : Premier degré.               28.05.86. 198

Le combat eschatologique. 198

Règle : 7, 52-65 : Premier degré (suite).       29.05.86. 200

Le mal se présente comme le bien. 200

Chapitre : Récollection du mois de juin.          31.05.86. 202

Un enjeu extrêmement important. 202

Chapitre : Les Nouvelles Constitutions.           07.06.86. 204

35. Le service de l’autorité. 204

Règle : 7, 150-155 : Neuvième degré.          08.06.86. 207

Ne dire que ce qui vient de Dieu. 207

Règle : 7, 159-164 : Onzième degré.            09.06.86. 207

Le démon muet et le démon bavard. 207

Règle : 7, 165-fin : Douzième degré.            10.06.86. 209

Tout vient de Dieu. 209

Règle : 8 : Des divins Offices de la nuit.        12.06.86. 211

La discrétion de Saint Benoît. 211

Chapitre : Les Nouvelles Constitutions.           15.06.86. 212

36. L’autorité de l’Abbé. 212

Chapitre : Les Nouvelles Constitutions.           22.06.86. 214

37. L’Abbé Pasteur. 214

Homélie : Vigile des Saints Pierre et Paul.       28.06.86. 216

Suis-moi ! 216

Chapitre : Les Nouvelles Constitutions.           29.06.86. 217

38. L’Abbé enseigneur. 217

Chapitre : Comment voir la mort.                 10.07.86. 218

Chapitre : Les Nouvelles Constitutions.           13.07.86. 221

39. Les deux statuts du n°3 de la Constitution 34. 221

Chapitre : Les Nouvelles Constitutions.           20.07.86. 223

40. L’Abbé sage médecin. 223

Homélie : 17° dimanche ordinaire. C.           20.07.86*. 225

Le Maître de l’impossible. 225

Récollection du mois d’août.                       02.08.86. 227

Intensité extraordinaire de la présence de Dieu. 227

Homélie : Messe vespérale du 14 août.          14.08.86. 229

Contempler la gloire de la Vierge Marie. 229

Chapitre : Fête de l’Assomption de Marie.       15.08.86. 230

Le mystère de l’Assomption. 230

Chapitre : Les Nouvelles Constitutions.           17.08.86. 232

41. Le pouvoir de gouvernement. 232

Chapitre : Les Nouvelles Constitutions.           24.08.86. 235

42. Des frères qui ont une charge. 235

Homélie : 21° Dimanche ordinaire – C.           24.08.86. 238

Dieu est l’Amour. 238

Homélie : Funérailles de Père Ambroise.         03.09.86. 239

Chapitre : Ce que Dieu a vu.                     03.09.86*. 240

Règle : Prologue 48 – 77.                          04.09.86. 242

La ceinture de la foi. 242

Chapitre : Récollection de septembre.            06.09.86. 244

Marie : lumière eschatologique. 244

Chapitre : La Semaine de Chevetogne.           08.09.86. 246

La théologie faite par des femmes. 246

Chapitre : La Croix Glorieuse.                     14.09.86. 249

Règle : 2, 92-fin : De l’Abbé.                    15.09.86. 251

L’Abbé saint et pécheur. 251

Règle : 3, 1-15 : L’avis des frères.              16.09.86. 253

Suivre la Règle notre Maître. 253

Chapitre 3, 16-fin : L’avis des frères ? (2)     17.09.86. 255

Les conseils de l’Abbé ! 255

Règle : 4, 1-24 : Quels outils utiliser ?         18.09.86. 257

Aimer le Seigneur Dieu. 257

Chapitre 4, 25-50 : Quels outils utiliser ?      19.09.86. 259

Quelle sorte de colère ?. 259

Chapitre 4, 51-77 : Quels outils utiliser ?      20.09.86. 262

Le jour du jugement ! 262

Homélie : 30° Dimanche ordinaire. C.            26.10.86. 264

Le pharisien et le publicain. 264

Règle : 20 : De la révérence dans la prière.    27.10.86. 265

Attendre et espérer la réponse de Dieu. 265

Règle : 21 : Les doyens du monastère.           28.10.86. 267

Vision monastique : les doyens. 267

Chapitre : Relations des deux branches de l’Ordre depuis les origines.                                         29.10.86. 269

