Chapitre : Présentation des vœux.                01.01.83

 

Mes frères,

 

Nous sommes entrés en 1983 et comme vous le voyez, l'année nous réserve des surprises. On peut être vite trau­matisé. Mais il ne faut pas qu'il en soit ainsi pour toute notre année 83. Les perspectives sont plutôt sombres, naturellement. La situation économique, sociale, politique partout dans le monde ne pousse pas à l'optimisme. Je ne vais pas analyser cette affaire. Nous avons enten­du ici des conférences à ce sujet. Nous avons les revues. Nous savons que les hommes qui ont la responsabilité de diri­ger le monde sont inquiets.

 

Mais pour ma part, je pense que nous devons faire nôtre la consigne que le Roi nous a donnée. Il nous a demandé d'avoir confiance et de faire confiance. Il faut dire que ça entre dans le tempérament du Roi, cela. C'est un homme très bon qui accorde toujours le préjugé favorable aux personnes qu'il rencontre.

L'histoire et l'évolution de l'humanité, surtout depuis quelques dizaines d'années, entraînent un brassage inimagina­ble de cultures, de races, d'intérêts aussi. Et cela nous oblige, cela oblige les hommes à un perpétuel dépassement. Car l'humanité connaît ainsi au cours de son histoire des situations où tout semble remis en question. Ce sont des moments de crise, ce sont des périodes de mutation.

Et nous autres, nous vivons pour l'instant une de ces périodes. Nous en sommes les acteurs, nous en sommes les té­moins. Il nous est impossible de rester indifférent car nous sommes entraînés, que nous le voulions ou non. Il n'y a rien à faire, nous sommes nous aussi des parcelles de l'humanité. Et ce dépassement doit être l'abandon de tout ce qui est périmé, ce qui est désuet, ce qui est usé et l'accueil de la nouveauté, de l'insolite, du provoquant.

 

Et je vous propose de voir tout cela dans l'optique de l'Année Sainte qui a été décidée par le Pape. Cela signifie que nous devons nous élever au niveau su­périeur de la foi. Dieu est en train de créer l'univers, et ce n'est pas terminé. A chaque instant, à chaque mille milliardième de seconde - comme on définit aujourd'hui certaines recherches - il est en train de créer. Et sur notre petite terre, cette petite portion infinie de l'univers, nous sommes là, nous. Et il désire, il attend, il suscite notre collaboration intelligente, une collabora­tion réfléchie, responsable.

Mais voilà, mes frères, il semble que les choses s'em­brouillent plutôt que de s'arranger. Car l'homme est malade. L'homme est égoïste. C'est un animal et il est pécheur. Et tout cela l'emporte là où, s'il pouvait s'arrêter et faire un retour sur soi, il ne consentirait pas à aller. Mais voilà, malgré tout ce côté noir, nous devons savoir nous qui sommes croyants, et nous qui sommes chrétiens, qu'il existe, qu'il y a dominant l'événement, le portant en dessous et le maîtrisant par le dedans, il y a le Christ qui est le Verbe de Dieu à la fois Créateur, Rédempteur, Divinisateur.

Il y a lui. Et nous sommes, nous, des membres de son corps. Par nous-mêmes nous ne pouvons rien. Mais comme c'est Lui qui vit en nous, nous pouvons absolument réaliser mais tout. Tout nous est possible. Tout nous est ouvert. Rien ne nous est refusé. Il suffit de le laisser agir. Mais il est Dieu. Il est amour. Il est infiniment respec­tueux. Il ne veut pas nous forcer, nous violenter. Il nous demande simplement d'accueillir sa force en nous. Et à l'en­droit où nous sommes, dans notre tout petit secteur et notre toute petite communauté, être ce que nous devons être c'est à dire des apparitions de sa Personne, de son Amour, de son agir.

 

Vous voyez, il faut toujours en revenir à cette obéis­sance, obéissance qui encore une fois n'est pas dégradante ni avilissante, mais est insertion de plus en plus profonde sur la Personne du Christ qui alors peut agir en nous. L'obéissance nous donne là toute puissance. Elle nous permet de réaliser des choses merveilleuses et d'opérer des miracles.

1983 sera aussi, est plutôt dans le cadre de l'Année Sainte, Jubilaire de la Rédemption. Cela ne veut pas dire qu'il faut opérer une rétrospective doloriste et déprimante en imaginant toutes les douleurs du Christ-Rédemption. Non, ce n'est pas cela! C'est confiance dans la puissance infinie de la Croix. Cela veut dire que la faiblesse de Dieu, la faiblesse apparente de Dieu, elle est plus forte que toutes nos tentatives gigantesques à nous.

C'est cela la Croix ! C'est la manifestation de la puissance de Dieu dans un abîme de faiblesse et d'humaine impuissance. Il faut donc savoir que le monde sera sauvé et qu'il arrivera à maturité grâce à folie de l'amour...et pas autre­ment...Ce n'est pas possible ! Dieu a tant aimé le monde qu'il a donné son Fils. Et puisque Dieu nous a ainsi aimé à ce point, nous devons nous aimer pareillement.

 

Et c'est pour cela que nous devons le laisser vivre en nous, que nous devons lui permettre de prendre possession de notre être pour que nous puissions aimer comme lui, pour que lui puisse aimer à travers nous. Car, c'est cette folie de l'amour qui seule permettra au monde d'assumer correctement la mutation qu'il subit maintenant pour partir vers un avenir qui sera meilleur, vers un avenir qui sera encore plus beau.

Mes frères, je souhaite donc, c'est mon souhait de bonne année 83, que grandisse en vous une confiance indéfec­tible en ce Dieu qui est amour, et en notre Christ qui est apparition de l'amour. Et que cette confiance anime votre vie pour une donation plus fervente de vous-mêmes, une donation qui se lise sur votre visage, dans votre sourire. Il est pour moi quelque chose d'incompatible : c'est d' avoir un visage renfrogné lorsqu'on s'est de tout son être donné à Celui qui est l'Amour.

Il faut donc que notre bonheur, notre joie se lise sur nous. Elle doit se lire sur notre figure...et dans notre fi­gure, voir briller nos yeux et sourirent nos lèvres. C'est cela, mes frères ! C'est cela que je vous demande d'apprendre à faire parce que ce n'est pas quelque chose de spontané. Car, comme je l'ai dit tantôt, nous sommes des êtres malades, nous sommes blessés. Il y a notre égoïsme qui est là. Il y a toujours cette tendan­ce maladive à se crisper sur soi-même au lieu de s'ouvrir à cet amour.

 

Eh bien, je vous demande de pratiquer cet apostolat du sourire : sourire des yeux, sourire de tout le visage, souri­re des lèvres. Et alors, cette confiance, elle deviendra contagieuse. Contagieuse, car elle sera comme le surplus, comme le débor­dement de la vie divine qui prend possession de notre être.

Voilà, mes frères, mes vœux ! Mais nous ne devons pas maintenant nous laisser désorienter par l'accident survenu au Père Albert, et dire ou penser : Mais tout ce que vous racontez-là, oui, c'est bien, c'est sujet d'homélies, mais dans la vie pratique ça ne ressemble à rien ! Non, mes frères, je vous assure que ça ressemble à quelque chose. Car là est la vérité. Et si le Père Albert pouvait maintenant nous apparaître, il aurait beaucoup de choses à nous dire. Et je pense que vous pouvez l'entendre s'exprimer par ma bouche car il vous dirait ce que je vous dit maintenant, que il n'y a rien qui compte dans la vie que l'amour qu'on y met, que l'amour que l'on rayonne, et l'amour que l'on donne. Et c'est cet amour qui transforme et les hommes, et les choses aussi car il répand partout une clarté, une lumière qui n'est pas d'hommes, mais qui est de Dieu.

Voilà, mes frères, je le répète, mon souhait pour cette année. Et je vous remercie de bien vouloir en tenir compte. J'aurais soin de temps à autre de vous le rappeler quand ce ne serait qu'au moment d'une récollection ou d'une retraite maintenant trimestrielle. Et prions ensemble notre Père Albert. Et que nos voeux l'atteignent lui aussi. Et que bientôt il ait la joie immense de contempler sans voile le visage de notre Christ.

 

Homélie : Sainte Marie Mère de Dieu.          01.01.83*

      Marie a donné à Dieu son visage.

 

Mes frères,

 

Le Seigneur, par la bouche de Moïse son Prophète, nous rappelle que la bénédiction, c'est à dire la somme de tout bonheur et de toute plénitude coule comme une source du visage de Dieu. Concrètement cela signifie pour nous, du visage du Christ ressuscité et transfiguré, ce visage de lumière qui se tient au centre de l'univers, visage par lequel tout vit, tout existe.

 

Mes frères, retenez bien ce que je vais vous dire ! Ne l'oubliez jamais ! Car c'est un sujet de fierté et d'espé­rance pour chacun d'entre nous : c'est Marie de Nazareth, c'est Marie la Vierge Mère qui a donné à Dieu son visage. Comprenons bien ce que ça signifie !

Le visage de Dieu, ce n'est pas une locution symbolique. C'est une réalité charnelle. Dieu a reçu son visage d'une femme. Dieu a voulu que la bénédiction qui est lumière, qui est beauté, qui est vie, nous vienne par une femme, que tout dépende de cette femme. Voilà ce qui est inclus dans ces simples mots que nous adresse Saint Paul : né d'une femme.

Oh, Marie savait qu'elle était la Mère de Dieu. Elle n'a pas dû attendre le Concile d'Ephèse pour l'apprendre. Elle savait que l'enfant qu'elle portait dans ses bras était Dieu. Elle n'a pas dû attendre le Concile de Nicée pour l'apprendre. Et lorsqu'elle regardait le visage de son enfant, elle contemplait le visage de Dieu et elle sentait rayonner sur elle, a partir de ce visage, la bénédiction promise à ses pères. Et dans le visage de son Dieu, elle reconnaissait ses traits à elle. Et dans son coeur dansait la joie. Elle retournait toutes ces choses dans son coeur. Et pour elle tout s'or­donnait, tout prenait un sens.

 

Mes frères, visage de Dieu, visage du Christ, visage de Marie. On passe de l'un à l'autre sans heurt. Car de l'un à l'autre c'est le même visage. Et de ce visage nous surprenons des éclairs sur le visage de chacun des hommes.

Mes frères, retenons ceci : Marie a donné à Dieu son visage. C'est la perle que je vous offre en ce premier Janvier. Et je vous demande de la porter fièrement tout au long de cette année.

                                                                                                 Amen.

 

Exhortation : Fête de l’Epiphanie.                02.01.83

      Engagement de frère Benoît.

 

Mon Frère Benoît,

 

Lorsque je vous regardais vous préparant à votre dona­tion de ce matin, je voyais revivre et s'animer sous mes yeux le petit Samuel, reçu de Dieu et cédé à Dieu pour tou­jours. Samuel, le premier et le plus grand des Oblats connus. Je vous le propose comme exemple, et je vous le donne comme Patron.

La vertu fondamentale de Samuel, celle qui est et qui sera de plus en plus la vôtre, ce fut sans conteste la fidé­lité. Samuel était un homme sur lequel Dieu pouvait compter. Et ceux qui venaient à lui pouvait s'appuyer en toute sécu­rité sur sa probité et sa rectitude.

Il avait choisi d'habiter la maison de Dieu. Et là, il servait humblement et magnifiquement. Il n'avait jamais rien détourné à son profit. Et il est retourné à Dieu comme il en était venu : nu et pauvre.

 

Vous allez vous aussi vous donner à Dieu. Vous allez lui offrir votre coeur, votre intelligence, vos bras. Et ce geste, vous le posez, vous avez choisi de le poser le jour de l'Epiphanie. C'est, me semble-t-il un message et un programme que Dieu a mis en réserve pour vous. Dieu est apparu aux hommes dans sa Lumière, dans sa beauté, mais aussi dans sa petites­se et son humilité. Il s'est dévoilé sous son véritable vi­sage - celui dont j'ai parlé hier - le visage qui lui avait été donne par sa mère.

Et de suite, de partout, des hommes sont venus lui ap­portant le meilleur d'eux-mêmes, l'or de leur amour, l'encens de leur louange, la myrrhe de leur reconnaissance. Et vous aussi maintenant, jour après jour, jusqu'à votre dernier jour, vous aimerez par dessus tout Dieu et vos frères. Vous ne parlerez d'eux jamais qu'en bien. Et vous les remer­cierez pour la communion qu'ils vous offrent.

Nous tous, qui sommes ici réunis, nous vous accueillons avec joie, mon frère Benoît. Et vous-même, êtes-vous disposé à répondre à la confiance que nous plaçons en vous ?

 

Veillée pour le Père Albert van Iterson.         03.01.83

 

Mes frères,

 

Il est toujours impressionnant de se trouver en pré­sence de la dépouille mortelle d'un frère. Mais c'est bien plus vrai encore lorsqu'on a vu la main de Dieu enchaîner les circonstances de son enlèvement, de son rapt comme les actes d'un drame débouchant soudain Sur un dénouement im­prévu.

S'il est un homme qui aimait Saint-Rémy, sa terre, ses pierres, ses bois, c'était bien le Père Albert. Or, voici que Dieu l'envoie en exil, au loin, à l'étranger, dans une chambre impersonnelle de clinique. Et là, il vient l'enlever.

Le Père Albert avait un désir qui revenait ces der­niers temps sans cesse à ses lèvres : être parmi ses frè­res, sentir la bienfaisante chaleur de leur affection. Or, voici que Dieu le bannit dans le froid esseule­ment de l'anonymat. Et là, il vient le chercher.

 

Mes frères, il fallait que le Père Albert endura cet ultime dépouillement avant d'entrer dans son repos. Dieu connaît ce qui est le meilleur pour nous et il réussit à faire parcourir en quelques jours des distances spirituel­les énormes. Il convenait que fut ainsi couronnée une vie toute entière donnée à Dieu et à ses frères.

Le Père Albert par son travail, en collaboration tou­jours étroite et confiante avec ses supérieurs - et là des­sus je veux insister, car ce fut une des conditions, une des causes du succès de ses démarches - le Père Albert par son travail a imprimé une note spécifique sur le visage de notre communauté. Il lui a - si j'ose dire - donné un cer­tain style de vie.

Il y a d'abord, et de cela près de 30 ans, la Brasse­rie. Il a dû organiser et maintenir le réseau de vente de notre bière. Ce ne fut pas sans difficultés, sans mal, sans efforts persévérants. Il l'a fait avec doigté, avec fermeté, mais en demeu­rant toujours dans la ligne définie par la communauté elle­-même qui était celle de l'autolimitation dans la production : ce qu'il nous faut pour vivre, pour faire le bien autour de nous, mais pas davantage quelque soit les pressions exercées sur la communauté.

 

Il y a aussi ces dernières années la défense du nom Trappiste. Le Père Albert tenait très fort à la pureté, à l'intégrité de ce nom. Il ne pouvait supporter que des chevaliers d'industrie l'utilisent. Il a lutté en collabo­ration avec d'autres Abbayes et il a remporté la victoire. Tellement que aujourd'hui des comités analogues se constituent, au Canada entre autre, et que le Chapitre Général lui-même a été saisi de la chose et qu'il inter­vient au niveau de l'Ordre tout entier.

Il y a eu également la protection de notre environne­ment, de notre solitude. Et là, ce ne fut pas facile. La réserve naturelle Abbaye Saint-Rémy--Léon Lhoist pour pré­server notre colline. Il y a eu les carrières et les bois. Il y a eu cette autoroute, cette bretelle d'autoroute qui devait passer à 80 m d'ici et qu'il a réussi à reporter loin, au delà de la forêt de Saint Remy. Ces derniers mois presque, la question de la source Tridaine dont dépend pour une bonne part la survie de notre communauté. Que ne s'est-il pas battu ?

 

Mes frères, le Père Albert a été entraîné à des acti­vités qui n'étaient pas strictement monastiques. Il y a eu le Cercle Culturel et Historique de Rochefort qu'il a animé pendant plus de 25 ans, la Commission Royale des Monuments et Sites. Il était fréquemment sollicité. Mais les contacts qu'il a eu à cette occasion avec des personnes introduites dans les milieux officiels, lui ont permis, lui ont mis en main la possibilité d'agir lorsqu'il fallait intervenir pour les intérêts de l'Abbaye.

Il avait de ce côté-là des alliés qui se tenaient à ses côtés et qui savaient comment réaliser efficacement au niveau adminis­tratif Provincial et même National ce qui était nécessaire pour préserver notre communauté, sa solitude.

 

Mes frères, le père Albert a été hôtelier pendant de nombreuses années. Et nous savons tous qu'il s'est attaché à entretenir dans l'hôtellerie une atmosphère de recueille­ment, de silence, de prière. Lorsqu'il recevait un hôte quel qu'il fut, la première chose qu'il faisait avant de le conduire dans sa chambre, il l'amenait ici à l'église pour quelques instants de priè­re. Et seulement après, il le conduisait là où l'hôte allait séjourner pendant quelques jours, ici, au milieu de notre communauté. Le Père Albert non plus ne s'imaginait pas pouvoir tout faire à l'hôtellerie. Il avait le tact et la discré­tion de confier, des jeunes surtout, à des plus jeunes ici en communauté, qui les prenaient en charge.

Mes frères, je pense que le Père Albert a laissé auprès des hôtes qui fréquentaient notre Abbaye un souvenir que j'ose appeler reconnaissant, car il leur a apporté beaucoup. Combien de fois, après l'Office de Complies, ne devait-­il pas rester là pour entendre les confidences d'hommes qui souffraient, qui avaient des tas de problèmes. Certains étaient désespérés...Et il les écoutait. Et il leur ré­pondait.

 

Oui, mes frères, il a assumé ses différentes missions avec coeur, dans un esprit de foi. Il n'a jamais demandé à en être déchargé. Non pas qu'il y fut attaché, mais il y mettait tellement du sien que cela faisait partie de son aura si je puis m'exprimer ainsi, de ce qui à l'extérieur de lui-même constituait son être.

Mes frères, le Père Albert nourrissait dernièrement un grand projet. Il désirait écrire l'histoire de notre Abbaye. Il a réuni, il réunissait des documents depuis une quarantaine d'années avec une patience de fourmi. Et prati­quement, toutes les choses étaient prêtes, étaient achevées. Il avait même commencé la rédaction de certaines parties qu'il avait déjà données à corriger. Et je l’encourageais très fort.

Lorsque son état de santé a commencé à se dégrader ces derniers mois, qu'il a dû renoncer d'abord à la Brasserie, puis qu'il a dû céder l'hôtellerie, qu'il devait restreindre ou même annuler ses obligations à l'extérieur du monastère, je lui disais et je n'étais pas le seul : Père Albert, consacrez maintenant toute votre énergie à la rédaction de cette histoire de l'Abbaye, car vous êtes le seul à pouvoir le faire. Et il voulait que ce fut, non une nomenclature sèche, non, mais un ouvrage dans lequel on aurait senti la spiri­tualité monastique et cistercienne, et l'esprit propre à Saint-Rémy.

 

Car ici il y a - et nous le sentons nous-mêmes parce que nous en vivons, mais même ceux qui viennent de l'exté­rieur le perçoivent comme intuitivement - il y a une tradi­tion. Il n'y a pas eu de rupture. Et une tradition qui évolue naturellement mais sans cassure. Et ceci explique en bonne partie le calme, la tranquillité, la paix de notre communauté.

Eh bien, Dieu en a disposé autrement. Et ça, mes frè­res, comme je le disais lorsque nous avons accueilli la dépouille du Père Albert, nous devons adorer et admirer les vouloirs déroutants, mystérieux, absolument autres de notre Dieu. Il a confié au Père Albert une autre mission. Il lui demande d'écrire un livre purement spirituel, et sur les tablettes de notre coeur. Et là, mes frères, nous devons travailler avec lui. Il faut que nous devenions ouverts.

Là où le Père Albert se trouve maintenant dans la Lu­mière de Dieu - même s'il doit encore subir des purifica­tions...c'est le lot de chacun d'entre nous soit ici, soit après - même s'il doit subir des purifications, il voit déjà cette Lumière. Il connaît maintenant exactement le projet de Dieu sur notre communauté, sur chacun d'entre nous. Et son plus vif désir comme il nous aime tellement, c'est que ce projet se réalise. Et il fera l'impossible pour qu'il en soit ainsi. Son agir, maintenant, est beau­coup plus efficace que lorsqu'il était parmi nous.

 

Nous allons donc, mes frères, lui donner ce plaisir de collaborer avec lui. Lorsque nous sommes attentifs à la présence de Dieu, lorsque le regard de notre foi, de notre corps spirituel, de notre coeur pur s'attache à cet­te Lumière de Dieu, à ce moment-là nous sommes en contact immédiat, existentiel, presque physique avec le Père Albert. N'allons donc pas nous imaginer, mes frères, que c'en est fini. Non, ça change, c'est un autre registre. C'est le registre de la vie contemplative à l'état pur. C'est pourquoi, mes frères, je vous propose de rester en commu­nion étroite avec lui...mais non seulement avec lui, mais avec tous ceux qui nous ont précédés ici.

C'est ce qu'il y a de plus beau dans une vie comme la nôtre, c'est que le convivium, le fait d'être ensemble ne se borne pas à quelques années, même si c'est des dizaines d'années ici. Non, il est éternel. Une communion s'est créée que rien ne pourra briser. Et c'est ainsi que nous pouvons déjà goûter un avant­ goût - c'est une tautologie presque - une libation anticipée de ce qu'on appelle la vie éternelle.

Voilà mes frères, ça ne nous empêchera pas de prier pour notre Père Albert. Mon intention n'est pas de le canoniser. Il ne faut canoniser personne. Nous avons besoin de prières, lui en a encore besoin maintenant. Mais n'oublions pas que ce n'est pas à sens unique. Nous prions pour lui, et lui de son côté, là où il est, prie pour nous. Et cette rencontre de nos prières nous soude davantage les uns aux autres. Le corps que constitue notre monastère se construit, se développe dans un amour qui n'aura jamais de fin.

 

Homélie aux funérailles du Père Albert.          04.01.83

 

Mes frères,

 

Il me semble entendre la voix de Dieu et la voix de Père Albert entremêlées mais non confondues nous  lançant ­un appel, presque un chant, pour nous exhorter à l'allégresse, pour nous recommander la vigilance. Et ces voix nous disent que les projets de Dieu sont grandioses, à la mesure de sa toute puissance et de son amour sans borne.

Ses projets, Dieu les laisse tomber sur nous pour qu'ils s'emparent de nous, pour qu'ils disloquent nos plans trop étriqués et qu'ils nous ouvrent à des capacités nouvelles, immenses, divines. Père Albert, auprès du Christ ressuscité, est entré en possession de la plénitude de ses moyens et de ses res­sources.

Il ne m'est pas possible de parler de lui au passé comme s'il était disparu, absent. Non, le Père Albert est ici, présent parmi nous. Non pas dans son corps charnel, certes, mais dans son corps spirituel. Et il participe à notre Eucharistie. Et c'est lui, soyez-en sûrs, qui me glisse dans l'oreille les paroles que je vous adresse.

 

Père Albert aime à présent Saint-Rémy, chacun de ses frères, chacun de ses amis, d'un amour qui a atteint une dimension nouvelle, qui a reçu un tonus nouveau, cette nou­veauté de l'Esprit qui est manifestation de la vérité to­tale et présence active de l'éternité.

Père Albert a été emmené par Dieu au soir du dernier jour de l'année. J'y vois, mes frères, un signe prophéti­que auquel je vous demande d'être attentif. Dieu veut nous signifier par là que Père Albert avait terminé avec honneur sa mission ici-bas, qu'il était par­venu à sa maturité spirituelle, humaine même et qu'il était temps pour Dieu de venir le cueillir comme un fruit.

Et c'est vrai! Dieu l'a détaché de cette terre en un instant et tous nos efforts pour le retenir parmi nous se sont avérés vains. Au soir du dernier jour de l'année, Dieu apposait ainsi sur la vie de père Albert le sceau de l'authenticité et de la paix.

Au cours de cette soirée, la dernière, pendant la der­nière heure, Père Albert recouvrait une âme d'enfant. Les paroles qui sortaient de sa bouche n'étaient plus que pa­roles de sérénité, de reconnaissance, d'abandon. Et celui qui les entendait et qui les recueillait, sentait que déjà le Père Albert entrait dans le Royaume de Dieu.

Mes frères, maintenant Père Albert voit, il sait et il comprend. Les dernières purifications opèrent en lui. Il nous convie à partager son bonheur. Il nous en fait don. Et il nous recommande la vigilance, l'éveil à l'amour qui nous presse de toute part et qui maintenant s'empare de lui.

Puisse, mes frères, cette eucharistie nous unir à lui dans l'action de grâce et une communion qui est déjà prémices de vie éternelle.

                                                                                                               Amen.

 

Chapitre : Quelques détails encore.             04.01.83*

 

Mes frères,

 

Quelques détails encore au sujet de la fin du Père Albert. J'y ai fait une brève allusion dans l'homélie ce matin. Je n'ai pas pu vous raconter cela le jour de l'an parce que je l'ignorais à ce moment-là. J'ai vu le frère Paul-Michel après l'Office de Nuit, pas tellement long­temps. Mais il m'a raconté d'autres choses par après et ça va certainement vous intéresser tous.

 

Donc, le frère Paul-Michel est arrivé pour prendre en charge le Père Albert, et le ramener ici. Mais on avait fait des examens du coeur et des poumons et il fallait attendre les résultats. Et on attendait dans la chambre. Le Père Albert était là. Par après, lorsque on a connu les résultats, le Père Albert a eu cette syncope qui a été plus sérieuse alors. Mais enfin, il se trouvait avec le frère Paul-Michel. Il était assis dans son fauteuil et il parlait.

Vous savez, on dit souvent qu'au moment de mourir ­- je n'ai pas fait l'expérience, mais enfin, ceux qui en sont revenus disent que c'est ainsi - en un instant, on a comme le panorama de toute sa vie. Or le Père Albert - vous le voyez maintenant assis dans son fauteuil et le frère Paul-Michel assis devant lui sur une chaise - le Père Albert a raconté toute son his­toire, toute.

Depuis son enfance, il a tout repris. Et il parlait calmement, posément, en articulant bien. Ces der­niers temps, il éprouvait de grandes difficultés d'élocu­tion. Mais tout ça était disparu. Il parlait. Et il racontait son enfance, sa jeunesse, ses études, sa fréquentation de l'Abbaye, son entrée ici, son Noviciat, tout, tout, tout, tout, tout, tout jusqu'au jour où on était arrivé. Or, dans toutes ses paroles il n'y avait que de la gentillesse, il n'y avait que de la reconnaissance. Il y avait un mot agréable au sujet de chacun des confrères et une immense paix. Et ça à durer comme ça pendant des heures...enfin, tout de même un certain temps.

 

Et le Père Albert n'était pas énervé, il n'était pas fatigué, il était toujours bien maître de lui. Et le frère Paul-Michel se disait, sentait qu'il devait rester là pour écouter, qu'il n'avait pas le droit de partir, qu'il se passait quelque chose. Il aurait très bien pu, vous savez, c'en était fini, il aurait très bien pu revenir. Non, il attendait. Et il voyait, il admirait même la transformation qui s'était opérée et qui s'achevait chez le Père Albert.

Le Père Albert, aussi, a parlé de sa mort. Il a dit : Voilà, si je viens à disparaître, que vont devenir toutes les archives que j'ai patiemment rassemblées depuis une quarantaine d'années, et qui sont là dans mon bureau et ses annexes ? Eh bien, dit-il, dans la communauté il n'y a personne pour reprendre ma tâche. Il faudra, dit-il, les donner aux Archives Générales du Royaume. Donc, voilà une disposition testamentaire orale. Donc j'ai déjà prévenu le Père Roland. Il devra trier. Ce qui regarde Saint-Rémy, le monastère proprement dit, ça, ça de­vra rester ici, c'est le bien de l'Abbaye, de la communauté. Ce qui est étranger à la communauté, on le rassemblera et on en fera don de la part du Père Albert aux Archives du Royaume. Voyez jusqu'où cela allait ! Et il disait cela avec une grande liberté d'esprit et un grand abandon.

 

Mais ce qui a le plus frappé le frère Paul-Michel, c'était les propos gentils du Père Albert sur toutes les personnes dont il parlait, mais en particulier sur les frères de la communauté, et sa reconnaissance qu'il expri­mait...Il les passait en revue. Naturellement, sur le moment même, le frère Paul-Michel écoutait, dans l'étonnement presque, dans l'admiration, mais il ne prévoyait pas ce qui allait se passer après.

Et ce n'est que post-factum, après l'accident qu'il s'est remémoré tout cela et qu'il en a vu le sens. C'est com­me je l'ai dit ce matin - le frère Paul-Michel ne me l'a pas dit, mais je l'ai très bien compris - c'est qu'à ce mo­ment-là, le Père Albert avait recouvré une âme d'enfant, sans malice, sans rien.

Et je l'ai dit hier à l'église, hier soir, Dieu sait faire parcourir en quelques jours, parfois en quelques heu­res des distances spirituelles énormes. Et c'est ce qui est arrivé chez le Père Albert. C'était un autre moine. C'était un autre frère. Tout ce qui chez lui était rude, était agressif, était carré, tout cela avait disparu. C'était fondu...

 

Et c'est pourquoi il était vraiment certain - je le vois maintenant. Je l'ai dit, je l'ai dit encore à l'homé­lie - que le Père Albert devait mourir maintenant. Dieu l'avait amené à ce point-là, et le Père Albert ne pouvait pas vivre dans l'état où il était. C'était fini ! Il avait reçu son laissez-passer, son visa. Il avait réussi son exa­men, son épreuve pour allez chez Dieu.

Cela ne veut pas dire, maintenant, qu'il était au 3° Ciel, etc...Non, cette purification qui a commencé là, qui avait déjà produit de si beaux résultats, elle doit encore se poursuivre, c'est certain ! Mais ça n'a pas tellement d'importance, il est déjà dans la Lumière. Il est dans la Lumière. Et la purification qui s'achè­ve maintenant, elle n'est pas pénible. C'est déjà une purification de bonheur, de joie, d'épanouissement....ça conti­nue. Ce qui a été commencé là dans cette chambre de clinique, ça s'achève, cela va s'achever, cela va se parfaire.

 

Et un détail encore. Le frère Paul-Michel m'avait ex­pliqué cela en gros. Mais maintenant il me l'a vraiment décrit. Je lui ai demandé : mais faites-le. Et il l'a fait devant moi.

Lorsqu'il a trouvé le Père Albert, qu'il est entré pensant que le Père Albert s'était déshabillé pour se met­tre au lit, il l'a trouvé non pas couché à plat ventre sur le lit, mais à genoux. A genoux au bord du lit avec les mains jointes et la tête dans ou sur les mains.

Vous voyez: quelqu'un qui se mettrait, avant de se mettre au lit, qui se mettrait à genoux au bord de son lit, puis qui mettrait les mains jointes sur le bord du lit et qui mettrait sa tête sur les mains. Le Père Albert était ainsi. Il est mort ainsi. Cela ne veut pas dire qu'il s'est mis comme ça avant de mourir. Mais il est mort dans cette posture là.

Il est donc arrivé au bord du lit et là, il eu cet arrêt du coeur. Son corps s'est affaissé sur les genoux et tout son corps a pris la posture de la prière au bord du lit.C'est vraiment remarquable ! C'est le fruit du hasard, dirait-on ? Mais il y a là aussi un signe prophétique. C'était vraiment le geste de l'abandon, de la prière, de la remise de soi, de la remise de soi à Dieu. C'est ainsi qu'il est mort.

 

Eh bien voilà, mes frères, je pense que nous devons être content. J'ai employé ce matin dans l'homélie le mot d'allégresse. Et je pense que oui, je pense que oui on doit être content. Ce n'est pas de la joie, mais c'est de l'allégresse. C'est à dire c'est cette danse - c'est ça allégresse - qui est à l'intérieur de notre coeur et qui nous fait rendre grâce à Dieu pour ce que le Père Albert a dû subir ces der­niers mois, surtout ces derniers jours. Et le travail que Dieu a su réaliser en lui en quel­ques jours depuis la Noël, ce qu'il a réalisé dans les der­nières heures du dernier jour de l'année pour le conduire à un sommet, car c'en est un !

Eh bien voilà, mes frères ! On pourrait me dire : Oui, mais le Père Albert avait aussi des défauts fameux. Et ça, vous n'en parlez pas ! Cela ne vaut pas la peine d'en parler parce que d'abord on les connaît. Mais ensuite, ensuite tout ça s'est volati­lisé dans, je dirais, ce feu d'artifice des dernières heures. C'est parti. Cela a servi d'écorce. C'est une écorce ou une croûte, une croûte qui d'un coup s'est détachée, qui est tombée et qui a laissé apparaître ce qui avait en dessous. Il y avait là une âme d'enfant. Et cette âme d'enfant, elle s'est épanouie en quelques heures.

Mais voilà, mes frères, je pense que nous pouvons rendre grâce à Dieu parce que vraiment c'en est une pour le Père Albert, pour toute la communauté. Et personne ne s'y attendait. Les parents sont partis très contents. Je dirais presque qu'ils étaient heureux. Sa soeur me disait, sa soeur jumelle qui parle très bien le français, elle me disait : Oui, cela fait de la peine, c'est certain. Je le sens très fort car je suis sa jumelle. Je sentais même à distance quand ça n'allait pas. Je le sentais. Je sentais depuis quelques temps qu'il lui arrivait quelque chose et alors, j'en pleurais. Mais maintenant, il y a encore de la peine, mais il y a du bonheur. Ils sont partis, ils sont tous partis, le frère Paul peut le dire, vraiment pacifié. Et je peux le dire : heureux. Et c'est là aussi une grâce que le Père Albert leur a faite.

 

Voilà, mes frères, maintenant nous irons réciter notre Office de Complies. Et nous n'oublierons pas le Père Albert ni naturellement les autres qui nous ont précédés ici et que nous avons connus. Et sachons que la communauté de Saint-Rémy n'est pas seulement le groupe que nous formons maintenant, mais aussi ceux qui nous ont précédés ici et qui à la mode de rien, nous aident, nous protègent, nous guident.

 

Chapitre : Lettre du Père Abbé général.         05.01.83

      1. Présentation.

 

Mes frères,

 

A l'occasion de la Noël, le Père Abbé Général [1] a mis au point une lettre qu'il adresse à l'Ordre entier, c'est à dire en fait à chacun d'entre nous. Les messages de l'Abbé Général, nous devons toujours les accueillir avec empressement et reconnaissance car ils constituent eux-mêmes un événement. Pourquoi ? Mais parce qu'ils sont lourds d'informations et de grâces. Ils sont toujours actuels. Ils sont précieux et riches. Ils demandent à être étudiés avec intelligence et avec coeur, avec foi et avec amour.

Vous avez reçu chacun un exemplaire de cette lettre. Peut-être l'avez-vous déjà parcourue ? Vous aurez remarqué qu'elle est assez technique. Nous allons la lire ensemble, la commenter, et je serais très heureux de recevoir vos impressions, de recueillir vos réflexions. Car c'est ensem­ble que nous devons essayer de pénétrer dans l'actualité de l'Ordre et de l'Eglise. Nous vivons une période très difficile. Je ne vais pas encore le répéter.

Et c'est pour nous une chance car nous allons être les artisans d'une mutation, d'une évolu­tion qui doit nous conduire vers une plus grande richesse de vie, non seulement nous, mais ceux qui vivent autour de nous et ceux qui viendront après nous. Il nous est impossible dans les circonstances actuel­les de subsister en égoïstes. Nous sommes responsables de demain. Les changements sont tellement rapides, ils se suc­cèdent avec une telle précipitation aujourd'hui que nous devons sans cesse nous adapter a eux.

 

Cela exige de nous une grande jeunesse de coeur. Il ne nous est pas permis de vieillir spirituellement. Nous devons mûrir, mais nous ne devons pas vieillir et nous scléroser, et nous durcir. Nous devons toujours rester perméable à tout ce qui peut nous donner le sentiment que la mort est quelque chose qui ne nous concerne pas. Je ne parle pas de la mort biologique mais de cet état qui fait que on n'a plus rien à apprendre, on n'a plus rien à creuser, on n'a plus rien à chercher... Non, comme si on était rempli, fini...

Cette disposition est déjà, elle aussi, un avant-goût de la vie éternelle qui, elle, est surprise, elle est sur­prise continuelle. C'est la nouveauté de chaque instant. Et quand je dis nouveauté, ça n'y était pas l’instant d'avant. C'est chaque fois l'émerveillement et l’admiration. J'ai expliqué cela il y a quelques jours ou quelques semai­nes, je ne sais plus bien.

Eh bien, la lettre de l'Abbé Général, c'est un événe­ment de ce genre. Elle nous interpelle. Elle demande pour nous une rectification, une conversion. Car, quelque soit le degré de perfection spirituelle qu'on ait atteint, il y a toujours en nous quelque chose qui peut être amélioré, qui peut être revigore...ça fait aussi partie de la Vie Eternelle.

 

Et je pense bien que c'est une des raisons pour les­quelles Dieu est ce qu'il est. C'est que Dieu est lui-même en état de continuelle conversion. Sinon, il ne serait plus Dieu. Mais attention ! Il ne s’agit pas ici d'une conversion du mal au bien, mais d'un changement à l'intérieur de lui-­même, à l'intérieur de ce qu'il est, comme si Dieu devait grandir.

Non, il ne doit pas grandir. Mais voilà, il est Dieu. Et lorsque nous entrons dans sa vie de façon consciente, à ce moment-là, ça se passe chez nous aussi. Et c'est ce qui, je le répète, crée pour nous cette perpétuelle jeunesse du coeur qui est remarquable chez les saints.

Or le Père Abbé Général, de par sa position qui est unique, se trouve au confluent de trois sources qui lui apportent les éléments lui permettant de faire le point de la route que suit l'Ordre, le point par rapport au plan de Dieu, par rapport à la situation concrète de l'humanité. Et ces trois sources d'informations et de grâces ­- j'ai déjà employé les termes tantôt - sont Dieu d'abord, puis l'Eglise et enfin l'Ordre lui-même.

 

Voyons d'abord Dieu ! Il a suscité l'Ordre à la fin du 11° Siècle, début du 12° pour qu'il y ait à l'intérieur de l'Europe à ce moment-là des foyers brûlants de vie con­templative. Maintenant, ça c'est étendu au monde entier. C'est la situation d'aujourd'hui. Et Dieu continue d'éveiller des hommes et des femmes à cet idéal de vie contemplative. C'est-à-dire : être heureux uniquement lorsqu'on peut aimer Dieu, lorsqu'on peut faire sa volonté, lorsqu'on peut le voir et finalement s'unir à Lui dans l'amour, une sorte de mariage spirituel qui fait que on n'est plus jamais seul. Et on commence à procréer surnaturellement. C'est cela la vie contemplative !

Il n'est pas nécessaire pour réaliser cet idéal de courir les rues. Non ! C'est plutôt le contraire. Dieu attire les hommes dans le désert, dans la solitude et là, il les travaille, il les transfigure, il s'unit à eux. Et à cet endroit-là, il y a un feu, un brasier constitué par Dieu, constitué par l'homme, un brasier qui est l'élément central de la divinité, c'est à dire l'amour. Le père Abbé Général a insisté dans sa lettre de 1980 sur cet aspect contemplatif de notre vie. Et il a regretté que dans certaines communautés ce caractère essentiel de la vie cistercienne était négligé ou même abandonné. Ce qui est très grave.

Et on le sait, l'expérience montre que les communau­tés qui en sont arrivées là, elles sont plongées dans des difficultés inextricables à n'en pas sortir. Ce qui est certain. Puisqu'elles vivent à côté de ce que Dieu désire d'elles, elles n'ont plus de raison d'être. Pour l'une ou l'autre, il se pose même la question de savoir si elle doivent encore faire partie de l'Ordre ou non. Voilà donc ce que Dieu désire faire !

 

Or dans une com­munauté, maintenant, l'Abbé est la conscience que la commu­nauté prend d'elle-même parce que l'Abbé est l'oreille qui écoute ce que l'Esprit dit à la communauté. Et alors, il devient la bouche qui transmet aux frères les vouloir de Dieu, qui élucide devant le regard des frères le plan de Dieu sur la communauté.

Donc, l'Abbé doit être un homme qui n'existe pas pour lui-même. Il existe pour Dieu, il existe pour les frères. Il est d'autant plus Abbé qu'il fait un avec les frères, qu'il ne se distingue pas d'eux. Plus il est enfoui en eux et mieux il est Abbé. Et en même temps, il doit faire un avec Dieu, sa volonté doit se perdre dans celle de Dieu.

Eh bien, l'Abbé Général, il est ça pour l'Ordre entier. Il y a beaucoup d'Abbés dans un Ordre, beaucoup d'Abbesses, mais il n'y a qu'un seul Abbé Général, comme dans un diocè­se il n' y a qu'un seul Evêque et dans une Eglise qu'il n' y a qu'un seul Pape ou qu'un Patriarche au sommet. Eh bien pour notre Ordre, il n'y a qu'un Abbé Général et sa mission est unique, et personne ne peut la remplir à sa place. Il faut donc que l'Abbé Général soit un homme d'oraison, un homme de réflexion, un homme de sérieux, un homme de discernement. Et aussi un homme d'ouverture et d'audace créatrice.

 

Je me suis trouvé à côté de l'Abbé Général pendant le Chapitre de 1980. Je l'ai observé. Il était assis en face de moi. Je ne l'ai pas espionné, je ne l'ai pas épié, mais enfin il ne pouvait m'échapper. Je l'ai vu aussi comme ça pendant tout un mois. On le croise, on échange quelques mots. Et je pense qu'il est cela ! Combien de fois ne l'ai­-je pas vu à la chapelle ? Un homme très pondéré !

Il va nous rendre visite sauf accident dans le courant du mois de mars. C'est un Anglais. Il a donc un extérieur assez froid, comme les Anglais. Mais en dessous de cette écorce, il a un coeur très sensible. Et ça, je l'ai remar­qué. Rien que par exemple à sa façon de répondre à une let­tre qu'on lui adresse.

Je lui ai adressé les voeux de la communauté pour la Noël. Sa réponse n'est pas encore arrivée. Mais je sais bien qu'il y aura toujours là une petite note d'affection qui montre que cet homme a du coeur. Voilà donc la première source qui apporte à l'Abbé Général ce qui lui permet de s'acquitter de sa mission : c'est Dieu ! Ce doit être un homme de Dieu!

La seconde source, c'est l'Eglise ! L'Abbé Général réside à Rome avec son Conseil permanent. Cela veut dire qu'il se trouve au centre de la catholicité. Mais on peut dire aujourd'hui aussi de la Chrétienté. Car les autres Eglises dites séparées tournent de plus en plus leurs regards et leur coeur du côté de Rome : les Eglises Réformées, les Egli­ses Orthodoxes aussi. Le Livre que nous entendons lire au réfectoire nous prouve qu'il n'en a pas toujours été ainsi. Loin de là !

Mais maintenant une sorte de mouvement centripète s'opère. On regarde vers Rome, non pas pour se soumettre à Rome mais pour avoir une lumière, une lumière qui rayonne la sécurité et qui rayonne l'amour. Et bien, l'Abbé Général est là. Il a donc cette grâce, car c'en est une, d'avoir une vue panoramique de l'Eglise. Mais pas seulement de l'Eglise Catholique, mais aussi des Eglises non Catholiques ; une vue panoramique et une sensibi­lité catholique.           Ce n'est donc pas une sensibilité gallicane, ou bien anglicane, ou américaine, régionale ? Non, une sensibilité catholique, oecuménique dans le sens étymologique du mot. Il sent là ce que sent l'univers... Et c'est une grâce encore, pour nous aujourd'hui, d'avoir là un Pape qui est un Polonais, qui vient d'un pays soumis depuis maintenant une quarantaine d'années presque au régime communiste. Donc, il y a là aussi une ouverture nouvelle. Et il est certain que l'Abbé Général respire cette nouveauté que l'Esprit infuse à l'Eglise.

 

Il aura aussi de l'endroit où il se trouve un regard prospectif. Cela veut dire qu'étant situé très haut, il voit très loin. Nous qui sommes à ras de terre, mais nous voyons à quelques mètres devant nous. Et quand il y a du brouillard on voit encore moins loin, même avec des phares. Tandis que lui, il est au dessus du mat. Et là, son regard porte très loin. Si bien, qu'il est toujours une coudée en avance sur notre temps.

Le Code de Droit Canonique nouveau va être officielle­ment publié le 25 Janvier. Mais il y a longtemps que le Père Abbé Général possède ce Code. Et nous autres, nous attendons toujours. C'est ça que je veux dire : il sait beaucoup de choses, il les connaît avant nous. Je dis une coudée parce que, voyez, c'est très large...

Si bien que le Père Abbé Général peut conduire l'Ordre, accélérer si c'est nécessaire, ou bien freiner. Et nous de­vons lui faire confiance comme les passagers doivent faire confiance au conducteur de la voiture. Ils ne doivent pas crier s'il va trop vite, ou bien s'il va trop lentement, ou bien s'il roule à gauche ou à droite. Non, ils doivent se laisser conduire. De même nous avec l'Abbé Général, parce que c'est lui qui est le pilote. Attention! Il n'a pas de juridiction dans le sens strict du mot. Mais c'est une mission, ici, de guidance et d'orientation qui lui est spécifique.

 

Et enfin, sa troisième source d'informations et de grâ­ces, c'est l'Ordre lui-même. Il possède une expérience unique d'une valeur incalculable. Le Père Abbé de Westmalle me le disait encore dernière­ment : on ne peut pas mesurer l'expérience du Père Abbé Géné­ral. Il a été Abbé d'une communauté pendant 15 ans. Et il entre dans la dixième année de l'exercice de l'Abbatiat Géné­ral, dans les temps difficiles et troubles que nous connais­sons.

Il connaît toutes les communautés. Pourquoi ? Parce qu'il reçoit les rapports des Visites Régulières. Ils lui sont transmis. Il fait lui-même environ 50 Visites Régulières par an. Il a ses voyages dans les différentes Abbayes de l'Ordre. Il rencontre des personnes à l'occasion de ces visites qui ne sont pas régulières, des visites d'amitié. Il reçoit des lettres en quantité. Je vous assure qu'il n'est pas possible de lui appren­dre quelque chose. Il le sait...On ne pourrait pas être plus malin que lui. Il ne faut pas jouer au malin avec lui.

Il a de l'Ordre une vue synthétique mais aussi une vue analytique, les deux. Et ça va très bien dans son tempérament Anglo-Saxon. Il sent l'évolution de l'Ordre réparti maintenant dans 5 continents et devant s'adapter à des milieux ethniques et culturels différents, presque opposés.

 

Un tout petit exemple: vous avez maintenant une concur­rence - cela tourne presque à la guerre économique - entre le Japon et le monde dit Occidental: Etats-Unis, Europe. Ces jours-ci il y a un grand ministre Japonais qui va venir à Bruxelles pour rencontrer les dirigeants du Marché Commun, pour essayer de régler ces problèmes économiques. Pourquoi ? Parce que les Japonais, eux, mettent des barrières à l'entrée des produits occidentaux dans leur pays. Par contre, eux, ils envahissent le monde entier avec les leur. Alors ça perturbe toute l'économie.

Or, il y a là-bas des monastères - au Japon aussi - eh bien, ces Japonais, ils sont éduqués dans cette mentalité, ceux gui entrent dans ces monastères. Vous voyez ! Eh bien, l'Abbe Général sent tout cela...il sait tout cela...et com­ment adapter les monastères Japonais aux monastères Européens, Américains. Vous voyez !

Or, tout cela c'est l'Ordre. Il y a donc là une façon d'approcher la vie contemplative au Japon, de s'insérer dans un Ordre. La prochaine réunion du Concilium Generale aura lieu au Japon. Vous voyez, tout cela, je le disais, c'est la sensibili­té té d'un homme qui peut à la mode de rien arranger beau­coup de choses et diriger l'Ordre comme le tout petit gou­vernail qui dirige l'énorme masse des supertankers pétrolier dans le sens qu'on désire. Un tout petit gouvernail....

 

Voilà, mes frères, et il y a encore un autre problème que l'Abbe Général connaît très, très, très, très, très bien et qui est nouveau, tout à fait nouveau : c'est l'émergence des moniales dans l'Ordre. Il faut bien le savoir. Auparavant les moniales était une petite appendice des Constitutions des hommes, des moines. Aujourd'hui, les mo­niales deviennent, non pas concurrentes, mais collègues ou collaboratrices, ou je ne sais pas quoi ? Et ça ne m'étonne­rait pas du tout que d'ici une vingtaine d'années ce soit les moniales qui aient l'Ordre en main et pas les hommes...

Parce que, ce que femme veut, Dieu le veut ! Et elles sauront, non pas par ruse mais par vertu, parce que si aujourd'hui l'idéal contemplatif est vécu en vérité, c'est dans les monastères de moniales. Il ne faut pas aller dans les monastères d'hommes. Et l'Esprit Saint qui est chez Dieu la part féminine en Dieu, c'est Lui qui dirige tout. Il aura une complicité du côté des moniales. L'Abbe Général est aussi très averti de ce problème.

Eh bien voilà, mes frères, j'ai présenté l'homme avant de commencer la lecture de sa lettre. Nous commencerons demain. Je vous demande d'avoir le texte sous les yeux parce que ce n'est pas une lettre facile. Et il est utile que vous suiviez attentivement la lecture avec moi. En cas de besoin, ou si vous voyez quelque chose que vous n'avez pas bien compris, qui est obscur, eh bien, si vous n'êtes pas d'accord, vous le dites le lendemain. Et puis alors ainsi, nous avancerons ensemble vers de nouveaux progrès.

 

 

 

 


Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        06.01.83

      2. Les vœux de Noël du Père Abbé Général.

 

Mes frères,

 

Revenons-en à la lettre du Père Abbé Général. Nous allons en commencer la lecture.

 

Chers frères et soeurs,

 

Cette lettre vous apporte mes voeux les plus sincères pour ce temps de Noël: que ce temps de Noël soit un temps de grâce et de bonheur pour tous! La Bonne Nou­velle de la naissance du Christ ne vieillit jamais, et chaque année ce moment nous apporte une joie et une espérance renouvelées. La profondeur de ces sentiments est en rapport avec la façon dont nous comprenons qui est Jésus et dont nous comprenons ce qu'il a accompli pour nous. Puissions-nous tous grandir dans cette com­préhension !

 

Voilà donc ses voeux de Noël ! Et après cela, il aborde le sujet de sa lettre. Remarquez qu'il nous souhaite un temps de grâce et de bonheur. Ce sera un temps de bonheur parce que c'est un temps de grâce. Le véritable bonheur ne se trouve que dans la grâce de Dieu. Mais il faut savoir ce que c'est que la grâce de Dieu.

Ne faisons pas de théologie et ne pensons pas grâce sanctifiante, grâce actuelle, etc. C'est trop compliqué ! La grâce, c'est un mouvement, c'est un geste. C'est Dieu qui est la richesse, qui est la puissance, qui est l'amour et qui se penche sur la pauvreté, sur la laideur, sur le péché. Dieu se penche sur notre petitesse pour nous faire grandir. Il se penche sur notre laideur pour nous revêtir de beauté. Il se penche sur notre péché pour nous orner de son amour.

 

Donc, la grâce, la grâce de Dieu est donc un mouvement. Cela se passe à l'intérieur de Dieu comme s'il y avait à l'intérieur de Dieu une force qui serait plus puissante que Dieu lui-même. Cette force existe. Mais elle n'est pas plus puissante que Dieu. Elle fait partie de Dieu. C'est son Esprit Saint. C'est ce qui en Dieu est l'amour, c'est ce qui en Dieu est féminin.

Dieu le dit. Est-il possible, dit-il, qu'une femme ou­blie l'enfant qu'elle porte dans son sein ? Est-il possible qu'une femme enceinte oublie l'enfant qui grandit en elle ? C'est impossible physiquement. Eh bien, dit Dieu, si ça devait même arriver, eh bien moi, je ne t'oublierais pas.

Nous sommes donc, nous - voyez l'image, elle est très évocatrice - nous vivons à l'intérieur de Dieu et il nous fait venir au monde. C'est son amour qui nous façonne, c'est son amour qui nous fait parvenir à maturité. C'est lui qui nous fait naître. C'est lui qui nous nourrit. Et nous rece­vons tout de Dieu.

 

Vous savez que c'est physiquement vrai parce que nous baignons dans la lumière de Dieu exactement comme notre corps baigne dans l'atmosphère. Nous sommes en Dieu. Nous ne savons pas ne pas être en Dieu. Lorsqu'on le sait, lorsqu'on le croit, c'est un énorme soutien dans la vie, surtout dans la vie spirituelle. Mais lorsqu'on en fait l'expérience, c'est encore bien autre chose. Et c'est cela la vie contemplative ! C'est faire l'expérience de cette proximité physique de Dieu avec nous.

On ne sait pas y échapper et Dieu ne sait pas échapper à nous non plus. Mais voilà, lui, il est toujours très proche de nous. Mais nous, même si nous sommes physiquement proches, spiri­tuellement et avec tout notre coeur nous sommes loin de lui. La vie spirituelle, c'est que les deux coïncident : et la proximité physique et la proximité spirituelle.

Eh bien la grâce, c'est ce mouvement de Dieu vers notre misère pour nous faire participer à ce qu'il est. Elle est donc toujours amour, elle est lumière, elle est beauté, elle est...voilà, elle est Dieu qui se donne. Alors on comprend que si c'est ça la grâce, et que si on y est attentif, si on la reçoit avec reconnaissance, si on se laisse travailler par elle, mais c'est le bonheur suprême. Et c'est ce que le Père Abbé Général dit : un temps de grâce et de bonheur pour tous. Les deux vont de pair et particulièrement au temps de Noël !

 

Pourquoi ? Parce que tout le temps de Noël nous rappelle que Dieu a vou­lu devenir homme pour que l'homme puisse devenir Dieu. Vous savez, il y a des choses qu'il faut toujours redire pour que ça entre dans notre caboche. La perfection de la vie monastique ou de la vie chrétienne, ce n'est pas d'ordre éthique, d'ordre moral même si naturellement le saint, dit-on, le chrétien parfait, le moine parfait est un homme aussi mo­ralement parfait. Mais le but n'est pas là.

Le but, c'est de devenir un fils de Dieu, c'est de participer à la vie divine. Donc, c'est de devenir Dieu avec les mêmes pouvoirs. Ce n'est pas étonnant si un saint opère des miracles, ça va de soi ! Cela ne veut pas dire que c'est un magicien, qu'il peut faire toutes sortes de tours de passe-passe ? Non, mais dans l'in­visible il opère des miracles à distance. C'est cela qu'on appelle l'aspect apostolique de la vie contemplative. On utilise toujours des mots techniques dont nous avons perdu le véritable sens concret, pratique. Cela devient de l'abstraction, cela devient un peu cérébral. Non !

 

Eh bien, mes frères, nous devons toujours donc bien nous rappeler que cette incarnation de Dieu que nous fêtons solennellement au moment de Noël, c'est le fondement de

toute vie humaine complète. Je veux dire que rien ne nous arrive si ce n'est par le Christ, c'est à dire par Dieu qui est devenu chair. Si bien que nous ne devons rien renier de ce que nous sommes, rien. Mais nous devons attendre que ce que nous som­mes soit corrigé, que ce soit nettoyé, que ce soit purifié et puis que ce soit divinisé. C'est une trajectoire qui est tellement belle !

Regardez ! Il faut aller, mettons il faut aller d'ici à Bruxelles. Et vous avez maintenant une autoroute. C'est facile, il suffit de suivre l'autoroute. Il n'y a pas moyen de se tromper. Lorsqu'on aura encore fait quelques progrès, il est probable qu'il ne faudra même plus tenir le volant. Cela se fera tout seul. Il y aura des repères, je ne sais pas moi, des repères magnétiques tout le long de la route. Et on y arrivera comme ça...

C'est la même chose pour aller à Dieu. La grâce, c'est une sorte de magnétisme qui nous dirige toujours vers Dieu. Et il suffit de nous laisser conduire, de nous laisser in­duire par cette force, et nous y arrivons. Mais hélas, nous sommes tellement constipés, que nous ne parvenons pas encore le faire convenablement. Et bien, c'est pour cela qu'on vient dans le monastère, c'est pour apprendre à le faire, à se laisser faire plutôt.

Alors le Père Abbé Général nous dit que la Bonne Nouvel­le de la naissance du Christ ne vieillit jamais. Maintenant, vous le comprenez un peu mieux. Noël est d'actualité à chaque instant. C'est à dire que Dieu est en train de prendre corps en nous. Puisque sa vie divine nous travaille, il prend corps en nous. Et nous autres, nous pre­nons forme divine en lui.

C'est ça le mystère de Noël ! Et ça agit à tout moment. Seulement, au moment de Noël, voyez, la liturgie de Noël ra­vive, elle rafraîchit notre mémoire et notre ferveur. Sinon notre métamorphose est toujours, toujours, toujours en voie d'achèvement. A propos du Père Albert, je l'ai dit: ça peut aller très vite. Dieu peut en quelques heures faire parcourir des distances incroyables.

Et c'est que, cette Bonne Nouvelle de Noël, il emploie le mot Bonne Nouvelle. C'est donc l'Evangile. Vous voyez, dans le texte c'est avec deux majuscules B et N. Cette Bonne Nouvelle de la naissance du Christ inclut déjà in ovo, dans l'oeuf, le fait de la résurrection et au delà de la résur­rection le fait de la toute puissance du Christ. Lorsque le Christ qui est Dieu dit : Nova facie omnia, je fais toute chose nouvelle, c'est cela déjà présent dans la nais­sance du Christ.

 

Mes frères, ce sont là des mystères et des réalités qui devraient nous enthousiasmer. C'est pour ça que le chrétien devrait être un homme de joie, un homme qui rayonne le bonheur, c'est à dire grâce et bonheur. Pourquoi ? Mais parce que lui sait tout cela. Et c'est à sa disposition. Et il le vit. Alors, mes frères, croyons avec le Père Abbé Général que chaque année ce moment nous apporte une joie et une es­pérance renouvelée.

Vous voyez, c'est cela ! C'est un rajeunissement. Disons que Noël joue au plan de la foi et de l'espérance le même plan que le carême au plan de la vie ascétique et pratique. Pendant le carême il faut diluere, dit Saint Benoît. Il faut dissoudre, il faut nettoyer toutes les négligences du restant de l'année. Et on retrouve une peau neuve.

Ici, au moment de Noël, il faut décrasser notre foi et notre espérance pour que elles aussi fassent peau neuve. Nous nous rajeunissons. C'est un des rôles essentiels de la liturgie, c'est de nous rendre toujours à la vérité de notre foi et de notre espérance. Mais la profondeur, dit-il, de ces sentiments est en rapport avec la façon dont nous comprenons qui est Jésus et ce qu'il a accompli pour nous. Nous devons donc toujours contempler la Personne de Jésus et ne pas nous lasser de ruminer le projet de Dieu sur le monde et sur notre personne. C'est là le but de la Lectio Divina et de la Liturgie.

 

Mes frères, ce sera aussi, je l'espère, le résultat qui sera atteint par les causeries que nous entendrons demain et les jours suivants: nous faire mieux comprendre que la Parole de Dieu, donc la Parole de Dieu en elle-même, la Paro­le de Dieu donnée dans la Liturgie, la Parole de Dieu qui nous atteint par la Lectio Divina, elle nous met en rapport avec le Christ Parole de Dieu incarné et avec Dieu notre Père. Et c'est un canal privilégié pour faire parvenir vers nous cette grâce qui nous divinise.

Mes frères, voilà, nous allons en rester là pour ce soir. Je termine avec l'exclamation finale du père Abbé Gé­néral : Puissions-nous tous grandir dans cette compréhension. Donc, soyons bien attentifs ! Soyons fidèles ! Et je vous souhaite de faire de grands progrès dans cette compré­hension dans les jours qui vont suivre.

 


Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.         11.01.83

      3. Les 3 soucis majeurs du Père Abbé Général.

 

Mes frères,

 

Le Père Abbé Général, après avoir présenté ses voeux de Noël, entre dans le vif du sujet.

 

Vers la fin de ma lettre de pâques 1980, je mention­nais trois sujets que j'avais à l'esprit : le besoin d'affermir la dimension contemplative de notre vie, l'im­portance de la vraie compréhension de la pauvreté dans le contexte économique actuel, la difficulté d'effec­tuer une véritable assimilation des valeurs monastiques. Le premier de ces points a été quelque peu développé dans la conférence d'ouverture du Chapitre Général de 1980. Le second, je le laisse pour une autre occasion. C'est sur le troisième point, l'assimilation des valeurs monastiques que je voudrais me pencher aujourd'hui. Ce point est intimement lié à un autre point, celui de la formation, qui de son côté est sans doute le problème le plus important du monde moderne puisqu'il concerne la famille, l'école, le séminaire, les missions, l'Etat et quantité d'autres institutions. Peut-être souvenez-­vous que dans ma lettre de pâques 1980 j'affirmais que l'essentiel de la formation consiste précisément dans l'assimilation des valeurs.

 

Le Père Abbé Général avait donc à l'esprit trois sujets. Cela signifie qu'il les portait dans son coeur. Ce sont des soucis qui ont pris corps en lui à la suite de ses contacts avec les communautés. Il a remarqué beaucoup de choses. Il en a tiré des conclusions. Et ces conclusions le travaillent. Ce sont des soucis pour lui, parce qu'il désire que l'Ordre soit vraiment ce qu'il doit être, et pour Dieu, et pour l'Eglise, et pour le monde. Et ce souci, il veut nous le faire partager.

Il désire que nous le fassions nôtre et que nous nous interrogions à son sujet. Donc, les trois points qu'il a repris dans sa lettre de 80 et dont il fait mention à nouveau ici - dimension contem­plative de notre vie, une vraie compréhension de la pauvreté et une véritable assimilation des valeurs monastiques - de­vraient faire pour nous l'objet d'un examen de conscience aux grandes occasions. C'est à dire lors de notre retraite annuelle fractionnée maintenant sur les quatre  Temps, ou bien lors de notre récollection mensuelle.

Examen de conscience personnel pour notre compte propre : nous interroger ainsi sur les questions soulevées par le Père Abbé Général. Examen de conscience communautaire : est-ce que moi personnellement je ne donne aucun souci au Père Abbé Gé­néral ? Est-ce que la communauté de Saint Remy ne lui donne aucun souci ? C'est que le souci du Père Abbé Général, mais c'est le souci de Dieu de Dieu lui-même, c'est le souci du Christ ! Est-ce que je suis vraiment et personnellement, et ma communauté est-elle vraiment ce que Dieu attend d'elle ?

Vous voyez ! Cela devrait toujours se trouver à notre esprit. Et je pense que si vraiment nous étions travaillés intérieurement par ces problèmes, ça activerait notre conversion, notre metanoïa qui doit être un état constant chez nous. On ne se convertit pas au moment où on entre dans la vie monastique. Mais il y a un véritable voeu pour se con­vertir tous les jours, à tout moment. C'est sans cesse à reprendre. On doit toujours avancer.

L'oraison de la fête de Saint Grégoire de Nysse, hier, nous le rappelait. Nous devons toujours être tendu vers l'avant, toujours tendu vers plus haut. C'est le mouvement de l'epectase qui fait que, oubliant ce qui est en arrière, tout ce qui est déjà réalisé, tout ce que j'ai déjà atteint, je commence maintenant et puis je m'en vais encore plus loin. C'est à dire que chaque point d'arrivée est un nouveau com­mencement. C'est cela la conversion ! C'est cela la metanoïa !

Et ce que le Père Abbé Général nous demande lorsqu'il rappelle ses soucis, c'est que avec lui nous entrions cette dynamique qui nous fait devenir ce que nous de­vons être. Et entre ces trois sujets ou soucis qu'il avait à la tête, qu'il portait dans son coeur, il existe une logique interne. Ils forment un ensemble ordonné. On ne peut pas en distraire un des éléments sinon les autres s'écroulent. Ils n'ont plus de base.

 

Nous avons là aussi un trépied. Le trépied de la vie monastique : Opus Dei, Lectio Divina, travail manuel, c'est bien ! Mais ici, nous avons un autre trépied : dimension contemplative de notre vie, pauvreté réelle, et véritable assi­milation des valeurs monastiques.

Il y a une question d'authenticité et de vérité qui nous touche au plus intime de notre être. Et vous allez que les trois se tiennent en ordre logique.

Il y a d'abord l'essence de notre vie qui est la con­templation, donc la dimension contemplative de notre exis­tence. Attention ! Il ne s’agit pas ici des exercices de la vie contemplative, c'est à dire les trois grands piliers de notre trépied ; mais aussi le concret quotidien, ce qu'on fait à longueur de journée dans une vie dite contemplative. Non, ce n'est pas ça !

Il s’agit ici, comme il le dit bien dans sa lettre, de tendre à la prière continuelle, l'oratio continua, que tout notre être ne soit plus qu'une référence à Dieu, ne soit plus qu'une ouverture au divin, ne soit plus qu'un regard porté sur la beauté de Dieu. Voilà la contemplation ! Et ce commerce avec Dieu fait que le divin entre en nous, prend possession de notre être, nous transforme, nous divinise, fait de nous des fils de Dieu, des répliques humaines de ce que Dieu est dans son être.

 

C'est cela la contemplation, la vie contemplative ! C'est très difficile ! Il faut beaucoup de courage pour suivre jour après jour sur cette lancée. Dieu nous lance c'est le mot, je pense qu'il est juste - Il nous lance dans cette existence nouvelle pour nous. Et à un moment donné, il nous laisse aller par nos propres moyens. Il ne nous lâche pas. Ce n'est pas ça. Mais voilà, il nous laisse aller.

Nous sommes devenus un peu plus grands. Nous pouvons marcher. Il est toujours à côté de nous pour nous encourager, pour nous soutenir. Mais enfin, nous devons tout de même faire la démarche nous-même. Donc il faut du courage... Mais, pour pouvoir aller jusqu'au bout, il faut un dé­pouillement radical, donc une véritable pauvreté. Nous devons bien savoir ce que c'est que la pauvreté : une vraie compréhension de la pauvreté...

 

La pauvreté, c'est ceci : c'est un acte par lequel je signifie que toute ma préférence est donnée à Dieu. La pau­vreté, c'est toujours une option, c'est toujours un choix : pauvreté personnelle encore une fois et pauvreté communau­taire. J'ai toujours un choix. Pas pour ou contre Dieu, mais entièrement pour Dieu ou partiellement pour Dieu. Or dans une vie contemplative authentique, ce doit être toujours entièrement, totalement, parfaitement pour Dieu. Et dans le contexte économique d'aujourd'hui, là non plus ce n'est pas facile.

Ce n'est pas facile toujours au plan personnel et au plan communautaire parce que nous avons aujourd'hui une multitude de besoins artificiels. On a besoin de choses aujourd'hui dont on se passait très bien il y a une vingtaine ou une trentaine d'années. Aujourd'hui, on ne sait plus s'en passer. Or on s'en passerait très bien ! Je parle de petites commodités qui me regardent personnel­lement.

Il y a alors la pauvreté dans le contexte économique actuel communautaire : la grande tentation des affaires. Mais enfin, je ne vais pas revenir là dessus. Il dit d'ail­leurs qu'il en parlera, qu'il consacrera plus tard une autre lettre adressée aux communautés. Il y a enfin l'assimilation des valeurs monastiques. Cette approche correcte de la pauvreté n'est possible que si on a une vision correcte de ce qu'est la vie monastique, de ce qu'est la pauvreté. Et cette vision correcte, je ne l'aurais que si j'assimile parfaitement les valeurs qui constituent la vie monastique.

 

Si j'ai une idée, des idées erronées sur la vie monas­tique, comment pourrais-je pratiquer la pauvreté, comment pourrais-je me donner entièrement à la vie contemplative ? Or là, dit-il, il y a aussi une grande difficulté. Ces valeurs de notre vie, je dois les connaître, je dois les comprendre et je dois les assimiler. Il parle de l'assimi­lation. Et toute sa lettre va porter sur les pièges qui se dressent sur notre route au sujet de cette assimilation, toutes les erreurs possibles.

Ce sera une approche assez technique, mais je pense que nous pourrons ensemble assez facilement la maîtriser. J'au­rais encore beaucoup de choses à vous dire. Mais voilà, il est déjà temps de se rendre à l'église. Ce sera pour demain. J'ai simplement voulu vous rappeler que lorsqu'il par­lera partout de l'assimilation des valeurs monastiques, nous devrons toujours avoir à l'esprit l'essence de notre vie qui est la recherche de Dieu. C'est à dire la rencontre de Dieu pour être saisi par lui, pour être transformé par lui, c'est à dire devenir un vrai, un vrai contemplatif.

Or ce n'est possible que si j'ai abandonné tout, si je pratique une vraie pauvreté personnelle et si la communauté elle-même est vraiment pauvre. Je devrais donc toujours avoir ça à l'arrière plan de ma conscience lorsque je lirai, lorsque je réfléchirai à la suite de la lettre du père Abbé Général, lorsqu'il abordera son grand problème de l'assimilation des valeurs et la for­mation à la vie monastique.

 

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        12.01.83

      4. Formation et conversion.

 

Mes frères,

Nous avons vu que les trois soucis majeurs qui habitent le coeur du Père Abbé Général, et qu'il veut partager avec nous, sont liés logiquement dans un ensemble. Si nous voulons entrer vraiment dans l'aspect contempla­tif de notre vie cistercienne, nous devons pratiquer une pau­vreté radicale. Et cette pauvreté elle-même n'est possible que si nous assimilons correctement les valeurs qui consti­tuent notre vie monastique contemplative.

Le Père Abbé Général précise que cette assimilation des valeurs est intimement liée au problème de la formation qui est sans doute la question la plus importante du monde moderne. Et l'assimilation des valeurs est précisément l'es­sence de la formation. Et cette formation, mes frères, elle doit se poursuivre toute la vie. Voilà déjà quelques années que je suis dans la vie monastique. Il faut bien reconnaître que j'ai tout de même une certaine expérience. Et pourtant, j'ai encore tou­jours besoin d'être formé.

C'est à dire que très souvent, je ne dirais pas chaque jour, mais j'oserais presque dire chaque semaine, j'apprends encore de nouvelles choses. Non pas encore spéculativement, mais existentiellement, je fais des découvertes, je reçois, soit de l'extérieur, soit ici de frères à l'intérieur de la communauté. Et je me trouve autre.

 

La formation est pour moi un autre mot pour conversion. Et conversion, c'est l'abandon de certaines valeurs au pro­fit d'autres plus élevées, plus vraies. Ou alors pour des valeurs qui sont véritables, un affinement, une épuration de ces valeurs. Et c'est ainsi que cette assimilation, cette intégration à mon être continue à me former en me transformant, en me donnant une nouvelle forme, la forme qui est la mienne, qui va vers l'achèvement de ma personne humaine et divine.

Voyez, mes frères, comme la lettre de notre Père Abbé Général nous promet des choses importantes et belles. Elles sont belles parce qu'elles sont vraies. Nous ne devons pas nous targuer d'une prétention : celle de n'avoir plus rien à apprendre. Pour l'instant, par exemple, depuis une huitaine de jours, dix jours, après la nouvelle année donc, je reçois une quantité de grâces - appelons cela ainsi - de grâces de formation que je ne soupçonnais même pas voici trois semai­nes. Avant Noël je ne les imaginais pas. Or, elles me sont données maintenant.

Voilà, mes frères, quelque chose que je vous souhaite à chacun d'entre vous. Il suffit d'y être attentif, d'avoir les yeux ouverts, de ne pas tenir les yeux fermés, d'être ouvert, d'être accueillant. Et alors Dieu vous donne. Et je pense que si je devais vivre jusqu'à l'âge de cent ans, ce serait ainsi jusqu'à mon dernier souffle. Et je me demande si ce ne sera pas encore ainsi après ? Et je pense que oui. Nous n'aurons jamais fini de trou­ver notre véritable identité car nous aurons l'infinitude de la Sainte Trinité qui sera à notre disposition, qui sera tou­jours en train d'entrer en nous et de nous perfectionner, et de nous conduire dans la vie éternelle. Et c'est cela, c'est un chemin sans fin.

 

La formation, dans le sens générique du terme, est ce qui doit conduire l'être humain a la perfection, à sa per­fection personnelle et sociale. Il y a la formation humaine. Lorsqu'on vient au monde, on est un petit homme déjà ou un petit d'homme. Mais en fait on est un petit animal. Il va donc falloir être éduqué, être formé à une vie d'homme. Ce n'est pas facile ni pour les pa­rents, ni pour les enfants. Et c'est encore plus difficile lorsque on est l'aîné d'une famille parce que les parents doivent faire leurs premières armes et leurs bêtises sur le dos de l'aîné. Pour le second et les suivants, ça va déjà mieux.

Il y a la formation humaine. Il y a la formation morale, la formation intellectuelle, la formation humaniste, la for­mation culturelle, la formation spirituelle. Voyez ! Ce n'en est jamais fini ! On vient dans le monastère, et alors c'est la formation à la vie de fils de Dieu. Et on comprend alors mieux ce que dit le Père Abbé Gé­néral : cette formation est sans doute le problème le plus important du monde moderne. Car ça demande la collaboration de la famille, de l'école, de l'armée, de la ville, de la commune, de la paroisse, de l'état.

C'est, oui vraiment, le problème le plus important d' aujourd'hui. Car dans sa solution dépend l'équilibre et le progrès des individus, l'ordre et la paix des sociétés dans le respect des besoins, des aspirations, des cultures.

 

Voyez maintenant dans une ville comme Bruxelles ! C'est surtout de celle-là qu'on parle. Dans les écoles primaires, plus de la moitié des enfants - dans les écoles primaires des grands quartiers naturellement, pas les écoles primaires réservées aux gens chics. Là c'est autre chose ! Mais disons dans les écoles primaires des gens pareils à moi - dans ces écoles, plus de la moitié des enfants sont des étrangers, des Marocains, des Turcs, des Grecs, des Espagnols.

Et alors, voyez les problèmes que ça pose pour que ces enfants soient éduqués dans le respect de leur ethnie, de leur culture. Il y a en Belgique beaucoup d'étudiants étran­gers qui reçoivent ici une éducation, une formation qui est tout à fait étrangère à celle de leur pays d'origine. Ils doivent retourner chez eux. Dans quelle situation vont-ils se retrouver là-bas ?

Dans une Clinique comme Saint Luc à Bruxelles, vous avez combien de médecins - je ne parle pas encore des infir­mières mais des médecins - qui sont des Zaïrois. Ils ne sont pas implantés là ? Non, ils vont retourner chez eux. Et alors là-bas, plus de Clinique Saint Luc, plus de grands hôpitaux - rien peut-être ? - plus d'instruments, plus de mé­dicaments. Comment vont-ils devoir travailler ? Voilà ! Ce sont des problèmes de la formation aujourd'hui. Vous voyez comme c'est tellement important, un des problèmes les plus difficile du monde moderne. Il faut le résoudre...

 

J'ai reçu hier la visite de deux professeurs de l'Uni­versité de Louvain. On va ouvrir à Bruxelles au Siège de Saint Luc, je ne voudrais pas dire une Faculté, mais un cen­tre d'Etude Bioéthique, c'est à dire l'éthique de la vie. C’est pas quelque chose de moral, c'est autre chose. Ce sont les problèmes qui concernent la vie dans les Cliniques, tous ces problèmes d'aujourd'hui. Ils les ont détaillés, ils m'ont bien expliqué de quoi il s’agissait. Je ne vais pas commencer maintenant parce que c'est en dehors du sujet. Mais ça vise surtout, ici, à la formation des médecins, et des infirmières, et des soignants, et des aumôniers en présence de tous les problèmes qu'on rencontre dans une cli­nique.

Par exemple, aujourd'hui vous avez ces graves questions de transplantation d'organes. Vous avez le problème des con­traceptions, de fécondation artificielle. Enfin un tas de choses...Comment les médecins doivent-ils réagir ? Il faut définir des lignes éthiques pour savoir comment se conduire. Tout ça, c'est la formation ! Aussi le problème de la mort ! Une personne est atteinte d'un cancer. Doit-on le lui dire ou non ? Et comment le lui dire si la personne le désire ? Quelqu'un va mourir, on le sait. Il faut le prévenir. Comment faire ? Vous voyez, tou­tes ces choses là, aujourd'hui, ça demande une formation.

C'est ça le problème de la formation aujourd'hui : for­mation scientifique, formation technique, éthique. Et c'est ainsi qu'une société peut croître d'une façon équilibrée et équilibrante.

Or, mes frères, le monastère, c'est une société aussi, une petite société en miniature, mais très homogène. Le mo­nastère a un objectif, il a ses normes, il a ses valeurs. Et ces valeurs, il faut les assimiler pour devenir un moine à part entière dans une communauté saine. Eh bien, c'est le problème que le Père Abbé Général va étudier. Voyez comme il est important ! Et je pense que nous aurons à coeur de faire attention à tout ce qu'il nous dira.

Et lorsque nous aurons terminé, il sera à peu près le moment où lui viendra ici. Ce sera l'occasion de le remercier et peut-être, on ne sait jamais, il pourrait encore apporter une petite préci­sion ou l'autre de son crû. Mais nous avons encore deux mois devant nous. N'anticipons pas la durée...

 

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        16.01.83

      5. Idéologie ou relation personnelle.

 

Mes frères ,

 

Nous allons poursuivre la lecture et le commentaire de la lettre du Père Abbé Général. Il entre dans le vif du sujet. Il nous avait dit que dans sa lettre de Pâques 1980, il affirmait que l'essentiel de la formation consiste pré­cisément dans l'assimilation des valeurs.

 

Certains ont objecté que cette expression semble impliquer l'idée d'une formation assimilant la person­ne à une sorte de réceptacle que l'on remplirait de l'extérieur. Cette objection est valable dans la me­sure ou le terme « assimilation » peut se comprendre selon des sens qui diffèrent. Il aurait été préférable de parler d'intériorisation ou d'intégration des valeurs monastiques puisque, comme je l'ai fait remar­quer dans ma lettre circulaire de 1977, par rapport au passé nous avons aujourd'hui une conception quelque peu différente de l'homme (et par conséquent de la formation).

Antérieurement on semblait penser que la personne devait se conformer à un moule. Aujourd'hui, on pense plutôt qu'on doit aider la personne à déve­lopper les dons reçus de Dieu pour qu'elle devienne la personne que Dieu l'a appelée à être. A première vue, il ne semble pas qu'il y ait beaucoup de diffé­rences entre les deux attitudes, mais au niveau pra­tique les conséquences sont considérables.

 

Que veut dire le Père Abbé Général ? Que autrefois, au­paravant, dans un passé encore tout proche – reconnaissons-­le - la personne était assimilée à un creux à remplir, ou bien elle devait elle-même se couler dans un creux, un récep­tacle ou un moule. La personne vue comme un récipient encombré qu'il faut vider ; un récipient sale qu'il faut nettoyer puis remplir de valeurs nouvelles.

Il faut reconnaître que le vocabulaire classique tradi­tionnel est quelque peu ambigu. On parle de détachement, de dépouillement, d'ouverture, d'accueil, de purification, d'abandon. Si je prends ces expressions dans un sens gros­sier, matérialiste, mécaniste, mais je vais voir la formation comme l'acquisition plus ou moins forcée d'une idéologie.

Donc, la vie monastique serait un comportement idéal que je reçois de l'extérieur, qui m'est imposé dès que je me trouve dans le monastère et auquel je me conforme parce qu'il me semble que ça me permet d'être mieux, d'être plus. Voyez! C'est une idéologie ! Ce n'est pas le rapport amoureux avec une Personne qui est le Christ et au delà, et dans le Christ plutôt, qui est Dieu Trinitaire. C'est ainsi, ce sera ainsi si nous comprenons notre vocabulaire tradition­nel dans un sens grossier. Et je me retrouve alors dans la compagnie des idéologues nazis ou bien communistes d'aujourd'hui. Ils vont couramment parler de lavage de cerveau - nettoyer - et puis de bourrage de crâne - je dois me rééduquer -.

 

Rappelez-vous ce qui se passait dans les prisons commu­nistes ou à longueur de jours et de nuits les hommes étaient soumis à un nettoyage cérébral et nerveux pour les forcer à acquérir de nouveaux comportements conformes aux normes du parti. A l'époque, on nous a lu des livres au réfectoire - je m'en souviens bien, il y a de cela très longtemps - des mis­sionnaires entre autres qui étaient passés dans ces prisons chinoises surtout.

C'est encore ce qui se passe aujourd'hui dans les asiles psychiatriques soviétiques. Lorsqu'un homme se déclare dissi­dent, c'est facile ! On l'envoie dans un asile. On le corri­ge. On le remet sur la bonne route. On lui nettoie son inté­rieur et puis on imprime en lui de nouveau comportements. Voyez cela, maintenant, dans une vie monastique !

A la limite, on pourrait presque la concevoir ainsi...Et c’est ce qui expliquerait beaucoup de résistances, beaucoup de déséquilibres qui s'introduiraient chez les personnes. Sans entrer dans les monastères ni aller en Russie so­viétique, pensons aux techniques de publicité et de vente aujourd'hui, où l'on conditionne le consommateur comme on veut pour lui faire acheter n'importe quoi. On crée en lui des besoins artificiels. Donc, on injecte en lui des besoins nouveaux qu'il doit satisfaire. Et la satisfaction de ces besoins va remplir les caisses des grandes surfaces de vente.

 

Mais par contre, si j'entends le vocabulaire tradition­nel dans un sens spirituel, alors je me situe dans une rela­tion de personne à personne. C'est moi, c'est le Christ, c'est la Trinité, c'est l'univers des saints, c'est les frères avec lesquels je grandis. Je vais me détacher de mon égoïsme, me dépouiller de mes tendances mauvaises. Je vais m'ouvrir aux autres. Je vais me recevoir d'eux, à commencer de Dieu. Je suis alors dans l'amour, dans le respect et de Dieu et des autres, dans le respect de ma propre personne aussi. Voyez comme c'est ambigu ! Voyez comment je peux com­prendre mal ou bien !

Je peux voir aussi la formation monastique comme un mou­le en creux, une forme pré donnée dans laquelle je dois me couler comme une cire qui a fondu, qui emplit le moule et puis qui en ressort avec la forme du moule. Mais au lieu d'être en creux, elle sera en relief cette fois. C'est ce que le Père Abbé Général disait : auparavant, la personne, une sorte de réceptacle que l'on remplirait de l'extérieur. Ou bien, la personne devait se conformer à un moule. Notons en passant encore qu'ici le vocabulaire tradi­tionnel est encore ambigu. Toujours faire attention !

On parlera qu'il faut passer au feu de l'épreuve, au creuset de la souffrance pour devenir malléable, pour deve­nir souple de façon à entrer toujours mieux dans la volon­té de Dieu. La volonté de Dieu, vue autrefois, elle était exprimée surtout dans les Observances dans lesquelles je devais entrer pour devenir un vrai moine. Et ainsi se créait dans le monas­tère, ou devait en principe se créer dans le monastère et dans l'Ordre entier une uniformité à laquelle le Chapitre Général et les Abbés devaient veiller avec soin.

 

Je vous ai dit dernièrement que depuis la nouvelle année, depuis la Noël, depuis deux ou trois semaines, j'étais en train de poursuivre ma formation personnelle, que ce n'est jamais fini, que j'apprenais toujours de nouvelles choses. Et je vais aujourd'hui vous en communiquer une. C'est ceci :

La Règle de Saint Benoît, dans l'enseignement d'un Abbé, ou bien d'un conférencier, ou bien d'un Maître des novices, elle peut être présentée comme un paquet bien ficelé posé devant un auditoire, et à prendre tel quel ce paquet, dans sa présentation propre qui lui suffit. Vous avez une façon de présenter la Règle qui était traditionnelle autrefois. C'était comme cela, bien ficelé, devant vous, à prendre...Voilà, à assimiler, à digérer...

Il y a une façon plus - je ne dirais pas plus moderne - mais plus juste et plus d'aujourd'hui de voir la Règle de Saint Benoît. C'est d'abord reconnaître l'impossibilité de placer la Règle comme un paquet devant soi et devant les autres. Mais plutôt expérimenter que quelque chose va passer à condition que moi et les autres nous nous trouvions pris à l'intérieur de la Règle de Saint Benoît.

 

Il s’agit donc maintenant de voir la Règle comme un cou­rant de vie, un fleuve de vie dans lequel il faut se jeter, dans lequel il faut plonger soi et les autres pour être en­traîné par lui vers son destin, et le destin de chacun étant personnel. Donc un même courant dans lequel chacun peut se trouver. Nous avons ici une analogie entre la Règle de Saint Be­noît et la Liturgie. Notons que la Règle de Saint Benoît dans une bonne partie de son texte nous parle de liturgie. Elle est comme l'expression liturgique de l'homme pris dans le concret de sa vie de chaque instant.

C'est donc la Liturgie, rapport à Dieu, source de Dieu, étendue à toute la vie, à tous les instants de la vie. C'est donc quelque chose qui nous vient du fond des âges, qui vient de Dieu, qui me déborde de toute part, qui pénètre en moi et qui va produire son effet à condition que dans ce jeu divin, j'entre et que je le rejoue, que je le joue avec Dieu. Voyez alors ce que devient l'obéissance ! Voyez ce que devient la pauvreté ! Ce que va devenir la conversion à laquelle je me soumets. Voyez ma vie de chaque minute !

Voilà donc une nouvelle approche de la Règle de Saint Benoît beaucoup plus vivante, beaucoup plus vraie, dynamique, el énergétique, et métamorphosante qu'un paquet devant moi, tout fait, et que je dois alors manger, digérer ou bien en­trer dedans...un réceptacle ou bien un moule...C'est ce que le Père Abbé Général nous dit. Il nous le dit de façon disons plus technique.

 

Aujourd'hui, on pense plutôt qu'on doit aider la personne a développer les dons reçus de Dieu pour qu'elle devienne la personne que Dieu l'a appelé à être.

 

Vous voyez, c'est ça ! L'enseignement de la Règle de Saint Benoît, l'enseignement donc de la vie monastique dans un sens plus large encore que la Règle doit toujours être le commentaire d'un vécu : vivre devant les autres et puis par la parole. Commenter ce qu'on vit pour qu'il n'y ait pas de confusion, pour qu'il n'y ait pas d'erreur de jugement.

A ce moment, les valeurs monastiques présentées dans la vie peuvent être intériorisées, intégrées, assimilées par les autres. Ainsi, la véritable formation dans cette assimilation correcte des valeurs monastiques va permettre à chacun de découvrir son identité vraie. Et nous aurons, non plus une uniformité, mais une plu­ralité dans l'unité parce que la même vie, le même idéal anime chacun. Mais cet idéal, cette vie est reçue, intério­risée suivant les capacités de chacun qui devient pleinement lui-même, qui ne se sent pas prisonnier, ligoté, mais au contraire aéré, dilaté.

Voyez ça à chacun dans un monastère ! Alors nous avons vraiment ce que les Cisterciens voyaient : un jardin, un paradisus avec des plantes et des fleurs puisant leur sève dans la même terre, respirant le même air, recevant la lu­mière d'un même soleil, mais étant parfaites chacune selon son espèce.

Mais voilà, mes frères, présenté d'une façon un peu dif­férente ce que le Père Abbé Général nous dit. Nous allons continuer les jours qui viennent à entrer dans le message qu'il veut nous communiquer. Et nous ferons notre possible pour l'assimiler - puisqu'il est question de ça - et de le vivre.

 

Chapitre : Notre Père Saint Antoine.            17.01.83

 

Mes frères,

 

Notre Père Saint Antoine est mort à l'âge de 105 ans. Tout au cours de sa longue existence, il est resté un cher­cheur, un aventurier, un pionnier. Il a exploré les terres nouvelles des continents spirituels. Et sur les chemins qu'il ouvrait, les foules se sont engagées. Elles ont parcouru toutes ces régions jusqu'alors inconnues. Elles les ont peuplées. Elles les ont défrichées. Si bien que Antoine est à la tête du filium monastique comme Abraham est à la tête du Peuple de Dieu.

Comme Abraham, il était parti sans savoir où il allait. Mais son oreille était toujours attentive à la voix qui lui parlait. Et il répondait immédiatement avec générosité, avec ardeur à tout ce qui lui était demandé. Si bien que il a une fois pour toutes défini par sa con­duite que le moine était essentiellement, et premièrement, et primordialement un écoutant. Et Dieu l'a ainsi conduit vers une apothéose divino­humaine. Antoine est devenu une créature achevée, un homme parfait. C'était Adam retrouvé. Et le rêve de l'apocatastase c'est à dire de l'innocence paradisiaque recouvrée s'est ins­crit dans les gènes de la race monastique.

Mais à partir de ce paradis dans lequel on est redevenu l'homme avec lequel Dieu converse comme avec un ami, il faut encore aller plus loin. Ce n'est qu'une étape. Il importe aujourd'hui - déjà pour Saint Antoine natu­rellement - mais pour montrer que le plan de Dieu n'est pas de nous faire redevenir uniquement de véritables fils d'Adam, mais de l'Adam pur d'avant sa chute, nous devons devenir des fils de Dieu, participer à la nature divine.

 

Et c'est cela l'apothéose humano-divine que Antoine le premier a eu la grâce de vivre. Et nous déjà, tous, nous l'avons vécu en lui. Et aujourd'hui, nous devons faire ressus­citer en nous son espérance, sa confiance, son accueil pour que cette semence déposée en Antoine puisse germer à son heure en nous.

Antoine a été ainsi formé par l'Esprit Saint qui était porteur de cette Parole à laquelle Antoine était perpétuelle­ment attentif. La Parole ne nous parvient que portée par le souffle de Dieu, par son Esprit. Et rien chez Antoine n'a été violenté, rien chez Antoine n'a été brisé. Mais tout a été purifié, tout est devenu lumière en Dieu.

 

Mes frères, nous n'avons peut-être pas suffisamment d'ambition. Et c'est la raison pour laquelle parfois nous traînons, parfois nous nous décourageons devant les obstacles, devant les luttes qui s'éveillent en nous. Antoine les a rencontrées aussi. Et ça a duré chez lui des dizaines d'années. Mais lorsqu'il est sorti vainqueur du trou dans lequel il était enfoncé, les hommes croyaient voir apparaître un ange, ou mieux un Dieu. Et lorsqu'on regardait Antoine, on voyait le Christ, on voyait Dieu. C'est l'Esprit qui rayonnait a travers son corps. C'était le Christ qui vivait en lui.

Voilà, mes frères, notre ambition ! Nous ne devons pas craindre d'aller jusque là. Et n'écoutez jamais ceux qui vous disent autre chose, car ce sont des lâches. Nous n'avons pas le droit, nous en 1983, d'être des lâ­ches. Le monde est beaucoup trop misérable maintenant pour que les appelés par Dieu, les consacrés à Dieu soient des gens qui démissionnent devant la beauté de ce que Dieu veut réaliser pour eux d'abord...et puis alors lorsque le moment sera venu, pour tous les hommes.

Il faut que les hommes, ceux qui viennent et ceux qui sont au loin, en nous regardant retrouvent une flamme en eux leur disant que tout n'est pas perdu, aussi bas que soient tombés les hommes.

 

Mes frères, la formation dont nous avons commencé à nous entretenir ensemble, c'est justement l'intériorisation cons­ciente, réfléchie, responsable de cette Parole qu'écoutait Antoine, Parole qui est le véhicule des valeurs monastiques authentiques. Car la Parole de Dieu ne peut rien nous dire qui ne soit Dieu, qui ne soit conforme à la perfection du projet que

Dieu veut réaliser sur chacun d'entre nous, sur notre commu­nauté, sur l'Ordre entier et au delà, je le répète, sur l'humanité.

Et la lettre du Père Abbé Général - nous allons le re­marquer à mesure que nous avancerons dans son étude - elle est un examen de conscience qui porte essentiellement sur le VERE de la formule Bénédictine : si vere Deum quaerit, 58,15, si vraiment il cherche Dieu ! Est-ce que nous cherchons Dieu vraiment ? Est-ce que c'est lui, uniquement lui que nous cherchons ?

Et il va faire une analyse pénétrante des malformations, des déviations possibles et nous proposer les remèdes pour nous corriger ou bien pour prévenir le mal. Et ainsi, il nous fait remonter à notre père Saint Be­noît, et au delà de Saint Benoît à Saint Antoine qui est le modèle primordial, le prototype de toute véritable vie monas­tique.

 

Si nous suivons cette route par une insertion généreuse et joyeuse dans une Tradition dont la source coule a partir du coeur même de Dieu, à ce moment-là nous rencontrerons d'autres moines, ces moines orientaux dont nous sommes séparés depuis près d’un millénaire. Nous nous retrouverons UN avec eux dans le premier moi­ne Antoine. Nous verrons que nous partageons le même idéal, la même vie, le même amour.

Alors, mes frères, demain nous allons ouvrir la Semaine de l'Unité. Et je vous propose de placer la Semaine de prières pour l'Unité sous le patronage de notre Père Saint Antoine, afin que nous puissions raviver, réactiver les énergies spi­rituelles qui sont en nous, notre espérance aussi, devenir plus vrai dans tout notre être, et ainsi mystiquement, mystérieusement mais bien réellement rencontrer nos frères Orien­taux qui de leur côté aussi entreprennent cet effort de pu­rification, cet appel au secours pour devenir ce que Dieu attend d'eux. Ce sera je pense notre meilleure contribution. Je vous demande d'y penser chaque jour de cette semaine.

Nous n'aurons peut-être pas tellement l'occasion d'en repar­ler parce que il faut préparer les choux de Bruxelles qui sont en train de pourrir car il ne gèle pas. Les choux de Bruxelles attendent les fortes gelées. Ils sont alors au jardin comme dans un congélateur et ils se conservent très bien. Mais maintenant il fait trop doux, trop chaud ? Alors il faut vite les rentrer pour ne pas les perdre. Mais enfin, ça aussi c'est voulu par Dieu. Voyez, c'est aussi une Parole qu'il nous adresse. Nous serons tous pré­sents à ce travail du soir et dans le silence, nous prie­rons, nous penserons à Saint Antoine, à Saint Benoît. Nous nous laisserons imprégner par l'Esprit de Dieu afin de pou­voir un jour, chacun, devenir de pure lumière.

 

Chapitre : Sœur Gabriela.                        23.01.83

      

Mes frères,

 

Le 25 Janvier, après demain, en la fête de la Conver­sion de l'Apôtre Paul et au dernier jour de la Semaine de prières pour l'Unité des Chrétiens, le Pape va proclamer bienheureuse une moniale de notre Ordre : soeur Gabriela. Elle est morte en 1939 à l'âge de 25 ans dans un monas­tère situé à l'époque dans la périphérie de Rome et trans­porté aujourd'hui près de Viterbe. Cette soeur est morte de la tuberculose comme Sainte Thérèse de Lisieux. Pourtant elle était de forte constitu­tion, une paysanne de Sardaigne. Que s'est-il donc passé ?

 

Remarquons qu'elle est née en 1914 à la veille de la première guerre mondiale. Elle est décédée en 1939 à la veille de la seconde guerre mondiale. Elle a vécu 25 années dont quatre au monastère. Elle était donc Professe Temporai­re au moment de son décès. Représentons-nous ce que cela signifie ! Deux guerres à 25 années d'intervalle. Et dans l'espace de cette durée, une moniale qui passe quatre années dans un monastère.

Il est des êtres, mes frères, dont l'existence coïncide avec les malheurs et les folies des hommes mais en sens inverse, si je puis m'exprimer ainsi. Les hommes entrent dans une guerre qui a fait des mil­lions de victimes, une guerre qui a accumulé des ruines, des haines. Ils en sortent meurtris, ulcérés...Et de suite ils en préparent une seconde : la vengeance. Ils sont pris dans un vertige de mal...

Et cette seconde guerre, elle a pris des allures apocalyptiques, pour ceux qui l'ont connue. Combien ? 50 à 60 millions de victimes ! Et des blessés, des invalides, orphelins et des veuves, des ruines incalculables. Et alors, vous avez pendant ce temps-là une jeune fille qui s'appelle Marie. Elle n'est pas commode. Elle a un tem­pérament violent. Elle aurait pu faire un démon capable de susciter des guerres et des conflits sans nombre...

 

Mais la grâce de Dieu s'empare d'elle. Elle en fait un ange. Pendant 4 années elle vit dans un monastère dans une pureté qu'on peut appeler parfaite puisque aujourd'hui l'Eglise la consacre et la propose comme modèle à l'Eglise en­tière. En ces 4 années, une fille tout ordinaire mais totale­ment, absolument livrée à l'amour, se conformant de plus en plus au Christ son Seigneur et son Epoux, voilà que cette vie, elle rachète, elle efface tous les crimes de cette hu­manité frappée de folie. Nous avons là un acte de Rédemption vraiment qui s'impose dans sa fulgurance et son efficacité.

Mais vous allez me dire : Oui, mais ça n'empêche pas les hommes de continuer à se déchirer, à se disputer et à s'entre-tuer. Oui, c'est vrai ! Mais le regard de notre foi découvre autre chose. Dans cette moniale, il y a une apparition du Christ Rédempteur. C'est le regard de notre foi qui le dé­couvre. Et nous savons que en dépit de tout ce qui peut en­core arriver d'horrible, le péché du monde est déjà racheté, il est déjà pardonné.

Car l'amour qui se trouvait dans le Christ, l'amour qui a revécu dans cette jeune fille, il est infiniment plus puis­sant que tous les péchés des hommes. Nous ne pouvons pas, nous, naturellement nous représenter ce que signifie cet amour. Il est l'être même de Dieu. Il est un feu contre lequel toutes les entreprises mauvaises des hommes ne peu­vent rien. Il faut que nous-mêmes nous soyons devenus amour pour le comprendre. Et ça se verra dans le monastère.

 

S'il y a dans le monastère un moine ou une moniale qui est ainsi possédé par l'amour, qui n'a plus un coeur d'homme mais un coeur de Dieu, celui-là comprend ce que ça veut dire ; mais au contact de ses frères ou de ses soeurs, immédiatement, parce que il lui est devenu impossible de ne pas à l'avance pardonner tout ce que les frères et les soeurs feront de contraire à l'amour. Il y a là comme un gouffre, un abîme dans lequel tombe tout le mal qui peut se produire et dans lequel il disparaît. C'est cela l'amour !