1.     Introduction. (12° et 13° siècles) 269

L’exemption des monastères masculins. 269

Chapitre : Relations des deux branches.         30.10.86. 273

2. Affiliation des monastères féminins. 273

Chapitre : Récollection du mois de novembre.    01.11.86. 276

Dernière récollection de cette année liturgique. 276

Homélie : Fête de la Toussaint.                 01.11.86*. 277

Notre réponse libre au Christ. 277

Chapitre : Fête de Saint Hubert.                 03.11.86. 279

Prendre la mesure de sa faiblesse. 279

Chapitre : Relations des deux branches.         05.11.86. 280

3. Incorporations féminines imposées. 280

Chapitre : Relations des deux branches.         06.11.86. 285

4. L’exemption des moniales. 285

Chapitre : Relations des deux branches.         07.11.86. 286

5. La clôture des moniales. 286

Chapitre : Relations des deux branches.         18.11.86. 289

6. Première partie de la seconde période. XIV°au XVIII°s. 289

Chapitre : Relations des deux branches.         09.11.86. 292

7. La Révolution Française. 292

Chapitre : Relations des deux branches.         10.11.86. 294

8. Année 1834 et suivantes. 294

Chapitre : Relations des deux branches.         11.11.86. 297

9. Année 1836 et suivantes. 297

Chapitre : Relations des deux branches.         12.11.86. 301

10. Clôture-valeur et clôture-discipline. 301

Homélie : Fête de la communauté.                14.11.86. 305

Que signifie aimer ?. 305

Homélie : Fête du Christ-Roi.                     23.11.86. 306

Solidarité dans la misère et la gloire. 306

Chapitre : Relations des deux branches.         24.11.86. 308

11. Lettre du Cardinal Antoniuti. Préfet. 308

Chapitre : Relations des deux branches.         25.11.86. 312

12. Genèse de la lettre du Cardinal Préfet. 312

Chapitre : Relations des deux branches.         26.11.86. 314

14. Les Conférences Régionales. 314

Chapitre : Relations des deux branches.         27.11.86. 316

14. Rapport envoyé à la Congrégation des Religieux. 316

Chapitre : Relations des deux branches.         28.11.86. 319

15. 16.04.1979 : Indult ad experimentum pour 10 ans. 319

Chapitre : Relations des deux branches.         01.12.86. 321

16. En 1983, le nouveau Code de Droit Canonique. 321

Chapitre : Relations des deux branches.         02.12.86. 324

17. Fin de cette étude historique. 324

Chapitre : Conclusion de cette étude sur l’Unité.03.12.86. 327

Pourquoi tous ces Chapitres sur les Moniales ?. 327

Règle : 56 : De la table de l’Abbé.               09.12.86. 330

Comment comprendre cette prescription ?. 330

Règle : 57 : Des artisans du monastère.         10.12.86. 332

Etre mendiant ! 332

Règle : 58, 1-37 : De l’accueil des frères.      11.12.86. 334

Avoir dans le cœur le cri de l’humanité. 334

Règle : 58, 38-fin : De l’accueil des frères.    13.12.86. 337

Cherche-t-il Dieu ?. 337

Chapitre 61,1-16 : Des moines étrangers.       15.12.86. 338

Contentus ! 338

Chapitre 62 : Des prêtres du monastère.        17.12.86. 340

L’humilité de la charité. 340

Règle : 63, 25-fin : Du rang à garder.          19.12.86. 342

Se prévenir d’honneur. 342

Règle : 65, 1-13 : Du Prieur.                     22.12.86. 344

Mécanisme des pensées. 344

Homélie : Temps de Noël.                        25.12.86*. 346

1. Messe de minuit. 346

Homélie : Temps de Noël.                         25.12.86. 347

2. Messe du jour de Noël. 347

Homélie : Temps de Noël.                         26.12.86. 349

3. Fête de Saint Etienne. 349

Homélie : Temps de Noël.                         27.12.86. 349

4. Fête de Saint Jean. 349

Règle : 70 : Corriger les autres.                 28.12.86. 350

La présomption ! 350

Homélie : Temps de Noël.                        28.12.86*. 352

5. Fête de la Sainte Famille. 352

Homélie : Temps de Noël.                         29.12.86. 353

6. L’attente de Siméon. 353

Homélie : Temps de Noël.                         30.12.86. 354

7. La convoitise spirituelle. 354

Homélie : Temps de Noël.                         31.12.86. 355

8. Le dernier jour de l’année. 355

Tables des matières de l’année 1986 : 356

 

                                                                                                                                                                                                                       

 

 



[1] Voir le dernier Chapitre à ce sujet le 19.07.85

[2] 2° Apophtegme de Saint Antoine.

[3] Voir le n° 27 le 17.11.1985.

[4] En ce jour, fête de l’Ascension du Seigneur.