Et c'est à cet amour là que nous sommes appelés ! Et c'est à cet amour là qu'est arrivée cette soeur Gabriella ! Et c'est cela que l'Eglise veut proposer maintenant à notre...ce n'est pas à notre vénération, certes...mais aussi à notre émulation. Car nous avons là la vocation chrétienne et surtout pour nous la vocation monastique. Mais il faut encore aller plus loin.

Les blessures de l'humanité, elles sont visibles dans les déchirures qui la­cèrent le Corps du Christ. L'unité brisée de l'Eglise révèle l'imperfection de notre amour. Car c'est le défaut d'amour qui est à l'origine des conflits qui dressent les hommes les uns contre les autres dans l'humanité comme telle ; mais aussi à l'intérieur de cette Eglise, de la nôtre, à l'intérieur des familles, à l'intérieur des communautés, à l'intérieur de nous-mêmes aussi car c'est le défaut d'amour qui nous divise nous-mêmes.

 

Soeur Gabriella, elle a voulu dans un acte d'oblation parfait hâter le rétablissement de l'unité dans l'Eglise et l'établissement de la paix dans le monde. Car les deux vont de pair. Je le répète, la brisure de l'unité dans l'Eglise est le révélateur de ce qui se passe dans le monde, de ce qui se passe dans notre coeur. Et il en sera ainsi, a mon avis, jusqu'à la fin du monde.

C'est seulement au dernier jour que l'Eglise sera ras­semblée dans une parfaite unité et que la paix s'établira définitivement dans un monde renouvelé...cette Jérusalem, épouse de Dieu, descendant du ciel sur la terre et rassem­blant tous les hommes, les hommes ressuscités certes, le Christ étant leur lumière. Mes frères, elle avait compris, cette soeur, que seul l'amour pouvait agir et qu'il n'y avait pas de plus grand amour que de donner sa vie pour les autres. Et Dieu l'a prise au mot et à la lettre.

Et un an après avoir offert tout son être et toute sa vie à Dieu, elle mou­rait. Mais attention ici ! Nous ne devons pas nous représen­ter Dieu sous les traits d'un monstre assoiffé du sang de victimes. Soeur Gabriella serait quand même morte: elle était phtisique. La phtisie n'est pas arrivée à la seconde, mais elle portait ça en elle depuis longtemps. Cela s'est déclaré à ce moment-là. C'est devenu virulent, galopant à partir de ce moment-là...

 

C'est Dieu qui l'a voulu ainsi. Nous sommes parfois ha­bités par des instincts surnaturels qui nous disent que le moment est venu de poser tel acte. Il y a quelque chose qui se prépare depuis longtemps et l'Esprit Saint qui nous habite nous donne un signal disant que notre heure est venue. C'était l'heure de soeur Gabriella ! Et ça a été admis et consacré par ses supérieurs...

Dieu ainsi accepte que des hommes ou des femmes portent jusqu'au bout les conséquences du péché, qu'ils les portent jusqu'à leur issue dernière qui est la mort. Car la mort est attachée au péché, et la suite normale du péché, c'est la mort. Comme la vie est attachée à l'amour et que la suite normale de l'amour, c'est la vie.

Soeur Gabriella n'a rien fait d'autre que ce que Dieu lui-même a fait. Dieu qui est devenu homme afin de prendre sur lui le péché des hommes, de les en décharger, de les en libérer, de les faire quitte...il prenait tout sur lui...et           jusqu'à l'ultime qui a été la mort.

 

Ce sont là des vocations qu'on trouve parfois ainsi dans le monde, aussi dans les monastères, dans les couvents. ne veut pas dire que nous devons, nous, tantôt dire : Hé ! Moi aussi ! Non, attention ! Attention ! Il faut toujours demeurer discret dans ce qu'on fait. C'est à dire il faut savoir dis­cerner la volonté de Dieu.

Et quelle est pour nous présentement la leçon que nous laisse cette soeur Gabriella ? Eh bien celle-là que nous pouvons faire nôtre tout de suite. Nous ne devons pas essayer de la concurrencer...nous avons d'ailleurs déjà dépassé l'âge...25 ans...ou nous ne l'avons pas encore atteint.. .nous avons encore le temps !

Mais quelque chose d'aujourd'hui, de bien concret : bien savoir que notre mort mystique quotidienne dans le re­noncement, dans l'obéissance, dans l'ouverture aux autres, pour tout dire dans l'amour, cette mort mystique construit l'avenir de l'Eglise et du monde. C'est ça la leçon concrete pour nous aujourd'hui.

 

C'est la raison pour laquelle l'Eglise place cette soeur sur les autels. Et c'est une soeur de notre Ordre, ne l'ou­blions pas ! Elle a vécu notre vie. Elle a porté le même habit. Elle s'est levée à la même heure. Elle a fait l'Office Divin, la Lectio Divina, le travail...Enfin, tout ce que nous connaissons, elle l'a vécu.

Nous ne devons donc pas faire un effort d'imagination pour transposer dans notre vie ce qui viendrait d'une sainte étrangère a notre Ordre. Non, c'est une pareille à nous ! Regardez ! Elle aurait maintenant 69 ans, ce qui n'est pas tellement vieux. Nous en avons combien ici qui le dépasse...

Eh bien voilà, mes frères, il va certainement paraître quelque part des études ou des livres au sujet de cette soeur. Il n'existe pas grand chose aujourd'hui. J'ai reçu une brochure que j'ai remise à notre bibliothécaire. Vous l'avez peut-être déjà consultée. Au Chapitre Général, j'avais reçu un livre, un gros livre. Mais il était écrit en Italien. Et comme la valise était déjà pleine, je l’ai donné à mon voisin, un américain je pense, ou un anglais, je ne sais plus. Ici, qui aurait pu lire ça en italien. Mais ça va certainement être traduit. Il y aura des commentaires...

 

Mais nous ne devons pas attendre. Nous savons déjà que cette soeur est béatifiée. C'est une véritable soeur à nous. Nous connaissons son message. Nous le recueillons. Et nous nous efforcerons avec son aide de mourir chaque jour à nous-­mêmes afin de recevoir en nous la vie véritable, de nous laisser façonner par l'amour afin de devenir un seul être avec le Christ et ainsi à notre tour collaborer à la réunion des chrétiens séparés, à l'instauration du Règne du Christ dans le monde, et à la paix véritable parmi les hommes.

 

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        29.01.83

      6. Assimilation – intériorisation – intégration.

 

Mes frères,

 

Après une petite semaine de vacances, nous reprenons la lecture de la lettre que nous a adressée le Père Abbé Général à l'occasion de la Noël. Nous sommes à la page 2.

 

Tout d'abord, revenons à l'expression " inté­riorisation des valeurs monastiques ". Qu'est-ce qu'une valeur ? Qu'est-ce que l'intériorisation ? Il n'est pas aisé de répondre à ces questions.

Le terme valeur a plusieurs significations et peut être employé de façons différentes selon les auteurs. Pour éviter une explication qui serait trop technique, nous pourrions dire que certains êtres ou certaines qualités ont le don de nous attirer, nous leur donnons de l'importance, nous les valorisons.

Ainsi nous pouvons dire par exemple que la vérité est une valeur, que la beauté est une valeur, que la nourriture et la boisson sont des valeurs. Quand nous parlons de cette façon, nous considérons les valeurs comme des objets. Mais nous pouvons aussi les considérer de façon subjective, c'est à dire, comme quelque chose qui nous appartient.

Si d'une manière réfléchie nous choisissons de dire la vérité plutôt que de mentir, nous pouvons dire que nous sommes véridiques et c'est une valeur qui de­vient nôtre, c'est à dire que nous estimons que dire la vérité est préférable à mentir et que nous agissons selon cette préférence.

Une valeur au sens subjectif pourrait se défi­nir par le fait que d'une façon habituelle on juge un certain type de conduite préférable à un autre, ou qu' on se donne dans l'existence un but préférable à un autre. Par exemple on dira que dire la vérité est pré­férable à mentir, que l'union à Dieu est préférable à la damnation.

 

Cela parait assez technique ! Un peu embrouillé ! Et c'est pour ça que nous allons nous y arrêter. Remarquons d'abord une chose. Le Père Abbé Général ne parle plus d'assimilation des valeurs monastiques mais de leur intériorisation. Et la différence est au niveau quali­tatif. Car dans l'un et l'autre cas, c'est une chose, une res, au sens général située hors de moi et assimilée ou in­tériorisée, qui dessine un mouvement du dehors vers le dedans.

            Pourtant, il y a une grande différence entre l'assimi­lation et l'intériorisation. Assimiler est emprunter au vocabulaire de l'acte physiologique de la digestion dont l'assimila­tion est le stade ultime. Assimiler une chose, c'est la con­vertir en ma propre substance. Un aliment, une boisson : je l'ingurgite, je le digère. Lorsque la digestion est terminée, j'ai assimilé cette substance qui s'est introduite à l'intérieur de mon organisme. Elle est devenue du sang, elle est devenue du musc, elle est devenue de l'énergie.

Mais je puis appliquer aussi ce mouvement - c'en est un je le répète - de l'assimilation à des valeurs plus hautes que la boisson ou la nourriture. Par exemple à la connais­sance : des connaissances que j'assimile, qui deviennent miennes. Si bien que je suis fait de ce que je mange, de ce que je bois, de ce que je vois, de ce que j'entends, de tout ce que je reçois. Il y a dans l'assimilation un élément de pas­sivité. Une bonne partie de ce processus s'opère sans moi, à mon insu.

On dira aujourd'hui qu'on est fortement conditionné par la publicité, par les mass médias, par l'information. Et c'est bien vrai ! Je serai aussi conditionné par les valeurs que j'accepte, les valeurs que je laisse pénétrer et moi et que j'assimile, qui deviennent partie de moi.

 

Maintenant l'intériorisation ! Il y a ici une nuance d'intellectualité et de spiritualité. J'intériorise ce que je veux bien. L'intériorisation demande un travail de ré­flexion, de recherche. Elle impose un choix. Je suis obligé de méditer, de creuser, de revenir sur quelque chose. Je porte un jugement, j'accepte et j'intériorise. Cela devient également partie de moi mais à la suite d'un travail assez long, persévérant. Cela demande un effort, un acte volontaire. L'assimilation peut devenir automatique, elle peut devenir inconsciente, dans le cas de la publicité par exemple. L'intériorisation, non !

Mais il y a encore un stade plus loin. Le Père Abbé Général n'en parle pas ici, mais il en a parlé à la page précédente. C'est l'intégration des valeurs. Il s’agit main­tenant des valeurs. On n'intègre pas un aliment. On assimile un aliment. On n'intègre pas un flash publicitaire, Non ! Intégrer, c'est la valeur, la chose, la personne qui est devenue vraiment partie constituante de mon être au point que sans elle mon être n'est pas achevé. Il demeure imparfait. Il y a une intégration à moi, et cela va faire un tout avec moi.

Si bien que lorsque j'ai intégré la valeur, je suis grandi, je suis plus riche, je suis plus complet, je tends vers la perfection. Lorsque l'intégration des valeurs essen­tielles est achevée, à ce moment-la, je suis un homme parfait, j'ai tout intégré à moi.

 

Vous voyez, assimilation, c'est très physique encore, même s'il s’agit de valeurs. Intériorisation, il y a encore entre les valeurs et moi une certaine distance. Intégration, non, la valeur est non seulement devenue mienne, mais elle me constitue. Sans elle, il me manque quelque chose. Donc voilà, mes frères, trois degrés...ça suffit pour ce soir. Demain, nous verrons avec le Père Abbé Général ce qu'il faut entendre par une valeur.

 

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        30.01.83

      7. Qu’est-ce qu’une valeur ?

 

Mes frères,

 

L'intention du Père Abbé Général en nous adressant ses lettres est de nous faire mieux connaître la beauté de notre vocation cistercienne afin que nous puissions la vivre avec une foi, une conviction plus grande. Nous allons en reprendre la lecture. Hier soir nous avons vu la différence entre assimilation, intériorisation, intégration des valeurs. Il va nous expliquer maintenant ce qu'il entend par valeur. Je relis rapidement le texte.

 

Le terme" valeur" à plusieurs significations et peut être employé de façons différentes selon les auteurs...

 

C'est donc un sujet dont on a parlé ! Un sujet qui est traité, approfondi par des auteurs, des personnes spéciali­sées en la matière.

 

...Pour éviter une explication qui serait trop technique, nous pourrions dire que certains êtres ou certaines qualités ont le don de nous attirer, nous leur donnons de l'importance, nous les " valorisons ". Ainsi, nous pouvons dire par exemple que la vérité est une valeur, que la beauté est une valeur, que la nourriture et la boisson sont des valeurs. Quand nous parlons de cette façon, nous considérons les va­leurs comme des objets.

Mais nous pouvons aussi les considérer de façon subjective, c'est à dire comme quelque chose qui nous appartient. Si d'une manière réfléchie nous choisissons de dire la vérité plutôt que de mentir, nous pouvons dire que nous sommes véridiques et c'est une valeur

qui devient nôtre. C'est à dire que nous estimons que dire la vérité est préférable à mentir et que nous agis­sons selon cette préférence.

Une valeur au sens subjectif pourrait se définir par ­le fait que d'une façon habituelle on juge un certain type de conduite préférable à un autre. Par exemple on dira que dire la vérité est préférable à mentir, que l'union à Dieu est préférable à la damnation.

 

Le Père Abbé Général distingue donc deux approches différentes mais convergentes du mot « valeur ». Il lui con­fère une signification objective : valeur en soi, une signi­fication subjective : valeur en moi. Au sens subjectif, la valeur est un objet qui est impor­tant en lui-même indépendamment d'une référence quelconque à autre chose qu'à lui. Mais cet objet important ne deviendra une valeur que s'il est reconnu comme tel par une personne qui lui reconnaît son importance... une personne qui se sent attirée par cet objet du fait de l'importance qu'elle lui reconnaît.

Une valeur peut donc être attribuée à une chose : la nourriture ; à une personne : un héros. Vous savez aujourd'hui - c'était déjà ainsi de mon temps - il y a les idoles des jeunes. C'étaient les champions sportifs. C'était une valeur. On voulait les imiter. Cela peut être aussi une qualité. La beauté est une valeur pour l’artiste. Voilà donc la beauté au sens subjectif.

Il y a aussi alors naturellement pour nous les valeurs monastiques. Il y aura le silence, Il y aura la solitude. Il y aura l'Office Divin, la Lectio Divina. Il y aura le tra­vail, l'humilité, la contemplation. Voyez, tout ce qui cons­titue notre vie. Voilà donc la valeur au sens objectif !

           

Maintenant, au sens subjectif, devient valeur la chose que j'ai faite mienne. Cette chose importante que j'ai valo­risée, je la fais mienne. Elle m'appartient et elle va jusqu' à être partie intégrante de moi. Je ne saurais plus vivre sans elle. Je ne saurais pas m'achever sans elle. Grâce à cette valeur, je me trouve bien. Je me trouve mieux. Je sens que je grandis, que je me parfais. Là voila devenue valeur subjective. Elle va aussi conditionner ma conduite, ma praxis quo­tidienne. Par exemple, comme dit le Père Abbé Général ici, la vérité. Je choisis de dire la vérité plutôt que de mentir. Je deviens véridique, qui étymologiquement veut dire : veritatem dico, celui qui dit la vérité. J'agis en conformité avec cette conviction qui est mienne et je dis toujours la vérité.

On peut s'appuyer sur moi. Lorsque j'avance une chose, cette chose est vraie en soi et elle est vraie pour moi. Voilà une valeur subjective qui devient norme de vie pour moi. Elle est donc le fruit d'un jugement et elle entraîne un type de comportement.

 

Mes frères, je pense que j'ai quelque peu élucidé ce que voulait dire le Père Abbé Général. Donc la valeur consi­dérée comme un objet. Puis cette valeur m'intéresse. Je la fait mienne. Je vis en conformité avec elle. La voici deve­nue subjective. Elle fait partie de moi.

Voyez - mais j'anticipe sur la suite de sa lettre - un postulant, un novice. On lui présente dans le monastère un ensemble de valeurs. Il va d'abord devoir reconnaître que réellement ce sont des valeurs. S'il est vraiment appelé par Dieu à la vie contemplative, il l'admettra, il dira : mais c'était ça que je cherchais. Et il va commencer à y con­former sa vie.

Mais vous comprenez bien que ça ne s'opère pas en un jour. Voyez quel travail doit commencer et se poursuivre en lui. Soyons donc toujours très indulgents avec les postulants, avec les novices, et même avec les jeunes profès et avec les moins jeunes profès... Et nous devons nous dire que nous touchons à nouveau ici à notre travail de conversion qui n'est jamais terminé. Car vivre les valeurs monastiques ? Quand pourrons-nous affirmer que c'est devenu chez nous la perfection ?

 

En fait, mes frères, il n'est pas possible de vivre de façon humaine sans un éventail de valeurs qui motivent notre action, qui l'énergétisent, qui la dirigent. Un homme qui n'aurait comme ça aucune valeur à laquelle se référer, ce ne serait même pas un cadavre, ce serait en dessous du cadavre : il ne vivrait pas ! Les animaux en ont même, des valeurs, quand ce ne se­rait que la nourriture. Naturellement, eux ne portent pas de jugement de valeur. Ils ne sont pas en état de le faire. Mais pourtant c'est là !

Lorsqu'il s’agit de l'être humain, alors lui, il lui faut tout un éventail de valeurs. Et ces valeurs, elles sont acquises par l'éducation en famille, à l'école, par la société, le milieu dans lequel on vit. Elles sont aussi le fruit d'une réflexion, d'une recherche personnelle. Elles peuvent être un don de la grâce, d'une lumière divine. Ce sera beaucoup plus vrai dans le contexte de la vie monastique.

Pensez à cette Soeur Maria Gabriella. Pour elle, le fait de donner sa vie a représenté une valeur. Donner sa vie pour que les autres chrétiens retrouvent leur unité. Cela lui a été inspiré. Ce n'est pas sorti d'elle-même, de son instinct. Non, c'est une lumière qui lui est venue d'en haut. Elle a vu cela. Cet objet s'est trouvé devant elle. Elle lui a reconnu de l'importance. Elle l'a fait sien. Et avec l'accord de sa Supérieure, elle a donné sa vie.

 

Voyez, mes frères, nous avons donc dans le concret de notre existence toujours des choix à opérer. Ce sont des choix éthiques d'abord, encore une fois, pour toujours re­connaître comme valeur ce qu'il est. Et puis des choix pra­tiques pour que notre vie demeure fidèle. Il ne s’agit pas de reconnaître cérébralement la valeur de certaines choses, de certaines qualités. Il faut que cette conviction qui est devenue nôtre entre dans notre conscience, que nous l'intériorisions, et puis que nous l'intégrions à notre existence. Si bien que, comme je le disais tantôt, nous ne sachions plus vivre sans elle.

Cet ensemble de valeurs est donc un trésor qui exige d'être entretenu, d'être développé, d'être cultivé, de por­ter du fruit. Il ne suffit pas de prendre cela dans un mou­choir et puis de le cacher quelque part dans le sol en des­sous d'une pierre. Non, ce doit être dans notre existence un souci. Cela ne peut pas devenir une obsession. Non, mais je retrouve ici nos petits examens de conscience quotidiens.

Comment aujourd'hui me suis-je conduit par rapport à ces valeurs qui sont miennes, que j'ai choisies et qui me per­mettent d'être un vrai moine ? Est-ce que je dois redresser ceci ou cela ? Est-ce que je dois corriger certaines choses ? Est-ce que je dois ense­mencer ? Est-ce que je dois plutôt arroser certains de mes comportements pour que le fruit devienne meilleur encore ? Un examen de conscience ne doit pas seulement porter sur le négatif en nous, sur ce qui nous a échappé de con­traire...mais aussi sur le positif, sur ce qui grandit et qui doit être promu, poussé plus loin et plus haut.

 

Voilà, mes frères, tout cela vous le comprenez, ça de­mande du travail, un travail de discipline, d'ascèse et sur­tout de fidélité. Je vais en rester là pour ce matin car cette semaine nous avons reçu de longues et nombreuses conférences qui n'étaient pas très faciles. Là aussi nous avons reconnu des valeurs.

La lettre du père Abbé Général est un repère sur notre route. Nous continuerons à la méditer avec fidélité de façon à y découvrir une valeur que nous ferons nôtre et qui nous permettra d'être un peu plus près de notre Dieu.

 

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        31.01.83

      8. Le classement des valeurs.

 

Mes frères,

 

Le Père Abbé Général nous a dit que des objets revê­taient à nos yeux une certaine importance, que nous nous sentions attirés par eux, vers eux. Ils ont ainsi pour nous une valeur objective. Lorsque nous les faisons nôtre, qu'ils deviennent norme pour notre conduite pratique, ils revêtent une valeur sub­jective.

Il continue en nous disant que :

 

Bien sûres toutes les valeurs ne sont pas d’égale importance pour un individu, et dans de nombreux cas on doit choisir entre deux ou plusieurs valeurs. Dans une situation donnée, on peut avoir à choisir entre dire la vérité et rester en vie...

 

C'était le cas souvent pendant la guerre. Il fallait cacher beaucoup de choses pour échapper à la prison, au camp de concentration, ou bien à la décapitation.

 

...A cause de cette différence dans l'impor­tance et à cause de la nécessité des choix, chaque personne, consciemment ou inconsciemment ordonne ses valeurs d'une façon hiérarchique, selon l'importance qu'il attribue à chacune d'elles. C'est ce qu'on appelle un système de valeurs.

Si on a compris ce qui précède, on comprendra l'importance de ces valeurs dans la vie humaine. Elles donnent à l'individu un ensemble de références qui le guident dans sa conduite selon des voies différentes. Elles le mènent à des prises de positions spécifiques à propos de problèmes religieux ou sociaux. Elles le conduisent à porter un jugement ou une évaluation sur lui-même et sur les autres, à se comparer par rapport aux autres, à jouer de son influence ou de sa persua­sion sur les autres, etc...

 

Ce que nous dit le Père Abbé Général, c'est que pour mener une vie équilibrée, épanouie, nous devons classer les valeurs selon un ordre qui répond à leur importance intrinsèque et à nos capacités personnelles. Nous construisons chacun notre système de valeurs à l'intérieur duquel ces valeurs sont disposées de façon hié­rarchique. Il y en a une qui est première. Et c'est en fonc­tion de celle-là que s'ordonnent toutes les autres.

Ainsi, lorsque notre système de valeurs est correct, lorsque je veux dire la façon subjective pour nous de sai­sir l'importance des objets répond à leur valeur intrinsè­que, à ce moment-là il nous est possible de croître vers notre état adulte, d'être maître de notre vie et de trouver notre place dans la société des hommes.

 

Je vais donner un exemple, mais à rebours. Imaginez que pour moi, la valeur suprême, c'est l'argent. Cela n'a rien d'extraordinaire parce que l'argent me donne la puis­sance et le prestige. L'argent m'ouvre les consciences. Je peux acheter les gens. Tous les plaisirs sont à ma portée. Car le plaisir est une marchandise qui s'achète, qui se paye. Voilà donc pour moi mon objectif premier, celui que je valo­rise : au sommet, c'est l'argent !

Mais à ce moment, disons que en soi l'argent est tout de même une valeur objective. C'est certain ! Aujourd'hui, nous ne savons pas vivre sans argent. Nous ne sommes plus à l'époque où l'on troquait les marchandises, où on les échangeait. Maintenant nous avons un papier monnaie qui sert d'instrument d'échange.

Mais pour devenir un magnat au plan de la puissance financière, je puis utiliser toutes sortes de moyens. Enfin, étant ce que je suis, je ne me ferai pas beaucoup de scru­pules. Je vais donc mentir. Je vais rouler les gens par une publicité mensongère. Je vais les rouler sur les mesures, sur la qualité. Enfin, je vais m'arranger de tromper pour gagner toujours plus d'argent. Voici donc que j'érige le mensonge comme une valeur pour moi.

 

Pour moi personnellement le mensonge est ordonné a cette valeur suprême qu'est l'argent. Or le mensonge en soi, intrinsèquement, objectivement, n'est pas une valeur. C'est le contraire d'une valeur. Le mensonge est un mal. Mais voici que moi, je l'érige au rang de valeur...Vous voyez ! Qu'est-ce que je vais devenir alors ? Je vais peut-être devenir …..oui, j'aurais beaucoup d'argent. J'en aurais peut-être à flots jusqu'à mon dernier souffle.

Mais au plan de ma valeur personnelle alors, devant Dieu dont je me moque - mais enfin, Dieu est tout de même là - devant les hommes dont je me moque encore davantage puisque je les exploite froidement, et bien je serai un raté... Je ne pourrais pas dire que j'ai réussi ma vie, que je suis un homme parvenu à sa stature parfaite, même indépendam­ment de toute référence d'ordre religieux. Je ne serais même pas ce qu'on appelle un honnête homme. Je ne serais rien...

Voyez l'importance d'un bon système de valeurs pour croître de façon harmonieuse et équilibrée vers notre pleine stature humaine. Et je vous dis, je reste ici encore au plan humain. C'est par après que nous entrerons - demain sans doute déjà ­dans le domaine religieux.

 

Or, mes frères, pour être un moine, un vrai moine, il faut d'abord être un véritable homme. Ce n'est pas parce que nos vaches sont dans un monastère que ce sont des moniales...

Non, ce sont des vaches ! Il faut donc pour que je sois un moine, que je sois d'abord un homme, c'est à dire que mes valeurs, mes valeurs donc ici humaines soient établies suivant une hiérarchie juste, une hiérarchie que j'appellerais honnête.

Voilà, mes frères, retenons ça pour aujourd'hui ! Cela nous achemine progressivement vers l'endroit où le Père Abbé Général veut nous conduire : c'est à dire que dans un monas­tère nous devons avoir aussi collectivement, communautaire­ment et alors personnellement un système de valeurs. Mais ce sera pour plus tard à l'intérieur de sa lettre.

 

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        01.02.83

      9. Ne pas inverser les valeurs.

 

Mes frères,

 

Les valeurs, vous voyez, elles doivent être convena­blement hiérarchisées pour qu'elles nous donnent un ensemble de références qui vont guider notre conduite. C'est entre autre le rôle, la fonction de la Loi, de la Tora. Elle nous donne des normes pratiques de vie. Cer­taines de ces normes ont une valeur absolue, d’autre une valeur relative.

Valeur absolue de la Loi ! Il n'y a que deux normes. Vous les connaissez. C'est le Christ lui-même qui les a rap­pelées, qui les a vraiment élevées au sommet de ce que nous pouvons espérer et vouloir : Tu aimeras le Seigneur ion Dieu de tout ton coeur, de toute ton âme, de toutes tes forces, de tout ton esprit ; Tu aimeras ton prochain comme toi-même. Alors lui, le Christ, y a apporté sa note spécifique : Tu aimeras ton prochain comme moi je l'aime.

Tout le reste est relatif, c'est à dire que ça doit adapté aux circonstances concrètes. Et c'était le rôle de ces consultations auxquelles se prêtaient aimablement ­les Rabbins. Le Père Bogaert nous en a parlé. Saint Paul, qui était un Rabbin de haut vol, nous donne aussi une série de prescriptions pratiques à l'intérieur de ses lettres. Chacune d'entre elles est une valeur.

Maintenant que nous le savons - on est en train de lire aux Vêpres l'Epître aux Corinthiens.

 

On nous a lu pendant l'Office de nuit l'Epître aux Thessalonniciens - ayons l'attention éveillée pour reconnaître la valeur de ce que l'Apôtre nous dit. Et nous remarquerons que c'est toujours en relation avec une situation concrète, vécue, pratique. Elle l'était alors...elle l'est peut-être encore au­jourd'hui ? Pas certainement ! Elle l'est peut-être pour une personne et elle ne l'est peut-être pas pour une autre ? Nous entrons, voyez-vous, dans le domaine du relatif.

Et alors, nous devons bien prendre garde de ne pas tom­ber dans l'erreur des pharisiens - c'est à dire des phari­siens adversaires de Jésus. Car ils n'étaient pas tous ainsi vous comprenez bien, de certains pharisiens - d'absolutiser tout et même d'inverser les choses, d'inverser les valeurs. Et le Christ le leur reprochait. Il leur disait vous vous en souvenez : Vous filtrez le moucheron mais vous avalez le chameau. N'oublions jamais que l'homme n'est pas pour la valeur, mais que la valeur est faite pour l'homme.

Voilà, je donnerai un exemple la fois prochaine ayant rapport à notre vie. Nous devons être très prudents en ce domaine, car si nous pouvons faire beaucoup de bien à nous-­mêmes et aux autres, nous pouvons faire aussi beaucoup de mal.

 

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        03.02.83

      10. Mon système de valeurs.

 

Mes frères,

Depuis notre plus tendre enfance, nous édifions un sys­tème de valeurs que nous enrichissons, adaptons, au besoin réformons tout au long de notre existence. Sans lui nous ne saurions pas nous insérer à notre pla­ce dans une société. Il nous donne un ensemble de références qui nous permettent des prises de positions sur des ques­tions d'ordre politique, économique, social, éthique, reli­gieux. C'est grâce à lui que nous choisissons le parti qui nous permettra de réaliser ce que nous considérons un ob­jectif nécessaire à l'épanouissement de notre être personnel.

Si je suis un ouvrier, j'éprouverai de la répugnance à voter libéral. Je ne serais pas à mon aise parmi des gens pareils. Enfin, je prends cet exemple, je dis libéral pour être gentil parce que au fond je pensais catholique... C'était comme ça dans le temps. J'au très fort connu cela. Je pourrais vous raconter des histoires très savoureuses dont j'ai été le témoin et le co-acteur. Mais ces temps sont révolus.

De même au plan économique : le patron voit les choses autrement que son ouvrier. Au plan éthique : les parents voient les choses autrement que les jeunes. Voyez ! Il faut donc que dans une société bien équili­brée que tout cela s'adapte. Lorsqu'il y a conflit, le gouvernement présente sa démission. On retourne aux urnes et on recommence avec les mêmes hommes, mais arrangés autre­ment, disposés autrement.

 

Enfin, tout cela, mes frères, pour nous amener dans le monastère qui est, lui, une petite cité avec son objectif, avec sa hiérarchie, avec son ordre social, sa structure, son économie, avec ses principes directeurs. J'ai mon système de valeurs. Je suis un homme. Je vais par rapport à lui évaluer les autres, me comparer à eux, voir s'ils entrent dans la hiérarchie, dans le classement que j'ai édifié et qui me conduit même si je n'en ai pas conscience.

C'est donc là quelque chose de délicat et dangereux. Et les pensées, ces fameuses pensées contre lesquelles l’ascèse monastique dirige sa lutte, ces pensées qui viennent du coeur, de la chair non encore transfigurée, purifiée, ces pensées elles surgissent à mon avis pour une bonne part ­- pas toutes indistinctement - mais un bon régiment de ces pensées vient de cette caserne qu'est mon système de valeurs.

Car il fait tellement partie de moi, ce système, qu'il m'est difficile d'admettre qu'il n'est pas le meilleur. Je vais donc regarder les autres. Je ne peux pas avoir mes yeux en poche. Je ne peux pas tou­jours marcher avec la tête dirigée vers le sol, sinon il va arriver un accident. Et puis alors je montrerai à tout le monde que je suis bourré de complexes. Et ça, il faut soigneusement le cacher. Je vais donc porter un jugement, comme on dit, de va­leur sur les autres. Et me voilà embarqué dans des conflits qui me déchirent.

 

Je peux alors, si je suis agressif, entre­prenant, je peux user comme le Père Abbé Général le dit, je peux jouer de mon influence et de ma persuasion sur les au­tres, pg .2, pour les amener à modifier leur point de vue, leur comportement, leur conduite...pour les ranger sous mon drapeau, sous ma bannière. Et ce que je cherche dans le fond de tout cela, c'est la sécurité. Car il n'est rien de plus insécurisant que de constater que les autres sont différents de moi. Cela fait problème !

Je ne suis pas à mon aise avec eux parce que, voilà, ils ne voient pas les choses comme moi. Ils ne les évaluent pas comme moi. Je ne vais donc jamais savoir exac­tement comment me comporter avec eux... Le plus simple pour ramener tout dans l'ordre, c'est que je m'arrange pour qu'ils soient toujours de mon avis. Car enfin, si nous voulons être sincères, nous reconnaîtrons que ces pensées qui surgissent en nous et qui ont le prochain comme objet, elles gravitent autour de ce besoin d'uniformiser tout selon mon échelle de valeurs.

Saint Benoît et avant Saint Benoît évidemment toute la Tradition monastique demande que ces pensées qui m'agitent rentrent dans l'ordre, c'est à dire que tout bonnement elles disparaissent. Il n'y a qu'un seul jugement qui soit bon : c'est celui de Dieu ! Pourquoi ? Parce que il est Lui, pour lui-même, et pour l'univers, et pour chacun d'entre nous la suprême échelle de valeurs.

 

Si j'obéis, si j'adapte ma volonté propre à la volonté divine, c'est précisément afin d'entrer dans le système de valeurs que Dieu me propose. Et je pense que là tout le mon­de peut se trouver d'accord parce que le système divin de valeurs est précisément divin. Il dépasse tout le monde, il surplombe tout le monde. Je ne dois pas, si je veux bien regarder les choses, je ne dois pas renoncer au mien, mais je dois l'intégrer à sa place dans le système de Dieu. Je m'aperçois alors que le mien se purifie.

Je m’aperçois que là où il est déséquilibré, où il est hypertrophié ou bien hystérique, ou bien en retrait et peu­reux, je m'aperçois qu'il se corrige, qu'il se rectifie. Ce qui est exagéré est remis à sa place. Ce qui est trop timoré prend de l'énergie, de l'audace. Mon système de valeurs - qui me constitue, ne l'oublions pas - vient à sa place parfaite lorsque il est assumé par le divin. Et étant assumé par le divin, il est entré dans la justesse.

Maintenant, voyons que dans le monastère chacun fait cela. Tout ce parterre va commencer à s'harmoniser. Il n'y a plus de tiraillements et pourtant chacun reste soi...Mais tous les jugements sont en référence avec cette vérité su­prême qui est en Dieu et que Dieu propose. Personne ne doit démissionner, personne ne doit être diminué ou brimé, ni amputé. Non, mais chacun est clarifié, chacun est valorisé.

 

Mes frères, c'est là quelque chose qu'il nous est impos­sible d'atteindre par des moyens naturels. On organise maintenant parfois dans ses monastères, et pas seulement dans les monastères mais dans des maisons disons religieuses, des réunions plus ou moins psychanalytiques. On monte de petits psychodrames où chacun à l'occa­sion, voilà, de s'exprimer, comme on dit. Et alors on essaye de construire un projet COMMUNAUTAIRE...Voilà le grand mot !

Oui, ça peut aider, ça peut réussir ! Mais ça peut aussi en détruire quelques uns. Pourquoi ? Parce que on reste à un niveau psychologique trop humain. Ce n'est pas ça que Saint Benoît nous demande. Il nous demande tout simplement de regarder la volonté de Dieu, chacun à l'endroit où nous sommes, de nous y con­former. Et à ce moment-là, et chacun, et la communauté, trouve sa véritable valeur, sa véritable hiérarchie communau­taire dans laquelle chaque hiérarchie personnelle vient s'intégrer à sa place.

Voilà, mes frères, ce que le Père Abbé Général va nous dire au long de cette lettre, mais en d'autres termes que les miens, beaucoup plus techniques, beaucoup peut-être plus adapté à ce que nous vivons. Je veux dire plus concret. Demain nous commencerons le paragraphe suivant qui est une transition entre la présentation de la valeur comme telle et ce qui se passe lorsque quelqu'un se présente dans le monastère.

 

 

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        04.02.83

      11. Un espace physique et spirituel.

 

Mes frères,

 

Nous prenons un nouveau paragraphe de la lettre du Père Abbé Général.

 

Mais revenons au sens objectif. Il devrait être clair que les catégories de valeurs sont multi­ples. Nous pouvons parler de valeurs sensibles comme la nourriture, la boisson, le confort, la sexualité ; de valeurs biologiques comme la santé physique ou la force ; de valeurs sociales comme l'amour des parents, l'amitié, etc…; de valeurs d'ordre intellectuel com­me la connaissance, la vérité ; de valeurs morales comme la bonté, l'honnêteté, la justice, etc…; de va­leurs religieuses comme le culte ou la prière, etc...

Ces nombreuses catégories sont souvent susceptibles de subdivision, et bien sûr les valeurs monastiques sont une subdivision des valeurs religieuses. Par valeurs monastiques au sens objectif nous voulons dire l'en­semble des éléments constitutifs de l'idéal monastique : prière, silence, solitude, hospitalité, et nombres d'autres éléments que nous rencontrons dans la Règle de Saint Benoît et dans la Déclaration sur la Vie Cister­cienne.

 

Mes frères, un système de valeurs est toujours subjec­tif. C'est moi qui ordonne les valeurs selon une hiérarchie déterminée par l'importance que j'accorde à ces valeurs. Maintenant, la valeur prise en elle-même - donc au sens subjectif - peut se répartir comme dit le Père Abbé Général en diverses catégories. Mais ici, vous voyez, nous considérons la valeur dans l'abstrait au sens objectif, c'est à dire indépendamment de la personne qui est attirée par cette valeur, qui lui accorde de l'importance, qui la fait.

En fait, un objet que nous appelons valeur ne va deve­nir réellement, authentiquement valeur que lorsqu'il se trouve dans un sujet. Vous allez mieux comprendre après. Il existe des valeurs, dit le Père Abbé Général, biolo­giques, sensibles, sociales, intellectuelles, morales, reli­gieuses et même spirituelles. Mais de celles-là, il n'a pas parlé. Ces valeurs, elles sont les mêmes pour tous. Voyez, ce sont des valeurs qui sont séparées du sujet. Elles sont prises comme ça en elles-mêmes. Elles sont abstraites. Etymologiquement, on les a tirées hors de la personne qui vit ces valeurs.

Donc ces valeurs, en soi elles sont les mêmes pour tous et on les rencontre chez tous mais avec des teintes différentes selon les lieux, les milieux, les races, les cultures. Par exemple, les valeurs religieuses ne sont pas vécues par l'ayatollah Khomeiny comme par notre frère Jules. C'est tout autre chose ! Les valeurs sociales ne sont pas vécues par un citoyen Soviétique comme par un citoyen Américain. Les valeurs intellectuelles ne sont pas les mêmes chez un professeur d'université ou bien chez un étudiant d'école technique...Il y a donc une coloration différente suivant les per­sonnes, suivant les lieux, suivant les cultures, suivant les temps aussi.

 

Chacun va donc ordonner les valeurs de façon très per­sonnelle. Il va mettre l'accent sur certaines plutôt que sur d'autres. Il va donc privilégier certaines valeurs sans autant négliger les autres. Or, pour vivre en conformité avec les valeurs que l’on reconnaît comme importante, chaque homme a besoin d'un certain espace physique ou spirituel à l'intérieur duquel il les cultive. Une trop forte densité de population finira par étouf­fer les valeurs et par dégrader les hommes. Ce sera le cas de la promiscuité dans les bidonvilles où même dans certains appartements.

Voilà, à mon avis, c'est quelque chose qui est bien étudié, qui est presque scientifiquement mis au point en Russie Soviétique où on reçoit un logis en proportion du nombre de membres que constitue la famille. Et c'est calculé au cm2...c'est l'affaire de 5 cm2 pour qu'on vous refuse un appartement ou qu'on vous l'accorde. Et alors, les gens sont très, très gênés parce qu'ils doivent vivre les uns sur les autres, avec une cuisine com­mune pour plusieurs ménages par exemple, ou pour tous ceux qui habitent le même palier ou le même étage. Voyez alors tout ce qui peut se déclencher chez ces personnes comme agressivité, comme tension.

On avait ça aussi dans les camps de concentration lors­qu'il fallait dormir à 9 dans un lit de 2m de largeur. Comment faire ? Mais se mettre en quinconce plus ou moins pour occuper la place...voyez ! Alors tout ça, pour empêcher les gens de vivre correc­tement les valeurs qui pour eux ont de l'importance et qui fait qu'ils seraient des hommes épanouis, heureux, libres, pouvant choisir, pouvant décider de façon responsable. Il suffit de réduire l'espace pour que l'homme soit étouffé et que les valeurs se dégradent...

 

Mais tout ça sera donc très important à l'intérieur d'une communauté monastique de type cénobitique. Il faut, là, ménager à chacun un espace aussi, un espace physique - je le répète - et un espace spirituel où chacun peut être soi sans déranger les autres et sans être brimé. Il ne faut donc pas qu'une communauté monastique devien­ne trop nombreuse et qu'on soit obligé d'être du matin au soir les uns sur les autres. C'est une raison pour lesquelles certaines communautés doivent, comme on dit, fonder, envoyer un essaim ailleurs. Il y a surpopulation, il faut donc partir ailleurs.

Ce sera aussi, pour maintenant, un des bienfaits recon­nu aux cellules individuelles où là vraiment on a un espace à soi. On ne doit pas l'aménager naturellement comme un nid où l'on se réfugie, mais comme un endroit où il est permis de respirer spirituellement tout en se sentant en communion avec les autres qui sont là tout autour.

 

Maintenant, le Père Abbé Général parle pour terminer des valeurs monastiques. Ces valeurs monastiques, elles se­ront propres à ceux qui auront choisi de tout quitter pour suivre le Christ. Elles sont un ensemble des éléments cons­titutifs de l’idéal monastique, dit-il. Et l'idéal monastique? Oui, n'allons pas maintenant imaginer ces valeurs monastiques comme existant en soi, se trouvant pêle-mêle en vrac dans un panier, et chacun prenant celles qui lui convient et en laissant d'autres.

Non, c'est tout autre chose, ici. Il y a une différence entre disons les valeurs monastiques et les autres catégo­ries de valeurs. Les autres catégories de valeurs, elles se trouvent chez tous les hommes, mais les valeurs monastiques uniquement chez quelques uns, chez ceux qui sont appelés à la vie monastique. Mais ces valeurs monastiques forment un ensemble ob­jectif ici, structuré autour d'un axe dynamique qui est une référence à une autre personne, la personne de Dieu. Et cet axe, appelons-le de son terme le plus générique : la recher­che de Dieu. Nous sommes donc en présence d'un ensemble donné à l'avance, dans lequel il faut entrer pour l'adopter en se transcendant soi-même.

Et là va se situer tout le problème que maintenant va aborder le Père Abbé Général. Tout ce que nous avons vu jus­qu'à présent, c'est une introduction : essayer de nous faire comprendre ce que c'était qu'une valeur en soi, une valeur au sens objectif et maintenant une valeur monastique qui elle se trouve dans un ensemble déjà organisé, structuré, dans lequel il nous est demandé d'entrer, de le faire nôtre. Comment ? En allant au-delà de nous-mêmes...

 

Voilà, mes frères, la prochaine fois nous allons abor­der le corps de la lettre. Lorsque quelqu'un entre au monas­tère, il possède déjà son propre système de valeurs, qu'il en soit conscient ou non. Et là va commencer la difficulté ! Comment passer du système de valeurs qui est le mien au système qui me sera présenté par le milieu monastique ? Quelles vont être les réactions? Comment cette mutation, cette conversion va-t-elle s'opérer pour qu'il y ait réus­site, pour ne pas qu'on coure le risque d'un échec ?

 

Récollection du mois de février.                   05.02.83

      Confiance souriante.

 

Mes frères,

 

Nous voici déjà engagés depuis un bon mois dans l'année 1983. Notre récollection mensuelle est, me semble-t-il, l'oc­casion de faire pour la première fois le point de notre situation afin de voir si nous sommes toujours bien orientés dans la direction que nous avions choisie le jour de l'an. Je vous rappelle que nous avions décidé ensemble de nous encourager a une confiance accrue en notre Dieu qui est amour et en notre Christ qui a donné sa vie pour nous. N'allons pas croire que une telle confiance nous est naturelle.

Nous devons littéralement nous forcer à elle. Pourquoi ? Mais Saint Bernard vient de nous le dire. Cet amour que Dieu nous manifeste dans la mort qu’il a voulu subir pour nous, à notre place, c'est de la folie ! Et une folie qui nous fait reculer parce que nous sommes des pécheurs. Et le pécheur, vous le savez aussi bien que moi, c’est l’homme le plus raisonnable du monde. Il ne s'aventure pas trop loin.

Or, si nous faisons confiance à cette folie amoureuse de Dieu, fatalement nous serons entraînés par elle, nous deviendrons fous à notre tour. Et nous serons entraînés avec elle à donner nous aussi notre vie pour nos frères. Et vous comprenez que ça nous fait hésiter...

 

Confiance ! Oui, confiance en notre Dieu, confiance en notre Christ quelques soient les événements qui peuvent ap­paremment nous être contraire. Car que sommes-nous pour juger de ce qui est notre vé­ritable bien ? Notre vue est tellement courte. Nous ne voyons que le proche, que l'immédiat. Nous sommes myopes. Nos regards ne portent pas très loin...Or Dieu, lui, connaît notre présent. Mais il voit aussi notre avenir dans sa vérité, dans ce qui nous sera éternel­lement le meilleur.

Mes frères, oui, nous devons nous encourager mutuelle­ment à cette confiance. Mais confiance aussi dans nos frères. Car eux aussi sont aimés de Dieu, et eux aussi portent dans leur coeur la lumière de l!Esprit. Les deux confiances sont indissociables, car la folie qui frappe l'homme épris de Dieu le porte à faire tout ce qui est en son pouvoir pour aider ses frères. Et la première chose qu'il leur donne à partir de ce coeur qui devient un coeur fou parce que un coeur de Dieu, c’est la confiance. Il leur accorde, il leur fait à l'avance crédit. Il leur donne le préjugé favorable.

Mes frères, cette confiance qui est certainement en nous, à des degrés divers certes - dans la mesure où nous nous libérons du péché, nous nous ouvrons - Cette confiance donc, elle doit se manifester au dehors dans le sourire qui éclaire notre visage, dans nos gestes qui sont la traduction en mouvements, la traduction en terme de mouvement de ce sourire qui brille en notre coeur.

 

Et je reviens à ce qui nous a été dit dernièrement au sujet de nos Pères dans la vie monastique : leur gentillesse, leur amabilité, leur délicatesse, leur exquise et tendre charité, les ruses dont ils usaient pour ne pas peiner leurs frères. Les Jean Colobos, les Antoine, Arsène, Macaire, Poemen, et tant d'autres, ils ne sont pas loin de nous. Ils nous sont tout proche. Oui, dans le temps peut-être pas, mais dans la proximité qui est celle de l'éternité ils vivent avec nous au jour le jour et ils nous conseillent discrète­ment.  

Lorsque nous entendons une voix secrète, inaudible sauf de notre conscience, nous dire : tu devrais agir de telle ou telle façon en faveur de ton frère ! sachons que c'est l'un d'entre eux qui nous glisse ce conseil dans le creux de l'oreille.

 

Nous rencontrons parfois dans notre vie monastique des épreuves physiques, morales ou spirituelles assez dures, très dures parfois. C'est Dieu qui affine notre être au creuset de la tentation. Il fait passer notre coeur par cer­taines flammes qui sont des flammes de son amour, parce que il veut le rendre pur, ce coeur qui devient sa demeure. Mais parfois c'est très lourd ! C'est pesant ! Et on aurait envie de céder, même de prendre la fuite pour échap­per à ce qui nous semble si pénible...

Eh bien, mes frères, quel réconfort lorsque nos yeux peuvent croiser un regard dans lequel brille un amour vrai, lorsque on se sent accueilli par le sourire d'une amitié, un sourire qui ouvre un visage et qui nous dit que un coeur est là qui nous comprend et qui nous aime.

           

Mes frères, dans le peloton de tête des valeurs monas­tiques, nous devons inscrire le sourire. Nous avons, voici une dizaine de jours, célébré la fête de nos saints Fondateurs. C'étaient des hommes qui avaient opté pour l'absolu du renoncement. Mais sachons-le bien, cette radicalité dans leur choix ne les avait pas durcis. Au contraire, leur coeur était devenu liquide.

Et ils faisaient de leur monastère un jardin, un para­dis où ils cultivaient les fleurs de ce qu'ils appelaient dans leur langage : la caritas, la dilectio, l'amicitia... la charité, la dilection, l'amitié. Ils savaient si bien en parler, parce qu'ils en vivaient. Non pas à certains moments, mais c'était leur disposition - devenue comme Saint Benoît le dit - quasi naturelle.

C'étaient des hommes dans lesquels pouvait librement se montrer tel qu'il était cet amour fou qui prenait ces si beaux noms de charité, de dilection, d'amitié. C'étaient des hommes affables, bons, ouverts, amants de la beauté, n'ayant rien dans leur coeur qui aurait pu souiller la réputation d'un frère, qui aurait pu ouvrir en lui une blessure. Non, au contraire, leur langage, leurs gestes, leur sourire était un baume qui donnait à tous la force de marcher, la force de se renoncer et de croire à leur tour en cet amour fou que le Christ est, et qu'Il leur portait.

 

Mes frères, savez-vous que dans ce domaine le miracle est possible. Lorsque nous sommes devenus tellement proche de notre Christ et que nous portons mais réellement nos frères dans notre coeur et sur notre sourire, le Christ ne sait pas résister. Et il lui arrive, alors, d'opérer de véritables miracles qui devraient, qui pourraient être inscrits dans un livre de ménologe. Je comprends qu'au début de notre Ordre il y avait des livres de miraculorum. Ce n'était rien d'autres que ces faits divers, mais qui étaient merveilleux.

Mes frères, ne l'oublions pas ! Ces Fondateurs, ce sont nos Pères. Nous sommes leurs enfants. Nous sommes leurs héri­tiers. Et vous connaissez le dicton : NOBLESSE OBLIGE ! Ils étaient des saints. Nous ne pouvons pas être moins qu'eux. Il ne nous est pas permis d'être des fils dégénérés.

Dans une bonne dizaine de jours encore, nous allons en­trer dans le Carême. Ce Carême est une période d'entraide et de communion plus intense, plus vraie. Si vous le voulez, nous allons pendant ces quarante jours qui vont nous conduire vers la Passion et la Résurrection du Christ, donc vers le sommet de cette manifestation d'amour, nous allons pendant ce temps-là affermir notre dé­termination à nous ouvrir entièrement à la confiance.

 

Nous irons ensemble vers cette voix qui nous invite et qui nous dit sans arrêt que la crainte doit être bannie de notre vie, que nous devons être les uns pour les autres des lumières de certitude. Et ainsi arrivera le moment si nous le voulons - il n'est pas loin - où nous serons mais vraiment totalement un seul coeur et une seule âme. Et alors, mes frères, tous ensemble, pariter comme le dit Saint Benoît, pareillement, nous contemplerons la face glorieuse de notre Christ. Et nous aussi comme lui nous serons devenus des fous, c'est à dire des hommes qui osent faire confiance à l'amour, qui osent se faire confiance les uns aux autres.

Et notre monastère sera un de ces jardins que nos pre­miers Pères connaissaient et cultivaient, dont ils avaient cherché la recette aux origines de la vie monastique. Nous serons, nous aussi, des hommes qu'il est bon de rencontrer, qu'il est heureux de fréquenter parce qu'ils apportent un surcroît de vie, la vie éternelle, celle qui jamais ne peut s'éteindre, mais qui aussi plénifie quelqu'un et le porte au sommet de son être non seulement spirituel, mais aussi charnel. Il faut oser le dire : un homme achevé, la stature parfaite de l'homme adulte dans le Christ.

 

Homélie : 5° dimanche ordinaire. C.              06.02.83

      Témoin du Christ.

          Is. 6, 1-8  *  1Co. 15, 1-11  *  Lc. 5, 1-11

 

Mes frères,

 

Que ce soit Isaïe, Paul ou Pierre et ses compagnons, il est question d'appel, de message à transmettre, de mission à assumer. On voit Dieu. On l'entend. On ne peut plus se séparer de Lui. On n'a plus au coeur qu'un désir, qu'une passion : s'attacher inconditionnellement à son vouloir, le suivre partout où Il voudra. La découverte de Dieu en lui-même dans la Personne du Christ Jésus produit un ébranlement qui bouleverse tout une existence. On appelle cela la conversion. Un homme nouveau naît de l'ancien.

Et c'est fini de la banalité du quotidien. Le Christ Dieu devenu homme, le Christ Rédempteur et Créateur est vu agissant partout et toujours. Il est contemplé attendant, suscitant la collaboration d'ouvriers qu'il a tout spécia­lement choisis et formés. C'est là l'Opus Divinum, cette oeuvre grandiose que Dieu a conçue dès avant l'éternité et qu'il conduit avec persévérance à son exécution.

L'Apôtre Paul nous dit brièvement en quoi elle consiste cette Oeuvre. Dieu dans la Personne du Christ entre à l'in­térieur du péché des hommes. Il goûte leur mort. Et cette mort, il la vainc en ressuscitant. O, ce n'est pas un retour à la vie, ce n'est pas une régression vers un passé ? Non, c'est un bon en avant vers une vie autre, nouvelle : la vie divine, la vie éternelle incorruptible qui transparaît à travers la chair, la nouvel­le chair du Christ.

 

Une ère, oui, absolument nouvelle est ouverte pour l'humanité. Et sa beauté nous est révélée par le même Christ apparaissant à ses amis, à ses frères. Cette métamorphose de l'humanité à partir de la Person­ne du Christ doit s'étendre comme une saine contagion et refluer jusqu'aux origines du monde. Et les agents propaga­teurs en sont les transfigurés qui ont vu et qui ont cru.

Comme Isaïe, ils perçoivent la splendeur de la divinité. Et l'impureté de leurs lèvres et de leur coeur est consumée au feu de l'Esprit. Comme l'Apôtre Paul ils sont terrassés par l'aveuglante lumière qui coule du visage du Christ ressuscité. Comme Simon et ses compagnons, ils admirent stupéfaits les merveilles de l'Amour.

 

Mes frères, est-ce que il n'en est déjà pas ainsi quel­que peu pour nous ? En germe du moins... Notre vie ne nous appartient plus. Le Christ nous a appelés et nous l'avons suivi abandonnant tout. C'est à notre tour d'être témoins, et un jour, si Dieu le permet, si cela entre dans son projet, de devenir prophète et thaumaturge.

Le champ de notre action, mes frères, c'est l'invisible de Dieu. O, puissions-nous y demeurer fidèle afin que par nous la gloire de Dieu transparaisse, qu'elle s'impose aux regards des hommes et que nous puissions ainsi travailler avec le Christ au salut d'une multitude.

 

                                                                                                           Amen.

 

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        07.02.83

      12. L’entrée au monastère : des valeurs que je possède.

 

Mes frères,

 

Voilà, maintenant ça va devenir intéressant. Jusqu'à présent c'était assez technique, assez froid. Mais nous pouvons maintenant faire attention car nous allons entrés dans un véritable et très précis examen de conscience. Le Père Abbé Général va nous dire à partir d'aujourd'hui des choses de plus en plus intéressantes quoique bien difficiles. C'est la raison pour laquelle nous ne devons pas précipiter la lecture de cette lettre. Nous devons nous attarder pour bien en pénétrer le message. Nous sommes arrivés à la page 3.

 

Lorsque quelqu'un entre au monastère, il pos­sède déjà son propre système de valeurs, qu'il en soit conscient ou non. Il est aussi probable qu'il possède déjà certaines valeurs monastiques comme la prière, l'amour de Dieu, etc. Quant aux autres valeurs, elles doivent s'intégrer dans son propre, système de valeurs, et dans le cas où on les possède déjà on aura a les approfondir et à les affiner. C'est alors que commencent les difficultés.

Jusqu'à ce moment de son existence celui qui entre dans la vie monastique a trouvé une certaine sé­curité dans les références qu'il s'est donné à par­tir de son propre système de valeurs. Mais au monastère le postulant constate qu'on accorde pas la même importance à ces références. Il commence à se sentir déso­rienté et, en quelque sorte il se trouve dans une situation d'insécurité. Il s'ensuit un genre de crise.

Il doit compter sur l'aide du Maître des Novi­ces, de l'Abbé, du Confesseur et de la Communauté, en particulier si la majorité de ses membres témoignent des valeurs monastiques dans leur manière de vivre. Mais en définitive, c'est le postulant lui-­même qui devra faire les ajustements nécessaires. C'est ici le moment de dire quelque chose de l’ « inté­riorisation » et des concepts associés à cette notion.

           

Cela parait assez abstrait tout cela! Que veut donc nous dire le Père Abbé Général ? Eh bien, lorsqu'on entre dans le monastère, on a déjà vécu dans le monde. Et depuis sa prime enfance, on a cons­truit tout un système de valeurs qui permet de mener une vie normale au niveau personnel et au niveau social. Grâce à ce système de valeurs, on trouve sa place dans le monde et en même temps on se protège et on s'affirme. Donc, on devient un homme, un adulte. Ce système de valeurs s'enrichit toujours, il se dé­veloppe...

Et voilà qu'on entre dans le monastère. Et là, on rencontre des valeurs monastiques qui pour une bonne part sont incompatibles avec des valeurs qui ont force de loi dans le monde. Pourtant, certaines des valeurs que l'on possédait au moment d'arriver dans le monastère sont déjà des valeurs qui commencent à être monastiques. Ce seront les atomes crochus. Le postulant se sent at­tiré par la vie du monastère.

Le Père Abbé Général cite deux exemples : la prière et l'amour de Dieu. C'est certain ! On vient pour chercher Dieu. On a donc déjà un certain amour pour Dieu quand on arrive dans le mo­nastère. On a déjà une petite pratique de la prière, sinon on ne se sentirait pas attiré par ce qui se passe dans le monastère. Donc, ces valeurs déjà possédées, nous devons, dit le Père Abbé Général les approfondir et les affiner. Les approfondir ?

 

Mais cela veut dire qu'il faut les creuser, les creuser dans le sens de la verticalité donc vraiment en profondeur. Et dans le sens de l'horizontalité comme si on creusait des galeries dans l'épaisseur de ces valeurs. Il faut les enraciner afin que l'on ne sache plus les arracher de notre être. Il faudrait nous arracher la peau de notre âme, si je puis m'exprimer ainsi, pour nous les retirer. Les enraciner, mais aussi les dilater. Il ne suffit pas qu'elles restent les maigres rejetons qu'elles étaient au moment où on entre dans le monastère.

Je vais prendre un exemple, celui du Père Abbé Général, la PRIERE. Il est certain que dans le monde on peut avoir déjà une belle vie de prière. Mais enfin, c'est une façon de prier qui n'est pas monastique. Quand on arrive au noviciat, on s'en rend compte. Il faudra donc que la prière …. Disons que dans le mon­de on dit des prières. Ce sera une locution que l'on entend parfois aujourd'hui : je n'oublie pas de dire mes prières. Mais dans le monastère il faut arriver au stade de l'oratio continua, donc de la prière continuelle.

Cela veut dire que il ne s’agit plus ici de réciter des formules de prières - même si on en récite encore, ne fut-ce qu'à l'Office Divin - mais il faut que notre être entier soit devenu prière. Notre volonté qui est toujours dirigée vers la volonté de Dieu, parfaitement axée sur elle, ne faisant plus qu'un avec elle ; notre réflexion, notre intelligence, notre re­cherche, notre désir, même nos relations psycho-sociologi­ques avec mes frères, avec les gens que Dieu met sur notre passage. Nous ne nous appartenons plus. Nous appartenons aux autres. Nous donnons le meilleur de nous-mêmes. Nous laissons aux autres toute la place en nous. Tout cela, c'est la prière!

 

Si bien que notre être entier n'est plus que révélation de ce qu'est Dieu. Il est donc prière continuelle. Il y a là toute la différence entre la petite prière quand on arrive dans le monastère et la prière du moine parvenu à sa taille parfaite dans le Christ. Il y a donc là toute une croissance qui doit s’opérer.

C'est cela, voyez-vous, l'approfondissement et la dilatation d'une valeur monastique. On ne doit pas seulement prier pour ses petits intérêts personnels ? Non! On finit par s'oublier soi-même et on s'ouvre aux grands besoins de l'Eglise, naturellement à commencer par les besoins de ses frères qui sont là. C'est l'Eglise la plus concrète, les hommes avec lesquels nous vivons...Et puis alors le monde, le monde du passé, le monde du futur, enfin tout le grand plan de Dieu. Voilà notre prière dilatée aux dimensions du projet de Dieu !

Mais il faut aussi, dit le père Abbé Général, affiner ces valeurs monastiques. Donc il faut les dégrossir. Les dé­grossir, les purifier, les embellir. Si on prend encore comme exemple la prière, il faudra passer d'un stade de prière assez rudimentaire - je ne pense pas nécessairement à la prière vocale, attention ! Parce que la prière de l'Office Divin qui est une prière vocale, ou bien la prière Eucharistique qui est aussi une prière vocale, elles peuvent être sublimes - mais c'est dégrossir la prière dans la façon de prier.

 

C'est à dire que ma prière se dégrossit lorsque mon être se dégrossit. Lorsque mon coeur se purifie, lorsque mon cœur devient plus sensible aux besoins de Dieu, aux besoins des autres, ma prière aussi devient plus pure. Elle devient plus, oui je peux employer le même mot, elle devient plus sensible. C'est la fameuse prière du cœur ! C'est autre chose que de marmonner des formules. Mais les formules deviennent - et je reste toujours au niveau de la prière vocale - elles deviennent le support des sentiments les plus profonds qui peuvent exister dans le coeur d'un homme qui ne s'appartient plus, qui appartient à Dieu.

Donc, la prière en se dégrossissant et en se purifiant, elle devient prière de l'Esprit Saint dans le coeur d'un homme. Saint Paul le dit bien : Dans le fond, nous ne savons pas trop bien ce que nous devons demander ; et quand nous le savons, nous le demandons encore mal. Mais c’est l’Esprit qui en nous pousse des gémissements qu’il est impossible de traduire en mots.

Donc, la prière vocale est le réceptacle, elle est l'en­veloppe d'une autre prière qui, elle, ne peut pas s'exprimer par des mots parce qu'elle est divine. C'est la prière de l' Esprit Saint dans le coeur d'un homme. Alors, il faut embellir la prière. Elle devient belle. Elle devient belle parce que l'homme lui-même devient beau. Nous savons que la plus belle de toutes les prières, c'était celle du Christ. C'est certain vu qu'il était Dieu dans sa Personne.

  

Et même si c'est un peu trop loin de nous, il y prière de la Vierge Marie qui était aussi une prière formulaire. Elle disait les formules de toutes les filles et de toutes les femmes de son temps et de son village. Elle n'allait pas faire autre chose que ce que tout le monde faisait. Mais, c'était la prière de la Vierge Marie. La voisine qui prononçait les mêmes formules, c'était un au­tre type de prière. C'est ce que je veux dire. Elle était habitée. L'Esprit reposait sur elle. L'Esprit la conduisait. L'Esprit la transfigurait. Eh bien, ses formu­les étaient aussi transfigurées.

Voilà, mes frères, pour faire comprendre ce que le Père Abbé Général veut dire : que il y a des valeurs monastiques que nous possédons déjà, mais que lorsque nous entrons dans le monastère, il s’agit de les approfondir et de les affiner.

 

Il ne faut pas se dire : Bon, maintenant je suis dans le monastère, j'étais déjà un brave garçon dans le monde. Je priais déjà. Et dans le monastère, les autres vont voir ce que je sais faire. Oui, alors je ne parviendrai pas......ma valeur que je possède déjà, elle ne s'intégrera JAMAIS dans le système de valeurs que me présente le monastère. Parce que même si c'est toujours la prière, ce sera une prière autre, une prière nou­velle.

Et ce sera mon état actuel qui devra me servir de planche, de tremplin pour accéder à ce niveau supérieur. Donc, à ce mo­ment-là les difficultés vont commencer. Mais attention ! Il s’agit des valeurs que je possède déjà. Mais quand il s’agira des nouvelles ?

Eh bien, mes frères, ce sera pour demain car je vois qu' il est temps de se rendre à l'église. Mais puisque nous avons parlé de la prière vocale en voie de purification et d'embellissement, ce sera l'occasion de nous y essayer pendant notre Office de Complies.

 

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        08.02.83

    13. La solitude monastique : intégration des valeurs nouvelles.

 

Mes frères,

 

Nous avons vu que les valeurs que le postulant possédait déjà inchoativement au plan monastique, il lui appartenait de les développer et de les développer. Ce qui était tout un labeur. Maintenant pour ce qui regarde les valeurs nouvelles, ce sera tout autre chose. Le Père Abbé Général dit que ces va­leurs doivent s'intégrer dans notre propre système de valeurs. Il ne dit rien d'autre que cela. C'est très bref ! Et ça de­mande à être quelque peut explicité.

A mon avis, lorsqu'il s’agit de valeurs nouvelles, il faut aller plus loin encore que ce que dit ici le Père Abbé Général. Car lorsqu'on parle d'intégration - notez que c'est la premiè­re fois qu'il utilise le mot INTEGRATION à propos de valeurs - ­il faut comme je vous l'ai déjà expliqué il y a tout un temps que ces valeurs deviennent vraiment partie constituante de notre être. A tel point, que si je viens à les perdre, je lèse mon identité. Je ne peux plus m'en passer à moins de me renier. Elles sont vraiment parties intégrante de moi.

Mais pour que ça se réalise, comme je possède déjà mon système de valeurs en arrivant dans le monastère, il est indis­pensable que je fasse place en moi à ces valeurs nouvelles. C'est à dire que je devrais réviser mon système de va­leurs. Eventuellement écarter certaines valeurs qui jusqu'à mon entrée dans le monastère étaient très importantes pour moi, mais qui devront être laissée à la porte du monastère, si je puis m'exprimer ainsi. Quoique j'entrerai tout de même avec elle...Il sera don nécessaire d'y renoncer.

 

Je vais prendre un exemple pour me faire comprendre. Prenons l'exemple de la solitude. Lorsque j'arrive dans le monastère pour y mener la vie contemplative selon la loi cistercienne, je sais que j'entre dans un désert. Je vais donc renoncer, ou du moins mitiger nombre de relations que j'entretenais lorsque je me trouvais dans le monde : relation avec ma famille, relation avec mes amis. Je serais même amené à rompre totalement avec certaines. Les autres, je devrais les réduire, et de beaucoup. Sinon, je n'entre pas dans un désert, je n'entre pas dans la solitude. Je ne cherche pas vraiment à rencontrer Dieu seul. Je ne cher­che pas à lui appartenir à lui seul.

Or, lorsque j'étais dans le monde, ces relations avec les membres de ma famille, avec des amis, étaient pour moi source de joies affectives profondes et aussi un enrichissement certain au plan humain et même au plan spirituel. Mais à l'in­térieur du monastère je dois vivre des valeurs qui ne seront plus des valeurs mondaines. Voyez ! Il Y a ici un choix entre disons le monde et Dieu, entre des valeurs mondaines et des valeurs monastiques. Or certaines ne sont pas compatibles. Il est impossible de vivre la valeur essentielle qu'est la solitude si je continue à entretenir une foule de relations avec une multitude de gens que je connaissais dans le monde.

 

Je devrais aussi renoncer à la curiosité. Je prends en­core curiosité dans le sens beau et noble du terme : donc un souci d'information, un souci d'enrichissement de nouveau. On dit que les voyages forment la jeunesse, mais aussi l'âge mûr. Une personne aujourd'hui me disait : O quelle joie re­présentait pour elle d'aller à nouveau visiter Florence, tout ce qu'elle y avait trouvé. Connaître Vienne, voyez ! L'Italie des Médicis, l'Autriche des grands Empereurs, Vienne qui était la capitale artistique et culturelle de l'Europe au siècle dernier. Quels monuments ne sont pas restés là-bas ? Visiter encore une fois Rome ! Voilà !

Si cette personne entrait dans le monastère, vous voyez, ça devrait être fini. Elle ne devrait même pas en conserver la nostalgie. Non, il faut renoncer à un certain type de curiosité même très belle. Pourquoi ? Parce qu'il faut centrer son intérêt à présent sur Dieu, sur le Christ et puis sur tout l'univers que repré­sente pour nous Dieu et le Christ. Car l'univers de Dieu, c'est Dieu lui-même. Lorsque nous entrons comme on dit dans le ciel, nous entrons dans la plé­nitude de la vie divine. Le ciel et Dieu, c'est la même chose, c'est la même réalité.

Voyez ! Pour nous ce ciel, c'est la compagnie du Christ qui est Dieu. Ce n'est plus moi qui vis, c'est le Christ qui vit en moi. Et du fait qu'il vit en moi, je suis entré dans le ciel. Voilà maintenant quel est mon objectif ! Ce n'est plus de parcourir le monde et d'en découvrir les richesses, ce n'est plus d'entretenir des relations avec quantité d'amis. Non, c'est accédé à une formation et à une vie d'un autre type, d'un autre genre. Je dois donc centrer toutes mes forces, toutes mes éner­gies sur ce but que je veux atteindre. Je dois faire la con­naissance maintenant d'autres personnes. Et ces personnes, c'est le monde des saints, c'est la Vierge Marie, ce sont tous les saints voyez...

 

Et je vous garantis que dans une vie contemplative qui se réussit - même dans le monastère, il ne faut pas attendre d'être mort - les choses se passent mais REELLEMENT et con­crètement, et physiquement ainsi. Un moine contemplatif sait très, très bien avec qui il vit. Et non seulement il le sait, mais il le voit, il le sent, et il entend, et il le goûte...

Voyez, c'est une nouvelle société! C'est la Koïnônia des saints, c'est la communion de toute cette beauté de per­sonnes qui rayonnent toute la Lumière et qui dispensent l'amour sans compter. Cette nouvelle famille vient donc peupler cette solitude. Car la solitude monastique, ce n'est pas l'esseulement, c'est la solitude habitée.

Et voici donc des relations à un autre étage. Mais pour qu'elles se nouent correctement, je dois renoncer aux autres relations. Il n'y a pas de milieu. Le Christ l'a bien dit : Celui qui ne renonce pas à tout pour me suivre, il ne peut être mon disciple. C'est impossible ! Mais s'il le fait, s'il renonce : père, mère, frères, soeurs, champs, à tout, tout, tout, il recevra dès maintenant le centuple en père, mère, frères, etc... C'est cela ! Mais il faut d'abord renoncer ! C'est cela, la solitude monastique !

 

Et voilà donc mon postulant qui est entré dans le monas­tère et qui est affronté à ce problème. Nous verrons par après comme le Père Abbé Général le dit, que alors commencent les difficultés.

Mais voilà, il faudra payer le prix. Il ne faudra pas avoir peur de ces difficultés. Elles sont inévitables. Tout le monde, absolument tout le monde y est passé...à moins d'être totalement amorphe quand on entre dans le monastère. Mais c'est loin d'être le cas. Tout le monde y passe donc. Et tout le monde fait son possible pour vaincre ces diffi­cultés avec plus ou moins de bonheur.

Le Père Abbé Général va détailler tout cela. Mais encore une fois, il faut payer le prix : payer le prix de la contem­plation, payer le prix de la vie éternelle. Et c'est là une réalité tellement belle et tellement riche que on ne le paye jamais assez cher.

 

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        09.02.83

      14. Phase d’adaptation et d’ajustement.

 

Mes frères,

 

Adopter des valeurs nouvelles et adapter les valeurs monastiques que l'on possède déjà de façon embryonnaire, est une tâche ardue, de longue haleine. Il est normal que se présente des difficultés. Et il fau­dra les regarder en face de manière à les maîtriser. Elles ne se laissent pas faire toutes seules. Il va falloir se colleter avec elles. Ce sera la grande tâche du noviciat, du monasticat et probablement jusqu'à la fin de sa vie. C'est la matière de notre voeu de conversion des moeurs, pour une partie du moins.

Mais pourquoi ces difficultés ? Parce que notre système de valeurs nous donne des références, des points de repères pour notre conduite privée et pour notre insertion dans la société. Or, rien n'est plus personnel et en même temps rien n'est plus conditionné qu'un système de valeurs. Je dis conditionné car ce système même s'il est le nôtre, a été monté en nous, du moins dans nos jeunes années et même longtemps après encore à notre insu. Nous sommes à l'intérieur d'un cadre gui nous donne des barrières, des clôtures parfaitement balisées, bien repérées, à l'intérieur desquelles nous jouissons d'une liberté enca­drée, d'une liberté contrôlée. Car instinctivement nous savons qu'il y a des limites que nous ne pouvons pas franchir. Je le répète, c'est un montage qui a été organisé en nous.

Voyez pour les petits enfants aujourd'hui… - de mon temps ça n'existait pas ! De mon temps ? Il y a déjà quelques années quand même ! - …mais enfin maintenant ils ont un parc, ils sont dans un parc. Et à l'intérieur de ce parc, ils peuvent faire ce qu'ils veulent. Mais ils ont des repères même s'ils commencent à se tenir debout. Ils ont des barreaux, ils ont enfin toutes sortes de choses.

 

Eh bien, notre système de valeurs, ça ressemble à un petit parc dans lequel l'enfant que nous sommes et que nous restons peut se mouvoir sans danger. Il lui est donc possible de mener une vie privée et une vie sociale qui lui procure sa part de bonheur dans le monde. Car ce système lui permet de s'adapter à son environnement sans commettre trop de bévues, sans qu'il arrive trop d'acci­dents. Je suis donc sécurisé ! Mais lorsque je me présente au monastère, il ne m'est pas possible de laisser mon système de valeurs à la porterie.

En principe, ça devrait être ainsi. Tout ce qui n'est pas mo­nastique devrait rester dehors. Mais ce serait trop beau ! J'entre avec mon système de valeurs. Et ce système qui est le mien va entrer fatalement tôt ou tard, mieux vaut tôt que tard, en concurrence avec le système de valeurs monastiques qui est celui du monastère. Il y a des points de repères familiers pour moi qui vont m'échapper. Je vais m'apercevoir que mes références les plus chères, elles n'ont plus tellement d'importance dans une com­munauté monastique. Je vais me trouvé désorienté, insécurisé.

            C'est un mot qui a grande vogue aux Etats Unis maintenant, en américain naturellement : être sécurisé et être insécurisé. C'est une maladie typiquement américaine d'aujourd'hui. Pourquoi ? Enfin, peut-être parce que leur système de valeurs est en train aussi de chavirer ? Sais pas ! En tout cas, c'est ce qui se passe pour le novice quand il est dans le monastère. Nous pourrions prendre l'avis de nos deux novices, ici. Je ne sais pas ce qu'ils répondraient ? Il est possible qu'on les ménage encore...Ce sont des plantes rares, il ne faut pas les brutaliser...

 

En tout cas, il y a une crise qui se déclare. Le Père Abbé Général le dit bien : Il se trouve dans une situation d'insécurité. Il s'ensuit un genre de crise, (page 3). C'est donc une phase critique, en d'autres termes : d'adaptation et d'ajustement. Il faut passer d'un état psychologique à un autre. Nous avons déjà oublié, nous, parce que c'est trop loin, ce qui s'est passé pour nous personnellement quand nous som­mes arrivés ici. Mais certainement que nous avons été aussi secoués. Il faut que cette phase critique soit réussie. Pourquoi? Parce que si elle est avortée, le frère va traîner toute sa vie un malheur derrière lui. Il va se déséquilibrer.

Cela ne veut pas dire qu'il va sombrer dans la folie, dans la pathologie. Non, mais il sera toujours en porte-à-faux. Il ne sera jamais à l'aise avec la vie qu'on mène dans le monastère, ni avec ses frères. Il ne se sentira plus bien dans sa peau. Il ne saura plus, comme on dirait vulgairement, à quel saint se vouer. Alors, toutes les déviations sont possibles à ce moment­-là. Le Père Abbé Général, je pense, va en parler plus tard. Enfin, pour qu'il y ait une réussite, il faut absolument dit-il : qu'il puisse compter sur l'aide du Maître des Novices, de l'Abbé, du Confesseur et de la Communauté.

            C'est vrai ! Il est impossible de traverser seul cette crise. Compter sur l'aide du Maître des Novices d'abord ! Pourquoi ? Parce que c'est au Maître des Novices qu'il aura à faire en premier lieu. De l'Abbé aussi, mais déjà à une distance, à une certaine distance. Le Maître des Novices ? Voyez un peu toutes les qualités qu'il devrait avoir. Saint Benoît dit un mot seulement. Il doit être : aptus ad lucrandas animas, 58,13. Il doit être apte à faire fructifier les âmes, à leur faire porter du fruit, à leur faire rapporter quelque chose. C'est ça lucrare. Il faut penser à lucre, l'esprit de lucre...

 

Le Maître des Novices, quelle devra être sa première qualité ? A mon sens, sa première qualité, c'est la bonté. Il doit être bon dans son coeur, foncièrement bon. S'il est bon, il sera doux, il sera patient, il sera indulgent, il sera compréhensif et il possèdera cette grande qualité bénédictine, monastique du discernement. Il verra clair! Derrière ce qui se passe, derrière oui la façade que présente le novice, il verra la réalité. Der­rière les manifestations de la crise, il verra ce qui se dé­fait et ce qui se construit.

Il pourra donc aider efficacement ce jeune ou ce moins jeune qui est là sans défense, qui ne peut pas être brisé, qui subit une sorte d'intervention chirurgicale psycholo­gique et spirituelle et qui après cela doit se sentir libéré, meilleur, plus sûr de lui. Il doit quitter une sécurité pour entrer dans une nou­velle, tout cela en collaboration avec le Maître des Novices. Ce n'est pas quelque chose de facile. Il lui faudra aussi, au Maître des Novices, de la force, une grande force de caractère pour assumer les difficultés de son disciple, pour les prendre sur lui, pour dédramatiser et déculpabiliser, pour rassurer, pour toujours avoir la parole bonne, la parole juste qui dissipe les nuages, qui éclaire une situation et qui encourage un homme.

Il est si facile d'envoyer promener quelqu'un. S'en est fini alors ! On est tranquille. Mais non, il faut prendre sur soi, et il faut le porter aussi longtemps que nécessaire jusqu'à ce que le bébé soit capable de marcher...ça peut durer très longtemps...Le bébé spirituel, je veux dire...

 

Et puis alors naturellement, c'est surtout cela le rôle de l'Abbé, parce que bébé spirituel, je pense qu'on le reste très, très longtemps...très longtemps. C'est pas très grave ! Le Royaume de Dieu, il est pour les bébés spirituels, il n'est pas pour les gens sérieux. Il faut donc que ces qualités soient d'abord chez l'Abbé parce que si elles ne sont pas chez l'Abbé, il ne faut pas penser qu'elles seront chez le Maître des Novices. Elles ne seront ni chez les Confesseurs, ni nulle part. Il doit être cela, mais à un degré suréminent, lui. On doit pouvoir tout lui dire. On doit pouvoir lui cracher à la figure sans qu'il bronche...

Il doit toujours donner l'explication et prendre sur lui tout ce qui peut arriver, tout ce qui peut se passer, tout ce qui s'est passé avant. Car, parfois, pour ne pas dire souvent, c'est sans doute pour tout le monde, on n'entre pas indemne dans le monastère. On a toujours fait une chose ou l'autre quand ce ne serait que d'aller piller le verger du voisin quand on était jeune. Vous voyez, il y a toujours des histoires dont on est fier ou dont on est honteux. Il faut donc que le jeune, le nouveau puisse se trouver devant l'Abbé, mais toute sa vie alors, tout nu, tout en sachant bien que jamais ne se posera sur lui un regard de mépris, ni un regard de rejet, ni de condamnation...tel qu'il est.

Et c'est ainsi que ses larmes seront séchées et qu'il aura assumé tout son passé. Et il sera confiant pour son avenir. Et il lira tout cela dans le regard de l'Abbé. Voyez l'importance qu'il le lise déjà d'une certaine fa­çon dans le regard du Maître des Novices aussi. Maintenant, ça ne peut être à sens unique. Il faut de la part du postulant ou du novice, il faut une grande ouvertu­re de coeur. Il ne s’agit pas qu'il se prenne pour ce qu'il n'est pas, c'est à dire pour quelqu'un qui sait déjà tout et qui n'a besoin de personne. Et ce n'est pas moi qui doit adap­ter mon système de valeurs au monastère, c'est le monastère qui doit adapter son système de valeurs au mien...Vous voyez, alors ça ? Enfin, le Père Abbé Général va en parler après, n'anti­cipons pas ! Donc, il doit pouvoir faire confiance et être docile.

 

Un des premiers critères, des tous premiers critères de dis­cernement d'une vocation monastique, c'est la docilité. Il ne faut même pas attendre d'être novice, déjà un postulant. Est-ce que le postulant est docile ou non ? Est-ce qu'il écou­te ? Je ne parle pas, vous savez, de l'obéissance. C'est autre chose ici. Est-il docile ? Est-il avide de recevoir un avis ? de recevoir un conseil ? Et lorsqu'il l'a reçu, est-ce qu'il est content ? Est-ce qu'il est rassuré ? Est-ce qu'il entre dans le système de valeurs qui lui est présenté ? Vous voyez, c'est ça la docilité : il aime d'être en­seigné. C'est ça l'étymologie.

Maintenant il y a aussi l'aide de la part de la commu­nauté. C'est pas tout ! Il y a d'autres personnes dans le mo­nastère que l'Abbé, que le Maître des Novices et éventuelle­ment le Confesseur. Il y a toute la communauté. Il faut que la communauté donne, comme dit le père Abbé Général, un témoignage de valeurs monastiques par sa manière de vivre. Et ce témoignage doit être limpide. Il doit être pur. Il doit être transparent. Il ne faut pas que le nouveau venu soit désorienté enco­re davantage parce qu'il voit toutes sortes de systèmes de valeurs à l'intérieur d'une communauté. Il faut donc que la communauté soit unie.

Si la communauté est divisée, que les uns veulent ceci, que les autres veulent cela, on se dispute. On se réunit pour chercher à élaborer un projet monastique...Vous vous ren­dez compte que le postulant ou le novice dans une ambiance pareille, il perd la tête tout à fait...Il doit quitter ses valeurs personnelles et il n'en trouve pas d'autres stables et solides... Non, il faut que la communauté soit unie, qu'elle soit animée du même Esprit, qu'elle ait une âme commune avec natu­rellement les diversités des personnes. Mais il y a quelque chose qui est commun à tous. Et c'est de cette façon-là que la communauté aide le nouveau venu.

 

Et ainsi voilà, en fin de compte, c'est toujours le pos­tulant, le novice, le profès qui devra faire lui-même son ajustement. C'est certain ! Mais là aussi, il devra être aidé comme je viens de le dire. Mais voilà, nous avons ici deux novices. C'est déjà pas mal ! Il y a des postulants qui se présentent. Il y a encore des jeunes...Et qu'est-ce que c'est ? Aussi longtemps qu'on n'a pas 65 ans, on est encore jeune dans un monastère...Alors il faut que tous nous soyons toujours avides de nous informer, de nous réformer, de toujours mieux adapter notre système de valeurs à ce que le Seigneur attend de nous.

 

 

 

 

 

Chapitre : Préserver le Credo.                    10.02.83

      Suite à la lettre de Monseigneur Hamer.

 

Eh bien, mes frères que nous dit-il ?

 

C'est que la raison d'être de son travail comme Secrétaire à la Congrégation pour la Défense de la Foi, c'est de PRESERVER LE CREDO sans lequel il n'y a pas de prière authentique. C'est aussi le souci du Saint Père, ce doit être celui des Evêques... Pourquoi ? Mais parce que sans Credo complet, pur et vécu, il n'y a pas de prière chrétienne. Nous pouvons prier...les Juifs ont leur prière. Les Musulmans ont leur prière. Ils croient au même Dieu que nous. D'autres - appelons-les ici d'un sens large mais non méprisable - païens ont aussi leur forme de prière qui est respectable.

 

Mais nous, nous sommes des chrétiens. Notre prière doit être chrétienne. Cela veut dire que nous devons toujours bien savoir à qui nous nous adressons. C'est un Dieu qui est Père. C'est un Dieu qui est une société, une communion de Personnes. Le modèle de toute communion dans le monde, de toute com­munion humaine, de toute communion angélique, le modèle même de toute solidarité qui lie entre elles les parties du cosmos, c'est cette Trinité. Le frère Joseph nous l'a bien expliqué dans une ou deux de ses conférences.

Et ce Dieu est Père aussi de notre Seigneur Jésus Christ qui, lui-même, n'est autre que la seconde Personne de la Sain­te Trinité qui s'est faite homme. Et il est mort. Et il est ressuscité pour nous, pour nous tirer de la poisse dans la­quelle nous sommes enfoncés et que nous appelons le péché. Le péché, qui est une prise de position plus ou moins volon­taire contre Dieu.

Et puis, il y a naturellement tout le reste. Le fait que le Fils par sa résurrection, après avoir assumé notre péché, nous a élevés à son niveau à Lui, c'est à dire qu'il nous a introduits jusqu'au sein, jusqu'à l'intérieur même de la Trinité, là où Lui est Dieu. Et il nous demande, il nous per­met de devenir enfant de Dieu. Il est donc nécessaire pour qu'une prière soit vraiment chrétienne de savoir à qui nous nous adressons, mais aussi savoir qui nous sommes...

 

Nous sommes du fait de notre baptême des enfants de Dieu. Nous sommes déjà des Dieu. Nous nous comportons encore comme des animaux parfois, mais c'est cela le péché. C'est cela que Dieu a voulu corriger en devenant homme et en passant par cet abîme de la mort et de l'enfer. Il faut bien comprendre cela, mes frères, que Dieu lui­-même a voulu être damné… - c'est ça le mystère du Samedi Saint ­- …il a voulu être damne a notre place pour que nous ne le soyons pas, nous...

Mais comme il était Dieu et qu'il faisait ça par amour, il ne pouvait pas y rester dans cet enfer. Et son Père l'en a fait sortir pour l'introduire dans une vie nouvelle, autre. Ce n'est pas un retour à un état antérieur ? Non, c'est un saut dans un ailleurs qui est différent. C'est cela la résurrection, et c'est notre lot ! Et c'est déjà en route maintenant ! C'est ça la vérité chrétienne ! Et nous devons le savoir. Nous devons le croire pour que notre prière soit vraiment une prière chrétienne. Autrement ce sera une prière de Musulman, ce sera une prière de Juif, ce sera une prière de païen. Et ça ne peut pas être !

Et, dit Monseigneur Hamer, c'est vraiment notre rôle à la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, le rôle du Pape, le rôle des Evêques, de défendre le Credo pour assurer l'au­thenticité de la prière. Voilà ce qu'il veut dire ici !

 

Voyez aussi l'importance de la formation dans un milieu monastique. Il ne faut pas que notre prière soit mièvrerie sentimentale, ou bien une sorte de piété refuge parce que j'ai peur des affrontements qui sont inévitables dans une vie d'homme, même à l'intérieur d'une communauté monastique. Et alors je me réfugie dans une piété qui est ma prière. Et là, je me calfeutre pour être à l'abri, me croire à l'abri.

Non, la prière monastique est une prière d'audace. Nous en avons eu aujourd'hui l'exemple dans l'épisode qu'on nous a lu à l'Office de nuit, auquel j'ai fais allusion à l'Eucha­ristie, de cette Scolastique qui tient tête à son frère Benoît, mais par le biais de Dieu. C'est cela l'affrontement ! Un frère et une soeur qui s’affrontent, même deux saints ! Qui aura raison ? C'est celui qui aime le plus, celui dont la prière est la plus pure, et la plus juste, et la plus vraie. Et c'était encore celle de cette femme !

Il ne faut pas penser que Dieu a un petit coeur et qu'il cède plus facilement à la prière d'une femme qu'à celle d'un homme. Non, loin de là ! C'est parce que, voilà, elle avait une prière plus authentique.

 

Et c'est pour ça que dans un monastère nous devons tou­jours bien savoir qui nous sommes, et ce que nous faisons ici, et avoir du Dogme une connaissance juste et correcte. Nous ne pouvons pas nous permettre d'être dans le vague. Nous devons toujours être certains. Nous devons pouvoir nous rendre comp­te a nous-mêmes de ce que nous vivons, de ce que nous prions et en rendre compte aux autres. Pas naturellement nécessairement avec des hauts termes de la théologie. Non, laissons ça aux spécialistes, mais avec une conviction qui est toujours dans l'axe de la vérité.

Il nous dit encore que le Cardinal Ratzinger fait les choses très bien. Il s'est rendu en France, dit-il, et il a donné des conférences à Lyon et à Paris à propos de la catéchè­se. Elles ne sont pas encore parues. Il s’agissait de ceci : c'est que le Cardinal a fermement rappelé que l!objet de la catéchèse, c'était l’Evangile, c'est à dire la Bonne Nouvelle du Christ, mort, ressuscité, enlevé au ciel...enfin tout ce que je viens de rappeler il y a quel­ques instants.

Et que c'était le devoir des responsables, c'est à dire des Evêques naturellement, mais des prêtres aussi, des reli­gieux, de tous ceux qui s'occupent de catéchèse d'enseigner cela et pas autre chose...et non pas de s'embourber dans des considérations psycho-socio-politiques. Alors, voyez un peu ! Les esprits aventureux ne sont pas contents d'avoir entendu une chose pareille...ça va de soi ! Mais par contre, les Evêques Français ont applaudi et ils applaudissent encore. Il se produit certainement en France pour l'instant un réveil, un réveil dans le domaine de la foi.

 

Il y a des Evêques qui viennent en place qui sont vrai­ment des hommes remarquables. D'anciens aussi sont là qui l'étaient déjà remarquables. Il y a quelque chose qui bouge. C'est pour ça que le Cardinal Ratzinger a voulu donner un petit coup d'accélération à ces pionniers, disons. Et un petit coup de frein, un gros coup de frein, un coup d'arrêt disons, à ceux qui veulent entreprendre autre chose.

 

 

Chapitre : Tu ne mourras pas !                    13.02.83

          Remerciements après le cycle des trois conférences données par J-L Dubart sur le thème : La mort dans l’œuvre de Gabriel Marcel.

 

Je voudrais vous adresser quelques paroles de remercie­ment et de félicitation car vous nous avez tenus en éveil, non seulement par la profondeur intrinsèque du sujet que vous avez abordé, mais aussi par la façon vivante et chaleureuse dont vous l'avez exprimé.

On sent que vous êtes en sympathie avec Gabriel Marcel. Et cette condition passe à travers vos paroles, vos gestes et toute votre personne. Et je dois vous dire que personnellement je me sens très fort en accord avec vous car Gabriel Marcel est vraiment une personnalité hors pair. Pour moi, je vois le meilleur critère de la vérité de sa pensée philosophique dans le fait qu'elle rend meilleur tous ceux qui la fréquentent.

Gabriel Marcel devait être un homme foncièrement bon. Et cette bonté rayonne à travers toute son oeuvre, même dans ses pièces les plus sombres qui apparemment sont les plus déses­pérantes. Il éveille en nous le besoin, le désir d'une plénitude sans laquelle il ne nous est plus possible de respirer ici bas si nous voulons être vrais et sincères.

 

Et nous vivons ici dans un milieu monastique. Il ne faut pas penser que la réalité de la mort est quelque chose que nous cherchons à occulter, à cacher, à nier. Saint Benoît même, qui est déjà un jalon assez avancé dans la Tradition monastique, nous demande, nous prescrit d'avoir la mort présente sous les yeux comme suspendue, tous les jours.

Il n'y a là-dedans rien de sinistre, rien de déprimant. Au contraire ! Ce que Saint Benoît veut faire, c'est nous maintenir au coeur de la problématique de la mort. Attention ! Je ne dis pas ici problème. Car la mort pour Saint Benoît comme pour nous, comme pour tous est le mystère par excellence.

Au fond, il n'est qu'une seule mort, une seule et unique, c'est la mort du Christ c'est à dire la mort de Dieu, Dieu qui a voulu devenir homme pour goûter la mort. Et dans cette mort, toutes les morts sont ramassées et englouties. Si bien que la mort en soi devient la découverte de l'amour absolu. Car que s'est-il passé ? Il y a quelqu'un qui me dit : Toi, tu ne mourras pas ! Et tu ne mourras pas, parce que moi je t'aime. Et je t'aime au point que moi je vais mou­rir à ta place, et toi tu y échapperas !

 

Or cet Etre avec un grand E ici, qui adresse cette parole à l'être avec petit e que je suis, n'est rien d'autre que ce Dieu qui est Amour. Mais un amour tellement puissant que au moment où il s'enfonce dans la mort, il anéantit cette mort. Et c'est ce que nous vivons, nous, dans la résurrection d'entre les morts.

Chaque jour dans un monastère nous célébrons l'Eucharis­tie. Et au cours de cette Eucharistie nous revivons ce mystère de la mort qui est révélation suprême de l'Amour, cet Amour au-delà duquel rien de plus grand ne peut être imaginé. Nous avons ici le frère Joseph, un grand ami de Balthazar ce théologien génial d'aujourd'hui. Et pour moi personnelle­ment, je vois entre les deux démarches, l'une philosophique, l'autre théologique, non un parallélisme mais une connivence et une convivance. Et chacun à sa façon dit la même chose: c'est que il y a un amour qui est capable de tout vaincre, même la mort.

Mais alors, nous qui savons cela - spécialement dans un monastère, mais ça vaut pour tout chrétien qui réfléchit et qui veut vivre sa vie chrétienne, c'est à dire sa greffe sur la Personne du Christ - nous qui savons cela, nous devons, nous, monnayer cette vérité au jour le jour. Et voilà Saint Benoît qui revient : avoir la mort présen­te sous les yeux chaque jour. C'est à dire que nous devons nous aussi donner chaque jour, exposer chaque jour notre vie pour les autres. Nous devons pouvoir dire à tous ceux que nous rencontrons : toi, tu ne mourras pas parce que je t'aime.

 

Il se crée alors entre nous deux une relation d'une telle intensité, d'une telle vérité dans cet amour, que elle est indestructible à jamais. Pourquoi ? Parce qu'elle est englo­bée dans cette immense relation qui nous donne d'être à cha­cun à partir de ce Dieu amour. Voilà, me semble-t-il. avoir résumé et condensé ce que vous nous avez dit à partir de cette dialectique de l'avoir et de l'être.

Si, vous venez de le dire il y a quelques instants, si je cesse d'aimer quelqu'un, à ce moment-là, je le tue...Et c'est ça qui est tragique. La moindre pensée même, parce que ça ne paraîtra pas au dehors nécessairement, mais la moindre pensée contre l'amour est une atteinte à la vie et à l'immor­talité de l'autre...alors que nous sommes tous faits pour la vie incorruptible qui commence dans ce mystère, dans ce mys­tère d'une communion parfaite à l'intérieur de l'amour.

 

Chapitre : Heureux jour des Cendres.            15.02.83

 

Mes frères,

 

Aux Vêpres nous avons déposé le cantique Alléluia. Cela nous indique que demain nous entrons dans le Carême. Et c'est pour moi, chaque année, un jour heureux, car dans le lointain je vois déjà se lever l'aurore de cette fête splendide qu'est la Pâques de notre Christ. Et quarante jours, c'est si vite passé ! Cela passe aussi vite qu'une vie d'homme.

On est dans le monastère. On rencontre des jours qui ne sont pas toujours… comment dire ? Il y a de l'obscu­rité, il y a du froid, c'est pesant. Il y a d'autres jours aussi. Il y a des jours de soleil, il y a des jours de cha­leur, des jours de ferveur... Mais plus l'obscurité est grande, plus la ténèbre pa­rait oppressante, plus la lumière brille avec éclat... Les couleurs, mes frères, ne paraissent jamais aussi belles que sur un fond volontairement terne.

Et la vie contemplative, c'est ainsi un carême tous les jours. C'est ce que nous dit Saint Benoît. Non pas parce que elle serait pénible, mais parce qu'elle est foca­lisée par la présence permanente de la Lumière qui est no­tre Christ ressuscité. Hors cette vision, elle est intena­ble. C'est pourquoi le carême n'est pas enfermement sur soi par une pratique ascétique rigoureuse qui élèverait une barrière à l'intérieur de laquelle on se protègerait.

 

Non, le carême est exactement le contraire. Il est dé­centrement vers la Personne du Christ. Il est fluence per­manente vers des espaces de charité dilatés à l'infini. Nos pères de Cîteaux aimaient s'arrêter à cette expression : dilataminis spatia caritatis, c'est-à-dire : dilatez-vous espaces de la charité et de l'amour. Et c'est cela le carême.

Il est une rechristianisation de notre être et de notre vie. Saint Benoît le dit. Si nous voulons prendre attention, il nous dit : Pendant ces jours saints de carême, nous devons nous entraîner à garder notre vie en toute pureté et à diluer, à dissoudre en même temps les négligences des autres périodes, 49,8. Voyez, c'est cela !

Mais pourquoi une rechristianisa­tion ? Mais parce que au centre du carême se trouve la Per­sonne du Christ, je le répète. Nous ne sommes pas ici chez nous. Nous sommes chez LUI, chez Lui qui est notre Roi par­ce qu'il dirige nos activités...qui est notre Maître parce qu'il nous enseigne les routes de la Vie Véritable, de la Vie Incorruptible...parce que demain, si nous sommes fidèles, il sera notre époux...notre anima qui devient sponsa Verbi et qui commence à engendrer dans le monde de la surnature.

 

Il ne faut pas vous étonner, mes frères, si un moine opère des miracles. Je vous l'ai déjà dit. Mais c'est bien la réalité. Les récits… - je l'ai dit il n'y a pas longtemps encore - …ces récits qu'on trouve dans les anciens ménologes cisterciens, ou martyrologes cisterciens, maintenant on les laisse de côté parce que ça paraît ne plus être de notre époque... Mais si on pouvait faire l'exégèse de ces textes, on y trouverait la réalité d'une vie contemplative réussie à cha­que coup.

Naturellement cela a été enjolivé peut-être, dans la terminologie de l'époque. Mais ça répond bien à la réali­té. Car lorsque le Christ a pris possession de quelqu'un, lorsque le Christ est devenu l'époux d'une âme dans une fi­délité et dans une pureté de tous les instants, il ne sait plus rien lui refuser. Il le disait : Demandez ce que vous voulez et vous le recevrez. Si vous demandez à cette montagne elle aille là-bas, eh bien elle ira.

Voilà, mes frères, le carême, c'est ce recentrer sur la Personne du Christ. Et c'est pour ça que c'est une re­christianisation. Tout ce que nous faisons pendant le carê­me sera en référence au Christ ou en dépendance de Lui. Saint Benoît le dit à nouveau lorsqu'il prescrit que chacun soumette à son Abbé ce qu'il a l'intention de faire pendant le carême. Il le soumet à sa prière et à son accord. 49,23. Pourquoi ? Mais parce que l'Abbé dans le monastère tient la place du Christ. Et encore une fois, tout ce qui se fait pendant le carême doit être centré sur le Christ. Ce qui se ferait à côté, ça n'a pas de valeur, c'est perdu ! ça tombe dans le vide !

 

Pendant le carême, mes frères, nous allons à partir de cette année-ci poser un geste...qui ne nous coûtera pas cher. Au contraire, c'est même bon pour la forme physique, pour la souplesse du corps, de l'organisme. Cela assure même aus­si, semble-t-il, une meilleure digestion. C'est ceci, mes frères : c'est que pour exprimer les sentiments qui habiterons notre coeur, à savoir le regret de nos fautes passées, de nos négligences, la conscience de notre faiblesse invétérée, et aussi notre imploration con­fiante, nous allons adopter au choeur une posture qui ex­prime si bien une humilité de type monastique.

Ce ne sera pas l'humilité d'une personne du monde, mais l'humilité d'un moine qui n'a pas peur d'être montré devant tout le monde parce que nous sommes tous dans les mêmes conditions. Et c'est celle-ci, mes frères, ça se faisait aupara­vant. Il n'y a rien d'extraordinaire à cela. A tous les Offices sauf à l'Office de Laudes et à l'Office des Vêpres, les jours de férie seulement, nous nous prosternerons sur les formes depuis le Kyrie jusque avant l'Antienne Mariale.

            Donc après la Lecture Biblique, après le verset, à ce moment-là on se prosterne sur les formes et on commence le Kyrie. Et pour que ce soit un vrai Kyrie de litanies, nous prendrons le Kyrie que nous chantons à l'Office de Complies. Et il sera chanté par le Chantre. Alors, lorsqu'on a répondu à l'invocation : Bénissons le Seigneur, nous nous redressons et nous nous tournons vers le choeur en cérémonie pour l'Antienne Mariale.

 

Voyez, mes frères, ça ne nous demandera pas un gros effort. Et comme je le disais, ça va assouplir notre mus­culature. Et en même temps je pense, la musculature étant plus souple et plus détendue, les fonctions digestives se­ront aussi plus faciles. Donc nous y gagnerons. Et comme en temps de carême nous nous accordons de petites privations, ça entrera dans un contexte tout à la fois cor­porel et spirituel.

Et ainsi, mes frères, nous aurons plusieurs fois par jour le rappel de l'esprit qui doit animer notre observance de carême. Et nous ne perdrons pas de vue que tous ensemble nous marchons d'un coeur joyeux, comme le dit Saint Benoît, et d'un coeur léger vers cette splendide lumière qui est descendue le jour de Pâques...la joie du désir spirituel dont parle Saint Benoît, et ce désir spirituel et cette joie qui doivent habiter notre coeur, mais à tout moment.

Mais pendant le carême, comme je le disais en commen­çant, ce doit encore être davantage. Il n'y a là dedans aucun fétichisme, il n'y a aucune superstition. Ce n'est pas dire : Voilà, c'est Pâques et puis c'est bon ! Vous sa­vez, comme c'est la fête du village ou la fête du quartier. Non, c'est autre chose !

 

C'est une sorte de croissance année par année dans la prise de conscience de ce que nous sommes, c'est à dire des êtres, des hommes promis à la Vie Eternelle, à la Vie Incorruptible, à la résurrection. C'est la sentir se réaliser en soi, voir son corps spi­rituel qui se met en place. C'est commencer à entretenir des rapports de plus en plus intimes, confiants, personnels avec cette Personne Divine qu'est le Christ, Dieu dans une chair d'homme.

Et puis c'est voir cette Personne qui se dégage sous nos yeux dans l'obscurité d'abord, puis avançant dans la Lumière puisque c'est Lui la Lumière du monde. Et puis alors observer aussi son action dans le monde, en soi, chez les frères, partout. C'est le commencement de la Vie Eter­nelle.

C'est cela que nous rappellent le Carême et la fête de Pâques. Et si ça revient chaque année, c'est pour que cha­que année nous soyons un peu plus près de l'instant où brus­quement le voile va se déchirer et nous serons pour toujours dans cette Lumière. Voilà mes frères, c'est sur ce souhait que je vous souhaite un bon Carême à tous et déjà maintenant une magni­fique fête de Pâques.

 

Homélie du mercredi des Cendres.                16.02.83

      Espérance des retrouvailles.

      Jl. 2, 12-18  *  2Co. 5,20-6,2  *  Mt. 6,1-6.16-18

 

Mes frères,

 

Nous l'avons entendu, le Prophète nous invite à reve­nir vers le Seigneur. Et l'Apôtre Paul nous exhorte à nous laisser réconcilier avec le Christ. Que s'est-il donc passé ? C'est très clair ! Nous nous sommes écartés de Dieu, nous nous sommes éloignés de Lui. Nous lui avons dit : Je ne servirai pas, je n'ai pas besoin de toi, je saurais fai­re ma vie seul. Et le résultat ne s'est pas fait attendre : de notre museau nous flairons le sol et de notre groin nous fouis­sons la boue. N'allez pas trop vite crier: c'est exagéré ! Ecoutez plutôt le vacarme que les sept démons font en votre coeur qu'ils agitent à longueur de journées, dans vos pensées où ils tourbillonnent sans arrêter un seul instant.

 

Mes frères, la lutte du moine, c'est contre ces sept démons, contre ces pensées qui corrompent le coeur. Et no­tre effort de carême consistera entre autre à maîtriser cette situation de façon à ce que nous puissions obéir aux in­jonctions du Prophète et de l'Apôtre Paul. Pour Saint Benoît, notre état spirituel est sérieuse­ment compromis certes par le péché. Mais il n'est pas sans issue car il existe un remède. Et il nous le propose.

C'est après notre recessus, un redditus. Revenir par le labeur de l'obéissance à Celui dont nous avait éloigné la lâcheté de la désobéissance. C'est fuir la région de la dissemblance pour revenir dans le beau pays de la ressemblance. Cesser d'être un homme animal pour devenir un authentique fils de Dieu.

Et ce n'est pas impossible car Dieu a fait vers nous le premier pas. Il a jeté un pont de Lui à nous. Celui qui n'a pas connu le péché, il l'a pour nous identifié au péché afin que par Lui le Christ, nous ayons part à la sainteté de Dieu. Voilà, mes frères, notre destinée !

 

Le carême éveille en nous cette espérance de retrou­vailles dans la Lumière. Et cela se passe dans le secret de notre coeur. C'est une condition essentielle pour que ce soit vrai. Le Christ lui-même vient de nous le redire. Que signifie l'aumône, sinon le don de soi généreux, silencieux aux frères affamés d'amour. Que signifie la prière, sinon l'appel incessant, lancinant vers le Dieu trois fois Saint qui travaille notre esprit et notre chair. Que signifie le jeûne, sinon la béance d'un coeur avide de contempler la Lumière.

Oui, mes frères, le carême veut nous faire retrouver une virginité parfaitement adaptée au Royaume de Dieu re­descendu sur le jardin du Golgotha à l'aube de Pâques et cherchant à s'étendre aujourd'hui à l'univers entier. Nous allons vivre notre carême dans cette attente confiante, joyeuse. Et cette attente sera le lieu de notre conversion. Et n'allons pas dire que chaque année le carême revient et que nous en sommes toujours au même point.

Non, mes frè­res, nous ne devons pas nous donner en spectacle aux hommes, nous ne devons même pas nous donner en spectacle à nos pro­pres yeux. Dieu seul mesure le chemin que nous parcourons. Car c'est Lui par son Esprit qui à l'intérieur de notre coeur opère des merveilles que son oeil contemple et dont son oeil se réjouit.

 

Mes frères, il faut que ce carême, après les autres, soit une période au cours de laquelle nous saurons ce que faisons. Il sera un temps de retour, mais de retour le sens plénier du terme. 0 je sais, ce n'est pas un retour définitif ! Mais c'est une marche sur le chemin du retour. Nous avons besoin d'être à nouveau virginisé.

Le Royaume de Dieu est promis à ceux qui retrouvent une âme d'enfant, toute simple, sans malice, ouverte, fai­sant confiance, accordant le préjugé favorable avant même que l'autre ne se soit présenté dans ce qu'il est. Avoir des yeux qui pénètrent jusqu'à l'intérieur de l'autre, qui contemplent ses turpitudes, mais qui non seule­ment n'en est pas offusqué, mais qui parvient à en extraire la perle qui y est cachée et qui attend de paraître au jour.

Voilà, mes frères, ce que Dieu fait avec nous ! Voilà cette Lumière de Dieu qui nous pénètre. Il faut que elle soit dans notre coeur, qu'elle brille aussi dans notre re­gard afin que chacun de nos frères, chacun des hommes soit à l'aise avec nous, qu'il ait la joie de reconnaître dans nos yeux le meilleur de ce qu'il est.

Mes frères, le signe des cendres que nous allons rece­voir nous dit en toute clarté que notre vérité d'aujourd'hui elle est obscure et elle est claire. Nous sommes des pécheurs, mais à l'avance déjà nous sommes pardonnés car Dieu a permis que son propre Fils, que Lui dans ce qu'il était capable de révéler à l'univers soit assimilé au péché pour que nous-mêmes nous puissions devenir lumière et sainteté en Lui. Mes frères, notre vérité d'aujourd'hui, elle nous ouvre aussi à notre splendeur de demain.

 

                                                                                           Amen.

 

Chapitre : Lettre du Père Abbé général.         16.02.83

      15. Manque d’effort, révolte…

 

Mes frères,

 

Lorsqu'un garçon ou une fille entre dans un monastère, une exigence lui est imposée, à savoir : adopter de nouvel­les règles de comportement. Il faut s'adapter au système de valeurs tel que le mo­nastère l'offre. Il ne s’agit pas de vouloir faire le procès de ces valeurs. Ou bien de vouloir à tout prix les faire entrer dans le système de valeurs qu'on apporte de l'exté­rieur. Ne perdons jamais de vue que le but de la vie monasti­que, que les lois qui régissent cette vie sont d'ordre sur­naturel même si ce naturel est incarné dans des structures humaines.

La vie monastique, je le rappelle, gravite autour du creditur, de la foi. Si on veut juger de ce qui se passe dans un monastère en se fondant uniquement sur les normes de la raison pure, je pense qu'on se heurtera souvent à des énigmes, à des paradoxes déroutants et même pour certains rebutants.

Il faut transcender toutes ces oppositions pour entrer dans la sphère de la foi, savoir qu'on est chez Dieu, éta­blir des relations personnelles avec Dieu, que c'est à nous de soumettre notre optique à celle de Dieu et non pas de vouloir utiliser Dieu pour notre promotion simplement humai­ne. C'est donc le conflit entre l'adoration de Dieu et le culte d'une idole. L'adoration fait qu'on se renonce, tandis que l'idolâtrie nous conduit à dominer, et à nous emparer, et à utiliser. C'est là que nous étions arrivés !

 

Maintenant le Père Abbé Général relève cinq réactions possibles dans le chef de la personne qui se présente au monastère. N'oublions pas que quand je dis SE PRESENTER, ce n'est pas seulement l'affaire du postulant, mais c'est aussi celle du novice. Et même j'irais jusqu'à dire pour certains encore du profès solennel...Nous allons le voir et bien mieux le comprendre après.

Il y a donc cinq réactions possible. La première pour lui, c'est l'indifférence ou la paresse, puis la révolte. Il parle aussi du conformisme, de l'identification et enfin de l'intériorisation. Il passe rapidement sur les deux premières. Il s'at­tarde davantage sur les trois autres et surtout il nous parlera de la dernière, c'est à dire de l'intériorisation, car c'est là qu'il veut nous conduire. Il y a donc une seule réaction qui est bonne. Les autres sont mauvaises, ou bien elles sont défectueuses et dangereuses...

            Voyons d'abord les deux premières. C'est à la page 3, au milieu.

 

Quand une personne entre dans un genre de vie de type nouveau qui exige de lui l'acceptation de nouvelles règles de comportement, il peut réagir de plusieurs façons. Il peut ne faire aucun effort pour changer, ou même il peut se révolter contre ce nouveau système de valeurs. Si c'est le cas, tôt ou tard il devra comprendre que ce genre de vie ne lui convient pas et décider de chercher ailleurs ; et s'il ne le comprend pas de lui-même, on devra le lui faire com­prendre.

 

Donc, la première réaction, on ne fait aucun effort pour changer. C'est indifférence ! C'est paresse ! Remar­quons le mot CHANGER. La première démarche d'une vie monastique authentique, c'est le besoin de conversion. Convertissez-vous et croyez à la Bonne Nouvelle. C'est un des thèmes du Carême, de toute vie chrétienne d'ailleurs. Il faut renoncer à certaines visions du monde, à un certain type de comportement. Il faut réviser son échelle de valeurs. Il faut adopter une nouvelle façon de vivre.

Il ne faut plus vivre selon l'homme, il faut vivre selon Dieu. C'est la conversion ! C'est donc le changement ! Lorsque cette volonté de changement n'existe pas, mais il n'y a pas de vie monastique. Il n'yen a pas. Et on comprend alors qu'il n'y a pas besoin de faire d'efforts. Il n'y a aucune envie de changer, aucun besoin, aucune né­cessité, aucun intérêt à changer.

Je vais vous en donner l'un ou l'autre exemple vécu, d'expériences personnelles que moi j'ai vécue. D'abord aucune nécessité de changer parce que on s'ima­gine déjà tout connaître, tout savoir. On s'imagine être arrivé au moment où on entre dans le monastère qui a le bon­heur de recevoir un trésor et un saint. Alors pourquoi chan­ger, on es arrivé...

 

Je vous ai déjà raconté l'histoire de ce postulant. C'est un des tous premiers qui s'est présenté ici après mon élection. Il avait une bonne trentaine d'années. Il n'est pas resté longtemps. Il a fait un séjour d'un mois. Une quinzaine de jours après son arrivée, il vient me trouver pour me dire : Ecoutez, je dois vous dire ceci : Je suis venu ici. C'est très bien. Mais quand je suis arrivé, je connaissais déjà tout de la vie monastique a 90%. Il me reste encore 10 petits %, de petits détails ici ou là. Mais en fait, ça n'a pas d'importance, car en pratique c'est déjà fait !

Et puis d'ailleurs je dois encore vous dire quelque chose : je vois bien que vous, vous n'y connaissez rien du tout, ou du moins pas grand-chose ! Eh bien quand je serais entré, je vous apprendrais comment vous devez faire...Authentique...Ce sont ses paroles ! Alors vous voyez ça ! Pourquoi changer ? Pourquoi faire des efforts pour changer ? Pas besoin, pas nécessaire !

Ou bien alors, on ne voit pas d'intérêt à changer. Et ça, c'est autre chose. C'est beaucoup plus subtil. Ce sera le cas de garçons qui vivent à l'intérieur du monastère leur propre rêve de vie monastique. Ils ont beaucoup lu. Ils ont fréquenté des cessions. Ils ont fait des retraites dans des monastères. Et pendant longtemps ils se sont forgés ainsi une image de la vie mo­nastique adaptée à eux.

 

Et quand ils viennent dans le monastère, ils poursui­vent ce rêve. Et cette image, ils essayent de la retrouver. Même, je dirais qu'ils la projettent sur tout ce qu'ils voient. Ce sont des garçons très pieux, impossible de les pren­dre en défaut. Vous ne le saurez pas parce que ils sont tou­jours exemplaires en tout. Mais en fait, ils vivent en marge, en marge de la communauté. Et voilà, ils poursuivent leur rêve.

Alors il n'y a aucun intérêt à changer puisque là aus­si d'une certaine façon on a déjà atteint le but qu'on s'était proposé. On vit dans son petit univers monastique personnel. On le porte avec soi. On le vivait déjà dans le monde, attention ! Il n'y avait pas de problème. Mais dans le monastère, on le vivra tout aussi bien. Et ici on ne fait aucun effort pour changer.

 

Il y a aussi la seconde attitude. C'est la révolte con­tre le nouveau système de valeurs. Ici, c'est le refus et le rejet. C'est beaucoup plus radical. Mais comment cela peut-­il s'expliquer ? Car il faut tout de même se dire que celui qui se pré­sente dans le monastère est de bonne volonté. Il ne faut pas penser que ce sont des agents du KGB ou de la CIA. Non, ils viennent vraiment. Leur intention est de se donner à Dieu. Ils sont très recommandables.

Et voilà qu'ils sont dans le monastère. Et une fois après un certain temps i1 se produit un phénomène de rejet, non pas de la part du monastère, mais de eux. Ils se révol­tent contre ce qu'ils trouvent parce qu'ils perçoivent la façon de vivre du monastère comme une agression contre leur personne, une sorte d'attentat à ce qu'ils sont.

Donc, ils ont aussi un système de valeurs. Souvent ce sera le cas de garçons ou de filles, mais puisque nous som­mes dans un monastère d'homme, de garçons très intelligents qui, je ne dis pas qu'ils raisonnent trop, mais qui ont vraiment là un système de valeurs qui est très personnel, et qu'ils se sont édifiés lentement, péniblement.

 

Ce n'est pas le système de valeurs du brave paysan qui a toujours été, derrière son cheval, ou derrière ses vaches, ou sur son tracteur aujourd'hui. Il ne se fait pas tellement de problèmes. Il arrive et puis c'est bon. Il se contente de ce qu'il trouve. C'est ce que Saint Benoît demande : Toujours être content de ce qu'on trouve, du système de valeurs qu'on trouve...

Mais ici il n'y a pas de contentement. Non, c'est perçu comme une agression. Le milieu détruit la personne qui perd toute sécurité. Et cela va se manifester comment ? Mais cela va se manifester par des troubles d'ordre psychologique et par des accidents de santé répétés. C'est vraiment l'organisme, ici, qui refuse le milieu, qui refuse le système de valeurs. Alors que faut-il faire dans des cas pareils ?

Le Père Abbé Général dit qu'il y a deux solutions : La première, c'est d'attendre patiemment que le candidat, que le novice comprenne de lui-même que le genre de vie qu' il a choisi ne lui convient pas. Il est toujours préférable qu'il s'en aperçoive lui-même. C'est beaucoup plus sain, c'est beaucoup plus normal ! Mais si malgré tout il reste bouché, alors il faut in­tervenir. Et comme le dit le Père Abbé Général : il FAUT, on DOIT. C'est un devoir !

 

On doit le lui faire comprendre, mais toujours avec beaucoup de charité, beaucoup, beaucoup de charité pour ne pas que le garçon soit traumatisé et qu'alors il parte avec au coeur l'amertume, la rancoeur. Il m'est arrivé aussi de devoir dire à l'un ou l'autre : écoutez, non ! Il faut partir ! Je ne sais pas comment je m'y suis pris. Mais enfin toujours est-il que c'est un garçon qui reste toujours en correspondance. Et puis après, ils en sont très reconnaissants.

Car, même si au moment même, malgré tous les avatars qu'ils rencontrent, qu'ils ont rencontré au point de vue santé, d'équilibre psychologique dans le monastère, ça leur a fait beaucoup de peine et qu'ils croyaient vraiment être à leur place, après ils en sont reconnaissants et je dois dire qu'ils font très bien leur vie, très, très, très bien.

Je vais vous citer un cas que vous connaissez. Je vais vous citer le nom parce que je viens de recevoir de ses nouvelles aujourd'hui. C'est notre frère Harry qui mainte­nant est à l'Université à Québec au Canada. Il fait des études à l'Institut Supérieur de Philosophie. Il vient d'en­voyer aujourd'hui ses premiers résultats : de 82 à 86 %. Voilà! Qui aurait jamais cru ça ? Mais non ! Vous sa­vez comme il était ici. Mais là-bas, voilà, il a trouvé son milieu, il a trouvé son équilibre. Il a fait des études sé­rieuses d'infirmier. Il a bien réussi, mais difficilement, difficilement. Et maintenant le voilà là-bas. Et il est con­tent, il est heureux, il est épanoui.

 

Mais il a fallu avoir le courage de lui faire comprendre que voilà il n'était pas à sa place. Mais quand on le fait avec beaucoup de charité, avec beaucoup d'amour et qu'ils sentent qu'on les aime, non seu­lement ils ne vous en portent pas grief, mais ils sont con­tents de rester en contact et de toujours expliquer comment les choses se passent pour eux. L'Abbaye reste pour eux, alors, une sorte de Lumière. Ils en conservent un souvenir lumineux qui les conforte dans leur cheminement présent. Mais ça, mes frères, ce n'est que l'amour qui peut le donner...

D'expérience encore, et c'est très, très remarquable, ceci : lorsque dans un noviciat se trouvent des garçons de ce genre, qui ne voient pas la nécessité de changer, ou bien qui ont des attitudes comme ça de refus, donc qui n'y sont pas à leur place, avant même que l'Abbé l'ait vu, avant mê­me que le Maître des Novices ait remarqué quelque chose, les autres novices le savent déjà. Eux, c'est direct, il ne faut pas huit jours, il ne faut pas quinze jours ! Eux ils le savent. Ils vivent avec. Ils sont avec. Ils le sentent et ils sont les premiers à le dire. Ils sont les premiers à le savoir...

A Laval, quand j 'y suis passé, je ne sais plus si c'est la Mère Abbesse ou la Maîtresse des Novices, mais elle disait la même chose. Avant que nous nous soyons aperçues de quelque chose, eh bien les novices et les autres postu­lantes ont déjà jugé celle qui s'est présentée et qui n'est pas faite pour notre vie. Regardez un peu, quel instinct ! Ce n'est pas un instinct mauvais, mais c'est cette conviction qui est la mienne - qui n'est pas partagée par tous dans l'Ordre naturellement - que vous connaissez et que je rappelle :

C'est que l'Esprit Saint repose sur la communauté comme telle, pas sur l'Abbé seul. Sur l'Abbé, mais en tant que membre de la communauté et sur la communauté comme telle. L'Abbé doit être à l'écoute de ce que la communauté lui dit, lui fait savoir par même les derniers, même les novices, même les postulants.

 

Voilà, nous avons fini notre premier jour de carême. Encore une bonne quarantaine et puis nous serons arrivés à Pâques. Nous avons très bien commencé, je vous en remercie. Nous ferons chacun notre possible, tout notre possible. Et ainsi nous accueillerons Dieu dans notre vie et nous pourrons le rayonner sur les autres.

 

 

 


Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        17.02.83

      16. Soumission ou conformisme…

 

Mes frères,

 

Le Père Abbé Général parle de celui qui entre dans le mo­nastère et qui s'efforce d'accomplir ce qui lui est demandé.

 

S'il accomplit des efforts pour accepter ces nouvelles règles de comportement, il peut réagir de trois façons différentes. La première façon est généra­lement qualifiée de soumission ou CONFORMISME, c'est à dire qu'on adopte les nouvelles valeurs seulement de l'extérieur. En d'autres termes, extérieurement on se con­forme au moule, on donne l'impression d'être un " bon re­ligieux ", on est exact à l'Office Divin, on est obéis­sant et respectueux devant les supérieurs, etc... mais in­térieurement on ne croit pas vraiment à ce que l'on fait.

Qu'on en soit conscient ou non, ce confor­misme extérieur est motivé soit par le désir de ne pas faire mauvaise impression et d'éviter ainsi un blâme, soit par le désir d'obtenir l'approbation des supérieurs et des autres membres de la communauté. Et ce système de récompense et de punition est souvent très subtil.

           

Qu'est-ce que le conformisme ? Qu'est-ce que la soumis­sion? Il y a une différence entre les deux. Le conformisme, c'est un comportement habituel par lequel on répond de façon purement extérieure à ce qui est demande. La soumission, c'est la même chose. On répond de façon pu­rement extérieure à ce qui est EXIGE, ici.

Donc vous voyez, CONFORMISME c'est la réaction devant ce qui est demandé. SOUMISSION, c'est une réaction d' "obéissance" - entre guillemets obéissance - devant ce qui est exigé.

La soumission, on ne peut pas y échapper. C'est impossi­ble ! Alors on ronge son frein. Un exemple: c'est un ordre de réquisition pendant la guerre, pour ceux qui ont connu cela. C'est commandé, c'est exigé. On ne peut pas faire autrement que d'obéir. On y va parce qu'il faut bien. Vous voyez: on se soumet...

 

Maintenant dans la vie monastique, la nuance entre confor­misme et soumission dépend de la manière subjective dont les valeurs monastiques sont perçues. Si elles sont perçues comme imposées, on aura une réponse de soumission. Si elles sont per­çues comme proposées, on aura une réponse de conformisme, mais toujours extérieure.

Et un tel frère est irréprochable. Il est parfait, exté­rieurement parfait en tout. Il est régulier. On le voit par­tout un des premiers. Il est obéissant. Il est respectueux envers les supérieurs et les autres frères. Il est tranquille en communauté. Il est gentil. Il ira même jusqu'à rendre service si on lui demande. Il porte l'étiquette de ce qu'on ap­pelle un bon religieux.

Il est en tout conforme au modèle standard. On peut déli­vrer : pour copie conforme. Prenez le livre qui décrit dans une vie de saint le bon religieux. Eh bien lui, on peu au jugement des hommes, on peut dire qu'il est conforme. C'est ça la conformité ! MAIS attention ! C'est une façade purement extérieure. A l'intérieur, de fait, tout cela est factice car il n'y a rien. C'est à dire que on n'y croit pas.

Saint Benoît demande que le Maître des Novices soit suprêmement attentif pour remarquer si le novice est : sollicitus ad opus Dei, ad opprobria. 58,16, s'il se fait du souci, si au fond de son coeur il y a une peine, presque un mal, pour entrer dans l'intention de Dieu, pour se reconnaître en face de Dieu tel on est, pour découvrir son identité vraie dans ce que Dieu demande. Le frère qui agit par conformisme, lui, il n'est pas sollicitus pour Dieu, mais il est sollicitus pour lui-même. Ce qui l'intéresse, c'est l'image qu'il va donner de lui-même aux autres.

 

Cela fait penser à la Lecture Evangélique du Mercredi des Cendres. Le Christ dit : Ecoute, quand tu fais l'aumône, ne va pas sonner de la trompette devant toi pour ameuter les gens et dire : regardez ce que je donne comme aumône. Tu as fais cela pour plaire aux hommes. Tu as reçu ta récompense...

Et quand tu pries, ne va pas te mettre au coin des rues, ne va pas prendre des postures pour que tout le monde dise : tout de même, ça c'est un saint homme...C'est bien, tu as reçu ta récompense, c'est fini, on n'en parle plus... Et quand tu jeunes, mais ne prends pas un air démoli... Tout le monde va se dire : mais tout de même, ça c'est un ascè­te, celui-là. Voilà, tu l'as cherché, les hommes t'applaudissent. Eh bien voilà, tu es content !

Mais pour ce qui est de Dieu, maintenant, soit que tu fasses l'aumône, que tu pries, que tu jeûnes, pour lui, ça ne l'intéresse pas. Ce n'est pas ça qu'il veut de toi... Eh bien c'est la même chose ici ! On est préoccupé de soi. On n'est pas préoccupé de Dieu. Et tout ce qu'on fait, c'est une façade. A l'intérieur, le coeur ne répond pas...

 

On est motivé, comme dit le Père Abbé Général, par le dé­sir de faire une bonne impression ou d'éviter un blâme, d'être bien vu des supérieurs et des autres, de récolter des compli­ments, de présenter de soi une image flatteuse...et d'éviter, d'éviter suprêmement tout ce qui peut ternir cette image de marque, tout ce qui pourrait donner mauvaise impression. Dans le fond, c'est un comportement égocentrique qui relè­ve de l'infantilisme.

Vous savez, les petits enfants à un cer­tain âge - pas les tous, tous petits - ils commencent à devenir « toûrsiveûs ». Il faut être bien vu de Monsieur le Maître pour qu'il fasse ses compliments aux parents et que l'on gagne aussi la bonne grâce des parents. Vous voyez, des petites combines déjà. Dans le monastère, le souci de soi poussé à ce point, c'est de l'infantilisme. Je ne dirai pas que c'est de l'hypo­crisie. Ce n'est pas méchant. C'est trop bête pour être mé­chant.

Mais malgré tout, malgré tout lorsque on est hors de la prise, de la vue des autres, eh bien « on stronne li poye sins l'fé criyer ». C'est ça, vous voyez ! Mais enfin je vous le dis, c'est une petite maladie. Et on est entraîné de plus en plus loin dans ce jeu subtil de récompense et de punition comme dit le Père Abbé Général. On recherche la récompense, on fuit la punition. Et en fait, en fait on se punit soi-même en cherchant à se récompenser.

 

 

Car un tel homme n'est pas bien dans sa peau. Il lui man­que certainement quelque chose. Il est tellement préoccupé de lui que ce doit être maladif quelque part. Il a peur de se pré­senter tel qu'il est. Il ne se soucie pas de ce que Dieu peut penser de lui, ou du moins il ne s'en soucie pas assez. Il ne vit pas sous le regard de Dieu, il vit sous le regard des hommes. Et vivant sous le regard des hommes, il aura toujours l'impression d'être surveillé, d'être épié, d'être espionné. Et cela peut aussi le rendre malade, parce que cette gym­nastique ne peut pas durer indéfiniment. Cela finira un jour par s'écrouler.

Vous comprenez maintenant déjà un peu mieux ce que signi­fie Saint Benoît lorsque il demande d'observer attentivement si le novice : vere Deum quaerit, 58,15, s'il cherche Dieu vraiment. C'est Dieu qu'il cherche si ce petit mot vere, vraiment est vrai. La fois prochaine, nous verrons encore quelque chose de plus subtil. Il s’agit de l'identification. Je ne vais pas com­mencer à expliquer cela maintenant.

Vous voyez que ce que nous apprenons est intéressant. Et comme me le faisais remarquer quelqu'un, ça nous met en cause nous aussi. Parce que il n'y a rien à faire, pour ce qui regar­de ce conformisme par exemple, ce souci de plaire aux hommes, l'Apôtre Paul en parlait déjà. C'était donc déjà une maladie de son temps, des tous premiers chrétiens.

 

Et je pense qu'elle est liée au péché, disons, originel, au péché d'origine. On veut être en bon rapport avec tout le monde. On veut être bien côté auprès de tout le monde. Et pour cela, on n'hésite pas à faire  des choses qui dans le fond sont répréhensibles. Car je n'obéis pas à la volonté de Dieu. Je n'entre pas dans son dessein. Je ne prends pas le risque de commettre une erreur, ni de me tromper...

L'homme qui de tout son coeur entre dans le vouloir de Dieu est toujours en péril de se tromper, c'est à dire de ne pas faire exactement les choses comme Dieu le désire. Mais ce n'est pas grave parce que nous sommes faibles, nous sommes faillibles, nous sommes vulnérables. Mais ce qui est plus grave et qui est vraiment, je dirais, le péché dans sa source, dans sa racine, c'est de tourner le dos à Dieu et c'est de se cacher de lui.

Et c'est ce que fai­saient, dans le récit du Paradis terrestre les premiers êtres humains. Ils ont entendu les pas de Dieu dans le jardin et ils se sont cachés. Ici, c'est la même chose. Je veux plaire aux hommes et je me cache derrière une façade comme si en plaisant aux hom­mes Dieu pouvait ne pas me voir, comme si je pouvais échapper à son regard ! Je vous dis: c'est très, très, très subtil !

 

Mes frères voilà, nous sommes là en train de faire une petit examen de conscience, moi le premier. Et avant d'arriver a la parfaite liberté d'être soi-même devant Dieu et devant les hommes, nous devons passer par de longues et dures purifications. Mais nous ne devons pas avoir peur. Car si c'est un peu et parfois très pénible, au terme se trouve la bonne santé spi­rituelle, la bonne santé psychologique, et aussi, il faut le savoir, une meilleure santé physique.

 

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        18.02.83

      17. L’identification.

 

Mes frères,

 

Le conformisme, c'est à dire le comportement purement ex­térieur par lequel on s'efforce d'échapper au blâme et de ré­colter les applaudissements est infantile et ridicule. Et vous savez que le ridicule n'a jamais tué personne.

Aussi, vous en avez certains qui poussent l'aventure en­core plus loin. Ceux-là s'imaginent en entrant dans la vie mo­nastique apporter un lustre nouveau à leur personnalité qui a déjà une telle valeur en soi et aux yeux des autres. Ils pensent franchir une nouvelle étape, réussir l'affaire de leur vie et, oui, réaliser la raison pour laquelle ils sont sur la terre. Cela n'a aucun rapport, soyez-en certains, avec l'installation du Royaume de Dieu.

Non, la grande affaire, c'est eux ! Ils s'imaginent fran­chir une étape décisive. En fait, ils opèrent une régression et ils font jouer un cran d'arrêt qui détermine chez eux un blocage irréversible. Ce sont les hommes, ou les femmes - personne n'y échappe ­- qui réagissent comme dit le Père Abbé Général, à une situation nouvelle par l'identification. Nous sommes au bas de la page 3.

 

C'est un processus plutôt complexe qui peut prendre différentes formes. La personne adopte les nouvel­les valeurs à la fois au plan extérieur et au plan inté­rieur, mais elle le fait surtout parce que cela satisfait l'image qu'elle a d'elle-même. Elle est alors apte à jouer un rôle qui l'aide à mettre en valeur l'image de son moi et elle pense sincèrement avoir trouvé sa nouvelle identi­té. Il va de soi que l'identification va plus loin que la soumission, mais elle se situe encore à un niveau exté­rieur et s'origine dans quelque chose d'extérieur, la sa­tisfaction du rôle qu'on s'attribue.

 

Est-ce que vous voyez de quoi il s’agit ? J'ai une certai­ne image de moi, une image flatteuse. Et dans la contemplation de mon moi, je trouve un dynamisme tonique qui me fait entre­prendre toutes sortes de choses. Mes qualités, je les gonfle. Mes défauts - si j'en ai - je les occulte. Et parfois je polis mon image en me comparant aux autres qui eux, cela va de soi, se situent à un degré beaucoup plus bas que moi.

Vous avez de ce type d'homme une référence dans l'Evangile. C'est ce pharisien bien dans son état qui monte au temple pour prier. Et il dit : Je suis tellement content d’être ce que je suis. Il faut tout de même que je t’en remercie. Et surtout, je ne suis pas comme celui-là. Je ne suis pas comme lui. Lui, il est ceci et cela. Moi, voilà comme je suis, tu dois être content de moi, autant que moi je le suis de moi-même.

            Une image de soi qui s'embellit encore en contraste avec tous ceux qui nous entourent...

           

Maintenant, dans le milieu monastique, comment cela va-t­-il jouer ? Eh bien, je vais faire les choses bien, et très bien. J'adopte les valeurs nouvelles qui me sont offertes, non seulement au plan extérieur mais aussi au plan intérieur. Mon comportement n'est donc pas une façade ? Non, j'entre de coeur dans ce qu'on me demande. Alors, on va me dire: Mais c'est parfait !

Ah non! Pas nécessairement, en tout cas pas pour moi parce que en fait j'entre plus avant dans le personnage que je m'attribue, dans le personnage que je m'imagine être. On dirait que : voilà, je ne peux pas déchoir ! Je suis dans le monastère, donc je dois faire encore mieux que lorsque j'étais dans le monde. La vie nouvelle qu'est la mienne, les valeurs qui sont là et qui me sont présentées, je les fais miennes. Donc, ça enri­chit encore ce que je suis. J'étais déjà formidable, mais main­tenant ça devient merveilleux ce que je suis...

Et ainsi je me satisfais de plus en plus de l'image que J'ai de moi et je l'orne de nouveaux atours. Je suis donc prêt a jouer mon rôle en présence de spectateurs. Et le tout premier, c'est moi-même naturellement : je me regarde, je m'observe. Et puis, subsidiairement alors, ce sont les autres. Et ainsi, par toute la satisfaction que je trouve en moi, je pense avoir trouvé enfin mon identité définitive dans ce nouvel état qui est devenu le mien. Et attention ! Malheur à celui qui oserait le mettre en doute ou me contester !

 

Vous voyez, c'est extrêmement complexe ! Cela se joue à l'intérieur de ma conscience, c'est à dire de la conscience que j'ai de moi-même. Il n'y a là dedans aucune référence à Dieu, sauf que j'utilise des valeurs qui en soi sont d'ordre surnaturel - la prière et tout cela - je les utilise pour me gonfler, pour me glorifier davantage à mes propres yeux.

N'allez pas penser que ceci, c'est une présentation un peu romanesque ? Non, je peux personnellement mettre des noms sous ce portrait. Naturellement aussi, il faut bien le savoir, les compagnons d'un tel homme dans un monastère, il ne faut pas les prendre pour des imbéciles non plus. Ils ont vite fait de repérer la valeur de l'individu qui est là devant eux et qui joue son rôle.

Alors pour le pauvre malheureux, c'est une catastrophe ! Et alors, il ne se laisse pas faire, parce que attention, on lui doit le respect... Dans le conformisme, je cherchais déjà les applaudisse­ments. Mais c'était enfantin encore. Comme le petit gosse qui a bien récité une petite poésie devant le petit cercle familial. Et il est tout content parce que on fait un petit bravo. Oui, c'est gentil aussi !

 

Mais ici, c'est autre chose ! On cherche les applaudisse­ments, mais encore plus que cela, on cherche l'adulation. Et j'irai encore plus loin : on cherche l'adoration. On est en adoration devant son propre moi et il faut que les autres aussi se prosternent. Lorsque ça atteint ces limites qui sont extrêmes, on arrive ­ aux frontières du pathologique. Car se regarder, se mirer sa propre image et trouver une fausse plénitude dans le rôle qu'on s'attribue, c'est un narcissisme forcené.

Le narcissisme, il faut bien savoir ce que c’est ! Le nar­cissisme, il endort, il paralyse et il tue. Il endort : lorsque je contemple ma propre image, mon pro­pre moi, je suis tellement séduit par lui que je ne peux plus en détacher mon regard, ni ma volonté, ni mon être et je suis devant lui en extase. J'entre dans une sorte de sommeil et je ne sais plus bouger. Je ne sais plus rien fai­re. Je ne sais même plus respirer et j'en meurs.

Narcisse vient d'un mot grec que tout le monde connaît dans un autre domaine : c'est la narcose. Ceux qui ont subi des interventions chirurgicales ou qui vont en subir savent ce que c'est que la narcose au moment où on vous endort, ou un narcotique, une substance qui vous endort. C'est ça le narcissisme, c'est la destruction de quelqu'un !

           

Alors, voyez celui qui y succombe dans un monastère ……! En pratique, dans un cas pareil, il n'y a aucun remède, parce que un niveau de blocage est atteint. Il n'est plus possible d'avancer, il n'est plus possible de reculer. C'est ça le narcissisme ! C'est le contraire de la chari­té ! Car l'amour de soi est poussé jusqu'à la morbidité. Un tel homme par exemple peut se faire une gloire de rendre ser­vice à tout le monde. C'est celui à qui on peut tout demander. Il va se dévouer jusqu'au bout. En fait, il n'y a pas de charité, il n'y a pas d'amour dans ce qu'il fait. Même cela, il parvient à l'utiliser pour embellir encore sa propre image. Il a là un tableau devant lui. Et il se sert de tout pour le dessiner encore, pour le retou­cher, pour que ça devienne toujours plus beau, plus vrai d'après ce qu'il s'est imaginé.

Et une vie communautaire authentique est impossible, impos­sible, impossible. Car les autres doivent être des adulateurs, ou bien ils doivent être détruits. Il n'y a pas de milieu. C'est terrible comment un tel homme peut s'en prendre à un qui ne veut pas reconnaître ses mérites, reconnaître ce qu' il est, qui ne veut pas s'incliner devant la statue splendide qu'il a devant lui. C'est terrible comment un tel homme peut devenir méchant, injuste. Voyez ! L'autre doit être détruit. Il n'y a que lui au monde. Il n'y a que lui qui existe.

Voilà, mes frères, j'ai poussé l'analyse jusqu'au point, je dirais, de la pathologie. A ce moment-la vous allez dire que ça relève de l'asile d'aliénés. Presque...oui, presque...On en trouve là...alors ceux-là ont perdu tout à fait le sens...

 

Eh bien je vous souhaite malgré tout une bon sommeil. N'ayez pas des cauchemars maintenant parce qu'il y aurait de quoi. Et n'allez surtout pas vous dire : Tiens, ici à Saint Remy, peut-être bien que celui-là c'en est un ? Si vous voulez porter votre regard sur quelqu'un, portez-le sur moi....

 

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        19.02.83

      18. Intériorisation ou intégration.

 

Mes frères,

 

Le Père Abbé Général nous propose la cinquième façon de réagir face à l'environnement nouveau qui nous est offert par le monastère. Après avoir évité les écueils de l'indifférence, du refus, du conformisme et de l'identification, il nous fait aborder le port bienheureux de l'intériorisation. Voyons ce qu'il nous dit à la page 4.

 

Enfin nous trouvons l'INTERIORISATION ou l'intégration comme façon de réagir face à un nouvel en­vironnement. Dans ce cas, la personne adopte les nouvelles valeurs, au niveau extérieur comme au niveau intérieur, parce qu'elles sont considérées comme en harmonie avec son propre système de valeurs et parce que ces nouvelles va­leurs sont intrinsèquement capables de faire progresser celui qui les accepte.

L'intériorisation exige un effort personnel qui s'appuie non sur un système de récompenses extérieures ou sur une façon de flatter l'image du moi, mais sur une capacité de se transcender soi-même, c'est à dire sur une capacité d'être d'abord libre par rapport aux pressions venant de la communauté ou de ses propres besoins person­nels, et d'être ensuite capable de choisir les valeurs monastiques pour ce qu'elles sont de façon intrinsèques.

Voyez que le Père Abbé Général met sur le même pied inté­riorisation ou intégration. En fait, il y a une nuance sur la­quelle j'ai déjà attiré votre attention. L'intégration, c'est le stade final d'une intériorisation réussie. Les valeurs sont intégrées lorsqu'elles deviennent partie intégrante constitutive de ma personne : de mon être profond et de mon être spontané. C'est le quasi naturaliter de Saint Benoît.

Les vertus monastiques - autre nom pour les valeurs monastiques - donc la prière, le don de soi à Dieu et aux autres, le silence, l'amour de la solitude, tout cela ne demande plus aucun effort. C'est devenu l'être du moine. Si bien qu'on peut dire que la formation initiale du moine est achevée. Je dis bien initiale. Et pour moi, l'initiale, c'est ce quasi naturaliter. Aussi longtemps qu'on n'y est pas arrivé, on est toujours un débutant même si on a 50 ans de sé­jour dans un monastère. D'ailleurs Saint Benoît le dit bien : La Règle que j'ai écrite, c'est pour des débutants. 73,22.

Maintenant, n'allons pas dire : Ah oui, mais moi je suis déjà au-delà du quasi naturaliter ! Non hein ! Il est plus pru­dent de se dire : il n'a peut-être pas tort. Surtout que nous sommes en période de carême, de révision de vie, et de recon­version. Cette formation achevée dans sa première partie, elle permet une adaptation aisée à toutes les situations qui vont se présenter dans le courant d'une vie non seulement monastique mais humaine. Il n'y a plus aucune crispation, aucun arrêt. La croissance qui a commencé, elle peut continuer.

 

C'est ce que Saint Benoît appellera la dilatato corde. C'est le coeur qui se dilate. On ne grandit pas dans le sens vertical, mais on s'élargit aux dimensions de la charité du Christ. Voyez ! C'est cela, mes frères, l'intériorisation ou l'intégration! Et à ce moment-là, on est libre...Mais cette intériorisation est possible, dit le Père Abbé Général, et c'est vrai, lorsque les valeurs nouvelles sont en harmonie avec mon système de valeurs.

Cela signifie que mon système personnel de valeurs était comme en attente de ces valeurs nouvelles. Celles-ci ne sont pas en discordance avec ce que je suis. Au contraire, elles sont en harmonie. C'est le mot dont use le Père Abbé Général. Elles m'apportent un complément d'âme, un complément d'être. Elles me font progresser. C'est à dire, pour reprendre le sens étymologique, elles me font avancer d'un pas assuré.

A mon avis, cette harmonie entre ce que un homme ressent habituellement et le système de valeurs qu'il trouve dans le monastère est un signe certain de vocation. On dirait que j'ai mon système de valeurs - qui s'est édi­fié en moi, je le répète, en bonne partie sans moi. Mais enfin c'est mon système de valeurs - et ce système de valeurs entrant, se présentant à l'intérieur du système monastique, y trouve sa place comme un instrumentiste dans un orchestre.

 

Mes valeurs personnelles ne sont pas détruites, elles ne sont pas jetées au rebut lorsque j'entre dans le monastère, mais elles entrent en symphonie avec ce que j'y trouve. Et c'est pour moi une découverte heureuse.

Je vais prendre un cas. Par exemple si je suis dans le monde. Dans le monde, j'ai beaucoup de relations par la force des choses. Je suis aux études ou bien je suis au travail - cela n'a pas d'importance - et je connais beaucoup de monde.

Mais en arrivant dans le monastère je découvre tout un nouvel univers relationnel. Et pas seulement les personnes qui habitent le monastère, les nouveaux frères que je trouve, mais aussi la koïnônia, la société, la communion des saints. Et je pense que c'est une réalité qui se révèle assez vite dans le monastère lorsqu'on y est appelé par Dieu.

On peut sen­tir une certaine solitude par rapport au monde qu'on a quitté. Et c'est certain ! Et c'est bénéfique ! Cela doit être ainsi, mais je ne suis pas tombé dans un trou où je connais l'esseu­lement, l'isolement. Non ! Je suis accueilli dans une familia, la familia Dei, dans la famille de Dieu. Il y a la Trinité, il y a le Christ, il y a la Vierge Marie, il y a les saints. Il y a naturellement les frères...

Mais enfin là, il pourrait se présenter le danger que je renoue des relations que j'ai rompue en quittant le monde, que je transpose mes besoins affectifs à l'intérieur du monastère.

Mais lorsqu'il y a cette harmonie qui rend possible l'in­tériorisation, tous ces besoins sont comblés et au delà, dans la communion que je vais nouer avec les personnes qui peuplent l'univers de Dieu. Je prends cet exemple, et il y en aurait bien d'autres... Et je m'aperçois alors que dans le fond déjà dans le monde, c'était ça que je cherchais.

Il y a donc des découvertes qui sont des encouragements. Et c'est pourquoi l'intériorisa­tion est facteur de progrès, de marche en avant. Grâce à ce travail qui est celui de la grâce en moi, mais avec lequel je collabore volontiers, je me sens porté à sortir de moi-même et non pas à me replier sur moi, à me donner et non pas à accaparer. Si bien que je vais libérer en moi des énergies d'amour qui sont ouverture, accueil, don.

 

Voyez ! Nous sommes aux antipodes de l'identification et du conformisme. Dans l'identification, vous vous en souvenez, j'asservissais le monde, je rendais un culte à ma propre image, j'étais en extase devant moi. Et les autres devaient naturel­lement aussi s'incliner devant ma personne. Ici, c'est l'inverse! C'est moi qui me tourne vers les autres. Je détourne mon regard de moi et au lieu d'être adulé par les autres, je me mets devant eux pour leur laver les pieds.

Vous reconnaissez, je ne dirais pas l'exemple parce que le mot exemple a été utilisé, mais c'était bien plus fort qu'un exemple, c'est la révélation de ce que le Christ était en lui-même. Il était venu non pour être servi mais pour ser­vir et pour donner sa vie pour la multitude des hommes. Voilà ou nous conduit l'intériorisation !

Comme le Père Abbé Général le dit aussi, il va de soi que cela exige un effort personnel, et un effort soutenu qui n'est pas appuyé sur un système de récompense ou sur une façon de flatter mon propre moi. Je vous avoue que le narcissisme peut être une puissance qui fait supporter à l'homme beaucoup de difficultés. Mais l'amour, donc l'amour, l'extase, la sortie de soi, qu'est-ce que ça ne peut pas réaliser vu que l'amour est participation à l'âtre même de Dieu. Tandis que l'égoïsme narcissique n'est jamais rien d'autre que l'énergie toujours plus limitée - même si elle est très grande - d'un homme.

 

Donc, mon effort n'est pas appuyé sur des récompenses à recevoir ou sur une image de moi que je désire flatter, mais il est appuyé sur la capacité de me transcender moi-même. Qu'est-ce que ça veut dire ? Cela signifie que je dois pouvoir aller au delà de moi, dépasser mes motivations égoïstes, donc être libre par rapport à la pression exercée par la commu­nauté. Et la pression exercée par la communauté est le blâme ou la flatterie, ou la récompense. C'est ça que le Père Abbé Général veut dire.

La communauté peut penser de moi ce qu'elle veut, les su­périeurs peuvent penser de moi ce qu'ils veulent, ça ne m'in­téresse pas. Ce n'est pas ça qui va motiver mon travail monastique. Déjà rien que cela montre que la vie érémitique est en puissance à l'intérieur de la vie cénobitique. Car l'ermite est celui qui est capable de lutter seul sans le secours d'un autre, contre les vices de la chair et des pensées. Or, pour en arriver à ce niveau qui est déjà tout de même assez élevé dans la vie spirituelle, il faut dès le début pou­ voir être libre du qu'en dira-t-on en bien ou en mal. Il ne faut même pas que l'on parle de moi, éviter cela à tout prix...

Donc passer inaperçu. Faire, je dirais, son devoir non pas de façon stoïque - ce n'est pas ça que je veux dire - mais le faire uniquement sous le regard de Dieu et pour lui uniquement par amour. Qu'on soit seul pour le faire ou qu'on soit regardé par d'autres, il n'y a pas de différence. C'est cela, vous voyez, être libre des pressions venant de l'extérieur, c'est à dire venant de la communauté.

 

Etre libre aussi par rapport aux besoins personnels. Le Père Abbé Général va faire allusion ici à l'identification. L'homme, il n'y a rien à faire, aime être applaudi. Il préfère recevoir 19/20 comme cote d'examen que 12/20. C'est très vrai ! Cela l'élève à ses propres yeux, ça le valorise. Tout le monde doit se sentir valorisé. Seulement, ce n'est pas le désir de la valorisation qui doit motiver le labeur à l'intérieur du monastère. Mon effort ne peut être soutenu par cela. Il est soutenu par le fait tout pur que je m'accorde à la volonté de Dieu.

Je dois donc, le Père Abbé Général le dit autrement, c'est ensuite après cela capable de choisir les valeurs monastiques pour ce qu'elles sont de façon intrinsèque.

Elles vont, les valeurs monastiques, me détacher de moi­ même. Elles vont purifier mon coeur, et elles vont me disposer à l'union à Dieu. Voilà ce qu'elles sont intrinsèquement !

 

Mes frères, vous voyez que le père Abbé Général nous con­duit à un examen de conscience assez sévère. Nous allons voir la fois prochaine qu'il nuance un peu cette affirmation. Il a été assez catégorique. Moi, je l'ai été encore plus que lui car, j'ai chaque fois pris la situation, je l'ai dépeinte à son stade final, ultime. Car c'est à ce moment-là qu'on la voit, qu'on la voit mieux.

Maintenant, nous allons devoir opérer une petite marche en arrière où le Père Abbé Général nous dira que en fait, c'est assez mélangé. On ne trouve jamais, sans doute jamais un de ces 5 états, une de ces 5 façons de s'adapter et de réagir à l'état pur. C'est toujours un mélange. Et nous allons voir la fois prochaine et la fois suivante encore, comment le mélange se présente. Ce sera pour chacun e nous - nous entrons dans notre second quart de retraite annuelle - ­l'occasion de poursuivre, d'approfondir notre examen de cons­cience et notre révision de vie.

 

Quatre temps du printemps.                       23.02.83

      1. Ouvrir nos cœurs à la vie.

 

Mes frères,

 

Nous entrons dans le second quart de notre retraite annuelle. Et je vous invite à ouvrir ­votre coeur à la vie, cette vie qui nous a été manifestée en la personne du Seigneur Jésus notre Dieu. Cette vie, qui a lancé l'univers dans l'existence et qui s'efforce de le pénétrer afin d'en faire une révélation mais plénière, parfaite de ce qu'est Dieu. Et cet univers a des yeux qui sont les nôtres, des yeux qui doivent se rempli de lumière, qui doivent refléter cette gloire de Dieu. Mes frères, nous sommes solidaires du monde, de l'univers. Pas seulement de nos frères les hommes mais aussi de tout, de toute cette matière qui se répand dans cet inconnu que les sa­vants essayent aujourd'hui de scruter, l'infiniment grand, l'in­finiment petit.

Mes frères, toute cette vie, elle est dans la personne du Christ, l'unique et l'universel, lui qui rassemble les aspira­tions de tous les coeurs mais aussi les besoins secrets de cet­te matière que nous jugeons inanimée, que nous jugeons incons­ciente, mais qui en fait est possédée par une énergie, une puis­sance qui lui donne presque d'être dans sa totalité un être vi­vant. Mais ne l'est-elle pas puisque nous en sommes l'âme ?

Mes frères, je vais essayer de dessiner devant vous une icône. N'essayez pas de cérébraliser ! Il suffit de contempler et de laisser nos oreilles s'emplir d'un chant, car une icône n'est jamais muette. Elle nous parle, elle nous chante une mé­lodie qui doit ravir notre coeur. C'est la vie de Dieu, c'est la vie de l'univers et c'est la nôtre.

 

Les Quatre Temps de Printemps sont enchâssés à l'inté­rieur du Carême comme une perle. Ils sont un trésor offert sur deux paumes évasées en forme de coupe : l'une est le dimanche de la tentation et l'autre le dimanche dit de la Transfigura­tion. Et ce joyau est un met délicieux que nous dégustons. Dans notre bouche, il devient saveur exquise.

Mais dès qu'il a péné­tré nos entrailles, il écartèle les membres de notre esprit en de paradoxes fous. C'est le monde de Dieu, un univers de beauté qui va du tragique à l'opulent, du tourmenté au pacifiant, un tableau vivant que nous devons contempler dans son ensemble avant de laisser notre regard se poser sur les détails.

           

Demandons au Seigneur, mes frères, d'avoir, de recevoir le regard des Prophètes, ces voyants qui regardaient avec stu­péfaction mais avec reconnaissance chaque événement s'ajuster a sa place dans un ensemble : l'Opus Dei, le grand, le magnifi­que projet de Dieu. Et ces Prophètes parlaient. Ils disaient ce qu'ils voyaient. Ils étonnaient. Ils scandalisaient certains. Ils rassuraient le plus grand nombre.

Tel mes frères, devons nous être, tel est le moine à l'exemple de cet homme prestigieux qu'on a appelé le Prophète de l'Occident, notre Père Saint Bernard. Les Quatre  Temps sont donc pris, enserrés entre deux scènes qui relèvent, l'une du fantastique : la tentation au désert ; et l'autre de la férie, la Transfiguration sur la mon­tagne. Mais l'une et l'autre, elles éveillent en nous une sorte de frayeur qui nous glace ou qui nous transforme.

Et cette frayeur, elle sera en nous si ces événements se revivent en nous, si nous ne sommes pas devant eux comme des indifférents. Non, mais si nous y sommes encore plus qu'engagés, si nous en sommes les acteurs, si nous en sommes les passionnés dans le sens étymologique, c'est à dire qui subit cette passion de la tentation et cette surpassion de la Transfiguration.

 

La première scène a pour théâtre le désert, le locus horroris et vaste solitudinis, comme on disait autrefois dans le Cantique de Moise en latin. Le lieu de l'horreur et de la solitude immense, l'endroit de l'obscurité, du froid, de la faim, de la mort.

Et l'autre scène a pour théâtre la montagne, le lieu de jonction entre le ciel et la terre, un temple, le temple d'une rencontre. Car toute rencontre vraie doit s'effectuer dans un temple, la montagne, le lieu où se joue le mystère le plus profond qui puisse captiver le coeur d'un homme. Et l'acteur principal de ces scènes, c'est Dieu, Dieu au fond de sa faiblesse et Dieu au faite de sa puissance, Dieu devenu homme.

Mes frères, ce n'est pas une expression banale. Rendons­-lui en ces jours de retraite, en ces jours de carême, de super ­carême que sont les Quatre  Temps, rendons-lui sa force percutante et sa force pénétrante. Il faudrait que ce Dieu devenu homme soit comme ce glaive à deux tranchants qui pénètre entre la jonction de la chair et de l'esprit et qui nous disloque, qui nous ouvre, afin que la vie puisse entrer, la vie de ce Dieu fait homme.

 

Voici donc cet homme, le Christ ! Il est dans le désert. Il est nu, démuni, exposé, manipulé, déjà prêt à être livré, à être crucifié. Vous voyez, ce n'est pas seulement l'homme Jésus, c'est l'homme d'aujourd'hui. C'est l'homme de tous les temps. Ce sont ces masses d'hommes tyrannisés, réduits en esclavage par celui qui est l'usurpateur, le tyran.

Et puis l'autre scène. Nous avons aussi l'homme. C'est le même homme, c'est le Fils de l'homme. Il porte et il rayonne la Lumière. Il domine et il conduit les événements. Il est déjà introduit dans une gloire sans pareille. Mais encore une fois, l'homme Jésus, c'est en lui tous

les hommes promis à une destinée merveilleuse, ces hommes qui ne savent pas cela. Ils l'ignorent. Mais nous, mes frères, nous le savons, nous sommes la conscience des hommes.

Et dans la rencontre de ces deux scènes, tentation-trans­figuration, désert-montagne, dans leur rencontre à l'intérieur de ces Quatre Temps, nous vivons une éternisation de la durée et de l'histoire. Tout se ramasse et tout se dilate à l'infini au même moment. Il faut pour cela avoir le regard aiguisé et le coeur éveillé d'un véritable fils de Dieu. Car le coeur de l'homme qui se donne à Dieu expérimente le même phénomène. Il sent qu'à l'intérieur de lui se trouve rassemblé des multitudes. Et en même temps il voit ces multitudes peupler le cosmos dans sa totalité.

 

Mes frères, il est indispensable pour qu'une vie monasti­que arrive à son achèvement que notre coeur devienne semblable au coeur même du Christ, ce coeur qui contient tout. Voici donc le même homme Jésus le Christ, désert-montagne. Ouvrons nos yeux et regardons ! C'est le commencement du monde et c'est la fin du monde. C'est l'histoire ramassée en un lieu et en un temps.

Le désert, c'est la paradis retourné à l'état de chaos, habité par des monstres ennemis de Dieu et des hommes. Le désert, où la mort se présente à l'état de vie pour tromper, pour englou­tir. Le désert, oui, le désordre des passions à l'intérieur d'un coeur qui se sent perdu. Et dans ce double désert, le désert du monde et le désert du coeur, s'aventure un homme, et un homme seul. C'est le Christ Jésus.

Et cet homme, je le rappelle, porte en lui toute l'huma­nité. Et il va reprendre le combat là où il s'est arrêté, ce combat, là où l'homme dans le premier temps a été vaincu. Cet homme, il est seul et il a été fait péché...

 

Puis portons notre regard sur l'autre côté. Nous avons la montagne. C'est un no man's land à la limite de deux univers, l'univers de Dieu et l'univers des hommes. Cette montagne, elle est inaccessible. Seul peut la gravir l'homme qui est appelé, soutenu, protégé par Dieu. Le Sinaï spirituel ! Deux seulement y sont admis, Moïse et Elie. Mais ils ont dû pour arriver jusque là franchir les tremblements de terre, les ouragans et le feu. Ils sont au sommet de la monta­gne.

Et voilà que là, ils retrouvent un autre homme, l'homme qui est véritablement l'homme. Eux n'étaient que des anges de cet homme. Ils n'étaient que les précurseurs de cet homme. Et maintenant ils sont là réunis. Et cet homme, c'est Dieu lui-même. Et à l'intérieur de ce coeur de Dieu, il y a tous les hommes appelés à devenir eux-mêmes enfants de Dieu. Voyez cette montagne ! Cette montagne, elle s'élève au centre du désert. Il faut pour l'atteindre, avec le Christ s'engager dans la lutte, ne pas céder, arriver à la montagne, la gravir porté par Dieu. Au dessus, pénétrer à l'intérieur des cieux. Et là, recevoir la vie, recevoir Dieu.

 

Mes frères, lorsque on contemple cette icône, on admire l'insurpassable splendeur de la vie monastique. Car elle est configuration parfaite au Christ qui est l'Alpha et l'Omega, qui est le commencement et la fin, le Christ qui résume en sa personne l'universalité du monde.

Mes frères, le destin du moine, c'est d'être lui aussi assimilé au pécheur et de connaître la gloire de la résurrec­tion transformant sa nature. Et lorsqu'un moine achève son destin, qu'il est arrivé à la cible de ce que Dieu attend de lui, c'est l'humanité entière qui se trouve comme nettoyée, comme lavée, devenue belle dans une lumière, la Lumière de Dieu.

Et n'allez pas penser que je pousse l'hyperbole jusqu'à l'exagération ? Non, il en est réellement ainsi. Mais notre regard ne peut pas encore le remarquer parce que Dieu le tient en réserve. Mais au dernier jour, lorsque toute l'humanité sera réunie sur la montagne, à ce moment-là nous comprendrons. Et notre voix s'unira à celles de tous ces hommes que nous aurons aidés à vivre, à comprendre, à espérer, et à aimer. Je le répète, notre coeur, ce n'est pas seulement le nôtre, c'est le coeur de tous les hommes. Et lorsque nous aimons, tous les hommes aiment en nous.

           

Mes frères, voyez, n'allons pas nous imaginer que notre vocation, c'est quelque chose de privé. N'allons pas privatiser notre vie. Dès l'instant où nous nous sommes donnés à Dieu, nous ne nous appartenons plus. Nous appartenons au monde. Et là encore, nous avons cette mystérieuse conjonction entre la solitude et une sorte d'ubiquité. On est seul dans le désert, mais dans le désert on porte en soi l'humanité entière. On est seul sur la montagne, mais sur la montagne avec nous sont tous les hommes.

Oui, mes frères, le moine s'ouvre ainsi à une rédemption totale. Il s'enfuit dans le désert pour une lutte sans merci. Et il fait l'ascension de la montagne de Dieu où il devient lumière. Et le champ clos, mes frères, de cette guerre et de ce triomphe, je le répète, c'est notre coeur, notre coeur balayé par le souffle des tentations, mais notre coeur où resplendissent déjà les feux de l'Esprit.

Oui, notre vie est quelque chose de tellement beau, je pense, dès l'instant où nous l'avons compris et où Dieu nous donne la grâce de déjà le sentir : ça ne peut jamais plus être aujourd'hui comme ce fut hier...Et nous ne saurons pas encore comment ce sera demain. C'est à dire que nous allons de degré en degré, nous allons d'ascension en ascension. Et il n'y a plus de disparité, de dis­jonction entre notre lutte et entre notre victoire, entre la face obscure de notre être dans ce désert et sa face lumineuse déjà vers le sommet de la montagne.

 

Mes frères, chacune de nos actions est ainsi polyvalente. Elle est la nôtre, elle est celle du Christ, elle est celle de tous les hommes. Je crois, mes frères, que nous pouvons ainsi mieux com­prendre ce qui nous est demandé. Le Temps du Carême est juste­ment - la liturgie nous le fait revivre mystiquement - le pas­sage d'une mort à une résurrection, d'une plaine à une monta­gne, d'une lutte à une transfiguration.

Ce ne sont pas ici des images, ce sont des réalités. Mais pour les exprimer, il faut utiliser des mots humains. Et ces mots humains, malheureusement, sont toujours trop courts. Et nous risquons perpétuellement de mal nous exprimer. Alors, je fais appel à votre expérience personnelle, à vos jours les plus sombres comme à vos jours les plus lumineux. Et rappelez-vous ce que à ce moment-là vous entendez. Vous entendez au fond de vous la voix du tentateur qui essaye de vous présenter un genre de vie dans lequel vous aurez l'illusion d'achever, de parfaire ce que vous êtes. Et puis vous entendez également à d'autres moments une voix qui, elle, ne retentit pas. Elle n'est pas aigue, elle n'est pas incisive, mais elle est un chant et elle nous dit : tu es mon fils bien aimé, sur toi je fais reposer tout mon amour.

Mes frères, nous ne pouvons plus demeurer dans une sorte de torpeur. Pendant tout le carême, il nous est demandé d'être éveillés. C'est cela, voyez-vous, l'intention de ces jours bénis : nous rappeler à la vigilance, nous resituer à l'inté­rieur de notre vérité, nous faire retrouver la racine de notre être et ouvrir notre coeur à la plénitude de ce qui nous est promis, c'est à dire la vie divine.

 

Mes frères, je résume en quelques mots ce que j'ai dit. Nous avons entre les mains un trésor, un trésor qui est tout à la fois lutte et qui est lumière. Et ce trésor, nous ne de­vons pas craindre de le déguster. Si on nous demande de nous priver de certaines nourritures pendant le carême - voyez ces nourritures charnelles, ces nour­ritures des hommes qui ne peuvent donner la vie éternelle ­- c'est afin que nous puissions librement déguster ce trésor qui nous est présenté. Et en nous il devient vie.

Mais une vie qui dans notre pèlerinage d'aujourd'hui, une vie qui nous divise. C'est à dire qu'elle introduit en nous non pas des ferments de divi­sion - ce n'est pas ça que je veux dire - mais elle opère en nous une ouverture. Voyez ! Comme s'il y avait en nous diffé­rentes parties. Elle les divise et à l'intérieur, elle pénètre. Je peux employer un autre mot qui est plus juste. Elle ouvre en nous des failles dans lesquelles peut s'engouffrer l'eau de l'Esprit et la Lumière qu'elle porte, cette eau.

Mes frères, lorsque nous vivons cette destinée qui est fantastique, reconnaissons-le, ce n'est pas seulement pour nous, mais c'est pour tous les hommes. Car nous sommes des êtres, des personnalités corporatives. Nous portons en nous d'autres hommes, d'autres femmes. Et à la limite je dirais presque que nous les portons tous lorsque notre coeur a été transfiguré, qu'il n'est plus un coeur d'homme, mais qu'il est devenu un coeur de Dieu.

 

Voilà, mes frères, ce que je vous offre au début de cette retraite. Si vous le voulez, nous y resterons attentifs pendant ces jours-ci. Et lorsque nous nous promènerons dans les cloî­tres, nous demanderons au Seigneur de nous prendre en pitié. Car nous sommes faibles, mais sa force nous habite et c'est lui qui en nous l'emportera...

 

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        24.02.83

      19. Transition et exemples.

 

Mes frères,

 

Pour les besoins de l'analyse, le Père Abbé Général a étudié séparément chacune des cinq réactions possibles en pré­sence de l'environnement monastique. Il fait remarquer :

 

Dans la pratique ces cinq possibilités ne s'excluent pas les unes les autres, mais se combinent en­semble de façon variable. Mais normalement l'une des cinq possibilités finit tôt ou tard par prédominer et donner le ton général.

 

Cette présentation analytique a été forcément schématique. Moi-même j'ai accentué l'un ou l'autre trait à la façon d'un caricaturiste qui saisit au vol le défaut d'une personne, qui parvient à le mettre en évidence et à offrir au public une fi­gure qui se fixe pour toujours dans la mémoire. Pensez au nez du Général de Gaulle...

Mais enfin, une certaine hyperbole ou outrance dans l'ex­pression ou dans les dessins permet, me semble-t-il, de mieux saisir la vérité dans son essence. Sinon nous nous perdons, notre regard se disperse. Il suffit parfois de le fixer sur un détail caractéristique pour que ça entre en nous et que ça ne sorte plus.

Mais enfin dans la pratique, nous avons un subtil mélange de ces cinq possibilités. Elles vont donc s'influencer mutuel­lement. Elles vont déteindre les unes sur les autres. Mais à

la longue, une d'entre elle finira par s'imposer et c'est elle qui va donner le ton général.

 

Le Père Abbé Général n'ose pas le dire ici, mais je pense que je puis l'affirmer : c'est que nous en sommes tous malades, tout le monde, moi aussi...Et il faut un long traitement de désintoxication pour que nous soyons parfaitement libres vis à vis de ce qui s'impose à nous avec une puissance parfois ir­résistible. Le Père Abbé Général désire nous déculpabiliser. Il appor­te une précision en disant que :

 

Il est important de se souvenir que ces fa­çons de se comporter n'impliquent ni péché ni mauvaise vo­lonté de notre part, étant donné que pour une grande par­tie elles sont liées à des facteurs d'ordre subconscient qui agissent sur nous sans que nous nous en rendions compte. Saint Benoît nous dit de chercher Dieu en vérité, et l'ex­périence montre qu'on peut s'égarer dans cette recherche, qu'on peut être dans l'illusion sans qu'il y ait mauvaise volonté de notre part.

 

Oui, il est vraiment étonnant de constater à quel point nous pouvons être conditionnés. Cependant il ne faut tout de même pas exagérer notre dépendance à l'endroit de notre subconscient. Sinon, où serait notre liberté ? Il se présente toujours un moment où notre responsabilité s'engage, lorsque nous choisissons délibérément pour ou contre une vérité qui s'impose à nous.

Vous savez que aujourd'hui il existe dans le chef de cer­tains théologiens - et ça se répand très fort - le concept d'une morale sans péché. Nous ne serons jamais pécheurs car nous sommes toujours mus par toutes sortes de forces qui nous habi­tent et qui nous font faire - ma foi, sans quand même que nous nous en rendions compte - toutes sortes d'actes qui autrefois étaient jugés peccamineux.

Alors on dirait aujourd'hui : voilà, ce sont des actes imposés par nos complexes, par nos traumatisations, par des tas de choses. Enfin finalement nous sommes, non pas encore des anges, mais nous ne sommes plus de véritables pécheurs. Mais ça va très loin, savez-vous ! On me le disait aujourd'hui encore, que certains prêtres suppriment la préparation pé­nitentielle au début de la messe. On commence directement avec l'oraison. Pourquoi ? Mais à quoi bon, à quoi bon ces : Seigneur prends pitié...etc...Pourquoi ? Ou bien je suis un névrosé qui revient sur des histoires anciennes dans lesquelles ma responsabilité était minime, s'il y en avait une...vu que je suis un être bourré de toutes sortes de forces inconscientes.

 

Voilà jusqu'où cela peut aller! Tout est excusé, et fi­nalement tout sera permis. Et ici je ne caricature pas, parce que je pourrais même citer le nom d'un prêtre qui procède ainsi. Donc, il est vrai dans le fait que ces cinq possibilités travaillent en nous et que une finisse par s'imposer. Il n'y a pas certainement là de péché, ni de mauvaise volonté de notre part. Seulement le péché s'introduira, et la mauvaise volonté aussi, le jour ou en pleine conscience et délibérément nous choisissons contre la vérité. Et cela arrivera assez vite dans la vie monastique.

En fait, dit le Père Abbé Général encore, on peut s'égarer dans la recherche de Dieu, et on peut être dans l'illusion sans qu'il y ait mauvaise volonté de notre part. Mais cet égarement ne peut tout de même pas durer jusqu'au bout. Et c'est pourquoi dans la vie monastique c'est indispen­sable d'être guidé, d'être éduqué et d'être guidé, de se réfé­rer à quelqu'un d'autre qui peut dans des situations concrètes définir la marche à suivre.

Voilà ! Quelqu'un qui dans un monastère refuse systémati­quement de se laisser éduquer. Donc qui fait preuve d'indocili­té pour traduire textuellement du latin. Il est indocile. Il ne veut pas recevoir d'enseignement. Il sait tout. On n'a pas besoin de lui dire ce qu'il doit faire. Mais dans ces conditions-là, il s'égare...mais il est déjà égaré à ce moment-là. Vous voyez ! C'est un des éléments essentiel de la monastique : c'est la référence à un autre.

 

Le self made man n'existe pas chez nous. On reçoit la vie divi­ne de quelqu'un d'autre. On reçoit l'éducation monastique de quelqu'un d'autre. On entre dans une tradition. Et cette tradition, elle est portée par les Anciens, elle est portées par les Confesseurs, elle est portée par les Supé­rieurs, par l'Abbé surtout. Donc se fermer à l'Abbé, se fermer au Confesseur, se replier sur soi, c'est mortel ! Il n'y a plus de possibilité d'en sortir.

Naturellement, si ça arrive, ça, chez un novice, chez un nouveau, on peut lui dire qu'il est flagrant alors qu'il n'est pas à sa place dans un monastère. Si ça arrivait chez un Ancien alors il est probable que la culpabilité serait tout de même quelque part chez lui. Donc soyons toujours très prudent et n'exagérons pas notre dépendance à l'endroit de notre subconscient.

            Maintenant le Père Abbé Général va donner quelques exemples et ça devient intéressant :

 

Ce que j'ai voulu dire dans cette lettre peut paraître technique et compliqué            ………c'est vrai ! Mais c'était un préliminaire nécessaire et j'ai cherché à le réduire au minimum.....

 

Cela fait tout de même 4 pages. Cela fait plus de la moi­tié de la lettre. Mais enfin, c'était nécessaire, il fallait le dire.

           

Si la raison de cette insistance sur l'intériorisation des valeurs n'est pas claire, j'ajouterai que l'expérience m'a montré que souvent ce processus ne s'est pas effectué ou n'a pas atteint un niveau suffi­samment profond dans nos monastères.....

 

Attention ! Le Père Abbé Général dans un mois sera ici. Est-ce que nous allons apporter de l'eau au moulin de son expérience ? Ou bien allons-nous lui montrer des hommes qui ont réussi à intérioriser les valeurs monastiques ? Ou bien, est-ce qu'il devra se dire : tiens, c'était comme ça à Rochefort. Je ne me suis pas trompé dans ma lettre ! Voilà, ça prend un caractère très actuel vu que l'Abbé Général est à notre porte...

           

Faut-il en donner des exemples ?....

 

Voilà ! Il se jette à l'eau...

 

            Souvent on rencontre des moines qui ont fait profession d'obéissance et de pauvreté mais qui cependant ont transformé leurs emplois en une sorte de petit royaume inviolable ou personne n'est admis. Ensuite, il y a tous les genres possibles de violation de la charité fraternel­le, les rancoeurs durables, les calomnies que l'on propa­ge, la détraction, l'agressivité, le refus du pardon ou de l'excuse, etc.

Le silence et la solitude sont aussi des points où abondent toutes sortes d'abus. On peut faire une liste illimitée de tous ces secteurs où se manifeste que nous n'avons pas pleinement intériorisé les valeurs concernées. Toute fois il n'est pas dans mon intention de porter l'accent sur ce qui est négatif, mais plutôt d'es­sayer de considérer le problème et aider à accomplir ce processus d'intériorisation. Mais c'est plus facile à dire qu'à faire.

 

Il va donc nous donner un coup de main pour nous aider à intérioriser toutes ces valeurs. Mais reprenons un peu ce qu'il nous dit ici. Donc une plaie, une plaie dans nos monastère, c'est que l'intériorisa­tion n'a pas été effectuée à un niveau suffisamment profond. Il le dit : l'expérience m'a montré souvent...souvent ! Donc ce n'est pas une exception...

Un exemple, voilà : obéissance et pauvreté. Je me suis donné à Dieu dans une communauté. Je ne m'appartiens plus. Je ne dispose plus de ma personne, ni de mon corps, dit Saint Benoît, ni de ma volonté. Je n'ai plus rien, aucun objet dont je puisse disposer librement. J'ai tout remis.

Le jour de ma vêture on m'a enlevé tout ce que j'avais, même mes habits. Et on m'en a donné d'autres. Maintenant j'ai l'uniforme du monastère. Je n'ai plus rien, pas même un crayon dit Saint Benoît. On dirais aujourd'hui : je ne dispose même pas d'un bic... Rien ! Si je reçois quelque chose d'un parent ou d'un ami, je n'ai même pas le droit de le conserver. Je dois le porter à l'Abbé qui dira: Oh c'est magnifique! C'est justement ce qui me convient...Ou bien: Justement celui-là il m'a demandé. Ce sera pour lui. Alors...fout...pour moi c'est...

 

Vous voyez, ça c'est l'obéissance et la pauvreté ! Et le moine obéissant et pauvre, lui, il est indifférent à tout ça parce que il est logique avec lui-même. Il s'est donné à Dieu. Il ne s'appartient plus. Il ne possède plus rien du tout. Mais il reçoit un emploi. Et dans cet emploi, mais il va disposer d'une certaine autonomie. Il va disposer d'objets qui ne lui appartiennent pas. Ils appartiennent au monastère. Ils appartiennent à Dieu. Il est chez Dieu. Voilà !

Et de bon gré de toute l'ardeur de son intelligence et de son coeur il va entrer dans ce qui lui est demandé. Donc ça, c'est je dirais la réaction idéale. Ce moine prouve qu'il a parfaitement assimilé les valeurs monastiques que sont l'obéis­sance et la pauvreté. Il vit pour Dieu, il vit pour ses frères. Et voilà, dans son emploi, il est arrivé, il a trouvé ça, eh bien il s'en accommode...

Mais une autre réaction peut s'offrir ici. C'est que je reprenne d'une main lorsque l'occasion s'en présente ce que j'ai donné de l'autre. Et me voici dans mon emploi. Et je l'organise non pas en fonction de ce que Dieu demande, ni en fonction - exclusivement naturellement - du bien, du service de la communauté, mais d'après mes convenances personnelles. Et j'en fait mon petit empire. Et là, je suis le führer. Il n'est pas question qu'on vienne changer quoi que ce soit à ce que j'ai décidé, à ce que j’ai organisé. Il n'y a rien à faire.

 

Voilà ! Pour le bien de la communauté, pour le bien des frères, pour l'amélioration du service, on peut modifier la structure de mon emploi, les objets qui sont mis à ma dispo­sition - ça évolue toujours - ... Mais il ne s’agit pas, parce que c'est un crime de lèse-majesté monastique. Il ne faut pas toucher. Je suis roi chez moi. En Royaume de France, paysan est roi dans sa chaumière, disait-on. Eh bien je suis roi dans mon emploi.

A ce moment-là, qu’est-ce qui arrive ? Mais on n'a pas assimilé correctement le bien de l'obéissance ou le bien de la pauvreté. Attention ! Ici, encore une fois, ce sont des situations extrêmes. Il est certain qu'un homme qui réagirait avec une tel­le virulence contre tout empiètement supposé, même celui de l'Abbé, même celui des supérieurs, de l'économe, dans son do­maine, c'est assez rare. Cela doit certainement se présenter une fois ou l'autre ?

Mais il y a tout de même chez nous de petits relents qui doivent subsister. C'est lorsqu'on sent un pincement - rien que ça déjà - un pincement... J'ai toujours été habitué avec cette histoire-là et voilà que maintenant on en met une autre ! Et je dois me réhabituer à d'autres choses, d'autres façons de faire...Vous voyez ! Alors il y a un peu de grincement, un peu parfois de rous­pétance...ça prouve qu'on n'a pas encore intériorisés entièrement ces valeurs. On les a intériorisées à 80 %, mais il reste 20%. Et ce sont les 20, et même les 10, et même les 5, et même le dernier % qui est le plus difficile. Et voilà ce que le Père Abbé Général veut dire !

 

Il y a encore la charité fraternelle. La charité fraternel­le, mes frères, c'est quelque chose de tellement beau. C'est le Chapitre 72° de la Règle de Saint Benoît. J'ai justement pris la Règle pour le relire avec vous. Ils s’honoreront mutuellement de leurs prévenances. 72,7. Cela ne veut pas dire qu'ils vont se faire des courbettes partout... Non, mais de leurs prévenances. Etre à l'affût des be­soins des autres pour les prévenir. Avant même que le frère ait exprimé le désir de recevoir un service, j'ai vu qu'il était dans l'embarras, je m'offre. Voyez ! Leurs prévenances... Ils s’honoreront de leurs prévenances mutuellement.

Ils supporteront très patiemment les infirmités d’autrui tant celles du corps que celles de l’esprit, 72,8. Celles du corps sont plus faciles à supporter que celles de l'esprit qui sont les défauts de caractère. C'est ça que ça veut dire. Mais parfois, sachez le bien, Dieu est très jaloux de ses saints. Il veut dissimuler, cacher des trésors de lumiè­re sous des défauts qui ne sont que trop apparents...ça arrive parfois. Mais alors ne nous arrêtons pas aux défauts. Allons voir en dessous. Et les défauts ? Supportons-les très patiemment, dit Saint Benoît.

Ils s’obéiront à l’envi les uns les autres,72,9. Donc ils vont faire un concours à l'envi d'obéissance les uns les autres, tout de suite. Il y en a ici, par exemple pour vous donner un cas, il suffit de leur demander un service. Le réflexe tout de suite est de dire : Mais bien volontiers, mais tout de suite. C'est ça à l'envi s'obéir les uns les autres ! Nul ne recherchera ce qu'il juge utile pour soi, mais bien plutôt ce qui l'est pour autrui.72,9. Et ça revient à ce que je disais. C'est très utile pour moi de travailler de cette façon-là. Mais pour autrui ? Si j'ai un collaborateur par exemple, c'est rare d'être absolu­ment seul dans une charge. Peut-être bien que l'autre cela l'arrangerait ? Pour autrui, avant d'être utile pour moi !

           

Ils se rendront chastement les devoirs de la charité fraternelle. Ils auront pour Dieu une crainte inspirée par l’amour, 72,10. Donc vous voyez cette charité. Et alors on est au service des autres et on sait tout supporter, tout, parce que on est donné.

Mais à côté de cela, voyez-vous, il y a des réflexes qui sont liés à notre nature pécheresse et à l'agressivité : la méfiance comme le Père Abbé général disait ici, la rancoeur quand il est arrivé quelque chose, les grogneries, enfin tout ce qui est bêtement humain. Mais il ne faut pas que ça entre trop loin et que ça dure, que ça dure. Non, ça ne peut pas arriver des choses pareilles. Nous ne sommes pas venus ici pour nous imposer. Nous sommes venus ici pour nous oublier, et nous oublier pour Dieu, et nous oublier pour les autres.

Et il faut bien savoir que l'épanouissement d'une personne, il n'est pas dans un autoritarisme mal placé. Mais il est dans la perte de soi pour le bonheur des autres. A ce moment-là je vous garantis que le coeur se dilate dans des proportions im­menses, sans limites.

 

Alors le Père Abbé Général prend encore un exemple. C'est le silence et la solitude, des points où abondent toutes sortes d'abus. Pour le silence, il y a deux choses : d'abord un mutisme, un mutisme vous savez renfrogné, presque rageur. Des gens qui ne sont jamais contents, jamais ! C'est maladif aussi, c'est certain, mais ça peut être un parti pris de se retirer, de se retrancher des autres, par mépris...ou bien voilà, parce qu'on a l'impression d'avoir échoué dans sa vie.

Ou alors, on a l'inverse à propos du silence : la loquacité morbide. On doit parler, on doit s'exprimer, on doit dire, on doit se raconter. Parce que un bavard, il ne fait que se raconter lui-même. C'est ça un bavard ! Il se raconte, il se raconte, il se racon­te, il se raconte même quand il parle d'autre chose, des autres. Dans le fond, c'est lui qu'il prend comme point de référence et il se raconte.

 

Maintenant, sous ces différentes formes d'abus, depuis la première : obéissance- pauvreté, jusqu'à la dernière que je viens de citer, on pourrait se demander : Mais quelle est alors la réaction qui prédomine ? Eh bien, ou bien ce sera le refus souvent dans cet empire qu'on s'est créé dans son emploi. C'est une sorte de refus. C'est lui le refus qui prédomine.

Si c'est les défauts de charité, les rancoeurs, tout ça... en vouloir à un, et en vouloir à l'autre, et finalement à en vouloir à tout le monde et à s'en vouloir à soi-même. Ce qui prédomine là-dedans, c'est l'identification. On ne parvient pas à coller à l'image qu'on s'est faite de soi.

Alors dans le silence, habituellement ce sont ces deux formes-là, ou bien c'est une forme d'indifférence, ou bien encore une fois d'identification quand on se produit au dehors. Alors on est content de se présenter aux autres tel qu'on s'imagine être.

Et le Père Abbé Général dit que voilà, ce sont des défauts qu'on rencontre dans nos monastères, souvent, dit-il. Mais ce ne doit pas nous étonner parce que ce sont des hommes dans les monastères, et des hommes pécheurs. Ce sont des hommes qui doivent se convertir, qui sont en route vers une Transfiguration.

Alors le père Abbé Général dit: Et bien nous allons lais­ser ça de côté et nous allons ensemble voir comment réussir notre vie. Je vais, dit-il, vous aider à accomplir ce processus d'intériorisation. Seulement, dit-il, j'ai très facile à dire, mais quand vous devrez le faire, ce sera autre chose... Il ne dis pas ici, mais c'est entre parenthèse, et c'est mon expérience personnelle aussi : je le dis bien, mais ce n'est pas encore si facile lorsque je dois le faire moi-même.

Mais voilà, mes frères, cela fait partie aussi de notre retraite annuelle. Merci pour votre patience et aussi pour les efforts que vous faites afin d'intérioriser le mieux pos­sible, et je dirais, pour arriver à la perfection dans toutes les valeurs monastiques.

 

Quatre temps de Printemps.                       27.02.83

      2. Remerciements à Dom Augustin de Brouwer.

 

Mon Père,

 

Vous nous avez rendu un grand service en mettant généreu­sement à notre disposition les fruits que vous avez récoltés au long d'une existence déjà longue. Votre expérience humaine, votre expérience spirituelle, vous ne la gardez pas pour vous. Et c'est un trésor, me semble-t-il, dans une communauté monastique d'avoir des seniores, des anciens qui partagent sans avarice avec leurs frères les richesses qu'ils ont patiem­ment récoltées et celles que Dieu leur a données de découvrir.

Vous avez, le premier jour, fait allusion au Ps 77, où il est prescrit aux pères de faire connaître ces choses à leurs enfants. Ces choses ? La fidélité de Dieu, ses prouesses, ses exploits ; aussi les difficultés des hommes qui se raidissent et qui parviennent à toujours faire le contraire de ce qu'on leur de­mande. Mais malgré tout au fond de leur coeur, ils sont de bonne volonté. Et s'ils sont infidèles, Dieu parvient toujours à les remettre sur le bon chemin.

C'est ainsi que les jeunes doivent, s'ils veulent s'épanouir, entrer dans une Tradition qui est reçue et qui se développe grâce à eux, et que eux-mêmes devront a leur tour donner a ceux qui viendront. Voilà ce que vous nous avez enseigné au cours de ces jours. Et vous l'avez fait en saupoudrant vos paroles d'une qualité qui, me semble-t-il, est omniprésente dans la Règle de Saint Benoît quoique le mot ne s'y trouve pas et pour cause : c'est l' humour...

 

Ne quid nimis, 64,30, dit Saint Benoît. Pas de trop, pas d'excès, rester toujours dans la mesure, regarder les choses avec bonhomie en prenant un certain recul, ne rien prendre au tragique, faire confiance à Dieu naturellement et aussi aux hommes leur accordant le préjugé favorable au début, en commen­çant. On verra bien ce qui viendra après. Et Dieu étant amour, son projet n'aboutit jamais à l'échec...

Car, même là où il y a du mal, il parvient à faire grandir le beau. Ne faut-il pas fumer une terre de toutes sortes de dé­chets pour la rendre fertile et pour qu'elle porte du fruit au centuple. Naturellement ça ne veut pas dire qu'il faille se laisser aller à un relativisme dissolvant, mais bien plutôt voir les choses comme Dieu les contemple, ce Dieu qui est - comme vous nous l'avez si bien rappelé - qui est agapè, qui est charité ou amour - comme on veut - sans limite, et d'une compassion immense. Il nous connaît puisqu'il nous a faits.

Et c'est ainsi que vous avez déposé en nous une audace qui ne craint pas de passer les frontières, de prendre des risques, de passer les frontières de l'humain pour se plonger dans le divin. Ce fut le geste de la Vierge Marie. Elle ne pouvait soup­çonner ce qui allait lui arriver. Mais elle s'est trouvée de­vant le divin. Elle s'est jetée en lui, elle a passé toutes les frontières de la raison des hommes. Et puis les frontières de l'illusion aussi, pour affronter le réel tel qu'il se présente à nous, qui n'est jamais aussi beau qu'on imaginait, qui n'est jamais aussi laid non plus... Il y a toujours des inconvénients d'un côté et de l'autre.

 

Nous sommes tous différents. Il y a des approches telle­ment nombreuses. Alors voilà, prendre tout cela comme Dieu l'a voulu... Et alors, qu'arrive-t-il ? Mais dans cette vérité qui devient nôtre, on peut enfin vivre pleinement. Et en s'ouvrant au réel, en s'ouvrant à l'amour, en s'ouvrant au vouloir de Dieu, on se découvre tel que l'on est. On voit les autres tels qu'ils sont. Et sous le re­gard de Dieu, on peut enfin s'épanouir. Mon Père, vous nous avez dit tout cela. Je le transpose peut-être en d'autres mots, je le résume, je le synthétise. Naturellement on ne peut pas tout rappeler...

Mais enfin, vous avez aussi déposé en nous un saint opti­misme, l'optimisme fondé sur la présence de notre Dieu qui est amour. Cette présence du Christ " Je suis avec vous " ce n'est pas une idée, un slogan, voilà, qui pourrait nous animer, nous donner un certain dynamisme. Non, c'est une Personne, une Per­sonne qui est là avec nous et qui nous a donné la plus grande preuve d'amour en se substituant à nous. Toutes nos misères, tous nos péchés, il les a pris sur lui. Et voilà, nous en som­mes débarrassés... Et maintenant cette preuve d'amour, elle est là devant nous dans votre personne... Il suffit de vivre avec elle de façon de plus en plus per­sonnelle, intime, aimante pour que plus rien ne puisse nous dérouter et que nous entrions dans la liberté totale.

 

Voilà, mon Père, voyez comment les choses que vous dites peuvent retentir dans le coeur de quelqu'un. Ce sont les semen­ces que vous avez jetées sans regarder, sans vouloir rien rete­nir pour vous. Comme vous l'avez dit, elles vont maintenant germer patiemment et avec la grâce de Dieu sous la chaleur du regard de la Vierge Marie.

Et voilà, pour tout cela je veux vous remercier au nom de tous. Vous êtes maintenant entré dans notre prière et je suis certain que vous nous porterez aussi dans la vôtre. Et un jour, nous nous retrouverons tous ensembles dans ce Royaume de Lumière et que, je suis certain, que nous nous rappellerons ces deux trois jours que nous avons passé ensemble.

Un tout petit mot seulement parce que vous avez parlé de Tradition. Il n'y a qu'une seule Tradition qui vaut : C'est de donner sa vie pour ceux qu'on aime. Eh bien mon Père, je pense que c'est ce que vous avez fait. Vous avez donné le meilleur de votre expérience. Et c'est cela, la Tradition. Et ce dernier mot de vous, nous ne l'oublierons pas.

 

 

 


Homélie : Deuxième dimanche de carême.        27.02.83

      Oser l’aventure de l’amour.

      Lc. 9, 28b-36 : La Transfiguration.

 

Mes frères,

 

En évoquant au second Dimanche de Carême l'épisode de la Transfiguration, la Liturgie nous prend par la main et elle nous introduit dans les celliers secrets de notre destinée, dans les mystères de notre vie chrétienne et surtout de notre vie monastique. Elle nous découvre des merveilles au regard desquelles l'univers entier n'a aucune valeur.

Notre pauvre corps de misè­re sera un jour conformé parfaitement à l'image du corps glo­rieux du Christ. Et ce trésor, nous le portons déjà aujourd'hui dans le va­se boueux de notre chair qui, elle, est destinée, est condamnée à la corruption. Mais en dessous de cette enveloppe déjà se forme une chair spirituelle, notre corps de demain.

Oui, mes frères, la gloire de la divinité, elle est déjà en nous. Et le jour viendra où elle transparaîtra. Et ce jour, n'allons pas attendre un lointain utopique. Non, cela se pas­sera, si nous sommes fidèles, avant notre mort physique.

 

Ne rêvons pas non plus à ce que nous venons d'entendre. Non, ce fut réservé à la personne du Christ. Car il fallait à ce moment-là que les disciples voient au moins une fois - pour toute l'humanité ils ont été les témoins - qu'ils voient ce qu'était le Christ et ce que nous sommes, nous. Et c'est là un cadeau que nous recevons. Il nous est de­mandé une seule chose, pas onéreuse, elle va de soi : c'est d'y consentir, c'est d'y croire !

Faut-il donc que nous soyons traumatisés pour que nous ne parvenions pas à donner à Dieu une foi complète, achevée, sans retour ? Quelque part dans un coin de notre coeur Dieu habite. Nous le savons, et nous le sentons, et cela nous fait peur... Et si Dieu fait mine de bouger, aussitôt il nous semble qu'une masse de ténèbres s'abat sur nous, et nous sommes saisis d'une frayeur sombre et profonde.

O, ce n'est pas là la torpeur extatique d'Abraham. Non, c'est le réflexe qui cloue sur place le pécheur, ou bien qui leur donne l'envie de prendre la fuite. Nous sommes vraiment les fils d'Adam avant d'être un jour les fils d'Abraham.

 

Mes frères, prenons donc notre courage à deux mains. Cou­rons le risque de la confiance. Ce n'est pas un saut dans le vide, mais c'est un envol vers le haut...et des ailes nous serons données. Il faut accepter d'être citoyen des cieux, renoncer à pla­cer dans les choses de la terre le but de notre vie. Il faut abandonner, quitter les sécurités charnelles pour courir la grande, la formidable aventure de l'amour.

Mes frères, ils sont rares les hommes qui croient vraiment en l'amour. C'est un mot dont on parle beaucoup aujourd'hui. On le chante encore davantage. Mais rares sont ceux qui con­naissent l'amour, qui savent ce que c'est, qui sont possédés par lui. Car l'amour, c'est notre Dieu ! Et s'abandonner à l'amour, c'est se donner à Dieu, c'est se laisser prendre par lui, c'est se laisser recréer à l'image de ce qu'est cet amour.

Et dans un coeur renouvelé à ce point, il n'y a plus rien que le besoin de se donner aux autres, le besoin de se livrer. Et c'est là comme nous l'avons entendu ce matin, la véri­table Tradition : ne plus vivre pour soi, mais vivre pour les autres, exactement comme notre Dieu. C'est cela, mes frères, le véritable amour ! Et c'est cet­te aventure que nous devons oser entreprendre. C'est la vocation de chaque chrétien, ne l'oublions jamais. Mais parmi ces chrétiens, quelques uns sont appelés, sont invités plus spéciale­ment. Et ceux-là ne peuvent pas se dérober.

 

Le moine, oui, car il s’agit de lui, il se laisse charmer par un chant qui caresse ses oreilles et désencombre son coeur de tout ce qui le rend pesant. Et il se livre au souffle embaumé...oui, car il y a un parfum embaumé des vouloirs divins. Et il devient léger, tellement léger qu'il part, qu'il s'en va dans un ailleurs.

Il voit les choses et les hommes avec des yeux nouveaux. Il ne les voit pas de plus haut, mais il les voit par l'inté­rieur d'eux-mêmes. Il habite dans les hommes, il habite dans les choses car il est devenu comme Dieu et il participe au pou­voir qu'a Dieu de créer et de recréer l'univers, l'univers ina­nimé, l'univers des vivants, même l'univers des raisonnables.

 

Mes frères, cet homme devient ce qu'il est, c'est-à-dire un enfant de Dieu qui joue, qui s'ébat sous le regard de son Père et auquel la création toute entière est donnée pour do­maine. Il voit la Lumière et il devient lui-même Lumière dans son Seigneur. Il est transfiguré...C'est là une création analogue à celle de l'Eucharistie. Extérieurement, pour la perception sensible, rien n'est changé, c'est toujours le même homme. Mais à l'intérieur, dans l'invi­sible, ce n'est plus lui qui vit, c'est le Christ qui vit en lui.

Voilà, mes frères, ce qui nous est rappelé aujourd'hui. Là est le terme auquel Dieu désire nous conduire. Comme je le disais il y a un instant, une seule chose nous est demandée,

c'est d'y croire, c'est d'y consentir. Le carême nous rappelle à l'audace de cette foi. Il ne nous est pas permis de flâner en chemin. Nous nous avançons vers Pâques. Nous y serons bien vite. Ce sera un jour la Pâque finale de notre vie. Ce sera le passage...

Mes frères, nous devons nous préparer à ce passage. O ici, encore une fois, je ne pense pas à la mort biologique, mais à l'instant heureux où le Christ nous apparaîtra dans sa gloire et où il nous conformera parfaitement a ce qu'il est. A ce moment-là, nous serons vraiment des hommes car nous serons devenus des enfants de Dieu. Et la joie habitera notre coeur. Elle débordera de nous. Elle se répandra sur tous nos frères. Et la paix sera notre partage, dès maintenant et pour l'éternité.

                                                                                                    Amen.

 

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        28.02.83

      20. Processus d’intériorisation.

 

Mes frères,

 

Le Père Abbé Général a l'intention de nous aider à accom­plir le processus d'intériorisation des valeurs monastiques.

Il n'est pas dans mon intention de porter l'accent sur ce qui est négatif, mais plutôt d'essayer de considérer le problème et aider à accomplir ce pro­cessus d'intériorisation.

 

Et il ajoute prudemment : Mais c'est plus facile à dire qu'à faire.

 

Il ne suffit pas pour accomplir avec succès ce processus d'intégration de saisir spéculativement les grands axes de la vie monastique et leurs interconnexions. Il faut, il est nécessaire d'embrayer sur eux notre comportement pratique de ma­nière à nous laisser conduire par Dieu là où Dieu nous attend, c'est à dire à l'union parfaite avec lui. Vous allez me dire : Oui, mais ça aussi c'est plus facile à dire qu'à faire ! Eh bien, les valeurs monastiques ont pour raison d'être de nous aider à avancer vers cet objectif final qui est l'union d'amour avec Dieu.

Voyez ! Saint Benoît présente notre vie sous l'image d'une échelle. Il y a douze degrés à gravir. Et au sommet de cette échelle, on arrive à la charité parfaite, c'est à dire qu'on ne fait plus avec Dieu qu'un seul esprit. On est devenu d'une souplesse parfaite sous le souffle qui sort de la bouche de Dieu. Ce souffle est double. Ce souffle est d'abord sa Parole et ensuite un dynamisme qui nous donne de nous ouvrir mêmes à cette Parole, de la comprendre, de la prendre ­en nous et de nous laisser transformer par elle.

Il y a donc à la fois action du Verbe de Dieu et de l'Esprit de Dieu, ce Verbe étant porté jusqu'à nous par l'Esprit, l'Esprit qui, ne l'oublions pas - parce que c'est un terme qui dans notre langage est devenu très abstrait, ça ne correspond plus à rien de concret - était pour les hommes Bibliques du Nouveau Testament aussi bien que de l'Ancien, était la respi­ration de Dieu.

 

Donc, Dieu respire. Mais cette respiration, elle n'est pas comme la nôtre qui ne porte pas loin. Cette respiration de Dieu emplit l'univers, elle lui donne vie. Et cette respi­ration, elle est non seulement perceptible à nos sens, à notre sensibilité, mais elle est aussi audible. Nous l'entendons. Nous la sentons. Nous pouvons l'écouter. Nous pouvons la manger. Et c'est à ce stade que les valeurs monastiques doivent nous conduire. Donc, à ce moment-là, notre jugement sur les hommes et sur les choses, notre vision du monde et des événe­ments, notre agir concret et pratique sont élevés à un niveau qui dépasse l'humain, qui dépasse la nature.

Ils sont surnaturels. Ils sont surhumains. Ils sont trans­figurés. Ils sont divinisés. Ce n'est plus moi qui vit, c'est Dieu qui vit en moi. Et dès que Dieu vit en quelqu'un, c'est toujours Dieu devenu homme. C'est donc le Christ qui vit en moi. Voyez dans quelle aventure je suis lancé ! Je reçois la Parole de Dieu par la respiration de Dieu. Elle entre en moi. Elle me transforme. Elle fait de moi une révélation du Christ.

Nous devons toujours avoir, je pense, sous le regard de notre esprit et de notre coeur aussi, toute cette planifica­tion de Dieu. Je dis planification parce que c'est organisé, c'est structuré. Dieu n'agit pas au hasard. Dieu a une méthode d'action. Il a une recette. Et il nous l'a livrée. Nous la connaissons. Elle est à notre disposition. Il suffit de l'utiliser presque comme une recette de cuisine. Cela réussit toujours à condition d'être un bon cuisinier...

 

Mais oui ! Il ne suffit pas de connaître la recette. Il faut encore pouvoir utiliser cette recette. Il y a une certaine façon de faire, de sentir qui n'est pas donnée a tout le monde. Or, ce qui nous donne cette capacité d'entrer dans les méthodes et les recettes de Dieu, c'est cet Esprit, c'est Lui ! Parce que nous-mêmes livrés à nos puissances - mêmes intellec­tuelles - naturelles, nous ne pourrions pas comprendre, nous ne pourrions pas agir. Voyez! C'est un autre niveau. C'est le niveau de la sur­nature. Les valeurs monastiques, elles nous font entrer dans cet univers. C'est leur raison d'être. Elles n'en ont pas d'au­tres. Donc ces valeurs sont valeurs, non pas en soi, mais par rapport au but qu'elles doivent atteindre.

Alors vous comprenez qu'il peut y avoir en nous des obsta­cles du côté de la nature. C'est ce que le Père Abbé Général va nous expliquer maintenant. Mais il était d'abord utile de rappeler, me semble-t-il, la beauté et les exigences de notre vocation de façon à mieux comprendre l'importance d'une parfaite intégration des valeurs monastiques.

Le Père Abbé Général nous dit ceci :

 

Sans nous arrêter sur les cas purement pa­thologiques.....Donc, qui relèvent de la psychiatrie pure…..disons que chacun d'entre nous a ses « points aveugles » c'est à dire des secteurs où nous sommes influ­encés par des besoins inconscients ou pré- conscients. Si ces besoins sont en contradiction avec les valeurs monas­tiques, il s'ensuit un conflit ou une tension, et il de­viendra impossible d'intérioriser les valeurs relatives tant que le conflit n'est pas résolu.

 

Voyez ! Impossible d'intérioriser tant que le conflit n'est pas résolu. Donc, d'abord résoudre le conflit, intério­riser les valeurs, utiliser les valeurs correctement. J'arrive, je suis vraiment alors dans la recette de Dieu. Je gravis l'échelle de l'humilité. J'arrive à la charité parfaite. Alors là, comme le dit Saint Benoît, je suis livré à l'Esprit. Et laissons faire Dieu...Là, on ne sait plus suivre, on n'a plus prise...Saint Benoît est lâché...

 

Parfois le conflit est si central et si profond que seul un conseiller expert peut aider à le résoudre. Dans d'autres cas, avec la grâce et la bonne volonté et avec un travail ardu et patient on peut trou­ver une issue. Pour comprendre ce qui est exigé de notre part, quelques explications sont nécessaires.

 

Nous allons en rester là aujourd'hui. J'expliquerai un peu plus profondément, encore plus en profondeur ce que le père Abbé Général vient de dire. Voyez ! C'est une introduction à la seconde partie, ou une partie subséquente de sa lettre.

Mais vous vous rendez compte que ça n'est pas facile et que ça ne peut pas être lu en quatrième vitesse, et puis se dire : j'ai compris, j'ai compris, pas la peine de m'en parler. Je suis déjà au-delà de tout ça ! Non, attention ! Faisons prudemment un sage examen de conscience.

 

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        05.03.83

          21. Nos points aveugles.

 

Mes frères,

 

Nous allons relire l'introduction aux avis, aux conseils que le Père Général nous donne afin de nous aider à mieux in­térioriser les valeurs fondamentales de la vie monastique.

 

Sans nous arrêter sur les cas purement patho­logiques, disons que chacun d'entre nous a ses « points aveugles », c'est à dire des secteurs où nous sommes in­fluencés par des besoins inconscients ou préconscients. Si ces besoins sont en contradiction avec les valeurs monastiques, il s'ensuit un conflit ou une tension, et il deviendra impossible d'intérioriser les valeurs relatives tant que le conflit n'est pas résolu.

Parfois le conflit est si central et si profond que seul un conseiller expert peut aider à le résoudre. Dans d'autres cas, avec la grâce et la bonne volonté, et avec un travail ardu et patient on peut trouver une issue. Pour comprendre ce qui est exigé de notre part, quelques explications sont nécessaires.

 

Donc le Père Abbé Général nous dit qu'il existe d'abord des cas purement pathologiques qui empêchent l'intériorisation des valeurs monastiques. Ils relèvent de la psychiatrie. Et je pense que les sujets qui sont dans des situations pareilles ne seraient pas à leur place dans un monastère.

            Il me semble en avoir connu l'un ou l'autre ? Et de fait, après un laps de temps plus ou moins court ils se sont retirés. Donc là-dessus le Père Abbé Général ne s'arrête pas. Mais, dit-il, chacun de nous a ses points aveugles. Qu'est­-ce que ça veut dire ?

 

Je vais user d'une comparaison empruntée au domaine de la médecine. Il y a une affection qu'on appelle des scotomes. Ce sont des points noirs qui se déplacent dans le champ visuel. C'est quelque chose qui est là dans l'oeil et il y a des petits points noirs qui empêchent une vision normale. Si je transpose maintenant au plan spirituel, il y aura donc en nous, dans notre façon d'aborder le réel quel qu'il soit, comme des projections d'ombre.

Vous voyez, le scotome, lui, diminue la vision. Il y a un endroit que je ne vois pas parce que à cet endroit-là il y a un point noir...encore un autre plus loin... Et pour percevoir l'objet que je veux examiner, observer, je dois moi-même me déplacer pour que le point noir vienne à côté.

Nous avons dans notre - ça peut arriver - subconscient ainsi des points aveugles comme il dit, ou des zones d'ombre qui se projettent sur les personnes, sur les choses, sur les situations, sur les événements, sur notre personne aussi... Si bien qu'il y a des aspects qui nous échappent en tout ou en partie, en particulier lorsqu'il s’agit des valeurs monas­tiques.

 

Il y a des choses que nous ne parviendrons pas à compren­dre. Nous ne parvenons même pas à voir que ce sont des valeurs. Et je pense que nous en avons tous un nombre plus ou moins éle­vé. Vous savez, il y a des personnes avec lesquelles on peut raisonner à longueur de journée. On peut être très, très intel­ligent. On peut être très ouvert. Mais à un moment donné, dans un secteur quelconque - je parle de la vie monastique, ici ­impossible de faire comprendre.

Le frère ne voit pas ! Ce que moi je vois, lui, il ne le voit pas. C'est caché pour lui, c'est dissimulé. Tous les au­tres de la communauté le voient aussi...pas lui ! Vous voyez, c'est ça ! Le frère a un point aveugle. Il en résulte alors fatalement des tensions et des conflits. Je ne parle pas en communauté, mais dans la personne du frère. Car il est de bonne volonté, mais il ne voit pas ce qu'il doit faire sur ce point précis.

C'est donc une sorte de handicap. Et c'en est un, un han­dicap psychologique. Cela peut être grave, cela peut être bénin. Le Père Abbé Général va y revenir.

 

Il y a donc une tension entre les valeurs proposées et un besoin inconscient ou préconscient qui est dans le frère. Cela peut être très pénible...ça peut durer longtemps...ça peut du­rer jusqu'à la fin de ses jours. C'est peut-être l'épreuve que lui doit subir pour se purifier. Il est possible que le jour se lève où Dieu l'en délivre. Le Père Abbé Général va nous parler de cela dans un instant. Car pour que l'intériorisation soit possible, comme il dit, il faut que ce conflit, cette ten­sion soit résolue.

            Il y a deux cas, dit-il : le conflit peut être tellement profond que seul un conseiller expert peut aider a le résoudre. Un conseiller expert ? Il faudrait donc ici faire appel - si je comprends bien - à un véritable expert. Il n'est pas possible qu'un Abbé soit expert en tout... ou un Maître des

Novices. C'est peut-être un expert extérieur à la communauté, donc un médecin.

Pas nécessairement un psychiatre, mais un psycholo­gue ou un psychanalyste, n'importe quoi, pour résoudre le con­flit si c'est grave, si c'est profond...pour essayer de rendre au frère une meilleure perception des choses du réel et de sa propre personne, de Dieu aussi...Donc de tout son univers, qu'il y trouve sa place, qu'il ait un champ d'observation à partir duquel il puisse voir les choses telles qu'elles sont.

 

Naturellement, lorsqu'il faut en arriver là, c'est toujours extrêmement délicat. Car le conseiller expert qui pourrait aider à le résoudre n'est pas nécessairement au courant des détails concrets de la vie monastique, ni des valeurs qu'on rencontre dans la vie monastique. Vous en aurez par exemple qui vous diront lorsque vous les consultez - c'est courant - ils vous diront : vous avez telle difficulté, des difficultés dans les relations. C'est d'ordre affectif, vous voyez, dans les relations avec les autres frères.

Ecoutez, il n'y a qu'une seule façon de faire, vous devez vous mariez. Et alors, tous vos problèmes seront résolus...Dans le fond, c'est ça que vous cherchez ! Alors, quittez la vie monastique, mariez-vous, et alors vous n'aurez plus de problèmes... C'est une réponse qu'on entend ! Je ne dis pas fréquemment, mais tout de même, ce n'est pas rare. Alors voyez la situation

du frère, et de l'Abbé ou du Confesseur...Voila de nouveaux conflits...

Donc, pour choisir ce conseiller expert, il faut être ex­trêmement prudent, toujours très prudent. Il en existe de très, très bon. Mais il y en a d'autres par contre qui avec la meil­leure volonté du monde risquent de se tromper et de provoquer de graves dégâts. Notez bien que le conseiller parfois a raison, que le garçon n'est pas à sa place dans le vie monastique, et c'est ça justement qui l'empêche d'assimiler les valeurs qu'on lui propose. Mais ça, c'est une autre chose dont nous avons parlé an­térieurement. Le Père Abbé Général maintenant se place au ni­veau d'un appel véritable à la vie monastique. Mais il exclu, dit-il, les cas purement pathologiques qui, là, sont en dehors.

Voilà, mes frères, il est déjà temps de nous rendre à l'église et nous continuerons demain.

 

Chapitre : lettre du Père Abbé Général.         08.03.83

          22. La prière de l’Abbé.

 

Mes frères,

 

Le Père Abbé Général nous a dit que nous portons en nous des secteurs où nous sommes influencés par des besoins incons­cients ou préconscients. Lorsque ces besoins sont en contradiction avec l'une ou l'autre valeur monastique, l'intégration des valeurs concernées devient très difficile, sinon impossible. Il est donc nécessaire de résoudre d'abord ce conflit.

En fait, cela consistera à éliminer ces points aveugles, de prendre conscience de ces besoins qui sont cachés dans nos profondeurs, de les faire venir au jour. A ce moment-là, de se réconcilier avec eux, da les maîtriser et au besoin de les uti­liser parce que ce n'est pas forcément négatif...au contraire !

Certains de ces besoins sont tellement cachés et le con­flit aigu avec les valeurs monastiques que un conseiller expert serait a rechercher, dit le Père Abbé Général. Nous avons parlé de ça... Mais dans les cas plus bénins, plus ordinaires, la grâce, la bonne volonté, un travail ardu et patient permet de trouver une issue.

 

Il y a la grâce, la bonne volonté, le travail. Il y a une chose que le Père Abbé Général a oublié. Il n'y a pas pensé certainement. Et c'est la prière de l'Abbé. Cette prière est souverainement efficace à cause de la position unique que l'Abbé occupe dans la communauté. Or, j'ai précisément eu une expérience hier. Je vais vous la raconter sans vous citer aucun nom. Je vais même camoufler un peu les choses pour que votre sagacité de détective ne par­vienne pas à retrouver la piste.

Donc, un frère avait justement une difficulté qui lui pa­raissait insurmontable, absolument insoluble. Pour lui, c'était comme ça, et c'était toujours ainsi, et il n'y avait pas moyen que ça cesse. Et voilà, c'était comme ça ! Pratiquement le frère capitulait. Alors je lui ai ouvert les yeux sur son point aveugle et je lui ai dit qu'il était possible de résoudre la difficulté. Et ce frère a cru. Je lui ai dit : voilà, il faut aller de l'avant. Voilà ce qu'il faut faire... comme ça...

Il a encore eu naturellement des petites objections. Et chaque fois, ce qui était remarquable, chaque fois il retom­bait dans son trou, c'est à dire sur son point aveugle. C'est là qu'on voyait qu'il y avait un besoin inconscient qui entrait en conflit avec la valeur concernée. Mais chaque fois j'essayais de toujours, toujours éveiller l'attention sur cette connexion qui chez le frère n'était pas consciente.

Et voilà! Je suis heureux de dire que le problème est résolu. Car la parole de l'Abbé est efficace parce qu'elle est appuyée par une prière. C'est toujours cela !

Il y a un autre frère qui m'a dit ici, un ancien m'a dit à plusieurs reprises, et je le crois, il a raison cent pour cent : ce n'est pas tant ce que vous dites qui est important pour nous et qui fait avancer et évoluer la communauté et cha­cun, c'est votre prière. Votre fonction, votre mission princi­pale dans la communauté est de prier pour nous. Et ce frère a raison!

Je ne veux pas dire que maintenant il ne faut plus rien dire. Non, mais si la parole n'est pas portée par cette prière, et si la prière n'est pas en avant même de la parole, si elle ne recouvre pas le tout, c'est inutile. Eh bien voilà, mes frères, un cas vécu hier. J'en suis bien content, comme ça j'ai l'occasion de vous le dire ce soir.

 

Donc ne l'oublions pas, il y a donc deux choses : la grâce qui devient d'une efficacité quasi miraculeuse lorsque elle est suscitée, demandée, exigée par l'Abbé qui dans le mo­nastère tient la place du Christ. Puis alors la bonne volonté du frère qui fait confiance, qui agit, et qui voilà aide à la réussite, au surgissement, à l'apparition de quelque chose d'admirable, de merveilleux.

Voilà un petit exemple bien concret. J'ai ajouté ce petit détail auquel le Père Abbé Général n'a pas pensé. Mais il l'a peut-être inclus dans ces deux mots : grâce et bonne volonté. Voilà, mes frères, nous allons maintenant aller à l'église.

Nous prierons pour toutes les intentions qui nous sont confiées, pour chacun d'entre nous, et je vous remercie de bien vouloir prier pour moi afin que je demeure inébranlablement fidèle à cette mission première qu'est la prière.

 

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        10.03.83

          23. Dieu appelle qui il veut.

 

Mes frères,

 

Je vais terminer ce que j'avais entrepris avant-hier. Je rappelle qu'il y a en nous des secteurs où nous sommes in­fluencés par des besoins inconscients et préconscients. Donc, si ces besoins sont en contradiction avec les va­leurs monastiques, il s'ensuit un conflit ou une tension. Si bien qu'il devient impossible d'intérioriser les dites valeurs aussi longtemps que le conflit n'est pas résolu. Il y a des conflits très profonds, il y en a qui le sont moins. Pour ces derniers cas la grâce, la bonne volonté, un travail ardu et patient permet le plus souvent de trouver une issue.

            C'est là que nous étions arrivés et j'avais même cité un exemple vécu dans notre communauté la veille.

 

Mais il y a dans tout cela, quelque soit la nature du con­flit, des difficultés donc personnelles qu'on rencontre du fait que nos besoins inconscients sont en contradiction avec une ou l'autre valeur monastique, il y a en dessous un présupposé : c'est qu'il y ait vocation à la vie monastique. Là où il n'y a pas de vocation, il est fatal que des con­flits comme ça se multiplient, et ils sont insolubles. Puisque Dieu n'appelle pas la personne à la vie monastique, il s'arran­gera bien pour gentiment la mettre hors du monastère où elle n'est pas a sa place.

Mais je suppose donc qu'il y ait appel à la vie monastique. Et ici, nous devons bien nous rappeler que Dieu appelle qui il veut. Il n'appelle pas seulement les petits anges. Vous savez, ces petits êtres privilégiés qui ont une âme de premier commu­niant toute leur vie. Il en existe. Tiens, je vois qu'on montre le frère Nicolas...Ce serait vrai ? Je n'en sais rien ? Voilà un conflit d'humilité...Il en existe !

Mais enfin, il y en a d'autres aussi qui sont à l'opposé. Vous avez des êtres qui sont brisés par la vie, écrasés par la vie et qui ont fait des expériences désastreuses au plan moral par exemple. Eh bien, parfois ce sont les plus ouverts à la grâce. Parce qu'ils n'ont plus rien à perdre, on peut faire d'eux ce qu'on veut.

 

Vous avez un cas typique dans l'Evangile. C'est Marie Made­leine dont le Christ avait expédié 7 démons, c'est à dire qu'elle avait tous les vices à la fois. Elle avait fait toutes les mauvaises expériences ensemble. Et voilà, il a pu faire d'elle tout ce qu'il voulait. Parce que elle avait tout perdu, c'était fini, elle n'avait plus qu'à se perdre elle-même dans l'amour que le Christ lui offrait.

Il y en a des pareils dans le monastère. N'allons pas maintenant penser : c'est un tel, ici ! Non, non, mais ça existe. Il y en a aussi qui sont tourmentés par leurs anciens dé­mons et qui sont bloqués, littéralement bloqués à l'intérieur, fermés. Je ne dis pas fermé, mais bloqué. Ils ne savent plus rien faire. Ils sont comme paralysés. C'est à dire que les 7 démons ne sont pas encore tous partis. Il en reste toujours. Ils n'ont pas été expulsés en une fois. Le Christ les expulse les uns après les autres. Donc les conflits sont toujours là !

Cela ne veut pas dire qu'ils ne sont pas appelés à la vie monastique. Attention ! Je prends le cas ou ils sont vraiment appelés. Dieu appelle même des gens pareils. Il ne faut donc pas être étonné lorsqu'il s’en présente. Il y en a par contre aussi qui n'ont rien fait que de l'ordinaire dans leur vie, rien de grave donc. Mais ça ne veut pas dire qu'ils soient indemnes de conflits. Il arrive parfois qu'au fond d'eux-mêmes il y ait une peur qui les paralyse. Ils n'osent pas bouger. Cela peut aller depuis le scrupule jusqu'à une peur de mal faire, ou de ne pas faire assez bien. Enfin, quelque chose de paralysant...

 

Eh bien, vous voyez, mes frères, c'est pour cela que le Père Abbé Général dit : la grâce, la bonne volonté, un travail ardu et patient permet de trouver une issue. Il a raison.

Alors, voyez un peu ce qui est exigé du Supérieur, de l'Abbé donc. Voyez un peu ce qui est exige de lui : quelle patien­ce, quelle douceur, quelle ouverture, quelle compréhension, quel doigté, quel amour surtout pour tout comprendre, tout par­donner, tout oublier au fur et à mesure. Et quelle espérance en lui pour toujours recommencer, pour permettre a ces personnes là de trouver une issue a leur con­flit intérieur. Car je le répète, ils sont vraiment appelés par Dieu à devenir des saints.

Je sais, parfois dans une communauté, ce n'est pas le cas ici, je ne pense pas, dans une communauté des personnes, des frères donc qui réclament : l'Abbé est beaucoup trop facile avec un tel. Il lui permet trop. Il ne voit donc pas à qui il a à faire. Il se laisse rouler par cette personne-là. Il devrait être beaucoup plus dur, beaucoup plus sévère, faire ceci, faire cela, et encore ça... Oui, mais on n'est pas dans la peau de l'Abbé. Il connaît beaucoup plus de choses que n'importe qui de la communauté. Il a des yeux qui sont les yeux du Christ lui-même. Il ne voit donc pas les hommes comme un homme les verrait. Il les voit avec les yeux de Dieu.

Si, bien que voilà, je pense qu'il faut toujours faire confiance à l'Abbe dans ses rapports avec un frère. Toujours, tou jours ! Parce que à cette mission très ­difficile, la plus difficile de toutes, de regere animas, 2,84, donc de conduire les âmes vers le Christ, de les libérer, de les aider à résou­dre leurs conflits et à intérioriser parfaitement si possible toutes les valeurs monastiques. Et je vous remercie de vouloir bien m'aider dans cette tâche parce que je dois dire qu'ici on me laisse bien tran­quille. C'est pour ça que je vous remercie.

D'ailleurs, vous voyez le résultat. C'est que nous avons tout de même la grâce de constituer une communauté où on s'en­traide, où on s'aime, où il y a de la paix et où chacun, à son pas, progresse vers Dieu qui l'a appelé.

 

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        16.03.83

          24. Etre lucide !

 

Mes frères,

 

Revenons à la lettre du Père Abbé Général. Une petite re­marque avant d'aller plus loin dans la lecture. Comme vous allez le voir, le Père Abbé Général va de nou­veau nous parler de l'homme au plan physique, au plan social, au plan spirituel et rationnel, de tout ce qui peut se passer dans un homme qui fonctionne à des niveaux différents.

Il faut bien comprendre l'intention du Père Abbé Général. Il analyse notre comportement, notre mécanisme plutôt psycho­physiologique qui règle notre comportement et qui nous permet d'exercer notre liberté. C'est que il veut nous rendre lucide sur notre état véri­table. Nous sommes des êtres blessés. Cela, je pense que nous devons d'abord l'admettre. Et c'est très difficile à admettre.

C'est le premier pas pour aujourd'hui, dans état culturel et civilisé d'aujourd'hui sur la route de l'humilité. On dirait: mais ce n'est plus la crainte de Dieu, c'est de nous accepter tels que nous sommes, avec nos blessures, avec la dislocation de notre être. Et il veut nous aider à partir de cette reconnaissance lucide de notre état, il veut nous aider à résoudre les con­flits qui naissent fatalement entre nos besoins inconscients - donc des besoins viscéraux - et certaines valeurs monastiques. Ces besoins ne sont pas nécessairement mauvais. Non, mais ils peuvent être déplacés dans un monastère.

 

L'intention de Dieu - nous ne devons jamais l'oublier ­c'est de nous rendre participants de sa nature à lui. Il veut faire de nous des fils à part entière. C'est à dire il entend nous diviniser. Et il veut réaliser ce projet merveilleux tout en respectant notre nature humaine et nos capacités personnel­les. Voyez ! Il ne veut pas opérer un tour de force magique. Non, à partir de ce que nous sommes, il veut faire des Dieu... Et pour y arriver, il attend de nous une ouverture con­fiante à son amour et une collaboration décidée. Ce que nous dit le Père Abbé Général peut nous aider beaucoup. Car mieux nous sommes éclairés, plus intelligente peut être notre réponse aux avances divines. Nous n'agissons plus à la légère. Nous pouvons tenir en main le gouvernail de notre conduite.

Voyez un bateau, un voilier - maintenant ce sont toujours des paquebots, des gros navires à moteur - mais un voilier. Il est soumis aussi à toutes les intempéries. Ou bien il n'y a pas de vent du tout, ou bien il n'est pas assez fort, ou bien il y en a trop, ou bien il est contraire... Mais c'est malgré tout grâce à ce vent, à ces mouvements atmosphériques que le voilier peut avancer vers son port. Mais il faut que l'équipage soit habile pour en manoeuvrer les voi­les, pour recueillir ce qu'il y a de vent, pour permettre au navire, pour pousser le navire dans la bonne direction.

Oui, c'est ce que nous devons faire, nous. Nous devons pouvoir utiliser tout ce qui est en nous, même de contraire pour nous avancer vers Dieu. Et ainsi, le Père Abbé Général en nous faisant entrer dans notre vérité, nous fait progresser dans l'humilité. Comme je le disais tantôt : peut-être que pour aujourd'hui la crainte de Dieu qui est le premier degré d'humilité, c'est d'accepter ce que Dieu permet ce que nous soyons devenus. Accepter notre maladie, nos blessures, nos brisures. Et avec cela, avec ce matériau faire quelque chose et permettre à Dieu de faire en nous, comme disait la Vierge Marie, des merveilles.

 

Voilà, mes frères, demain nous reprendrons la lecture de la lettre et nous verrons comment l'homme fonctionne à ces différents niveaux.

 

Chapitre : Fête de Saint Joseph.                 18.03.83

          Saint Joseph fol en Christ.

 

Mes frères,

 

Quelques mots au sujet de Joseph l'époux de Marie qui était, me semble-t-il, et de ça je suis sûr, le premier fol en Christ de la nouvelle Alliance. Beaucoup de précurseurs avaient défilé avant lui. On leur donnait des noms pittoresques. Je les traduis à la lettre, lit­téralement. On disait : ce sont des baveurs...ce sont les diva­gants, les titubants...les vomisseurs...tous vocables que nous avons, nous, bien correctement traduit par prophète.

Vous voyez ! Quand ça passe dans le langage d'hommes qui ont peur de voir les choses comme elles sont, ça prend une pe­tite tournure très gentille. Mais au fond, il s’agissait de dé­finir ces hommes qui n'étaient pas comme les autres. Et ils étaient déjà, tous ces précurseurs, d'authentiques fol en Christ. Et pourtant le Christ n'était pas encore là ?

Mais si, le Christ était là ! Parce que tous ces hommes qui étaient possédés par l'Esprit de Dieu, qui ne savaient pas ce qu'ils faisaient ni ce qu'ils disaient tout en le sachant très bien, ces hommes étaient fous en vertu de la Parole qui allait bientôt prendre chair et qui bouleverserait encore davantage les esprits et les coeurs.

Si bien que aujourd'hui les fol en Christ ne sont plus à dénombrer. Les vrais contemplatifs, les mystiques, les pneuma­tophores, les saints, ce sont des êtres qui au regard du com­mun des mortels ne sont pas comme les autres. Ils sont des timbrés comme on dirait aujourd'hui...C'est que un fol en Christ ne voit pas comme les autres hommes. Il est entré dans l'univers de Dieu. Il a reçu de Dieu des yeux qui ont un pouvoir de pénétration extraordinaire. Ils parviennent à percer le voile et à scruter l'invisible.

Ils ont des oreilles tellement fines qu'elles perçoivent l'inaudible. Alors, ce qu'ils voient ainsi, et ce qu'ils entendent, qu'ils sont seuls à voir et à entendre, ils ne le racontent pas nécessairement. La plupart du temps ils le tiendront pour eux. Mais ils vont agir, ils vont se conduire d'après ce que Dieu leur révèle. Et cela dépasse les bornes de la raison. C'est à dire que cela devient déraisonnable. C'est fou ! Cela n'entre plus dans les catégories de la normalité pour les gens bien.

En fait, il s’agit d'autre chose. Il s’agit d'une audace folle qui est portée par la toute puissance de Dieu. Et il ar­rive que ces hommes, ces femmes réalisent d'authentiques pro­diges, des miracles, des choses qui dépassent la mesure com­mune. Personne ne le sait, personne peut-être ne le remarque, sauf Dieu et ceux qui le savent très bien. Si tel événement est survenu, c'est à cause d'eux. Pourquoi ? C'est une affaire secrète entre Dieu et eux, mais c'est inscrit dans le plan divin. Voilà mes frères, c'est le Royaume de Dieu qui s'installe parmi les hommes.

 

Et un des traits caractéristiques de ces fol en Christ, c'est le rêve, le songe. Ce sont les hommes du rêve. Le premier de ceux-là portait déjà le nom de Joseph. Et lorsque ses frères le voyaient arriver, ils disaient : voilà l'expert en matière de songe ! Nous allons lui jouer un mauvais tour et nous verrons bien à quoi lui servaient tous ses racontars. Vous connaissez la suite. Un jour, Joseph a réellement vu tous ses frères à plat ventre devant lui.

Et à partir de là, vous avez cette entrée en Egypte, cet Exode, ce passage de la Mer Rouge. Et si vous continuez, mais vous arrivez à cette fête de pâques que nous allons célébrer dans 15 jours. Vous avez l'Eucharistie, vous avez la résurrection des morts. Tout ça à partir de cet homme aux songes qui le premier s'appelait Joseph.

Et le second Joseph, le nôtre maintenant, celui dont nous avons commencé à célébrer la solennité, c'était aussi un homme qui rêvait. Et le plus dangereux de tout, c'est qu'il croyait à ses songes. Il ne mettait pas ça en doute. Lorsque pendant qu'il rêvait et que dans son rêve il y a un ange qui vient lui dire : ne t'en fait pas, ton épouse, c'est du Saint Esprit, il ne faut pas avoir peur de la prendre. Le matin venu, tout de suite il la prend chez lui.

Par après encore un rêve : Allez, il faut que tu partes tout de suite parce que on va tuer l'enfant. Il se réveille - ­vous voyez, comme nous autres nous aurions un cauchemar - il se réveille, mais il se lève, puis il part... Est-ce que ce n'est pas de la folie, ça ?

 

Aujourd'hui, nous réagirions tout autrement. Nous sommes à l'ère du contrôle, de la technique, du vérifié, du mesuré, du pesé, de tout ce qui doit entrer dans des catégories mathématiques, physiques, scientifiques. On ne peut se permettre aujourd'hui de construire une vie sur un rêve et surtout d'y entraîner les autres.

Or mes frères, le contemplatif, c'est un homme aux rêves. Cela ne veut pas dire qu'il va avoir nécessairement des rêves de ce genre pendant son sommeil. Mais il est comme ça un rêveur, il paraît être un rêveur. Pourquoi? Mais parce que réellement, réellement je le ré­pète, son regard voit au-delà de ce qui est visible pour nous. Il voit l'invisible. Il voit des choses merveilleuses. Il les transcrit dans sa vie. Il se comporte en conformité avec ce qu'il perçoit, avec ce qu'il entend. C'est ça le rêve ! Alors il peut être taxé comme un drôle, un bizarre...

 

Voilà mes frères, si je pouvais dire pour conclure en pen­sant à ce Saint Joseph, au nôtre, au second, à celui qui a eu l'honneur et la mission redoutable d'élever le Fils de Dieu, c'est que le commencement de la folie, c'est la foi. Une personne raisonnable dira : Mais vous construisez votre vie sur un nuage. Il faut être fou. Il faut être fou pour venir dans un monastère. Je pense que c'est encore plus fou pour une femme que pour un homme d'entrer dans un monas­tère...Des folles ! Mais oui, c'est ça ! Au yeux du monde, c'est ainsi...

Mais alors, le sommet de la folie, c'est la sainteté. Parce que la foi a évolué, la foi s'est épurée. Et la foi, qui n'est autre qu'une participation à la connaissance que Dieu a de lui-même, elle a pris possession de l'homme. Elle l'a trans­formé. Elle l'a transfiguré. Ce n'est plus lui qui vit, c'est Dieu qui vit dans cet homme, qui se connaît dans cet homme. Donc, la connaissance que l’homme a de lui-même, c'est la connaissance qu'il a de Dieu. Et la connaissance qu'il a de Dieu, c'est la connaissance qu'il a de lui-même. C'est la même chose ! Donc c'est la sainteté...Alors mes frères, nous avons donc à la base une folie qui est la foi. Puis nous avons au sommet une autre folie qui est la sainteté. Mais c'est la même.

 

Eh bien mes frères, lorsque nous sommes entrés dans le mo­nastère, nous avons été condamnés à cette maladie. Mais à mon avis ce n'est tout de même pas une maladie grave, quoiqu'elle soit très compromettante. Mais elle est aussi très exaltante.

Je me mets dans la peau de Saint Joseph. Il a dû mener une vie vraiment magnifique, merveilleuse, mais toujours dans cette foi, toujours fondée, FONDEE sur le premier rêve qu'il a reçu, donc cette première révélation. Comment cela s'est-il passé dans la réalité? Nous n'en savons rien. Mais enfin, pour lui, cet enfant-là, c'était Dieu. Et là-dessus il a construit sa vie en abandonnant tout, en se livrant à cette Parole qui lui avait été dite.

Mes frères, eh bien la vie monastique, elle est du même calibre. Pourquoi ? Parce qu'elle est toute entière construite, toute entière édifiée et se développant sur le creditur de la Règle de Saint Benoît : croire. C'est cru !

 

Voilà, mes frères, nous avons demain la fête d'un grand, d'un grand patron - appelons-le ainsi dans le jargon des gran­des écoles -. Nous sommes ici au rang de ses assistants. Mais nous devons le suivre - je n'oserais pas dire l'égaler parce qu'il est inégalable - mais le suivre et nous rapprocher de lui le plus possible.

Joseph a été un relais essentiel entre Dieu et les hommes. Et alors nous-mêmes en tant que moines nous devons prendre la relève et être à notre tour des relais entre le monde de Dieu et le monde des hommes.

Mais pour ça, nous ne devons pas craindre de nous abandon­ner à la déraison de ce creditur, de cette foi qui peut faire de nous des hommes de Dieu, des hommes qui auront la responsa­bilité de l'évolution du monde.

 

Regardez! Je reviens à ce songe de ce premier Joseph. Il aboutit encore à notre résurrection à nous aujourd'hui à tra­vers toute une chaîne d'événements. Eh bien pour nous, nous ne savons pas ce que nous faisons aujourd’hui, quel retentissement cela peut avoir dans plusieurs siècles. Rien n'est perdu dans le Royaume de Dieu. Croire cela, mes frères, c'est aussi une folie. Eh bien, qu'elle soit la nôtre...

 

Ouverture : Année Jubilaire de la Rédemption. 23.03.83

 

Mes frères,

 

Demain, nous recevrons la visite de Monseigneur Mathen. Il passera toute la journée avec nous. Mais voyons bien les choses. Dans la personne de notre Evêque, c'est le Christ qui vient ouvrir pour nous l'année Ju­bilaire de la Rédemption. Ce n'est donc pas une journée de récréation. Non, nous devons vivre ces heures-là dans un grand esprit de foi.

Monseigneur Mathen a une grande estime pour l'Abbaye. Il le prouve encore en cette occasion. Il se dérange spécialement pour fêter cet événement extraordinaire avec nous. Je pense que ce sera un excellent départ, car cet esprit d'évocation, de remémoration de notre Rédemption devra nous soutenir pendant toute l'année.

 

Naturellement, dans un monastère, nous vivons très fort l'événement de la mort et de la résurrection du Christ tous les jours dans l'Eucharistie, l'Office...enfin dans toute notre vie il n'y a rien d'autre que cela : ce pouvoir mourir à nous­-mêmes de façon à ressusciter dans le Christ, vivre cette vie nouvelle qui est la vie éternelle qui nous permet de voir Dieu, d'attirer déjà sur la terre en notre personne le Royaume de Dieu, ce que l'univers sera après la résurrection générale.

Mais malgré tout, nous sommes des êtres très faibles et il est nécessaire de temps en temps de raviver en nous ces convictions, nécessaire de remonter le ressort pour ne pas qu'il se détende...

 

 

 

 

                                      Semaine Sainte.

 

Chapitre : La veille des Rameaux.                26.03.83

          Introduction à la Semaine Sainte.

 

Mes frères,

 

            Cette semaine, ne l'oublions pas, ce n'est pas une représentation théâtrale dans laquelle nous ferions le jeu de figurants mais étrangers à ce qui se passe. Non, c'est un mystère, c'est le mystère par excellence, celui de notre vie, qui est là avec une intensité maximale.

            Nous devons donc nous ouvrir à lui davantage, le laisser prendre possession de nous de façon à devenir un avec lui. C'est ça la liturgie, c'est ça le sacrement ! Je le rappellerai au cours de tout ce que je vais devoir dire, des homélies, des introductions etc ! Soyons donc bien attentifs !

 

            Je sais, parce que pour moi et pour vous aussi, que la Semaine Pascale, la Semaine de la Passion apporte toujours beaucoup. Il se produit en nous des phénomènes d'ordre surnaturel qu'on ne sait pas mesurer à l'aide d'instruments techniques.

            Mais on s’aperçoit quand on connaît les hommes qu'il y a quelque chose qui se modifie au cours de cette semaine. Et d'année en année, c'est ainsi que le Royaume de Dieu progresse en nous et dans notre communauté, car la grâce de Pâques se répand sur tout le restant de l'année. Mais nous vivons maintenant un sommet. Nous allons donc le faire le mieux selon nos capacités.

 

            Maintenant un mot au sujet de la visite du Père Abbé Général. [2] Elle est mal tombée, cette visite du Père Abbé Général. Mais oui, je n'ai pas eu l'occasion d'en parler. Il y aurait des choses intéressantes à dire. Je vais simplement, voilà, dire quelques mots ce soir. J'y reviendrais peut-être après ?

 

            Le Père Abbé Général m'a dit : « On m'a dit que vous présentiez un idéal monastique difficile et exigeant. Et, a-t-il ajouté, c'est bien comme ça !

            Et je pense qu'il a raison. Je préfère dire les choses telles qu’elles sont au plan monastique et spirituel plutôt que d'édulcorer. Non, il faut voir : nous ne sommes pas venus ici pour être pensionné avant l'heure, mais c'est pour suivre le Christ. Et nous le savons bien, nous le verrons encore pendant cette semaine qu’il ne faut pas avoir peur d’affronter la souffrance, d'affronter la difficulté, ni la mort.

 

            L'obéissance, voyez, cette route qui nous fait mourir littéralement à certains jours, à certaines heures, mais ça nous fait sortir de nous-mêmes, ça nous fait entrer dans le Royaume de Dieu, ça nous ouvre au Christ, à l'Esprit Saint qui nous transforme, qui nous transfigure, qui nous fait vivre de la vie divine d'abord de façon inconsciente et puis de plus en plus consciente jusqu'à ce que une sorte de matrimonium, de mariage s'établisse entre le Christ et nous et que nous puissions commencer à devenir féconds au plan spirituel.

 

            C'est ça le plus haut sommet et c'est ça dont il faut parler ; et c'est jusque là que nous devons aller ! C'est exigeant, c'est difficile, c'est certain ! Mais voilà, ça ne nous effraye  pas...

 

Dimanche des Rameaux.                            27.03.83

A. Monition avant la bénédiction des rameaux.

 

Mes frères,

 

            Au cours de cette grande et Sainte Semaine, nous allons commémorer des événements d'une intensité dramatique peu ordinaire. Leur succession rapide va nous conduire mystiquement jusqu'au triomphe final et définitif de notre Dieu.

            En eux, nous commémorons avec les yeux de notre foi qui les contempleront, les actes principaux de notre vie chrétienne. Nous déchiffrerons aussi le destin de l'humanité et même de l'univers matériel tout entier.

            Notre procession signifie notre lente ascension vers les sommets de la contemplation et de l'amour par les chemins ardus d'une obéissance fidèle, d'une obéissance qui nous purifie et nous libère.

B. Homélie à la bénédiction des rameaux.

 

Mes frères,

 

            La Semaine de la Passion s'ouvre, nous venons de l’entendre, sous les acclamations enthousiastes de la foule des disciples heureuse de reconnaître en Jésus son Roi. Et elle va se clôturer avec une pancarte accrochée au-dessus d'une croix : celui-ci est Jésus le Roi des Juifs.

 

            Les disciples appellent Sur leur Maître la bénédiction par excellence du ciel : la paix ; c'est à dire l'abondance des biens de l'âme et du corps, le partage de l'état bienheureux de Dieu.

            Et ils font refluer cette paix vers le ciel d'où elle est venue afin que une seconde fois elle retombe comme une rosée bienfaisante sur la terre entière et que l'univers en sa totalité soit rempli de la gloire de Dieu, qu'il devienne un livre que les yeux purifiés des hommes pourront lire et dans ]lequel ils verront transparaître qui est leur Dieu et quelle est leur destinée à eux : devenir des fils de Dieu, des fils de la lumière.

            Et les disciples étendaient leur manteau sur le sol devant le Christ. Cela veut dire qu'ils se dépouillaient de tout ce qu'ils étaient afin d’être revêtus de ce Christ qui était le leur.

 

            Et au moment de prendre congé de ses disciples, Jésus leur fera don de sa paix, celle-la même que les disciples avaient demandé pour lui. Non pas la paix que le monde donne, fragile, éphémère, mais la paix qui habitait son coeur et qui lui donnait la domination du cosmos.

            Et Jésus est Roi. Il l'est vraiment à chaque instant de sa passion comme il l'est à tout moment de la durée. I] l'est même lorsqu'il est bafoué, flagellé, couronné d'épines, couvert de crachats, martyrisé. Et il dirige les événements avec une souveraine majesté. Il ne lui arrive rien, qu’il ne l'ait permis.

            Tu es le roi ? lui demande Pilate. Oui, répond-il, je le suis. Et son bourreau en est sidéré, subjugué. Et Jésus le Roi emmène avec lui dans son Royaume le malfaiteur qui crucifié comme lui reconnaît lui aussi qu'il a devant lui le Roi de l'univers.

 

            Mes frères, …?… de l'unité sous les étendards de notre véritable Roi le Christ, nous tenons en main les armes fortes et invincibles de l'obéissance, les siennes. Et nous n'avons pas peur d'affronter la mort, car notre gloire, elle est dans la croix de notre Seigneur Jésus le Christ.

            Par notre procession, nous allons par elle chanter notre foi et notre espérance……………[3]

 

C. Homélie à l’Eucharistie.

 

Mes frères,

 

            Il  est question aujourd'hui avec une intensité peu ordinaire du Royaume de Dieu. Et le réalisme des événements ne nous permet pas de nous évader dans des rêveries infantiles.

            Contemplons le Seigneur Jésus. Son lieu naturel est double : notre monde à nous et un ailleurs mystérieux. Notre monde avec sa beauté mais aussi avec ses misères, ses déviations, son péché ; et un ailleurs qui est celui de Dieu, qui supporte notre monde et qui lui est sa raison d'être.

            Or, la royauté de Jésus consiste précisément en un pouvoir qui lui a été donné de transfigurer notre monde à l'image de cet ailleurs, d'achever la création en la divinisant.

 

            Et pour réaliser ce plan. Dieu choisit une route de folie qu'aucun homme n'aurait .jamais imaginé. Il ne se tient pas à distance dans un lointain infini, dans la sublimité de son ailleurs.  Non. Il descend au plus bas. Il se confond tellement bien avec la chair de péché qu'il en est devenu méconnaissable et qu'il prend sur lui la peine liée à l'aberration par excellence qu'est le péché. Nous l'entendons sur la croix se déclarer solidaire d'un brigand et l’emmener avec lui dans son Royaume.

 

            Mes frères, c'est le mystère par excellence, cet amour qui a été poussé tellement loin que Dieu a voulu prendre la place de sa créature qui lui avait jeté en plein visage le non d'un refus radical.

            Il prend cette créature, il la soulève, il la met à sa place à lui. Et l'endroit devenu vide, laissé vide par cette créature, il l'occupe, lui. Il devient le pécheur. Il se laisse mettre à mort par cette créature, celle-là, pas une autre. Et il pousse encore une fois, je le répète, son amour .jusqu'à entrer à l'intérieur de cette créature et à la transformer.

 

            Mes frères, c'est là quelque chose qu'il nous est absolument impossible de comprendre. Nous pouvons y réfléchir maladroitement, nous devons contempler, nous devons admirer ; mais surtout, nous devons nous laisser faire, permettre à Dieu de réaliser en nous ce prodige ; reconnaître que nous sommes, nous, les pécheurs ; que nous sommes, nous, les assassins de Dieu ; et malgré ça nous jeter dans la fournaise qui est son amour, qui est sa Personne de façon à disparaître en lui et à devenir avec lui un seul être.

 

            Mes frères, il existe déjà dans notre monde des points d'affleurement du Royaume de Dieu, dans notre monde esclave de cet égoïsme, de cette cupidité, de cette violence qui sont la source et l'expression du péché.

            Les chefs des nations païennes, dit Jésus, leur commandent en maîtres. Mais pour vous qui allez devenir les Princes de mon Royaume, il n’en sera pas ainsi. Vous serez à mon exemple comme celui qui sert !

 

            Mes frères, là où fleurit le service, là est présent le Royaume. Le service, c'est à dire à l'exemple de notre Dieu, prendre la place de l'autre, même de l'autre qui refuse, de l'autre qui vole, de l'autre qui tue ; prendre sa place de façon à ce que lui puisse être libéré des chaînes qui l'entravent et devenir libre.

            L'égoïsme ainsi est anéanti et l'amour triomphe. Il est anéanti en nous, il est anéanti en l'autre. Ce n'est plus nous qui vivons, c'est le Christ qui vit en nous. La croix est toujours dressée, certes, mais grâce à elle, la mort est vaincue.

 

            Vous allez dire : « Tout cela, ce sont des mots ! » Oui, ce sont des mots, mais il faut tout de même essayer d'exprimer la réalité, cette réalité que nous sommes invités à vivre. Et je sais que nous devons alors, si nous sommes vrais et sincères, rencontrer beaucoup de souffrance en nous. Car donner sa vie pour les autres, et surtout se laisser mettre à mort par les autres, cela fait terriblement souffrir.

 

            Or, mes frères, si nous sommes des chrétiens, si nous sommes les disciples du Christ, c'est jusque là que nous devons aller. Il est inconcevable - en soi naturellement - qu'un chrétien exploite son frère, qu'un chrétien le trompe. Mais il devrait être tout naturel qu'un chrétien donne le meilleur de lui-même, qu'il se donne lui-même.

            S'il en était ainsi dans la vie courante, je pense que le témoignage du Christ s'imposerait avec une telle puissance que le Royaume de Dieu serait présent et se répandrait partout avec la vitesse d'un feu.

 

            Le monastère est un endroit, mes frères, où on a choisi de vivre ce mystère, de vivre ce mystère qui est celui de l'amour. Depuis l'Abbé jusqu'au dernier des Novices, on porte au corps un souci : chercher non pas son propre avantage, mais celui des autres ; s'oublier pour servir et donner la vie.

            Ainsi, mes frères, la passion du Christ, elle se continuera en nous grâce à cette vertu qui a été celle du Christ : l'obéissance. Il le disait dès son entrée dans le monde : Je ne suis pas venu pour accomplir des choses extraordinaires qui  me mettraient en évidence. Je ne suis pas venu pour séduire les hommes, mais pour faire la volonté de Toi, Dieu mon Père. Et je sais que cette volonté va me conduire jusqu’à cette Passion.

            Car il n’est pas possible de détruire le péché, de briser l’égoïsme et d’anéantir la mort si ce n’est en se laissant soi-même écraser par obéissance et par amour de ses bourreaux.

 

            Mes frères, nous sommes tous ainsi les uns pour les autres des bourreaux. Reconnaissons-le ! Chaque fois que nous portons sur un autre un regard qui n'est pas un regard d'amour, nous lui causons une blessure. Le Christ nous l'a dit : « C'est dans ton coeur que tout le mal se fait. »

 

            Mes frères, notre obéissance sera notre victoire. C'est elle qui va affermir et propager le Royaume de Dieu. Nous laisserons d'abord ce Royaume s'installer en nous dans notre coeur. Et puis, à partir de là, par notre vie dans la simplicité des actions les plus ordinaires de chaque jour, nous le diffuserons, nous le rayonnerons sur nos frères et à partir de nos frères, dans l'invisible, dans l'univers entier.

 

            Voilà, mes frères, c'est dans cet esprit que nous allons entrer et vivre cette Semaine Sainte qui va être le condensé de toute notre existence. Et à partir de cette semaine, de semaine en semaine alors pendant toute l'année jusqu'à la fin de notre vie, nous serons pour nos frères les hommes présence du Christ, présence d’espérance et déjà lumière d'un amour que rien ne peut vaincre.

                                                                                                                     Amen.

 

Chapitre du Lundi Saint.                           28.03.83

Les deux « Marie ».    

 

Mes frères,

 

            Nous allons comme chaque année à la même époque rendre une petite visite à Marie de Béthanie. Et cette fois, prendrons avec nous l'autre Marie dite de Magdala. Ces deux femmes se complètent très bien en vertu même de leur dissemblance.

            Elles s'harmonisent parce qu'il y a en elle un fond commun qui est un amour extraordinaire pour la Personne du Christ Jésus. Mais Jésus-homme, ne l'oublions pas, qui est aussi le Fils de Dieu, certainement !

            Mais ce n'est pas un amour platonique, c'est un amour qui vient du coeur, qui fait battre un coeur, qui est vécu dans la chair, dans l'affectus comme diront les premiers cisterciens. C'est cet amour que nous devons porter en nous aussi, si nous voulons être de véritables moines. Nous ne sommes pas des platoniciens. Nous sommes des disciples d'un Dieu incarné qui doit être aimé par notre coeur.

 

            Ces deux femmes sont aussi très modernes pour aujourd'hui. Nous allons les contempler. Et il nous semblera qu'elles sortent d'un magazine d'aujourd'hui. C'est vraiment la femme éternelle qui est porteuse d'une Bonne Nouvelle pour l'éternité. Donc, les jeunes femmes, les jeunes filles les plus modernes d'aujourd'hui se retrouveront en elles. Et c'est pourquoi, lorsque nous en rencontrons - nous en voyons ici dans les jardins parfois quand nous recevons une visite, ou bien si nous avons l'occasion de sortir ne fut-ce qu'à Rochefort - ne soyons jamais effrayés ni scandalisés. Car il y a peut-être en chacune en train de dormir une Marie de Béthanie ou une Marie de Magdala ? Peut-être une moniale ou une sainte ? Nous n'en savons rien !

 

Nous allons le voir encore à propos de ces deux femmes. Voyons d'abord Marie de Béthanie, nous la connaissons un peu mieux. Mais, et pour elle et pour son amie de Magdala, leur destinée est inscrite à l’intérieur de leur nom. Ce n'est pas une prédestination, mais c'est tout de même quelque chose qui est inscrit en elles. Elles le portent. Pourquoi ? Parce que elles ne sont pas venues au monde par hasard. Elles sont aimées de Dieu avant même d'être conçues. Elles ont leur place déjà bien choisie à l'intérieur du projet divin.

 

            On faisait remarquer dimanche que les physiciens d'aujourd'hui se posaient un problème d'un nouveau genre. Vous savez que en physique habituelle, les effets sont toujours postérieurs aux causes. Telle cause produit tel effet. Mais on se demande maintenant si on ne pourrait pas inverser la proposition et si on ne devrait pas dans certaines circonstances se demander si l'effet postérieur n'a pas aussi une répercussion sur la cause.

            Or, dans le plan de Dieu c'est ce qui se passe ; et pourquoi est-ce que ça ne répercuterait pas aussi dans la matière qui est tout de même une Parole de Dieu comme une autre ?

 

            Enfin, voyons Marie de Béthanie. Son nom signifie, vous le savez – pour Marie il y a beaucoup d'étymologies. Mais enfin, nous allons nous arrêter à celle qui est la plus obvie quand on voit son nom Araméen ou Hébreux - son nom signifie : une goutte extraite d'un océan de parfum. Mais cette goutte est elle-même sans limite parce qu'il n'est pas possible de circonscrire l'amour de quelqu'un. Notez que ça ne doit pas nous étonner parce que les parents en Israël donnaient toujours à leur fille des noms prometteurs.

            Nous avons Léa, la puissante, la forte, oui, elle allait avoir une multitude d'enfants ; Rachel, la délicate, la gazelle ; il y a Saraï, ma princesse ; Débora l'abeille, celle qui butine et qui petit à petit confectionne un miel qui va réjouir les dieux.

 

            Mais on l'appelle Marie. Ce sera la fameuse Myriam qui a chanté le Cantique au bord de la mer. Elle est une mer de parfum. Mais elle est de Béthanie. C'est à dire qu'elle est cachée dans le secret d'un palais qui est l'humilité. Voilà tout de son nom !

            C'est un flacon de parfum. N'oublions pas qu'elle va briser et répandre sur les pieds du Christ le contenu de un litre de parfum très précieux. Mais tout cela est tenu dissimulé dans la maison de l'humilité.

            Dans les flancs de ce palais est caché un trésor, cette perle pour laquelle on donne absolument tout. Et cette perle, c'est l'humilité. Pourquoi ? Parce que le Seigneur lui-même

l'a dit : « Heureux les pauvres en esprit, c'est à dire les humbles parfaits, car le Royaume. des Cieux est à eux ! »

 

            Voilà ce que signifie le nom de Marie. Elle est pauvre, elle est humble, elle est douce. Lorsque on la prend a partie, elle ne se défend pas, elle ne dit rien. Elle ne contredit pas. Elle attend que celui qu'elle aime au-dessus de tout s'interpose entre elle et ses contradicteurs.

            Voyez un peu tout le tableau de l'humilité que nous donne Saint Benoît. Et nous le verrons chez Marie. Remarquez aussi que Marie de Béthanie, elle est toujours en position d'abaissement. Elle est assise aux pieds de Jésus, par terre. Ou bien, elle est prosternée aux pieds de Jésus lui demandant, lui disant la seule chose que nous ayons retenue d'elle : « Si tu avais été ici. mon frère ne serait pas mort. » Et nous la voyons encore au cours de ce repas. Elle est encore prosternée aux pieds de Jésus puisque elle essuie les pieds de Jésus avec ses cheveux. Et ça, c'est Marie !

 

            Mais attention. Il y a aussi une autre face de cette Marie, ceci c'est la face de l'humilité. N'allons pas maintenant voir que l'humilité c'est une maladie psychique, un complexe qui empêcherait la personne d'agir, d'être elle-même. Non, Marie est autre. Et c'est en ceci que Marie est très, très moderne. On peut presque dire que Marie est en avance sur son temps car elle est audacieuse. Elle jette à bas les tabous.

            Nous la voyons : elle est assise dans le cercle des disciples de Jésus, elle, une jeune femme ! ! ! Ce qui à l'époque était abominable ! Dans une synagogue, il y avait une place pour les hommes, une place pour les femmes. La femme ne pouvait jamais ouvrir la bouche dans une synagogue. Si elle n'avait pas compris, elle n'avait pas le droit de demander une explication. Nous le verrons encore dans les Epîtres de Saint Paul. « Que les femmes se taisent, dit-il, à l'église. » Si la femme n'avait pas compris, elle devait interroger son mari à la maison.

            Eh bien Marie, elle, elle est assise avec tout le monde. Je la verrais bien aujourd'hui avec des pantalons comme on en voit beaucoup qui courent maintenant. Voilà, c'est elle, c'est ça Marie. Mais ça ne l'empêche pas d'être très humble.

 

            Alors, au cours de ce fameux repas, mais qu'est-ce qu'il ne lui a pas fallu comme audace ? Parce que là, elle a vraiment scandalisé ! Pourtant, elle a fait ce qu'elle devait faire. Elle a commencé à oindre le corps de Jésus en vue de l'ensevelissement qui suivrait une mort qu'elle pressentait.

            Et le parfum qu'elle répandait sur ses pieds, mais surtout qu’elle essuyait avec ses cheveux, était le langage d'amour le plus personnel et le plus éloquent qu'elle pouvait donner à ce Jésus qui, lui, l'a parfaitement compris. Mais ça, je l’ai déjà expliqué une autre fois. Voici donc notre Marie de Béthanie !

 

            Maintenant laissons-la et tournons-nous vers sa compagne, vers celle qui est devenue sa compagne. Marie de Magdala, qu'est-ce que ça veut bien dire ? Tout est encore ici dans son nom. Nous avons encore cette mer de parfum, mais elle est cette fois-ci exposée, offerte au sommet d’une tour. Voilà ce que signifie Magdala.

            Ce n'est plus un trésor caché au creux de l'humilité. Non, ce parfum est au sommet d'une tour. Il est offert à tout le monde. Il est répandu partout. Il doit attirer tout le monde.  Marie de Magdala  c'est : moi, je suis !

            Voyez cette tour : on ne sait pas y échapper à cette tour, on la voit de partout. C'est une tour puissante, c'est une tour dangereuse parce que c'est une tour qui va ramasser, c'est une tour qui va entasser. Marie de Magdala va s'enrichir. Elle devait être riche.  Cette tour, c'est une provocation, c'est de l'effronterie.

 

            C’est une femme qui n'a peur de rien. Pourquoi ? Parce que elle est très sûre d'elle-même, de ses biens vrais ou supposés. C’est une fonceuse. Elle aussi, elle sait s'arranger pour séduire les gens, pour les prendre dans ses filets. C'est l'orgueil ! Voilà, c'est la tour d'orgueil ! Et cette tour d'orgueil, elle renferme encore la totalité des vices et des passions. Jésus a dû chasser d'elle sept démons. Les sept démons qui sont synthétisés et je dirais conduits comme un attelage par le chef des démons qui est l'orgueil. Voilà cette Marie de Magdala ! Voyez, c'est tout a fait le contraire de l'autre !

            Et remarquons aussi que nous la voyons toujours en position, toujours en position debout. Elle est une tour. Marie de Béthanie, elle, dans son humilité était toujours tournée vers le sol. Pas du tout Magdala, elle est bien droite, toujours debout. Elle est debout au pied de la croix. Lorsque après l'ensevelissement de Jésus elle vient dans le jardin, vous connaissez l'affaire. J'ai repris ici le texte parce que il y a des détails encore qui sont extrêmement révélateurs et beaux.

            Donc, elle est allée prévenir Paul et l'Apôtre que Jésus aimait. Ils sont venus au tombeau. Ils ont constaté : « Oui, il n'y a plus personne » Et puis ils sont retournés chez eux ! Marie est revenue, elle. Et que fait-elle ? Elle est debout - encore une fois - près du tombeau, à l'extérieur, en train de pleurer. Elle pleure debout. Voyez, c'est une attitude, elle ne pouvait pas être autrement ! On n'imagine pas cette femme autrement que debout puisque son nom signifie la tour.

 

            Mais voyons maintenant ce qui se passe. Jésus va se révéler à elle. Il va se montrer. Mais elle devra d'abord cesser d'être une tour. Que fait-elle ? Comme elle pleurait, elle s'incline – elle doit s'incliner - elle s'incline, le mot le dit bien ici en latin. Mais en grec, c'est encore plus éloquent parce que c'est encore plus que s'incliner, c'est se courber. C'est comme si la tour s'affaissait, elle se courbe toujours en pleurant. Et alors dans cette position courbée, elle voit deux anges. Aussi longtemps qu'elle était debout, elle ne voyait rien. Dès qu'elle s'est courbée, elle l'a vu.

            Puis le second mouvement qui lui est demandé, c'est de se retourner. Elle doit donc opérer une conversion. Et c'est à ce moment-là, dès qu'elle s'est - je le traduis maintenant en langage spirituel - dès qu'elle s'est humiliée et qu'elle s'est convertie qu'elle aperçoit celui qu'elle cherche : Jésus. Mais elle ne le reconnaît pas, elle ne le reconnaît pas !

            Il faut que Lui prenne l'initiative et l'appelle par son nom : « Marie. » Mais pour nous, Marie ça ne veut plus rien dire - encore une fois - parce que nous ne connaissons pas le mot. Mais c'est comme s’il lui disait en termes très, très, très affectueux : « Mon parfum. » Alors aussitôt elle se réveille et elle dit : « Voilà, il est là ! »

 

            Voyez maintenant ceci, c'est la Marie de Magdala convertie. Mais autrefois ? Que voyons-nous maintenant lorsque nous la voyons ?  Disons que Jésus avait chassé d'elle les sept démons, mais il y avait encore des odeurs de démons qui restaient en elle ; et ils ont été éclipsés à ce moment-là.            

Car Marie était effrontée, auparavant elle était provocante. Disons que ses défauts ont été rectifiés et qu'il n'en est resté que la part positive. Car un défaut parfois, c'est l'excès ou le dérèglement d'une qualité. Elle était effrontée, provocante et la voici maintenant devenue volontaire. Elle est décidée, elle est entreprenante. C'est elle qui fait marcher les choses. Pourquoi ? Parce qu'elle a un ressort en elle. C'est la passion, l'ardeur qu'elle ressent pour celui qu'elle aime,

Elle  court. C'est elle qui court auprès des Apôtres. C'est elle qui les fait courir encore plus vite vers le tombeau. C'est elle qui reste là, vous voyez ! C'est elle qui sera encore chargée par le Christ d'un nouveau message : « Allez, tu vas leur dire ! »  Elle retourne pour dire : « Voilà, je l’ai vu cette fois-ci. Il est vivant et je l’ai vu. Et voilà ce qu’il m’a dit ! »  Vous voyez !         

 

            Mes frères, le Christ a choisi ces deux femmes, il les a conquise plutôt à partir de ce qu'elles étaient. Marie de Béthanie, c'est la sponsa - pensons à la sponsa Verbi - c'est la sponsa qui ne laisse pas seul. Elle s'est donnée au Christ, elle s'est attachée à lui. Elle le lui a dit sans un mot, dans ce langage secret, celui de l'amour, que seul le Christ et elle pouvaient comprendre.         

            Et le Christ a compris qu'il pouvait mourir, qu'il ne serait pas seul dans la mort. Et même lorsque son Père l’aurait abandonné, Marie ne l'aurait pas abandonné. Elle descendrait avec lui dans la mort. Marie préférait être avec le Christ dans l'enfer plutôt que sur la terre sans lui. Le Christ pouvait donc trouver le courage d'aller vers la mort. Et il savait que l'amour que Marie lui portait serait tellement puissant qu'il ne mourrait pas définitivement. Et ça, c’est Marie de Béthanie !

Maintenant, Marie de Magdala, c'est l'autre, c'est la sponsa qui ne peut être laissée seule. Nous ne voyons Marie de Béthanie ni a la croix, ni nul part. Pourtant elle est avec le Christ. Mais Marie de Magdala, elle ne peut rester seule. Il faut que son sponsus soit avec elle. Et alors qu'arrive-t-il ?  Eh bien le Christ devait ressusciter justement à cause de Marie de Magdala. Il ne pouvait la laisser seule. Il devait se montrer à elle. C'est à elle qu'il se montre le premier.

 

            Mes frères, ainsi nous pouvons dire que le sort du Christ s'est joué sur ces deux femmes. Il n'était pas seul et il ne laissait pas seul. Disons que ces deux femmes ont ramassé chacune de leur côté deux parts de l’humanité. Et s'il n'y avait eu sur la terre que ces deux êtres, que ces deux femmes, le Christ aurait fait exactement la même chose. Parce que l'amour qu'il porte, ce n'est pas un amour comme ça très diffus, très vague qui tombe sur tout le monde sans atteindre personne.

Non, l'amour est unique et tout ce que le Christ a fait, il l'a fait pour Marie de Béthanie et pour Marie de Magdala seules. Et c'est ainsi qu'il fait pour chacun de nous. Et lorsque nous autres nous devons aimer, nous devons aimer chacun avec toute la puissance de notre amour. Mais ça, pour chacun, ce n'est pas possible sauf si l'Esprit de Dieu habite en nous et si nous sommes devenus d'autres Christ.

            Voilà, mes frères, il est temps d'aller à l'église. Je ne pensais jamais que j'allais parler aussi longtemps que ça. Mais voyez, nous avons dans ces deux femmes le modèle parfait du moine ou de la moniale. Plus facilement de la moniale, parce que les femmes sont plus facilement passionnées et fidèles, et ardentes que les hommes.             Mais enfin, comme nous sommes dans un monastère masculin, voyons que c'est la partie féminine de notre être qui doit se convertir. Nous devons devenir Marie de Béthanie et Marie de Magdala. Qu'est-ce que nous sommes exactement ? Nous sommes, je pense, les deux. Il a fallu que le Christ chasse de nous aussi sept démons.

            Vous connaissez cette nomenclature que les premiers moines ont faite, des sept ou huit démons qui nous habitent et qui doivent être expulsés en une fois, ou petit à petit alors. Mais nous sommes aussi en même temps cette Marie de Béthanie qui donne le meilleur de son être à celui qu'elle aime.

 

            Voilà, mes frères, ainsi nous comprenons que notre destin de moine cistercien c’est de devenir des sponsa Verbi. Nous resterons là-dessus pour ce soir et nous porterons cela en notre coeur, et nous demanderons cette grâce les uns pour les autres.

 

Chapitre du Mardi Saint.                          29.03.83

Instinct de mort, instinct de vie.

 

Mes frères,

 

L'Evangéliste nous dit que Jésus a aimé jusqu'à l'extrême. Cela signifie entre autre que dans sa relation avec Judas, il a espéré jusqu’au bout. Pendant le dernier repas Pascal partagé avec ses disciples il a été saisi de peur, une profonde émotion l'a bouleversé et il a dit : « L’un de vous va me livrer ! » Vous connaissez la suite. Simon Pierre demande au disciple que Jésus aimait : « Essaye de savoir de qui il s’agit ? » Et Jésus répond : « C’est celui auquel je vais donner la bouchée. »            

Par ce geste de la bouchée, Jésus a tenté de ramener Judas. Car il a pose un acte de préférence vis à vis de Judas. Mais n'allons pas penser que Jésus a fait l'hypocrite. Il est Dieu, il est amour. Son geste a été accompagné d'un regard qui a pénétré Judas jusque dans le tréfonds de son coeur. C'était un regard de Dieu, un regard d'amour, d'affection, de sympathie, même de compréhension.

            Judas a lu dans ce regard qu'il était connu, qu'il n'était pas condamné, qu'il n'était pas jugé, qu'il était toujours accueilli. Et Jésus espérait jusqu’au bout. Car, ne l'oublions jamais, rien n'est jamais définitivement perdu et il existe toujours une possibilité de retour.

 

            Cette Foi, nous la matérialisons, nous, dans notre vœu de conversion des mœurs. Combien de fois par jour ne quittons-nous pas le droit chemin ? C'est fatal, nous sommes tellement faibles ! Mais grâce à la vertu, à la grâce de ce vœu de conversion des mœurs, nous orientons toujours à nouveau notre vie dans la bonne direction. Nous reprenons le droit chemin. Nos examens de conscience deux fois par jour, le sacrement de pénitence, l'Eucharistie, mais ce sont des occasions d'exercer ce vœu de conversion, de matérialiser, de concrétiser ce retour que Dieu attend constamment de nous.

            Et n'oublions pas non plus que nous ne savons jamais dans quelle situation nous pouvons nous trouver, ce qui peut nous surprendre à l'improviste. Judas sommeille en chacun d'entre nous et une circonstance imprévue peut très bien l'éveiller. Rappelez-vous que la petite Thérèse qui était une fille admirablement bien conservée depuis son enfance, elle se méfiait d'elle-même et elle disait : « Dieu mon Père connaît ma faiblesse, mon extrême faiblesse. Et il m'aime tellement qu'il a enlevé la pierre qui se trouvait sur ma route et contre laquelle j’aurais trébuché, contre laquelle je me serais brisée. »

            Prenons donc garde, mes frères ! Demain je montrerai, si l'inspiration me prend, que tout péché quel qu'il soit est une participation à la trahison de Judas. Il est notre frère. Et je le répète, il nous habite.

           

Voilà donc Jésus qui présente la bouchée à Judas. Et l'Evangéliste dit : « Après la bouchée, alors le satan entre en lui ! »Il n'est donc pas entré en même temps que la bouchée. Il y a eu un flottement, un intervalle. Nous ne savons pas le mesurer. On n'en parle pas ici. C'est insinué seulement : après la bouchée ! Et puis Jésus lui  dit : « Ce que  tu fais, fais-le vite ! » On traduit toujours  par : Ce que  tu as à faire, fais-le vite !  Littéralement, c'est autre  chose : Ce que tu es en train de  faire, fais-le plus vite, accélère !

Lorsque Judas a entendu cela, il a dû recevoir un choc, un choc terrible, car il s'est trouvé soudainement devant un bivium itineris, donc devant une bifurcation, un choix : ou bien revenir à son premier amour, ou bien conduire jusqu'au bout la logique de son défaut d'amour. Qu'est-ce qui n'a pas dû se passer en lui ?

            Car Judas, ne l'oublions pas, était l'un des préférés de Jésus. Il l'a aimé. Il était un de ceux qu'aimait le plus Jésus. Il était un des meilleurs, un des premiers. Il avait été choisi pour faire partie des douze, donc des plus proches de Jésus, de ceux auxquels il racontait tout, de ses confidents, de ses enfants spirituels. C'était cela Judas !

 

            Mais voilà, son amour n'était pas entièrement vrai, car l'amour vrai consiste à ne pas aimer jusqu'à un certain point ou à certaines conditions. L'amour vrai est gratuit, désintéressé. Il n'y a en lui aucune recherche de soi. L'amour n'a aucune justification en dehors de lui-même. J'aime pourquoi, dit Saint Augustin ? Mais j'aime parce que j'aime et puis c’est tout ! Il n'y a pas d'explications rationnelles. Or, Judas a partagé son coeur. Il aimait Jésus plus les avantages qu'allait lui procurer cet amour. Et n'allons pas imaginer qu'il était le seul à être dans ce cas. Il en était ainsi des autres apôtres.

Au cours du dernier repas - nous l'avons encore entendu à la Lecture du Réfectoire ce midi - ils parvenaient encore à se disputer pour savoir lequel d'entre eux était le plus grand. Donc, ça les  travaillait. Lequel serait le premier ministre ? Voyez ! Ils aimaient Jésus, certes, mais aussi tout ce que Jésus allait leur procurer. Vous vous souvenez des deux autres : un assis à la droite, l'autre assis à ta gauche ? Et toujours ainsi...Eh bien Judas ? Et pourquoi Judas et pas les autres ?

Nous aurons Pierre : Pierre va à trois reprises renier. « Et lorsque tu seras revenu à toi, dira Jésus, alors tu rendras fort tes frères ! » Judas, lui, voyez-vous, c'est là le mystère. Et c'est pourquoi nous devons toujours respecter ce mystère, nous garder de juger. Car imperceptiblement Judas a donne la préférence aux avantages que lui procurait son amour pour Jésus. Et lorsqu'il a remarqué que ces avantages se réduiraient à bien peu de chose, si pas à rien du tout, alors, il a tout laissé tomber. Mais ça s'est opéré sans qu'il le sache !

 

            Mes frères, c'est la logique dont je parlais tantôt, c’est la logique du refroidissement de l'amour. Cela se passe ainsi dans les ménages. Vous en avez qui s'aiment. Oh, on se marie, on est jeune, on s'aime tellement. Et c'est vrai, on est sincère. On vit cet amour avec intensité, avec ferveur même. Et puis il s'introduit des petites choses. Et sans même qu'on le sache on s'écarte l'un de l'autre jusqu'à ce qu'une faille se creuse, qu'une rupture s'établisse. Et puis il n'est plus possible de réparer, de combler ce fossé.

Or Jésus, lui, l'avait remarqué certainement. Il est probable qu'à maintes reprises il a essayé de reprendre en main cet apôtre qui faiblissait. Judas tenait la bourse commune. C'est peut-être Jésus, c'est certainement Jésus qui lui avait confiée, mais peut-être en un geste de confiance comme celui de la bouchée, pour tenter de convertir cet homme qui tournait à rien.

            Voilà, mes frères, le drame. Et Judas, est-il dit alors, prenant la bouchée, c'est fait, le satan est entré en lui. Et brusquement il est dit : Il sortit directement… et il faisait nuit ! Il y a une intensité dramatique extraordinaire dans ces quelques lignes. Judas d'un seul coup a basculé à l'opposé de l'amour. Il s'est littéralement enferré.

 

            Dimanche après-midi, j'ai eu l'occasion de parler aux novices de cette terrible possibilité que nous avons en nous qui est de choisir. Le bien et le mal sont en notre pouvoir. Et nous avons notre liberté, sans laquelle nous serions des hommes tronqués. Et cette liberté, elle s'exerce en faveur du bien ou en faveur d'un bien illusoire, ce bien illusoire étant en réalité un malheur en soi. Mais pour moi, il a une apparence de bien.

            Et voilà, je dois choisir : la mort et la vie sont entre mes mains, sont en mon pouvoir. C'est ce qui s'est passé pour Judas. Et d'un seul coup, il a basculé du côté de la mort. A ce moment-là, Jésus a compris que l'irréversible s'était produit pour lui. C'était fait ! Le processus de sa passion était enclenché, embrayé et il entrait dans l'enchaînement qui allait le conduire où ? Il le dit : à la gloire.

Et c'est ça qui est surprenant, les apôtres comprendront post-factum, après coup, quand ce serait terminé. Jésus, lui, comprend avant, il comprend auparavant et il nous montre par là ce que doit être la foi. La foi, comme le dit l'auteur de l’Epître aux Hébreux, c’est l'hypostase, c'est la substance, c'est ce qui se trouve en dessous des choses que nous espérons.

 

            Cela signifie que la foi, elle n'anticipe pas l'événement mais elle contemple, elle reconnaît, elle voit le terme de l'événement. Et en voyant le terme, elle le possède déjà, elle le fait déjà sien. Et tout ce qui se trouve entre le moment présent et le moment où l'événement s'achève trouve son explication. Et on peut ainsi parcourir la route dans la sérénité et dans la paix, ce qui ne veut pas dire sans souffrances, et sans douleurs, et sans angoisses. Mais on sait déjà. Vous voyez. C’est cela la foi !

            La foi nous transporte là où nous allons et nous y sommes déjà d'une certaine façon. Elle est participation à la connaissance que Dieu a de l'avenir. Je parle ici d'une façon humaine. Parce que Dieu, lui, l'événement est déjà achevé. Eh bien, nous entrons, nous, dans cette perception que Dieu a de la vie, de la création, du salut final. Et étant arrivé au bout par la foi tout en étant encore ici, je vais pouvoir m'avancer et parcourir ma route et déjà dire comme le Christ : « Maintenant je suis déjà glorifié. » C'est là une des très belles choses que vit le vrai contemplatif. C'est un homme qui n'est jamais dérouté parce qu'il est déjà arrivé.

            Le Sacrifice Eucharistique ne se comprend que s'il est vu avec des yeux pareils. Il est déjà présence du Royaume de Dieu achevé. Au moment où ensemble nous communions à ce sacrifice, nous sommes déjà entrés dans le Royaume, nous sommes déjà au-delà de la résurrection finale. La création est achevée, tout est terminé. Nous sommes dans la gloire et pas seulement nous, mais l'univers entier.

 

            Tout cela c’est par  la foi, mais c'est réel ! La foi, c'est quelque chose. Ce n'est pas une vague croyance qui nous donnerait un faux courage. Non, comme le dit l'auteur de l’Epître aux Hébreux, c'est une hypostase, c'est la réalité qui supporte des apparences. Mais ces apparences sont aussi réelles. Nous ne pouvons pas les évacuer.

            Nous avons donc ici, la rencontre, la conjonction de deux univers : celui de Dieu qui est en train d'être créé, qui est au-delà du nôtre et qui pourtant est le nôtre. Nous participons donc en même temps à deux univers. C'est très mystérieux ! Mais comme je le dis, c'est une récompense que Dieu accorde au moine contemplatif.

            Et en Jésus, ainsi, nous touchons un des mystères de la vie monastique. Parce que en affrontant la mort comme le fait Jésus, nous jugulons, nous maîtrisons l'instinct de mort et nous libérons en nous les forces de vie. Cet instinct de mort est une attirance du vide, du néant. Judas a été entraîné par cet instinct de mort, une espèce de fatalité à laquelle il ne put pas résister. Il trahit Jésus. C'est la  trahison, puis c'est l'étape suivante, le désespoir, et puis c'est le suicide.

           

Par contre Jésus, lui, il affronte l'instinct de mort. Et en l'affrontant, il traverse tout et il parvient à la gloire. Car l'instinct de mort habite aussi notre amour qui n'est jamais parfaitement pur. Si nous aimons par exemple, c'est pour posséder l'autre. Si nous aimons, c'est pour avoir un substitut de ce que nous sommes. C'est à dire que notre amour se retourne, s'inverse. Il revient toujours à nous. Il est toujours entaché d’égoïsme.

            Il faut pour que notre amour soit vrai, qu'il soit pur, qu'il soit comme je le disais tantôt, gratuit, désintéressé, aucune recherche de soi. Il doit être débarrassé de l’égoïsme. Or, ça ne peut se faire que si on a le courage d’affronter la mort.

            Or, pour nous pratiquement dans notre vie, affronter la mort, c'est marcher sur la route de l'obéissance. C'est pour cela qu'il n'y en a pas d'autre. Et c'est en obéissant que le Christ a affronté la mort. Il s'est fait obéissant jusqu'à la mort. Il n'y a pas d'autre route. Mais à ce moment-là, il se produit une spiritualisation de l'être. C'est à dire que les forces de vie, de vie surnaturelle, de vie divine étant libérées en nous, ayant le champ libre en nous du fait que je n'ai plus peur de me renoncer, que je n'ai plus peur d'abandonner ce qui me semble être essentiel à mon être d'homme : je renonce à tout cela, l'Esprit a le champ libre en moi et il me transfigure.

           

Et c'est ce qui est bien. C'est non seulement ce que j'appellerais mon âme, mais aussi ma chair. Je vais avoir une chair spiritualisée. Je vais donc avoir des yeux qui vont percer l'invisible et qui seront déjà au-delà, une foi parfaite. J'aurais des oreilles qui vont entendre des paroles, qui vont percevoir des signes que personne d'autre ne remarque parce que leurs oreilles ne sont pas pures. Mais les oreilles étant devenues spirituelles, je peux entendre ce que Dieu dit, ce qu'il me demande. Et mon ardeur à le suivre devient plus forte, elle devient presque violente. Il se produit une attirance contraire à celle du vide. Ce n'est plus l'instinct de mort qui joue, mais c'est l'instinct de vie. Ce n'est plus le vide et le néant qui m'attirent, mais c'est la plénitude et ça devient irrésistible.

            Comme Saint Benoît le dit, voyez cette échelle de l'humilité qui est une échelle autour de laquelle vraiment on lutte, non pas contre la mort, mais jusqu'à la mort. Arrivé au-dessus l'amour est parfait. Il n'y a plus d’égoïsme et à ce moment-là on s'envole. L'Esprit peut faire n'importe quoi. On ne sait plus résister à l'amour qui est Dieu. Voyez, c'est cela !

            Nous avons donc ici vraiment d'un côté Jésus et de l'autre Judas. Nous avons le tableau de ce qui nous attend : ou bien affronter la mort mais non pas froidement, mais avec souffrance peut-être, avec pleurs. Le Christ a transpiré devant cette mort qui s'offrait à lui. Mais enfin, par obéissance il a fait le saut. Puis de l'autre côté nous avons Judas qui, lui, se laisse entraîner par l'instinct de mort qui est inscrit dans l’égoïsme. Et il tourne à rien.

 

            Voilà, mes frères, nous aussi nous avons devant nous le chemin de la mort et de la vie. A nous de choisir. Nous devons toujours être très prudents, nous dire que nous n'en auront jamais fini à être entièrement purifiés. Et nous devons surtout nous garder de jeter un regard sur les autres. Qui es-tu, toi, pour juger le serviteur d'autrui ?

            Non, nous regarder et nous offrir a ce que Dieu nous demande. C'est cela le mystère de la Pâque qui travaille en nous. Toute la vie monastique se résume à cela...

 

Chapitre du Mercredi Saint.                       30.03.83

Le péché rompt la communion.

 

Mes frères,

 

            Nous allons maintenant revenir à l’épisode qui nous a été relaté hier. Je le rappelle : le Christ donne la bouchée à Judas qui l'accepte. Et peu après Judas s'en va vers son destin. Il part et il fait nuit.

            Ce récit qui est d'une tonalité dramatique qui doit nous saisir, qui doit éveiller en nous l'émotion. Ce récit tel qu'il est relaté nous permet de percevoir la malice atroce du péché, de la trahison, du reniement. Le péché est toujours une rupture de communion. Jésus a été laissé seul par Judas. Il était devenu inintéressant. Il n'était plus rentable. Judas rompt la communion qu'il avait établie avec Jésus, ou plutôt que Jésus avait établie avec lui. Et il le laisse seul.

            Mes frères, le péché, ne l'oublions jamais, il laisse l'autre seul, il l'enferme dans le cachot de sa solitude, même si l'autre est Dieu. Donc, un péché n'est jamais innocent. Il est toujours la trahison d'une communion. Il rejette l'autre dans son esseulement. Et l'autre, c'est toujours quelqu'un. Il y a toujours un autre. Nous ne péchons jamais contre nous seul. Non, il y a toujours Dieu qui est là.

            Mais vous allez dire : « Dieu n'est jamais seul, lui, il est dans sa Trinité. » C'est vrai, Dieu est une société, une communion, une interrelation de Trois Personnes. Mais enfin, Dieu a tout de même créé le monde et il a amené le monde jusqu'à  ce sommet de conscience qu'est l'homme. Et avec cet homme, il a voulu nouer des relations. Il a voulu lui-même devenir homme pour que nous soyons vraiment sur le même niveau que lui. Dieu a donc besoin d'un autre que lui pour être heureux. Je dirais presque - c'est audacieux, les théologiens diront que ce n'est pas vrai. Mais enfin tant pis je le dis - que Dieu a besoin de l'homme pour être Dieu. Il lui manquerait quelque chose. Je dis ça entre guillemets naturellement pour faire sentir que Dieu est amour.

            Rappelez-vous le mot de Jésus. Il l'adressait à tous ses disciples. Judas était dans le nombre, mais il le disait à tous. « Pendant cette nuit, il va se passer ça, et ça, et ça, et vous me laisserez seul ! ». Donc voici Dieu qui est devenu un homme et qui va être laissé seul. Mais à ce moment-là, on nie tout le projet de Dieu. On dit qu'on n'a pas besoin de lui. C'est - je dirais - le péché par excellence. C'est le premier péché de l'homme, c'est le péché originel arrivé à son point d'incandescence, où il n'est pas possible de le porter plus loin. Laisser Dieu seul, pour naturellement le malheur de l'homme.

C'est là, mes frères, une des choses les plus terribles qui soit. Or, reconnaissons-le, nous y sommes insensibles et nous ne comprenons pas. Pourquoi ? Parce que nous sommes affliges de ce que les Anciens appelaient en latin la durities cordis, la dureté du coeur. Nous sommes sinae misericordia disait Saint Paul, sans miséricorde, sans entrailles. Or, c'est ça être païen ! Nous sommes des païens non encore convertis. Nous sommes devenus chrétiens le jour où il nous est impossible de laisser quelqu'un seul, de rompre une communion. Ce jour là, nous devenons chrétien.

 

            Mais vous allez me dire : nous péchons tous les jours. Au début de chaque Eucharistie, nous reconnaissons que nous sommes pécheurs. Et celui qui est sans péché, c'est un menteur, nous dit l'Apôtre Saint Jean. Et c'est vrai, et c'est ça qui est triste ! Et nous devons humblement le reconnaître. Et ça fait encore partie du champ d'action de notre vœu de conversion : ne plus commettre de péché, faire l'impossible pour ne plus en commettre, maintenir à tout prix la communion avec les autres en commençant par Dieu.   

Naturellement il y a tout un éventail de péchés. Mais le plus petit péché est déjà une griffe dans la communion. C'est déjà dire a l'autre : j'ai besoin de toi, mais pas tout à fait quand même. Sur tel et tel point, je sais me passer de toi !            Et c'est ça qui est grave ! Nous serons devenus un saint lorsque nous ne saurons plus nous passer de Dieu, lorsque nous ne saurons plus nous passer de notre frère. Nous ne saurons plus nous passer de lui.

Vous voyez que nous avons encore une petite route à faire. Mais ça ne fait rien, nous sommes dans le monastère pour parcourir cette route. Et nous arriverons au bout.

 

            Maintenant l'amour ? L’amour, lui, ne rompt jamais la communion. Quand on dit que Dieu est amour, cela signifie que Dieu est toujours avec. Nous devrions nous laisser envoûter par la magie merveilleuse de ce petit mot avec.

            En français, ce français qui est une langue très pauvre, dégénérée, banalisée. Pourquoi ? Parce que c'est la nôtre. Nous en usons à propos de tout et de rien de ces mots et ils perdent leur charge affective. Leur poids de concret, ils l'ont perdu. Et voilà, pour nous, ça ne représente plus rien. Mais remontons à la puissante et forte langue hébraïque, là où nous retrouvons encore le génie vivant d'une particule infime que nous traduisons par avec.

C'est une image : c'est un fagot ou une botte, c'est lié ensemble et serré. C'est devenu inséparable, c'est devenu insécable, c'est devenu un. Il y a une solidarité, il y a une communion. Il y a une adhésion qui est devenue une adhérence. Cette adhérence est devenue une communion. Et cette communion est devenue une compénétration. Et cette compénétration est devenue une fusion. Tout cela est dans cette petite particule que nous traduisons par avec. Nous la retrouvons dans le nom qui est donné au Messie : Dieu avec nous, Emmanuel.

            L'Apôtre Paul pensant au Christ dit qu'il est devenu, lui, Dieu avec nous. Mais il faut bien se rendre compte de ce que c'est. Ce n’est pas Dieu dans sa transcendance, dans son ubiquité qui est avec nous. Non, c'est un homme ! Mais ça va plus loin, car ça, c'est le mouvement de Dieu vers nous. Il y a aussi le mouvement de nous vers Dieu. Nous devenons avec le Christ un seul esprit. Ce n'est pas seulement Lui qui devient homme, mais c'est nous qui devenons Dieu, un seul esprit avec Lui. C'est cela avec, c'est cela l'amour !

 

            Regardez ! Nous avons donc vu Judas qui, lui, casse la communion : il trahit. Marie de Béthanie, elle, elle prend un parfum de myrrhe très pénétrant. Elle le répand sur les pieds de Jésus, les pieds nus de Jésus. Elle le frotte bien partout. Elle en a les mains remplies elle aussi. Puis elle prend ses cheveux et elle commence à essuyer avec ses cheveux les pieds de Jésus. Elle frotte bien. Donc elle a ses cheveux qui sont remplis de myrrhe, ses mains, son cou et aussi les pieds de Jésus. Qu'arrive-t-il ? .

            Cette myrrhe étant bien frottée sur les pieds de Jésus pénètre à l'intérieur de la chair de Jésus, cette chair qui va bientôt être torturée, qui va être martyrisée, qui va être mise à mort mais qui va ressusciter. Et le même parfum imbibe la chevelure de Marie, ses mains, et pénètre à l’intérieur, à l'intérieur aussi du corps de Marie.

           

Et voilà que la communion est établie. Il y a une compénétration des deux, de Marie en Jésus, de Jésus en Marie par l'intermédiaire, par le - je n'ose pas dire sacrement - mais par le sacramental presque -  mais quand je dit par le sacramentum, il faut bien comprendre, nous ne faisons pas de la théologie ici - de cette myrrhe, de ce parfum.

            Là, nous avons l'avec, nous avons la communion. Et cette communion est tellement vraie, tellement profonde, que Jésus le sait très bien. Et il peut s'en aller a la mort, il va continuer à vivre. Marie sera toujours avec lui quoiqu'il arrive. Il ne sera jamais seul. Et cette présence d'amour va lui permettre d'attendre l'heure où son Père le ressuscitera.

           

Nous avons une autre Marie, Marie de Magdala. Mais là, c'est le mouvement inverse. Voilà une femme qui a fait les 36 coups. Jésus l’a rencontrée, il l'a regardée, il l'a délivrée de toutes ses passions, de tous ses démons. Marie s'est attachée à lui comme Jésus s'était attaché à Marie. Et voilà, Jésus est disparu. Mais il ne la laisse pas seule. Il ne rompt pas avec elle. Et Marie de Magdala ne rompt pas avec Jésus. Et qu'arrive-t-il ?

            Mais Jésus est tellement attaché à Marie que quand ce ne serait que pour elle, que pour elle seule, Jésus devait ressusciter. Il est de nouveau avec elle. Il est avec elle pour toujours. Il lui dit : « Mais ne me tient donc pas, je ne suis pas encore parti. Va plutôt prévenir mes frères. » Et Marie va transmettre le message. Elle sait bien que maintenant c'est pour toujours. Vous voyez, c'est cela la communion !

            Alors imaginez et comprenez - essayez de rentrer dans votre chair presque - la chose épouvantable, et terrible, et atroce que de rompre une telle communion. Parce que ce que Dieu a réalisé avec Marie de Béthanie et avec Marie de Magdala, il le fait avec nous tous les jours dans la communion Eucharistique. Nous mangeons son corps, nous buvons son sang. Il s'assimile à notre substance. Nous nous assimilons à la sienne. Voilà, mes frères ! Alors il désire que cette communion qu'il a avec nous, nous l'établissions mystiquement entre nous et même avec chacun des hommes.

           

Donc, retenons bien ceci : le péché est toujours une trahison. Il est délétère. Il est destructeur. Il est mortifère, il engendre le malheur, il précipite dans la ruine et il conduit a la mort. Pourquoi conduit-il à la  mort ? Parce qu'il empêche la vie de passer. Il y a une rupture. Mais si c'est un petit péché ?          Mais il y a une obstruction et la vie ne passe plus comme elle devrait passer. Tandis que l'amour, lui, c'est l'inverse. L'amour, lui, il est source de vie, de croissance, de bonheur parce qu'il nourrit la communion et il l'élargit sans mesure.

            Voilà, mes frères, nous allons demain entrer dans les trois grands jours saints de l'année avant de déboucher sur Pâques. Essayons d'avoir présent à l'esprit si possible, mais au moins alors dans le fond de notre conscience ce que nous avons vu ces trois jours-ci et que je viens de résumer.

            Attention ! Pécher, c'est rupture de communion, c'est rejeter l'autre dans une solitude qui peut être mortelle pour lui, c'est se détruire soi-même. Tandis que l'amour est renforcement de la communion. Il est échange de vie. Et il est croissance avec les autres, croissance ensemble vers l'exemplaire parfait de la communion qui est la Trinité dans laquelle nous devons entrer et dont nous devons à jamais partager la béatitude.

 

Homélie : Célébration de la Scène du Seigneur. 31.03.83

 

Mes frères,

 

            La nuit de la Pâque a fait entrer l'humanité dans l'ère de la nouveauté absolue. Ce mois, nous a dit le Seigneur, sera pour vous le premier des mois. Il marquera le recommencement de la création.

            Oui, mes frères, les temps nouveaux et derniers ont été ouverts la nuit où pour la première fois l'agneau a été immolé et mangé. Nous pouvons tenter de nier la réalité, de fermer les yeux sur elle, de lui tourner obstinément le dos. Cela n'y changera rien !

            Elle est toujours présente, elle s'impose, elle avance. Le repas Pascal domine l'Histoire. Il en est devenu l'âme vivifiante. Il la porte au-delà d'elle-même dans son accomplissement.

 

            Ecoutons ce que l'Esprit porteur du Verbe nous dit à trois reprises. C'est une seule Parole sur trois registres différents qui s'explicitent l'un l'autre, qui se nuancent en se fondant. D'abord :

            « Ce sera pour vous un mémorial. Vous la fêterez d’âge en âge pour toutes les générations. Vous y serez mystiquement présents et vous y goûterez une saveur de vie éternelle dans la communion à une même liberté. »

            Ensuite : « Faites cela en mémoire de moi ! Le Seigneur détruit en vous les germes de mort et vous vous éveillerez à la vie véritable, celle qui imperceptiblement mais avec une force infaillible va transfigurer votre cœur jusqu’à ce que vous soyez entièrement baptisés dans la lumière. »

            Et enfin : « Je vous ai donné un exemple afin que vous fassiez comme moi je vous ai fait. Vous, les régents du monde nouveau, vous devez pousser l’amour à sa perfection en donnant comme moi votre vie pour les autres sans connaître d’exclusion. »                                                                                                                                                                                      

 

            Mes frères, ce testament de l'Agneau immolé avant la fondation du monde, recueillons-le avec émotion et gratitude. Dieu entend tout fortifier avec une puissance infinie d'une extrémité à l'autre de l'Histoire. Et il dispose tout suaviter, avec une douceur qui jamais ne détruit, jamais ne brise, mais toujours panse et guérit.

            Le Seigneur Jésus nous demande d'être à son image et à sa ressemblance ouverts, purs, sans traces de malice, serviteurs dans l'âme, porteurs et donneurs de vie, révélateurs de Dieu dans un monde obscur, de ce Dieu qui aime tous les hommes, qui veut les conduire tous à la vérité et dans cette vérité les rendre libres.

            Vous serez témoins, nous a-t-il dit, du monde de demain déjà présent parmi les hommes. » Et c'est en cela que consiste la nouveauté absolue introduite dans l'univers par la nuit de Pâques.      

 

            Mes frères, le lavement des pieds auquel nous allons procéder est un langage spirituel. Chaque mémorial de la Pâques, chaque Eucharistie doit être vécue dans sa lumière qui est celle-ci : aimer jusqu'au bout, aimer à l'extrême.

                                                                                                                      Amen.

 

Journée du Vendredi Saint.                       01.04.83

A. Homélie à la célébration de la Passion du Seigneur.

 

Mes frères,

 

            L'inégalable majesté du Seigneur Jésus, son infinie puissance, sa divinité brille d'un éclat sans pareil dans les moindres détails du récit que nous venons d’entendre.

            C'est lui qui pose les questions. C'est lui qui au dernier moment, lorsque le projet de son Père est terminé, arrivé au stade voulu, qui conclut : « Tout est accompli ! » Et son souffle, il le remet entre les mains de son Père.

 

            Mes frères, l'omnia per ipsum facta sunt ne laisse rien en dehors du champ de son pouvoir. Jésus le Verbe de Dieu dirige et maîtrise sa passion. Il est Roi jusque dans la mort. Il ne s'attarde pas à nous donner une leçon de grandeur stoïque à la façon du  « Souffre et meurt sans parler »  immortalisé par le poète.

            Non, il a pleuré, il a crié, il s'est tordu de douleur comme un homme qu'il est. Toutes les souffrances de l'humanité se sont rassemblées pour tomber sur lui. Il a souffert à la mesure de sa personne qui est divine, c'est à dire au-delà de tout ce que nous pouvons concevoir. Mais en cela même il accomplissait - je le répète - le projet élaboré au sein de la Trinité dès avant la fondation du monde. Et, il arrivait au sommet de son pouvoir royal.

            Descendu dans l'abîme de la totale impuissance, il détruisait tout ce qui s'oppose à Dieu, tout ce qui s'oppose à lui. Plus tard, il expliquerait à ses disciples tout ce qui le concernait plus immédiatement dans la Loi, les Prophètes et les Psaumes et il les constituerait ses témoins. Eux aussi, et tous ceux qui à leur suite s'attacheraient à Jésus, devraient devenir obéissant jusqu'à la mort et porter l'amour jusqu'à l'extrême. Ils seraient ses témoins. Mes frères, ce qui leur serait demandé surtout, ce serait la fidélité.

 

            Jésus dit à Pilate qu'il est venu dans ce monde pour rendre témoignage à la vérité, c'est à dire cette conjonction qui existe à l'intérieur de Dieu, à l'intérieur du coeur du Christ et qui parait à l'intérieur du monde entier si nous avons des yeux assez clairs pour le remarquer. La conjonction entre la Parole de Dieu et ce qui surgit sous la puissance de cette Parole.

            Mes frères, notre fidélité, c'est de faire un avec cette Parole, de la recevoir en nous et immédiatement de la transcrire, de la réifier dans notre vie, dans nos gestes, en tout - voilà ce qui nous serait demandé - et sans jamais reculer !

            Il nous faudra peut-être suivre le Christ dans la souffrance ? Oui, c'est inévitable. Cela arrive à chacun d'entre nous surtout que nous sommes des êtres impurs qui devons être nettoyés. Mais aussi le suivre dans la mort, non pas une mort pour rien, mais une mort pour lui, une mort comme la sienne, une mort pour nos frères.

 

            Et nous devrons prendre comme exemple celui de cette femme qui, au côté de la Vierge et du disciple que Jésus aimait, se tenait debout au pied de la croix : Marie de Magdala dont il avait chassé sept démons.

            Ses yeux qui avaient piégés tant de victimes étaient maintenant incendiés par l'agonie mortelle de son bien-aimé et ne s'ouvriraient plus que sur les torrents de lumière qu'elle verrait couler du corps du ressuscité. Elle savait que cette souffrance horrible était endurée pour elle. Elle ne pourrait y survivre si lui ne revenait pas a la vie, une vie autre, nouvelle, incorruptible, dans l'amour.         

Et un jour, mes frères, elle serait parmi les reines qui trôneraient à côté du Roi Jésus. Elle serait une des toutes premières, elle qui là avait voulu, avait choisi de mourir mystiquement avec lui afin de ressuscité déjà tout de suite avec lui.

 

            Mes frères, puisse le Christ, notre Dieu, notre véritable Roi nous trouver ainsi toujours fidèles, debout aux côtés de Madeleine au coeur transpercé et au regard transfiguré. Puissions-nous comme elle devenir les témoins d'une victoire, la victoire d'un amour qui franchit toutes les espèces de mort.

            Et alors, la majesté infinie de notre Roi, le Christ, elle transparaîtra en nous. Tout ce que nous lui demanderons, il nous l'accordera. Et ce que nous lui demanderons sera très simple, sera très beau : que nos frères, que les autres, que les hommes puissent être la où nous sommes dans l'impérissable lumière et gloire de l'amour.

 

                                                                                                          Amen.

 

B. Exhortation à l’Office de Complies.

 

Mes frères,

 

            Le Christ a été obéissant jusqu'à la mort et, osons le dire, jusqu'à l'enfer. Il était possédé par l'Esprit qui le poussait, qui le chassait comme dit l'Evangéliste. Possédé par l'Esprit, cela veut dire qu'il était habité par la Personne qui a Nom Amour.

            Et l'amour, comme vous le savez, obéit a des lois qui ne sont pas précisément celles de la raison humaine. Le Christ avait donc un comportement qui était parfait de sagesse divine mais qui aux yeux de la chair paraissait folie.

            Oui, l'amour est traversé de part en part par une déraison qui a sa logique à elle, et une logique qui ne pardonne pas. Nous allons le voir. Une lutte gigantesque s'est engagée entre le prince de ce monde soulevé par un orgueil démesuré et le Fils de l'Homme rayonnant l'humble lumière de la vérité.

           

Jésus, le Fils de l'Homme, accepte par obéissance, lui qui est possédé par l'amour, il accepte d'être fait péché, c'est a dire anti-amour, anti-Dieu, refus absolu. Et il accepte en outre de porter tout le poids du péché : la séparation d'avec Dieu, la mort, l'enfer !

            Oui, mes frères, osons dire les choses telles qu'elles sont, sans équivoque : Jésus a été damné. Voilà l’épouvantable sérieux du descendi ad inferos. C'est autre chose que ce que nous présente Saint Ephrem qui voit le Christ descendre dans les enfers en Roi triomphateur qui vient éveiller son armée, armée qui au son de sa voix se dresse en ordre de bataille.

            Il y a quelque chose de vrai, là ! Mais ce n'était pas l'armée des justes. C'était l'armée de tous les hommes, surtout l'armée des pécheurs que sont les hommes. Et le Christ est allé les retrouver là où personne n'aurait osé se rendre. Il est descendu en enfer. 

 

            Mes frères, pour bien comprendre ce que cela signifie, nous devons nous rappeler ce qu'on entend par enfer. Cela signifie que le Christ devait être définitivement coupé de Dieu. Que se passait-il alors ? La Trinité se trouvait disloquée, comme détruite. La présence du Christ en enfer, lui qui est le Verbe de Dieu devenu homme, signifiait que Dieu devenait le contraire de son être.

            Nous comprenons mieux l'angoisse, le drame de Gethsémani, la sueur de sang, l'esseulement sans fond. Dieu a dû à ce moment-là être la victime d'une souffrance dont l'essence nous est absolument inconnue. C'est là le mystère du Samedi Saint.

            Nous ne devons pas, je le répète, avoir peur de le regarder en face. Nous ne pouvons pas imaginer ce que c'est. Nous n'osons même pas y penser. Il faut une certaine audace de foi pour croire que Dieu est tellement amour qu'il a poussé la folie jusqu'à se laisser lui-même condamner à être ce qu'il n'est pas !

 

            Mes frères, c'est un paradoxe qu'il est plus facile de vivre que de comprendre. Il arrive dans une vie spirituelle, parfois, que la personne est tellement bien prise par le Christ, tellement bien parfaitement identique à Lui, que dans son coeur, que dans son esprit et même dans sa chair, c'est à dire dans sa santé, elle vit cette rupture à l’intérieur d'elle-même.

            Une partie d'elle descend en enfer, l'autre partie d'elle ne saurait absolument plus se passer de Dieu. Et elle est là suspendue entre ciel et terre endurant une passion épouvantable dont alors elle peut se servir pour sentir ce qui a pu se passer dans l'âme du Christ, et ce que Dieu lui-même a dû souffrir.

            Mes frères, il fallait donc que l'homme fut tellement précieux pour que Dieu accepte de passer par une épreuve pareille. Mais dans ces conditions, est-ce que moi je puis me permettre encore de faire peu de cas d'un homme quel qu'il soit ?

 

            Je ne pense pas qu'il nous soit possible de nous tenir en présence du Christ. Maintenant il est ressuscité, certes, et si notre coeur est pur, nos yeux aperçoivent ce Christ dans sa gloire, dans sa lumière.

            Mais comme nous entrons alors dans l'univers de Dieu qui est extra-temporel, au même moment nous pouvons très bien apercevoir le Christ dans son état de rupture qui était le sien au moment du Samedi Saint où il était absolument seul, séparé de son Père, séparé des hommes.

            Et tout cela, mes frères, nous ne devons pas l'oublier, il l'a subit pour nous, pour nous pris tous ensemble, mais aussi pour chacun d'entre nous, donc pour moi en particulier. Cela signifie que si j'avais été seul au monde avec lui, il aurait fait exactement la même chose.

 

            Il y a donc à l’intérieur de la Trinité un élément qui empêche Dieu d'être heureux si quelqu'un à côté de lui ne partage pas son bonheur. Voilà encore un nouveau trait de folie de l'amour. Donc, si quelqu'un est malheureux, si quelqu'un souffre, même par sa faute, par la faute de son péché, par la faute de sa révolte, Dieu lui-même n'est pas heureux.

            Je veux dire que la Rédemption des hommes, donc l’œuvre par excellence de Dieu depuis la création, sa Rédemption, elle est également l’œuvre du Père et de l'Esprit qui tout aussi bien que le Christ ont lutté et souffert.

 

            Mes frères, mon salut personnel, le vôtre, celui de chacun de nous en particulier, voilà ce que ça a coûté, voilà ce que cela coûte encore aujourd'hui. Et Dieu ne sera soulagé, Dieu ne sera, oui, délivré à son tour que lorsque le dernier homme sera avec lui dans son univers.

            Vous savez que notre Père Saint Bernard recueillait ainsi tous les faits de la passion. Il en faisait un bouquet et il le plaçait sur son coeur. Et ce bouquet, il le respirait sans cesse. Ce bouquet lui donnait vie. C'était le bouquet de toutes les passions, de toutes les souffrances du Christ, celles de la Trinité.

            Mais à ce moment, il était soulevé par un enthousiasme, par une vigueur, et disons animer par une folie qui était semblable à celle du Christ, qui n'était rien d'autre que celle du Christ qui revivait en lui.

 

            Voilà, mes frères, à quoi nous nous exposons lorsque nous nous donnons à Dieu. Il nous est demandé de nous avancer ainsi sur la route de l'obéissance, d'accepter nous aussi d'être identifiés au péché des hommes ; et alors d'en supporter les conséquences jusqu'au bout, nos péchés à nous, les péchés des autres, ne pas avoir peur de subir aussi une séparation d'avec Dieu, une séparation mystique naturellement comme celle du Christ, mais combien dure. Rappelons-nous que cette fissure s'est introduite jusqu'au sein de la Trinité.

 

            Mes frères, il faut - comme je le disais tantôt - que nous soyons fidèles. Nous n'avons pas le droit de reculer car le Christ lui-même n'a pas reculé. Nous devons, en un mot. lui permettre de revivre en nous tout son mystère : son mystère de naissance, oui, car il doit prendre naissance en nous ; son mystère de croissance, car il doit s'épanouir.

            Et lorsqu'il est devenu adulte en nous, nous devons lui permettre de se servir de nous pour rédimer le monde. Nous sommes dans l'Année Jubilaire de la Rédemption. Il faut que nous ne perdions pas de vue je dirais cet aspect apostolique - je ne trouve pas d'autre mot à l'instant - de notre vie monastique, de notre vie chrétienne.

            Nous ne sommes pas dans le Christ pour sauver notre peau. Nous sommes dans le Christ pour vivre avec lui la Rédemption du monde.

 

            Voilà, mes frères, ce que nous pouvons retenir cette année-ci de ce grand mystère du Samedi Saint. C'est le plus profond ! C'est le plus terrible de toute cette semaine de la Passion !

            Essayons qu'il prenne possession de notre être, qu'il nous permette aussi de mieux comprendre l'horreur du péché, pour que ce péché nous le fuyions, que jamais volontairement nous n'y consentions, mais que bien plutôt nous nous ouvrions à l'amour et que nous n'ayons pas peur de suivre jusqu'au bout l'implacable logique de cette déraison qui est l'amour.

 

                                                                                                          Amen.

 

Homélie de la Vigile Pascale.                      02.04.83

 

Mes frères.

 

            L'Apôtre vient de nous le rappeler : il est une mort par laquelle nous devons nécessairement passer si nous voulons connaître la vie véritable, la vie incorruptible, la vie divine, celle de la résurrection. Non pas la mort physique liée à notre état organique. Nous sommes un agrégat plus ou moins stable de molécules que l'entropie conduit a une dégénérescence irréversible.             Non, il s’agit de la mort au péché, de ce qui sépare de la vie dont la source est dans la Trinité, tout ce qui romps la communion avec Dieu et avec les frères.

 

            Le Christ identifié au péché des hommes, c'est à dire à leurs refus, à leurs révoltes, à leurs non, est mort au péché par une obéissance qui compense à l'infini la somme fantastique de tous les péchés des hommes. Et depuis lors, comme l'a si bien compris notre Père Saint Benoît, le chemin vers la vie est l'obéissance par une mort à toute espèce de refus. La résurrection du Christ est l'entrée de la nature humaine morte au péché dans un ailleurs autre, nouveau, qui est Dieu lui-même.

 

            Car l'univers de Dieu - le Royaume de Dieu n'est pas distinct de Dieu dans sa nature Une et Trine - là est notre vrai patrie, notre destinée authentique, notre lieu définitif de stabilité. Et notre résurrection, nous la préparons maintenant par une obéissance à tous les vouloirs amoureux de notre Dieu. Et nous en recevons les prémices lorsque notre être refaçonné par notre obéissance devient avec Dieu un seul esprit.

            Mes frères, la nuit de sa résurrection, le Christ est né une seconde fois. La nuit de Noël, le Verbe de Dieu est né dans une chair d'homme. Et la nuit de Pâques, l'homme Jésus est né dans sa chair transfigurée à la gloire qui était la sienne dès avant la fondation du monde mais qui n'apparaissait pas aussi longtemps que sa mort physique n'avait pas effacé pour jamais le péché qui nous tenait captif.

 

            Mes frères, en lui nous connaissons et nous vivons déjà notre propre résurrection. Le moine c'est un homme qui avec l'aide de Dieu travaille à actualiser sa nouvelle naissance. Dans la fournaise de l'obéissance, il devient un métal incandescent jusqu'à être pure lumière qui brille dans son regard et qui coule de ses gestes.

            Cette nuit, mes frères, est célébration de notre espérance. Le Christ est ressuscité et le monde de Dieu est à nous. Et les puissances de la résurrection agissent en nous et nous donnent déjà un avant-goût de la vie éternelle.

                                                                                                                      Amen.

 

Chapitre du dimanche de Pâques.                 03.04.83

Dieu est vivant.

 

Mes frères,

 

            A nouveau s’est levé sur le monde et dans nos cœurs la lumière de la résurrection. Cette lumière connaît des éclipses à cause de la tiédeur de notre foi et de la faiblesse de notre amour. C'est bien regrettable, mais c'est inévitable vu notre état de pécheur. Et comme Saint Paul le dit : « Si nous ne reconnaissons pas que nous commettons des péchés, nous faisons de Dieu un menteur. » Ce qui est grave !

 

            Notre labeur ascétique consiste à préparer une place où recevoir un coeur nouveau, un coeur ressuscité adapté aux cieux nouveaux et à la terre nouvelle qui sont l'écrin dans lequel est serti la cité de Dieu, cette Jérusalem nouvelle entièrement illuminée par la gloire de Dieu, ayant une seule lampe : l'Agneau, cité qui ne connaît pas de nuit, où il n'y a plus ni peur ni angoisse mais uniquement paix et joie.

 

            Mes frères, ce coeur ressuscité, comment est-il ? Ce doit être un coeur dans lequel Dieu est tout. Ce ne peut plus être un coeur d'homme, tout en étant encore un coeur d'homme. C'est un coeur de chair, mais une chair transfigurée, une chair ressuscitée. Je le vois pour ma part comme un globe de lumière. Et ce coeur pulse dans les veines un sang qui lui aussi est lumière.

            Si bien que la chair nouvelle devient translucide, irradiante. Et elle envoie au loin dans tout l'univers, dans ces cieux nouveaux, dans les coins les plus reculés, elle envoie des grains de lumière qui s'en vont comme des abeilles qui butinent un suc dans les choses, dans les hommes, et qui le transforme en nectar et en miel qui revient alors dans ce coeur et qui lui donne alors des énergies neuves au goût de plénitude et d'éternité. Voyez, c'est cela la vie nouvelle, divine dans l'univers de la résurrection !

            Vous allez dire que c'est de la poésie ? Je ne pense pas car le Christ Notre Seigneur ressuscité, c'est cela vous voyez ! Disons que dans une fête comme celle d'aujourd'hui, nous reprenons conscience du fait que le Christ est vivant. Il n'est plus vivant comme il l'était au temps de sa vie terrestre et mortelle. Mais il est vivant comme nous vivrons lorsque nous serons nous aussi passés par la résurrection. Il est présent partout et il diffuse partout sa vie, sa vie qui est lumière. Il est présent ici par exemple dans notre assemblée, ici parmi nous, circonscrit dans son corps d'homme, mais il est aussi présent ailleurs, partout. C'est un mystère !

 

            Nous autres, nous sommes trop habitués aux lois de la physique, de l'espace, du temps. Mais dans l'univers nouveau, il n'en est plus ainsi. On est partout chez soi en même temps et on recueille de partout la nourriture ; une nourriture qui n’est jamais la même, une nourriture qui est nouvelle et qui nous fortifie tout en nous rajeunissant.

            Mes frères, c'est presque de la science fiction ! Mais pourtant non, c’est de la foi. Lorsque le Christ se montre à ses disciples dans un local fermé - les portes sont fermées - et voilà, les disciples sont là. Ils ont peur. Ils sont terrés. Et puis le Christ est au milieu d’eux. Le Christ est toujours au milieu d’eux.

            Je le disais, notre labeur ascétique, c'est précisément de préparer le lieu où nous verrons apparaître le Christ ressuscité. Dans la cellule de notre coeur, il est déjà présent. Seulement, cette cellule est encombrée, elle n'est pas propre. Si bien que nous ne pouvons pas apercevoir le Christ. Je dirais que il n’a pas le courage de se manifester, de se montrer parce qu'il se salirait.

           

Nous devons donc lui permettre de nettoyer notre intérieur pour qu'il devienne entièrement lumineux, qu'il réverbère la présence du Christ, qu’il soit comme un miroir dans lequel il puisse se reconnaître et alors se montrer sans que nous soyons couverts de confusion et que nous n’en mourions.

 

            Mes frères, mes vœux de Pâques pour vous cette année, c’est que vous puissiez jouir un jour de cet état bienheureux et communier à la résurrection dans la lumière. Je le souhaite pour chacun d’entre vous et naturellement je l’espère pour moi.            Mais aussi, que le Christ puisse nous accorder de recevoir les prémices de cette grâce, et cela bientôt, bientôt comme le propose Saint Benoît, bientôt comme le Christ nous le promet lui-même. Cela dépend en grande partie de nous !

            Vous voyez, une telle grâce, nous devons la désirer. Il ne faut pas penser qu'elle va nous arriver toute seule. Nous devons la demander. Et pour la désirer et la demander correctement nous devons écarter de nous tout le superflu, tout ce qui est inutile, tout ce qui ne correspond pas à ce que le Christ désire nous donner.

 

            Et là, nous avons une des clefs qui nous permet de comprendre notre pauvreté, ce détachement, ce renoncement à tout. Cela ne nous intéresse pas parce que nous attendons autre chose. Nous attendons les cieux nouveaux, la terre nouvelle, le coeur nouveau. Et le Christ veut déjà nous les donner en partie, en avant-goût, en prémices dès maintenant.

            Un moine accompli, c'est un pré-ressuscité. Il n'y a plus dans son coeur que bienveillance et indulgence. Il est pré-ressuscité parce qu'il est passé par la mort. Comme je le disais cette nuit, il est mort à tout espèce de refus. Il est donc mort au péché. Il est mort à tout ce qui n'est pas ce trésor incomparable que le Christ veut donner et qui est son propre coeur a lui.

            Pensez a ce qui est dit de Sainte Lutgarde. Le Christ lui a donné son coeur a lui et il a pris le coeur de Lutgarde. C'est cela une moniale accomplie. Et ce qu'il a fait pour elle, pourquoi ne le ferait-il pas pour nous ? Mais il veut le faire ! Et s'il ne le fait pas, c'est parce que nous n'y prêtons pas intérêt. Nous perdons notre temps a toutes sortes de babioles qui n'ont absolument rien à faire avec ce que Dieu nous réserve.

 

            Mes frères, il est très difficile dans notre état de pécheur de nous détacher de tout car nous avons tout de même encore besoin de beaucoup de choses. Mais nous ne savons pas où est la limite. C'est pourquoi nous devons laisser faire Dieu. Et alors, nous entrons dans cette route de l'obéissance, cette obéissance qui nous fait nous donner tout entier à ce que Dieu attend de nous, à ce que Dieu encore une fois veut faire pour nous.

            Si nous pouvions le voir, ce qu'il veut nous donner, le comprendre, je pense que nous en serions tellement heureux que nous en mourrions. C'est pourquoi il ne veut pas nous le faire voir en une fois, mais il nous le dévoile petit à petit à la mesure où il nettoie notre coeur.

            Et un moine accompli qui est ainsi pré-ressuscité, il est tout entier lumineux déjà. Et il lance aussi des étincelles de lumière dans son regard, dans ses paroles, dans toute sa conduite. Auprès de lui on se sent en sécurité.

           

On ne reçoit rien de lui, car recevoir, c'est du domaine de l'avoir. Et le domaine de l'avoir, il n'a rien à faire avec le Royaume de Dieu. Dans le Royaume de Dieu, on n'a plus rien. Si bien qu'auprès d'un tel homme on devient ce qu'on est, on devient soi-même Christ. Il y a là une performance qui est exécutée par Dieu. Car c'est Lui, c'est son Esprit qui habite dans cet homme. Et dès qu'on s’approche de l'Esprit de Dieu, on en vit.

 

            Voilà mes frères, nous allons préparer le lieu dont je parlais au début, le lieu pour notre corps, notre coeur de ressuscité. Nous allons le préparer par la confiance en Dieu notre Père, par une obéissance allègre, joyeuse au moindre de ses vouloirs. Et ainsi nous serons sa joie, son honneur, sa couronne. Oui, pourquoi pas ?

            Ce n’est plus nous qui vivrons, c'est le Christ qui vivra en nous. Ce n'est plus notre coeur qui battra dans notre poitrine, ce sera le coeur du Christ. Et ce que nous ferons, ce n'est plus nous qui le ferons, mais c'est le Christ qui le fera en nous et par nous pour les autres.

            Voilà, mes frères, prions ensemble, demandons cela les uns pour les autres et soyons bien attentifs surtout à notre agir, à nos actions, à nos paroles, à nos pensées, à nos actes. Nos pensées, je veux dire qu'elles doivent être dirigées vers ce Christ qui attend les mains pleines pour nous combler et nous enrichir. Et si nos pensées sont occupées du Christ, par le fait même notre action, notre vie le sera aussi....

 

Homélie : Eucharistie du jour de Pâques.       03.04.83*

 

Mes frères,

 

            Au secret de notre désir nous aimerions être comme Marie de Magdala qui accourt, qui pleure son bien-aimé et qui, soudain, le reconnaît debout devant elle. Il lui parle, il la regarde. Il l'aime. Madeleine avait vu un cadavre suspendu à la croix. Et cette image d'horreur hantait ses nuits, la poursuivait partout. Elle ne pouvait plus trouver le sommeil.

Il fait encore sombre lorsqu'elle se précipite vers le tombeau. Elle est morte avec son bien-aimé. Nous sommes au matin de Pâques. Partout elle entend chanter le Cantique des Cantiques : Pose-moi comme un sceau sur ton bras, comme un sceau sur ton coeur car l'amour est fort comme la mort. C'est une flamme jaillie du coeur du Seigneur. Elle entend ces paroles. Elle en a le vertige. Elle devient ivre de détresse et d’amour. 

            Et voici qu'en elle monte un chant nouveau. L'amour ne serait-il pas plus fort que la mort ? Il va se passer pour elle quelque chose ? Mais quoi ?

 

            Mes frères, si nous voulons à notre tour, en notre lieu, voir le Christ ressuscité, le tenir, entendre sa voix, nous devons nous aussi à l'exemple de Marie, nous ouvrir à la folie, à la déraison de l'amour : affronter la croix, supporter les sarcasmes, subir une mort mystérieuse.

Il nous faut comme elle jeter nos passions, nos démons, nos péchés dans la fournaise qu'est le coeur du Christ. Et puis chercher, prier, pleurer jusqu’à ce que la lumière se lève et que dans cette lumière il apparaisse enfin et se tienne devant nous simple, souriant, aimant, nous appelant par notre nom.

            La vie monastique, mes frères, c'est le besoin impossible à contenir de voir le Christ ressuscité, de disparaître avec lui dans la lumière chez Dieu. Regardons Marie de Magdala dont il avait chassé sept démons. Et y a-t-il, mes frères, sept démons en nous ? Regardons-la ! Attachons-nous à ses pas ! Le Christ nous la donne comme guide sur les chemins de l’espérance. Elle est notre sœur, elle est notre mère.

 

            Que la Pâque du Seigneur soit notre joie comme elle a été la sienne. Pour nous comme pour elle le voile se déchire. Et bientôt, nous le verrons tel qu'il est, lui, notre Christ ressuscité d'entre les morts.

                                                                                                                      Amen.

 

 

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        11.04.83

      25. Par mode de transition.

 

Mes frères,

 

Le Père Abbé Général a passé trois jours parmi nous. Nos yeux ont pu l'observer. Nos oreilles ont pu l'entendre. Cer­tains parmi nous l'ont même approché de plus près au cours d'un entretien privé. Nous connaissons mieux l'homme, le pasteur. Il nous a, sans même que nous le remarquions, fait part de ses soucis. Je pense à ce qu'il nous a raconté au sujet des monastères situés en Afrique, en Extrême-Orient. Il n'a pas parlé des monastères Européens et Américains qui ont aussi leurs problèmes. Or tout cela converge en sa personne et est pour lui une cause permanente de soucis.

Et maintenant, lorsque nous poursuivrons la lecture et l'étude de sa lettre circulaire, nous verrons surgir son visage. Ce n'est plus une lettre anonyme. Non, nous connaissons l'homme. Elle va donc nous parler davantage, nous toucher. Nous entrons avec plus de coeur - je mets en jeu, ici, l'affectus en nous - ­dans le problème qui est le sien.

Il faut que nos monastères puissent s'acquitter de leur mis­sion spécifique dans l'Eglise et dans l'humanité. Et pour cela, ils doivent être peuplés par des hommes res­ponsables, pas par des gosses continués. Non, par des adultes qui prennent en main leur destinée, qui sont capables d'assimi­ler et d'intégrer les valeurs monastiques, qui sont prêts à soutenir un effort long et pénible de conversion.

 

D'où la question tellement délicate aujourd'hui de la for­mation. Je dirais même avant  de la sélection des candidats à la vie monastique, puis de leur formation. Je n'ose pas dire qu'il faut être trop sévère. Non, ce n'est pas ça. Il ne faut pas être trop ferme non plus. On peut pécher parfois par excès de fermeté. On ne pèche jamais par excès de bonté.

            Mais il faut être lucide et voir si le candidat qui se présente est capable d'entrer dans les valeurs monastiques. Il ne doit pas nécessairement abandonner les siennes. Mais il doit les adapter à l'idéal qui lui est proposé et qui néces­sairement passe par certaines attitudes, certaines positions vis à vis de Dieu, vis à vis des autres, vis à vis de soi.

Donc, il faut devenir un moine. Il faut passer de l'état de séculier à celui de moine, cesser d'être un homme du monde pour devenir un homme de Dieu, ne plus être régenté par les lois du prince de ce monde, mais entrer dans la loi du Christ qui règne sur un territoire défini par un certain périmètre, là où il veut que surgisse, qu'affleure une image de son Royaume.

 

Ici, naturellement, il faut aussi faire confiance à Dieu ; il faut pouvoir être audacieux dans la foi. Je dirais que pour embrasser la vie monastique, on peut être n'importe qui. On peut être un garçon ou bien une fille - prenons ce terme - BIEN, préservé, protégé par Dieu dans le monde, n'ayant jamais connu rien d'extraordinairement mauvais. Mais on peut être un ou une qui a fait les 400 coups comme on dit. Dieu prend tout le monde.

Dans le groupe des femmes et des hommes qui le suivait, il y avait Madeleine de qui il avait expulsé 7 démons et il y avait aussi Marie de Béthanie. Il y avait Jean, le disciple qu'il aimait particulièrement et il y avait aussi Mathieu qui n'y avait pas regardé de trop près sans doute lorsqu'il s’agis­sait de se remplir les poches et de faire fortune. Mais non ! Dieu est capable de faire un saint avec n'im­porte quel matériau à condition, à condition que la personne soit docile.

Et je pense que là est le critère : la docilité. C'est à dire la capacité d'entrer dans le système de valeurs qui est proposé. Etre plastique, être malléable sous l'effet de la grâce se manifestant par l'entremise des préposés à la formation, c'est à dire l'Abbé, le Maître des Novices, mais aussi la commu­nauté.

 

Donc voilà, mes frères, lorsque nous parcourons cette let­tre, ne perdons pas ça de vue : l'optique du Père Abbé Général qui rejoint celle de l'Eglise, notre responsabilité personnelle. Car ce qu'il dit ici nous touche. Notre conversion n'est jamais terminée. D'ailleurs si on parle de Purgatoire après la mort, c'est là que la conversion s'achève. C'est pourquoi il est préférable de la parfaire si possible ici-bas.

Voici maintenant ce que nous dit le Père Abbé Général. Je rappelle brièvement ceci. Je reprends la phrase précédente. Voilà :

 

Chacun d'entre nous a ses points aveugles, c'est à dire des secteurs où nous sommes influencés par des besoins inconscients ou pré-conscients. Si ces besoins sont en contradictions avec les valeurs monastiques, il s'ensuit un conflit ou une tension et il deviendra impossible d'inté­rioriser les valeurs relatives tant que le conflit n'est pas résolu.

 

Notez bien que ce conflit, cette tension peut être très dure, très, très dure. Mais peut-être aussi que la difficulté de la lutte dans la solution de ce conflit, de cette tension, lais­se présager un avenir merveilleux.

Car, lorsque la difficulté a été vaincue, lorsque l'éner­gie a été focalisée par ce conflit et qu'on est parvenu à le résoudre - toujours naturellement avec l'aide de la grâce de Dieu - à ce moment-là, lorsque les choses deviennent plus fa­ciles, qu'est-ce qu'on n'est pas capable de réussir. Celui qui peut le plus peut bien davantage réussir le moins...

Mais attention, il y en a qui ne rencontre pas de conflit aussi aigu. Nous ne devons jamais juger. Nous devons abandonner tout à l'amour et faire confiance, oui, faire confiance à cette personne qui est le Christ et qui est le véritable régent d'une communauté, et qui appelle les personnes comme elles sont.

 

Parfois le conflit est si central et si profond que seul un conseiller expert peut aider à le résoudre. Dans d'autres cas, avec la grâce et la bonne volonté, et avec un travail ardu et patient on peut trouver une issue. Pour comprendre ce qui est exigé de notre part, quelques explications sont nécessaires.

 

Voici maintenant du neuf :

 

L'homme fonctionne à des niveaux différents. Au plan physique, il a besoin de nourriture, de boisson, de som­meil, etc. Au plan social, il a besoin de relations avec les autres, il a besoin d'être considéré et de considérer les autres, il a besoin d'être aimé et d'aimer les autres. Au niveau spirituel et rationnel, il a besoin de penser, de juger, d'évaluer, d'aller au delà de ses sens vers des concepts immatériels.

On ne peut se permettre de négliger aucun de ces niveaux, C'est seulement à ce troisième niveau, spirituel et ra­tionnel, qu'on peut se transcender, c'est à dire faire des choix allant au-delà de ses besoins immédiats d'ordre phy­sique ou psycho-sociologique, en choisissant Dieu ou les choses de Dieu. C'est seulement à ce troisième niveau qu'une intériorisation des valeurs est possible.

 

Je dis tout de suite que choisir Dieu ou les choses de Dieu, ça oblige à sortir de soi. Vous voyez, les tous premiers besoins, ils regardent ma personne. Lorsque je choisis Dieu, je détourne mon regard de moi et j'admire Dieu.

J'admire Dieu. Je choisis Lui de préférence à moi. Je m'oublie. Je me transcende. Je sors de moi et par le fait même j'abandonne certaines valeurs personnelles, mondaines, séculiè­res qui m'encombraient pour m'ouvrir aux valeurs transcendantes du Royaume de Dieu.

 

Chapitre : Guillaume de Saint Thierry.           12.04.83

 

Mes frères,

 

Guillaume de Saint Thierry, vous le savez certainement, est un Liégeois, ce qui est déjà une référence...Et Guillaume a fait comme beaucoup de jeunes nobles de son temps des Etudes Supérieures dans les Grandes Ecoles. Mais il a été vite effrayé par l'orgueil et les excès d'une science qui pouvait parler de Dieu mais ne le donnait pas. Alors, il s'est mis à la recherche d'une école plus sérieu­se, là où il pourrait connaître Dieu, le servir et le rayonner. Et il est entré finalement après quelques tâtonnements dans un monastère Bénédictin comme c'était à l'époque.

Il est devenu au fil des années, après un certain temps, Abbé Bénédictin de Saint Thierry près de Reims. Et il a rencon­tré Saint Bernard dont il est contemporain. Il a été séduit par Saint Bernard. Il est devenu son ami. Peut-être - enfin, je dis peut-être, mais c'est certain - l'ami, le grand ami, le vrai ami de Saint Bernard a été Guillaume de Saint Thierry. Et Guillaume suppliait Bernard de l'admettre à Clairvaux. Mais Saint Bernard a toujours refusé.

 

Pourtant ils se sont fré­quemment rencontrés. Ils ont même séjourné tous les deux un temps assez long à Clairvaux car ils y étaient malades tous les deux. Ils eurent l'occasion alors d'échanger au sujet de ce qui possédait leur cœur : c'est à dire Dieu et ses mystères.

Finalement Guillaume est tout de même parvenu à entrer dans un monastère cistercien vers 1134 à Signy qui est une fon­dation du monastère d'Igny et toujours dans le diocèse de Reims, à proximité de Reims. Et il y a terminé ses jours en 1148, donc cinq ans avant la date du décès de Bernard.

C'étaient deux hommes liés par ce qu'on peut appeler une véritable amitié. Et Guillaume est sans doute le plus grand écrivain cistercien - appelons-le cistercien - après Saint Ber­nard. C'étaient deux hommes qui se ressemblaient très fort, mais pourtant profondément différents. Car Bernard était un passionné et Guillaume était un tourmenté.

Pour l'instant, tous les jours au matin avant l'Office de Laudes, je lis quelques péricopes des Sermons de Saint Bernard sur le Cantique des Cantiques, un après l'autre, dans l'ordre où ils se présentent. Et je suis à nouveau ébloui par l'élégan­ce du style, par la perspicacité avec laquelle Saint Bernard pénètre les façons d'agir de Dieu, et également par le feu qui l'habite. C'est peut-être cela qui est le plus remarquable. On sent la passion chez Saint Bernard. Il est possédé par l'Esprit de Dieu.

Et, étant possédé par cet Esprit, il ne se contient plus et il devient excessif. Souvent il l'a été dans sa conduite. On le lui a reproché. Mais ceux qui le lui reprochent ne peuvent pas comprendre que la façon d'agir de Bernard qui les déroute, qui les scanda­lise parfois, elle est d'un autre ordre. Elle est de l'ordre de Dieu, elle est de l'ordre de l'Esprit qui ne connaît ni limite, ni loi, ni frontière. Voilà tel était Bernard !

 

Mais vous avez à côté son ami Guillaume. Et pour Guillaume, Bernard, c'est l'idéal. Ce que Guillaume veut, c'est lui aussi saisir le Dieu invisible et devenir un avec Lui de façon à pou­voir le donner. Mais comment faire? Comment s'y prendre ? C'est toute sa recherche. Pour lui, il n'y a qu'un seul moyen : c'est l'amour. Et l'amour, c'est la conformité parfaite au vouloir de Dieu. Dès l'instant où ma volonté ne fait plus qu'une avec celle de Dieu, alors j'aime. Et si j'aime Dieu, alors seulement je le connais. Car la connaissance de Dieu qui est la suprême béatitude, elle est accessible par une seule porte qui est l'amour.

Ce n'est donc pas comme dans les Ecoles qu'il avait fréquen­té dans sa jeunesse une question de subtilité cérébrale spécu­lative ? Non, c'est par le coeur qu'on rencontre Dieu, qu'on s'unit à Lui et qu'on le connaît. A ce moment-là, il n'y a plus de différence entre amour et connaissance. On est devenu un seul esprit avec Dieu. Telle a été la quête de Guillaume !

On peut dire presque que Bernard a trouvé ça tout de suite comme d'instinct. Ou, plutôt, c'est un don qui lui a été fait, à lui, au départ. C'était son charisme, c'était sa mission dans l'Eglise et dans l'humanité. Guillaume, non ! Il a dû chercher, difficilement. C'était un homme jamais satisfait. Même lorsqu'il était devenu cister­cien, il n'était pas encore content parce que il lui fallait entrer dans une solitude toujours plus grande qui n'était autre que la solitude de Dieu... et dans cette solitude, sentir son coeur s'élargir à la mesure de la charité du Christ pour embras­ser tous ses frères.

 

Et un des derniers devoirs de Guillaume a cru devoir ren­dre à son ami Bernard - Bernard étant encore vivant - c'était d'écrire la vie de Saint Bernard. Et il l'a faite, comment lui avait vu Bernard. Mais en réalité, lorsqu'on voit cette vie de Saint Bernard on y reconnaît beaucoup de traits de Guillaume. Il a vu Bernard à travers son expérience à lui.

Et ce n'est pas étonnant, car la véritable amitié unit aussi les hommes. Et lorsque Guillaume parlait de Bernard, il parlait aussi de lui. Ils étaient arrivés au point où leurs deux expériences se rejoignaient. Ils étaient devenus un dans le Christ. Ils par­tageaient le même amour, la même béatitude. C'était deux sponsae Dei, c'était deux épouses du Verbe. Si bien qu'en parlant de Bernard, Guillaume parlait de lui.

Voilà, mes frères, je pense que ça nous mettra en appétit pour entendre ce prêtre. Nous verrons ce qu'il va nous dire. Ce n'est pas un moine, attention ! Mais quand même, tout ce qu'il nous apportera nous l'accueillerons avec reconnaissance car c'est une nourriture qui nous fera avancer aussi dans l' amour. Comme je le dis, seul l'amour est la porte qui nous fait entrer chez Dieu et nous plonge dans son mystère qui est la suprême béatitude pour maintenant et pour l’éternité.

 

Chapitre : Saint Benoît Joseph Labre.           17.04.83

 

Mes frères,

 

Hier, les moniales de Belval ont célébré le deuxième Cen­tenaire de la mort de Saint Benoît Joseph Labre. Pourquoi? Mais parce que le monastère de Belval est situé à proximité du village qui a vu naître Saint Benoît Labre, à environ 30, 35 Km à l'ouest d'Arras. Vous connaissez Arras, je suppose. Nous avons étudié cela à l'école. Mais si ! C'est la capitale de l'Artois. Vous aviez les 17 Provinces. Et à un moment donné, c'est les grandes scis­sions à cause de la lutte contre les Espagnols. Philippe II qui ne parvenait pas à mener une politique aussi conciliante que celle de son père.

Et il s'est fondé, formé ce qu'on appelait la Confédéra­tion d'Arras qui groupait les Provinces du sud. Et en flamand, c'est Atrecht. Et les Provinces du nord ont fondé la Confédé­ration d'Utrecht. C'est à l'origine de ce qui est encore au­jourd'hui le Royaume des Pays-Bas et le Royaume de Belgique. Vous voyez comment l'histoire se déroule. Mais enfin, on essaye plus ou moins de reconstituer ça maintenant au sein du Benelux. Mais il n'y a rien à faire : Arras maintenant a été annexé par les Français...

Donc je vais faire un pèlerinage aussi - enfin pas moi ­- mais en pensant à Saint Benoît Joseph Labre, à ce qui a été nos origine. Il est mort, ce saint, à Rome le 16 Avril 1783, à l'âge de 35 ans. C'était encore tout jeune !

 

C'est un homme qui a eu une destinée peu ordinaire, excep­tionnelle même, qui nous interpelle encore violemment aujourd'hui, car ça interroge notre discernement et ça secoue les idées préconçues de la sainteté. Et enfin, ça nous oblige à creuser de façon à retrouver les racines authentiques de notre appel monastique.

Saint Benoît Labre a essayé diverses sortes de vie contem­plative. D'abord la Chartreuse. Il y avait beaucoup de Char­treuse dans nos régions en ce moment-là. Puis deux fois à la Trappe. Finalement il a réussi à séjourner quelques temps à Sept-Fons comme novice. Mais il n'avait pas une santé suffi­sante pour lui permettre d'assumer le régime assez strict de l'époque. Il était toujours malade. Et voilà, on lui a conseil­lé de cesser, de mettre fin à son expérience.

Et au lieu de rentrer chez lui, il a pris la route. Il ne faut pas voir en lui un vagabond dans le sens négatif, péjora­tif du terme. C'est plutôt un pèlerin car il avait toujours un objectif, un but à atteindre. Il est passé en Suisse pour visiter le lieu de pèlerinage de Einsiedeln. Puis de là, en Italie : Assise, Lorette. Et fina­lement il est arrivé à Rome où il visitait sans arrêt tous les sanctuaires. Il paraît qu'ils sont assez nombreux, surtout à l'époque.

 

Et en bon pèlerin, il voyageait pédestrement. Il était dé­penaillé, déguenillé, pouilleux, hirsute. Il fait penser irré­sistiblement au fameux pèlerin Russe dont les récits ont été un formidable succès de librairie voici quelques années. Mais enfin, Benoît Labre était malgré tout différent, je pense. Le pèlerin Russe était, je dirais, plus civilisé et d'ailleurs un peu plus proche de nous.

Benoît, lui, vivait de mendicité. Il ramassait ce qu'il trouvait. C'était un authentique fol en Christ. Il n'avait be­soin de rien. Pourquoi ? Parce qu'il possédait tout. Il était dévoré par l'amour du Christ et l'univers entier lui apparte­nait. Il était partout chez lui. Pourquoi ? Parce qu'il était chez Dieu. Et alors, que pouvait lui faire les soucis des hom­mes.

Pouvons-nous dire qu'il était une sorte de franciscain parfait, une sorte de Saint François qui lui aussi vivait dans la nature avec ce qu'il rencontrait ? C'est encore autre chose. Benoît Labre, à mon avis, était encore plus loin dans le dépouillement que Saint François. Vraiment cet homme ne vivait plus en homme. Il vivait déjà en ange.

 

Mais il faut bien m'entendre. Il sacrifiait aux besoins de la nature, certes. Il fallait bien, il était dans la chair. Mais il se contentait comme nourriture de ce qu'on lui donnait ou de ce qu'il trouvait. Pourquoi ? Mais parce qu'il avait une autre nourriture qui lui donnait la vie éternelle : c'était le pain eucharisti­que. Il passait des heures et des heures en adoration dans des églises.

Voyez ! En vagabondage, il n'y avait pas de cartes routiè­res comme aujourd'hui. Non, il s'en allait ainsi et s'orientait comme un oiseau. Il devait aller dans telle direction d'après le soleil, d'après ce qu'il entendait dire, voilà, d'après la tradition. Mais il rencontrait sur sa route des villages. Il voyait une église, il y entrait. Il y restait. Il était chez lui. Et là, il rencontrait celui qu'il aimait et il avait d'intermina­bles entretiens avec lui. Il se réchauffait à la chaleur qu'était le Christ. Il sa­vait que ce Christ dont il était fou était le chemin, la vérité et la vie, que lui seul pouvait donner la vie éternelle.

            Il recherchait, ou plutôt disons qu'il ne fuyait pas, di­sons qu'il recherchait aussi le mépris et les humiliations. Disons qu'il ne voulait pas attirer l'attention sur lui. Il se promenait avec ce qu'il avait sur le dos, et ma foi ça s'usait. Il n'y a pas à dire à la longue ! On lui en donnait d'autres sans doute. Une bonne âme le voyant tout déguenillé lui donnait une nouvelle guenille, c'est à dire déjà bien usée. Mais il ne cherchait pas à se mettre en valeur. Il ne fai­sait pas de l'exhibitionnisme. Non, lorsqu'on courait derrière lui en se moquant de lui, je ne dirais pas qu'il était au des­sus de tout ça, mais ça faisait partie de son lot et il ne s'en étonnait pas. Et il ne le fuyait pas...

 

Mes frères, je pense que dans cette aventure de Saint Be­noît Labre, nous pouvons recueillir quelques leçons et ensei­gnements. D'abord, c'est que sous les traits de l'homme le plus misérable se cache la Personne du Christ. Nous ne devons pas rejeter, ni mépriser, ni juger aucun homme, absolument au­cun. Nous ne savons jamais à qui nous avons à faire. C'est à dire oui, l'oeil de notre foi sait que le Christ vit dans cet homme.

Saint Benoît Labre est ainsi le Patron de tous ceux dont personne ne veut. Les moniales de Belval qui sont établies vraiment dans son pays, où son culte est resté très vivace, le considèrent un peu et beaucoup comme leur protecteur et leur pa­tron. Et là, dans cet homme sous l'écorce duquel on n'aurait ja­mais cru trouver un saint, elles trouvent je pense que nous devons, nous, trouver dans notre vie communautaire, c'est à dire que Dieu peut très bien camoufler la sainteté sous des dehors insi­gnifiants et même sous des défauts criants.

Nous devons donc aimer et vénérer chacun de nos frères. Car, encore une fois, nous pouvons passer toute notre vie à côté de quelqu'un sans même soupçonner que nous avons à faire à un Saint. Pourquoi ? Parce que nous ne voyons que l'extérieur, nous ne voyons que ses défauts qui, dans une vie commune, s'exa­cerbent. Il est dit de Sainte Thérèse de Lisieux que c'était une petite fille remplie de défauts. Et c'est vrai. Elle avait tous les défauts de la petite fille, et plus tard de la grande fille et de la jeune fille. Et cela horripilait certaines de ses sœurs.

 

Nous ne savons pas, nous, dans notre communauté qui y vit. Soyons donc toujours infiniment respectueux les uns des autres. Je pense que c'est une bonne leçon que nous donne ici Saint Benoît Labre. Une autre encore qui nous permet de retrouver une des fa­ces les plus belles de la vie monastique, et qui est la xénithea. C'est à dire que notre véritable lieu de stabilité, il n'est pas tellement ici, mais il est surtout dans la main de Dieu. Notre habitat authentique, ce ne sont pas ces murs de pierre, c'est la volonté de Dieu qui, elle, a des dimensions infinies et qui nous donne une sécurité absolue.

Je ne veux pas ici mépriser notre voeu de stabilité, bien au contraire. Mais Saint Benoît Labre nous permet d'en dégager l'essence. Nous sommes - je l'ai déjà dit tant de fois - ici chez Dieu. Nous ne sommes pas chez nous. Nous sommes des étran­gers ici où nous habitons. C'est ça la xénithea. Nous sommes des voyageurs. Nous sommes en route vers un ailleurs dont notre monastère est le signe symbolique. Nous allons dans le Royaume de Dieu.

Et pour y aller, nous y sommes transportés par la main de Dieu dans laquelle nous nous blottis­sons. Et la main de Dieu non seulement nous y conduit, mais nous y porte, nous y élève. Et là est notre véritable stabilité. Notre domaine qui est cellule du Royaume en est le symbole. Et ça, Saint Benoît Labre nous le rappelle, lui qui était sur la route. On dira : Mais il vagabondait, il gyrovagait ? Non, il était dans la main de Dieu, et là était sa stabilité vraie. Et c'est la nôtre aussi.

 

Cela ne veut pas dire que maintenant nous devons commencer à courir les routes. Ce n'est pas ça que je veux dire, mais conserver toujours ce détachement, ce renon­cement qui fait que notre coeur est ailleurs. Ne pas nous atta­cher à des briques, ou à du bois, ni du papier, ni du liquide, ( la bière, je pense !). Oui, il faut tout cela pour vivre, mais tout cela est un langage, un discours qui nous répète sans cesse que notre en­droit véritable est ailleurs, là où le Christ vit, là où il est ressuscité. Et là, nous sommes déjà ressuscités avec Lui. C'est cela la leçon de Saint Benoît Labre !

Et enfin, c'était un homme, ça, qui malgré la vie pas fa­cile qu'il menait avait toujours au coeur la joie. Eh bien, notre joie doit être notre respiration même dans les épreuves. Il y a toujours au fond de nous quelqu'un, vous voyez, qui sup­porte l'épreuve en nous, qui la subit en nous. Nous sommes ontologiquement et surnaturellement mystique­ment attachés à Lui. Nous sommes les membres de son Corps. Et étant les membres de son Corps, là, nous sommes hantés sur la véritable vie et sur la véritable joie. Nous devons donc tou­jours l'avoir, la porter en nous et la rayonner.

Les gens du monde que nous rencontrons sont des gens qui ne savent pas où se trouve la joie. Ils la cherchent dans tou­tes sortes de plaisirs factices et au fond ils ne sont pas vraiment heureux. Lorsqu'ils nous rencontrent ils doivent sen­tir peut-être : voilà quelqu'un qui porte en lui ce que nous espérons, ce que nous cherchons. S'il pouvait seulement nous le donner ? Mais nous pouvons leur donner dans l'invisible en rayonnant notre paix et notre joie.

 

Mes frères, ainsi ne l'oublions pas, comme pour Saint Benoît Labre, lorsqu'on a Dieu rien ne manque. Et Dieu seul suffit, comme disait Sainte Thérèse d'Avila. Elle était, elle aussi, une vagabonde de son genre, tou­jours sur des charrettes, des chariots bâchés, pour courir les routes d'Espagne et trouver de nouveaux endroits où fixer un essaim de ses communautés.

Voilà, mes frères, portons cela en notre coeur et ainsi nous aurons une ardeur nouvelle pour vivre notre vocation et devenir pour les hommes ce qu'ils attendent de nous : des té­moins du Royaume de Dieu déjà présent.

 

Chapitre : Origène.                                22.04.83

 

Mes frères,

 

En France, c'est aujourd'hui - j'ai entendu cela au réfec­toire, hier, au début du dîner, lorsqu'on présentait le marty­rologe. Vous voyez que je fais attention à ce qu'on dit...comme vous tous d'ailleurs - on a dit que c'était la mémoire de Léo­nide ou Léonidas. C'est le père d'Origène. Le père d'Origène a été martyrisé. Il est mort martyr.

Et cela m'a rappelé, ma foi, qu'on avait parlé d'Origène là-bas. Et que en 1984, donc l'année prochaine, tombera le 1800° Anniversaire de la naissance d'Origène. Il est né en 184. Il est mort à l'âge de 69 ans, donc en 253. Et on désirerait, on souhaiterait qu'à l'occasion de ce

18° Centenaire soit réhabilité la mémoire d'Origène.

Vous savez - si vous ne le savez pas, je vous l'apprends, sinon je vous le rappelle - qu'il a été condamné au 5° Concile Oecuménique vers l'année 550, donc 300 ans après son décès. Cela ne serait jamais arrivé de son vivant parce que Ori­gène était un homme profondément croyant, un saint - il ne faut pas avoir peur de le dire - attaché a l'Eglise, à la vérité catholique pure. Et si il y a eu quelques écarts, si on les lui avait si­gnalés à l'occasion d'une réunion, d'un synode ou d'un concile, de suite il aurait reconnu que là et là il n'était pas tout à fait dans l'orthodoxie.

 

Origène à succédé à Clément d'Alexandrie, à l'Ecole d'Alexandrie même. Il a fait des études philosophiques sérieuses. Son père était un martyr. Et il a enseigné longtemps à Alexan­drie. Puis il a eu des difficultés et il est parti à Césarée de Palestine. Et là je pense, si j'ai bon souvenir, il a été ordon­né prêtre. Il est revenu à Alexandrie. Cela n'a pas plu du tout à son Patriarche parce que c'était un peu...enfin, l'Evêque de Césarée avait probablement commis un abus de juridiction...Enfin, c'était fait...Mais cela n'a plus été pour Origène et il est retourné à Césarée. Donc, il a professé la moitié de sa vie à Alexandrie et l'autre moitié à Césarée.

 

N'oublions pas que nous sommes au début du 3° siècle, dans les années 200 avant 250. Origène a lancé ce qu'on appelle l'exégèse allégorique. Son oeuvre d'interprétation de l'Ecriture est phénoménale. Il est vraiment le premier des tous grands Pères de l'Eglise. Il y a eu aussi Saint Irénée, c'est certain ! Mais lui, Saint Irénée, c'est plut6t au plan théologique pur. Origène, lui, il a commenté tous les Livres de la Bible - pratiquement tous, je pense - dans son Ecole. Et il l'a fait avec une maî­trise extraordinaire et aussi un sens mystique. C'est un mystique, vous voyez, Origène !

Alors pour comprendre les mystiques, il faut toujours être un peu, un peu de travers, un peu fou. Il faut l'être soi-même. Il           a des expériences, il y a des façons de penser les choses qui lui sont personnelles. Mais n'oublions pas que c'est le premier, donc qu'il est un pionnier... Même aujourd'hui lorsqu'on lit ce qui a survécu à ses écrits - car la plupart ont été détruits. Comme il était consi­déré comme hérétique, on a dû tout détruire. Mais il y a tout de même toujours des choses qui ont échappé, qui avaient été traduites en d'autres langues ­

Enfin, de ce qui a survécu, si on le prend je dirais de façon purement rationnelle, on pourrait dire : Oui, mais là et là, ce n'est pas tout à fait juste...et même c'est erroné : la préexistence des âmes, l'apocatastase, donc le rétablissement de l'état originel. Mais, qu'est-ce que Origène en tant que mystique, que con­templatif, en tant qu'homme qui cherchait à voir Dieu, qui pé­nétrait dans l'univers de Dieu ? Qu'est-ce qu'il voulait dire exactement ? Et les mots qu'il utilisait ? Car ces mots, il de­vait les trouver lui-même pour l'expliquer. Pour comprendre ce que voulait dire Origène, il faudrait bien être un pareil à lui, entrer en lui...

 

Eh bien, c'est ce qu'on voudrait à l'occasion de ce cente­naire l'année prochaine. On voudrait essayer de mieux pénétrer l'âme d'Origène, son esprit, sa spiritualité, aussi sa doctrine. On voudrait le blanchir des accusations, des anathèmes qui ont été lancés contre lui, tout en reconnaissant que en certains endroits il y a eu des erreurs. Mais des erreurs qui étaient quasi fatales et qui ne sont pas si graves lorsqu'on les voit à travers les yeux d'un vrai contemplatif. Et voilà ce qu'on espère réaliser l'année prochaine.

Mais c'est une entreprise très vaste car on voudrait y intéresser le Magistère ecclésiastique, c'est à dire les Evêques et même le Pape. Et on voudrait obtenir une sorte de réhabilitation of­ficielle d'Origène. Lorsque ses doctrines sont tombées dans le grand public, surtout dans le monde des moines - et la plupart étaient des gens incultes - il y en a qui ont sauté là-dessus, qui les ont déformés, qui les ont utilisés pour justifier toutes sortes de positions qui n'étaient pas vraies.

Rappelez-vous ces grandes querelles à l'intérieur des dé­serts de Scété et de Nitrie au 4° siècle : le Patriarche Théophi­le d'Alexandrie, les moines. Il y a eu des persécutions. Il y a eu l'histoire des « longs frères ». Il y a des moines qui ont dû prendre la fuite et se réfugier en Palestine. Enfin, il y avait aussi le néo-platonisme qui venait, qui recommençait a venir parce que Origène enseignait en même temps que Plotin qui était le chef d'école du néoplatonisme païen. Alors voyez un peu quelle atmosphère !

 

Il faudrait essayer de déblayer tout cela pour qu'on con­damne l'origénisme comme on dit, c'est à dire les excès des disciples d'Origène, mais que la mémoire d'Origène - qui a été martyrisé aussi - soit réhabilitée. Il a été martyrise, mais il en est revenu, il n'en est pas mort. Cela a été son malheur peut-être?

Voilà, mes frères, je vous confie ça aussi à votre prière et il en ira comme Dieu voudra. De toute façon, j'espère bien qu'un jour nous nous retrouverons tous ensemble a côté d'Ori­gène. Et puis alors il nous expliquera clairement ce qu'il aura voulu dire et qu'on a mal compris, et que lui peut-être a exprimé de façon un peu obscure lorsqu'il devait user de pauvres mots humains pour parler du mystère ineffable de Dieu.

 

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        26.04.83

      26. Ne pas vouloir faire l’ange.

 

Mes frères,

 

Voici une quinzaine de jours que nous n'avons plus ouvert la lettre du Père Abbé Général. Il est tout de même temps d'y revenir, sinon nous allons perdre le fil de nos idées. [4]

Je le rappelle - il faut toujours rappeler puisque nous avons toujours des interruptions - il s’agit de la formation à la vie monastique, formation des jeunes, mais aussi formation continuée des anciens.

Le problème sur lequel s'attardait le Père Abbé Général était celui de l'assimilation, de l'intériorisation, de l'inté­gration des valeurs monastiques. Comment résoudre les conflits qui peuvent surgir entre le système de valeurs qu'on importe du monde et celui que l'on découvre dans le monastère ? Il Y a des hommes heureux qui ne sont pas affrontés à ces difficultés. Ils doivent être extrêmement rares, s'il s'en trouve ?

Alors, le Père Abbé Général nous propose des solutions, à ces conflits ou tensions. Il avance prudemment car c'est un domaine difficile. Il nous dit en dernier lieu que l'homme fonctionne à des niveaux différents. Au plan physique, au plan social, au plan spirituel et rationnel l'homme a des besoins.

           

Il est une personne d'abord, située dans une société, et qui tend vers un idéal situé au-delà d'elle-même. Il doit nouer des relations avec ses semblables. Il attend d'être reconnu par les autres, d'être accepté. Mais de son côté il doit prendre les autres tels qu'ils sont et les aimer, se donner à eux.

Mais plus fondamentalement encore il a en lui une partie animale, charnelle qui doit être entretenue. Il faut se nourrir, il faut se vêtir, il faut se reposer, il faut se désintoxiquer tous les jours. Viens alors la part spirituelle de l'homme qui lui permet de se transcender. Et c'est là, dit le Père Abbé Général, que l'on peut assimiler, intérioriser des valeurs.

Mais prenons garde - je pense que c'est là que nous étions arrivés - nous ne devons pas vouloir faire l'ange !

 

Vous savez que un des objectifs du monachisme primitif était de faire de l'homme ce qu'ils appelaient un isangelos. Le terme est repris à une Parole du Christ. Il dit : Après la résurrection dans le monde nouveau, l'homme ne se mariera plus parce que tous les hommes seront semblable aux anges. Il fallait donc que le moine devienne semblable à un ange. C'est à dire qu'il entre dès cette vie dans le Royaume de Dieu, qu'il acquiert des moeurs qui ne soient plus seulement humaines et qu'il soit tellement uni à Dieu qu'il n'éprouve plus le be­soin de se marier.

Il faut bien comprendre ce que signifie ce besoin. Cela veut dire que l'homme est tellement spiritualisé dans sa chair qu'il peut entretenir avec les personnes qu'il rencontre, quel que soit leur sexe - féminin ou masculin - des relations pures, des relations qui ne sont pas troublantes, des relations qui élèvent. Il n'est donc pas étonnant qu'ils se figuraient le moine idéal comme un être rayonnant, une lumière qui purifiait les autres. C'était très bien! Donc c'était cela une chair spiri­tualisée. Et Ce n'est pas un idéal hors de notre portée. Nor­malement, c'est là que nous devons en arriver...

Ce n'est pas au départ, naturellement. Il faut passer par bien des épreuves, par bien des purifications, par bien des erreurs aussi, par bien des faux pas et des chutes. Mais ce ne doit pas nous étonner, ni nous scandaliser car cette spiritualisation de la chair - j'insiste sur le mot chair - n'est permise que si l'homme descend dans les profon­deurs de son néant, donc s'il devient humble. Or l'humilité, nous ne pouvons l'acquérir qu'à coups d'hu­miliation. Il faut vraiment que Dieu nous mette dans la mauvai­se odeur que nous dégageons nous-mêmes avant de nous donner sa bonne odeur à lui, la bonne odeur du Christ. Dieu ne met jamais le trésor de son Esprit dans un coeur orgueilleux.

Mais voilà, nous sommes ainsi faits que nous ne pouvons entrer dans l'humilité qu'à coups d'humiliations répétées qui nous viennent de Dieu directement, ou bien des hommes, ou bien du démon, ou bien de notre malice. Mais il y en a parmi ces braves moines qui ont compris les choses tout autrement. Il fallait devenir un ange, c'est à dire il fallait se désincarner. Or la désincarnation, c'est une in­jure faite à Dieu. Car d'abord Dieu a créé l'homme tel qu'il est maintenant, donc dans une chair, une chair. D'ailleurs, l'homme est chair et Dieu lui-même a voulu devenir chair...

Si donc je veux me débarrasser de mon être charnel pour devenir une sorte de pur esprit, mais je passe à côté du plan de Dieu. Ce plan de Dieu ne m'intéresse pas. Au lieu de me ren­dre semblable aux anges qui peuvent encore en toute liberté commercer les uns avec les autres, c'est à dire avoir un com­merce les uns avec les autres, mais je veux me rendre semblable à Dieu. Mais un semblable à Dieu qui est mauvais parce que en fait je me place au même niveau que lui.

Je veux me faire, moi, au­trement que ce que Dieu m'a voulu. Je veux me rendre semblable aux anges car quand je devrais toujours et toujours, même après la résurrection, être un être de chair, mais je le répète, une chair spiritualisée. Nous ne devons donc pas regretter le côté charnel de notre être, mais bien plutôt le discipliner de façon à ce que Dieu puisse le rénover. Encore une fois, c'est là une entreprise qui n'est pas fa­cile à l'homme seul. Il ne nous est pas possible de travailler sur nous-mêmes. Dieu seul est notre Créateur. Lui seul peut travailler sur nous.

 

Vous voyez ! La spiritualité chrétienne, la mystique chré­tienne est très différente des mystiques qu'on nous propose au­jourd'hui dans un esprit païen, où à l'aide de techniques savamment suivies on peut s'élever à un niveau qui transcende la nature de l'homme. Et ça, ce n'est pas possible ! Ce n'est permis qu'à Dieu. Et c'est dans une collaboration sincère avec lui, donc dans l'obéissance à son vouloir, en entrant dans son projet sur nous, que nous pouvons y parvenir. Mais c'est un cadeau que nous recevons. Et ce qui nous est demandé, c'est d'accepter de le recevoir, c'est à dire d'obéir à Dieu. Nous trouvons alors notre véritable identité, nous deve­nons ce que nous sommes, c'est à dire des créatures charnelles destinées à goûter dès ici-bas et pour l'éternité la vie de Dieu.

Mais dans ces braves moines, alors comme aujourd'hui, il y en avait qui imaginaient tout autre chose. Je vais relire ici pour vous, vous le comprendrez mieux encore, l'apophtegme n°2 qui a trait à Jean Colobos , donc Jean le nain ou Jean le petit.

 

Il dit un jour à son frère aîné. Ils vivaient ensemble dans une même cellule au désert : Je voudrais être libre de tout souci comme le sont les anges qui ne travaillent pas mais rendent sans cesse un culte à Dieu.

 

Il existait vers ces moments-là une secte, celle des Euchites, des hommes qui priaient tout le temps. Ils voulaient tou­jours, toujours, toujours prier. Ils ne faisaient plus rien d'autre que de prier.       Voilà ce que ici voulait à son tour faire Jean Colobos : rendre sans cesse un culte à Dieu comme les anges.

Voyez! Il était encore gamin. Il s'imaginait que pour rendre un culte à Dieu il fallait ne plus rien faire sans doute que de prier. Mais non ! On rend un culte à Dieu lorsque on fait sa vo­lonté. Lorsqu'on travaille, qu'on fait n'importe quoi, du mo­ment qu'on est dans le vouloir de Dieu, on rend un culte à Dieu.

D'ailleurs le mot culte en hébreux, c'est le travail, c'est le même mot. Et nous la retrouvons encore, nous, la racine culte, dans culture, cultiver. C'est le même chose. Dieu avait placé Adam dans le jardin d'Eden pour le cul­tiver, pour le travailler, c'est à dire pour rendre un culte à Dieu dans ce jardin, mais en travaillant. Non pas en courant comme ça ou en vagabondant dans le désert en voulant imiter les anges qui, eux, voltigent - je suppose - toujours entre             ciel et terre.

 

Et retirant son manteau, il partit dans le désert.

 

Pourquoi retire-t-il son manteau ? Mais parce que il est libre de tout souci. Le geste de retirer son manteau, c'est un geste de libération. On a encore ce geste-là, du moins l'expression.  On dira de quelqu'un qu'il remet son tablier à son patron. Maintenant je suis libre vis-à-vis de vous. Maintenant ça se fait dans les formes : on donne un préavis, on signe des papiers. Mais au­paravant on remettait son tablier...et c'était fini, on était libre.

            Voilà, maintenant il remet son manteau à Dieu...le manteau qu'il avait reçu...c'est fini, il peut vivre comme un ange.

 

Et il partit dans le désert. Après une semaine, il revint chez son frère. Lorsqu'il frappa à la porte, il l'entendit lui dire avant d'ouvrir : Qui es-tu ?

           

Voyez! On n'ouvrait pas tout de suite. Il y avait des brigands dans le désert.

 

Il dit: Je suis Jean, ton frère. Alors il lui répondit: Jean est devenu un ange et désormais il n'est plus parmi les hommes.

 

Donc, c'est un quoi ? Un fraudeur ici. Il usurpe l'identi­té d'un autre celui-là ! Il dit qu'il est Jean, mais Jean, c'est fini, il est devenu un ange, il n'est plus parmi les hommes.

           

Et l'autre le suppliait, disant : c'est moi. Et il ne lui ouvrit pas et le laissa à s'affliger jusqu'au matin.

 

            Donc il rentre un soir. Et il a passé la nuit dehors, sans son manteau. Voilà !

 

Puis, lui ouvrant au matin, il lui dit : Tu es un homme et tu dois de nouveau travailler pour te nourrir. Jean lui fit la métanie en disant : pardonne-moi !

 

Voyez ! Maintenant il a fallu que Jean Colobos fasse cette expérience pour savoir qu'il était un homme, c'est à dire un être de chair qui ne pouvait pas se payer le luxe de vagabonder dans le désert et de jouer à l'ange. La vie n'est pas un jeu. La vie est une lutte, un combat ? Et c'est en combattant pour me procurer des ressources pour vivre que je rends un culte à Dieu.

Si j'ai besoin de fromage pour vivre, eh bien, c'est en faisant du fromage que je rendrai un culte à Dieu. Si j'ai be­soin de bière pour vivre, eh bien, c'est en faisant de la bonne bière et en la vendant que je rendrai un culte à Dieu. Et ça, Jean Colobos n'en voulait plus.

Voilà, mes frères, une petite transition avant d'aller plus loin. Donc, faisons attention C'est là le désir d'une vie purement spirituelle. C'est la tentation des meilleurs. Jean Colobos était tout de même un saint. Pas à ce moment-là, mais il l'est devenu. Donc c'est la tentation des meilleurs ! Nous ne devons pas y succomber car ne pas respecter notre nature, je le répète,

c'est faire injure à notre Créateur.

Voilà, demain sauf nouvel imprévu, nous continuerons, nous avancerons encore de quelques pas dans la lettre du Père Abbé Général qui, comme vous le voyez, nous ouvre toujours des ho­rizons originaux auxquels le Père Abbé Général n'avait certai­nement pas du tout pensé.

 

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        27.04.83

      27. Nous sommes faits de besoins.

 

Mes frères,

 

Je n'y pensais pas hier soir, mais l'idée m'est venue cet avant-midi : c'est que le Père Abbé Général nous parle des be­soins. Nous perdons peut-être de vue, nous, - et ça, peut-être que ça fait partie de ce péché d'angélisme - que nous sommes faits de besoins et que nous vivons de besoins qui doivent ab­solument être satisfaits pour que nous soyons humainement équi­librés et que la grâce de Dieu puisse travailler en nous.

On dit déjà : ventre affamé n'a point d'oreilles ! Celui dont le besoin de nourriture n'est pas satisfait, mais il n'écoute pas. Vous pouvez lui prêcher les plus belles choses, il n'écoute pas. Il ne pense qu'à manger. Je ne sais pas s'il y en a ici qui ont été dans des camps de prisonniers, des camps où on meurt de faim ?

Mais je me sou­viens bien pendant la guerre, j'étais tout jeune, j'avais 19 ans. Et dans les cantonnements en France, on avait tellement faim, tellement faim, que toute la journée, toute la journée du matin au soir se passait à composer en imagination des me­nus de formidables repas. Et ces rêves, ces délires éveillés nous nourrissaient ! Avec ça on avait mangé quoiqu'on mourait de faim. Mais on au­rait pu nous parler de n'importe quoi, on n'écoutait pas. On était pris, obsédé par le besoin de manger.

 

Mais, mes frères, c'est comme ça dans un monastère! Ne l'oublions pas, nous sommes des êtres de chair et nous avons besoin de manger, de boire, de dormir.

N'essayons pas de faire l'ange et de, comme notre ami Jean Colobos envoyer tout ça promener. Après 8 jours il a dû revenir : qui veut faire l'ange fait la bête.

Et Saint Benoît est très attentif à cela. Ecoutez ce qu'il dit : Chacun a reçu de Dieu son don particulier, l'un celui-ci, l'autre celui-là. Aussi avons-nous quelque scrupule à régler l'alimentation d'autrui. Voyez ! Toutefois, ayant égard au tempérament des faibles, etc….40,1.

Voyez, Saint Benoît avait peur d'y toucher parce que cha­cun a ce besoin fondamental de subsister biologiquement qui est inscrit en lui. Et il est différent suivant les personnes. Mais il est là...

 

Et c'est une valeur au plan monastique. Dieu a lié un cer­tain plaisir à la satisfaction de nos besoins, ou bien une im­pression de bonheur. Le déséquilibre, le dérèglement s'intro­duit lorsque ce plaisir va être recherché pour lui-même. Si bien que on répétera toujours l'acte de manger, par exemple, pour sentir ce plaisir. Alors le besoin est utilisé à une fin pour laquelle il n'est pas fait. C'est une perversion de notre nature.

C'est cela qu'il faut éviter dans un monastère. Et c'est pourquoi Saint Benoît et avant lui les premiers moines, et après Saint Benoît bien d'autres, ont essayé d'introduire une certaine réglementation dans l'alimentation, la boisson, le sommeil des moines. Mais comme il le dit, c'est toujours avec un certain scru­pule.

Et vous voyez, lorsqu'il parle de la nourriture, il dit : Il faut ça et ça, mais on pourrait encore ajouter ça. Et quand il fait bon en été, on peut encore ajouter ceci... 39,3. On sent bien que c'est un terrain glissant sur lequel il n'ose pas trop s'aventurer. Il est infiniment respectueux des autres, des besoins des autres.

 

Nous ne devons pas nous imaginer que si nous pouvons nous permettre, certains, ce qui peut paraître des performances au plan ascétique, que c'est de la vertu en soi. Non, c'est parce que voilà, c'est nécessaire à moi personnellement, mais ce n'est pas exigé de mon voisin.

Il ne faut jamais rien absolutiser dans ce domaine. Ce sont des besoins qui doivent être satisfaits. Et un Abbé doit veiller à ce qu'il en soi ainsi sans naturellement qu'il y ait d'excès.

Saint Benoît dira : Surtout pas d'indigestion ! parce que crapula, indigeries, 39,16. Il emploie des mots qui sonnent et qu'on n'oublie pas. Cela peut très bien arriver, tous les accidents sont possibles. Mais enfin, une indigestion par trop manger, ou par trop boire, le besoin n'est pas satisfait. On est allé au-delà de la satisfaction. On a recherché un plaisir et la nature se venge.

Il y a aussi d'autres besoins. Il y a le besoin d'être re­connu pour ce qu'on est, d'être accepté tel qu'on est, d'être aimé tel qu'on est, d'être considéré tel qu'on est. C'est là un devoir que nous devons nous rendre les uns aux autres. Lorsqu'on arrive dans le monastère, on a des qualités, on a des carences, on a un tempérament, on a une éducation, on a tel degré d'instruction, on a telle expérience de la vie, on a tel vice, on a telle passion. On est ainsi. Et c'est ce bloc qui s'amène dans le monastère.

 

La première chose qu'il faut faire, c'est de l'accepter tel qu'il est. C'est la première chose que l'homme attend. Quel­que soit cet homme, encore une fois, il faut l'accepter tel qu'il est. Voyez quel acte d'humilité de la part d'un frère, d'un Abbé, d'une communauté. Mais c'est un acte de vérité. Et c'est à par­tir alors de cette acceptation qu'il est possible de construire quelque chose.

Si le frère le sent - c'est instinctif - qu'il n'est pas reconnu et qu'il n'est pas accepté tel qu'il est, on ne pourra jamais rien faire avec lui. Pourquoi ? Parce que au départ il y a quelque chose qui est faussé dans la relation. Il a un be­soin d'être accepte. C'est aussi urgent pour lui que le besoin de manger, ou de boire, ou de dormir : le besoin d'être reconnu, d'être accepté, d'être aimé.

C'est seulement alors, lorsqu'il sent qu'il est accepté comme il est, quel qu'il soit, que lui pourra commencer à ai­mer. L'amour s'apprend lorsqu'on est aimé soi-même. Ce n'est pas quelque chose qui est inné en nous. C'est une éducation, l'amour. Et je ne puis aimer que lorsque je sais par expérience ce que c'est que d'être aimé. C'est un besoin dont parle encore le Père Abbé Général : le besoin d'être con­sidéré, d'être aimé, donc d'avoir des relations saines avec les autres. Eh bien, encore une fois je le répète, c'est un devoir pour chacun de nous de nous accepter tels que nous sommes.

Cela ne veut pas dire – attention ! - que l'état dans le­quel se trouve le frère est fixé définitivement dès son entrée et que ça ne changera jamais. Non, c'est à partir de cette acceptation première que lui donne sa confiance qu'il s'ouvre et qu'il apprendra à évoluer. Ses défauts ne vont pas disparaître, ce n'est pas possible. Chacun a ses défauts. Mais ses défauts vont se maintenir à un niveau tolérable pour lui et pour les autres.

Il pourra même s'en servir pour s'avancer vers Dieu. Parce que si j'ai un défaut, il me manque quelque chose et il faut que j'accepte ce manque qui est en moi. Mais je ne l'accepterai que si les autres l'acceptent. Voyez l'humilité qui doit deve­nir la mienne. C'est les autres qui me la donne...

 

Et cette évolution au plan des défauts, même des qualités, du tempérament, tout ça va se mettre en place et va former une personne humaine saine. Ce qu'il faut atteindre, c'est une har­monie à l'intérieur de nous. Nous sommes ici toujours au plan naturel. Lorsque le Père Abbé Général nous parle ici, il ne s'élève pas dans les hautes sphères de la surnature.

Non, c'est au plan le plus humain, le plus charnel - comme je le disais hier - le plus matériel, sans interférence surna­turelle. Les païens doivent faire la même chose. C'est une règle qui est générale à tous les hommes, à tout lieu, partout... Mais dans un monastère, disons, c'est une obligation. Il doit en être ainsi. Et notre voeu de conversion des moeurs, il pourra entrer en action, il pourra produire ses effets si nous sommes accep­tés tels que nous nous présentons.

Je serai réconcilié avec moi-même, si les autres me reconnaissent. Et c'est à partir de cette réconciliation première que je pourrai évoluer et que viendra à ce moment-là, que viendra l'élément spirituel et surnaturel. Parce que là aussi c'est un besoin. Le besoin est inscrit en moi de me transcender, donc de grandir et d'arriver à la forme parfaite qui est celle de l'homme adulte dans le Christ. Mais il faut qu'il y ait un point de départ. Et ce point de départ doit être reconnu par tous.

 

Voilà, mes frères ce que je voulais vous dire ce soir avant d'aller plus loin. Je pense que c'était important et que ça peut nous aider à mieux nous comprendre nous-mêmes, à mieux comprendre nos frères de façon à ce que ensemble, sans que per­sonne ne soit laissé de côté ni en arrière, nous puissions gran­dir vers ce que Dieu attend de nous.

 

Récollection du mois de mai.                       30.04.83

 

Mes frères,

 

Nous respirons encore le parfum des fêtes Pascales. Et cette bonne odeur du Christ qui nous donne la véritable vie m'incite à vous adresser quelques paroles au sujet de notre vie monastique. Le moine, tel que je le vois, tel que parfois je le re­connais dans l'un ou l'autre, est un homme qui vit en perma­nence sous le coup d'un choc spirituel, d'une émotion que je qualifierais volontiers de divine : Le Christ est mort et res­suscité pour lui. Il n'y a plus au monde que le Christ et lui.

Le Christ transfiguré, rayonnant, victorieux, il le voit partout, en tout, en tous. La moindre chose, le moindre événe­ment, le visage qu'il rencontre devient pour lui transparence de Dieu, un langage qui lui est adressé a lui, et qu'il com­prend, et auquel il répond. L'univers, le cosmos entier est devenu un temple de Dieu. Il n'y a plus rien de profane. Tout est déjà métamorphosé. Et cette vision confère à l'homme une multitude de biens : la paix, la force, la patience, la sagesse, la communion dans l'amour...une plénitude d'être à laquelle on ne peut rien ajou­ter.

Vous allez peut-être me répondre non sans raison que tout cela est très bien, mais que ça n'apparaît pas. Je serais d'ac­cord avec vous si nous enfermons la majesté ineffable du plan divin dans les étroites catégories de notre pauvre imagination. Nous sommes tellement rivés à nos sens, nous sommes telle­ment animal qu'il nous faut un effort de mort pour transcender notre nature de pécheur et nous ouvrir à une vue nouvelle des choses et des êtres, celle même de Dieu.

 

Nous venons d'entendre Saint Hyppolite nous parler du mys­tère de la croix. Il nous a décrit le Christ mourant sur cette croix. Si nous le regardons avec le regard du spectateur, de l'homme de la rue, c'est un fait divers à côté d'autres. C'est un imposteur ou un séducteur, ou un malfaiteur, un agitateur ? Il est condamné à mort. Il ne l'a pas volé. Et puis c'est fini, on n'en parle plus. Mais vous avez vu Saint Hyppolite nous en parler. Et Hyp­polite voyait infiniment au-delà des apparences.

Mes frères, nous devons devenir des saints comme Hyppolite pour acquérir ce regard nouveau. L'Ascension, la Pentecôte, la Trinité que nous allons cé­lébrer dans le courant du mois de Mai sont une réactualisation de notre état véritable. Chacune de ces solennités va nous redire ce que l'Apôtre Paul ne cesse de nous répéter : que nous sommes morts avec le Christ, que nous sommes déjà ressuscités avec lui et que déjà nous siégeons avec lui dans les cieux.

Voilà ce que nous sommes et voilà notre vérité. Et cela ne nous écarte pas, cela ne nous détourne pas de nos tâches terrestres.

 

Demain est le premier Mai, c'est la fête civile du travail. Nous sommes comme les autres hommes attelés à des tâches terres­tres, certaines exaltantes, la plupart extrêmement banales. Mais cet effort de solidarité dans la construction du mon­de, nous l'assumons d'une façon nouvelle, autre. Nous sommes des collaborateurs de Dieu. Nous n'agissons pas comme des sim­ples hommes mais comme des êtres habités par l'Esprit et ce que nous faisons prend une valeur sacrée. Il se passe quelque chose qui n'arriverait pas si nous n'étions pas là, si nous n'agis­sions pas.

La vie monastique, c'est une montée, une tension vers la parfaite objectivation de ce que nous sommes, c'est à dire des êtres possédés par l'Esprit, des hommes en train de grandir vers leur taille adulte en Dieu. En entrant dans le monastère, nous avons choisi de consa­crer la totalité de nos forces à ce travail. C'est cela l'Opus Dei.

Nous devons être sincères avec nous-mêmes. Et nous recon­naîtrons alors que ce que je disais au début du moine vivant en permanence sous le choc d'une émotion spirituelle, vous recon­naîtrez que c'est vérité. Il nous est demandé - j'aimerais que vous soyez très atten­tifs à cela - il nous est demandé de pénétrer notre véritable identité, de ne pas perdre de vue notre véritable destinée.

 

Ce que nous sommes, oui nous le savons. Nous sommes gref­fés sur la personne du Christ. Sa vie passe de Lui en nous et elle nous transforme. Mais plus nous sommes attentifs, plus ce travail de transfusion s'opère avec vigueur et avec facilité. C'est dans ce sens aussi que le moine est qualifié de veilleur, de vigilant. Le regard que nous portons sur la person­ne du Christ, ce regard d'admiration, de supplication aussi, suffit pour nous donner cette attention. Il n'est pas nécessaire de faire davantage.

Et là, nous abordons la facilité de notre vie contemplative. Car dans ce regard il y a l'offrande de notre être entier, il y a l'accueil de ce que Lui est et de ce qu'Il nous demande. Ce regard, s'il est un appel, est aussi une réponse. Il est un accueil et il est un don et en lui la vie circule. Mes frères, voilà ce à quoi nous pourrions réfléchir au cours de cette récollection. Cela ne nous demande pas grand chose comme effort, mais c'est tellement fructueux.

 

Ce mois de Mai est traditionnellement consacré aussi à la Vierge Marie. Je ne dois pas dire qu'elle est notre modèle. C'est trop éculé, une telle expression. Mais je rappelle qu'elle est notre mère. Et si nous contemplons le visage du Christ, nous voyons le sien se profiler. Car il était entièrement et uniquement le fils de sa mère. Non seulement au physique, mais aussi au moral et au spirituel.

Donc, dans ce contact existentiel que nous conservons avec la personne du Christ, nous avons aussi une symbiose vi­tale avec la Vierge Marie. Et elle est toujours en état d'enfantement. Et elle nous met au monde à nouveau comme les mem­bres de ce fils premier né et unique qu'a été Jésus.

Voilà, mes frères, de quoi nous occuper pendant ces 24 heures. Je pense que ce sera grand profit pour nous, vu que de­main est le premier Mai et que nous aurons ainsi 31 jours pour grandir, pour devenir plus fort, et pourquoi pas, pourquoi pas toucher aux portes de la sainteté. Quelqu'un me disait dernièrement, il n'y a pas longtemps, je pense que c'est au début de cette semaine-ci, être resté longtemps appuyé sur la porte, comme ça, attendant longtemps. Et puis un beau jour, cette porte a tourné sur ses gonds, et cette personne s'est trouvée de l'autre côté.

 

Voilà, mes frères, ça c'est la réussite de notre vie con­templative !

 

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Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        02.05.83

          28. Oser agir.

 

Mes frères,

 

Nous avons vu que notre ascèse consistait entre autre à satisfaire les besoins fondamentaux de notre être de manière à les libérer, à les nourrir - nos besoins physiques, affectifs spirituels - de manière de les mettre au service d'un idéal qui les transcende. Il n'est pas question de les briser ni de les brimer, mais de les discipliner afin de leur donner la possibilité de s'épa­nouir en se dépassant. Cet idéal, vous le connaissez tous, c'est le nôtre. Il n'est rien moins que la Personne de notre Dieu que nous désirons rencontrer, que nous désirons voir. Dieu et son Royaume qu'il nous ouvre à nous en tant que fils héritier de ce Royaume.

C'est là une grâce à laquelle nous n'aurions jamais osé pré­tendre. Et cela me fait toujours un peu de peine de constater l'indifférence que cela rencontre même en nous lorsque nous y pensons et lorsque nous en parlons. C'est vrai ! Le Christ disait : Ils ne savent pas ce qu'ils disent, ils ne savent pas ce qu'ils font. Et c'est vrai ! Nous en sommes toujours à ce niveau-là.

Mais dès l'instant où une légère touche du doigt infini­ment doux de notre Dieu a atteint notre être, une simple cares­se, un tout petit parfum que nous percevons, et ça nous enivre. Et à ce moment-là, il n'est plus possible de demeurer indiffé­rent. Les mots qui sont devenus des radotages à notre oreille charnelle blasée, vite fatiguée, commencent à prendre leur vé­ritable sens. Ils sont porteurs d'une personne, d'un amour qui n'est rien moins que notre Dieu. Il nous offre sa vie...

 

Vous savez que les hommes, depuis l'enfance, on les édu­que à l'ambition. C'est ça l'école d'aujourd'hui ! Du moins l'ancien système. Je ne sais pas si on y a déjà changé grand-chose ? Mais enfin, cette compétition pour décrocher - décro­cher quoi ? - un avenir, ou plus tard une fortune, ou un sim­ple papier...n'importe quoi, mais enfin il faut arriver à quelque chose. Et on se donne tant de mal...

Et nous, ce qui nous est offert, ce n'est rien moins que de devenir des Dieu, d'être avec la Sainte Trinité le maître du cosmos, d'être parfaitement libre, de la liberté des enfants de Dieu. Mais ça ne nous intéresse pas, même dans le monastère. Et c'est ça qui est triste !

Je pense que si nous étions vraiment possédés, mordus par ce désir, nous n'aurions jamais de problèmes : tout serait re­lativisé et trouverait sa place dans notre vie. Nous n'aurions

plus de difficultés. Nous passerions au-dessus de tout. Nous serions emportés par cet enthousiasme, par cette ivresse spi­rituelle.

 

Eh bien voilà, mes frères, tout ça, nos besoins fondamen­taux doivent pouvoir l'atteindre à condition que nous les dis­ciplinions, que nous leur permettions alors que chacun reste à sa place, que nous leur permettions d'aller au-delà d'eux-­mêmes. Car ils ne trouvent pas leur complétude, leur plénitude en eux-mêmes mais lorsqu'ils sont, comme de l'intérieur, ani­més, transfigurés et portés au-delà, là où ils sont attendus dans le plan de Dieu.

C'est tout l’art spirituel, vous voyez, cet art spirituel qui est tellement difficile, tellement délicat, mais dont nous devons oser prendre le risque, même si nous nous exposons à des erreurs et à des déviations. Il est toujours possible de revenir sur le droit chemin, de se retrouver sur la bonne route. Nous ne devons pas avoir peur de chercher et de nous tromper.

Nous ne devons pas être comme ce brave intendant qui avait caché la fortune de son maître dans un mouchoir. Et il l'avait bien enterré. Il ne voulait pas prendre le risque ne fut-ce que de le placer à la banque. Parce que la banque pouvait encore faire faillite entre temps et c'était perdu... Non, nous devons oser...

           

Eh bien voilà, mes frères, je m'en vais lire encore quel­ques lignes de la lettre du Père Abbé général, puis ce sera as­sez pour ce soir. Il nous dit, le Père Abbé Général, et ça pré­pare à ce que je dirai demain :

 

Les valeurs peuvent être dévoyées parce qu'elles peu­vent servir des fonctions différentes.

 

Ce sont les valeurs fondamentales de l'homme, et aussi à partir de là les valeurs monastiques qui nous sont proposées.

 

Elles nous rendent capables de donner signification à la vie, et donc elles sont moyen de connaissance et pos­sibilité de réalisation, mais elles ne permettent pas for­cément une transcendance du moi.

 

Voyez ! Tout cela nécessite quelques mots d'explication. Cela parait abstrait, assez confus, assez difficile...

 

Elles peuvent nous permettre d'obtenir ce que nous désirons.

 

Et ça, vous voyez, c'est le truc des « toûrsiveûs » dans un monastère. On arrive toujours à ce qu'on veut. Si je ne l'ai pas directement, je vais tourner autour, je vais faire des circonvolutions et j'y arriverai : elles peuvent nous permettre d'obtenir ce que nous désirons. Et il donne quelques exemples : Nous nous dévouons dans un emploi qui peut être tout ordinaire, ce n'est pas nécessairement celui d'Abbé.

 

Mais ce que nous cherchons en réalité, c'est le succès et les félicitations.

 

Je suis un homme demandé dans le monastère. Oh, on a be­soin de moi partout. Et comme on a besoin de moi partout, on me flatte, on me chouchoute et on m'adresse des sourires. Enfin, je suis un homme précieux. Donc je suis un homme flatté et recherché. Or, c'est justement ça, voilà, que je désirais obtenir. Vous voyez où ça peut conduire le dévouement dans un emploi. Et alors naturellement, c'est de l'égoïsme, dit le Père Abbé Général.

 

Elles peuvent m'amener à dissimuler certaines choses que je ne veux pas accepter : par exemple, professer la valeur de la chasteté ou celle de l'obéissance peut être un mécanisme défensif par lequel on cache une crainte du sexe ou une incapacité de s'affirmer soi-même.

Enfin, elles peuvent aider à organiser sa vie selon sa vocation et c'est cette dernière fonction que nous avons à appro­fondir. Mais une fois encore, comment?

           

Le Père Abbé Général finit toujours sur des questions. Et ainsi, nous avons l'impression de ne pas avancer. Eh bien, nous allons en rester là pour ce soir. Et demain nous essayerons de mieux comprendre ce qu'il veut nous enseigner.

 

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        03.05.83

      29. Le choix de notre cœur.

 

Mes frères,

 

Le Père Abbé Général entend nous protéger d'un danger qui nous guette. Les valeurs monastiques qui nous sont proposées ne nous conduisent pas nécessairement vers le but gui est Dieu. Elles reçoivent leur orientation et leur efficacité du choix que nous posons dans notre coeur. C'est pourquoi Saint Benoît demande que l'on observe attentivement si c'est vraiment Dieu que cherche le novice, 58,15.

On peut très bien chercher Dieu, mais aussi quelque chose d'autre a travers Dieu et derrière Dieu. On peut se faire illu­sion sur la qualité de sa vie monastique. Qui que nous soyons, nous cherchons la réalisation de notre personne. C'est inscrit dans notre nature. Vouloir le contraire serait pervers.

Mais dans un monastère, nous devons bien savoir que nous réalisons notre identité vraie lorsque nous nous confondons avec le projet de Dieu sur nous, que nous nous perdons littéra­lement en Dieu, que nous sortons de nous-mêmes pour nous plon­ger en lui, nous immerger en lui, nous unir à lui, devenir avec lui un seul esprit.

 

Il y a donc, dans une vie monastique vraie, une transcen­dance du moi, une sorte d'extase. Si ça ne se trouve pas, fata­lement au lieu de me servir des valeurs monastiques comme d'une échelle vers la vraie liberté, je vais les utiliser comme des matériaux pour construire une prison dans laquelle je vais m'enfermer. C'est cela que nous dit en termes plus châtiés, plus scien­tifiques le Père Abbé Général. Ainsi nous pouvons nous prémunir de ce péril. Et si par hasard nous avons commencé à y glisser, nous pouvons toujours nous rattraper et remonter la pente pour retrouver la vérité de notre vocation.

Je ne vais pas reprendre ses termes. Il dit ceci, voilà : les valeurs ne permettent pas forcément une transcendance du moi. Et il donne des exemples. D'abord, dit-il, elles peuvent nous permettre d'obtenir ce que nous désirons. Donc, ce que nous désirons, c'est Dieu certainement. Oui, mais avec Dieu autre chose...et en fait, c'est autre chose plutôt que Dieu...

Nous nous dévouons par exemple dans un emploi. Oui, il y a le dévouement dans un emploi. Par cet emploi, par le canal de cet emploi je me donne a mes frères et a Dieu dans mes frères. Mon souci, c'est de servir les autres comme le Christ auquel je veux m'unir. Il n'est pas venu pour commander mais pour servir et donner sa vie en rançon pour la multitude de tous ses frères. Ainsi dans mon emploi je ne vis donc pas pour moi. Je vis pour les autres. Voilà, ça c'est la vérité ! Vous le sentez bien.

 

Mais ça peut être autre chose. En réalité, ce que je pour­rais chercher, c'est les félicitations - j'y ai fait allusion hier - le succès d'être renommé pour mon savoir, pour mes capa­cités, pour mon intelligence. Je veux me faire un nom à l'inté­rieur du monastère, à l'extérieur aussi du monastère. C'est rechercher le succès, les félicitations, mais ça peut encore être plus grave. Car je peux me faire prendre dans un engrenage et après cela, étant le meilleur dans cet emploi, je puis en faire mon petit royaume, y devenir un petit tyran. Il faut que tout le monde maintenant passe par mon vouloir.

Vous savez, c'est la politique des Grands Magasins aujourd'hui, ou même des moyens magasins qui se targuent déjà d'être des surfaces de vente. On me montrait encore dernièrement à la Brasserie, pour la Trappiste de Rochefort, 499 francs le bac... C'était moins cher que ce que le grossiste l'enlevait ici. Donc on casse les prix. On casse, on casse certains prix pour attirer les gens d'abord, et aussi si ça dure, et bien on casse les concurrents. Parce que le client, ce qui l'intéresse, c'est de gagner 20, ou 30, ou 50 francs sur un bac.

Mais alors une fois qu'on est le seul maître dans la place, à ce moment-là on peut sucer vraiment le sang de tous. On peut faire ça dans un monastère, prenons bien garde ! Alors vous comprenez que s'il s’agit de chercher Dieu dans des conditions pareilles, c'est bien autre chose que Dieu...

 

Le Père Abbé Général donne encore d'autres exemples : professer la valeur de la chasteté. Oui, la chasteté, vous sa­vez, c'est la splendeur, la luminosité d'un amour total, entier pour Dieu. Dieu seul occupe mon coeur, occupe ma mémoire, mon imagination, mon intelligence. Tout, tout mon être ne vit que pour Dieu, n'aime que Dieu, ne désire que Dieu. Voilà la chas­teté ! Je puis alors en parler de la chasteté. Je peux la profes­ser, en chanter la beauté, l'attrait, la douceur, la plénitude qu'elle apporte. Et ça c'est très bien, ça c'est la vérité.

Mais je peux aussi professer la chasteté parce que j'ai peur du sexe. J'ai peur de mon sexe à moi d'abord, le mien. Puis j'ai peur du sexe de la personne complémentaire qu'est la femme. Alors je vais en parler de la chasteté. Mais c'est pour écarter de moi tous ces phantasmes. Je fais du refoulement. Je les tiens à distance parce que j'en ai peur. Ce n'est pas Dieu que je cherche. J'essaye de me protéger moi-même parce que, voila, j'ai peur...

 

Il y a aussi professer la valeur de l'obéissance. Oui, l'obéissance - je ne vais pas y revenir, j'y ai fait allusion tantôt - Je me confonds vraiment avec le projet de Dieu sur moi. Je l'embrasse, ce projet. J'y entre. Si bien que mon être par­ vient à sa plénitude, à sa complétude, à son achèvement lorsque il ne fait plus qu'un avec l'idée que Dieu a sur moi, avec ce que Dieu désire de moi. Grâce à l'obéissance, j'essaye dans tous les domaines, à tous les moments d'être un avec le projet de Dieu. Et ça, c'est juste ! Et ça c'est la vérité encore !

Mais il peut arriver aussi que ce soit simplement - mon obéissance - une incapacité de m'affirmer moi-même. Voilà, j'ai peur de mon ombre, je n'ose pas bouger. Je n'ose pas prendre la moindre initiative. Je dois toujours être accroché a quelqu'un, à quelque chose, à des règlements, à toutes sortes de petites et grandes choses. Voilà, j'ai peur de m'affirmer moi-même et je reste infantile.

Ou bien, ça peut être aussi le désir de plaire à quelqu'un d'autre. Et en plaisant au supérieur, en étant vraiment celui qui lui obéit le mieux, je vais essayer de capter sa bienveillance. Et dès que j'aurais réussi à être dans la manche, d'être le fifi du supérieur - avant on était le fifi du maître de l'école - mais je pourrais obtenir tout.

Je pourrais obtenir tout ! Il n'y aura plus d'obéissance, alors. Donc c'est de la servilité intéressée, mon obéissance. Voyez, Cela ne serait pas pur ! Voilà tous les dangers ! Et tout ça se situe au niveau de mon coeur qui doit choisir.

 

Alors le Père Abbé Général nous dit : il y a aussi natu­rellement grâce aux valeurs monastiques la possibilité d'orga­niser sa vie selon la vérité de la vocation. Et alors, dit-il, c'est cette dernière fonction qu'il faut approfondir. Et il termine et je termine aussi comme je l'ai fais hier sur la même question : une fois encore, comment ?         Nous le suivrons alors la fois prochaine dans le dévelop­pement de son analyse.

 

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        09.05.83

      30. Face à ma vocation.

 

Mes frères,

 

Le Père Abbé Général nous disait que les valeurs monasti­ques peuvent aider à organiser notre vie selon notre vocation. C'est cette dernière fonction - des valeurs - que nous avons à approfondir.

Lorsque j'ai lu cette phrase, il y a quelque chose qui m'a frappe, peut-être parce ce que ça me touche particulièrement, dans ce sens que j'en aurais ­besoin. Il parle : organiser sa vie selon sa vocation.

Mais quelle est ma vocation ? Quelle est ma vocation mo­nastique ? Voilà une question, à mon avis, que nous devons nous poser tous les jours. C)est exprimer autrement le fameux : est-ce qu'il cherche vraiment Dieu ? de Saint Benoît. 58,15.

 

Lorsque nous nous arrêtons à midi et le soir pour un bref examen de conscience, ce n'est pas pour nous demander : qu'est ce que j'ai pu faire ? J'ai fait ceci, j'ai fait cela...Vous voyez ! Non ! C'est nous demander : Est-ce que je cherche vraiment Dieu ? Est-ce que Dieu est toujours le tout, tout, tout premier dans ma vie ? Est-ce que je suis toujours prêt à sacrifier la totalité de mon être, de mon avoir pour lui ? Est-ce que c'est lui que je désire rencontrer ?

A partir de là toute ma conduite est placée devant sa vé­rité. Et c'est seulement alors que mon examen de conscience devient réel et efficace. Il n'est pas question de s'épucer pour trouver un petit bazar là, et encore un autre ailleurs... Non, c'est se replacer devant sa vocation. Je vous dis, ça m'a frappé peut-être parce que je suis le premier à en avoir besoin ici et à me demander : Mais enfin, qu'est-ce que je suis bien venu faire dans ce monastère ?

Est-ce que depuis mon arrivée ici, ma vocation se précise ? Est-ce que elle devient le mobile de toutes mes actions ? Ou bien est-ce que je me suis laissé aller à des activités adventices qui se sont greffées comme des parasites sur ma vocation ? Est-ce que je suis encore pur ? Est-ce que je me suis souillé ?

Voilà, mes frères, me semble-t-il, quelque chose de très important. Lorsque le Père Abbé Général écrivait cette phrase il ne s'est pas douté de l'effet qu'elle produirait chez moi. Et je vous en renvoi tout simplement l'écho. Et je puis vous dire en toute simplicité que c'est une question qui vraiment me préoccupe personnellement. Avant de me demander : tiens, un tel, ou un tel en communauté, est-ce qu'il est toujours bien fidèle à sa vocation, je dois d'abord me demander : mais moi ? Si je puis répondre oui, à ce moment­-là, je verrai plus clair dans la conscience de mon frère.

Voilà, mes frères, demain je m'efforcerai de rappeler en quoi consiste cette vocation. Pour ce soir c'est déjà assez...

 

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        10.05.83

      31. Ce que Dieu attend de nous.

 

Mes frères,

 

Nous avons vu hier qu'il était nécessaire de réfléchir souvent au contenu de notre vocation, de nous demander si nous sommes fidèles à ce que Dieu attend de nous. Dieu nous a appelés à la vie monastique car il avait sur nous un projet qu'il entend réaliser, qu'il ne nous dévoile pas en une fois, mais dans lequel il nous fait entrer progres­sivement comme un enfant qu'on prend par la main et auquel on fait explorer une nouvelle contrée.

Avant d'aller plus loin, il me semble qu'il est utile de rappeler brièvement en quoi consiste notre vocation monastique. Car, le Père Abbé Général dit que les valeurs qui nous sont proposées peuvent nous aider à organiser notre vie selon cette vocation. Il est donc nécessaire de bien savoir ce que Dieu attend de nous, si nous voulons que les valeurs de notre vie aient une action véritablement efficace. Il ne faut pas que nous tom­bions dans un des travers que le Père Abbé Général nous a rappelés un peu plus haut.

Ce que Dieu attend de nous, c'est sortir de nous, c'est nous oublier, mais afin de nous transcender. C'est à dire que ce n'est pas nous oublier pour régresser, pour entrer dans une sorte de néant pré-originel, mais c'est une extase qui nous permet d'aller au-delà de nous.

 

Nous avons certes des préoccupations, des besoins dont nous avons déjà parlé, des besoins qui doivent être satisfaits, des besoins élémentaires, fondamentaux, d'ordre biologique, affectif, intellectuel, spirituel même. La transcendance de nous ne va pas nous faire nier ces be­soins, loin de là ! Mais en allant au-delà d'eux, elle nous permet de les combler, mais de les combler sainement comme Dieu le désire.

Il y a parfois, vous savez, de ces erreurs ou de ces aber­rations. C'est à dire qu'on erre à côté de sa véritable desti­née et on n'est pas heureux même dans le monastère lorsqu’on essaye à tout prix de satisfaire certains besoins qu'on juge, voila, devoir assouvir suivant des idées qu'on a à soi. Non, la vie monastique, c'est renoncer à tout cela pour accueillir la façon dont Dieu veut nous combler. Il y a donc je dirais une extase, une sortie de soi qui est soit un envol, soit une plongée en Dieu, donc à l'intérieur de la vie Trini­taire.

Je dis envol parce que on peut regarder dans le sens de la hauteur. Je peux dire aussi bien plonger, car on peut re­garder dans le sens de la profondeur. En fait, les deux mouve­ments sont uniques. Saint Benoît le dit aussi : On monte sur les sommets de la vie spirituelle en descendant à l'intérieur de la connaissance de soi. C'est cette fameuse échelle de l'humilité.

Mais on est à l'intérieur de l'océan Trinitaire et on par­ticipe existentiellement et consciemment à la vie de Dieu en chacune de ses Personnes. Ce sera donc connaissance, ce sera amour et ce sera possession de Dieu. Ce sera foi, ce sera cha­rité, ce sera espérance dans notre mode actuel d'exister. Mais c'est déjà tellement au-delà de ce que un homme peut lui-même imaginer ou concevoir dans son esprit d'homme que ça suffit pour nous combler mais dans tout notre être. Saint Paul le dit : Pour que vous soyez remplis de la plénitude de Dieu.

 

Devant les situations concrètes qui sont les nôtres, de tentations, d'épreuves, de ce qui peut nous survenir à l'in­térieur de nous, ou venant de l'extérieur de nous, soit pour nous-mêmes soit pour les personnes qui nous sont chères ou n' importe quoi, devant ces situations qui nous agressent nous pourrions avoir la tentation de nous dire : Oui mais, dans le fond, tout ce que vous racontez-là, ce n'est qu'une évasion et c'est de la foutaise devant la vie concrète. Devant la vie réelle, c'est une fuite, c'est une reculade, c'est une déro­bade !

C'est une tentation à côté des autres et elle est très dangereuse. En fait, le don que l'on fait de soi à Dieu, l'ac­ceptation en soi de la Vie Divine et du projet de Dieu dénoue toutes les situations, non seulement les nôtres, mais aussi celles des autres. Je pense qu'il est indispensable de pousser la confiance en Dieu jusque là. A ce moment-là il y a un véritable acte d'adoration de Dieu, un véritable acte de connaissance et d'amour de Dieu.

Et la puissance de Dieu venant en nous à ce moment-là, nous sommes possédés par Dieu et nous le possédons. Et nous sommes capables non seulement d'assumer notre propre état de l'heure, mais aussi de permettre aux autres d'assumer le leur. Donc pour vous dire ici que la vie monastique, ce n'est pas un refuge. La vie monastique est très compromettante. Elle dévoile ce que nous sommes vraiment, si nous sommes des hommes ou si nous sommes des femmelettes...

 

C'est à dire des hommes qui savent faire confiance à ce Christ qui est mort et ressuscité pour eux ou bien si en fait nous nous dérobons. Et par peur, par pusillanimité, je dirais presque par infantilisme, nous nous crispons sur nous, nous nous réfugions en nous et nous n'osons pas aller plus loin. Alors ça, c'est la démission.

Voyez ! La vie monastique est extrêmement exigeante parce qu'elle nous oblige à nous transcender, à aller au-delà de nos instincts, de nos préhensions primaires et instinctives, et naturelles. Oui, c'est un don que nous devons recevoir de Dieu. Et nous devons le demander. Et lorsqu'il nous l'offre, nous de­vons l'accepter. Je l'entendais dire encore il n'y a pas tellement long­temps : le difficile, c'est d'accepter. Mais une fois que cette acceptation a eu lieu, que le premier pas a été franchi, alors le moine commence à goûter la véritable liberté.

Voilà donc en quoi ça consiste. Il faut donc laisser le Christ s'emparer de moi, donc s'incarner en moi dans une sorte d'union sponsale - il ne faut pas avoir crainte d'utiliser le terme - une union sponsale parfaite. Ce n'est pas moi qui vis, c'est le Christ qui vit en moi. Mais au moment où le Christ vit en moi, j'arrive à la pleine possession, à la pleine cons­cience de ce que je suis. Plus je m'oublie pour laisser le Christ vivre en moi, plus j'ai la conscience d'être.

 

Vous savez que, je ne sais plus quel philosophe parle de la volonté de puissance, Nietzsche je crois. Oui, mais cette volonté de puissance, le désir de la cueillir, de la recevoir, de la posséder, c'est utopique. Cela rendra l'homme fou, désé­quilibré. C'est impossible qu'il l'atteigne, qu'il soit au­-delà de cela sinon il va devenir un monstre. Il sera monstrueux.

Mais la véritable puissance alors, qui n'est plus volonté de puissance, mais la véritable puissance qui est participation à celle de Dieu, c'est lorsque je me suis totalement oublié pour permettre au Christ de prendre possession de moi, de s'unir a moi, de devenir avec moi un seul esprit. Et à ce moment-là, j'ai bien conscience d'être puissant mais dans une humilité parfaite parce que, encore une fois, ce n'est plus moi qui vis, c'est le Christ qui vit en moi et qui déploie en moi toute la puissance de sa résurrection.

Si vous voulez lire Saint Paul, le comprendre, il ne fait que dire ça tout le temps. Il ne fait que répéter ça d'un bout à l'autre de ce qu'il raconte, soit dans ses discours, soit dans ses lettres. Et c'est l'expérience qui nous est proposée dans la vie monastique. Et ainsi le Christ peut poursuivre en moi tout son mys­tère : son mystère de création, son mystère de rédemption et de transfiguration du cosmos. C'est comme si le moine était un microcosme, comme si l'univers entier était récapitulé en lui. Il laisse le Christ le créer. Il laisse le Christ le ré­dimer et le transfigurer. Mais à partir de là, tout le monde est changé.

 

Voilà, mes frères, ce que c'est en gros notre vocation à son sommet. Maintenant le Père Abbé Général va nous expliquer, nous rappeler encore une fois, dit-il, comment ? Comment approfondir cette capacité d'organiser notre vie selon cette vocation. Et il va procéder par une série de ques­tions qui seront pour nous un bel examen de conscience.

Voilà, mes frères, ce sera assez pour ce soir. Nous irons nous reposer en demandant à Dieu de nous aider, de nous permet­tre de croire en son amour et d'en recevoir en nous toute la plénitude.

 

Chapitre : L’Ascension du Seigneur.              12.05.83

 

Mes frères,

 

Tout progrès dans la vie de l'Eglise se traduit par un accroissement de vigueur surnaturelle, par l'apparition de l'homme nouveau crée à l'image de Dieu, à la ressemblance du Christ, sentant, vivant pneumatikos à la manière de Dieu. C'est ainsi que nous commençons à comprendre le mystère de la résurrection lorsqu'il agit en nous, lorsque nous parti­cipons à lui, que nous ressuscitons nous-mêmes et que nous re­cevons les arrhes de l'Esprit. Et tout cela de façon consciente. L'être de l'homme s'ouvre à Dieu, au Christ, à l'Esprit et le dynamisme de la résurrection prend possession de nous. Et déjà, nous ressuscitons...  

A ce moment-là, existentiellement nous percevons intuiti­vement - ce n'est pas raisonné, donc - intuitivement nous per­cevons en quoi consiste la résurrection du Christ et la nôtre. Il n'est pas possible d'en approcher spéculativement, on passe toujours a côté. On tourne autour. On jette de petits regards mais on n'y pénètre pas. Et n'y pénétrant pas, on ne la connaît pas. J'emploie le mot connaître dans le sens biblique. On ne connaît que ce qu'on vit et que ce qu'on expérimente. ­

Voyez l'importance de cette croissance dans la vie de l'Esprit. On voit alors que la Résurrection, l'Ascension, et l'Effusion de l'Esprit sont un seul et même événement. Je veux dire que dès l'instant où le Christ est ressuscité, il a été exalté à la droite de son Père et l'océan de l'Esprit a submergé le cosmos. Seulement, cet événement unique doit être assimilé et entériné par des êtres qui, eux, sont insérés dans une durée. Il s'inscrit donc dans une chronologie qui nous permet de nous adapter à lui, afin qu'il puisse s'emparer de nous et nous con­former à lui.

 

Vous voyez ce que je veux dire ! Résurrection, Ascension, Pentecôte, c'est la même chose. Le Christ a vécu cela en une fois. Seulement comme nous devons, nous, participer à la vie du Christ et que nous sommes, nous, des êtres charnels qui ne sont pas encore spiritualisés, inscrits dans une durée, il faut que cet unique événement se déploie de façon chronologique, qu'il y ait donc pour nous une Résurrection, puis une Ascension, puis une Pentecôte de façon à ce que nous puissions nous adapter à lui, nous conformer à lui, qu'il puisse prendre possession de nous. C'est très bien ainsi ! C'est le plan de Dieu et c'est le réa­lisme de notre être charnel qui est très beau, ne l'oublions jamais !

Maintenant, l'ambition du moine, elle est sublime. C'est que la conformation au Christ ressuscité, exalté, vivant de l'Esprit s'opère de suite. Mox, bientôt, dit Saint Benoît. Jam, déjà, dit Saint Benoît, tout de suite ! Cela veut dire le plus tôt possible. Certainement dès cette vie, le moine ambi­tionne d'être un être ressuscité, donc participant déjà à l'état qui fut celui du Christ après sa résurrection des morts.

Vous allez dire : Mais tout cela c'est pas vrai, c'est im­possible ! Non ce n'est pas impossible. C'est inscrit dans la logique interne de notre filiation divine. Nous sommes de véri­tables fils de Dieu lorsque suivant le mode qui est le nôtre maintenant naturellement * le mode de notre être terrestre charnel * nous vivons déjà la réalité de notre résurrection, de notre exaltation et de notre spiritualisation.

 

Et c'est la raison pour laquelle le moine va tout quitter. Il quitte ses projets terrestres. Il brise avec la ligne qui était la sienne. Il opère parfois un retournement, un tête-à-queue, un retour en arrière vers un état antérieur à ses pro­jets terrestres, ou bien il s'en va dans une autre direction. De toute façon, il quitte ce qu'il avait, ce qu'il était.

Il quitte aussi tous ces systèmes de valeurs qui étaient les siens avant, ou bien il les rectifie, il les adapte. Mais c'est autre chose. Et enfin, il abandonne ses sécurités intellectuelles. Ce sont peut-être les plus difficiles à quitter. Il a là toute une vision du monde. Il a une vision de sa personne, une vision des autres. Mais tout cela il l'abandonne.

Maintenant, ce qui l'intéresse, c'est de se livrer entiè­rement au vouloir de Dieu et de tout attendre de Dieu seul. C'est à dire, ce qu'il va attendre, c'est un nouveau projet, c'est un nouveau système de valeurs, et surtout, c'est une nou­velle vision, une nouvelle vision du monde, une nouvelle vision de sa personne, une nouvelle vision des autres.

 

Eh bien, mes frères, franchement parlé, c'est quelque chose qui est difficile parce que nous avons peur. Et pendant très longtemps le coeur d'un véritable moine est habité par la peur, par une crainte. Il n'ose pas faire le saut, le plongeon. Il est toujours retenu, Il n'ose pas. Mais malgré tout, il est tellement attiré, happé, sucé par la beauté qu'il entrevoit, par ce dynamisme de résurrection qui agit en lui, qu'il se laisse aller jusqu'au moment où toute peur est dépouillée et que alors, c'est ce qu'on appelle la li­berté.

Il est devenu libre, libre vis à vis de lui, libre vis à vis des autres et libre vis à vis de Dieu. A ce moment-là il commence à expérimenter ce que c'est que d'être un être spiri­tuel. Voilà son ambition : c'est que ça se réalise le plus vite possible. Et il n'a pas peur, alors, de pratiquer cette grande vertu monastique qu'est l'obéissance. Il ne s'appartient plus. Il s'est donne au Christ. Il se laisse façonner parce que mieux il se donne à ce travail de l'Esprit en lui, plus vite les choses se font.

 

Mais il va connaître un double dépaysement: du côté de son passé auquel il devient étranger et du côté de son avenir qui lui est inconnu. Il vit, il revit la grande migration Abrahami­que qui demeure à jamais exemplative. Voilà : quitte ton pays, ta maison, ta parenté, quitte tout ! C'est fini, ça devient étranger à toi. Et va-t-en ! Où ? Mais dans un pays que je te montrerai. Il t'est inconnu. Il faut s'en aller ainsi. L'auteur de l'Epître aux Hébreux a très bien senti ce drame qu'a vécu Abraham et que doivent vivre tôt ou tard ceux qui osent se lancer dans la grande aventure de la mort et de la résurrection.

Et le Christ dira ainsi à ses disciples : Là où je m'en vais, vous ne pouvez pas aller. Et les questions fusent. Pierre demande : Mais où vas-tu donc ? Moi je veux bien t'accompagner aussi. Je vais t'accompagner. Même si tu dois aller dans la mort, je t'accompagnerai jusque là... Vous savez la suite. Mais le Christ ne répond pas à la question de Pierre. Et puis après, Thomas lui dit : Mais enfin, montre-nous le chemin pour aller où tu vas. Ce chemin, nous ne le connaissons pas. Et le Christ lui répond : Mais le chemin, c'est moi...

Voyez comme ces disciples étaient attirés et comment ils hésitaient. Ils auraient bien voulu, mais ils ne savaient pas comment. Et enfin, le Christ répond clairement : Je m'en vais vers mon Père. Il emploie un terme qui en grec signifie : je pars en voyage. C'est autre chose que de s'en aller. Je pars en voyage. Je pars pour un voyage vers mon Père. Et ça rappelle l'Exode, la migration d'Abraham. Le Christ aussi en tant qu'homme abandonnait ses sécurités, son milieu qu'il connaissait * il ne connaissait que celui-là * Il s'en va où ? Vers son Père. Et c'était aussi pour lui en tant qu'homme * je dis bien en tant qu'homme * c'était aussi l'inconnu pour lui. Et voilà, il s'en va...

 

Mes frères, ainsi il nous indique clairement que le terme de notre exode ce n'est rien d'autre que le sien à lui, c'est aller vers ce Père qui est la source de la divinité, qui est la source de la vie. C'est de lui que vient toute lumière, toute paix, toute vie, toute puissance de résurrection, tout dynamisme de l'Esprit. Et c'est vers lui que nous voulons aller.

Voyez le Christ ! Il y a là une pédagogie vraiment extra­ordinaire. Le Christ se soustrait à nos prises sensibles pour que nous soyons obligés de tendre vers cet ailleurs qu'est le Père, mais le Père qui se donne dans le Christ. Le Christ qui, lui, est en même temps au-delà de nous et avec nous. Qui me voit, dit-il, voit le Père. Mais le voilà qui, lui, se soustrait à nos emprises sen­sibles. Et pourtant il nous dit : Je suis avec vous tous les jours jusqu'à la fin du monde. Donc, jusqu'à la fin de votre vie, je suis avec vous.

Et là, nous retrouvons la soif du contemplatif. Est-ce qu'il ne nous est pas possible tout de même de voir ce Christ, d'avoir, de recevoir des yeux nouveaux qui percent l'invisible et qui voient le Christ. Et voyant le Christ, ils voient le Père. Et voyant le Père, ils vivent en plénitude. Saint Paul a fait cette expérience lorsqu'il disait : Ce qui est réel, c’est ce qui ne se voit pas. Ce qui est illusoire, c’est ce qui se voit.

 

Donc, ce qui se voit avec les yeux du corps est illusoire, mais ce qui ne se voit pas avec les yeux du corps mais qui s'aperçoit avec le regard de l'Esprit, avec le regard du coeur, ça c'est le réel ! Pourquoi ? Parce que c'est la Lumière du Christ. Et dans cette Lumière, c'est le Christ lui-même. Voilà, mes frères, ce que nous dit le mystère de l'Ascen­sion qui est en fait le mouvement de toute notre vie.

C'est ce que Saint Benoît nous dit très clairement au début du chapitre qui traite de l'humilité (VII). La vie monas­tique est une ascentio ad exaltationem caelestem, 7,14. C'est une ascension vers une exaltation, une glorification céleste, c'est à dire qui n'est pas de ce monde-ci, qui est du monde de Dieu. Donc une ascension...

Puisque cette ascension n'est réalisable que dans une ré­surrection, la vie monastique sera donc ressusciter...mais mou­rir d'abord à tout ce qui est purement * je dirais animalement * humain. Mourir à tout cela, donc à tout notre égoïsme * c'est ça que je veux dire * puis ressusciter, revivre d'une vie nou­velle à l'intérieur de ce corps, grand corps qu'est le Christ. Puis ressuscitant ainsi, monter avec lui là où il est dans la sphère du Père. Voilà, c'est fini ! C'est pas plus difficile que ça !

 

Saint Benoît nous le dit en deux mots : exaltationem caelestem ascenditur, 7,15. Comment ? Mais par l'humilité de la vie présente, dit-il. Il ne faut pas aller chercher midi à 14 heures, il ne faut pas courir le monde. Non, c'est par l'humilité, la bassesse, ce qu'il y a de plus terre à terre de cette vie-ci, de la vie présente.

Plus tard, il dira en expliquant en quoi consiste cette humilité que c'est : actibus nostris, 7,17. Par nos actes... actibus nostris ascendentibus encore une fois, par nos actes qui sont le mouvement, notre mouvement ascensionnel qui n'est rien d'autre que l'obéissance au vouloir de Dieu. Comme la petite Soeur Thérèse disait : dans les maisons des riches il y a des ascenseurs * à son époque c'était !!!! * On arrive au-dessus tout seul.

Alors elle ajoute: Mais moi, ce n'est pas plus difficile. Je me mets dans les bras du Christ, et puis voila, j'ascension­ne avec lui jusqu'au-dessus. Ce n'est pas plus difficile ! Même quand elle dormait ! Qu'est-ce que ça peut me faire de dormir pendant mon oraison, disait-elle, on peut bien dormir dans un ascenseur. On n'a rien à faire que de se laisser porter. Voyez, c'est ça ! L'obéissance jusque là !

 

Alors, mes frères, Saint Benoît a encore un petit mot bien encourageant où il nous dit : si nous voulons arriver là volumus velociter pervenire, 7,16, c'est à dire y arriver rapidement, vélocement si je peux me permettre un néologisme. Allez, c'est d'un coup si nous le voulons. Eh bien, mes frères, ce sera mon souhait pour chacun de vous en cette fête de l'Ascension.

Que le Christ puisse mettre en notre coeur ce désir de monter, de nous laisser porter vers lui rapidement par un abandon, une obéissance d'enfant qui ne calcule pas, qui ne raisonne pas, qui ne se reprend pas. De façon à ce que nous puissions, que vous puissiez être vite, bientôt, rapidement là où Il est auprès de son Père, dans la Lumière de Dieu.

Et que le contemplant, Lui, et en lui, dans ses yeux re­connaissant la splendeur de son Père, et étant inondé de l'Esprit qui est amour, n'ayant plus en vous aucune trace d'égoïsme, vous connaissiez le bonheur parfait qui est celui qui nous est promis et qui sera alors déjà la pré-dégustation de la vie éternelle.

 

 

 

 

 

Chapitre : Présentation du postulant.             16.05.83

 

Mes frères,

 

Ce soir je veux me faire l'interprète de tous pour sou­haiter la bienvenue à notre ami Louis qui entend répondre à l'appel de Dieu et se lancer dans la grande aventure monastique au sein de notre communauté ; notre communauté qui est une koinônia spirituelle, une communion dans l'Esprit Saint ; notre communauté dont l'âme, dont la respiration profonde est l'amour et dont le coeur ul­timement est le coeur même du Christ.

Car nous constituons un corps, comme le dit Saint Benoît. Et ce corps est animé. Et il est animé par une croissance. Et quiconque vient se greffer sur lui participe à la vie de ce corps et devient lui-même un être spirituel, donc qui ne se laisse pas guider par les mouvements instinctifs de la nature ou les instincts de l'égoïsme, mais qui se laisse saisir par l'Esprit. Et il lui arrive ce que le Christ a dit à Nicodème. On ne sait plus d'où il vient, on ne sait pas où il va. Son passé lui devient étranger, son avenir lui est inconnu, comme je l'ai dit le jour de l'Ascension.

Et voilà, il ne s'appartient plus. Il appartient à Dieu, il appartient au Christ. Et il entre dans une grande société dont notre communauté n'est qu'une cellule, mais qui est beau­coup plus vaste naturellement : c'est la communion des Saints. Eh bien voilà, mes frères, ce qui se passe aujourd'hui pour Louis.

 

Maintenant, il faut tout de même que je vous dise qui il est. Il est originaire, il nous arrive de Ciney, Ce qui est une référence, nous en avons déjà un ici ! Nous en avons même deux ! Oui, oui, nous en aurons donc un troisième. Bonne semen­ce se multiplie. Nous ne savons pas ce qui peut encore arriver par la suite. Enfin nous avons un Cinacien. C'est donc de la région, c'est pas tellement loin d'ici.

Et Louis est tout jeune. Il n'a pas 25 ans, 23 ? 24 ? C'est tout jeune ! C'est le bel âge ! Il y en a encore un plus beau, dit le Frère Philippe, c'est quand on en a 21... Et Louis a fait son service militaire, mais pas n'importe où s'il vous plait : aux paras commandos. Il faut bien le savoir. Donc, c'est dans toute l'Europe le régiment d'élite par excellence.

Cela veut dire qu'il est déjà dressé à lutter contre lui-­même. Il a le sens de la discipline, de la vie dure. Et c'est un atout parce que maintenant il ne s’agira plus de lutter con­tre des ennemis imaginaires - vous savez, des exercices...­Non, ce sera contre le démon en personne qui comme un lion ru­gissant circule cherchant qui dévorer.

 

Mais malgré cela il a un tempérament très doux. Ce n'est donc pas un bagarreur ni un batailleur. Non, un tempérament calme, respectueux. Ce qui ne veut pas dire qu'il ne serait pas énergique ! Attention, ce n'est pas un mou ! Et Louis a fait des études d'Arts Graphiques à Namur. Il les a très bien réussies. Il a fait aussi le Conservatoire d'orgue. Voici donc, et le frère Pierre, et le frère Joseph qui ont, non pas un concurrent, mais un collègue qui un jour imprévisible va pouvoir les soulager.

Louis a travaillé pendant 5 ans à Bruxelles dans un ate­lier de photocompositions très dynamique. C'est une agence de publicité très propre dirigée par des jeunes. Cette agence travaille pour la Belgique entière et commence à travailler aussi pour l'étranger. Et voilà ! Louis sait donc ce que c'est que la vie. Il a terminé ses études. Il a fait un service militaire. Il a tra­vaillé pendant 5 ans.

Il sait donc ce que c'est que de devoir se lever très tôt le matin pour partir de, Ciney et se trouver à Bruxelles pour 8 H. pour travailler, commencer son travail, travailler toute la journée parce qu'il faut du rendement quand c'est une en­treprise nouvelle qui doit trouver sa place parmi les autres. Et alors le soir, il faut encore prendre le train et ren­trer. Et le lendemain, il faut recommencer. Et cela, jour après jour...

Il sait ce que c'est que de gagner 100 francs, et que ça ne se trouve pas, que ça ne se ramasse pas à un coin de rue, qu'il faut donc se donner de la peine, qu'il ne faut pas trop regarder à ses petits malaises, qu'il faut continuer parce que si le rendement n'est pas convenable, si le travail ­n'est pas bien exécuté, si on est trop souvent absent pour toutes sortes de raisons, mais alors c'est le C4, c'est-à-dire le papier pour aller au chômage. Il faut dans des entreprises des gens qui savent travail1er et qui ont du rendement. Voilà donc qu'il a fait cette ex­périence.

Il sait donc quand, il entre dans la vie monastique, ce qu'il fait. Il avait donc une belle situation, très bonne. Il était très côté. Donc une bonne situation, il gagna bien sa vie, il a un avenir. Mais il entend l'appel de Dieu. Et que fait-il ? Mais il abandonne tout pour suivre Dieu. Le jour de la fête de Saint Mathias, samedi, nous avons encore entendu cet appel du Christ. Voilà, ils étaient dans la barque. Ils préparaient leur filet. Allez, venez ! Et laissant là leur filet, leur père et les ouvriers, ils le suivirent. C'est cela! Pourtant ils avaient eux aussi une belle affaire, un beau commerce, et du matériel, et tout...

 

C'est cela, vous voyez, la vocation monastique. C'est un choix. On entend l'appel de Dieu. On a quelque chose en main. Mais cet appel est tellement séduisant, fascinant, ensorcelant. Et Dieu ne promet rien...C'est ça qu'il faut bien se dire. C'est simplement : Suis-moi ! La vocation monastique, c'est s'attacher à une Personne. Ce n'est pas faire de meilleures affaires. Mais non, c'est suivre une Personne. Et alors, on verra bien. On ne peut plus se passer de cette Personne. On en devient amoureux.

La base de la vie monastique, c'est comme ça le don de soi à quelqu'un. Et on ne sait plus s'en détacher. Et ce don doit être entretenu parce que une certaine usure pourrait s'introduire, un affadissement. Car si l'Esprit est prompt en nous, la chair est faible. C'est arrivé pour les Apôtres aussi qui après se sont dit : mais nous voudrions bien être premier ministre, et vice-premier ministre...C'était humain ! Le Christ a supporté tout cela et il les a purifiés avec infiniment de patience.

Cela arrive aussi dans la vie monastique. Nous ne devons pas nous étonner si nous rencontrons des épreuves comme ça. Elles sont toujours pour notre bien, pour que notre coeur de­vienne pur et que notre premier amour se ravive et que, à tra­vers même toutes ces obscurités, qu'il devienne plus lumineux et qu'il grandisse, et qu'il devienne contagieux. C'est cela ! Alors, je pense que l'arrivée parmi nous d'un jeune ainsi, c'est comme si on jetait une flammèche dans un tas de paille. Cela doit y mettre le feu, ça doit rajeunir ce que nous avons connu nous aussi lorsque nous sommes venus.

 

Je ne veux pas insinuer ici que pour nous ce serait re­froidi. C'est pas ça que je veux dire. Mais il y a dans la vie monastique cet élément perpétuel de nouveauté. C'est quelque chose de neuf. C'est une ondée rafraîchissante qui tombe sur nous. C'est une manifestation de l'Esprit.

Eh bien voilà, mes frères, je souhaite donc à Louis de de­venir parmi nous une lumière du Christ. Que le vigueur de l'Esprit puisse fortifier sa vigueur naturelle, qu'il puisse s'abandonner au Christ, que le Christ puisse le conduire par n'importe quel chemin vers le but qui est unique : c'est qu'il puisse devenir un seul esprit avec le Christ. Et ce souhait, ma foi, je le fais rebondir de lui sur chacun d'entre-vous. Et lorsqu'il vous a atteint, je le re­cueille pour moi-même de façon à ce que nous ne formions plus tous ensemble qu'une seule âme, un seul coeur dans le Christ qui nous a tous appelés à partager sa vie en plénitude.

 

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        20.05.83

     32. Moyens pour réaliser notre vocation.

 

Mes frères,

 

Le Père Abbé Général nous disait que les valeurs monas­tiques peuvent aider à organiser notre vie selon sa vocation. Nous nous sommes arrêtés quelque peu sur notre vocation. Je ne vais pas résumer ce que j'ai dit sinon on n'avancerait jamais. Je vais simplement dire que la vocation monastique n'est pas essentiellement différente de la vocation chrétienne. Et celle-ci peut se résumer en un seul mot : la divinisation. L'homme est appelé à participer à la nature divine, à devenir par grâce un dieu avec toutes les prérogatives de la divinité. Ce qui distingue le moine du chrétien ordinaire * appe­lons-le ainsi * c'est qu'il est appelé à réaliser cette voca­tion de suite.

Et pour cela, il est invité à prendre une route étroite, à entrer par une petite porte de façon à être tout de suite dans ce Royaume de la divinisation. Vous comprenez qu'il n'est pas possible d'arriver là-bas avec des moyens simplement humains. Il existe aujourd'hui beaucoup de cercles * appelons-les ainsi * qui prétendent pouvoir réaliser leur vocation chrétien­ne, leur appel par des moyens empruntés à des philosophies qui sont étrangères au Christianisme.

Il faut bien se dire que, même si ces moyens peuvent aider à acquérir une certaine discipline de vie, ce n'est pas eux qui feront entrer un homme dans la nature divine. Non, ça doit ve­nir de Dieu. Il met donc à notre disposition des moyens qui sont pure­ment d'ordre spirituel. Ce sont les sacrements qui nous font participer immédiatement à la nature divine. Et principalement pour nous dans notre vie, ici, du monastère, ce sera la Péni­tence et l'Eucharistie.

 

Nous avons aussi pour nous aider des moyens typiquement monastique mais toujours avec une connotation surnaturelle : l'Opus Dei, la prière personnelle, la Lectio Divina et même le travail manuel. Car le travail qui nous est demandé par Dieu et qui est fécondé par la vertu de l'obéissance, ce travail participe à la puissance même de Dieu et à travers lui nous arrive cette vie divine qui doit nous transformer, nous trans­figurer et faire de nous des dieux.

Il y a enfin la vie communautaire comme telle. C'est en­core un peu trop tôt pour expliquer ce qu'est une communauté monastique. J'y viendrais peut-être plus tard. Mais enfin en tout gros, c'est militer ensemble, en commun sub regula vel abbate, 1,4, sous une Règle et un Abbé. Une Règle qui est la synthèse d'une tradition qui a fait ses preuves et qui continue à les faire.

Et à l'intérieur de cette communauté, pas distinct d'elle, mais au centre de cette communauté et en même temps à la tête de la communauté, il y a le représentant du Christ, celui en dehors duquel on ne peut rien faire, et celui par lequel il faut absolument passer pour aller vers Dieu. Il n'est pas pos­sible de passer au-dessus, en dessous, ou à côté. Il faut tou­jours passer par le Christ, c'est à dire par son représentant, l'Abbé. Voyez l'obéissance !

Et à l'intérieur d'une communauté où il n'y a aucun étran­ger, nous sommes tous participants au même esprit. Pensons que nous sommes à la veille de la Pentecôte. La même vie circule en chacun. Nous sommes membres d'un seul corps, le corpus monasterii. Et c'est ce corps qui en se développant divinement, surna­turellement, aide à une meilleure santé de chacun de ses mem­bres. Mais aussi la santé de chaque membre fortifie l'ensemble du corps. Voyez la corrélation et notre responsabilité !

 

Le Père Abbé Général va nous expliquer largement tous ces détails. Tout d'abord :

 

Pour réaliser notre vocation, il y a les moyens surnaturels de la grâce, plus particulièrement des sacrements de la Réconciliation et de l'Eucharistie. La confession...

 

Il va maintenant procéder par questions. Pourquoi ? Parce qu'il veut nous acculer à un examen de conscience. Et nous de­vons répondre à ces questions avec sincérité, droiture et hon­nêteté. Ce sont les qualités fondamentales d'un moine qui doit être vrai dans son coeur, dans son esprit, dans sa conduite. En pratique, c'est un homme droit, un homme honnête, un homme sincère. Et il s'interroge donc devant Dieu qui ne ménage aucune occasion de retour si on est plus ou moins égaré, et auquel d'ailleurs rien n'échappe.

Voici les questions que nous pose le père Abbé Général :

 

La confession est-elle devenue pour moi routine ou façon subtile de me rechercher ? ou est-elle vraie ren­contre avec le Christ, le Guérisseur ? Est-ce que je réa­lise de plus en plus profondément et clairement ce qui est impliqué dans la Messe et dans la Communion ? ou ces rites sont-ils devenus automatiques et de pure forme ?

 

Une formalité donc, pas moyen d'y échapper !

 

Ensuite je peux considérer ma vie de prière et ma Lectio Divina. Suis-je fidèle ?

 

Fidèle à ma prière et à ma Lectio Divina. La prière ? C'est donc l'Opus Dei et ma prière privée.

           

Pourquoi ?     Je suis fidèle ou non ?

Tous ces moyens surnaturels sont-ils encore pour moi des moyens de rencontrer le Christ ? La vie de la commu­nauté, elle aussi, peut être un moyen puissant de commu­nication des valeurs. Mais quel est mon modèle de commu­nauté ? Est-ce une famille ? Un groupe d'amis ? Un pensionnat ? Un club ? Une école militaire ?

Si je vois la communauté pour ce qu'elle est vraiment, je risque moins d'en faire un nid confortable pour l' égoïsme ou un terrain de manoeuvre pour robots, et elle deviendra un appel continu à la transcendance, un appel à sortir de moi-même pour aller vers la communion infinie avec la Trinité.

 

Voilà, mes frères, une série de question que nous allons aborder une à une et à laquelle chacun pour notre part nous essayerons de répondre.

Ce ne sera pas une recherche intellectuelle. Ce sera com­me je viens de le dire un examen de conscience et l'occasion soit de rectifier une chose de notre conduite qui serait dé­fectueuse, ou bien une occasion d'une plus grande ardeur à marcher sur cette route étroite qui nous conduit recto cursu, 73,14, d'une course rapide là où Dieu nous appelle, c'est à dire au partage de sa vie dans une intimité et une tendresse dont rien d'humain ne peut approcher.

 

Homélie : Eucharistie Vigile de la Pentecôte.    21.05.83

 

Mes frères,

 

Permettons-nous aux Paroles de Jésus de pénétrer à l'in­térieur de notre coeur afin de libérer des fleuves d'eau vi­vante se ruant sur nous pour nous noyer, pour nous emporter vers la véritable vie. L'Apôtre Saint Paul nous dit : Fides ex auditu auditus autem perverbum Christi. C'est à dire qu'il nous recommande, qu'il nous supplie d'ouvrir notre oreille afin que puisse s'établir en nous la foi. C'est le même conseil que nous don­ne Saint Benoît, vous le savez : nous devons être des écoutants.

Mais qu'est-ce que la foi, sinon construire sa vie sur le roc qu'est le Christ Jésus ressuscité. De fondement solide, inébranlable, indéfectible, nul ne peut en poser un autre que celui qui est là, déjà établi, à savoir : ce Christ ressuscité, glorifié, par qui et pour qui nous sommes.

Dans le désert, les fils d'Israël s'abreuvaient à un ro­cher spirituel qui les suivait. Et ce rocher, nous dit encore l'Apôtre, c'était le Christ. Un rocher spirituel comme demain notre corps sera spirituel, tout ensemble compact et fluide. Et dans la personne du Christ demeure la plénitude de l'Esprit Saint. Celui qui par la foi est un avec lui, celui-là devient comme lui un roc dont les entrailles débordent d'une eau spi­rituelle divinisante. Non pas des filets d'eau, mais des fleu­ves d'eau qui inondent le monde.

 

Mes frères, la vocation du chrétien est telle. Mais osons y croire. Aucune image ! Nous saisissons ainsi l'image d'une réalité que les instruments les plus sophistiqués ne peuvent mesurer : la puissance triomphale de cette Personne Divine qu' est l'Esprit Saint.

Dès l'instant où nous sommes venus dans le monastère, nous nous sommes livrés au pouvoir de cette Personne afin qu' elle puisse s'emparer de nous et que, à l'intérieur de nous, elle puisse faire jaillir cette eau qui va d'abord nous puri­fier…qui va transfigurer notre cœur…et qui, à par­tir de notre coeur va commencer à se répandre, à devenir de plus en plus fougueuse jusqu'à ce que bien loin de nous, elle parvienne à susciter la vie.

Voyez cette image encore ! Ce fleuve bordé d'arbres qui donnent des fruits une fois par mois, ces arbres dont les feuilles guérissent les nations. Et tout cela figure les ré­sultats de cette divinisation réalisée dans un homme par l' Esprit Saint.

 

Mes frères, nous savons qu'il en est bien ainsi lorsque nous rencontrons un saint. Nous connaissons leur vie, leur bio­graphie plutôt. Nous la lisons, nous l'écoutons avec plaisir. Mais est-ce que nous réalisons que le même appel nous est adressé à nous ? Et que nous aussi, nous sommes appelés, pro­mis à une pareille sainteté.

Mes frères, la plupart de ces hommes et de ces femmes ont été inconnus dans leur milieu. Seul Dieu savait ce qu'il réali­sait dans leur coeur. Ce n'est qu'après que leur sainteté est apparue aux regards de tous.

Mes frères, nous ne savons jamais avec qui nous vivons. Nous ne savons jamais qui nous rencontrons. C'est pourquoi, soyons toujours heureux de croiser le regard d'un homme, de croiser le regard d'un frère. Car dans cet homme bat le coeur du Christ ressuscité, dans cet homme sourd l'eau spirituelle.

 

Rappelons-nous cela, mes frères, aujourd'hui, demain et tous les jours qui vont suivre. Car c'est la beauté qui nous est offerte et que nous allons accepter parce que là est la route que nous devons suivre. C'est une route étroite, certes, car notre égoïsme doit disparaître. Mais au terme de cette route, c'est le paradis. Car on entre dans l'intimité des trois Personnes Divines. Et nous n'avons plus un coeur d'homme, mais un coeur de Christ. Nous n'avons plus une respiration d'homme, mais une respiration de Dieu. C'est à dire que l'Esprit Saint, grâce à nous, peut se répandre et réaliser, et achever son oeuvre.

 

                                                                                                           Amen.

 

Chapitre : Fête de la Pentecôte.                  22.05.83

      Unité : Triomphe de l’amour.

­

Mes frères,

 

L'agir de Dieu dans le monde est depuis les origines lié à la présence de l'Esprit Saint. Cet Esprit, nous le voyons déjà dès l'origine, car il s’agit bien de lui, planant à la surface des eaux primordiales, les couvant, les réchauffant, les fécondant. Oui, Dieu est amour et tout ce qu'il fait est manifesta­tion de son amour. Les démons et les hommes par malice et par bêtise peuvent brouiller et souiller l'oeuvre de Dieu. La beau­té éclatante de l'amour finit toujours par triompher.

L'Esprit de Dieu pénètre tout, transforme tout jusqu'à ce que au terme Dieu sera tout en toute chose. Cela signifie que tout sera spiritualisé, pneumatisé. Lorsque nous regarderons, nous ne verrons plus que Dieu. Et c'est déjà la privilège du contemplatif aujourd'hui. Lorsque son regard se promène sur les choses et surtout sur les hommes, il voit des éclairs, il voit des lumières, des étincelles qui sont autant d'apparition de l'Esprit de Dieu présent dans la nature, présent dans la création, présent dans le coeur des hommes.

Lorsque je contemple ce mystère, je me sens comme un pois­son minuscule auquel il serait demandé d'avaler l'océan. L'at­titude la plus juste serait de rester muet d'admiration. Et je me demande si dès que nous serons au-delà du voile auprès de Dieu, le silence ne sera pas le plus éloquent des discours.

Mais voilà, aujourd'hui il faut bien dire quelque chose. Je m'en vais donc de cet océan prélever une gouttelette et la déposer sur vos lèvres. Cette gouttelette, je l'ai découverte hier soir en entendant le récit de la tour de Babel. Les hommes portent au coeur depuis toujours la nostalgie d'une unité entre eux qui leur permettrait de réaliser des choses merveilleuses. Unité de coeur, unité d'esprit, unité des sentiments, de langage, de projet.

Hélas, l'homme est malade. Il est fermé sur lui-même. L'union des égoïsmes finit toujours tôt ou tard par sombrer dans le chaos et la dispersion. Babel signifie confusion. Pourtant, une idée mijote dans le coeur de Dieu. Et cette idée, c'est l'unification du genre humain. Et pour la conduire à bonne fin, Dieu va devenir le lieu et le lien de cette unité. Et ce sera le rôle de l'Esprit Saint.

Dieu a imaginé ainsi un plan somptueux auquel il s'est at­telé. Il va lui-même devenir un homme, se substituer à l'homme dans le péché et mourir à la place de l'homme. Puis, par la puissance de son Esprit, il va ressusciter et introduire l'hom­me dans son univers à lui, dans sa vie, dans son unité qui est réunion parfaite de Trois Personnes. Et voici l'homme devenu un fils de Dieu.

 

Ces hommes, maintenant, ont un...comment dirais-je ? Ils ont une même vue, une même âme, une même respiration, un même amour qui est cet Esprit Saint. Ils forment entre eux un même corps qui est le Christ mystique. Ils sont tous unis dans un même projet : réaliser le peuple de Dieu, l'Eglise, l'Epouse du Christ. Et c'est ainsi la victoire de l'amour : l'Esprit Saint est libre d'entrer dans le coeur de chaque homme et d'y implanter l'amour.

Mes frères, tout cela, c'est le plan que Dieu a conçu et qu'il réalise. Mais vous le savez, l'homme au départ est mau­vais, l'homme est malicieux. Et puis l'homme est sujet à toutes sortes de passions et d'instincts charnels, égoïstes. Et il y a toujours autour de lui le démon. On en parle très peu de ce démon. Pourtant je vous assure qu'il est bien réel. Pas plus tard qu'hier j'ai encore eu - je vais employer le mot - révélation de son travail et de son ac­tion.

C'est quelque chose d'absolument incroyable, comment il parvient à tromper, à jeter l'illusion, à monter des phantas­magories qui font perdre la tête aux gens et qui les jettent les uns contre les autres. Si bien que les têtes éclatent et que les gens en meurent.

 

Pour sauver une telle situation, il n'y a qu'une seule chose à faire. Il faut entrer soi-même dans le plan de Dieu. Il faut soi-même se substituer au mal. Il faut tout en étant fixé sur la croix, alors qu'on peut en descendre, y rester... Il faut pousser l'amour jusque là. C'est cela le plan de Dieu. Mais alors cet amour se déposant, passant - c'est infail­lible - passant dans le coeur de ces hommes qui sont en train de s'affronter, et au bout, l'unité se crée.

Mes frères, c'est cela l'oeuvre de l'Esprit. Et nous de­vons avoir confiance, je le disais en commençant, que la beauté éclatante de l'amour finira par triompher. Et elle triomphe déjà. Il suffit d'avoir le regard d'un coeur pur pour voir cet amour dans les viscères, dans les entrailles des hommes, déjà triomphant. Le rets n'étant plus qu'écume superficielle. Je dirais presque accident de parcours.

Naturellement ces accidents sont extrêmement pénibles. Ils sont cause d'immenses douleurs et souffrances ? Mais il faut voir plus loin. Il faut pénétrer là où seul le regard de Dieu et l'action de Dieu peuvent atteindre.

 

Mes frères, je reviens à mon image. Donc les hommes, au terme, seront un coeur, une âme, un projet. Et je rejoins ici l'intention des Fondateurs de Cîteaux. Comment cela leur est-il venu en tête ? Ce n'est pas natu­rel ! Et ils l'ont codifié dans la Carta Caritatis. Una Caritas, una Regulo similes mores. Un amour, un sentiment, une façon de voir les choses : regula. Et une façon de vivre, de réagir aux événements : similes mores. Voilà, mes frères !

Et c'est à cela que nous sommes appe­lés! Le monastère idéal, c'est le monastère où vivraient des hommes possédés par l'Esprit, des hommes ayant réalisés les aspirations millénaires de l'humanité, des hommes formant entre eux un corps animé d'un Esprit, respirant l'amour. Et alors, permettant à cet Esprit d'opérer en eux et par eux des prodiges.

 

Mes frères, en ce beau jour de la Pentecôte, ce sera mon souhait pour chacun d'entre vous : que vous ne vous apparte­niez plus mais que vous apparteniez à l'Esprit Saint...que vous ne réagissiez plus en égoïstes mais comme des fils de Dieu, que vos réactions secondes - car la première est toujours celle de la chair - que vos réactions secondes soient celles de l'Esprit, c'est à dire de l'amour.

Et que vous obteniez ainsi des yeux nouveaux qui vous per­mettent de voir Dieu à l'oeuvre dans chacun. Et ainsi que notre monastère puisse devenir l'apparition, la manifestation du plan de Dieu déjà réalisé : des hommes réunis dans l'unité.

Que ce que l'humanité espère depuis toujours se trouve ici présent et qu'ainsi nous ayons personnellement et communau­tairement rempli notre mission dans l'humanité, la mission à laquelle nous avons été appelés. Et que grâce à nous, il y ait dans le monde un endroit ou l'Esprit est maître, là où le Christ est Roi, et là où Dieu est vraiment le Père.

 

Homélie : Eucharistie de la Pentecôte.          22.05.83*

 

Mes frères,

 

L'homme qui est rené de l'Esprit, l'homme qui s'est lais­sé pénétrer ou transformé par le principe de vie nouvelle lancé par le Christ sur le monde au moment de sa résurrection d'entre les morts, cet homme, chose étonnante ou admirable, participe à la mobilité, à la fraîcheur et à la limpidité de l'eau. Lui-même se trouve partout et en tout agissant, purifiant, illuminant. Il est à l'intérieur d'un corps immense, le corps du Christ total. Et là, il déguste la vie éternelle, divine, incorruptible.

Il n'est pas seul. Il partage la lumière et l'amour avec une multitude indénombrable d'hommes habités eux aussi par le même Esprit. Tous vivent les uns pour les autres. Tous se re­çoivent les uns des autres dans le respect, la reconnaissance, la transparence. Tous s'abreuvent au même Esprit, au même amour. Et tous sont les uns pour les autres boisson doucement enivrante offerte et reçue avec joie.

 

Mes frères, pour arriver à cet état divinement liquide, nous avons besoin d'une sainte et folle audace. Car il faut tout lâcher et plonger dans l'inconnu. Or, nous préférons nos sécurités charnelles. Nous les con­naissons. Nous faisons corps avec elles. Nous avons construit sur elles. Par contre, l'Esprit Saint, personne ne sait d'où il vient ni où il va. Nous sommes peut-être trop raisonnables et trop raisonneurs.

La fête de la Pentecôte nous rappelle la présence provo­cante de l'Esprit Saint, et elle nous invite à nous laisser ensorceler par elle. Puisse notre réponse être une ouverture totale à sa puissance transfigurante.

                                                                                                  Amen.

 

Quatre Temps d’été.                               25.05.83

      1. Notre moisson !

 

Mes frères,

 

Notre retraite de cette semaine est placée sous le signe des Quatre Temps d'été qui, autrefois, portaient le nom de feriae messis, les jours consacrés à la moisson : la moisson qui se prépare, la moisson qui s'achève. Je rappelle que la fête des Azymes, notre Pâques actuelle, était la fête de la moisson des orges. Et la fête des Semaines ou Pentecôte se célébrait à la fin de la moisson du froment. Mais c'était en Palestine. Pour nous, voilà, nous sommes habi­tués. C'est ce qu'on appelle un temps Belge.

Ces Quatre Temps d'été se célèbrent au lendemain de la Pentecôte. Cela signifie que nous reprenons après les festivi­tés Pascales qui ont duré 50 jours, que nous reprenons une vie, je n'oserais pas dire plus normale, je n'oserais pas dire non plus, plus ordinaire. Mais une vie qui sous ses apparences ba­nales est malgré tout nouvelle. Car, nous avons goûté la joie de cette nouveauté. Elle est toujours en nous. Nous la portons dans notre coeur.

Mais la liturgie a cela de bien et de réconfortant qu'elle ra­nime en nous une flamme qui sans elle pourrait s'assoupir, non pas s'éteindre, mais se laisser aller. C'est ainsi qu'on attise de temps en temps le feu pour lui rendre sa vigueur et le recharger. Les cendres doivent être éliminées car elles pourraient étouffer ce feu. Ainsi est notre cœur et, tel est le rôle des festivités Liturgiques de ranimer en nous les vertus théologales : foi, espérance, charité.

 

Nous reprenons donc ou nous poursuivons notre lutte pour la sainteté dans le Royaume de Dieu par la maîtrise de nous, la pénitence, le jeûne. Les Quatre Temps sont traditionnellement des jours où l'on se prive d'une chose ou l'autre pour nous rappeler charnellement que le but de notre vie n'est pas de nous installer sur cette terre, de nous incruster dans le matériel, mais que ce but se trouve au-delà, quelque part où Dieu habite.

Or, Dieu habite en lui-même. Le but de notre vie, c'est de devenir des enfants de Dieu, Dieu par participation, par grâce. Notre résurrection à nous, elle se profile déjà à l'hori­zon dans le prolongement de la résurrection du Christ. Le moi­ne contemplatif est un homme qui a conscience de vivre dans la compagnie du Christ ressuscite. Sinon, notre vie sans aucune distractions, ces distrac­tions que connaissent les gens du monde, elle pourrait nous déséquilibrer. Nous devons trouver notre repos et notre élan - les deux à la fois - dans la communion avec le Christ ressus­cité vivant avec nous.

Vous savez qu'il est parfois possible d'étendre la main, la longueur du bras, pour le toucher, pour le rencontrer... Cela n'a rien d'extraordinaire quand nous savons que tous les jours au moment de l'Eucharistie nous le recevons dans la main. Voyez! C'est cela que je veux dire: il y a là une con­tinuité que nous ne devons jamais oublier, qui doit nous don­ner le tonus qui nous permet de poursuivre notre marche et mê­me de courir. C'est cette résurrection, qui pour nous peut être très proche, mais qui est encore malgré tout à l'horizon de notre vie, c'est cette récolte que nous sommes appelés à engranger.

 

Mais vous savez qu'on ne récolte jamais que ce qu'on sème. Si nous semons dans la chair, nous récolterons de la chair la corruption. Si nous semons dans l'Esprit, nous récolterons de l'Esprit la vie éternelle, c'est à dire cette nouvelle vie dans notre corps spirituel ressuscité, transfiguré. C'est cela encore que nous rappelle ces Quatre Temps d'été. Nous sommes animes par l'Esprit Saint qui opère en nous une métamorphose. Et notre moisson, ce n'est rien d'autre que nous-mêmes.

C'est nous-mêmes qui mûrissons à travers les intempéries mais aussi sous le soleil qu'est le Christ. Personne n'a jamais négligé sa propre chair. Nous ne devons pas non plus négliger notre chair spirituelle, celle de demain. Je le répète, notre moisson à nous, c'est notre propre personne. Ainsi l'homme nouveau en nous naît dans le combat et la souffrance. Notre égoïsme doit disparaître, mais il a la vie dure.

Il crie en nous. Mais laissons-le crier. Quand il aura tout crié, il se taira parce qu'il sera mort. Laissons-le mettre à mort par l'Esprit, cet Esprit de Dieu qui sait ce qu'il doit faire, qui ne nous brutalise pas, mais qui, encore une fois, nous fait naître à nous-mêmes. Et notre véritable nous apparaît lorsque l'égoïsme a disparu et qu'à sa place triomphe l'amour. L'amour, c'est vivre de la vie des autres et d'abord du premier autre qui est notre Dieu. Et puis de la vie de tous nos frères que nous accueillons en nous et qui nous enrichis­sent de ce qu'ils sont.

 

Voilà, mes frères, tout cela vous comprenez, c'est notre moisson, c'est notre récolte qui se prépare et dont nous som­mes à la fois les acteurs et les sujets. Soyons donc vigilants ! Donc, ne pas perdre de vue le but qui est le nôtre : devenir des fils de Dieu parfaits. Ce n'est plus moi qui vit, c'est le Christ qui vit en moi. Je suis Chris­tifié, je suis divinisé. J'ai d'autres moeurs. Je vois le mon­de autrement. J'accueille tout. Je suis ouvert à tout ce qui est Dieu, à tout ce qui est fraternel.

Mais je ne perd pas de vue ce but et je demeure extrêmement vigilant pour ne pas tomber dans les pièges que l'ennemi va me tendre à tous moments. Car pour lui, la grande catastrophe, c'est lorsque un homme parvient à entrer dans la sainteté, lorsque cet homme ne vit plus naturellement mais qu'il vit divinement. Cela, c'est quelque chose que le démon ne peut pas supporter.

Il va donc faire l'impossible pour que ça n'arrive pas. Il le fera insidieusement, il le fera brutalement. Tous moyens lui sont bons. Mais soyons donc vigilants car il tourne autour de nous comme un lion cherchant qui dévorer. Soyons donc ferme dans la foi !

 

Quatre temps d’été.                               29.05.83

          2. La vie monastique dans l’Eglise.

 

Mes frères,

 

Vendredi, samedi et dimanche, on va nous parler du Mys­tère de l'Eglise. Et cela m'a fait repenser à une phrase de la Carte de Visite ou Dom Emmanuel nous dit : Je trouve qu'il est très important que la jeune généra­tion soit convaincue de la valeur de la vie monastique dans l'Eglise. C'est d'ailleurs la base la plus profonde de notre vie spirituelle.

Et ailleurs il dit : L'Eglise, l'Ordre et le monde peuvent savoir qu'ici à Saint Remy vit un groupe de prière donné à Dieu seul, non par calcul humain ou besoin d'évasion, mais par suite d'un libre choix et dans un don inestimable.

Il parle de la jeûne génération, mais ce n'est pas seule­ment elle, c'est chacun d'entre nous qui doit être convaincu de la valeur de la vie monastique dans l'Eglise. Il s’agit, certes, de la vie monastique dans sa pureté, dans son intran­sigeance et non pas d'une vie monastique frelatée ou relâchée.

 

Le moine doit être un homme dont l'être entier doit être uniquement et exclusivement tourné vers Dieu. Saint Benoît de­mande qu'on examine attentivement si le novice cherche Dieu vraiment. C'est à dire si c'est vraiment Dieu qu'il cherche ou bien autre chose que Dieu, ou bien quelque chose à côté de Dieu, ou à travers Dieu et au-delà de Dieu. Ce ne peut être que Dieu seul.

Et Dieu qui connaît notre faiblesse et notre malice, car nous essayons toujours d'échapper à Dieu, a voulu prévenir un danger. Car Dieu pourrait très bien être - il l'est d'ailleurs pour certains hommes, et pour beaucoup - la somme de tous les absolus possibles. Dieu est donc un être impersonnel, un être de raison. En réalité, il n'existe pas ce Dieu là !

Dieu a donc voulu pour qu'il n'y ait pas d'erreur possible, je dirais presque pour qu'il n'y ait pas d'excuses - c'est d' ailleurs le mot que Saint Paul emploie : Ils sont sans excuses - ­il a voulu devenir un homme. Il s'est incarné. Voilà Dieu carnalisé ! Il partage notre vie. Il va telle­ment loin, qu'il subit notre mort à nous.

 

Mais nous savons, et ça c'est un autre aspect de l'Incarnation, qu'il s'est sub­stitué à nous dans notre péché. Il nous en a libérés. Il meurt à notre place. C'est le sommet de l'amour ! Et Dieu sera Père, le Père de Jésus Christ le ressuscité. Et voici Dieu qui n'est autre pour nous dans la pratique que Jésus le Christ, Jésus de Nazareth ressuscité. Le voici vivant. Il est proche de nous. Il est au milieu de nous. C'est avec Lui que nous établissons des relations personnelles confiantes, amoureuses. Et notre coeur doit être entièrement orienté vers Lui.

Il n'est pas possible d'aller à Dieu si ce n'est à travers Lui. Il est le chemin. Personne ne va au père si ce n'est par Lui. Le vrai moine va donc chercher le Seigneur Jésus. C'est à dire qu'il va essayer d'établir avec Lui des relations de per­sonne a personne. Mieux encore, il va tout quitter, tout ce qui lui est ex­térieur. Il va se quitter lui-même, c'est à dire son jugement propre, sa volonté propre, son projet de vie, ses ambitions, tout, absolument tout.

Il quitte pour se livrer à Dieu, pour se livrer au Christ, pour que Dieu le transforme et en le transformant fasse pro­gresser son oeuvre, cet Opus Dei qui est la création, la spiritualisation de la matière, sa métamorphose jusqu'à l'heure où Dieu sera tout en toute chose. Voilà donc ce qu'est la véritable vie monastique. Et c'est cette vie monastique là et pas une autre qui a de la va­leur dans l'Eglise. On le comprend bien.

 

Mais essayons d'aller plus loin. Le moine, à ce moment-là rejoint la vocation de son Père Abraham. C'est à dire que Dieu fait de lui une personnalité corporative. Qu'est-ce que ça veut bien dire ? C'est que ce moine devient la tête d'un filum nouveau. En lui, dans sa personne, est rassemblé une multitude d'hommes qui ne fait que s'accroître. Si bien que le coeur de ce moine se dilate de plus en plus. Il devient le père de ces hommes. C'est cela la véritable paternité spirituelle !

On va par­ler de notre Père Abraham encore dans le Canon de la Messe ­- notre Père Abraham - parce que vraiment il est notre Père. Et pas seulement au plan de la foi. On dirait : on a une foi sem­blable à celle d'Abraham. Mais c'est au plan de notre filiation spirituelle et surnaturelle. Car Abraham est une des personnalités les plus corporatives, les plus importantes de toute l'histoire. Naturellement, la plus importante de toute, c'est le Christ parce que en lui absolument tous les hommes sont rassem­blés pour former son Corps à Lui. Mais je pense qu'après le Christ, le premier ce sera Abraham.

Mais à l'intérieur maintenant de la filiation d'Abraham et toujours en rapport avec le Christ sur lequel on est greffé, il y a des hommes choisis. Et ce seront en particulier les moines. Et je dois dire - et c'est ce qui est très consolant - ­c'est que on est déjà personnalité corporative dès l'instant où on entre dans le monastère et où sincèrement on cherche Dieu et on cherche Dieu seul.

 

Naturellement au début, il n'est pas possible de quitter absolument tout. Même si on le fait dans l'intention et dans son coeur, dans la pratique il faut que Dieu lui-même prenne les choses en main et commence à retrancher beaucoup d'atta­ches qui nous relient encore soit à nous-mêmes, soit à une multitude de choses. Ce sera cette longue purification que Saint Benoît nous présente sous la forme d'une échelle à gravir, cette échelle de l'humilité au dessus de laquelle il y a la pureté du coeur.

Donc, un coeur qui ne s'appartient plus, qui appartient à Dieu, qui appartient aux autres, un coeur de Christ, un coeur qui ne sait plus rien faire d'autre qu'aimer. Mais dans l'intention, c'est déjà au départ. Et dans la mesure où cette intention est pure, il y a déjà là le germe de filium spirituel nouveau qui est planté et qui ne demande qu'à s'épanouir et à grandir. Voilà donc ce que sera le moine !

Il y a donc en lui une multitude d'hommes qui est rassemblée et qui dépend de lui, du moine, de sa vitalité surnaturelle et de sa sainteté. Nous avons donc là dans un homme - mais il faut voir l'homme avec tout - je dirais cette progenies qui est en lui. Il y a là une énergie surnaturelle immense qui atteint l'Eglise entière. Car l'Eglise à ce moment-là est saisie par le dedans, elle est soulevée et elle est portée vers Dieu. Un peu comme vous avez un ballon, un ballon qu'on gonfle avec du gaz. Il est porté par ce plus léger que l'air qui est en lui. Et voilà, il est enlevé la où les vents veulent le con­duire.

 

Ce moine devenu un autre Christ, portant en lui une multi­tude d'hommes, il est pour toute l'Eglise quelque chose d'ex­trêmement léger qui est comme ce gaz et qui peut soulever l'Eglise et la transporter là où l'Esprit le veut. Car un tel homme, il est comme le vent, on ne sait pas d'où il vient, et on ne sait pas où il va.

Donc mes frères, la vie monastique, elle n'est pas pour un homme seul. Elle est pour cet homme et alors pour tous ceux qui naissent en lui. Et ce qui est remarquable dans cette cho­se, c'est que le corps, disons total, de ce moine ne regarde pas seulement des hommes qui lui seraient contemporains, ou qui viendraient après lui, mais aussi des hommes qui sont déjà morts et qui ont vécu avant lui.

Car dans ce domaine du divin où on entre, il n'y a plus de passé, ni de présent, ni d'avenir. Il y a Dieu dans son être, Dieu qui prend possession de quelqu'un et qui se sert de ce quelqu'un pour conduire son Opus Dei un peu plus loin vers son achèvement, vers sa perfection. On pourrait utiliser encore une autre approche. Vous con­naissez l'adage : Le moine n'est jamais moins seul que quand il est seul. Cela fait un peu paradoxal.

Cela veut dire que s'il réalise sa vocation de moine : tout recevoir de Dieu seul, vivre pour Dieu seul, ne voir que Dieu seul en tous et en tout, et ne servir que Dieu seul en tout homme...lorsque le moine réalise ainsi sa vocation, il vit dans une communion profonde avec les hommes qui constituent le Grand Corps du Christ. C'est facile à comprendre ! Si je ne vis que pour Dieu seul, donc si j'entre dans une solitude qui n'est rien d'autre que la solitude de Dieu lui-même, à ce moment-là, je participe à la nature de Dieu et à son agir.

Car Dieu est seul dans son être, mais il atteint absolu­ment tout. Il atteint absolument tout dans la création maté­rielle, mais surtout dans la création spirituelle. Je pense ici aux hommes dotés d'intelligence, et de volonté, et de li­berté. Il atteint tout cela. Et le moine qui se perd dans cette solitude infinie qui est Dieu, Dieu se sert de lui pour atteindre aussi la création dans son centre, là où la création pivote sur elle-même et où se dessine, où se décide le destin des hommes.

 

Je vais employer une autre image. C'est que la Lumière de Dieu, elle envahit et elle pénètre le cosmos entier et surtout les êtres raisonnables, donc les hommes. Cette lumière de Dieu, c'est l'être même de Dieu dans ce qu'il a de vivifiant, dans ce qu'il a de fécondant et aussi - puisque c'est Dieu - de divinisant. Et cette lumière, elle est surtout condensée à l'extrême dans la Personne du Christ. Et de la Personne du Christ elle rayonne. On peut dire qu'elle est l'Esprit de Dieu, l'Esprit Saint qui, lui, est lumière. Voyez, nous sommes ici en plein dans le mystère de la Trinité.

Eh bien, le moine qui se laisse envahir et pénétrer par cette lumière        …..Saint Benoît en parle d'ailleurs. Il dira : Il faut avoir l'oeil ouvert à la lumière qui divinise, Pr.25. C'est celle-là, pas une autre ! Eh bien, ce moine-là, il participe au privilège et à la mission de la lumière. Car lui-même, voyant la lumière, devient lumière. Voyez ! Il devient comme invisible. Dès que le soleil paraît, on ne voit plus les étoiles. Pourtant, elles sont tou­jours là. Il faut que le soleil disparaisse pour que à nouveau les étoiles soient visibles.

C'est la même chose ! Le moine qui voit la lumière est comme une étoile. Voyant la lumière, il disparaît à l'intérieur de cette lumière et il participe à tous les privilèges de la lumière. C'est à dire que lui aussi pénètre et envahit tout le cosmos. Naturellement nous sommes ici au plan vraiment de l'action divine pure. Et c'est pour cela que je disais au départ que la valeur de la vie monastique était importante pour l'Eglise à condition que la vie monastique soit pure.

 

Mais je le répète encore une fois, cette pureté n'est pas atteinte au départ. C'est pas possible ! Elle est atteinte au terme de la vie monastique. Mais Dieu qui est amour donne déjà, dépose déjà dans le coeur du novice, du commençant, dépose déjà l'étincelle de lumière, la flamme de lumière. Et cette petite flamme participe déjà à tous les privilèges de la Lumière.

Vous comprenez sue lorsque le moine entier est devenu lu­mière dans tout son être, alors il y participe de façon vrai­ment et infiniment quasi efficace. Je dis infiniment parce qu'il participe à l'infini de Dieu ramassé dans le coeur d'un homme. C'est ainsi que Evagre le Pontique pourra dire que le moi­ne séparé de tous est uni à tous, agissant en tous et sur tous.        Voyez comme ces tous premiers moines - il s’agit des tous premiers - avaient déjà une perception juste et belle de leur vocation. Ce n'était pas des hommes qui allaient dans le dé­sert pour avoir la paix, ou pour je ne sais pas ? pour être tranquille ou pour faire des expériences hors du commun même au plan de la pénitence ou de la mortification. Ce n'était pas des acrobates, ni des sportifs, ni des athlètes même s'ils s'appelaient athlètes du Christ et athlètes pour le Christ.

Non, ils y allaient parce que ils étaient mus par l'Esprit. Ils étaient saisis par Dieu parce que ils avaient une mission à remplir au plan de l'Eglise. Et ils le savaient. Il a suffi d'avoir parmi eux quelques hommes plus penseurs, plus théolo­giens pour l'exprimer en quelques formules qu'on n'a pas encore fini à épuiser aujourd'hui tellement elles sont riches. Et cel­le-là entre autre : Le moine est un homme séparé de tous et uni à tous.

 

Il y a encore ceci qui est très juste et je vous propose de le retenir. C'est que plus Dieu nous entraîne dans son in­timité et dans sa solitude, plus il nous fait être pour les autres. Notre vocation, c'est d'être pour les autres et pas pour nous. Un moine qui voudrait vivre pour lui, c'est du frelaté, ce n'est pas du vrai. C'est inimaginable un moine qui vit pour lui. Un moine vit pour les autres. Un moine vivant pour lui, c'est une contradiction dans les termes, ça n'existe pas ! Un vrai moine vit pour les autres.

Et il vivra pour les autres plus il est enfoncé, plus il s'enfonce dans l'intimité de Dieu et dans la solitude, solitude qui est toujours une solitude en Dieu, une solitude de Dieu. Et c'est cela, vous voyez, la transcendante beauté de no­tre vie et sa justification la plus profonde. C'est exactement le contraire du repliement sur soi, de la jouissance égoïste et narcissique. Je le répète, le moine est essentiellement un homme qui existe pour les autres.

Et ça va de soi ! Dès que le coeur est pur - je prends toujours le sommet parce que c'est ça qui permet de mieux com­prendre - dès que le coeur est pur, il n'y a plus en lui aucune trace d'égoïsme. C'est fini ! La pureté du coeur, c'est ça : il n'y a plus d'égoïsme. Le coeur est vidé de soi, il est rempli de Dieu. De même que le Christ recevait son être de son Père, de même le moine au coeur pur reçoit son être de Dieu son Père.

 

On parlait autrefois beaucoup de la dévotion au Sacré-Coeur. Voyez ! C'était présenté d'une façon qui déjà au temps de ma jeunesse monastique était mièvre...je ne sais pas...enfin ça ne collait pas du tout à ma sensibilité. L'expression était bonne pour une autre génération encore avant moi. Pour la mien­ne, c'était déjà fini. Mais attention ! Cela ne veut pas dire que la réalité n'est pas là. C'est que le coeur du moine pur, c'est un coeur de Christ, comme encore nos pères l'avaient très bien compris.

Et c'est ce qui a été vécu et expérimenté par Sainte Lutgarde. Le Christ a pris le coeur de Sainte Lutgarde pour lui. Et il a pris son coeur à Lui et il l'a mis dans la poitrine de Lutgarde. L'échange des cœurs, c'est cela ! C'est là que nous de­vons arriver. C'est cela la véritable - je vais encore employer le mot - dévotion au coeur du Christ. C'est cela !

Or à ce moment-là, il n'y a plus du tout la possibilité de vivre pour soi parce que le Christ est devenu homme, pour nous, pour notre salut. Il n'est pas devenu homme pour lui. Il n'a pas eu un coeur d'homme pour lui, mais pour nous, pour les autres. Eh bien, le coeur pur du moine qui est devenu le coeur du Christ, c'est aussi pour les autres. Vous voyez, il n'y a plus d'égo1sme possible. Vous comprendrez mieux maintenant ce que le Père Abbé d'Achel disait. Il est possible que quand il a dit cela, il ne pensait pas à tout ce que j'ai dit. Mais ça n'a pas d'importance. Les prophètes disent souvent des choses qui ont une signification beaucoup plus large que ce qu'ils ont dit au moment même.

 

Alors, pour terminer, je vais tout résumer en un mot. C'est ceci. C'est que Dieu nous arrache à nous-mêmes pour nous donner aux autres en nous prenant pour lui. Voyez le mouvement : Dieu nous arrache à nous-mêmes. Il nous prend pour lui. Et à ce moment-là, il nous donne aux au­tres. Vous avez là tout le mouvement de la vie monastique. Et je vous souhaite d'entrer dans ce mouvement et de le suivre jusqu'au bout.

Et je vous demande d'adresser le même souhait à mon en­droit, et je me le souhaite à moi-même aussi. Nous y penserons pendant cette retraite surtout quand nous entendrons notre pré­dicateur nous parler de l'Eglise. Nous aurons tout ça à l'ar­rière plan. Et connaissant mieux le mystère de l'Eglise nous comprendrons la beauté et la valeur de notre vie monastique pour cette Eglise.

 

Chapitre : Solitude et visites.                     26.05.83

 

Mes frères,

 

Ce soir je vais revenir sur un point de la Carte de Visite que je n'ai pas eu le temps d'aborder hier matin. Et j'en pro­fiterai pour me permettre une petite extrapolation. Le voici :

 

C'est le grand désir de tous que l'Abbaye continue à conserver sa solitude, en tout premier lieu en n'admettant aucun tourisme. Je me réjouis de ce que les jeunes aspirent au silence et à la solitude et en outre insiste sur la sobriété, une sobriété sur toute la ligne.

 

Il est un facteur qui à côté du tourisme peut troubler notre solitude, non seulement la solitude du monastère comme telle, mais surtout notre solitude intérieure, notre intimité avec le Christ Jésus. Il s’agit des visites et des visites des membres de la famille en particulier. Le jour où nous sommes entrés dans le monastère, nous avons répondu à un appel bien précis du Christ qui nous invi­tait à quitter notre famille, notre parenté pour le suivre.

Il nous a même dit : Celui qui ne quitte pas son père, sa mère, ses frères, ses soeurs, ses biens, tout, il n'est pas digne d'être mon disciple et de s'attacher à moi, d'entrer dans le secret de mon amour, de devenir un autre moi-même. Et nous avons, nous, fait le geste. Nous avons même renon­cé à fonder un foyer. Nous sommes des solitaires. Nous avons embrassés la solitude.

Mais si nous avons quitté notre famille naturelle, c'est pour entrer dans une famille nouvelle, autre, beaucoup plus large, celle dont je vous ai parlé hier soir. C'est la familia Dei, la famille de Dieu, c'est le Corps du Christ. C'est des hommes, des femmes avec lesquels nous sommes liés mystiquement. Nous en connaissons certains. D'autres, nous ferons leur connaissance plus tard.

 

Mais ça ne signifie pas - attention ici ! - que nous nous désintéressons de notre famille selon la chair. Loin de là ! Mais nous la rencontrons à un niveau plus élevé. Cela ne signi­fie pas que nous n'assumons pas leurs soucis. Si notre amour pour Dieu, Dieu présent dans la personne du Christ Jésus est vrai, c'est toujours un amour incarné. Mais c'est une incarna­tion dans notre être greffé sur la Personne du Christ. C'est donc la véritable incarnation. Les liens charnels prennent une teinte nouvelle. Ils ne sont plus des fruits de l'instinct. Non, ils sont vécus dans la foi, dans l'espérance et dans l'amour. Ils acquièrent une finesse et une délicatesse que la chair seule ne saurait pas leur donner. Les soucis des membres de notre famille, nous les portons dans notre coeur, dans notre prière, et même si c'est nécessai­re par des moyens je dirais encore plus matériels.

Mais attention ! Si notre amour est véritablement surna­turel, si c'est cet amour de charité que l'Esprit Saint infuse en nous, les relations avec les membres de notre famille ne de­viennent pas prétexte à évasion. Vous connaissez la tentation : multiplier les relations avec la famille, les visites. Pourquoi ? Parce que dans le fond je ne me plais pas dans mon état monas­tique. Je ne sais pas supporter la solitude.

Il faut donc que je me saoule pour oublier mon désarroi. Et je me saoule, mais par des contacts avec l'extérieur, sur­tout avec les membres de la famille, et alors, sous toutes sortes de prétextes qui à mes yeux seront très relevés mais qui en fait peuvent être très, très bas. Nous devons bien prendre garde.

 

Mais d'autre part, notre attitude correcte vis à vis des membres de notre famille, à mon avis, elle ne dépend pas uni­quement de nous. Elle dépend en premier chef de celui auquel nous nous sommes donnés, c'est à dire du Christ. Nous avons quitté notre famille pour lui. C'est donc lui, maintenant, qui doit définir la façon dont nous devons nous comporter vis à vis des membres de notre famille. C'est là une question extrêmement personnelle, ça varie de frère à frère. Et le mieux, c'est de la mettre au point soit avec l'Abbé, soit avec le confesseur, soit avec un ancien. Mais ce doit être bien réglé avec une personne qui au yeux de la foi représente le Christ.

Ainsi, il n'y a pas d'erreur possible. Je suis certain que je ne me laisse pas guider par mon instinct, par un besoin d'évasion, par une sorte d'ascédie qui est en moi. Non, je sais alors que je marche dans la ligne de la foi. Cependant il me semble qu'il est tout de même indispensa­ble de fixer en gros une norme valable pour l'ensemble de la communauté. Cela existe dans tous les monastères. Et ici, il y en a une que je connais depuis toujours et elle me semble raisonnable. Vous la connaissez comme moi. Je la rappelle : trois visites par an, trois visites de deux à trois jours par an.

Je laisse de côté, vous savez, quelqu'un qui passe, qui reste ici deux, trois, quatre heures, qui prend un repas ici, puis qui continue sa route ou qui retourne chez lui. Laissons encore ça de côté, il arrive parfois qu'on doive rencontrer un membre de sa famille pour certaines choses. Laissons ça ! Mais je parle de visites. La famille vient ici, elle s'installe pendant quelques jours. Alors, vous savez, la norme, c'est trois par an et deux à trois jours chaque fois.

 

Et ici, je rappelle au père Hôtelier que c'est à lui, si nécessaire, de discrètement faire savoir au frère que la limite est attein­te et qu'il conviendrait de fermer le robinet pour l'année. Naturellement attention ! Il Y a toujours des exceptions à la règle parce que je dis que la relation de famille est très personnelle. Mais si une exception s'avère nécessaire, il suffit alors de m'en parler, et un accord est pris entre le frère et moi, et l'hôtelier, vus la circonstance. Je dois dire que trois visites comme ça par an, c'est une règle très large parce que dans les autres monastères, c'est une visite, au maximum deux fois par an.

Et je vais vous donner un exemple tout chaud. J'ai reçu avant hier un coup de téléphone de la maman du Père Denis d'Orval. Elle me disait, voilà : Je vais rendre visite à mon fils au Etats-Unis et je prends avec moi une dame. La maman du Père Denis est âgée de

75 ans. Il faut le savoir. Alors nous partons samedi de la semaine prochaine, nous débarquons à New York, nous prenons un autre avion pour Rochester et là, nous allons rester toute la journée du dimanche parce que nous devons bien nous reposer.

Le voyage est fatigant à cause des décalages horaires et n'oublions pas qu'elle est âgée de 75 ans et que sa santé n'est pas des meilleures. Le lundi, on va venir nous chercher en voiture. Il y a une cinquantaine de Km de l'aéroport au monastère. Et je rentre le samedi et je vous téléphonerai dès que je serais rentrée pour vous donner des nouvelles. J'en ai eu le souffle coupé. Je me demandais si j'avais bien compris. Vous restez ? Mais oui, le samedi de la même semaine. On fait déjà une exception pour moi. Voilà ! Alors, elle ne loge pas à l'Abbaye. Ah non ! Elle va loger dans une maison qui est à une certaine distance de l'Abbaye. Et là, elle doit faire sa cuisine elle-même...

 

Et voilà, mes frères, imaginons cela ici ! Imaginons qu'il y ait un ancien Abbé Américain ici en repos pour se remettre d'une maladie et que sa maman de 75 ans arrive avec une person­ne. Et ça coûte, savez-vous l'aller retour là-bas à Rochester. Mais moi, est-ce que je ne lui dirais pas : Mais Madame, écoutez, tout de même vous pouvez rester trois semaines. Ne

vous pressez pas. Mais non, voilà. C'est ce qui se passe là-bas à Genesee...

C'est pour vous dire qu'ici, vous vous rendez compte quel­le largeur d'esprit. Je ne veux pas dire que là-bas c'est étroit, attention, mais disons que c'est strictissime obser­vance concernant les visites. Donc, ici, mes frères, n'abusons tout de même pas. Tenons-nous en à nos trois visites par an et c'est très, très large par rapport à ce qui se passe ailleurs. Je vous le garanti.

 

Alors autre chose. Il me semble, moi, déplacé qu'on abreu­ve les familles de bière...Mais oui, ce n'est tout de même pas ici un café ! Il Y en a qui donne à leur famille 4 à 8 bouteilles par personne et par jour ? Et c'est de la 8°, et c'est de la 10° ! Est-ce que ces gens viennent ici pour devenir alcooliques ?

Non, n'est-ce pas, c'est fini ! Plus rien donner ! On re­çoit un verre de 6° au dîner et ça suffit. Nous ne sommes pas un endroit où on vient pour boire de la bière forte. Attention, il y a tout de même des limites ! Et je dois dire que dans le fond, les familles ne sont pas tellement édifiées par cela. Ce n'est pas tellement eux qui le demandent. Mais on pense bien faire en leur donnant. Non !

 

Voilà mes frères ! Nous sommes pendant notre retraite an­nuelle, réfléchissons à tout cela et prenons la bonne résolu­tion de veiller à notre solitude ici, du lieu, mais aussi à notre solitude, à notre recueillement intérieur. L'essentiel, c'est que nous vivions dans l'intimité de notre Christ.

Et là, nous pouvons agir efficacement pour que tous les membres de notre famille assument sainement leur condition et qu'ils reçoivent la grâce de vivre suivant leur vocation à eux sans oublier naturellement que en cas de besoin, nous sommes toujours là pour les aider le mieux possible. Mais pour ce qui est des visites, être raisonnable de fa­çon à ce que vraiment nous soyons vrais dans toute notre con­duite.

 

Chapitre : lettre du Père Abbé Général.         30.05.83

      33. Changer les dispositions du cœur.

 

Mes frères,

 

Les valeurs monastiques sont mises à notre disposition pour nous aider à mieux vivre notre union au Christ dans ses labeurs, ses souffrances et sa gloire. Mais ces valeurs monastiques, nous devons les utiliser correctement. Sinon, au lieu d'être efficaces, elles peuvent devenir un obstacle qui nous arrête sur notre route.         

Le Père Abbe Général nous a donne quelques exemples et il nous dit que nous avons à notre disposition des moyens qui per­mettent de tirer le meilleur profit de ce que l'Eglise et l'Ordre mettent à notre service. Il est symptomatique qu'il commence par le sacrement de la Réconciliation. Il dit :

 

Tout d'abord il y a les moyens surnaturels de la grâce, plus particulièrement les sacrements de la Récon­ciliation et de l'Eucharistie...

 

Puis, il pose des questions :

 

La confession est-elle devenue pour moi routine ou façon subtile de me rechercher ? Ou est-elle vraie rencon­tre avec le Christ, le Guérisseur ?

 

Nous devons, pour comprendre cette importance attribuée au sacrement de Réconciliation, situé celui-ci dans la démar­che monastique. Celle-ci peut être abordée sous des angles différents. Ce soir, nous pouvons en privilégier un. Le moine est un homme qui a été attentif à une Parole du Christ. Il l'a entendue, elle a pénétré dans son coeur et elle a mis en lui en mouvement des énergies qui attendaient cette impulsion pour se déployer et donner leur mesure. Et cette Parole est celle-ci. C'est tout au début de sa vie publique.

Le Christ dit : Le temps est accompli, le Royaume de Dieu est proche. Changez les dispositions de votre cœur et croyez à la Bonne Nouvelle. Le moine entend cela aujourd'hui. La Parole de Dieu est présente. Lorsqu'il fait sa Lectio Divina, qu'il tombe sur cet appel lancé par le Christ, il ne le regarde pas avec des yeux indifférents ou disons intéressés mais de loin, des yeux de l'érudit qui va là-dedans se poser un tas de questions comme on s'en pose aujourd'hui.

Non, pour lui, c'est le Christ dans l'état où il est au­jourd'hui, donc le Christ ressuscité des morts qui est là et qui lui adresse ces mots. Et ces mots touchent le moine, le moine tel qu'il est maintenant. Vous comprenez qu'il ne fait pas de rétrospective dans le passé. Il n'imagine pas le Christ s'adressant aux foules de Galilée et leur adressant ces mots qui étaient très importants pour ces foules alors, mais qui ne concerneraient pas notre temps d'aujourd'hui.

 

Le Christ dit ceci par exemple : Le Royaume, le règne de Dieu est proche. Entendons-les tomber des lèvres du Christ ressuscité. Il est proche, ce Royaume de Dieu, d'une proximité temporelle et d'une proximité spatiale. Une proximité temporelle ? Mais le règne de Dieu, c'est la Personne même du Christ ressuscité. Tout ce que nous pouvons concevoir du Royaume de Dieu ce ne peut être qu'à travers le Christ parvenu au terme de sa mission. Il est ressuscité, il est entré au plus intime de la Trinité. Je parle ici du Christ Jésus homme. Le Royaume de Dieu est donc ici présent.

Il est d'une proximité qui me saisit parce que à travers la personne du Christ ressuscité, c'est moi-même qui me hâte vers ma propre résurrection. Je ne vais donc pas contempler un événement du passé, mais un fait qui m'est donné aujourd'hui et qui m'invite a entrer dans ma destinée dont le terme est très proche, parce que il est déjà en fait réalisé dans la Personne du Christ ressuscité sur laquelle je suis greffé et dont je partage la vie.

Il reste maintenant à actualiser ma propre résurrection, ce qui va se faire dans le concret de ma vie quotidienne à con­dition que je sois toujours attentif à rester branché sur la volonté de Dieu, sur son projet de transformation, de transfi­guration de mon être. Donc une proximité temporelle du Christ et dans le Christ du Royaume de Dieu.

 

Mais aussi une proximité spatiale. Car le Christ, même s'il est entré dans ce que nous appelons vulgai­rement le ciel - c'est à dire un ailleurs qui m'est naturelle­ment inaccessible - il est cependant infiniment proche de moi. Par exemple, il est ici présent dans son état de ressuscité, ici dans notre salle capitulaire. C'est lui-même qui inspire les paroles que je vous adresse, c'est lui qui ouvre votre coeur, qui vous aide à les accueillir et qui va vous donner la volonté d'entrer dans ce projet qu'il a sur vous.

Il est présent en personne, mais aussi par son souffle. Car le Christ ressuscité est le Christ dans sa chair. Il a donc une respiration. Et cette respiration étant celle du Christ ressuscité est une respiration spirituelle. Il respire l'Esprit Saint. Et ce souffle qui nous vient du plus profond du Christ se répand sur moi, se répand sur chacun d'entre vous à partir du Christ présent, ici, dans cette salle.

Et c'est ainsi que la proximité spatiale du Royaume de Dieu est vraiment au-delà de ce qu'il nous est possible d'imaginer. Nous devons, pour la comprendre, entrer dans le mystère qui est Dieu, dans le plan qu'il a de salvification et de transfiguration de chacun d'entre nous.

 

Voilà, mes frères, ce que le Christ nous dit. Et ça aura naturellement une série de conséquences et entre autre celle­-ci, car il le dit tout de suite : Changez les dispositions de votre coeur ! Si vous savez cela, si vous croyez cela, à ce moment ce ne peut plus être pour vous aujourd'hui comme c'était hier. Et c'est à cette invitation que nous sommes conviés. Il le dira sous d'autres formes après naturellement. Ici, c'est le début de sa prédication. Après, il verra, c'est un festin. Il envoie des hommes pour inviter : Venez ! Et tout le monde peut entrer. Personne n'est laissé dehors...sauf...celui qui refuse...

Voilà, mes frères, ce sera assez pour ce soir. Demain nous avancerons encore d'un petit pas. Ce sont des sauts de puces. Mais dans le Royaume de Dieu qui est tellement proche, mais tellement proche, c'est d'un saut de puce qu'on s'y trouve.

 

 

 

Chapitre : Solennité de l’Eucharistie.             04.06.83

 

Mes frères,

 

Ce soir je vais vous adresser quelques mots au sujet de la solennité de demain, car notre Chapitre dominical sera con­sacré à un autre sujet qui, cependant, sera en rapport très étroit avec l'Eucharistie, comme vous voue en apercevrez.

 

Chaque jour il nous est donné d'approcher et de vivre une réalité bouleversante qui devrait nous transporter de joie et en même temps nous pénétrer de crainte. Il s’agit, vous l'avez compris, de l'Eucharistie. Et au lieu de cela malheureusement, misérablement, reconnaissons-le, l'accoutumance fait son oeuvre, son oeuvre d'usu­re.

Si bien que nous, nous assistons à l'Eucharistie, parfois même nous la subissons. C'est devenu un fait, pas même un fait divers. Cela fait partie de la routine quotidienne. Le Père Abbé Général en parlera dans sa lettre d'ailleurs.

Cela révèle notre état de pécheur, d'hommes blessés, d'hommes qui ont le coeur et le regard tournés vers des choses matérielles, ou même intellectuelles, ou même spirituelles dont ils peuvent tirer une jouissance immédiate.

 

Tandis que les réalités divines, surtout celles de l'Eu­charistie, elles nous ouvrent sur un monde autre que le nôtre, un monde qui en soit n'est pas accessible à nos sens, un monde dans lequel nous avons accès uniquement grâce à des vertus surnaturelles : la foi, l'espérance, l'amour. Cela demande un effort d'abord, et puis un dépouillement, un renoncement à notre égoïsme. Cela demande une conversion. Nous devons orienter notre coeur dans une direction autre, nou­velle. Tout cela, vous le voyez, c'est l'Eucharistie.

Je pense que c'est à ce moment-là que nous sommes vraiment des chercheurs de Dieu. Oui, c'est à ce moment-là parce que, comme l'a très bien compris la Tradition Théologique, c'est par excellence le mysterium fidei, le mystère de la foi. D'ailleurs dans le Canon Romain, auparavant, on le disait : mysterium fidei. C'est là le coeur de notre foi, de notre amour et de notre espérance déjà.

Je ne vais pas faire toute une théologie, ici, de l'Eucha­ristie. C'est pas le moment ! Mais l'eschaton, c'est à dire la réalisation du plan de Dieu, elle est déjà présente à ce mo­ment-là. Lorsque nous communions ensemble, l'unité du Corps du Christ et l'unité de la création est réalisée. Nous sommes déjà arrivés au-delà du dernier jour. Nous sommes entrés dans le grand repos de Dieu, la fin du monde est arrivée. Nous sommes dans le Royaume de Dieu pour l'éternité. Tout cela c'est l'Eucharistie, et bien d'autres choses encore !

 

Mais je dis spécialement ça parce que ça touche notre vie monastique. Le moine est un être eschatologique. C'est un homme qui vit déjà dans l'espérance du dernier jour. Et cette espé­rance est déjà une possession. Il n'est déjà plus de ce monde-ci. Demain je parlerai entre autre de la séparation du monde. Voyez, ça fait partie de notre être monastique. Il est déjà arrivé ailleurs tout en étant encore en route.

Eh bien, tout cela se réalise au moment de l'Eucharistie. Et c'est pourquoi elle se trouve au sommet et au coeur de nos journées. Et misérablement - j'emploie ce mot-là - nous parve­nons encore à nous accoutumer à cette réalité qui est vraiment le centre et le pôle de notre existence.

Saint Jean ne nous parle pas explicitement de l'institu­tion de l'Eucharistie. Mais à mon avis il y fait une allusion. Voici, lorsqu'il dit que Jésus ayant aimé les siens, il les aima usque infinem, jusqu'à la fin, à l'extrême, au-delà du possible. Car il n'est pas possible d'aller plus loin dans l'amour que de donner sa chair et son sang en nourriture à des frères.

 

Pour le Christ, ce n'est pas symbolique. Vraiment, mais réellement, nous mangeons sa chair, nous buvons son sang. D'ailleurs lorsqu'il l'a expliqué à la foule : Comment est-ce possible ? se demandaient ses auditeurs. Il ne leur a pas dé­menti. Non, il a insisté encore. A tel point qu'une bonne par­tie des disciples a répondu : Mais ces paroles-là, elles sont trop difficiles à entendre. Eh bien, nous ne le suivons plus. Nous partons. Et le Christ les a laissés partir, il ne pouvait pas se renier...Voyez ! C'est quelque chose d'extrêmement sé­rieux qu'il a posé là comme acte.

Et il dit aussi : Il n'est pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu'on aime. Il y a encore, là aussi, une allusion certaine à l'Eucharistie, du moins à mon sens. Car donner sa vie, c'est mourir pour les autres - c'est ce qu' il a fait - mais aussi les absorber en lui en leur donnant en nourriture sa propre chair.

Et nous, mes frères, nous sommes invités à faire la même chose...ça, il n'y a pas à en sortir! Et à faire la même cho­se pour tous les hommes sans exception. Nous ne pouvons pas in­troduire une seule exception dans notre coeur. Nous ne pouvons excommunier personne. Nous devons nous donner nous-mêmes. Nous devons nous-mêmes donner notre vie dans le concret du service pour chacun.

 

Et en même temps nous devons nous-mêmes nous donner en nourriture aux autres mystérieusement - notre propre chair, la chair de notre coeur et de notre esprit - en nous ouvrant to­talement à l'amour au point de devenir un avec le Christ. Et devenant un avec le Christ, devenir un avec les autres hommes.

Le Christ, lui, a pu réaliser cela dans le concret char­nel de son être. Pour nous, ce n'est pas possible. Mais nous pouvons et nous devons le faire mystiquement. Et quand nous venons dans le monastère, c'est entre autre pour cela. Je l'ai dit il n'y a pas tellement longtemps : l'essence du moine, c'est d'être un homme pour les autres, pas pour soi. Je suis vraiment moine lorsque je cesse de vivre pour moi, lorsque je vis exclusivement pour les autres. A ce moment-là, j'ai réalisé le projet de Dieu sur moi.

Eh bien, mes frères, cela nous sera rappelé demain avec vigueur et insistance au cours de l'Office, au cours de notre Eucharistie et aussi chaque fois que nous nous trouverons ­- demain en particulier - devant le Saint Sacrement qui sera exposé. Nous nous laisserons interpeller et nous nous demande­rons : Qu'est-ce que moi j'en fais réellement ?

 

Et nous implorerons notre Sauveur. Nous lui demanderons qu'il ouvre nos yeux, qu'il ouvre les oreilles de notre cœur et qu'il nous donne non seulement son mystère - ce mystère qui est le plus grand de notre foi - mais qu'il nous donne de nous ouvrir a lui pour qu'il entre dans notre vie et qu'il devienne le support de notre existence.

            Et nous y penserons plus particulièrement lorsque nous allons faire notre procession et puis notre adoration.          Nous allons cette année essayer la procession après None. Cela va nous couper notre après-midi et en même temps ça va relancer notre temps d'adoration.

Ainsi, mes frères, demain nous passerons une bonne journée qui sera une journée de ressourcement et d'un plus grand amour. Un plus grand amour pour notre Dieu, pour le Christ, un plus grand amour pour nos frères et aussi un plus grand amour pour nous-mêmes. Car en réalisant le plan de Dieu sur nous, à ce moment-là, vraiment nous nous aimons.

 

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        06.06.83

      34. Proximité et présence du Royaume.

 

Mes frères,

 

Le Père Abbé Général nous a dit que la sacrement de péni­tence était le premier moyen surnaturel mis à notre disposition pour valoriser notre observance monastique, pour tirer le meil­leur parti des valeurs qui nous sont proposées. Et ainsi nous oublier, laisser de côté notre égoïsme, nous transcender nous-mêmes et nous permettre d'entrer dans un uni­vers nouveau, l'univers même de Dieu.

Et ça se comprend, il faut des moyens d'ordre surnaturel pour avoir accès à ce monde de la surnature. Les plus grands efforts, les meilleures disci­plines naturelles sont incapables d'entrer là où Dieu se trouve, là où Dieu habite. Et le Père Abbé Général rejoint ainsi la première prédica­tion du Christ qui proclamait : Faites pénitence, repentez-vous, changez de vie car le règne de Dieu est tout proche.

Proximité temporelle, proximité spatiale aussi car le règne de Dieu, le Royaume de Dieu n'est pas distinct de la Personne même du Christ en qui sont rassemblés tous les trésors de la science et de l'amour.

 

Mes frères, le moine, c'est un homme qui vit dans la cons­cience de cette proximité. La certitude que le règne de Dieu est déjà présent mais pas encore parfaitement apparent, cette certitude domine la vie du moine et en imprègne tous les dé­tails. Ce n'est pas une obsession chez lui, une sorte de morbidi­té qui l'empêcherait de s'épanouir, comme si une catastrophe était toujours suspendue au dessus de lui, comme si la présence et la proximité du Christ l'empêchait de devenir un homme, comme si il était infantilisé, minorisé.

Non, c'est bien plutôt le contraire ! La conscience de cette proximité est source de liberté, de paix, de dilatatio cordis comme dit Saint Benoît, d'un contentement du coeur. Si bien que ce bonheur se lit sur son visage, sur toute sa person­ne. On est content de le voir parce que un tel homme est source d'espérance pour les autres. Il est lumière placée par Dieu sur le lampadaire et qui éclaire tout le monde. Lorsqu'on entre dans la maison, c'est ce lampadaire et cette lumière qui frappe d'abord le regard.

Voilà, mes frères, ce que nous devons être. Vous êtes la lumière du monde, a dit le Christ. Il n'y a pas moyen d'en sor­tir, à moins que nous ne soyons autre chose, que nous ne soyons obscurité. Mais alors, c'est parce que justement nous ne vivrions pas dans la proximité et la présence du Royaume déjà en train d'arriver, arrivé déjà.

 

Pour bien entrer dans cette problématique, il faudrait être, je dirais, un juif, avoir cette expérience de la tempora­lité qu'avait le monde sémitique à l'époque du Christ et que il doit encore avoir maintenant, où il n'y a ni de passé, ni de présent, ni de futur. C'est un présent où tout est en train de se faire et où tout est en train de s'achever. Donc il y a toujours là quel­que chose, donc ce Royaume de Dieu. Voila, c'est de cette proximité-ci qu'il s’agit. Proximité donc dans le temps, c'est déjà là. Proximité spatiale, on peut y entrer déjà, on y est déjà.

Lorsque je reçois un sacrement - que ce soit la pénitence, que ce soit l'Eucharistie, surtout l'Eucharistie, là c'est en­core plus sensible - je suis déjà à l'intérieur du Royaume de Dieu. Je ne suis plus sur le seuil, je suis déjà dedans. Il vient tout entrer en moi. Dieu l'a dit, le Christ l'a dit : Si quelqu'un m'aime vraiment, nous viendrons mon Père et moi et nous ferons chez lui, près de lui, en lui notre demeure. Nous vivrons là en permanence. Nous serons chez lui, nous serons chez nous.

C'est cela le Royaume de Dieu !

 

Et cette conscience produit des effets qui sont très beaux et qui sont particulièrement tonifiants pour un homme : d'abord une vision nouvelle du 'monde. Le monde n'est plus clos. Ce n'est plus une prison. Ce n'est plus quelque chose de froid, de glacé, de glacial. Non, le monde est ouvert.

Le monde entier devient un pa­lais. Il devient une parole. Il rayonne partout d'une présence, celle du Christ créateur qui est en train de le modeler. Il n'a jamais fini. Et en même temps de le modeler, de le spiritua­liser. Il est ouvert sur le monde à son stade ultime qui est cet­te vie nouvelle, vision de paix, Jérusalem descendant d'auprès de Dieu et devenant le cosmos.

 

Quelqu'un me faisait remarquer hier : au début de la créa­tion, tout est ténèbre et Dieu sépare les ténèbres de la lumière. Il y a donc un jour, il y a une nuit. Et c'est toujours ainsi. Il y a toujours les deux opposés : ténèbre et lumière. Puis il y a cet entre-deux ténèbre-lumière. Mais au jour ultime, lorsque la création est achevée, il n'y a plus que lu­mière. Plus besoin de soleil, plus besoin de lune puisqu'il n'y a plus d'obscurité à vaincre. La lumière du cosmos, son flambeau, mais c'est l'Agneau, c'est le Christ.

Vous avez donc ce passage de l'obscurité totale à la lu­mière totale. Et nous sommes, nous autres, entre les deux. La conscience de la proximité du Royaume de Dieu, c'est déjà l'expérience anticipée de la lumière parfaite, de ce jour uni­que qu'est le 8° jour, au-delà donc de la semaine sabbatique où il n'y a plus rien que la lumière, Dieu étant lumière en tout et en toutes choses.

Dieu étant lumière en nous d'abord, où dans notre corps spiritualisé notre sang est lumière. C'est de la lumière ! No­tre coeur c'est un organe qui propulse la lumière et qui le diffuse. Voilà, mes frères, la vision qu'on reçoit de Dieu, vision nouvelle lorsque on vit de façon consciente dans la proximité de cette merveille qu'est le Royaume de Dieu.

 

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        07.06.83

      35. Un comportement nouveau.

 

Mes frères,

 

Nous avons vu que la proximité du Royaume de Dieu éveil­lait dans la conscience du moine une perception spirituelle qui place le moine dans une relation nouvelle avec le monde. Celui-ci ne luit paraît plus hostile. Ce n'est plus une force aveugle qu'il faut maîtriser, qu'il faut dominer et domestiquer, mais le monde devient un ami. Pourquoi ?

Mais parce qu'il est entièrement resplendissant de la gloire du Christ qui en est le Créateur, et le Rédempteur, et le Transfigurateur. Il s’agit du Christ ressuscité qui a assumé la matière et qui l'a introduite au sein de la Trinité. Le mon­de est donc devenu un temple qui nous raconte la gloire de Dieu. Si bien que le Psaume que nous chantons devient une réalité non plus spéculative, mais contemplative et associée à notre vie.

Il n'y a donc plus de fossé entre le monde et le moine. Ils sont tous deux en symbiose parce que tous deux portés par le Verbe Créateur, habités par l'Esprit Saint, mais chacun naturellement à leur niveau. Le moine sait très bien qu'il est la conscience du monde matériel et que par lui, par son regard sur le monde, le cosmos tout entier regarde le Christ, et dans le Christ voit le Père, et dans l'ensemble contemple la Trinité.

 

Voyez, c'est cela la vie contemplative ! Ce n'est pas, cette vie contemplative, le fait de chanter des psaumes, de réciter des prières et de faire de braves et de bonnes lectures. Non, c'est d'aller jusque là. Le reste n'est que moyen. Ce sont toutes des valeurs monastiques - comme nous parle le Père Abbé Général - mais que nous devons utiliser correctement.

Et comme il le disait, un des premiers moyens surnaturels mis à notre disposition, c'est le sacrement de pénitence qui justement nous place, nous aide à nous placer dans cette relation correcte avec Dieu, puis alors tout ce qui sort du coeur de Dieu et en premier lieu l'univers dont nous faisons partie. Cette prise de conscience va apporter naturellement un changement d'attitude dans la conduite générale du moine. C'est ce qu'on appellera la conversion. Il acquiert un comportement nouveau, des attitudes nouvelles vis à vis de ce qu'il rencon­tre, mais en particulier vis à vis des hommes.

Lorsqu'il voit quelqu'un s'approcher de lui, il ne va pas se poser la question : Mais enfin, celui-là, que me veut-il encore ? Donc une suspicion, une crainte dans son fort inté­rieur, déjà comme un refus qui s'esquisse. Mais naturellement ce n'est pas conscient, il faut voir ça dans son attitude. Mais il aura cette exclamation de Saint Séraphin de Sarov : Tiens, le Christ est ressuscité ! Dans la personne qui s'avance vers lui, immédiatement il voit le Christ ressuscité.

 

Attention, ce n'est pas ici une image ! Le Christ ressus­cité réellement vit dans cet homme. Cet homme est un membre de ce Christ ressuscité. Et dans le frère qui s'avance vers lui, le moine contemplatif voit directement la personne du Christ. Alors là, naturellement, vous avez tout ce que le Christ disait : Ce que vous aurez fait au moindre de ceux-là, de ces petits qui sont les miens, c'est à moi que vous l'aurez fait. C'est moi que vous avez reconnu en lui, et c'est moi que vous avez servi, que vous avez aimé, que vous avez accueilli, que vous avez visité. Vous avez toute cette hiérarchie de compor­tements qu'il nous détaille.

Oui, et nous avons ainsi une distribution nouvelle de valeurs. Tout est hiérarchisé par rapport à l'amour qui est le centre de tout. Voyez notre vie comme un cercle à l'inté­rieur duquel se trouve une foule de choses qui nous sont pro­posées, qui nous sont offertes, que nous rencontrons. Et tout cela a sa place. Mais tout est ordonné par rapport à ce centre qui est l'amour. Voilà le nouveau comportement, voilà le fruit de la con­version, voilà le fruit de la vision nouvelle du monde !

 

Mes frères, j'ai trouvé tout cela ramassé dans une phrase du dernier entretien que le Christ a voulu avoir avec ses apô­tres. Je l'ai rencontré ce soir et cela m'a frappé. Je me suis dit : tiens, cela vient bien à point. Il dit ceci : Encore un peu de temps et le monde ne me verra plus. C'est plus que il ne me verra plus. C'est il ne me regardera plus, il ne me contemplera plus. Ce sera fini. Mais alors, dit-il, vous, vous me verrez, vous, vous me contemple­rez.

C'est le même mot qui a été repris par toute la tradition monastique primitive pour parler de la contemplation. Le fait donc d'avoir des yeux ouverts, des yeux qui voient. On est pas­sé de la cécité à la vision. On est passe de la ténèbre à la lumière. Vous me verrez ! Et pourquoi cela ? Vous me verrez, parce que moi, dit-il, je vis. Et vous, vous vivrez. La seule et unique condition que le Christ pose pour que nous ayons la faveur de le voir dans son être de ressuscité, c'est uniquement de vivre.

Donc, aussi longtemps que nous ne le voyons pas, nous ne vivons pas encore, ou bien nous vivons à moitié, nous vivons en partie. Nous ne sommes pas encore passés de la mort à la vie. Nous ne sommes pas encore passés du péché à la vertu. Nous ne sommes pas encore passé de la chair à l'esprit, ni de l'égoïsme à l'amour. Vous vivrez ! Vous vivrez parce que moi je vis et que vous vous vivrez. Vous vivrez de la même vie que moi. Le Christ voit son Père parce qu'il vit de la vie de son Père. Eh bien vous, vous vivrez si vous vivez de ma vie à moi qui est la vie de mon Père.

 

Et alors, qu'arrivera-t-il car ça va encore plus loin ? En ce jour-là, dit-il, en ce jour-là. Donc c'est un jour qui arrive. Il parle au futur aux Apôtres. Donc, nous aussi voyons-le, il est ici, il nous parle au futur : En ce jour-là, le jour où vous vivrez et où vous me verrez, alors vous connaîtrez que moi je suis dans le Père, que vous êtes en moi, et que moi je suis en vous. Vous avez donc là cette unité qui est consommée : la vie divine est parfaite en nous. Nous participons à la nature de Dieu. Nous sommes divinisés. Nous voyons le Christ. Nous voyons qu'il est dans le Père. Et à ce moment-là, nous constatons que il est en nous et que nous, nous sommes en lui.

C'est cela le sommet de ce comportement nouveau, de cette conversion. Et vous voyez, alors on ne voit plus les choses à partir du bas, mais on les voit à partir du haut. On ne les voit plus à partir de la périphérie, mais à partir du centre c'est à dire du Christ avec lequel on est devenu un. Mais voilà, mes frères, ce que je pensais devoir vous dire ce soir. Et je pense que cela ne va pas nous décourager.

Nous pourrions nous dire : ah oui, mais tout ça ce n'est certainement pas pour moi ! Si c'est pour moi ! Puisque Dieu m'a appelé dans le monas­tère, c'est pour cela. Si vous prenez les Ecrits des tous premiers moines, si vous passez à travers toute la Tradition, si vous la suivez jusqu'aujourd'hui et pas seulement en Occident, mais aussi en Orient, partout où il y a des moines, où vous voyez des saints, vous Verrez que c'est là que le Christ veut nous conduire quand il nous appelle. Et ce n'est pas difficile, Saint Benoît nous l'a dit. Il y a une route très rapide. Il suffit de se laisser faire par Lui.

 

Chapitre : Façon de recevoir les moniales.       09.06.83

 

Mes frères,

 

Le principe de l'unité de notre Ordre doit s'inscrire maintenant dans le Concret de la vie. Je vous en ai parlé hier encore. C'est une grande préoccupation des prochains Chapitres Généraux, des Conférences Régionales. Et ça nous intéresse également. Dimanche dernier, je vous ai proposé une solution au pro­blème qui est spécifique à notre communauté : comment faire pour exprimer dans le réel cette unité de notre Ordre ? Nous devons bien comprendre que toute forme d'immobilisme est nuisible.

Lorsque l'Esprit Saint inspire à tout un Ordre un mouvement de réunion, de unitatis redintegratio pour nous aussi, la reconstitution d'une unité qui était au début de l'Ordre, nous ne pouvons pas rester en arrière. Ce serait se sclé­roser et devenir un cadavre même si on vit encore. On n'aurait plus que les apparences de la vie. Je vous ai donc proposé, ici à notre place, pour marquer cette volonté de travail vers l'unité reconstituée de notre Ordre, d'accueillir généreusement les moniales de notre Ordre à partager notre liturgie et éventuellement nos échanges spi­rituels au Chapitre.

Or, le cas va se présenter. Lundi après-midi va arriver ici la Mère Abbesse de Laval avec une jeune professe qui con­duit la voiture. Elles vont rester ici jusque Jeudi et je pense que je partirais avec elles à Scourmont. Je n'ai pas besoin de vous présenter cette Mère Abbesse.

 

Maintenant, mes frères, je reviens à des généralités, mais qui sont des principes encore que nous pourrons appliquer tout de suite. Si nous voulons recevoir dignement, respectueusement, avec fruit, des moniales dans notre monastère et vivre avec elles l'unité de notre idéal, l'unité aussi de notre lutte, et disons pour ramasser le tout, l'unité de notre Ordre, trois qualités sont requises. D'abord, nous devons déposer toute supériorité masculine. Vous savez, la condescendance du mâle vis a vis de la femelle.

Non, ici nous sommes sur un autre niveau. Dans le Royaume de Dieu il y aura toujours des hommes et des femmes, c'est cer­tain, mais nous serons tous comme des anges de Dieu. Il n'y aura plus de discrimination au plan du sexe. Il n'y aura plus des êtres supérieurs : les hommes, et des êtres inférieurs : les femmes. Non, la seule hiérarchie qui nous classera et au regard de Dieu et au regard des anges, et au regard des autres hommes, c'est le degré d'amour qui battra en ce moment à l'intérieur de notre coeur. Mais il n'y aura pourtant pas de jalousie car chacun aimera selon sa capacité personnelle. Qu'on soit homme ou qu'on soit femme, cela n'aura plus d'importance.

Or, comme ici nous somme déjà dans le Domus Dei, dans le Temple, dans la Maison de Dieu, que nous nous efforçons de vi­vre selon les règles du Royaume de Dieu, nous devons dès main­tenant renoncer a tout ce qui peut paraître une certaine supé­riorité masculine. Nous devons accueillir les moniales pour ce qu'elles sont : des soeurs dans la fraîcheur de leur ferveur spirituelle. Car je l'ai observé surtout depuis que je suis allé à Clairefontai­ne - car le monde des moniales je ne le connaissais guère -. Comme beaucoup parmi vous ne le connaissent pas, ou presque pas.

 

Mais au plan du spirituel, du pneumatique, si nous voulons aller chercher des exemples et des références, nous pouvons franchement aller chez elles, dans l'absolu de leur donation au Christ. Ce doit être inscrit dans le caractère de la femme : elle se donne, puis elle ne se reprend pas. Elle peut rencon­trer bien des difficultés, mais elle s'est donnée, elle ne s'appartient plus. Alors la véritable vie contemplative peut commencer. Le Christ peut tout leur demander. Même si elles crient, même si elles grincent, même si elles râlent, elles le font. Et le Christ peut travailler en elles. Et l'Esprit de Dieu peut les métamorphoser. Chez les hommes, c'est autre chose.

Donc quand nous voyons la moniale, voyons tout ce tableau, cette fresque spirituelle à l'arrière plan et ne nous imaginons pas supérieurs. Non, le plus haut que nous pouvons être, c'est d'être égal. Alors aussi, attention, aucune curiosité malsaine. Nous devons être des moines, c'est à dire des hommes qui sont bien dans leur peau et qui ont un regard net, un regard pur. Non pas un regard qui épie, un regard qui déshabille, un regard qui viole. Non, mais un regard net, un regard clair, limpide, pur, qui peut se poser sur tout le monde sans rien salir. Donc pas de petit sourire entendu, ni des choses ainsi. Car ça, si ça arrive, si ça devait arriver, nous devons bien savoir que c'est un soufflet lancé directement en plein visage de la Vierge Marie.

Il faut bien le savoir parce que la première moniale, c'est elle. Et depuis les origines de l'Ordre, elle a été pré­sente dans nos monastères. Elle a été la Reine de nos Abbayes. Elle est là en statue, c'est vrai, et à la place d'honneur. Mais la statue n'est que le signe et le symbole de sa présence réelle. Lorsque nous respectons la moniale, lorsque nous posons sur elle un regard d'admiration et d'amour qui convient pour une fille de Dieu, à ce moment-là nous sommes en communion vraie avec notre mère la Vierge Marie.       Tandis que le contraire, c'est une insulte qu'on lui lance directement, sans intermédiaire. C'est elle qui le reçoit.

 

Et enfin, nous devons aviver en nous le sentiment de notre appartenance a un Ordre. Nous sentons et nous savons que nous appartenons à une maison, à un monastère. Mais le sens de l’appartenance à un Ordre monastique qui compte des moines et des moniales, ça c'est autre chose. Nous ne l'avons pas néces­sairement. En tout cas, pour moi personnellement, je l'avais certes, mais c'était - je ne dirais pas endormi - mais ce n'était pas très vivant avant que je ne sois allé à un Chapitre Général, que je n'ai rencontré des Abbés et des Abbesses. Maintenant, je me rends compte existentiellement que nous faisons partie d'un Ordre, que nous ne sommes pas seuls.

Vous n'avez pas, vous, la grâce, la faveur de faire cette expérience-là comme moi je l'ai faite. Oh, je ne l'ai faite qu'un tout petit peu. C'est tout petit. Je n'ai pas vu beau­coup de monde. C'était dans un tout petit cercle. Mais cela ne veut pas dire que maintenant il faudrait commen­cer à circuler ! Il y en a bien un ou l'autre ici qui a eu l'occasion de le faire. Mais attention ! Ne pas dire maintenant ce sera chacun notre tour. Non, ce n'est pas ça que je veux dire. Mais sachons-le quand même.

Nous avons maintenant suffisamment d'informations de ce qui se passe ailleurs. On a voulu créer un bulletin de liaison, justement pour que nous sachions que nous appartenons à un Corps. Ce n'est pas seulement le Corpus monasterii, mais c'est le Corpus Ordinis. Eh bien, nous aurons ainsi l'occasion en voyant ces mo­niales partager dans la mesure du possible et du permis l'es­sentiel de notre vie, nous saurons mieux que nous faisons par­tie d'un Ordre.

 

Il y a donc là aussi une sorte d'oecuménisme au plan de notre Ordre, à l'intérieur de notre Ordre. Et ce sera un en­richissement considérable au plan de notre ouverture humaine aux autres, et surtout au plan spirituel. Voilà, mes frères, c'est dans cet esprit que nous allons pour la première fois accueillir dans notre liturgie et voir de si près des moniales.

C'est peut-être la seule fois que ça arrive ? Mais attention, toute chose peut arriver ! Mais ne courons pas derrière. Mais si Dieu nous l'envoie, si Dieu nous le demande, eh bien, nous serons ouverts. Et je pense que cela attirera sur tous les bénédictions de Dieu et le sourire de la Vierge Marie notre Mère à tous.

 

Chapitre : Sainte Lutgarde.                       15.06.83

 

Mes frères,

 

Demain nous célébrons la mémoire de Sainte Lutgarde. Le Martyrologe nous a rappelé ce midi qu'elle était décédée en 1246. Elle est donc contemporaine des premières moniales qui ont fondé notre monastère en 1230. Le Martyrologe nous a dit aussi qu'elle était dans un monastère situé dans le diocèse de Namur. Actuellement, c'est le Brabant. Mais il est possible qu'à cette époque c'était vrai­ment le diocèse de Namur, si le diocèse de Namur existait ? Mais nous n'allons pas entreprendre des recherches historiques à ce sujet-là. Mais nous ne pouvons oublier, nous, que nous sommes les enfants de Saints et de Saintes qui nous engendrent encore aujourd'hui à la vie divine.

 

N'allons pas nous imaginer que Sainte Lutgarde se désin­téresse de notre sort. Elle était contemporaine de nos fonda­trices et elle est encore contemporaine aujourd'hui. Elle nous rappelle entre autre la noblesse de notre origine. Nous sommes nés de Dieu et nous devons nous comporter en enfants de Dieu. Cette noblesse nous impose des devoirs.

Et elle nous demande de maintenir entre autre à un niveau élevé notre idéal monastique. Nous n'avons pas le droit de le laisser se dévaluer. Nous devrons y penser lorsque nous réfléchirons à propos de nos Constitutions. On sent, même partout, lorsqu'on voit les réponses des monastères, qu'il y a un souci de préserver la vérité de notre idéal. Et Lutgarde est pour nous une lumière et une mère. Nous sommes fils de la Lumière, le Christ étant à nos regards appa­rition de la Lumière de Dieu. Nous qui sommes greffes sur Lui, nous devenons fils de Dieu et fils de lumière.

Il ne faut donc pas qu'il reste en nous des coins d'obscu­rité, de ténèbre, c'est à dire dans notre coeur des racines de malice sur lesquelles germent les pensées mauvaises qui vont alors se lirent dans le regard que nous portons sur le frère. Non, si nous sommes lumières, nous devons l'être dans tout notre être, pas seulement dans un petit coin.

 

Et c'est cela que Sainte Lutgarde est pour nous. Elle est une lumière et elle est aussi notre mère parce que vraiment elle a réalisé dans notre Ordre quelque chose dont je vais vous parler dans un instant et qui me paraît être comme le condensé ou la carte de notre idéal cistercien à son niveau le plus élevé. Et Lutgarde peut être ainsi l'incarnation de nos rêves. Surtout quand on est jeune, on a besoin d'un idéal incarné. On rêve de belles choses, mais ça doit se concrétiser. Et chez Sainte Lutgarde, nous le verrons se dresser et vivre sous nos yeux. Par exemple, nous pouvons admirer en elle le renoncement, la conversion totale dans le renoncement à tout, même à elle.

Regardez, à la fin de sa vie, elle avait perdu la vue. Elle s'était retirée dans un endroit où elle était vraiment étrangère. Car à cette époque, on ne voyageait pas comme au­jourd'hui et il suffisait de parcourir quelques Km pour se trouver en pays étranger. Nous avons aujourd'hui un autre sens des relations ou des distances. Elle avait un amour farouche de la solitude. Et cette so­litude, elle a voulu la préserver justement en entrant dans un monastère dont elle ne comprenait pas la langue. Si bien qu'elle ne vivait pas murée en elle-même, mais elle était libre de converser avec son époux.

Mais cette solitude n'était pas stérilité ni tarissement d'une source. Au contraire, ça a libéré un amour tellement puissant qu'il débordait bien au-delà des murs d'enceinte, des murs de clôture. Il atteignait même le midi de la France. Elle savait qu'il se passait là-bas des choses qui n'é­taient pas trop belles chez les Cathares et les Albigeois. Et à sa place où elle était, elle compatissait à la souffrance du Christ, et des membres du Christ qui là-bas s'entredéchiraient. Et vous savez qu'elle s'imposait des jeûnes, des jeûnes de deux fois sept ans, au pain et à la bière...ça convenait puisqu'elle était de notre coin.

 

Cette charité ardente venait de ce que elle était parfai­tement unie à son époux, le Christ. C'était une union du niveau le plus élevé. On parle que le Christ lui avait enlevé son coeur et que à la place, il lui avait placé le sien. C'est beaucoup plus qu'une image. Ce n'est plus elle qui vivait, c'était le Christ qui vivait en elle. Ce n'est plus elle qui aimait, c'était le Christ qui aimait en elle. Elle ne pouvait plus rien faire d'autre que d'aimer. Mais cette vie, il me semble l'avoir trouvé condensée dans un verset ou deux qui me sont tombés sous les yeux ces jours-ci. L'endroit où j'étais arrivé dans ce que je vais appeler ma Lectio Divina.

Tous les jours au soir, je lis comme ça en lec­ture continue dans le Nouveau Testament. Et j'étais arrivé au Chapitre 14 de Saint Jean. J'y vois le programme cistercien dans sa séduisante beau­té, dans son dynamisme auquel on ne peut résister. C'est une sorte de carte routière de ce que nous devons faire et de ce que nous devons devenir, donc du sort qui nous attend. J'ai ici le texte original. Lorsqu'on le voit dans le teste latin, c'est déjà changé. Et lorsqu'on passe au texte français, c'est encore dévalué davantage. On traduit habituellement ainsi : Celui qui a mes comman­dements et qui les garde, celui-là m'aime.

En réalité, on a trois participes présents l'un derrière l'autre. On devrait traduire littéralement : mon ayant ou mon possédant. Et le possédant, le gardant de mes commandements, celui-là est mon amant. Voilà comment il faudrait le traduire ! Mais on n’oserait jamais traduire comme ça. Voyez un peu, ce serait invendable. Et dans une lecture publique, mais on ne comprendrait pas, ou ça scandaliserait. Mais pourtant, c'est ainsi que les choses on été dites. Donc, trois participes présents, ce qui marque la solidité, ce qui marque un état stable, solide, définitif.

 

Donc, le possédant de mes commandements, il les a, il les possède. Il a découvert un trésor. C'est le trésor par excel­lence. Et pour se l'approprier, il a tout donné, absolument tout. Il n'a rien gardé pour lui. Il a vendu tout. Il a jusqu'à vendu son nom. Il a vendu sa vie. Mais ce trésor, maintenant il en est le possédant. C'est encore plus que le possesseur, parce que le possédant, c'est pour toujours. Et ce trésor, maintenant il le possède, il le garde. Il est le gardant. C'est plus qu'un gardien, parce que le gardien, il est appointé, il est salarié. On est gardien d'un parc à Bruxelles, ou d'un musée.

Non, c'est le gardant ! Pourquoi ? Parce que ce trésor, il le tient en son coeur avec un soin jaloux. Il se laisse nourrir par lui. Car ce trésor, ce sont les commandements. Mes commandements, ce sont les commandements du Christ. Et tous ces commandements sont une couronne autour d'un commandement central qui est l'amour. Vous serez vraiment mes disciples si vous gardez mes commandements. Et mon commandement, mon commandement, c’est que vous vous aimiez les uns les autres. Vous avez l'amour et tout autour comme une couronne, vous avez les autres commandements.

Mais que veux dire commandement ? Lorsqu'on voit le terme commandement en français, vous savez, ça ne veut presque plus rien dire. Mais quand on voit le mot tel qu'il est présenté ici dans son origine. Le commandement, étymologiquement, c'est ce qui fait naî­tre, ce qui fait surgir, c'est ce qui produit. Donc, le com­mandement, c'est la Parole de Dieu créatrice, cette Parole qui ne revient jamais vaine mais qui a toujours produit son effet.

 

Elle sort de la Parole de Dieu. Elle tombe dans mon oreil­le. Elle descend dans mon coeur. Je l'ai, cette Parole et je suis son possédant. Et là, je la garde. Je m'en nourris, je la laisse faire. Elle me transforme, elle me transfigure. Je fais un avec elle. Et maintenant, mon être entier devenu Parole de Dieu par­ticipe à l'oeuvre de la création. Je deviens le créant à côté

de Dieu qui crée. Cela va même si loin que maintenant Dieu ne peut plus rien faire d'autre que de créer par moi qui suis de­venu sa Parole.

Voyez jusqu'où ça va ! Tout cela si on veut bien regarder le texte tel qu'il est, le comprendre et se laisser pénétrer par lui. Cet Amour qui est le commandement par excellence, donc c'est le geste par lequel je m'ouvre à cette Parole - c'est tout simple - et que je la laisse travailler en moi. Cet amour motive, détermine, informe absolument tout ce que je fais. Même les choses les plus insignifiantes en soi, elles acquiè­rent une valeur créatrice et une valeur transfiguratrice parce qu'elles sont toutes portées par l'amour.

Vous voyez à ce moment-la que le moine ou la moniale par­ticipe à la propre vie de Dieu. Vous avez cette source qui pro­fère une Parole qui vient de l'amour, et qui est porteuse d'amour, et qui produit des oeuvres d'amour. Cela va tellement loin que Saint Jean de la Croix a pu dire : Là où il n'y a pas d'amour, mettez de l'amour et vous recueillerez de l'amour. C'est infaillible !

 

Alors, quel est le résultat ? Le résultat, eh bien dit le Christ : C'est celui-là qui est mon amant ! C'est beaucoup plus que celui qui m'aime, car il y a alors entre le Christ et, il s’agit de Sainte Lutgarde - mais ça vaut aussi pour la moniale et le moine - il y a une relation amou­reuse. On s'aime, ici. On ne peut plus rien faire d'autre que d'aimer. Celui-là est mon amant ! Je pense que nous ne devons pas avoir peur. Le mot qui est utilisé ici, c'est le mot agapè. On le traduira caritas. Mais il ne faut pas avoir peur d'y introduire une petite nuance érotique. Car il y a en nous des instincts qui nous obligent à aimer physiquement, à aimer charnellement, à aimer avec notre coeur, donc de façon sensible.

C'est ainsi qu'il faut arriver à aimer le Christ. C'est un amour qui saisit tout l'être et pas seulement qui est logé quelque part dans notre cerveau. Non, il engage toute notre existence. Si bien que le coeur étant totalement pris, il n'est plus partagé. Il n'y a plus de place dans le coeur pour autre chose que pour cet amour. Donc, lorsqu'on aime quelqu'un d'autre, qu'on aime un frè­re, qu'on aime une soeur, ce n'est plus d'un amour purement hu­main tout en étant parfaitement humain, mais c'est un amour qui vient de ce coeur qui est empli de l'amour du Christ. Et alors ce qui est merveilleux, c'est le Christ qui aime à tra­vers notre coeur.

Nous ne devons pas nous imaginer que le Christ est quelque part - il est ici parmi nous naturellement - mais qu'il est là et que voilà, il nous aime ainsi. Non, lorsqu'il aime, il aime toujours à travers un coeur d'aujourd'hui, à travers un coeur d'une personne bien vivante dont nous partageons la vie. Et nous devons être ça les uns pour les autres. C'est le geste, la signification du geste du Christ donnant son propre coeur à Lutgarde et prenant le coeur de Lutgarde pour lui. Nous devons être possibilité pour le Christ d'aimer, de nous aimer.

 

Sinon, voyez, ce n'est pas du vrai. L'incarnation doit aller jusque là. Nous ne devons pas avoir peur de regarder les choses comme elles sont dans, la réalité et de pousser la logi­que divine jusqu'à ses extrêmes conséquences.       D'ailleurs, un coeur non partagé, il ne va pas chercher de distractions, ni de diversions, ni de divertissements plutôt, ni d'évasions. Non, il n'en n'a pas besoin parce qu'il est en­tièrement séduit par le Christ.

Saint Benoît le dit quelque part dans sa Règle. Je n'ai pas le texte ici, mais je vais le citer ainsi de mémoire. Il dit : Lorsqu'un disciple se trouve dans ces dispositions-là, la Parole de Dieu, ce que Dieu lui demande l'a à peine touché que aussitôt il entre en mouvement. Si lien que les deux sem­blent s'opérer en même temps : et l'ordre, le commandement donné, et l'exécution par le disciple. Ch 5.

Voyez ! Et il va même plus loin : laissant là ce qu'il avait en main, il n'achève même pas la lettre qu'il a commencé à écrire. Il ne l'achève pas. Je ne parle pas d'une grande lettre, d'une grande épître, mais du signe graphique qu'il a commencé. Il ne l'achève pas. Il est déjà parti ailleurs. Son coeur est tout entier à Dieu, est tout entier au Christ.

 

Mais qu'arrive-t-il alors ? Ce qui arrive, c'est que le monastère devient ce qu'il doit être, cette scola caritatis, une école où on apprend justement cette science sublime de l'amour, comment s'y prendre pour aimer et pour laisser le coeur être transformé jusqu'à ne plus être que respiration d' amour. C'est ça ! Donc le monastère scola caritatis ! Et lorsque ça arrive de plus en plus, naturellement on ne peut pas exiger cela de celui qui entre. Mais lorsque dans le monastère il y a assez bien de seniores spirituales, d'Anciens spirituels qui arrivent vers ce niveau, il devient le paradisus claustralis, il devient la paradis claustral, c'est à dire un paradis, le lieu de la familiarité avec Dieu.

C'est l'endroit où on est vraiment avec Dieu tout le temps. Et on le voit encore dit ici. Celui-là, dit-il, il sera aimé de mon Père, et moi je l'aimerai. Plus loin il dira : Nous viendrons à lui et nous ferons auprès de lui, et chez lui notre demeure. Voilà, c'est ça le paradis retrouvé : avoir le bonheur de vivre de façon consciente et permanente avec les trois Person­nes de la Trinité. C'est ce qui est promis à celui qui jalouse­ment se nourrit des commandements et des vouloirs de Dieu, celui qui ne sait plus rien faire d'autre que d'écouter et réagir.

Alors, il y a ici un mot du Christ. C'est celui qui me paraît le plus beau de tous. Il dit ceci. En latin il est dit : Je me manifesterai à lui. Lorsqu'on voit le texte original, je pense qu'il ne faut pas avoir peur de le prendre au pied de la lettre. Et là nous allons retrouver Sainte Lutgarde vraiment dans tout son épanouissement. Le Christ dit littéralement : Je me rendrai visible à lui. Je me rendrai apparent. Je me montrerai à lui. Je me ferai voir de lui. Et si on veut vraiment aller à la source de l'étymologie, il veut dire : je brillerai devant lui.

 

Donc, j'apparaîtrai à ses yeux comme la source de toute beauté, de toute lumière. Je me ferai voir à lui. Il y a donc ici une promesse qui est vraiment le ce que vers quoi tend le coeur de celui qui est appelé par Dieu dans la vie monastique. C'est voir le Christ. Thérèse d'Avila, toute petite, elle voulait se rendre au pays des Maures pour y être tuée parce qu'il fallait être morte pour Dieu. Je veux voir Dieu. Donc le moine et la moniale disent : je veux voir le Christ. Et le Christ nous donne ici la recette.

Lutgarde, elle y a cru. Voilà, elle est allée jusqu'au bout et ainsi elle a trouvé le ciel sur la terre car elle voyait le Christ qui se manifestait à elle, qui brillait devant ses yeux comme une lumière, et qui faisait couler sur elle des flots de lumière qui la purifiaient sans cesse, qui la rendaient elle-même lumineuse.

Et c'était la récompense de cet amour. Et elle goûtait ainsi un bonheur toujours nouveau. Elle n'avait plus besoin de s'évader dans toutes sortes de choses, ne fut-ce que des imagi­nations. Elle ne pouvait plus être que rayonnement de lumière sur les autres, de son coeur ne pouvait plus sortir que des pensées bonnes, de ses regards ne venaient plus que des rayons qui réconfortaient ceux qu'elle rencontrait.

 

Mais voilà, mes frères, demain nous allons fêter de notre mieux Sainte Lutgarde et nous penserons à tout cela. Et nous retiendrons surtout ici cette promesse du Christ, magnifique, généreuse, divine - un homme n'aurait jamais osé imaginer cela ­lorsqu'il dit, je le répète : Je brillerai à ses yeux de toute ma lumière, qui est vie parce que c'est la lumière de Dieu. Voilà ! Et ce sera mon souhait pour chacun d'entre vous pour ce soir et pour demain à l'occasion de cette fête.

Et n'allons pas penser que tout ça, c'est de l'éloquence sacrée : oh, c'est de l'homélie ! Il faut bien remplir le quart d'heure du soir ! Non, ce n'est pas cela ! Vous sentez bien dans votre coeur chacun que c'est la vérité et que c'est ce que chacun nous es­pérons. Mais ne l'oublions pas, l'espérance ne déçoit jamais. On obtient toujours - c'est ça qui est merveilleux - encore plus que ce qu'on espère.

 

Chapitre : L’alliance avec Abraham.              22.06.83

 

Mes frères,

 

Je voudrais aujourd'hui partager avec vous des pensées qui ont surgi en moi ce matin au moment où était proclamée au cours de l'Eucharistie la Parole de Dieu. Vous vous souvenez, il s’agit de notre Père Abraham qui reçoit de la part de Dieu de nouvelles promesses et qui est invité à établir avec Dieu une alliance. Où plutôt, c'est Dieu qui prend l'initiative de se lier à Abraham et à sa race pour toujours. Pensez ici à la fin du Magnificat, Marie qui est la fleur d'Israël se souvient que le Seigneur a promis à Abraham et à sa race à jamais telle chose.

Abraham prend donc une génisse de trois ans, une chèvre de trois ans et un bélier de trois ans. Il les coupe en deux. Il place les parties l'une en face de l'autre. Puis la nuit tombe. Une profonde torpeur s'abat sur Abraham qui est saisi d'une grande terreur. Et voilà qu'il aperçoit un four brûlant et une torche enflammée qui passent entre les parts des ani­maux tranchés par le milieu. Et bien, je me suis aperçu à ce moment-là que cet événe­ment nous touchait au centre de notre vie monastique contempla­tive.

Il ne s’agit pas pour nous de prendre des animaux, de les partager en deux et d'offrir ainsi un sacrifice que Dieu agrée et par le moyen duquel il scelle une alliance. Mais la victime, ici, c'est nous. Nous sommes, dès l'instant où nous nous don­nons à Dieu dans la vie monastique, nous sommes littéralement coupés en deux du haut en bas. Notre être est divisé par le milieu. Car la Parole de Dieu qui s'est adressée à nous, elle est plus incisive qu'un glaive à deux tranchants, donc aiguisé des deux côtés. Elle nous atteint jusqu'à la jonction de la chair et des os. Elle va même jusqu'a pénétrer les os et séparer la moelle des os.

Vous voyez ! Partout nous sommes coupés en deux. Absolu­ment plus rien de notre être n'est invisible aux yeux de Dieu. Et il n'a plus aucun secret pour lui. Et a ce moment-là, Dieu s'engage vis à vis de nous. Non pas pour quelques jours, quelques années, ou même jusqu'à notre mort...il s'engage pour l'éternité. Et sa fidélité jamais ne se reprend. Nous pouvons, nous, être infidèle, lui demeure fidèle. Rappelez-vous alors tout le Cantique de l'Apôtre Paul.

Mais ce qui nous brise ainsi - car ce sectionnement de notre être nous disloque - ce qui nous brise ainsi, cette Paro­le, elle est lumière et elle est feu. C'est le Christ en per­sonne et personne d'autre, lui qui est la Lumière du monde, qui pénètre à l'intérieur de notre coeur. Et là, il y devient un feu. Et ce feu ne nous laisse plus aucun repos. Il y devient un feu parce qu'il y entraîne avec lui Celui par lequel il est, c'est a dire cet Esprit Saint qui a reposé sur Marie, qui l'a prise dans son orbite et qui l'a fécondée.

 

Nous voici donc possédant au coeur la Lumière et le feu. Notre coeur ne peut pas résister. Il va être calciné. Il va être fondu pour ressurgir et devenir autre, pour devenir nouveau, un coeur spirituel, un coeur qui n'est plus guidé par des pensées charnelles, un coeur qui est tout entier sous la mouvance de l'Esprit de Dieu.

Et de ce coeur ne peut plus sortir - je l'ai déjà dit tant de fois et je le répète encore ce soir - ne peut plus sortir que de la bienveillance, que de l'indulgence, que de la patience, que de l'amour; jamais plus une pensée de jugement contre un autre ou contre n'importe quoi, mais toujours à par­tir de ce coeur qui est doté d'yeux spirituels, une pénétration dans le coeur des autres, au centre de l'être des autres pour là y voir scintiller une lueur qui est là où Dieu donne vie et où Dieu donne éternité.

Et cette expérience devient le lieu de notre propre fidé­lité. Car si Dieu nous a ainsi quasiment séparés de nous-mêmes, c'est pour qu'il puisse nous posséder tout entier, qu'il puisse nous habiller de sa propre fidélité, pour qu'il n'y ait plus en nous autre chose que le désir d'être à lui, de le rencontrer, de le regarder, de l'écouter. A tel point, que céder à la tentation de donner ne fut-ce qu'une parcelle de notre coeur à une autre occupation que celle-là nous devient pratiquement impossible.

 

A ce moment-là, j'ai rapproché cette...appelons cela cette perception, cette vision ou cette contemplation de la Parole et de la scène. Je l'ai rapproché de ce que le Christ lui-même disait. Il disait : Un arbre bon ne peut donner que de bons fruits et un arbre mauvais, lui, ne peut donner que des fruits détestables. Oui, à ce moment-là notre coeur devenu une portion du coeur même Christ ne peut plus produire que des fruits de salut pour tout le monde, pour le moine lui-même, pour ses frères, pour ceux qu'il rencontre.

Mais attention ! Il ne faudrait pas que ces fruits qui en soi sont bons deviennent des fruits empoisonnés pour d'autres. Or, c'est bien possible ! En soi, ils sont toujours bons. Mais ils peuvent très bien être reçus par d'autres comme des fruits mauvais. Pourquoi ? Mais parce que si l'autre a encore un coeur noyé dans l'égoïsme, il ne lui est pas possible de déguster un fruit bon. Son palais n'est pas pur, si bien qu'il ne peut percevoir la pureté et la limpidité de ce fruit. Attention ! Je ne dis pas ça pour jeter la pierre à d'autres, mais c'est pour vous permettre de comprendre que nous sommes tous ainsi.

Attention, nous sommes tous encore malades. L'égoïsme est toujours en nous à plus ou moins forte dose. Et parfois, il ne nous est pas possible d'entendre et de supporter certaines paroles, des paroles qui en soi sont excel­lentes. Donc des fruits qui en soi sont succulents, mais nous ne les acceptons pas, nous ne les écoutons pas, nous ne les entendons pas. Pourquoi ? Mais parce que il y a encore en nous une partie qui n'est pas encore bonne, une partie de nous qui est encore mauvaise et qui va produire des fruits, eux, qui sont détestables mais qui à nous paraissent excellents.

 

Vous avez alors le terrible conflit entre la part égoïste de notre être et la part de notre être qui s'est donnée au Christ. Et ce conflit c'est, nous le savons très bien, le lieu où l'homme ou le moine est obligé de sortir de lui. Il est pressé entre les deux et il n'y a plus qu'une seule issue de salut, c'est de s'oublier. Et c'est là que le Christ veut le conduire.

Donc, je reviens à ce que je disais au début: nous voici tranchés en deux. La lumière du Christ a pénétré en nous. Elle crée une situation contradictoire comme si les deux parties de notre être voulaient se rapprocher - la partie mauvaise, la partie bonne - la partie égoïste, la partie qui s'est donnée a Dieu.

Et en fait, lorsque l'homme parvient à l'endroit où le Christ voulait le conduire, son être se réunifie. Car cette lumière et ce feu qui nous a séparés en deux devient soudure lorsqu'il est parvenu à nous rendre semblable à lui. Je me demande si vous avez bien compris car ce sont des choses qui ne sont pas tellement faciles à expliquer bien qu' elles soient plus faciles à vivre.

 

La volonté de Dieu qui chaque fois qu'elle s'adresse à nous - au début surtout - nous secoue et nous disloque, dans un second temps, elle nous construit. Le Seigneur disait déjà au Prophète Jérémie : Voilà, je te pose pour être devant tout le monde celui qui démolit, celui qui détruit, etc...mais aussi celui qui reconstruit.

C'est ça que fait la Parole de Dieu. Elle nous coupe, elle nous disloque, elle nous sépare de nous-mêmes, elle nous arra­che à nous-mêmes. Mais dans un second temps, elle nous recons­truit, elle nous réédifie, elle nous réunifie. Et a ce moment-la, nous sommes nous-mêmes devenus UN, parce que ce n'est plus nous qui vivons,mais que c'est la lu­mière et le feu qui vivent en nous, cette lumière et ce feu qui créent le monde et qui le transforment.

Voilà, mes frères, ce qui m'est passé par la tête, imagi­nez-vous ce matin à Scourmont, lorsque était proclamée la Paro­le de Dieu. Naturellement ça a été beaucoup plus rapide. Mais cette intuition, je pense, est très juste. Et vous remarquez que les Paroles qui nous sont lancées chaque matin au cours de l'Eucharistie, elles nous atteignent toujours et nous pouvons, si nous avons les yeux ouverts et les oreilles attentives, y découvrir la trame ou le schéma, ou le modèle de la vie à laquelle nous avons été appelés.

 

 

 


Homélie : Vigile de Saint Jean-Baptiste.        22.06.83

          Jérémie et Jean-Baptiste.

 

Mes frères,

 

Nous l'avons entendu, Jérémie et Jean-Baptiste ont été choisis, appelés par Dieu dès avant leur naissance. Depuis toujours, avant même que Dieu se soit engagé dans l'aventure de la création, de l'accomplissement vers lequel il voulait conduire un rêve qu'il portait dans son coeur, les noms de Jérémie et de Jean-Baptiste lui étaient déjà présents.

Et c'est ainsi qu'il avait déjà dans son projet assigné à chacun d'eux une place pour une mission définie, précise, qui allait faire corps avec leur personne, une mission qui serait leur nom, avec laquelle ils s'identifieraient et qu'ils allaient conduire à son accomplissement avec une fidélité qui ne connu aucune faille.

L'un et l'autre seraient prophète ; l'un pour arracher pour démolir, pour détruire, mais aussi pour construire et pour planter. L'autre pour marcher devant la face de Dieu avec la puissance et le prestige du Prophète Elie.

 

Mes frères, nous avons en Jérémie et en Jean-Baptiste deux des plus grandes figures de l'histoire du monde. Et depuis l'origine, la Tradition a vu en eux des modèles de la vie monastique. Nous allons y revenir dans un instant. La Parole de Dieu a pris possession de leur personne dans les racines les plus profondes jusque sur la couche épidermi­que. Si bien que l'essence de leur mission était de devenir présence parmi les hommes du Verbe de Dieu.

Cette mission comptait nombre de détails importants, ca­pitaux. Mais tous ces détails dérivaient d'une source unique, d'une évidence première; Jérémie et Jean-Baptiste étaient de façon mystique mais bien réelle comme des pré-incarnations du Verbe de Dieu. D'ailleurs, les contemporains de Jésus ne s'y sont pas trompés. Ils n'étaient pas tellement loin de la vérité lorsqu' ils leur semblaient reconnaître dans Jésus et Jérémie et Jean­-Baptiste.

L'agir de Dieu par ces deux hommes atteint l'étendue de la durée et il nous affecte encore aujourd'hui. Par notre vo­cation monastique, nous les rejoignons, et Jérémie, et Jean­Baptiste, et nous partageons leur destinée. Si nous sommes logiques avec notre vocation, Dieu se sai­sit de nous pour transformer notre coeur, notre esprit et notre chair en lieu de la Parole et en Temple de l'Esprit. Et ainsi, nous rejoignons et nous partageons leur destinée.

 

Je vais donner quelques exemples. Ce n'était plus Jérémie, ni Jean-Baptiste qui vivaient, c'est la Parole de Dieu qui vi­vait en eux. Et nous, ce n'est plus nous qui devons vivre, mais c'est le Christ qui doit vivre en nous, lui qui est la Parole de Dieu devenue chair. Et Jérémie et Jean-Baptiste étaient dévorés par un feu qu'ils ne pouvaient contenir.

Et nous-mêmes, si nous nous laissons emporter par Dieu, nous allons être consumés par un brasier qui est l'amour. Comme eux, nous nous laisserons déposséder de nous-mêmes et notre nourriture deviendra la volonté de Dieu portée par la Parole et incendiée par l'Esprit.

Mes frères, la mission de Jérémie et celle de Jean-Baptiste n'est pas loin de la nôtre. Si nous la regardons en face, nous nous y reconnaissons à cette mission qui est de nous laisser prendre, de nous laisser travailler par l'Esprit de Dieu, notre mission qui est d'être nous aussi présence parmi les hommes du Verbe de Dieu porteur de salut, porteur d'amour, de réconcilia­tion et de paix. Si nous sommes ainsi dans la ligne de l'image présentée à nos regards par la Parole que nous avons entendue aujourd'hui, alors mes frères, nous nous efforcerons de demeurer fidèle, d'une fidélité qui devra persévérer jour après jour et qui nous conduira peut-être là où nous ne voudrions pas aller.

Jérémie et Jean-Baptiste sont morts témoins de Dieu, déjà témoins du Christ. Nous aussi, nous nous laisserons mettre à mort, non pas de façon sanglante certes, mais enfin, on ne

sait jamais ? Mais n'allons pas si loin. Nous nous laissons mettre à mort par les événements, une mort que nous vivrons à l'inté­rieur de nous-mêmes, mais qui nous fera entrer dans la vie qui était la leur, une vie qui n'est rien d'autre que la vie de Dieu et où nous trouverons, comme Jérémie et Jean-Baptiste, une force et aussi un réconfort qui, à partir de nous, ruissel­lera sur les hommes nos frères.

 

                                                                                                  Amen.

 

Chapitre : Nativité de Jean-Baptiste.           25.06.83

 

Mes frères,

 

Je voudrais aujourd'hui revenir quelques instants sur Jean-Baptiste dont nous avons célébré hier la nativité. La Tradition depuis les temps les plus lointains a vu en lui un des Ancêtres de la vie monastique. Il a vécu dans le désert, il était vêtu d'une tunique en poil de chameau, il portait une ceinture de cuir, il se nourrissait de sauterelles et de miel sauvage, et il ne buvait aucune boisson fermentée. Voyez le symbolisme attaché à toutes ces images !

Je ne vais pas les rappeler, vous les connaissez. C'est la vie du désert naturellement, loin du monde, être seul avec Dieu, s'at­taquer de front au démon dont le désert est le repaire. Se nourrir d'aliments préparés de façon très frustre, sans recherche, des aliments qui ne flattent pas la gourmandise et ne pas boire de boissons enivrantes, excitantes, gui créent un univers artificiel dans lequel on peut s'évader, échapper à la pression de la vie concrète.

Le vêtement simple, sans recherche, sans apprêt. Ces poils de chameau ont donné, après, le silice, la bure. Et la ceinture de cuir, très importante dans une vie monastique gui signifie la lutte contre les vices de la chair et des pensées. Tout ça, vous le connaissez !

 

Et alors Jean-Baptiste qui a été, qui a lancé le grand mouvement de la metanoïa, de la repentance, de la pénitence, de la conversion, du retournement, du changement de vie. Cette metanoïa qui dans le Christ lui-même est entrée, qu'il a fait sienne, à laquelle il a imprimé un élan nouveau qui nous travaille encore aujourd'hui. Metanaeite, dit-il, allez, faites pénitence, repentez-vous car le règne de Dieu est tout proche !

Il n'est pas possible d'entrer dans ce Royaume de Dieu si on ne change pas de vie du tout au tout. Voyez, c'est tel­lement important pour un moine qu'il en fait l'objet d'un voeu. C'est tous les jours qu'il faut recommencer à reprendre les choses. Le retournement ne s'opère pas en une fois. Il est lent, il est pénible, ça fait grincer, ça fait crier, Ça fait pleurer.

Voyez alors la derrière toute la spiritualité de la com­ponction et des larmes si précieuses dans une vie monastique, les larmes du coeur. Le moine alors, ce n'est plus un type qui rigole, qui est dissipé, qui rie bêtement pour tout et pour rien. Non, il porte en lui ce grincement de son être qui est retourné : la peau de l'intérieur vient à l'extérieur, et l'inverse, comme on enlève la peau d'un lapin. Si vous avez déjà fait cela quand vous avez pris des lapins au piège ?

 

Alors, le monachisme est né. Il est né dans le sillage et la lumière de Jean-Baptiste entre autre. Et il y puise là, dans cette metanoïa liée à ce genre de vie assez rude, cette ascèse, il y puise sa jeunesse et son dynamisme. Il est dit que Jean-Baptiste marchait devant, à la face du Seigneur dans l'esprit et la puissance d'Elie. Je ne vais pas entrer dans l'analyse sémantique des noms de Jean et Elie.

Je rappelle simplement que Elie signifie : le Seigneur est Dieu. Voyez, là est liée la profession de foi de l'Islam. Il n'y a pas d'autre Dieu que Dieu. Il n'y a pas d'autre Dieu que le Seigneur disait Elie dans son nom. Et Jean ? Mais Dieu, lui, désire combler de grâces tous les hommes. Pourquoi ? Parce que le Seigneur est le seul Dieu. Voyez déjà ici cette correspondance entre les deux. Je note donc que Jean Baptiste est rattaché au prophète Elie dont il a recueilli l'héritage et la mission.

Or Elie, pour sa part, est le prototype de l'anachorèse. C'est un homme seul. Il vit seul. Il se retire toujours sur une montagne ou bien il s'enfuit dans le désert. A son tour il se cache dans la caverne. Et c'est là qu'il reçoit la fa­veur de regarder passer Dieu devant lui. Il en sort parfois pour affronter l'impiété, pour affronter l'idolâtrie, pour lutter en faveur de son Dieu.

 

Voyez, ici, dans le prophète Elie, le moine qui sans sor­tir de sa retraite lui, car Elie n'en sortait pas non plus. Car sa retraite à lui, elle était d'ordre mystique. Il était tou­jours dans le désert. Même lorsqu'il affrontait le roi, et les puissants, et les faux prophètes, il était encore dans son dé­sert intérieur. Nous allons le voir dans un instant. J'anticipe donc maintenant. Car il avait comme devise : Il est vivant le Seigneur de­vant qui je me tiens. Voyez ! Elie était toujours dans le dé­sert car il était debout, debout devant Dieu et debout devant la vie, la vie qui le possédait et qui le transfigurait. Et grâce à cette vie, Dieu pouvait tout lui demander et il pouvait tout réaliser par Elie.

Et c'est exactement la posture, l'attitude du moine con­templatif qui, lui aussi, se tient devant le Christ ressuscité et qui boit la Lumière déifiante qui petit à petit le transfor­me, le transfigure, fait de lui un Dieu et lui donne une puis­sance égale à celle du prophète Elie, à celle du Christ lui­-même qui, grâce à cet homme, va opérer des merveilles dans l'invisible certainement, et parfois dans le visible. Mais ce n'est pas nécessaire. Et alors, dans cette vision du Christ, le moine déguste la vie éternelle et il sait très bien que il a déjà franchi la porte de la mort. Il goûte la petite résurrection. C'était tout cela, Elie !

Maintenant, voyez Jean-Baptiste qui, lui, vit et marche - ­est-il dit - dans l'esprit et la puissance du prophète Elie. Là aussi, on pourrait s'arrêter. Qu'est-ce que ça veut dire : marcher ? Marcher, vous avez là immédiatement toute la hallaka que nous retrouvons dans les psaumes. Heureux celui qui marche dans la loi du Seigneur...etc. Cela vient tant de fois cette hallaka, qui est la façon de se tenir, la façon de se comporter devant Dieu et devant les hommes. La façon correcte, vraie, juste qui ne peut être qu'une marche dans l'amour. Pourquoi devant ? Exactement, ça veut dire : à la face. Il est à la face de Dieu. Il y a là quelque chose de très beau car il marche à la face de Dieu.

 

Naturellement il ne faut pas, ici, vouloir conceptualiser, ni abstraire, mais il faut contempler une image mobile. Jean­-Baptiste marche devant, à la face du Seigneur dans le souffle et la puissance d'Elie. Cela veut dire que Jean-Baptiste marche dans la respiration d'Elie qui est un pneumatophore. L'image est celle-ci : Jean-Baptiste est devant le prophè­te Elie. Et Elie est donc derrière Jean-Baptiste. Et Elie res­pire. Comme il est porteur de l'Esprit, sa respiration est l'Esprit de Dieu. Et cet Esprit vient frapper le dos de Jean-­Baptiste qui se sent poussé en avant, et qui marche, et qui avance sans difficultés.

Voilà l'image ! Il marche dans la respiration du pneumato­phore qu'est Elie. Il marche dans le souffle de l'Esprit Saint, l'Esprit de sainteté qui animait Elie et qui était sa vie. Et ce pneuma, cet Esprit, ce souffle, il est invincible car il est l'Esprit de Dieu. Elisée avait reçu d'Elie double portion de cet Esprit. Et vous savez ce que Elisée a réalisé. Or, Jean-Baptiste, lui, il est enveloppé par cet Esprit. Il en est pénétré. Il n'est plus qu'Esprit et Lumière devant Dieu. Voila ce qu'était Jean-Baptiste.

Maintenant, ce qui est un détail, et qui à mon sens est d'une importance primordiale là-dedans, c'est que cet Esprit qui a pris possession de Jean-Baptiste et qui l'investit pour sa mission, qui lui donne une puissance qui lui fait l'empor­ter contre tout et contre tous, cet Esprit qui transfigure Jean-Baptiste, il passe par Elie. Nous avons donc là déjà un cas de la loi inflexible de l'incarnation dès avant l'incarnation du Verbe de Dieu. Dès avant même que le Verbe de Dieu soit devenu chair, nous avons dans la personne de Jean-Baptiste un jeu de la loi de l'incar­nation. C'est par Elie qui a vécu longtemps avant Jean-Baptiste que l'Esprit investit Jean-Baptiste. Et en ce sens-là il est déjà, il est encore un précurseur du Messie.

 

Mais voilà, mes frères, je pense que nous comprendrons un peu mieux maintenant l"importance essentielle de la présence de pneumatophores dans un monastère. Saint Benoît en parle. I} les appelle en latin des seniores spirituales, des Anciens qui sont porteurs de l'Esprit. Ce n'est pas eux qui vivent, c'est l'Esprit du Christ qui vit en eux et qui les anime. Et c'est leur respiration d'amour qui fait avancer tous les autres, qui leur donne vie. Un monastère où il n'y aurait plus de pneumatophores, c'est fini, il est mort. C'est un cadavre qui est encore animé parce qu'il est remonté. C'est un mécanisme qui joue encore, mais ça ne vit plus.

Donc voilà, mes frères, hâtez-vous donc de courir, comme le dit Saint Benoît pour que vite chacun nous devenions des pneumatophores les uns pour les autres. Et que tous ensembles, investis de l'Esprit et de la puissance d'Elie et de Jean­-Baptiste, nous soyons les uns pour les autres des lumières, des puissances, des forces de façon à ce que nous puissions croître et réaliser chacun pour notre part et tous ensembles le grand projet de Dieu qui est la transfiguration, la transfor­mation de tous les hommes et même de l'univers entier.

 

Chapitre : Réflexions.                              25.06.83

      Suite à la Conférence Régionale.

 

Mes frères,

 

Il est temps que je vous donne quelques informations au sujet de la Conférence Régionale qui a été ouverte par le Père Abbé de Cîteaux le vendredi 17 au matin et clôturée par lui le mardi 21 au soir. Cette Conférence groupait une quarantaine de participants dont une majorité de moniales dans une proportion d'environ 9 moniales pour 7 moines. Cela met en relief la place de plus en plus importante que prend la branche féminine à l'intérieur de notre Ordre. Je dois dire que cette influence des moniales est bénéfi­que. A mon avis, l'avenir de l'Ordre Cistercien se trouve chez elles. Pourquoi ?

Parce qu'elles sont engagées vis à vis de Dieu de façon plus vraie, plus entière. Cela tient peut-être au tempérament féminin ? Mais je pense aussi que c'est en relation avec la façon dont leur vie est organisée dans leurs monastères. Il y a chez elles un retrait plus entier, plus radical du monde. Je pense ici à leur clôture. Elles ne sont pas envahies comme le sont les monastères masculins par les touristes, les curieux. Il n'y a pas chez elles cette tentation à la distrac­tion, à l'évasion.

Certes, elles ont aussi leurs défauts et elles doivent lutter intérieurement pour toujours se tenir sur la route qui conduit directement vers Dieu. Mais elles le font avec une gé­nérosité beaucoup plus grande. Et je vais vous citer ici un mot que j'ai découvert dans le compte rendu de la Conférence Régionale Néerlandophone qui s'est tenue à Berkel du 25 au 26 Mai, donc deux jours ! Ils font, eux, des minis réunions, mais ils en font plusieurs, deux ou trois au cours d'une année. Le Père Abbé Général, est-il dit, invité par nos Abbés et Abbesses est venu le deuxième jour passé quelques heures avec nous pour donner ses impressions sur notre région. Le Père Abbé Général, à ce moment-là, faisait la Visite Régulière à Mariawald et à Maria Frieden. Il a donc fait un petit saut jusque Berkel qui n'est pas tellement éloigné.

 

Et je découvre ceci, dans une conclusion : le Père Abbé Général s'est entretenu avec les Supérieurs de la façon assez faible dont est vécue la dimension contemplative de notre vie.

Il ne parle pas ici uniquement des monastères de la Région Néerlandophone. Il donne son impression sur l'Ordre entier. Vous savez que c'était déjà sa préoccupation dans la lettre circulaire qu'il nous a adressée en 1980. Voyez ! Trois ans après, ça n'a pas encore changé !

 

Il y a là une chose à laquelle nous devons être attentifs. Nous devons a tout prix sauvegarder ici A Saint Remy la dimen­sion contemplative de notre vie. Le Père Abbé Général sait que ici ça est vécu. Et nous n'avons pas le droit de nous permettre de nous laisser relâcher. La façon dont la vie est organisée ici est très proche de la façon dont elle est vécue chez les moniales : cette sépara­tion du monde...une clôture sérieuse...une approche des valeurs monastiques qui est surnaturelle...ne pas rechercher des déri­vatifs dans des occupations qui peuvent être en soi très épa­nouissantes, qui peuvent être d'ordre intellectuel, d'ordre je dirais aussi professionnel...s'enfoncer dans des activités.

Il est exaltant par exemple de diriger une entreprise qui marche bien et d'y collaborer. Donc ne pas se lancer dans la brasserie, donc maintenir notre propos de limiter notre production aux besoins réels de notre Abbaye. Voyez ! Toutes ces choses-là qui favorisent la liberté de coeur et une orientation dans la vérité vers le Christ qui nous appelle.

Voilà, mes frères, et ça nous le trouverons plus facile­ment chez les moniales que chez les moines. Et essayons pour notre part, nous qui sommes des moines, de ne pas nous trouver en retrait sur cette générosité et cet absolu.

 

 

 

 

 

 

Homélie du 13° dimanche, année C.              26.06.83

      Marcher à la suite du Christ.                             

1R 19, 16b.19-21 * Ga 5,1.13-18 * Lc 9, 51-62

 

Marcher à la suite du Christ, mes frères, n'est-ce pas ce que nous avons choisi de faire? N'est-ce pas la raison de notre présence dans ce monastère ? Les conditions, nous les connaissons : nous renier nous­-mêmes, renoncer à faire notre vie, accepter de la perdre, ne plus regarder en arrière mais avoir le regard fasciné par ce Christ qui nous appelle et que nous suivons partout où il nous conduit.

Nous savons que ce n'est pas pour notre perte, que c'est pour entrer avec lui dans son Royaume et entraîner à notre sui­te les autres hommes. Lorsque quelqu'un accepte de renoncer à tout pour ainsi marcher sur une route nouvelle, une route périlleuse, une route où parfois on n'est pas accepté, s'il renonce à laisser s'em­parer de lui la colère qui pourrait détruire, s'il accepte de mettre a mort son égoïsme sous toutes ses formes, il se produit comme un agglutinement en lui, une cristallisation en lui d'un univers humain.

Une collectivité d'homme est comme rassemblée en lui et avec lui avance vers un salut qui n'est pas provisoi­re mais qui est définitif, car il est entré pour toujours dans le Royaume où Dieu est le Maître.

 

Mes frères, il y a pour cet homme alors, et pour tous ceux qui vivent avec lui, une surrection dans une vie nouvelle. Ce n'est pas le passé en mieux. Non, c'est la nouveauté dont nous parle Saint Paul, où la Loi est transcendée, où c'est la pleine liberté. Non pas la licence pour que reprennent vigueur les fruits mauvais, détestables de l'égoïsme, mais pour que transparais­sent et triomphent les fruits de l'Esprit qui sont bonté, amour, accueil.

Mes frères, c'est si simple et c'est si beau ! C'est la vie véritable incorruptible en Dieu et pour Dieu. L'eau que nous avons reçue, il y a un instant je le rappelais, nous a greffés sur le Christ et déjà comme chrétien nous engage dans cette direction. Il suffirait de se laisser porter, de se lais­ser purifier et transformer pour que la merveille promise par le Christ s'opère sans obstacle. Oui, incorporé au Christ, devenu fils de Dieu à part en­tière nous connaissons alors la joie sans mélange de la commu­nion dans l'Esprit.

On se découvre uni à tous et à chacun, non dans une plate uniformité, mais au sein d'une diversité qui met, qui expose dans un délicat relief les qualités, les traits les plus personnels. On découvre sa véritable identité et on devient vrai­ment la fleur que Dieu portait comme un rêve dans son coeur.

 

Il n'existe plus aucune opposition entre les hommes. Il n'y a plus de Samaritain ni de Juif, mais on est partout chez soi parce que on est partout chez eux. Et tous les hommes sont devenus des frères. On ne voit plus qu'une harmonieuse complémentarité au sein de laquelle les richesses de chacun sont le bien de tous. Et tout cela parce que nous avons revêtu le Christ.

Et si je peux me permettre une expression quelque peu triviale mais combien éloquente, combien évocatrice : c'est comme si nous vivions dans sa peau. L'Apôtre Paul nous le dit encore quelque part de façon plus prenante : Ce n'est plus nous qui vivons mais c'est le Christ qui vit en nous, lui cette fois dans notre peau à nous.

Cela avait déjà été anticipé et comme inauguré chez le Prophète Elie lorsqu'il jetait vers Elisée son manteau, qu'il allait lui abandonner au moment où il serait enlevé auprès de Dieu dans le char de feu. Ce simple geste avait suffit pour arracher Elisée à sa petite vie tranquille de paysan pour le muer en un homme de l'Esprit ne vivant plus que de Dieu et pour Dieu.

 

Mes frères, que ne se produit-il pas alors en infiniment mieux quand le Fils de Dieu lui-même nous revêt de son être. C'est à cela que nous sommes appelés. Et dès que ce dépouille­ment de nous et cette vêture du Christ s'est opérée, tout de­vient possible dans ce monde et dans l'autre. L'Eucharistie que nous allons partager renouvelle ce don prodigieux de l'amour. Ouvrons-nous à lui sans aucune réticence afin que le Christ puisse faire de chacun d'entre nous d'autre lui-même.

 

                                                                                                            Amen.

 

Chapitre : Fête de Saint Irénée. [5]               27.06.83

 

…………………………………………Donc cette splendeur de Dieu, dès qu'elle est reçue, dès qu'elle est vue par un homme, cet homme par le fait même, il reçoit la vie.

Et un peu plus loin, Saint Irénée nous dit que : Voir Dieu, c’est participer à Dieu. Ce Dieu, comment est-il possible de le voir puisqu'il est invisible et sera TOUJOURS invisible. Nous ne verrons JAMAIS Dieu. Mais alors, comment peut-on le voir puisque nous ne sa­vons pas vivre sans le voir ? Eh bien, dit Saint Irénée, c’est en participant à son être.

 

Nous avons là, mes frères, tout le programme de la vie contemplative. Il est contenu dans cette phrase. Et n'oublions pas qu'elle a été écrite par Saint Irénée au deuxième siècle. Voyez avec quelle attention Dieu travaille. Lorsque Dieu inspirait à Saint Irénée de dire des choses pareilles, il voyait déjà chacun d'entre nous maintenant. Moi, je trouve ça vraiment un des plus beau témoignage de l'amour qu'est Dieu. Ce sont des trésors que nous devons recueillir et que nous de­vons faire fructifier.

Ce programme de vie qui est donc de voir Dieu en partici­pant à sa vie, c'est le moteur qui assure à notre existence, à notre vie monastique contemplative son dynamisme et sa puissance.          Mais voir Dieu, voir sa splendeur, voir sa beauté, n'est­-ce pas ce qui fait notre honneur, notre ambition et notre joie ?

Il y a tout de même, il faut le reconnaître, une difficul­té. Car comment faire en pratique pour voir Dieu et participer à sa vie ? Là aussi Saint Irénée nous donne la solution lorsque il nous dit que Dieu a voulu devenir homme afin que l'homme puisse devenir Dieu. Dieu devenu homme dans la personne du Christ, et l'homme incorporé au Christ devenant Dieu...ça, il n'y a pas que Saint Irénée qui a dit ça, d'autres l'ont dit après lui.

 

Et ils n'ont fait que comprendre le mystère de l'Incarna­tion de Dieu, que ce n'était pas disons un geste à sens unique, que Dieu descendait, devenait homme et puis ma foi il ressuscitait, il montait au ciel, il entraînait la nature humaine dans le ciel, mais ça ne regardait que lui. Que les hommes, eux, tels qu'ils étaient, eh bien ils mou­raient. C'était fini ! Et puis ils subsistaient encore dans une existence purement spirituelle, désincarnée.

C'est encore l'image que se font de la vie après la mort la plupart des chrétiens aujourd'hui. La résurrection des morts, ils n'y pensent même pas. Je ne dirais pas qu'ils n'y croient pas, mais ça ne les intéresse pas. Je l'ai entendu dire de mes oreilles par des personnes très, très pieuses et très engagées. Cela n'intéresse pas ! Mais à ce moment-là, vous voyez, on n'est plus chrétien. On est un païen frotté de christianisme.

Non, ce n'est pas dans un sens. Il faut que l'homme pris en charge par le Verbe de Dieu ressuscite dans sa chair et devienne véritablement participant de la nature divine jusque dans sa chair. Voilà donc ce que nous proposait Saint Irénée ! Et dès que l'homme est devenu ainsi Dieu par grâce, par participation, alors, il peut voir Dieu et il peut goûter la vie éternelle incorruptible car divine.

 

Voyez donc la logique de Saint Irénée qui est la logique de l'incarnation, qui est la logique du projet de Dieu. L'homme participe à l'être de Dieu dans le Christ. Et à ce moment-là, étant divinisé il voit Dieu, mais dans le Christ toujours. La source de la divinité qui est le Père, ça, il ne la verra jamais. Ce n'est pas nécessaire d'ailleurs ! Ce n'est pas adapté à ce qu'il est. Cela n'entre pas dans le projet de Dieu.

Comme le dit Saint Irénée, cela ne peut arriver car à ce moment-là l'homme mépriserait Dieu. Il verrait Dieu comme étant un comparse et il le mépriserait. Non, la source demeure invisible. Mais dans le Christ, dans le Verbe Incarné, participant à ce Verbe devenu homme, je puis voir Dieu. Et, mes frères, c'est cela la démarche de la vie monasti­que contemplative. Vous allez mieux le comprendre encore.

Car Dieu dans tout ce qu'il a fait, il s'emploie à nous faire par­ticiper à sa Personne et à sa vie. A travers tout ce qu'il nous demande, c'est son unique but, son unique objectif : nous faire participer à sa vie. La moindre chose qu'il nous propose, c'est dans cette intention-là. Alors, si nous voulons lui procurer à lui la joie de voir réussir son projet, nous devons répondre positivement, nous devons entrer dans sa volonté, nous devons obéir. L'obéissance est donc la voie royale qui nous conduit à la participation à la nature de Dieu et à la vision de Dieu. Il n'yen a pas d'autre.

 

C'est Dieu lui-même qui doit réaliser ce prodige, cette merveille. Et il la réalise, je le répète, à tout moment. Tout ce qu'il nous propose depuis le moment où nous nous levons jusqu'au moment ou nous nous couchons, c'est cela qu'il veut faire. Voyez un peu l'importance qu'il y a à couler notre volon­té dans la sienne, à devenir un seul vouloir avec le sien sans plus avoir de projets personnels, de plans, sans rien. Ne plus rien combiner, mais acceptant instant par instant, minute par minute, heure par heure, jour par jour et semaine par semaine ainsi ce qu'il nous demande, ce qu'il nous offre, ce qu'il nous donne...le prenant et le faisant nôtre.

Et ne formant plus qu'un seul vouloir avec lui, à ce mo­ment-là, ce n'est plus moi qui vit, c'est lui qui vit en moi. C'est le Christ qui vit en moi. Je suis un seul esprit avec lui. Et à partir de ce moment, je commence à voir Dieu. Voilà, mes frères, ce qu'a compris Saint Irénée. Il est un pionnier. Il est LE pionnier. C'est un des tous premiers théologiens qui a systématisé ces choses, qui a pu les couler dans des formules qui sont encore vivantes et vivifiantes au­jourd'hui. Car à travers ces formules, c'est la splendeur de Dieu qui s'offre à nous.

Mes frères, le Père Abbé Général - je l'ai dit hier - à la réunion des Supérieurs Néerlandophones le 26 Mai exactement, leur a dit sa tristesse et sa préoccupation de voir que dans nos monastères l'aspect contemplatif de notre vie était vécu d'une façon plus que faible. Alors, c'est grave cela ! Et cela ne peut absolument pas arriver pour nous. Car des choses pareilles dans un Ordre com­me le nôtre, c'est faire injure à Dieu, c'est lui faire de la peine, c'est je dirais faire rater son plan...

Car il est nécessaire qu'il y ait toujours dans l'univers, dans l'humanité, des hommes dont l'unique préoccupation soit justement de ne faire plus qu'un avec le Christ. Pour que par eux, par eux devenus des yeux, les yeux de l'humanité, les yeux du cosmos, le monde puisse voir Dieu. Et le voyant, puisse s'avancer vers lui jusqu'au jour où Dieu se révélant aux regards de tous, il puisse dire : voilà, maintenant c'est terminé. Le dernier jour est arrivé. Il est temps que la résurrection des morts s'opère et que tous les hommes sans exceptions puissent maintenant participer à ma vie.

Mais si ça s'interrompt à un moment, voyez, c'est comme si il y avait une rupture de courant. Il n'y a plus d'éclaira­ge, il n'y a plus rien. Or, il nous a confiés cette mission. Mes frères, faisons l'impossible pour y demeurer toujours fidèle et de plus en plus fidèle !

 

Homélie : Vigile des Apôtres St Pierre et Paul. 28.06.83

      Mieux comprendre l’agir de Dieu.

 

Nous pouvons nous demander, mes frères, ce que les Apôtres Pierre et Paul nous apportent aujourd'hui pour le concret de notre vie chrétienne et monastique. Il y a certes leur foi scellée par le témoignage de leur martyr. Il y a leur enseignement caché dans leurs prédications et leurs écrits. Il y a leur sainteté conquise sur une nature difficile. Mais, à mon avis, il y a peut-être aussi et surtout une lumière sur Dieu, une lumière qui nous permet de mieux compren­dre Dieu et son agir déconcertant.

 

Je veux dire ceci : de nos jours, nous avons besoin d'une connaissance autre qu'intellectuelle ou cérébrale. Nous préfé­rons voir Dieu à l'oeuvre à l'intérieur d'existences qui dans le fond ne sont pas tellement différente de la nôtre, de manière à ce que nous puissions, saisissant Dieu sur le vif, nous adap­ter mieux à son agir, avoir des réactions plus saines, plus spontanées, plus vraies.

En Pierre et Paul nous remarquons que Dieu n'a aucun a priori. Il prend ce qu'il trouve. Il se sert de ce qu'il a sous la main. D'un pêcheur sans culture spéciale, il fait le fondement d'un peuple nouveau. D'un persécuteur rabbique, il fait le hé­raut de son message et un amant passionné de sa personne.

D'un Pierre timoré et fuyard, il fait le pasteur de son troupeau. Tandis que d'un Paul intrépide et bagarreur, il fait un père aux entrailles bouleversées de tendresse. Mais comment s'y prend-il pour obtenir de tels résultats ? C'est tout simple. Il les a rendus l'un et l'autre fous du Christ, le Christ par lequel il réalise un projet dont la beauté nous étonne et nous séduit encore aujourd'hui.

 

Il a vidé le coeur de ces deux hommes afin d'en occuper toute la place. Si bien qu'il pouvait tout leur demander. Il pouvait tout faire avec eux. Il n'a en aucune façon violenté leur caractère, leur tempérament. Non, mais il en a mobilisé les énergies pour son amour et pour son oeuvre.

Mes frères, laissons-nous à notre tour séduire par la beauté qui brille sur le visage de notre Christ ressuscité. Ce n'est rien moins que la beauté de Dieu.       Permettons à Dieu de vider aussi notre coeur de tout égoïsme pour que y règne en vainqueur uniquement l'amour. A ce moment-là, nous serons capable de faire pour notre Dieu, pour notre Christ, de choses grandes et puissantes à la manière des Apôtres Pierre et Paul.

Mais encore une fois, permettons à Dieu de nous transfigurer, que ce ne soit plus nous qui vivions, mais le Christ en nous. Je le répète, notre Dieu a réalisé ces prodiges avec des hommes tout simple, des hommes comme nous bourrés de défauts. Mais il en a extirpé tout ce qui était vicieux, tout ce qui était contraire à la Loi de l’Amour. Et ces hommes se sont laissés faire parce qu’ils étaient séduits par l’inimaginable beauté du Christ.

 

            Mes frères, voilà ce que Dieu attend de nous dans notre vie chrétienne, dans notre vie monastique. Et à tout instant du jour, il est à l’œuvre pour réaliser ce projet magnifique. Ne mettons aucun obstacle à son travail.

 

                                                                                                    Amen.

 

Récollection du mois de juillet.                    02.07.83

      Le rêve de Dieu.

 

Mes frères,

 

Quand je vois que nous sommes entrés dans le second semes­tre de 83, je me dis que plus de la moitié du temps de vie qui m'est imparti est déjà largement dépassé. Et je me demande : qu'ai-je fais de ce temps ? Et comment utiliser pour un mieux les quelques pauvres années qu'il me reste à courir ?

Certes, comme Saint Grégoire de Nazianze, je me hâte vers la lumière à laquelle aucune ténèbre ne succèdera. Mais moi­-même, je suis encore entouré d'obscurité. La ténèbre spirituel­le tenaille encore mon coeur. Et comment, comment faire pour échapper à cette ombre qui pourrait m'engloutir ?

C'est, mes frères, la question fondamentale du monachisme. Que faut-il faire pour être sauvé ? Que faut-il faire pour de­venir un vrai fils de Dieu ? Que faut-il faire pour devenir un homme adulte dans le Christ ? Et la réponse est unique. C'est toujours la même. Il suf­fit d'entrer dans la volonté de Dieu, de laisser ce vouloir divin prendre possession de mon être. Lui seul pourra le puri­fier, pourra le transfigurer, pourra faire de moi ce que j'es­père être au jour de l'éternité.

 

C'est donc à une simplification de toute ma vie que je suis invité. Et qui dit simplification, signifie désencombre­ment. Mais de quoi suis-je encombré ? Tout d'abord et quasi ex­clusivement, je suis encombré de moi-même. Une certaine image de moi que j'estime devoir préserver, nourrir, embellir. Et le résultat, c'est une myopie spirituelle et psycholo­gique qui m'enferme dans le cercle étroit de préoccupations mesquines, mesquines parce que foisonnant sur du faux.

Des be­soins soit disant indispensables, vitaux, quand ils ne sont riens. Des fleurs qui germent et qui s'épanouissent sur mon égoïsme et qui me semblent si attirantes. Des idées préconçues, aprioristes sur tout. Voilà ce qui me ligote te qui m'empêche de courir et par­fois de marcher. Je suis encombré et c'est tout cela que je dois abandonner.

Oui, tout cela c'est de la mesquinerie parce que cela foi­sonne sur du faux, je le répète. C'est une des astuces les plus terribles du malin que de faire prendre le faux pour le vrai. Et nous sommes tellement malades que nous nous laissons prendre au piège et que nous tombons, comme on dit, dans le panneau.

 

Mes frères, se désencombrer, ce sera se libérer. La véri­table image de moi, elle est cachée en Dieu, dans son cœur qui me rêve. Et c'est là, me semble-t-il, un des aspects de la Fête du Sacré-Cœur que nous avons rencontre dans le courant du mois de Juin. Si je me laisse rêver par Dieu, je pourrais devenir moi dans ma vérité, dans ma beauté, dans ma fécondité. Mais pour cela, je dois - encore une fois - me désencombrer, c'est à dire laisser tomber toute image idolâtrique de moi-­même.

Et puis, ne plus me regarder, ne plus m'écouter, mais te­nir les yeux ouverts sur cette personne divine qui rêve de moi et qui dans ce rêve, me crée. Ce Verbe de Dieu qui est devenu homme, qui s'est livré pour moi, qui est ressuscité pour moi, qui me ressuscite déjà avec lui et qui attend que je réponde à son amour. Et répondant à son amour, que je laisse tomber tout ce qui n'est pas réponse à cet amour, les yeux ouverts sur lui et mes oreilles attentives à sa voix qui me parle, qui me propose un projet, qui m'indique une route, qui m'invite à la prendre, qui m'encourage à marcher, qui me dit à tout instant ce que je dois faire : si je dois aller à droite, si je dois aller à gau­che, si je dois rester sur place, si je dois précipiter la mar­che. Tout m'est dit instant par instant.

Mes frères, c'est cela notre vie contemplative ! D'abord avoir les oreilles ouvertes. Et puis, ayant reconnu la voix, m'étant détourné pour regarder cette voix. Comme le dit le Livre de l'Apocalypse : on regarde une voix. L'expression est si belle, car une voix en soi n'est pas visible. Elle est au­dible.

Mais si, nous pouvons la regarder. Le Voyant de l'Apoca­lypse savait ce qu'il disait. Et parmi vous il y en est cer­tains, peut-être tous - oui, je peux dire tous, vous me com­prenez - on regarde cette voix. Et les yeux ouverts, les oreil­les attentives, il n'est plus possible alors de se regarder soi-même, de s'écouter soi-même.

On s'oublie. L'image idolâtrique s'évanouit et à la place vient l'image vrai de nous-mêmes. Et nous entrons dans une positions vis à vis de Dieu, vis à vis des autres et vis à vis de nous-mêmes qui n'est autre que l'humilité. Je cesse de me connaître selon la chair et je commence à me connaître selon l'esprit. C'est cela l'humilité ! C'est cela la vérité !

 

Mes frères, le sommet du désencombrement, moi, je le vois dans l'Eucharistie. Dieu est là devant nous comme un peu de pain et un peu de vin, transsubstantiés certes, mais enfin je ne vois que cela. Les yeux de ma foi vont au-delà, oui, mais pour ce qui est du reste, j'aperçois Dieu dans ce désencombre­ment absolu.

Et c'est un terme que je ne pourrais jamais atteindre, qu'aucun homme ne pourra atteindre. Mais c'est pour nous tous une constante monition, un rappel permanent de ce qui est at­tendu de nous, le rappel que ce désencombrement est la route unique à suivre et notre devoir.

 

Dans le courant du mois de Juillet, nous allons réfléchir à tout cela. Et surtout lorsque nous fêterons notre Père Saint Benoît. Il a, lui, connu cette désappropriation absolue, ce désencombrement humainement total. Et il nous le recommande. Et il nous le prescrit lorsqu'il dit ce fameux omnino nihil. 43,48. Le moine n'aura aucune chose, mais absolument aucune, dit-il, rien, absolument rien. R,33. Cela veut dire qu'il n'existe plus pour lui-même. Il ne se possède plus. Il est tout à fait désencombré de lui. Il n'appartient plus qu'au rêve que Dieu nourrit amoureusement dans son coeur.

Et ainsi, mes frères, nous connaîtrons la véritable li­berté et la paix. Car lorsqu'on correspond de mieux en mieux à cette image de nous que Dieu porte en lui et qu'il façonne avec une patience infinie instant par instant, lorsque nous nous laissons faire, lorsque nous lui donnons la joie de voir apparaître notre véritable identité, celle qu'il veut pour nous, alors nous entrons dans une liberté qui nous rend capable d'accomplir des prodiges.

Mes frères, c'est mon souhait pour ce soir. Ce sera l'objet de notre récollection. Ce sera comme je l'ai dit notre réflexion pour ce mois de Juillet. Et ce sera l'espérance que bientôt, comme nous dit Saint Benoît, ce rêve de Dieu, ce rêve divin deviendra réalité pour sa joie à lui, pour le salut de tous les hommes nos frères.

                                                                                                                                          

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        07.07.83

      36. Devenir autre en devenant soi-même.

 

Mes frères,

 

Maintenant je pense que nous pouvons revenir à la lettre du Père Abbé Général. Voici un mois que nous ne l'avons regar­dée. Et il y a une crainte qui commence à s'éveiller en moi. C'est que la lettre suivante sera arrivée que nous n'aurons pas encore fini avec celle-ci. Mais qu'est-ce que vous voulez, il y a tellement de choses imprévues qui se présentent. Et l'imprévu est toujours intéres­sant car il est porteur de nouveauté et de vie.

Le père Abbé Général nous disait que ( dessous page 5 )

 

Les valeurs monastiques peuvent nous aider à organi­ser notre vie selon notre vocation. Et c'est cette dernière fonction que nous avons à approfondir. Il nous dit qu'il y a les moyens surnaturels de la grâ­ce et plus particulièrement les sacrements de la Ré­conciliation et de l'Eucharistie.

 

C'est là que nous étions arrivés ! Qu'est-ce que la Confession pour nous ? Est-elle une routine ou bien une façon subtile de se recher­cher ? Ou bien une vrai rencontre avec le Christ ? Oui, l'apparition du Christ Jésus dans une vie, la prise de conscience de sa proximité spatiale et temporelle entraîne chez l'homme une sorte de réflexe, de réaction qui est une réponse à ce qu'il perçoit et qui entraîne chez lui un mouve­ment qui est ce qu'on appelle la conversion.

Cette conversion qui va être un retournement, car l'homme devient autre en devenant lui-même. C'est à dire que la façade de l'homme extérieur fait place insensiblement à la vérité de l'homme intérieur. On nous éduque depuis notre prime enfance à ce que j'ose­rais dire : jouer la comédie. On apprend les belles manières, une façon de se tenir à table, de manger, enfin de faire des tas de choses.

Nous avions, nous, à l'école primaire, un cours de poli­tesse et de savoir-vivre. Je ne me souviens plus des cotes que j'avais. Dans les campagnes, vous savez, c'était bien nécessaire et on ne brillait pas dans ce domaine parce qu'on appelle la distinction. Naturellement, c'est nécessaire tout ça, c'est certain. Il y a tout de même un certain code de bienséance à apprendre, à assimiler et à respecter.

 

Mais ça nous montre aussi l'impor­tance qu'on attache a l'extérieur de l'homme, à ce qui paraît aux yeux des autres, au regard des autres. L'anormal, c'est à dire celui qui est hors des normes, il fait toujours question. Pour protester contre cela, c'est déjà vieux maintenant, une vingtaine d'années, il y a eu les générations de hippies qui ne se lavaient pas, qui sentaient mauvais, qui étaient mal habillés, qui ne faisaient plus rien.

Il y avait là-dedans une exigence de vérité, que l'on soit vraiment ce que l'on est. Ce qui est vrai doit paraître, et non pas cacher le vrai derrière une façade qui, elle, ne l'est pas. La conversion va donc faire apparaître la vérité de l'homme intérieur. C'est le contenant qui sera important, ce ne sera plus le contenu.

 

C'est pourquoi dès le début, le moine n'a pas tellement souci de la façon dont il se présente. Tout le monde est habil­lé de la même façon. Saint Benoît dit : Il ne faut pas se soucier de la qualité des tissus. Il faut prendre ce qu'il y a de meilleur marché, de plus grossier. C'est toujours bon ! La nourriture ? Voila, c'est fruste, et puis, on n'y re­garde pas de si près. Il ne faut pas mettre ni son argent, ni son temps, ni je dirais son énergie dans des détails qui sont sans importance. Ce qu'il faut, c'est soigner l'homme intérieur qui doit, alors, transparaître à l'extérieur. Mais comment ?

On a lu au réfectoire, ou bien à l'église, je ne me rap­pelle plus : la beauté de l'enfant, de la jeunesse, elle éclate a l'extérieur. Et cette beauté, avec l'âge elle se flétrit, elle se dégrade. Que va-t-on faire alors ? Mais on va utiliser des artifices, des produits de beauté pour essayer de prolonger le plus longtemps possible cette beauté de la jeunesse. Mais allez des ans réparer l'irrépara­ble outrage...On s'y emploie de son mieux et c'est d'ailleurs une industrie très florissante aujourd'hui.

Mais alors, chez l'homme spirituel, donc habité par l' Esprit de Dieu, celui qui s'est ouvert au Christ et dans lequel le Christ travaille pour prendre toute la place, il y a une beauté qui est la beauté de Dieu qui est dans le coeur de cet homme, et qui alors de l'intérieur maintenant, de l'intérieur pousse vers l'extérieur et transparaît. Même les cheveux blancs, même les rides, même certaines infirmités de la vieillesse n'empêchent pas cette beauté de briller, et d'éclater, et de rayonner.

 

Voyez, c'est une belle illustration. C'est cette vérité de l'homme intérieur dans sa beauté qui doit transparaître, qui doit occuper toute la place. Et la façade de l'homme exté­rieur doit céder le pas. C'est cela la conversion ! Et c'est pourquoi la vie monastique dès son premier jour jusqu'à son dernier, c'est un perpétuel travail sur soi, un travail de metanoïa, de conversion, de changement.

Je dis travail sur soi parce que même si c'est l'Esprit de Dieu qui opère, il requiert toujours notre accord, notre coopération. Il ne fait jamais rien sans nous. Donc nous travaillons avec lui, nous nous prêtons à son travail, à son oeuvre. Et alors là-dessus se greffe la vertu d'obéissance qui, elle, n'est rien d'autre que la réponse à ce travail de l’Esprit en nous pour nous rendre beau, pour faire paraître le Christ dans sa beauté à travers notre personne.

Donc, ce n'est rien d'autre si vous voulez, je le reprends encore sous une autre forme, que l'entrée dans l'humilité. L'humilité, c'est la vérité de ce que je suis. A ce moment-là, peu m'importe ce que l'on peut penser ou dire de moi. L'important, c'est la réponse que je donne au travail de Dieu en moi.

 

Vous savez qu'il se présente des choses comme ceci : vous pouvez avoir dans une communauté monastique un moine qui est vraiment transfiguré par le Christ. Et il ne peut rien faire d'autre que d'être ce qu'il est, et de vivre comme il vit, et de réagir comme il réagit toujours dans l'amour, dans la bonté, dans la lumière. Mais sur certains tempéraments qui souffrent de complexe d'infériorité par exemple, ça peut produire des effets catas­trophiques, ça peut déclencher des réactions très violentes d'agressivité et d'inimitié contre ce moine.

Pourquoi ? Parce qu'il y a là une sorte de vérité, de beauté qui s'impose, à laquelle un autre sait très bien qu'il ne peut pas avoir accès parce que dans sa vie il y a une fail­le qui ne lui permet pas de répondre à ce que Dieu lui demande. Notez que ça peut être plus ou moins peccamineux, cette réaction d'agressivité contre le saint, mais ça peut être aussi plus ou moins innocent. Car ça peut venir, voilà, d'un complexe de la personne. Je parlais du complexe d'infériorité par exemp­le : on ne peut pas supporter que un autre soit meilleur que moi. Je ne puis pas le supporter car ça me rend malade.

Alors, je dois m'en prendre à cet autre. Je voudrais qu'il disparaisse. C'est la colère, alors, qui peut monter, une sorte de colère, et avec à l'extrémité de la colère : le meurtre. C'est ce que dit le Christ : Si dans ton coeur tu as déjà pensé du mal de ton frère, à ce moment-là, tu as déjà commencé à commettre le meurtre contre lui.

 

Voyez, mes frères, l'entreprise de conversion nous engage très fort. Mais ça ne veut pas dire que lorsque nous serons des hommes convertis, que nous serons des hommes aimés. Pas néces­sairement ! Le Christ, lui, qui était l'apparition de Dieu, il n'avait pas besoin de conversion, lui, en soi disons. Mais il a été vraiment adulé par certains comme il le méritait. Mais par d' autres, il a été honni.

Voyez mes frères, c'est le risque de la sainteté et c'est à ce risque que nous nous exposons bien lucidement lorsque dans la vie monastique nous cherchons Dieu vraiment comme nous le demande Saint Benoît. Nous cherchons Dieu et non pas nous­ mêmes ni quelques avantages d'ordre matériel ou même spirituels. C'est Dieu dans sa pureté et sa gratuité !

 

Chapitre : St Benoît et le désencombrement.    10.07.83

 

Mes frères,

 

Si vous ne l'avez pas oublié, la semaine dernière à l'occasion de notre récollection mensuelle je vous avais proposé de pla­cer la fête de Saint Benoît sous le signe du désencombrement. Mais pourquoi ce mot désencombrement ? Voyons quelques images.

 Nous sommes en ville dans une rue, des piétons pleins les trottoirs. Ils sont tous au plus pressés. Ils ont tous des fi­gures comme ça. Deux files de voitures en stationnement, un camion qui décharge des marchandises et ses clignotants fonction­nent. Mais avec tout ça la circulation est difficile et parfois elle s'arrête. C'est un encombrement !

Voyez aussi un local, une chambre remplie de meubles et d'objets hétéroclites. Il y en a partout, jusque sur les murs, jusque sur les fenêtres, jusque par terre. Comment est-il possible d'y travailler ? C'est à peine si on peut s'y installer. Le local est encombré.

 

Eh bien, mes frères, Dieu, lui, désire circuler librement dans les avenues de notre coeur. Il veut, il l'a dit, y venir avec son Père, avec l'Esprit. Il veut y faire sa demeure, s'y installer. Et puis là, y travailler. Il veut l'orner suivant ses goûts à lui. Il est donc indispensable que notre coeur soit désencombré. Mais cet encombrement ne vise pas seulement la quantité des objet, mais aussi leur nature. Si un meuble se trouve en face de la porte, je ne sais même pas entrer. S'il est devant la fenêtre, je ne sais rien voir. Il empêche même la lumière d'entrer.

Ainsi dans notre coeur, il n'est pas tellement nécessaire pour l'encombrer qu'il soit rempli. Il suffit parfois d'une seule chose pour en fermer l'entrée à Dieu et pour empêcher la lumière de l'Esprit d'y entrer. Alors vous comprenez l'absolu farouche des saints pour ce qui regarde le dépouillement. Ils sont sans pitié, il faut bien le dire. Et Saint Benoît, lui, comment s'y prend-il ?

Eh bien, Saint Benoît - il avait beaucoup d'expérience d'abord, et puis il était malin - il ne va pas prendre les hommes de front. Il sait très bien que ça ne sert a rien. Plus on les prend de front, plus ils se butent. Et ça doit encore être pire chez les femmes ! Saint Benoît, lui, il prend les choses par la tangente. Il dit ceci : Il faut enlever toute excuse qui serait fondée sur un quelconque besoin ou sur une nécessité. Omnis necessi­tatis excusatio,  55,42, dit-il, Ut omnis auferatur necessitatis excusatio.

            Voyez ! Il n'y a pas de raison de s'encombrer. Je peux en chercher autant que je veux, je n'en trouverai pas. Pour­quoi ? Mais parce que Saint Benoît aura soin de mettre à ma disposition tout ce que je pourrais avoir besoin. Donc, pas raison de mettre de côté, pas raison de stocker, pas raison de m'approprier n'importe quoi. Non, j'ai tout ! Et vous avez déjà là un avant goût de la façon dont Dieu se conduit avec ses enfants. Pour eux, il leur donne tout, absolument tout, à condition qu'ils ne cherchent pas à s'emparer eux-mêmes de ce dont dans leur idée ils pourraient avoir besoin.

Le péché originel a été très simple. Il y avait là une pomme, et il y avait dans le paradis tout le reste. Ils avaient tout à leur disposition. Mais voyez, c'était ça le vice, tout ça, ça ne les intéressait pas. Ce qu'ils leur fallaient, c'était la pomme à laquelle ils ne pouvaient pas toucher. Eh bien Dieu maintenant, lui, ayant fait cette expérience, Dieu avait encore à apprendre, il dit : mais tu prendras même la pomme, tout. Tout est pour toi, mais à condition que je sois tout en toi. Enlever tout prétexte à un quelconque besoin ! C'est ce que fait Saint Benoît !

 

Mais alors tout de même, écoutez la virulence, sa virulen­ce verbale. Il est terrible. Il dit : il faut que hoc vitium peculiarisradicitus amputetur, 55,38. Il faut que ce vice, ce vice de l'accaparement soit amputé jusqu'à la racine. Donc, il faut même enlever la racine pour qu'il ne sache même plus repousser, qu'il soit exterminé, qu'il n'y ait plus rien.

Mais aussitôt, comme c'est Saint Benoît, après avoir soufflé le froid, il souffle le chaud. Il ­ne faut pas décourager personne. Alors, dit-il, il est toujours très...voyez, il est très bon et il tempère par une admirable discrétion. Il faut donner à chacun ce dont il a besoin. Il ne faut pas regarder, il faut prendre en considération les infirmités des indigents, des pau­vres.

Le mot est très bien choisi. L'Abbé doit savoir qu'il a à faire, non pas à des colosses de sainteté mais à de pauvres types, de pauvres diables qui ont encore bien des infirmités. Et alors, il doit prendre ça en considération et toujours bien avoir dans l'esprit que il devra rendre à Dieu un compte sé­rieux de tout ce qu'il aura décidé. Mais attention ! Cette discrétion de Saint Benoît n'enlè­ve rien à la rigueur du principe qu'il a posé, où il faut éra­diquer le vitium, le vice.

 

Il est encore tout aussi terrible ailleurs lorsqu'il par­le. Oui, encore une fois il parle de la même chose. Il y re­vient souvent sous une forme ou sous une autre, mais il n'a pas peur de taper sur le clou. Il dit à un autre endroit : d'abord, tout d'abord, tout particulièrement il faut - c'est toujours la même chose - il faut éradiquer, donc amputer jusqu'à la racine, hors du monas­tère, le vitium proprietatis, 33,2, ce vice de la propriété, d'avoir quelque chose pour soi tout seul, tout seul. C'est tou­jours bien ça qu'il faut voir. Je l'ai pour moi tout seul.

Et pourquoi est-ce un vitium ? Pourquoi est-ce un vice ? C'est un vice parce que ça empêche de vivre sainement. Et ça empêche d'atteindre le but qu'on s'est proposé lorsqu'on est arrivé dans le monastère. Le mot vice, probablement que ça vient d'une racine grecque qui signifie une cause en justice, donc un crime, un délit. C'est cela le vice, c'est un délit. Cela m'empêche de réa­liser mon être, ma vocation. Cela m'empêche d'écrire mon véri­table nom. Et lorsque ça empêche, voyez, c'est criminel, le vice ! C'est pour ça qu'il doit être déraciné.

Un défaut, ma foi, ça peut encore être gentil. C'est une infirmitas, c'est une infirmité. C'est gênant, c'est certain, mais ça n'empêchera pas de devenir un saint. Tandis que le vi­ce, lui, il est impossible qu'on ait en même temps et le vice, et la sainteté. C'est pour ça qu'il faut le déraciner. Et en particulier ce vitium proprietas. Et alors, Saint Benoît dit pour ça - voyez, c'est toujours le désencombrement, désencombrer - il faut qu'on n'ait absolu­ment rien. Nullam omnino rem, 33,6, absolument aucune chose !

 

Et j'attire votre attention sur le petit mot que Saint Benoît utilise. C'est le mot rem, res. C'est un mot qui est passé dans la langue française comme il est, du moins dans le langage juridique, chez les notaires. Eh bien, la res, c'est un objet. Soit un objet bien con­cret, soit quelque chose qui est objectivé. Par exemple ceci dans le monastère : une amitié particulière.

Naturellement dans le monastère, on peut très bien avoir un ami. On se sent attiré par un plutôt que par un autre. On échangera plus facilement plutôt avec un qu'avec l'autre. Cela c'est une question d'atomes crochus comme on dit. Il ne faut pas essayer de comprendre. Il ne faut pas se défendre contre ces sympathies, mais il faut se tenir en garde contre ses antipathies.

Mais il s’agit d'autre chose, ici, d'une amitié particu­lière. Ce frère m'appartient à moi tout seul et personne d'autre ne peut y toucher. Si jamais quelqu'un lui parle, eh bien, j'en veux à la personne qui lui parle. Si jamais, lui a le mal­heur de parler a quelqu'un, ma jalousie s'enflamme. Alors voyez, à ce moment-la, ce frère, je l'objective, c'est à dire je fais de lui un objet. Il m'appartient et je le manipule. Il est à ma disposition.

 

Or l'objet, la res, que ce soit une chose, que ce soit une personne, c'est le contraire même de ce qui doit conduire vers l'amour. Car l'amour vrai, c'est l'intersubjectivité absolue. C'est à dire qu'on n'objective jamais, on ne traite jamais l'autre en objet. Dieu ne nous traite jamais en objet. Donc vous voyez, il est nécessaire que ce vice, ce vice soit éradiqué, car il est impossible d'avoir en même temps dans la même personne, et l'amour, et l'attachement à quelque chose. L'un exclu l'autre.

Alors Saint Benoît, lui, il insiste encore : nihil omnino, dit-il, 33,7, mais absolument rien. Et ici, il l'étend à l'être tout entier. Il ne va plus maintenant voir des choses qui sont en dehors de moi, mais il me regarde moi-même. Et il me dit : tu n'as même plus à ta disposition, ni ton corps, ni ta volonté, 33,8. Pas même mon corps ! C'est fini, je ne m'appartiens plus, je lui appartiens à Lui.

 

Alors, vous avez là ce qui est le voeu de chasteté. C'est un mot dont on a très peur aujourd'hui. Le nouveau projet de Constitutions l'a gommé. Il emploie autre chose qui donne beau­coup, beaucoup de liberté. Mais enfin, ce n'est pas encore le projet définitif. Oui, je ne m'appartiens plus. Mon corps ne m'appartient plus, il appartient au Christ, et ma volonté non plus. Voyez jusqu'où va le désencombrement ! Vous avez la chasteté, vous avez l'obéissance,et puis tout ça à partir de cette pauvreté. Et le tout étant vivifié par le propos de conversion. Vous avez là une belle synthèse des voeux, si on peut dire, si je peux reprendre ces mots.

Et Saint Benoît a alors une sentence magnifique : omnia sperare a patre monasterii, 33,10, il faut attendre tout le nécessaire du Père du monastère. En d'autres termes, il faut attendre tout le nécessaire du Christ. C'est Lui qui doit tout donner. Et je n'ai pas à m'en faire. Et je n'ai pas à me faire du souci ni à me tracasser. Je recevrai du Christ heure par heure et jour par jour tout ce qui m'est nécessaire pour devenir un véritable fils de Dieu, et dans le domaine matériel, et dans le domaine intellectuel et spirituel.

Voyez, mes frères, c'est cela le désencombrement ! Il faut en arriver jusque là !

 

Et il y a, me semble-t-il, alors une double responsabilité, et chez le moine, et chez l'Abbé. Le moine, lui, comme Saint Benoît vient de le dire ici, il doit attendre tout : OMNIA. Il met au pluriel. Toutes choses, toutes les choses, il doit l'attendre, il doit l'espérer. Cela ne veut pas dire qu'il doit languir et en devenir malade. Ce n'est pas ça. Mais dans la paix et dans la sérénité, il attend. Il ne cherche pas à s'en emparer lui-même.

Vous savez, il est possible d'être très « toûrciveux » et à la mode de rien, et en ménageant sa bonne conscience, d'arriver tout de même à obtenir ce que dans le fond de soi on désire. Et puis alors ça, on le baptise, on le canonise et on dit : ça, c'est la volonté de Dieu. Oui, mais il y en a un qu'on ne sait pas tromper là-dedans. C'est Dieu. C'est ça qui est malheureux. On l'a encore lu au­jourd'hui à l'Office de Laudes : J'échapperai dans la foule ! Non, pas possible ! Donc, il y a là une responsabilité. Il ne faut pas essayer de s'en emparer soi-même. Il faut attendre que Dieu le donne.

Et puis, responsabilité de la part de l'Abbé : c'est que lui, il doit veiller à ce que rien ne manque. Saint Benoît l'a bien dit : que rien ne manque ni au matériel, ni au spirituel, ni à l'intellectuel non plus. A tout ce qui regarde l'homme, tout ce qui regarde le frère, tout ce don le frère a besoin pour devenir un saint, eh bien, l'Abbé doit veiller à le lui donner. Et communautairement, et personnellement aussi, parce que les besoins ne sont pas identiques chez tous les frères.

 

Et en plus, l'Abbé, ici, pour pouvoir exercer sa respon­sabilité doit pouvoir compter sur la bonne volonté des frères et sur leur ardeur à chercher Dieu. Si il rencontre des frères que Dieu n'intéresse pas du tout - c'est du roman, ici je ne pense à personne, attention, je me place ici dans le roman, le roman de la série noire ­- si ça n'intéresse pas le frère de chercher Dieu, mais enfin, ce frère ne sera jamais content, que voulez-vous ? Il faut donc qu'il y ait dans le coeur du frère le désir sincère de chercher Dieu, à sa petite façon de tous les jours, et puis de plus en plus forte, de plus en plus vigoureuse jusqu'à ce qu'on sente qu'il approche du moment où Dieu sera tout en lui.

Voyez, l'Abbé doit pouvoir compter aussi sur les frères. Il y a donc, ici, une entente et un travail réciproque, une collaboration sous, toujours naturellement, le regard du Christ et la mouvance de l'Esprit. C'est ça une communauté cénobitique.

Alors mes frères, le désencombrement ? Oui, on pense d'abord à des choses volumineuses quand c'est encombré. Oui, c'est comme ça au début. Il faut vider. Mais alors, quand c'est vide, Dieu va plus loin. Il désencombre et il passe au ratis­sage, et au nettoyage, et à la finition. Je ne dis pas que c'est sans fin. Mais Dieu, c'est comme une bonne ménagère. Elle n'est jamais contente. Là où il n'y a plus de poussière, où un homme ne voit plus de poussière, elle en voit encore des quantités, elle. Elle doit encore pas­ser, frotter. Eh bien ça, c'est Dieu. Donc, nous n'en avons jamais fini de nous désencombrer.

 

Nous ne pouvons pas dire : maintenant je peux commencer à res­pirer. Oui, je peux me reposer un peu parce que je suis fatigué d'avoir enlevé le plus gros. Mais alors que je laisse faire la puissance de Dieu et son amour qui vont commencer à gratter et a frotter. Voyez ce travail qu'on a fait ici au noviciat. Au début, ça a été très vite, ça sortait même par les fenêtres. Et en avant, ça allait très bien. Mais maintenant on pourrait dire : mais ce n'est pas encore fini? Et je me demande si ce sera jamais fini parce que il y a toujours des petites choses encore a mettre au point et à régler.

Eh bien, Dieu fait ainsi avec nous. Mais lui disons, je ne dis pas qu'il a bien le temps, mais enfin, il est Dieu et il a une patience à la mesure de son être. Voyez-vous, mes frères, dans le fond, ce qui est en oeuvre ici, c'est le vere Deum quaerit, 58,15, le fait de chercher Dieu vraiment. Et que c'est Dieu qu'on cherche vraiment et pas quelqu'un d'autre, et pas quelque chose d'autre, pas même moi. Je me suis oublié pour chercher Dieu. C'est ça qui est en jeu, c'est ça qui est en oeuvre.

Et c'est ça que nous devons essayer de toujours réactiver comme on réactive un feu qui voudrait parfois s'éteindre. Il faut le tisonner et le secouer pour lui rendre une nouvelle vigueur. Et si nous n'avons pas le courage de le faire, eh bien Dieu s'en charge. C'est ça les petites épreuves qu'il nous en­voie pour nous réveiller, parce que nous pourrions nous assou­pir dans notre recherche et notre travail.

 

Voyez, mes frères, ayons toujours aussi à l'esprit cette Parole du Christ qui est tellement belle. C'est que lorsque nous avons laissé tout pour lui, tout, tout, tout, dit-il, tout, et bien vous recevez le centuple, vous recevez cent fois plus. Donc désencombrer, c'est une ruse aussi, ne l'oublions pas. C'est une bonne ruse que nous devons utiliser. Parce que lorsque j'ai tout vidé, alors Dieu peut remplir.

Et il va remplir de quoi ? Mais il va remplir de sa vie, de son amour, de son être et puis alors de tout le reste que j'ai abandonné, ça va revenir ! Mais ce ne sera plus ici un encombrement parce que mon espace se sera élargi, élargi aux dimensions du monde. Et il y aura toujours à mettre. Voilà, mes frères, ce qui nous est promis.

C'est ça la vie éternelle, la vie avec Dieu. Et c'est cela que je vous souhaite à l'occasion de la fête de Saint Benoît. Et non seu­lement je vous le souhaite, mais je demande à Dieu de vous le donner en plénitude. Et j'espère aussi que vous aurez une petite pensée pour le pauvre qui vous parle.

 

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        16.07.83

      37. Les mérites.

­

Mes frères,

 

Nous allons encore avancer d'un petit pas sur le chemin ardu de la conversion. J'en reviens donc à la Lettre du Père Abbé Général. Et vous voyez qu'elle sert de tremplin pour beaucoup de choses. Il faut, dans une vie spirituelle, savoir faire flèche de tout bois, ou de tout papier, ou de toute parole. La conversion, elle s'opère lentement. Elle est le passa­ge d'un lieu à un autre. On quitte un pays pour entrer dans un autre. On abandonne le comportement charnel pour adopter une conduite spirituelle. Et quand je dis spirituelle, cela veut dire sous la motion de l'Esprit.

L'homme commence donc a vivre selon l'état qui sera le sien plus tard lorsqu'il sera entièrement en Dieu et que, habi­tant la Jérusalem d'en haut qui est le modèle parfait de la Jérusalem d'en bas, il vivra comme les anges et comme Dieu lui­-même. Mais il inaugure déjà cet état ici, et la conversion va l'y conduire, la chair et l'esprit. Ne pensons pas à des choses qui ne nous concerneraient pas.

 

Les causeries que nous avons entendues ces jours derniers nous ont rappelé l'homme charnel. C'était le pharisien. Mais attention ! C'est le bon pharisien ! Tout pour lui est inscrit au registre du doit et de l'avoir. Tu dois faire ceci : il y a les dix commandements de Dieu. Il y a je ne sais combien de commandements de l'Eglise ? On apprenait tout ça au catéchisme auparavant. Et puis enfin il y a encore beaucoup de choses.

Il y a maintenant pour nous, il y a la Règle de Saint Benoît. Il y a les Constitutions. Puis maintenant il y a les coutumes, enfin beaucoup de choses qu'il faut faire. Eh bien je les fais et je les fais de mon mieux. Je puis même me rendre le témoignage : il faut que je coure loin pour trouver quelque chose. D'ailleurs, quand je vais me confesser, je n'ai rien à dire. Je suis donc ce qu'on peut appeler un homme juste. Alors tout ce que je dois faire, je le fais.

Mais sur l'autre côté de la page, il y a maintenant ce que je dois recevoir en contrepartie pour que les comptes soient bien équilibrés, pour que la balance soit parfaite. je vais donc recevoir à mon actif des mérites, des récompenses. Il faut bien savoir que Dieu n'est pas fâché de ça. Il n'en est pas fâché du tout. Cela lui fait même grand plaisir qu'on l'honore, qu'on le respecte, qu'on lui obéisse, qu'on n'essaye pas d'échapper à son vouloir. C'est le premier pas sur la route de la sainteté, certes. Mais aussi longtemps que je reste à ce niveau, que va-t-il se passer?

 

C'est qu'il y en a d'autres que moi dans la vie. Et ils ne sont pas tous aussi bien que moi je le suis. Il y a des éclopés. Il y en a qui ne sont pas capables de faire tout ce que je fais. Il y en a qui sont vite fatigués de tout ça. Il y en a qui essaye de s'arranger pour, vous savez, aller brouter sur les côtés. Les pommes du voisin sont toujours bien meilleu­res que celles de notre propre verger. Cela, vous le savez de­puis votre enfance. On a tout ce qu'on veut chez soi, mais cel­les du voisin sont uniques au monde. Alors, on va les chercher. C’est est cela !

La loi alors de la chair, elle peut devenir une loi de fer. C'est malheur aux vaincus, aux vaincus de la vie, aux vaincus de la vertu, là où on n'a pas su tenir. C'est dans un domaine que nous comprendrons encore mieux, c'est la loi terrible du marché. Malheur à ceux qui ne savent pas tenir leurs prix compétitifs ! Malheur à ceux qui ne par­viennent plus à payer l'ONSS ! Malheur à ceux qui sont en re­tard de payement à la TVA ! etc...

Alors, malheur à ceux qui sont tombés sous la coupe des banques ! Ils doivent payer des intérêts formidables. Ils n'en sortent plus. La distance entre la rentabilité et ce qu'ils doivent investir, elle s'élargit de plus en plus et on s'en va vers la faillite... Malheur à ces gens-là! Ils n'ont pas su gérer leurs af­faires convenablement. Il y en a de plus en plus maintenant. Voyez, ça c'est la loi de la chair !

Par contre, celui qui gère bien ses affaires, celui qui a plus de chance qu'un autre, ou qui est plus malin qu'un autre, ou plus sage qu'un autre, mais celui-là, il a toujours pignon sur rue. Il pourra, il pourra s'asseoir à la table des nota­bles lorsqu'il y aura une réunion. Lorsqu'il y a une commission d'arbitrage entre commerçants, on fera appel à eux parce qu'ils ont fait leurs preuves. Voyez, malheur aux vaincus, malheur aux petits, malheur aux faibles, malheur aux imbéciles, à ceux qui ne sont pas intelligents. C'est ça la loi de la chair où le mérite est récompensé et où la chute est punie !

Eh bien, le comportement spirituel, il est tout autre. Le comportement spirituel, il ne tient pas compte de tout cela. L'Esprit de Dieu s'empare d'un homme, et cet homme commence à voir les choses comme Dieu les voit, à les vivre comme Dieu les vit. Pour Lui, il n'y a pas de méritants ou de déméritants, il n'y a pas de justes ou de pécheurs, il y a des hommes qui lui appartiennent, des hommes pour lesquels il a voulu devenir lui­-même un homme, et souffrir, et mourir, et ressusciter.

 

Alors, il y a cette nouvelle logique, la logique de l'Es­prit, qui est déraison, qui est folie, qui est comme il le di­sait hier, qui est exagération, qui est paradoxe. Dieu, c'est un être qui exagère. Là où c'est tout petit pour les hommes, pour lui, c'est formidable. Et c'est cela qui est beau avec Lui. La toute petite chose que nous avons faite, nous, une fois, par chance - je ne sais pas pourquoi c'est arrivé ? - mais pour Lui, ça prend de telles proportions qu'il ne voit plus que cel­le-là. Et il nous voit à travers cela.

Il dit: Si vous avez donné un verre d'eau dans votre vie, un seul verre d'eau, comme ça un geste qui vient de votre coeur, eh bien, ça ne sera pas oublié. Et je vous dirai un jour : viens à droite, toi, j'ai eu soif. Mais à côté de ce verre d'eau, tu as peut-être fait des millions et des millions de bêtises. Mais vous voyez le para­doxe de Dieu. Il a tout oublié et il ne voit plus que le verre d'eau qu'il a reçu. Et grâce à ça, eh bien, viens à côté de moi.

Voyez, c'est cette logique que nous devons avoir, nous, lorsque nous voyons un homme, lorsque nous nous regardons les uns les autres. Mais ça, c'est le terme de la conversion. Et lorsque nous voyons cette beauté de pouvoir tout regar­der avec les yeux de Dieu, avec les yeux du Christ, ne pensez­-vous pas que le chemin alors devient plus facile ? Voila, ce qui m'est promis est quasiment à portée de ma main si je fais encore un pas après l'autre...et j'y arriverai.

 

Cet état de spiritualisation, ce n'est pas un mirage qui s'écarte de nous à mesure que nous avançons. Non, c'est plutôt lui qui s'approche de nous. Il est tellement proche de nous qu'il est déjà dans notre coeur et que il le travaille, et qu' il le transforme avec une patience qui n'a d'égale que nos faiblesses à nous.

Voilà, mes frères, le terme de cette conversion. Un des termes, car il y en a d'autres naturellement. Mais je voulais rappeler ce terme-là aujourd'hui parce que j'ai encore en tête ce que nous avons entendu ces dernières soirées. Et j'avais justement pris la Règle de Saint Benoît pour vous l'illustrer d'un petit texte de Saint Benoît qui est vraiment dans cette ligne.

Mais voilà, nous devons déjà nous rendre à l'église. Et comme c'est la fin de la semaine, nous aurons un regard de re­connaissance vers notre Dieu. Car nous savons qu'il nous aime et que les petits verres d'eau - car il n'yen a pas qu'un seul pour nous - les petits verres d'eau que nous alignons et aux­quels nos frères peuvent se désaltérer lorsque leur coeur est trop sec, eh bien, tout ça nous est compté déjà comme des si­gnes, des jalons pour notre conversion jusqu'à ce que notre coeur soit devenu lui-même un océan d'eau rafraîchissante, l'eau de l'Esprit à laquelle tous puisse venir se désaltérer gratuitement. Voyez, c'est cela : prenez et buvez !

 

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        17.07.83

      38. La sollicitudo.                                       

 

Mes frères,

 

Il va encore faire tellement chaud aujourd'hui qu'il n'est pas nécessaire de donner un Chapitre trop long. Nous avons tous besoin de nous mettre à l'aise et de faire des réserves de résistance pour ce qui nous attend pendant la journée. Je vais embrayer sur ce que je vous ai dit hier. Vous vous souvenez, il y a ce besoin de conversion qui nous travaille et qui est inspiré par Dieu lui-même. Et notre regard doit se porter vers les plus faibles, les plus pauvres, les laissés pour compte. Personne ne peut être abandonné. Au contraire, Dieu a voulu devenir homme pour récupérer ce qui était en train de s'égarer et de se perdre. Et ces sentiments, les sen­timents du Christ, doivent nous habiter.

 

Il y a dans la Règle de Saint Benoît un très bel exemple. Saint Benoît s'adresse à l'Abbé. Mais n'oublions pas que la façon d'agir de l'Abbé dans le monastère est la norme pour tous les frères. Ce que l'Abbé doit faire à un degré éminent, les frères doivent s'efforcer de le réaliser selon leurs capa­cités personnelles.

Saint Benoît dit ceci. Je devrais pour bien faire le dire en latin, mais enfin je vais le dire en français et le préci­ser à partir du latin. L'Abbé doit avoir un soin tout particu­lier et s'empresser avec toute son adresse et avec toute son industrie pour ne perdre aucune des brebis à lui confiées. 27,14. Il est question, ici, de la sollicitudo que doit avoir l'Abbé.

Or ce mot signifie étymologiquement une agitation, une inquiétude, un tourment, un souci d'ordre spirituel. C'est le souci qui tenaillait le coeur du Christ et qui habitait déjà en Dieu. C'est ce souci pour sa création qui a jeté Dieu hors de lui et qui l'a fait tomber dans une chair d'homme. Dieu ne pouvait pas se résoudre à voir son oeuvre qui tournait à rien. Voyez, c'est un souci qui est motivé, inspiré par l'amour. Et c'est ce souci qui doit être celui de l'Abbé.

 

Voyez de suite que l'Abbé doit être un homme de Dieu à l'exemple de Saint Be­noît. Son biographe nous dit combien de fois : Vir Dei, l'hom­me de Dieu. Et pas seulement au regard de la foi, mais aussi et sur­tout dans l'intime de son être. Il doit donc être une révéla­tion du Christ pour ses frères. Il doit avoir en lui les sen­timents qui habitaient le coeur du Christ. Il faut que les frères en le regardant reconnaissent le Christ et la façon dont eux-mêmes doivent réagir les uns en­vers les autres. Or ce ne peut être que comme le dit Saint Benoît ici, que la sollicitudo, un tourment pour les autres.

Attention ! Ce n'est pas un souci maladif, ce n'est pas une inquiétude morbide, mais c'est le souci qui habitait le coeur du Christ et qui fait que l'homme en arrive à donner sa vie pour un frère, à l'exposer et à la donner...ça doit aller jusque là. Et ce souci, il met en branle, il émeut. C'est aussi dans la racine. L'inquiétude, c'est ne pas avoir de repos. On est toujours en mouvement. Et ce mouvement donne à l'Abbé des ailes ou plus précisément des pieds et des jambes, car il le fait courir.

Dans le texte, il est mis qu'il doit currere, 27,15, il doit courir. On l'a traduit par empresser. Oui, c'est vrai ! C'est plus français, dit-on, mais c'est moins évocateur. Il court. Rappelez-vous le berger, le vrai berger qui a laissé les 99 brebis dans les montagnes et puis qui commence à courir à la recherche de la brebis qui s'est égarée. C'est autre chose que s'empresser. On peut s'empresser...oui, mais sans se fouler.

 

Ici, l'Abbé comme le Christ doit se donner du mal, et il doit courir, et il doit se fatiguer. Je pourrais dire que dans le portrait de l'Abbé - Saint Benoît ne le dit pas naturellement, mais c'est sous-entendu - ce doit être un homme qui con­naît la fatigue puisqu'il court. Mais attention ! Pourquoi court-il ? Il ne court pas pour faire marcher son Abbaye. Il ne court pas pour faire prospérer les affaires matérielles. Il ne court pas pour faire de nouveaux clients.

Il y a un jour ou deux, on a encore reçu un coup de télé­phone de Suisse, pour vendre de la bière. Il n'y a pas long­temps on a reçu un papier pour vendre notre bière en Bretagne. Et il en arrive ainsi régulièrement. On pourrait, imaginez un petit peu quelle affaire, courir en Suisse. Ce ne serait tout de même pas mal ! Aller en vacan­ces en Bretagne, ce serait encore beaucoup mieux ! Arranger tout ça, voilà, l'Abbé courrait...enfin il déléguerait quel­qu'un d'autre pour courir. Mais enfin, il courrait avec les jambes d'un autre.

Non, ce n'est pas ça ! Saint Benoît le dit d'ailleurs. Il le dit et il parle toujours de sollicitudo, non pour les choses transitoires, et terrestres, et caduques, 2,95. Non, ce n'est pas ça. Il ne doit pas se fatiguer pour des choses pareilles mais bien plutôt pour apporter les meilleurs soins à un trou­peau, à des brebis. 26,14. Oui, quand on voit des brebis, il y a toujours un troupeau. Ce sont des animaux qui se tiennent ensemble. Et ce troupeau lui a été confié. Je vais revenir sur ce mot CONFIE dans un instant.

 

Mais voyons d'abord un troupeau. Le monastère, dit Saint Benoît ailleurs, c'est la maison de Dieu. Et dans cette maison de Dieu il y a des hommes. Oui, on pourrait dire que c'est une bergerie dans laquelle il y a des brebis. Tous les hommes qui sont ici appartiennent à Dieu. Et ça, ne l'oublions jamais ! Il les a choisies toutes, ces brebis. Il les a faites siennes. Il les a appelées. Au début de la Règle Saint Benoît dit qu'il y a une voix qui lance des appels. Et cette voix, on la perçoit, on l'entend. Et c'est une belle musique, une mélo­die agréable et on la suit. Cette brebis, alors, est venue. Elle s'est jointe à un troupeau.

Mais ce troupeau ne constitue pas, ne forme pas une quelconque fraternité. Vous savez, un coude à coude dont la chaleur apporte la sécurité. Non, le troupeau est déjà là. Il y a des brebis et chacune de ces brebis a son caractère. Et le berger, lui, doit connaître chacune de ses brebis par son nom, c'est à dire telle qu'elle est avec toutes ses qualités, mais aussi avec tous ses défauts. Et voilà, il l'aime telle qu'elle est. Pourquoi ? Parce que c'est pas la sienne. C'est le Christ, c'est Dieu qui l'a appelée. Et la voila agrégée a son troupeau.

On ne s'appartient donc plus. Non seulement on est la chose de Dieu, mais ça va beaucoup plus loin. Cette brebis, elle est agrégée à un corps, elle devient un membre d'un corps qui est le Christ. Il y a donc une autre vie qui vient en elle. Et cette même vie circule dans toutes les brebis qui deviennent des soeurs. Et puisque nous sommes ici dans un monastère mascu­lin, tous ces hommes deviennent des frères. Il y a donc une consanguinité spirituelle qui fait croître en chacun d'eux le corps spirituel. Et chaque corps spirituel personnel devient un membre du grand Corps mystique qui est le Christ total. Et tout cela, c'est l'affaire de Dieu, ça appar­tient à Dieu. Et ça est confié à un homme qui est l'Abbé.

 

Et alors Saint Benoît a ici un mot qui est très, très, très beau. Il parle en latin : sibi creditis ! De ovibus sibi cre­ditis, 26,16, des oves crédités...qu'est-ce que ça veut bien dire ? Eh bien, c'est le même mot que pour dire Credo in unum Deum. Je crois en un seul Dieu. C'est exactement le même mot. Il y a donc ici de la part de Dieu un acte de foi vis à vis d'un homme. Il lui confie un dépôt, un trésor. Il le lui donne en garde. Pourquoi ? Parce que il a confiance dans cet homme. Nous aurons la même chose dans le domaine de la foi.

On parlera du depositum fidei, du dépôt de la foi. Sa propre vie, Dieu l'a confiée à un homme. Il la dépose dans le coeur d'un homme et il lui fait confiance. C'est ça la foi ! C'est ça le dépôt de la foi ! Donc vous voyez le lien qu'il y a ici entre croire et confier, entre croire et donner en garde. Voilà donc chez Dieu une marque inouïe de confiance envers un homme. Et ces brebis ne lui appartiennent pas. Elles appar­tiennent à Dieu. Elles sont son trésor. Et il les - j'emploie le mot confier où il y a là aussi le fait de confiance - il les confie à un homme.

Mais je vous assure que quand on voit tout ça et qu'on y réfléchit, c'est pour avoir peur. Voyez ! L'Abbé doit être un homme qui est bien dans sa peau d'homme. Mais dans sa peau de fils de Dieu, il se remet toujours en question. Dans sa peau de berger surtout car il ne peut pas faillir, il ne peut pas être inférieur à la confiance que Dieu lui fait. J'ai promis d'être bref ? Encore deux mots seulement ! Deux ou trois mots...

 

Il parle ici dans la traduction d'adresse et d'industrie. Chez Saint Benoît, c'est beaucoup mieux que cela. Il parle : omni sagacitate et industria, 26,15. La sagacitas, c'est le flair, c'est la finesse de l'odorat, c'est avoir un nez fin. Il faut donc que ici l'Abbé sente ce qui se passe dans chacun, dans chacune de ses brebis. Donc, chaque brebis a une odeur spéciale qui est la sienne. Et voyez, l'Abbé a un odorat tellement fin, qu'il sent chacune. Si ça ne va plus, s'il y a quelque chose qui se passe, il le sent.

C'est donc la pénétra­tion, le discernement, la subtilité d'esprit. Mais attention ! Nous ne sommes pas dans le cérébral, ici, dans l'intellectuel, mais c'est le coeur. C'est la finesse de l'odorat d'un coeur qui prend au sérieux ce que Dieu lui a con­fié. Alors, il parle de l'industria. L'industria, ce sont les soins empressés, ce sont les efforts. C'est aussi naturelle­ment le talent, c'est l'adresse, c'est l'habileté. Ici, il parle d'industrie. Oui, je pense que le mot français peut être rendu. Et voilà tout ce qu'il faut ! Et alors, tout cela pourquoi ? Pourquoi ? C'est pour qu'il ne perde aucune, pas une seule des brebis que Dieu lui a con­fiées.

 

Eh bien, mes frères, nous allons en rester là pour ce matin. Nous verrons après, je ne sais pas quand, demain ? ou la semaine prochaine ? ou la semaine suivante ? C'est peut-être bien, ceci, à réserver pour le dimanche. Nous avons le temps de dimanche en dimanche à assimiler tout cela et à nous dire que ce que l'Abbé doit faire, et ce qu'il s'efforce de faire, eh bien, chacun des frères doit aussi le faire.

Donc demander à Dieu ce sens spirituel, cet odorat spiri­tuel qui fait sentir ce qui ne va pas chez une brebis qui a des vapeurs, qui aurait envie d'aller prendre l'air surtout que c'est la période des vacances. Il doit sentir cela pour que personne ne s'égare. Nous sommes tous responsables les uns des autres. C'est cela qui fait la véritable fraternité dans le Christ et qui nous donne la plus grande assurance.

 

Chapitre : L’attente de la cité future.           31.07.83

 

Mes frères,

 

Avant-hier nous avons fait mémoire des Saints Marthe, Marie et Lazare. A cette occasion j'ai fait une petite dé­couverte au cours de ma Lectio Divina et je voudrais la par­tager avec vous. C'est seulement aujourd'hui que j'en ai le loisir. Nous avons d'abord entendu un texte de l'Epître aux Hé­breux, puis le fameux épisode de Marthe et de Marie que tout le monde connaît. Lc 10, 38-42. Et dans l'Epître aux Hé­breux, j'ai trouvé ceci : La cité que nous avons ici-bas n'est pas définitive. Nous attendons la cité future. He 13,14.

 

Lorsque nous consultons le texte original, nous voyons une splendide figure de style, une construction en chiasme, donc une construction qui épouse la forme de la lettre grec­que qui est une croix reposant sur deux de ses montants, donc quelque chose comme ça : X.

Et au centre de ce chiasme, comme un pivot autour du­quel tournent les branches de cette X se trouve le mot cité ou ville. Il est donc question d'une ville.

Puis nous avons sur un des montants transversaux : nous n'avons pas et à l'opposé nous attendons. Et sur l' autre montant, toujours en rapport avec cette ville, ce qui est traduit ici naturellement en français : ici-bas puis futur.

 

Notez bien que traduire ça correctement en français, c'est pratiquement impossible, car nous entendons dans l'original un jeu d'assonances. C'est très beau ! Cela veut dire qu'il y a une ville, une cité qui est là, qui est com­me installée, qui repose, qui reste, qui est établie.

Puis il y a une autre cité qui, elle, est en mouvement. Elle vient, elle arrive, elle approche, elle sera là. Et cet­te dernière, nous l'attendons tandis que la première, elle est en notre possession. Mais nous ne l'avons pas parce que en fait, ce n'est pas la nôtre.

C'est donc là toute une scène animée qu'il faudrait jouer. On peut à partir de là monter toute une chorégraphie avec tout un ensemble de personnages gravitant autour de ce point focal qui est une cité.

 

Maintenant, dans le texte que nous avons entendu, il est dit : nous attendons la cité future. En fait, ce n'est pas le mot attendre, c'est le mot CHERCHER. On peut toujours dire : oui, c'est une attente ! Mais ce n'est pas une attente passive, c'est une attente active, c'est à dire une recherche. Et la Vulgate l'avait traduit vraiment par inquirimus, c'est à dire nous recherchons. C'est donc une recherche ardente, mais aussi une re­cherche patiente, une recherche qui ne se lasse pas de cette cité qui est en train de venir. Car cette cité, elle a une caractéristique: c'est qu'elle vient, elle arrive, mais en même temps elle est déjà là.

Nous avons ici le phénomène inérant à la vertu d'espé­rance qui est de posséder ce qui n'est pas encore la. C'est posséder ce qui vient, c'est posséder ce qui sera. Naturellement, quand nous parlons de le vertu d'espérance nous sommes dans le domaine théologal. Donc nous sommes dans l'univers de Dieu. Déjà c'est une façon divine de vivre l'espérance. Et c'est ce qui est rendu par ce mot qui en français a été traduit par attendre et qui en réalité veut dire rechercher avec ardeur.

Nous avons ainsi tout le programme de la vie monastique que Saint Benoît exprime en un mot, disant : ad caelestem patriam festinare, 73,22, c'est à dire nous hâter vers la patrie céleste. Il est possible que Saint Benoît ait eu au moment où il a écrit cela, dans son esprit, dans son subconscient met­tons, ce passage de l'Epître aux Hébreux où en fait il est dit que nous recherchons avec ardeur la cité qui arrive. Nous autres, lisant Saint Benoît, nous allons voir festinare, nous hâter vers la patrie céleste, c'est à dire vers cette cité qui est la nôtre pour demain.

 

Maintenant, tout cela est illustré dans l'épisode de Marthe et de Marie. Marthe, elle travaille à l'organisation de la cité d'ici-bas, donc de la cité qui est déjà là, de la cité dans laquelle, nous êtres de chairs, nous sommes insérés dès no­tre naissance. Elle travaille, elle, à l'organisation de cette cité. Alors, qu'arrive-t-il ?

Mais elle est tiraillée. Elle a beaucoup de tiraillements. C'est ce qu'il est dit dans le texte original. Vraiment, elle ne sait plus où donner de la tête. Elle doit être partout à la fois. Elle ne doit rien oublier et elle est tiraillée. Nous retrouvons le X de tantôt, mais écartelé cette

fois. Non plus centralisé sur cette ville idéale, mais pro­jeté de tous côtés par les soucis qui sont inérant à notre présence dans la ville d'ici, dans le royaume de ce monde.

Et nous avons dans le même tableau, nous avons cette fois Jésus qui est présent. Or lui, il est cette cité de de­main. Il est la cité qui vient mais qui en même temps est déjà là. Objectivement elle est présente cette cité, mais pour nous subjectivement nous ne l'avons pas encore reconnue. Et c'est ça, je dirais, qui est le plus malheureux, c'est que nous l'avons devant nous et que nous ne la reconnaissons pas.

 

Voyez donc maintenant notre façon de vivre habituelle, instinctive. Si nous nous laissons aller, porter par la na­ture, nous sommes comme Marthe. Nous nous tracassons pour une foule de choses quand en réalité nos problèmes, toutes nos questions, tous nos soucis ne trouvent pas leur solution mais sont littéralement effacés, effacés par la présence du Christ parmi nous.

Voyez! Le Christ ressuscité est présent devant nous. Il vit avec nous. Il vit en nous. Si j'en prends conscience, si je vois cela, si ça se révèle à moi, à ce moment-là, dans ma vie personnelle et même dans ma vie sociale, pour moi il n'y a plus aucun problème. Ils sont tous effacés comme l'ob­scurité est effacée par le soleil qui se lève.

Voyez, ici, une des récompenses d'une vie contemplative qui est correctement vécue. Cela va jusque là. A ce moment, c'est la paix ! Et laissons marcher notre imagination créatrice - affa­bulons, ici, parce que ce serait trop beau pour être vrai - ­imaginons une communauté où tout le monde serait comme ça. Mais ce serait le paradis sur la terre. Ce serait fini ! Et une telle communauté, elle agirait comme une bombe atomique, mais bienfaisante cette fois-ci. Au lieu de dé­truire tout, elle transformerait tout.

 

Eh bien Dieu, Lui, il a un rêve pareil. Et Dieu étant un grand naïf, il pense toujours que ça va arriver. Cela ar­rive pour l'un ou l'autre, mais ça devrait pour bien faire arriver à tout le monde ensemble. Mais ça arrivera au jour de Dieu, c'est à dire au dernier jour, au moment où cette cité, cette cité donc qui est en train de venir, sera recon­nue par tous.

Et cette cité, c'est la Personne du Christ Jésus, c'est son corps à lui, son corps ressuscité. Il est la maison de Dieu, il est le temple de Dieu, il est le Royaume de Dieu, il est la cité de Dieu. Voyons son corps, et le Verbe de Dieu ayant assumé ce corps, vivant dans ce corps, l'animant, le transformant, le transfigurant. C'est vraiment le Temple de Dieu, c'est le Royaume de Dieu. Il n'est pas possible d'aller au delà. Non, ce n'est pas possible !

Alors nous ? Nous, nous entrons dans ce temple, nous entrons dans cette ville lorsque par notre foi, par notre amour et aussi par notre espérance, donc par les organes de la vie divine qui sont en nous, nous entrons dans la Person­ne du Christ et nous nous nourrissons de lui. Et voyez maintenant toutes les grandes fresques de l'Apocalypse. Il y a en lui le fleuve de vie. Quand on en a bu, on n'a jamais plus soif. Il y a autour de ce fleuve de vie ces arbres qui grandissent, qui foisonnent et qui pro­duisent du fruit sans arrêt, un fruit toujours neuf. C'est cela ! C'est la vie éternelle ! C'est la vie incorruptible !

Et le Christ alors qui est la cité nouvelle, il est en fait la Jérusalem nouvelle dont on nous parle qui est à la fois, et épouse de l'Agneau, du Christ, et en même temps le corps du Christ ou le corps de l'Agneau. Elle est en même temps épouse et elle est en même temps corps. Il y a là entre le Christ et nous, et toute l'humanité, et toute l'Eglise, une telle fusion qu'on ne sait plus les distinguer l'une de l'autre.

Et pourtant ils sont différents : le Christ est la tête et nous sommes les membres. Le Christ est l'époux et nous sommes l'épouse. Mais ce qui était promis dès l'origine du monde où ils seront deux en une seule chair, vraiment cela se réalise ici. Nous sommes toujours deux, le Christ et nous, dans une seule chair, dans un seul esprit, dans une seule lumière.

 

Or, avançons encore un petit peu dans cette scène. Nous voyons donc Marthe qui s'agite et qui court, et qui s'énerve. Et il y a Marie maintenant. Marie, elle, qui est sans doute plus fine, elle a le pressentiment qu'il y a là devant elle quelque chose de neuf. Et elle y entre. Elle entre, elle, dans cette cité nouvelle.

Pendant que Marthe s'agite pour organiser la cité d'ici, Marie, elle, elle efface tout et elle entre dans la cité qui arrive, et qui est déjà là. Elle y entre et elle y demeure. Pourquoi ? Parce que elle est assise. Vous voyez Marthe qui court, et Marie, elle ne bouge plus. Elle est assise. Elle est arrivée. Elle n'a pas besoin d'aller plus loin. Elle y est.

Vous avez là un magnifique tableau qui est de l'impres­sionnisme. Lorsque nous le regardons ainsi, en nous laissant travailler par lui, en nous laissant influencer par lui, nous voyons que vraiment cette Marie est l'image parfaite de la vie monastique contemplative. D'ailleurs, c'est la raison pour laquelle auparavant on proclamait cet Evangile tous les samedis DE BEATA et même le jour de l'Assomption...déjà à l'époque de Saint Bernard.

 

Marie, maintenant la Mère de Jésus, elle était arrivée dans cette cité tout de suite. Alors toutes les autres Marie, c'est à dire toutes celles qui à sa suite faisaient confian­ce au Christ et avaient le privilège d'entrer dans cette cité, elles aussi elles s'asseyaient. Elles y étaient. Il n'y avait plus rien à faire. Il n'y avait plus rien à faire qu'à se laisser nourrir par les paroles qui venaient de la bouche de Jésus. Et puis c'était tout !

Alors la réflexion du Christ, nous la comprenons mieux, lorsqu'il dit : Mais voilà, ne cours pas tant, ne cours pas tant ! Il suffit d'une seule chose. De laquelle ? Mais de celle-là, de celle que Marie a trouvé. Elle l'a et mainte­nant on ne saurait plus la lui enlever. Une fois qu'on est entré dans cette cité, on n'en sort plus, on ne sait plus en sortir. On est tellement fasciné par elle qu'on n'en sort plus. Et le Christ, cité qui accueille, ne mettra ja­mais dehors...

Voilà, mes frères, tout ce que l'Esprit a mis dans ma tête à l'occasion de cette petite proclamation Evangélique. Je vous dis : pour moi, c'est vraiment l'image de la vie mo­nastique contemplative. Et de cette cité d'ici-bas - parce que nous y sommes encore, ça il faut tout de même être sé­rieux, nous y sommes encore - et bien on s'en occupe en la laissant bien à sa place, en mettant les choses bien à leur place comme dit Saint Benoît.

Il ne faut pas, dit-il, se faire plus de soucis pour les choses transitoires, caduques et périssables que pour les choses qui demeurent, c'est à dire pour cette cité qui arrive et qui est déjà là mystiquement.

 

Voilà mes frères, nous sommes maintenant en plein été. Et il y a beaucoup d'agitation. Nous l'avons encore vu hier en partant. C'était le grand W.E du grand rush vers le sud. C'est ça l'agitation de la cité d'ici-bas. Nous autres, ici, nous sommes sur un périmètre où nous nous efforçons d'éta­blir une autre mentalité. Pourquoi ?

Parce que de coeur, d'espérance, nous touchons déjà aux portes de la cité à venir qui est ici dans la Personne du Christ. L'un ou l'autre déjà ouvre la porte et passe de l'autre côté. Alors celui-là, mais il y est. Tout ce que ces touristes en foule cherchent partout sans le trouver, et bien le contemplatif, lui, il le possède déjà. Et cette meilleure part, elle ne lui sera pas enlevée.

 

Récollection du mois d’août.                       06.08.83

Etre transfiguré dès cette vie.

 

Mes frères,

 

Cette année la fête de la Transfiguration s'est glissée providentiellement entre une Mémoire liée à la Maternité Di­vine de Marie - il s’agissait hier de la Dédicace de l'église de Sainte Marie Majeure - et un dimanche qui est comme vous le savez le jour ou nous célébrons la résurrection dans la chair de Notre Seigneur le Christ. Cela nous rappelle opportunément que la Transfiguration du Seigneur dans sa chair d'homme est pour nous une double révélation.

Tout d'abord Jésus est le Fils de Dieu. Il est Dieu de­venu homme. Pas moins que Dieu, ne perdons jamais cela de vue ! Une voix, est-il dit, le rappelle : Tu es mon Fils bien-aimé. En qui j'ai mis toutes mes complaisances, tout mon amour. Et aussi une autre révélation : Jésus apparaît à ses trois disciples dans l'état qui sera le sien après sa ré­surrection d'entre les morts. Il devient éblouissant comme la lumière jusque dans ses vêtements.

Et c'est ainsi qu'il se montrera à l'Apôtre Paul aux portes de Damas. C'est ainsi, mes frères, qu'il se montre au moine qui est jugé digne d'une telle faveur. Enfin, nous verrons cela dans un instant. Cette double révélation à travers le fait de la Trans­figuration du Christ se trouve au coeur de l'expérience mo­nastique. Elle nous rappelle ce que nous sommes et ce que nous espérons devenir.

 

Nous sommes des enfants de Dieu, c'est à dire que nous participons à la nature même de Dieu, que c'est la vie de Dieu qui est en nous. Et qu'allons-nous devenir ? Mais nous deviendrons au terme d'une évolution normale de notre état de fils de Dieu, mais nous deviendrons semblable au Christ. Possédant déjà maintenant la vie éternelle, cette vie éternelle va transfigurer notre être et briller à tra­vers notre chair.

C'est donc en termes plus théologiques, la résurrection d'entre les morts, résurrection qui est déjà à l'oeuvre maintenant en nous, ne l'oublions jamais ! Ce n'est pas quelque chose, la résurrection, qui va nous tomber dessus comme ça par hasard, Dieu sait quand ? Dieu seul le sait ? Non, c'est déjà à l'oeuvre dès aujourd'hui. Vous êtes ressuscités avec le Christ, dira Saint Paul, et déjà maintenant vous êtes avec lui dans le ciel auprès de votre Père.

Vous sentez que je touche ici à ce qui constitue l'essentiel de notre­ vie monastique contemplative. Ce que nous désirons donc réaliser, c'est rien d'autre, c'est rien moins que la Transfiguration de notre être dès cette vie. C'est la destinée ultime de tout chrétien et même de tout homme. Mais nous, nous voulons que cela se fasse dans les plus brefs délais, en priorité. Et à cet objectif, nous sacrifions tout, absolument tout.

 

Mais que faut-il entendre exactement par la transfigu­ration lorsqu'il s’agit de nous maintenant ? Il ne faut pas qu'il y ait de confusion dans notre esprit. La transfiguration, c'est la transformation de notre être charnel en un être spirituel, de notre être dans la chair, dans notre nature d'homme en un être dans notre na­ture de Dieu, celle qui nous a été donnée en cadeau, en grâce.

Et notre chair donc, et notre humain en nous ne doivent pas être annihilés, volatilisés et anéantis. Non, ils restent ce qu'ils sont mais ils deviennent autres, ils deviennent neufs, ils sont renouvelés, valorisés, ils sont surélevés et métamorphosés. Et cela commence par le coeur. Dieu va vider le coeur. Il le vide de tout égoïsme, de toute malice, de tout retour sur soi. Et il prépare dans ce coeur une place, toute la place pour son Esprit à Lui. Et ce coeur, il l'emplit d'amour.

Si bien que le coeur devient lumière, et il devient feu, ce qui est Dieu surtout pour nous dans son Esprit Saint. Et ce coeur empli de lumière et de feu commence à chasser dans les veines - je vous l'ai déjà dit autrefois je pense - un sang nouveau, un sang spirituel, un sang di­vin qui lui-même est lumière, et qui est feu, et qui trans­forme toute la chair. La chair devient parfaitement pure et le regard devient limpide.

Ce n'est rien d'autre que ce que Saint Benoît nous pro­met après toute la Tradition qui le précédait, et avec la Tradition qui à partir de lui se poursuit jusqu'aujourd'hui : la puritas cordis, le coeur pur, le coeur qui est devenu un joyau, une perle, une perle qui est dans la Lumière, qui de­vient lumière, et éclaire, et réjouit.

 

Mes frères, voilà ce que c'est pour nous la transfigu­ration. Le moine vit uniquement de Dieu qui l'introduit dé­jà maintenant dans la nuée lumineuse de son Royaume. Et il vit uniquement pour Dieu qu'il voit dans sa Lu­mière, mais aussi qu'il reconnaît et qu'il adore dans chacun de ses frères, dans chacun des hommes et dans le cosmos tout entier. Il n'y a plus qu'un seul temple : le coeur du moine devenu temple de l'Esprit, temple de Dieu, le coeur des au­tres et l'univers entier.

Je disais tantôt que cette vision de la lumière était quelque chose que Dieu pouvait très bien accorder dès ici bas à un moine dont le coeur ainsi se laisse purifier. Mais à ce moment, beaucoup de choses apparaissent évidentes qui auparavant pouvaient faire question. Je ne vais pas les énumérer maintenant, ça n'en vaut pas la peine et puis on n'aurait pas le temps. Mais c'est pour dire que ce Royaume qui est apparu à ses disciples en la personne du Christ, il est à notre por­tée. Ce n'est pas quelque chose qui est séparé de nous.

Il est en nous d'abord. Le Christ l'a dit. Le Royaume de Dieu il est intra vos, il est en vous, il est parmi vous, il est au milieu de vous. Mais vous y êtes plongés entière­ment et vous ne vivez que de lui. Et ce Royaume est lumière d'abord. Et il est amour parce que ce n'est rien moins que la Personne même de notre Dieu qui, lui, est unité de trois Personnes. Mais la question vient : comment faire alors pour obte­nir, pour recevoir, se préparer à une telle grâce ? Il suf­fit de se laisser désencombrer.

 

Nous en avons parlé ensemble au début du mois de Juil­let et je devrai encore y revenir car ce n'est pas terminé. Nous laisser désencombrer en abandonnant tout, absolument tout, en cédant tout et en coulant notre volonté dans celle de Dieu. Se désencombrer, c'est ne plus s'appartenir. Cela, c'est le stade ultime. Et à ce moment-là, Dieu est libre de réaliser tous les miracles, tous les mirabilia, toutes les choses merveilleuses chez un homme.

Et ce désencombrement, eh bien, nous y sommes attelés par le fait même de notre vie cénobitique. C'est la voie droite, c'est la voie unique, celle que le Christ a ouvert devant nous. Aucune autre n'est possible. La sequela Christi, la marche à la suite du Christ, ce n'est rien d'autre que cela : c'est petit à petit se laisser désencombrer. C'est abandonner une chose après l'autre jus­qu'à ce qu'on n'ait plus rien, qu'on ne s'appartienne plus et qu'à ce moment le Christ puisse vivre en nous quasiment à notre place. Ce n'est plus moi qui vis, c'est le Christ qui vit en moi.

Et dans le courant du mois d'Août nous allons rencon­trer deux magnifiques exemples. Le plus grand d'abord : c'est celui de la Vierge Marie dans son Assomption, ce qui veut dire dans sa résurrection et dans sa transfiguration. Et nous retiendrons d'elle sa dernière parole : Tout ce qu'il vous dira, faites-le ! C'est sa dernière ! Mais qu'arrive-t-il alors ?

Mais tout le possible et même l'impossible. L'eau, mais l'eau vulgaire de notre coeur se transforme dans le vin enivrant du Royaume. Je pense que nous ne devons pas craindre de voir les choses dans leur réalité mystique qui est, à mon sens, la vérité éternelle.

 

D'ailleurs c'est une expérience que nous pouvons faire déjà de temps en temps. Mais, si obéissant aux conseils de Marie nous faisons les choses qui peuvent nous paraître absurdes, comme de prendre de l'eau et la porter au maître du festin qui, lui, va la goûter et reconnaître du vin, des choses aussi bêtes, aussi absurdes que ce simple geste d'obéir, MAIS l'Esprit de Dieu alors opère en nous la merveille d'une métamorphose, d'une transfiguration de ce que nous faisons et surtout de ce que nous sommes.

Et nous rencontrons encore un très bel exemple, le plus beau pour nous parce qu'il nous est très proche: celui de notre Père Saint Bernard qui, lui, était atteint d'une folie, la folie de la démesure. Il osait dire que la mesure d'aimer Dieu, c'était de l'aimer sans mesure. Voyez ! Pour lui, il perçait tous les plafonds. Et au­ delà des plafonds, il perçait tous les espaces parce qu'il était pris par l'Esprit de Dieu. Et comme Saint Benoît le disait : Alors on ne sait pas du tout ce qui va arriver. Le Christ d'ailleurs le disait : On ne sait pas d'où il vient et on sait encore moins où il va...

Or voilà, mes frères, et la Vierge Marie d'abord et Saint Bernard ensuite qui nous montrent la route pour arriver à cette métamorphose de notre être et de notre vie en commençant par notre cœur, et en sachant bien que rien de ce qui est en nous n'est perdu, que rien n'est délaissé, mais que tout, tout est transformé et porté au-delà des simples poten­tialités naturelles. Voilà mes frères, nous n'aurons pas peur de la difficul­té et de la lutte, car vous comprenez que ça ne se fait pas tout seul. Ce n'est pas pour rien que Saint Benoît appelle le moine un miles Christi, un soldat.

 

Il faut combattre car il y a sur notre route des êtres malfaisants qui veulent empêcher que cela arrive. Car quand c'est arrivé, il y a dans le monde une lumière nouvelle, un foyer nouveau de lumière et de chaleur qui va de proche en proche rayon­ner, et réchauffer, et transfigurer. Quelqu'un a dit que un homme qui s'élève, élève l'uni­vers entier. C'est vrai au plan naturel, mais lorsqu'il s’a­git alors du Christ, de l'Esprit, du Père...

Et nous n'aurons pas peur non plus de la mort, de la mort mystique que nous devrons connaître certainement, que nous connaissons déjà peut-être ? Et même de la mort physique parce que le Christ a vaincu et la mort - toutes les morts - et le péché. Nous n'en aurons pas peur parce que nous savons qu'en fait il n'y a pas de mort. Il n'y a que le passage d'un état à l'autre et que si notre transfiguration, notre métamorphose est déjà opérée maintenant, nous ne connaîtrons pas la mort. Ce sera un endormissement dans la Lumière.

Voilà, mes frères, notre ambition, notre unique ambition, l'ambition légitime ! Ce sera donc de connaître notre métamorphose en fils de Dieu achevé, parfait, tellement com­plet, tellement vrai que nous sentirons battre dans notre poitrine le coeur même de notre Christ.

 

Fête de l’Assomption de la Vierge Marie.        15.08.83

Prise d’habit de Louis.

 

Mon ami Louis,

 

Le Christ notre Dieu, dans son amour délicat, attentif, cet amour dont lui seul a le secret, le Christ a disposé les événements pour que vous receviez l'habit de notre Ordre en cette magnifique fête de l'Assomption. Oui, c'est de sa part une attention très belle et très juste. Car comme vous le savez certainement, depuis l'origine notre Ordre est consacré spécialement à la Vierge Marie et précisément dans le mystère de l'Assomption.

Et ce fut de la part de nos Pères, me semble-il, une intuition géniale et très logique. Car la vie mo­nastique n'est-elle pas dans ce qu'elle a de plus pur une assomption en Dieu par la christification de tout notre être. Or, pour être christifié, il est indispensable de passer par Marie, d'être littéralement et réellement en­fanté par elle à cette vie nouvelle, à cette vie divine.

Il n'est pas possible d'en faire l'économie. Saint Bernard nous l'a bien dit. Tout ce que nous recevons de Dieu nous vient par le canal de Marie. Voyez ! Marie d'abord en est emplie, puis ça déborde d'elle sur nous. Son mystère de l'Assomption, j'y ai fait allu­sion hier, est vraiment ce qui est pour nous le plus encou­rageant. Car à notre tour là où elle est, si je puis repren­dre les paroles de son Fils le Christ, là où elle est, elle désire que nous soyons aussi. Et nous y sommes déjà si nous vivons humblement avec grande confiance dans son sein.

 

Vous avez donc devant vous un magnifique program­me de vie. C'est, si je le résume en une formule, c'est être vraiment la proie de l'Esprit de façon à renaître en Dieu. Et pour cela, vous devez renoncer a beaucoup de choses : à vos idées, à vos jugements, à tout ce qui provoque un re­pliement sur vous. Et vous devrez vous ouvrir à un souffle nouveau, ce souffle qui désire vous métamorphoser. Car ce souffle nouveau est une Personne, ne l'oubliez jamais ! C'est la Personne de l'Esprit Saint, c'est la Personne de l'Amour, c'est ce qui en Dieu est le plus intime, ce qui constitue le coeur même de son être.

Et c'est là dans le coeur de notre Dieu que nous sommes conçus dès avant notre apparition sur cette terre. Et c'est là qu'est notre habitation pour l'éternité. Et ainsi, vous serez progressivement mais sûrement renouve­lé jusqu'à ce que le Christ soit entièrement formé en vous. Comme Saint Benoît vient de vous le rappeler, les débuts de cette marche vers le Royaume de Dieu peuvent paraître assez pénibles car il faut se défaire de beaucoup de choses qu'on apporte du monde, des façons de voir, des façons de juger, de réagir.

Mais enfin, ce n'est jamais que les tous débuts car bien vite lorsqu'on se donne à Dieu, le coeur se dilate. Et vraiment, il prend de nouvelles dimensions. Au lieu d'être étroit, enfermé presque dans la prison de l'égoïsme, il prend les dimensions du coeur de Dieu, et pour nous beau­coup plus proche, du coeur de notre Mère. Car un moine ache­vé, il a des entrailles de mère. Vous voyez ! Et c'est là que vous arriverez ! C'est là que veut dire Saint Benoît lorsqu'il parle de cette dilatatio cordis qui nous attend, qui VOUS attend.

 

Et vous êtes disposé à entreprendre, à courir cette formidable aventure. Et vous désirez inaugurer dès maintenant cette conversion, ce changement qui s'opère en vous. Et pour cela vous avez exprimé le désir de prendre un nom nouveau qui signifiera cette résolution. En adoptant ce nom nouveau, vous aurez tourné le dos au monde et vous entrerez dans une nouvelle famille, la grande famille cistercienne dont vous deviendrez un membre, tout ­petit encore, mais qui va grandir et occuper sa place.

 

Et à partir d'aujourd'hui, vous ne serez plus Louis, mais vous serez Frère Guerric. C'est là le nom porté par un bienheureux originaire de nos régions. Il a été un simple moine d'abord et puis il est devenu Abbé, un grand Abbé. Cela ne veut pas dire que vous même allez ambitionner de devenir un jour le dirigeant des frères et leur Père. Non, ce n'est pas cela que je veux insinuer. Mais vous allez comme lui entrer dans un certain anonymat, l'anonymat de la Lumière.

Car lorsque soi-même on devient lumière, on disparaît en elle. Et je pense que demain ou après je de­vrais revenir là-dessus, car je n'ai fait hier que commencer quelque chose. Et je pense qu'entre ce beau jour de l'Assomp­tion et la fête de Saint Bernard il nous est encore possible de réfléchir à ce mystère de Dieu qui doit se répercuter dans notre vie.

Et cette entreprise, vous allez la porter à bien au milieu de frères, dans une communauté d'hommes qui sont habités par le même idéal et qui le poursuivent avec vous. Mais ces hommes sont encore toujours des êtres humains. Ils sont affligés de défauts. Et vous n'en serez pas effrayé ni scandalisé. Vous ne le prendrez pas au tragique. Vous vous souviendrez que vous aussi vous avez des défauts, que vous même malgré les progrès de l'Esprit Saint en vous, vous restez un homme. Heureusement d'ailleurs !

 

Mais dans chacun de vos frères, votre regard cherchera la flamme qui l'habite, qui consume les scories, la gangue, qui purifie. Et nous ne savons jamais ce qui se passe dans un autre. La seule chose que nous pouvons suppo­ser, dont nous devons être certains, c'est que l'amour est à l'oeuvre et que un jour, au jour voulu par Dieu, cette flamme sera entièrement libérée et elle fera notre admira­tion.

Et vous aurez pour charte pour vous avancer sur cette route, la Parole de Dieu. Vous aurez la Règle de Saint Benoît, vous aurez les enseignements de nos Pères, vous aurez les exemples et la prière de tous vos frères.

 

Homélie : Dimanche Vigile de l’Assomption.      14.08.83

Notre assomption.

 

Mes frères,

 

Cette année nous allons poser sur l'Assomption de Marie un regard nouveau, celui d'une intelligence spirituelle re­nouvelée. Nous ne ferons pas de la théologie dans le sens scientifique ou technique du terme.

En contemplant Marie dans son Assomption, nous ne nous tiendrons pas non plus à distance nous contentant de dire, d'exprimer notre étonnement, notre admiration, mais nous nous laisserons envelopper par le mystère. Nous le laisse­rons pénétrer en nous de façon à découvrir que l'Assomption est aussi notre condition à nous dès maintenant.

Ce n'est donc pas quelque chose, une expérience qui nous est étrangère ou qui serait remise à plus tard. Non, a commence maintenant. Elle est en route. Elle se réalise ­déjà. Et nous devons bien prendre garde de ne pas la contre­carrer, mais nous exercer plutôt a nous abandonner à elle, presque devenir parfaitement passif sous elle, un peu comme Elie qui a été embarqué dans un char de feu et transporté au ciel en une fois, comme Marie qui a été prise par...voilà.

 

Naturellement nous ne pouvons pas imaginer la chose, mais elle a été aussi élevée là où déjà en fait elle se trou­vait. Mais il restait un rien, un petit rien pour qu'elle y soit parfaitement. Mais comment cela va-t-il se faire pour nous ? Nous n'avons pas toujours existé dans notre condition actuelle. Un beau jour le regard aimant et émerveillé de nos parents s'est posé sur nous. Nous étions là.

Mais au fait, nous existions déjà depuis bien longtemps, depuis toujours. Car avant d'être enfanté dans le sein de notre mère, nous étions déjà engendrés dans le coeur de no­tre Dieu qui depuis toujours, depuis qu'il existe comme Dieu nous portait déjà dans son amour. Et il attendait le moment de nous faire apparaître dans une chair aux regards de tous et aussi de notre propre cons­cience.

Attention ! Je ne fais pas, ici, du néo-platonisme, comme si nous étions une idée qui un jour, voilà, s'est incarnée.            Non, ce n'est pas ça ! Nous étions aimés. Et l'amour de notre Dieu est à l'origine de notre être charnel. Notre citoyenneté, comme le dit l'Apôtre Paul, elle est donc ailleurs, elle est donc dans les cieux, là d'où nous tirons notre origine véritable. Notre véritable patrie c'est donc chez Dieu, là où Marie est entrée et où elle a été intronisée comme Reine.

 

Mais lorsque je dis que notre patrie est chez Dieu,c'est nous dans notre état actuel, donc dans notre corps, avec notre corps, pas selon un mode arbitrairement désincarné et donc faussement spirituel. Non, c'est dans notre corps, dans notre condition d'aujourd'hui. Le spirituel, je le rappelle, c'est le pneumatique. C'est être habité, mû, transfiguré par l'Esprit Saint. Donc quand on parle de spirituel en chrétienté, c'est toujours en rapport avec le Saint Esprit. Faisons bien attention à la valeur des mots que nous utilisons. Il ne faut pas leur donner une signification qu'ils n'ont pas.

C'est donc un mot très noble, le plus beau, le plus beau que nous puissions accoler à notre être, celui de spi­rituel. Au cours des siècles, il a été dévalué. Mais es­sayons de lui rendre sa signification première, la seule valable pour nous. Mais comment cette assomption de notre être va-t-elle se réaliser dans la pratique ? Donc, je parle de notre as­somption dès maintenant, qui est en route.

Eh bien, c'est tout simple ! Et Saint Benoît nous le dit : C'est par l'humilité ! Ecoutez ce qu'il dit : Si nous voulons parvenir, velociter, rapidement, très vite à cet

état céleste vers lequel nous montons par l'humilité de la vie présente, nous devons alors dresser cette échelle...7,16. Il y a donc en nous une promesse, celle d'un état qui est supérieur à celui que nous connaissons maintenant. Il l'appelle exaltation, grandeur céleste.

 

Dans le fond, ce que Saint Benoît attend ici, c'est une métamorphose de notre être, c'est donc une transfigura­tion. Appelons ça une assomption. Et elle est déjà en route maintenant puisque nous sommes en train de gravir une échel­le qui est celle de l'humilité. Il n'y a pas d'autre route. C'est la seule, la seule possible ! Mais pourquoi humilité ? Mais parce que l'humilité, c'est la qualité divine gui est la plus proche de nous, qui est la plus à notre portée. Je dis donc : l'humilité est une qualité divine dont l'exemplaire parfait de l'humilité pour nous, c'est Dieu lui-même.

Mais disons parmi l'ensemble des qualités divines, cel­le qui est le plus à notre portée, la plus proche de nous, c'est l'humilité. Et c'est pour ça que Saint Benoît nous la donne en main. Il nous dit : Mais faites ça, et alors sans aucune difficulté vous aurez vite fait, velociter, d'arriver là où Dieu vous attend et où Dieu vous conduit, grâce à cet­te humilité qui est déjà Lui, participation à ce qu'il est.

On nous dit toujours que Dieu est invisible. Mais en fait, il ne l'est pas. La preuve, c'est que ceux qui lui ressemblent peuvent le voir. Naturellement ils le voient d'une façon qui n'est pas celle dont le verrait un chien ou une vache, ou un chat. Non, non pas d’une façon peccamineusement charnelle, si je puis dire, mais d'une façon spirituellement charnelle, en rendant corps à ce mot spirituel, en lui rendant toute sa valeur.

 

            Donc, dans la mesure où notre coeur est pur, dans cette mesure-là, nous pouvons voir Dieu. Le Christ est formel. Mais pourquoi encore ? Eh bien parce que - écoutez bien ceci, parce que c'est ici que je veux en venir - l'invisi­bilité est chez Dieu la face tournée vers nous de son humi­lité. Car Dieu est tellement humble qu'il en devient comme inexistant et invisible.

Et ce n'est pas chez lui démission ou faiblesse, mais c'est comble d'être et de puissance. Donc retenez bien ceci : l'invisibilité chez Dieu, c'est la face tournée vers nous de son humilité.

Alors voyez toutes les conséquences qui en découlent pour nous. Mais voyons d'abord chez la Vierge Marie qui, elle, était la plus humble de toutes les créatures. Mais que s'est-il passé ? Mais Marie à mesure qu'elle entrait davantage dans son humilité, elle s'effaçait, elle disparaissait, elle s'éva­nouissait jusqu'au moment où elle était tout entièrement as­sumée dans l'humilité, donc dans l'invisibilité de Dieu. Et c'était cela le mystère de son Assomption. Mais à ce moment, elle était véritablement devenue en tout ressemblance de Dieu et elle pouvait être Reine à côté de Dieu qui lui était le Roi de l'univers.

L'invisibilité – attention ! - qui est inséparable de l'humilité, c'est un autre mot pour dire humilité. Et pour affirmer cela, je retourne encore une fois chez Dieu, où c'est ainsi chez Dieu. L'invisibilité-humilité de Marie a été et est toujours surintensité de présence active. Marie n'est donc pas absen­te. Non, c'est seulement maintenant qu'elle est présente. Elle l'était aussi auparavant, certes, mais elle l'était localement. Elle l'était dans un tout petit lieu, un petit coin, un petit trou. Maintenant, elle est surintensément présente partout.

 

Descendons, maintenant, et revenons à nous. Le moine, lui, qui entre dans l'humilité, il entre lui aussi dans un mystère d'invisibilité et il inaugure son assomption. Il de­vient ainsi véritablement fils de Dieu en devenant fils de Marie. Il y a donc comme un parcours. Il y a à disparaître dans l'humilité, à devenir invisible. Dans cette mesure-là on est assumé à l'intérieur de l'univers de Dieu. Mais on l'est à travers une porte dont on ne peut pas faire l'éco­nomie, qui est l'humilité-invisibilité de Marie.

Car Dieu lui-même, lorsqu'il a voulu pousser son invi­sibilité à l'extrême, il a voulu s'incarner dans Marie. Car lorsqu'on voyait le Christ, qui pouvait dans le Christ voir l'invisible qui était Dieu ? L'humilité de Dieu, elle s'est là vraiment mise à notre portée dans ce qu'elle avait de plus beau et de plus séduisant. Car le Christ Dieu devenu homme n'en devenait pas moins invisible même lorsque nous le voyons...

Allons ! Prenons encore un cas aujourd'hui plus facile à comprendre encore. Prenons le mystère de l'Eucharistie où là nous avons sous les apparences d'un peu de pain et d'un peu de vin, mais réellement présent, la Personne du Christ Dieu Incarné. Donc, la Personne de Dieu, elle est là. Mais elle demeure invisible tout en étant sensiblement préhensi­ble. Voyez jusqu'où va l'humilité !

 

Maintenant, cela se passe ainsi exactement lorsqu'il s’agit d'un homme, d'un être humain. Dieu peut vivre en lui tout son mystère, l'homme entièrement divinisé. Mais cet homme alors, il disparaît à l'intérieur de Dieu et Dieu camouffle tout cela. On voit un homme, et à travers cet homme on voit un Dieu. C'est ce qu'on disait du Curé d'Ars. Mais j'ai vu Dieu dans un homme, disait quelqu'un qui avait un coeur assez pur pour le remarquer. Vous voyez ! Notre assomption, elle est déjà en route maintenant. Et dans la mesure où nous entrons dans notre humilité, nous vivons notre assomption parce que nous en­trons dans l'invisibilité qui est le domaine où habite Dieu.

Voilà mes frères, l'Assomption de Marie est donc vrai­ment notre fête à nous. Elle nous touche au plus intime de ce que nous sommes, de ce que nous espérons. Car en elle, nous vivons le réalisme de notre immortalité, j'oserais presque dire de notre éternité. Car, comme je l'affirmais au début, nous vivons depuis toujours dans le coeur de notre Dieu, là où il nous aimait. Si Dieu ne nous avait pas aimé depuis toujours, nous n'exis­terions pas aujourd'hui. Et s'il nous aime depuis toujours, nous existerons toujours aussi. Nous allons d'éternité en éternité. C'est là notre vocation, c'est là notre destinée.

Mais comme nous étions dans l'invisible à l'intérieur du coeur de Dieu, nous devons à nouveau entrer dans cet in­visible. Et nous y entrons par l'humilité. Donc, voilà mes frères, un magnifique programme auquel nous penserons demain lorsque nous fêterons l'Assomption de notre Mère qui, je le répète, était déjà, est déjà la nôtre. Et cette assomption, nous devons y travailler en nous lais­sant emporter au jour le jour.

 

Voyez maintenant, alors là-dessus on pourrait greffer tout un développement au sujet de l'obéissance, l'obéissan­ce qui est la plus belle de toutes les vertus et qui, enco­re une fois n'est pas abaissement, n'est pas démission. Non, mais elle est exaltation céleste dont nous parle Saint Benoît parce qu'elle nous fait en réalité entrer dans l'éternité de notre destin qui est la divinisation, qui est d'être vraiment participant à la vie divine, à sa nature, à toutes ses prérogatives, à tous ses privilèges.

Et pour conclure, voyez maintenant dans la pratique : le plus facile et le plus à notre portée, c'est l'humilité.

 

Chapitre : L’humilité de Dieu.                     16.08.83

      1. Invisible par son absolue humilité.

 

Mes frères,

 

Je vais tenir la promesse que je vous ai faite hier, c'est à dire de poursuivre notre petit entretien au sujet de l'humilité que nous avons contemplé chez Dieu. Je ne vais pas vous rappeler maintenant ce que je vous ai dit dimanche, ça reviendra dans le cours de l'exposé.

Lorsque nous voyons l'humilité, nous la lions toujours, reconnaissons-le, à une situation que j'appellerais d'infé­riorité. Et le vocabulaire lui-même s'y prête, que ce soit en latin, en grec ou en hébreux. Je ne vais pas entrer dans le détail, mais simplement ceci : humilité, mais ça éveille l'image de la terre, l'hu­mus dont on est tiré et vers lequel on retourne. On en est issu et on est destiné à y revivre non seulement au moment de son décès, mais dans le courant de son existence.

 

Car, comme dit l'Apôtre, nous ne sommes jamais que chair. Nous mangeons de la terre, le légume, ou même du lé­gume déjà transformé, la viande ou n'importe quoi. Tout ça vient de la terre. Nous nous nourrissons de terre et fina­lement nous ne sommes qu'un paquet de terre. C'est donc quelque chose de bien bas et comme on dirait de bien hum­ble.

Si je vois maintenant du côté du Grec, c'est quelque chose sur laquelle on marche. C'est un parquet, ou mieux, c'est un tapis. On marche dessus. Voilà ce qu'est l'humble ! C'est un homme sur lequel on peut se permettre de marcher. Il est toujours content. Il est en dessous.

Si je vois maintenant du côté de l’hébreu, je me tiens dans une posture courbée. Je suis incliné et je regarde l'endroit d'où je suis sorti qui est la terre. Cela fait très animal ! Les animaux, eux, ils regardent toujours vers le sol. Voila la posture de l'homme humble d'après les Hébreux.

 

Eh bien tout cela, je pense, est lié chez nous à une sorte d'instinct, oui, qui nous fait prendre conscience de notre condition qui est bien vraie. Mais il doit certainement y avoir quelque chose d'autre à côté. Si je vois Saint Benoît, pour lui le moine arrivé au sommet de l'humilité, c'est un homme qui est, qui est vrai­ment transpercé par la conscience d'être un pécheur. Il ne fait que se répéter cela à longueur de journée. Et peut­ être encore que cela hante ses rêves pendant son sommeil ? Il est un pécheur.

Oui, et tout cela dans le fond ce n'est guère encoura­geant. Et on comprend très bien que, je pense à une cession de Maîtres des Novices qui s'est tenue à Chevetogne l'année dernière, que les Maîtres des Novices unanimement évitaient de parler du 12° degré d'humilité de Saint Benoît. La posi­tion de Rochefort avait été défendue en disant : Eh bien à Rochefort, c'est par là qu'on commence.

Il faut une certaine audace, non seulement pour le dire aussi pour le faire. Car l'humilité ne se comprendra qu’à partir de son sommet. Oui, disons que ce que Saint Be­noît nous en dit, ça répond à la réalité mais ça ne l'épuise pas. Nous devons bien le savoir : ça n'épuise pas la réalité.

 

Cette description de Saint Benoît, elle répercute le retentissement d'une qualité positive, rayonnante et exal­tante, le retentissement de cette qualité dans une sensibi­lité blessée par l'expérience du péché. Donc, il y a autre chose qu'on ne perçoit pas, dont pendant longtemps on n'a pas conscience et qui provoque alors ces réactions qu'on appelle chez nous d'humilité qui seront abaissement, qui seront une sorte de remord. C'est ça ! Le remord ça mord, ça travaille parce que, voilà, on n'est pas ce que on devrait être. On est pécheur.

Mais pourquoi cela est-il provoqué ? Il Y a donc quel­que chose d'en dessous qui provoque ces réactions. Et ça, c'est quelque chose qui est beau, qui est exaltant, qui est rayonnant, qui est supérieur, qui est positif. Mais de quoi s’agit-il ? Eh bien, c'est que l'humilité - voyons-là maintenant en elle-même, faisons abstraction de l'homme qui vit cette humilité ou plutôt faisons abstraction des réactions de l'homme qui devient humble - l'humilité c'est avant tout et d'abord une propriété de la nature divine. Seul Dieu est humble. Il est humble parce qu'il est Dieu. Et s'il n'était pas humble, il ne serait pas Dieu. Lorsque nous pouvons contempler l'humilité chez Dieu, alors nous sommes en mesure de contempler la nôtre. Vous allez trouver ça peut-être assez...je dirais assez original ?

Mais pourtant c'est bien ainsi ! Chez Dieu, l'hu­milité est naturelle. Elle fait partie de son être. Tandis que chez nous, l'humilité est une grâce. Elle est un don re­çu et que nous devons cultiver. Plus je participe à la natu­re divine, et plus je deviens humble. Vous voyez mieux que Saint Benoît et avant lui déjà la Tradition monastique quasiment dès le début, elle a lié l'apparition de la sainteté, donc de la participation à la na­ture de Dieu, elle l'a lié à des phénomènes qui se jouent dans le psychologique de l'homme et qui sont l'humilité. Donc il y a, je dirais, comme deux parties à l'humilité. Il y a son essence, donc l'humilité dans l'homme qui est par­ticipation à la nature même de Dieu et puis il y a les réper­cussions dans le psychisme de cet homme.

 

Faisons encore un pas, un nouveau pas ! Voyons encore maintenant l'humilité chez Dieu car c'est là que nous ver­rons mieux ce qu'elle est. L'humilité chez Dieu, elle a deux faces. Elle a une face tournée vers les hommes et elle a une face tournée vers les saints. Et quand je pense aux saints, je vois les saints qui sont auprès de Dieu dans son Royaume, dans ce que nous appelons le ciel. Je ne pense pas tellement aux saints ici sur la terre. Il y a donc deux faces. La face de l'humilité tournée vers nous, je vous l'ai dit dimanche, c'est son invisibilité.

Dieu en soi n'est pas invisible. Mais il est invisible parce qu'il est humble. L'invisibilité de Dieu, disons, c'est le nom humain de son humilité. C'est un peu l'humilité de Dieu qui, ici, se répercute sur nous et qui fait que nous ne pouvons voir Dieu tellement il est humble. Maintenant, si je me place de l'autre côté, du côté des saints glorifiés auprès de Dieu, là, l'humilité de Dieu, elle prend un autre nom. Et c'est celui de beauté. Pour les saints, la beauté de Dieu, c'est la réverbération sur eux de son humilité. C'est l'humilité de Dieu qui rend les saints beaux, et qui étant beaux les rend conforme à ce qu'ils sont dans la vérité la plus intime, et qui les rend parfaitement heureux.

            Mais nous devons progresser pas à pas pour ne pas nous perdre. Je vois bien que je n'aurais pas encore fini ce soir. Car chez Dieu, les deux faces n'en font qu'une. Elles sont paradoxalement unies, c'est à dire qu'elles sont fon­dues en un : et l'invisibilité et la beauté. C'est parce que nous, nous sommes des êtres composites. Il nous est impossible de saisir en une seule intuition qui est Dieu. Nous devons donc en quelque sorte analyser Dieu, presque le disséquer, le voir d'un côté et puis alors le voir de l'autre. Mais en fait, Dieu est un et l'humilité chez Dieu est un. Et à la fois son invisibilité et sa beauté sont une seule et même chose : son humilité.

 

Mais vous allez me dire : Comment Dieu peut-il être beau quand on ne le voit pas ? Voyez ! Alors on entre dans une problématique qui est la problématique d'hommes qui sont encore trop charnels. On est encore trop animal. Mais je pense que demain ou après il sera possible de mieux com­prendre lorsque nous serons encore avances de quelques pas dans ce mystère, car c'en est un . Et je pense qu'il est très intéressant de le contempler et de nous laisser péné­trer et illuminer par lui.

Dieu est tellement humble, pour nous maintenant, de notre côté, qu'il devient inexistant, inopérant, inefficace, et si vous voulez : invisible. Il ne se manifeste pas, il ne réagit pas. Tout ça, c'est l'humilité chez Dieu. Saint Paul l'a compris. Il l'a exprimé à sa manière lorsqu'il parle plutôt, lui, de la faiblesse de Dieu. Dieu laisse faire, et puis Dieu se laisse faire. Il ne réagit pas. L'exemple de l'humilité de Dieu qui est le plus a notre portée d'homme, c'est la mort de Dieu sur une croix, ce qui est absolument absurde et aberrant. Ce n'est pas Dieu qui meurt sur une croix ! Ce n'est pas possible que cet homme soit Dieu !

Or Saint Paul l'a tout de même bien compris. Il dit : Il s'est humilié, il s'est vidé, il était devenu comme Dieu absolument inexistant. Or, c'est à ce moment-là qu'il arrive au sommet de sa puissance puisque c'est alors qu'il démolit, qu'i détruit pour jamais toutes les puissances de mort, tout ce qui peut être contraire et à Lui, et à nous, et à l'ordre du monde. Là, nous avons un tout petit exemple de ce que peut représenter devant notre captus mental l'humilité de Dieu.

 

Mais maintenant, l'humilité à l'intérieur de la nature même de Dieu, nous comprenons mieux qu'elle nous échappe, qu'elle est invisible. Et nous ne pouvons alors que lui don­ner des noms qui nous cachent Dieu. Car cette absence de Dieu, cette mort de Dieu comme on dit aujourd'hui, c'est en fait une surintensité de présence et d'action. Mais voilà, Dieu encore une fois est tellement humble qu'il accepte de paraître mort. Plus tard, c'est à dire dans deux ou trois jours, quand nous serons arrivés là, nous devrons en tirer des conclusions pour nous.

Nous devons aussi savoir pousser l'humilité tellement loin que nous paraissions nous aussi être morts, donc être inexistant dans une communauté monastique. L'auteur de l'Imitation dira : Mais tu dois aimer d'être non connu, donc on ne te connaît pas, et d'être comp­té pour rien. Le rien, le néant, être compté pour un néant. Donc tu n’existes plus. Tout en étant bien là tu es devenu invisible, inexistant aux yeux de tout le monde.

Et à ce moment-là, tu rencontres à ta façon humaine l'humilité de Dieu. Et ça, tu dois aimer d'être ainsi parce que alors c'est Dieu qui vit en toi lorsque tu parviens à aimer cela. Vous voyez, mes frères, où ça nous conduit lorsque nous commençons à réfléchir à ce qu'est l'humilité de Dieu en elle-même, chez Dieu, sa qualité à lui...

 

Mais il arrive aussi que Dieu est parfaitement invisi­ble par excès, par surabondance de transparence, de trans­lucidité, de luminosité. On ne le voit plus tellement notre regard n'a plus rien à rencontrer. Tellement il est transpa­rent, on passe à travers de Dieu. Notre regard n'est plus accroché par rien tellement Dieu est transparent. Or cela aussi, vous voyez, c'est son humilité. Mais c'est l'humilité vue de l'autre côté. Car la transparence parfaite, la luminosité parfaite, c'est le sommet de la beauté.

Lorsque vous avez un diamant qui n'a plus le moindre petit défaut, qui est parfaitement pur, mais il est comme inexistant parce que la lumière joue en lui. Mais il est aussi à la perfection de sa beauté. C'est ainsi que les élus, eux, les glorifiés, les saints voient Dieu par l'autre côté. Mais à ce moment-là aussi Dieu est insaisissable par eux.

Naturellement je n'ai pas le temps de commencer à vous expliquer ça aujourd'hui. C'est l'autre face de l'humilité de Dieu. Je continuerai plutôt à détailler cela demain ou après. Ce que je veux dire ce soir pour conclure, c'est que pour se poser, pour se poser Dieu n'a pas besoin, lui, de s'opposer, ni de contredire, ni de brimer, ni de briser.

 

Vous savez, le petit enfant, lorsqu'il commence à avoir deux, trois ans, quatre ans peut-être, il commence à prendre conscience de son existence et il commence à dire non. Il s'oppose à son papa, à sa maman, à ses frères, ses soeurs. Il dit : non ! Tu veux ça : non ! Donne ça : non ! Il se rend compte qu'il a quelqu'un d'autre devant lui, un interlocuteur. Il se pose en s'opposant.

Maintenant voyons cela ! On grandit et on entre dans le monastère etc. Eh bien, ça va continuer. Je pense que nous n'avons jamais fini à nous poser en nous opposant. Si naturellement ça devient morbide, alors vous aurez ce qu'on appelle l'esprit de contradiction qui est en fait une des marques les plus belle de l'infantilisme. On est toujours resté à l'âge de 3 ou 4 ans. On n'a pas évolué depuis lors. Vous voyez !

Eh bien Dieu, lui, il n'a pas besoin de ça lui. Dieu, pour se poser, il n'a jamais besoin de s'opposer. Au con­traire, Dieu, il se pose en disparaissant dans un abîme de lumière et en posant l'autre dans toute sa richesse.            Vous voyez! Dieu fait exactement le contraire de ce que instinctivement nous ferions. Dieu lui-même disparaît. Pour se poser, il disparaît dans la lumière qu'il est et il met en relief, il met en avant l'autre - donc sa créa­ture - dans toute sa richesse.

 

Voilà, mes frères, un petit aperçu sur l'humilité. Réfléchissez bien, car je pense que tout ceci est très éclairant et que ça nous permet de mettre bien des choses en place et de nous dire que l'humilité ce n'est pas quel­que chose, disons, de dégradant ou de dévalorisant. Au contraire, c'est la participation pour nous à la plus belle qualité de Dieu.

 

Chapitre : L’humilité de Dieu.                     17.08.83

2. Invisible par son absolue beauté.

 

Mes frères,

 

Nous pouvons toujours nous demander pourquoi Saint Be­noît présente le sommet de l'échelle de l'humilité sous les traits d'un moine qui paraît plutôt complexé qu'autre chose. Il n'ose plus bouger, il n'ose pas lever les yeux au ciel, il se répète à longueur de journée qu'il est un pécheur, etc. Aujourd'hui on dirait : Mais c'est bon, il faut le psy­chanalyser. Il y a certainement quelque chose qui ne va pas : des traumatismes de l'enfance, des complexes, l'hérédité des parents...enfin toutes sortes comme on invente aujourd'hui.

Eh bien, si nous avons compris que l'humilité est une qualité divine, qu'elle est donc de nature surnaturelle, si nous voyons que Dieu lorsque nous le regardons à partir de notre position actuelle, que Dieu disparaît, qu'il est tota­lement invisible à nos yeux - cela tellement il est humble ­au lieu d'écraser les hommes, au lieu de les annuler pour prendre leur place et s'imposer, et se poser à ses propres yeux de Dieu et aux yeux de sa création, si nous avons donc compris que Dieu est l'humilité même, à ce moment-là, nous remarquons que nous nous occupons la position contraire.

Vous voyez, le douzième degré d'humilité est atteint lorsque un homme s'aperçoit qu'il lui est impossible d'être invisible. L'homme est tellement perturbé par le péché qu'il doit toujours d'une façon ou d'une autre se prouver à lui­-même qu'il existe et surtout le prouver aux autres. Or, c'est cela le contraire de l'humilité, de l'humili­té qualité divine donc. Et ça provoque chez l'homme un re­tentissement très profond, ça éveille des remous. Je ne di­rais pas des tempêtes, mais des vagues et des vagues qui ne cessent pas.

Et plus l'homme entre personnellement dans la vie de Dieu, plus l'homme lui-même est divinisé, plus il se rend compte de cette distance qu'il existe entre son humilité à lui et l'humilité de Dieu. Il ne saurait jamais l'atteindre. Et ne pouvant jamais l'atteindre, les moindres petits écarts qu'il peut commettre lui apparaissent comme une bou­teille d'encre lancée sur une belle tapisserie. C'est une tache qu'on ne saurait jamais réparer. Il faut enlever et recommencer.

Voilà pourquoi, à mon avis, Saint Benoît présente le sommet de l'humilité sous des traits qui nous apparaîtront à nous plutôt négatifs. Mais c'est le retentissement dans la conscience d'un homme de cette évidence que Dieu est hum­ble et que l'homme, lui, ne l'est pas. Naturellement il y a toujours là ce hiatus entre les deux. Voilà donc lorsque nous regardons Dieu à partir de la place que nous occupons !

Mais maintenant ? Maintenant voilà : envolons-nous et allons dans le ciel et prenons place parmi les saints qui sont là. Dissimulons-nous - on ne doit pas nous remarquer ­et à partir de cet endroit privilégié, regardons Dieu sous l'autre face. A ce moment-là, nous ne voyons presque pas de différen­ce avec ce que nous remarquions ici. C'est à dire que même de l'autre côté Dieu demeure invisible, mais d'une invisibi­lité autre. C'est parce que à ce moment-là, Dieu est vu tel qu'il est. Or Dieu est tellement limpide, il est tellement cristallin, il est tellement pur que le regard - même le regard transfiguré du saint - passe à travers Dieu.

 

Et nous avons là encore un nouvel aspect de cette humi­lité de Dieu. C'est à dire que le regard de l'homme ne peut rien rencontrer en Dieu qui pourrait provoquer un certain ébahissement. Je veux dire que Dieu ne veut pas apparaître sensationnel. Dieu ne veut pas faire Barnum et dire : Main­tenant je suis Dieu ! Regardez, vous les saints, je suis Dieu et il y a ça, et ça. Non, il n'y a rien à voir. Il n'y a rien à voir que la lumière, cette lumière qui est, qui est la nature divine dans ce qu'elle a de plus beau.

C'est ce que je disais : l'autre face de cette humilité de Dieu, c'est cette beauté. Beauté, parce que Dieu est parfaitement identique à lui-même. Donc pour se poser, il suffit que Dieu soit là. Dieu ne se pose pas en se comparant à quelqu'un ou à quelque chose d'autre. Il est. Il est la vérité parfaite. Son être coïn­cide parfaitement avec lui. Et cette vérité est tellement évidente qu'elle resplendit. Elle est lumière. Donc, elle est beauté parfaite.

Mais à ce moment-là - encore une fois je le répète ­- Dieu est comme invisible. Disons qu'il est invisible à notre curiosité comme si nous pouvions détecter chez Dieu quelque chose de fantastique, quelque chose d'extraordinaire. Non, il y a une telle simplicité, une telle pureté, une telle humilité là encore que le regard ne peut rien voir que Dieu dans sa simplicité et sa lumière.

 

D'ailleurs le saint ou le contemplatif déjà arrivé à un certain degré de transfiguration - ici sur terre donc ­- il lui est déjà permis comme s'il avait des yeux extensibles - certains insectes ont les yeux au bout d'une antenne. Les yeux de papillons sont au bout d'antennes - comme s'ils pou­vaient de l'endroit où on est aller derrière et voir Dieu de l'autre côté. Le saint ainsi il voit déjà. Et lorsqu'il perçoit Dieu, il le perçoit comme lumière et rien d'autre que lumière. Il ne sait plus rien en dire.

Et cette lumière est tellement pure et tellement belle qu'il n'y a rien à en dire car il n'y a aucun vocabulaire, aucun mot qui peut approcher de cette réalité. Et là encore une fois nous trouvons l'humilité de Dieu. On ne sait rien en dire ! Naturellement on va dire: Il y a des tas de bouquins de théologie, et tout...Oui, c'est vrai ! C'est nécessaire, indispensable parce que aussi longtemps que nous sommes dans notre état de diminution mentale - au plan surnaturel alors ­qui est le nôtre, nous devons beaucoup réfléchir et nous ne devons pas à priori nous dire : Oui, mais moi je suis arrivé déjà de l'autre côté...comme ça un petit coup et je vois ! Donc je n'ai plus rien à dire de Dieu.

C'est ça l'illuminisme ! On ne peut plus rien en dire et c'est fini. Il n'y a plus besoin de théologie, il n'y a plus besoin de rien du tout. Non ! Il faut une théologie toujours bien solide qui établit des fondements réels pour notre vie. Mais chez le saint, cette théologie qui est un acquis de sa vie, disons de sa vie d'ascèse, de sa vie de recher­che, de sa vie de croissance, elle n'est pas annulée mais elle est comme, comme, oui, aussi transfigurée dans cette lumière et par cette lumière.

 

Par exemple, je pense à ceci : on me faisait remarquer dernièrement, des personnes de passage ici à l'hôtellerie, que aujourd'hui parmi les jeunes, donc les jeunes les meil­leurs, les jeunes du monde qui sont dans des mouvements d'action catholique, qui s'occupent de toutes sortes d'oeuvres, des garçons vraiment convaincus, qui se donnent, qui veulent se donner à Dieu...et bien, la chose qui leur est inconnue aujourd'hui, c'est le dogme Trinitaire. Pour eux, connaît pas ! Connaît pas un Dieu Père, un Dieu Fils, un Dieu Saint Esprit...connaît pas ! Pour eux, c'est Dieu, Dieu tout seul. C'est Dieu !

Or chez le saint, lui, qui voit Dieu, qui commence à voir Dieu par l'autre face, c'est tout autre chose. Car étant entraîné lui-même dans la vie divine, il a très bien conscience d'être engendré par un Père, d'être conformé au Fils de Dieu et d'être engendré à ce nouvel état d'être par un Esprit Saint, donc par Dieu Amour. Il en a parfaitement conscience. Le dogme Trinitaire pour lui, c'est sa vie. Cela ne veut pas dire maintenant qu'il va écrire un traité sur la Trinité. C'est pas néces­saire. Mais il le vit et pour lui c'est une évidence.

On m'a même dit ceci, pour vous dire jusqu'où ça va au­jourd'hui : pour l'instant a Bruxelles, à la Clinique Saint Luc, donc à l'U.C.L., trois jeunes médecins qui sont promis à un brillant avenir, viennent de se convertir à l'Islam. Eh bien, c'est ça ! L'Islam, lui, c'est un Dieu unique. Voilà, il est seul, rien que Dieu ! Pas question de Trinité, rien ! Et l'évolution logique de ces jeunes gens engagés dans l'action catholique c'est de devenir musulmans. Il n'y a plus de dogme Trinitaire pour eux. Or le dogme Trinitaire, c'est le fondement même du Christianisme. Et s'ils sont logiques avec eux-mêmes, eh bien ils se convertissent à l'Islam.

 

Vous vous rendez compte ! C'est pour vous dire que lors­que nous nous approchons de Dieu et de son humilité comme nous essayons de le faire maintenant, nous devenons de plus en plus fidèles à notre foi, parce que voyant Dieu dans son invisibilité sur cette face-ci, commençant à le contempler dans cette autre invisibilité qui est son absolue beauté, tellement pure que l'on passe a travers, a ce moment-là on s'installe au coeur de la foi parce que soi-même on est con­formé à cette nature du Christ.

Je rappelle tout simplement ceci : c'est que la foi, c'est la participation à la connaissance que Dieu a de lui­-même c'est à dire au Verbe. L'espérance, c'est la participa­tion à la possession que Dieu a de lui-même c'est a dire au Père. Et la charité, c'est la participation à l'amour que Dieu a de lui-même c'est à dire au Saint Esprit. Or cela est vécu de façon consciente déjà maintenant pour nous au jour le jour. Mais disons que celui qui entre, qui participe de plus en plus à Dieu et à son humilité, pour lui c'est comme ça, c'est sa vie ! C'est cela la vie éternelle commencée dès ici bas.

Et Dieu se manifeste aussi, il se manifeste en laissant toute la place à l'autre. Et ainsi il disparaît. Donc il se manifeste en disparaissant. Et il disparaît en laissant toute la place à l'autre. Il faut comprendre ce que je veux dire. C'est que le saint, lui, le saint que Dieu transfigure et qu'il rend parfaitement beau, il en fait le lieu de sa vérité et un brasier de charité. Donc exactement ce que Dieu, lui, est.

 

Mais lui-même ne paraît pas et cependant il est tout dans cet homme. Mais Lui il ne se montre pas, il ne paraît pas. C'est à dire qu'il ne met pas au dessus de cet homme comme un drapeau pour dire : écoutez, vous savez c'est moi qui fait tout cela, c'est moi qui suis dans cet homme. Non, cet homme apparaît comme si ce n'était rien que cet homme. Or, c'est Dieu qui vit en cet homme. Et là, nous avons un trait de cette humilité encore qui toujours disparaît.

Je vous dis et je le répète, et je retourne encore à ce que j'ai dit au début du douzième degré d'humilité, c'est le contraire nous faisons. Nous autres, nous ne savons pas disparaître. Il faut toujours que d'une façon ou d'une autre nous nous fassions remarquer ou du moins qu'on sache que nous sommes là.

Mais vous allez dire : oui, il est en train de le faire lui qui est en train de parler maintenant qu'il est là. Eh bien, vous n'avez pas tort. L'idéal serait que - mais ce n'est pas possible - que je fus tellement humble que vous ne me voyez plus mais que vous voyez apparaître le Christ en moi. Alors ce serait la perfection.

 

Mais ça naturellement ce n'est pas réalisable ici-bas. Mais ce le sera de l'autre côté où la, nous serons parfai­tement ouverts, transparents les uns aux autres. Mais c'est Dieu que nous verrons en chacun. Ce sera à notre tour d'être humble et de disparaître - c'est ça que je veux dire - et de le laisser transparaître lui.

 

Chapitre : L’humilité de Dieu.                     18.08.83

      3. Etre beau comme Dieu est beau.

 

Mes frères,

 

Vous savez que l'Apôtre Paul nous dit que un jour, au jour de notre éternité, nous verrons Dieu face à face puis­que nous lui serons semblable. Le moine, c'est quelqu'un qui est impatient de voir Dieu. Il veut hâter l'arrivée de ce jour, le surgissement de cette heure. Et il va mettre pour cela tout en oeuvre. Il sacrifie tout pour cela : voir Dieu le plus vite possi­ble parce que ça, c'est la béatitude suprême. Au-delà de cette béatitude, il n'y a plus rien. Et c'est vrai puisque c'est en cela que consistera notre bon­heur éternel. Je le connaîtrais comme je suis connu. Et à ce moment-là, il y aura donc ce mariage entre Dieu et l'hom­me où ils seront deux dans un seul Esprit. Et ça, c'est le bonheur suprême parce que c'est le bonheur même de Dieu.

Voilà donc l'ambition du moine ! Et Dieu se prête au jeu. Il s'est tellement prêté au jeu qu'il a fait un grand pas en devenant un homme. Voilà, ce n'est pas plus diffici­le que ça. Moi je suis devenu un homme, eh bien pour vous, ce ne sera pas plus difficile de devenir un Dieu. Il vous suffira - c'est tout simple ! - de faire ce que j'ai fait, c'est à dire me suivre. Laissez-vous guider sur mes routes à moi. Ne vous posez pas trop de questions. Et puis alors votre rêve se réalisera. Et vous verrez que Dieu est beau parce qu'il se montre tel qu'il est. Dieu n'a aucun secret, Dieu n'a rien de cacher.

C'est aussi un des traits de son humilité, de cette hu­milité qui, vue du côté de l'homme transfiguré, est beauté. Nous pouvons déjà en conclure que l'homme humble sera aussi quelqu'un de très simple qui n'aura pas de secret, qui ne fera rien qu'il ne puisse faire devant tout le monde. Vous savez : « si n'sèrè nin on toûrsiveûs ! » Vous voyez, si vous comprenez, c'est un homme pieux, c'est un homme humble. Il est comme Dieu. C'est un homme droit qui n'a rien de caché, qui n'a pas de secret pour per­sonne. Il se montre tel qu'il est et il ne fait rien der­rière le dos, en cachette, dans l'obscurité, pour échapper.

 

Non, Dieu n'est pas comme ça parce qu'il est humble. Et le moine, le vrai moine ne sera pas comme ça parce qu'il est humble. Et c'est une raison pour laquelle il sera beau comme Dieu est beau. Les saints ont ainsi le privilège de voir le coeur même de Dieu qui est lumière et qui est amour. Car comme je vous l'ai dit hier, Dieu est tellement transparent, tellement limpide, tellement diamant qu'il en devient comme invisible même lorsqu'il est vu du côté de la sainteté. Et il laisse ainsi pénétrer jusqu'à l'intime de son être, jusqu'à son coeur. Voyez, il n'a rien de caché.

Et c'est ça que signifie la parole de l'Apôtre Paul : nous le verrons tel qu'il est. A mon sens, non seulement c'est très vrai, mais c'est très encourageant. Et si cette foi est ancrée en notre coeur, ça nous permet de supporter beaucoup de choses, des choses contraires, des choses qui humainement parlant peu­vent nous paraître difficiles et peut-être même impossibles. La plus grande impossibilité pour nous étant éventuellement la mort. Nous pouvons penser ici à ceux qui exposent leur vie.

On peut très bien exposer sa vie aujourd'hui autrement qu'en versant son sang. Il y a des témoignages de foi qu'on peut très bien donner et lorsque on les donne, qui mettent en jeu l'existence tout simplement parce que on est mis à la porte de l'emploi qu'on occupait et on est sans gagne-pain. Cela existe dans nos pays, ici. Il ne faut pas aller de l'autre côté du rideau de fer. Cela existe dans nos ré­gions ici. On en a parlé encore il y a quelques jours et ça peut très bien arriver.

 

Eh bien, si des personnes du monde peuvent être appe­lées à poser un tel témoignage, pourquoi pas nous alors qui avons la certitude que si nous sommes conformes à la volon­té de Dieu nous aurons dès maintenant cet immense bonheur déjà - naturellement c'est toujours comme Saint Paul le dit : comme dans un miroir ; mais malgré tout c'est bien réel ! ­- de connaître Dieu dans sa transparence, dans sa beauté, dans son humilité et aussi tout cela devenant son invisibilité au plan d'une approche purement humaine.

Eh bien, qu'arrive-t-il encore, mes frères ? C'est que si nous restons bien là à notre place pour ne pas trop nous montrer parmi les saints, vous voyez, là dans ce ciel, dans ce Royaume, nous remarquons que les saints, les amis de Dieu sont en Lui - ils sont en Dieu - et que Dieu est dans les saints. Et voilà encore quelque chose de très, très, très beau, de divinement beau ! C'est que Dieu disparaît en eux pour les valoriser au maximum. Et ça, c'est Dieu ! Encore une façon pour lui d'être invisible. Il est invisible dans l'homme qu'il a divinisé. Et cet homme qu'il a divinisé, il va le faire, attention ! il ne va pas en faire un clown, un phénomène de cirque. Ce n'est pas ça que je veux dire. Mais il va le conduire, le faire accéder au sommet de son épanouissement humain. Il va l'épanouir comme homme.

 

Et pourtant cet homme sera divinisé. Et il sera épanoui comme homme parce qu'il sera devenu vraiment participant à part entière à la nature divine. Mais à ce moment-là, voyez, Dieu disparaît. Et Dieu n'a plus qu'un seul souci, c'est de mettre cet homme en valeur. Pas nécessairement aux yeux des autres hommes, mais il sera donné en spectacle aux saints, à ces saints qui sont là auprès de Dieu, qui connaîtront cet homme comme ils connais­sent Dieu et qui vont s'en réjouir. Parce que je dirais, la gloire, aux regards des hommes d'ici, c'est rien du tout ! Ils accordent leurs suffrages à n'importe qui...ça peut tomber sur un saint comme ça peut tomber sur un vaurien. Il ne faut pas en tenir compte.

Mais lorsqu'il s’agit du jugement ou du regard que les saints du ciel peuvent porter sur nous, alors là, c'est tout autre chose. Et c'est à leur regard que Dieu valorise un homme, lui, en disparaissant. On ne le voit plus. Et c'est encore une délicatesse de son amour parce que la joie de Dieu, sa joie, c'est de faire d'un homme une étincelle de lumière pour que cet homme soit ce que lui, Dieu, est. Cela c'est sa joie ! Je ne sais pas qui a dit que le monde était une machine à fabriquer des saints. Eh bien, on peut dire que Dieu a créé cette machine-là et il l'utilise. Il la fait fonctionner justement pour sa joie à lui, pour que chaque homme puisse devenir une étincelle de sa lumière qu'il est, de sa beauté qu'il est ; pour que lui soit tout en eux et que eux soient ce qu'il est.

Il ne faut pas penser que je me lance ici dans des abstractions ou dans de la toute haute spéculation mystique. Non, ce n'est pas ça. C'est quelque chose de bien concret, de bien réel. Et nous devons toujours nous rappeler que Dieu y a mis le prix. Moi, j'emploie le mot joie, puis que Dieu joue à ce jeu-là jusqu'au bout. Mais c'est un jeu tragique pour lui. Car encore une fois, il est descendu, il a voulu deve­nir l'un des nôtres et passer par des difficultés, des tour­ments qui n'étaient tout de même pas des plus faciles à supporter. Donc, c'est de la part de Dieu quelque chose de très, très sérieux et de très concret.

 

Et il me semble que si nous avons un peu de coeur, nous devons lui donner cette joie. C'est là qu'on va reconnaître un moine égoïste - donc un faux moine - d'un moine qui sait aimer - donc un vrai moine -. Il va se trouver devant Dieu. Il va considérer tout ce que Dieu a fait pour lui et il va se dire : Mais enfin, dans ces conditions-là, est-ce que moi je ne puis tout de même pas donner à Dieu la joie de voir se réaliser son projet sur moi ? Et s'il se pose cette question, à ce moment-là, je pense que tout est possible pour lui aussi brigand que ce moine soit.

Attention! Je mets brigand entre parenthèses, il faut bien comprendre. Il n'y a là dedans aucune malice. On peut être un très gentil brigand. Les mamans donnent ce compliment à leurs enfants qu'elles aiment beaucoup. Donc on peut être un moine. Mais à partir de ce qu'il se pose cette question, tout devient possible. On est capable de tous les renoncements, on est capable de toutes les générosités parce que on a com­pris que un tel amour reçu de Dieu devait recevoir une ré­ponse et que il y avait comme un devoir de donner à Dieu une joie.

Il y en a peut-être qui diront que c'est du sentimenta­lisme que tout ça ! Mais non, ce n'est pas du sentimentalisme, c'est de la froide logique. Je dirais presque que c'est mathématique. Ce sont des choses qui reviennent fréquemment dans les psaumes. Mais nous n'y prenons pas garde. Mais maintenant lorsque vous trouverez ces expressions, lorsqu'on dit : Qu'est-ce que moi je vais rendre à Dieu pour tout le bien qu'il m'a fait ? et toutes ces choses là, eh bien, pensez que ce que nous pouvons rendre à Dieu pour tout le bien qu'il nous fait, c'est de lui rendre une joie, la joie de réussir son projet sur nous, que nous devenions vraiment chacun une étincelle de sa lumière et qu'il puisse se reconnaître en nous. Parce que lui, encore, il pousse la générosité tellement loin qu'il ne se mettra pas en valeur a nos dépens, mais qu'il va disparaître.

 

Voilà, mes frères, je pourrais encore continuer mais il est déjà 20 heures 05 et je n'aurais pas fini. Il est préférable de laisser la suite à une autre fois. J'aurais tout de même dit l'essentiel. Et nous resterons là-dessus pour ce soir : que nous de­vons nous aussi devenir beau parce que Dieu est beau. Nous devons lui donner le plaisir d'être tout en nous, le plaisir de nous rendre heureux, la joie de pouvoir être parfaitement humble, de pouvoir disparaître, de pouvoir être tellement transparent qu'on ne le voit plus.

Et je pense non seulement à Lui, mais à tous ceux qui vivent autour de lui, qui nous regardent et qui espèrent tout autant que Dieu que nous ré­pondions à ce qui est attendu de nous et que nous entrions dans le bonheur de tous. Donner du bonheur, mes frères, est-­ce que ce n'est pas être soi-même parfaitement heureux.

 

Chapitre : Fête de Saint Bernard.                21.08.83

      Un zèle bouillonnant dans l’amour.

 

Mes frères,

 

Voici un bien gros livre ! C'est le recueil des sermons de Saint Bernard sur le Cantique des Cantiques. Voici préci­sément deux ou trois jours que j'ai découvert une perle que je voudrais vous offrir à l'occasion de sa fête. Saint Bernard commente la parole du Cantique des Canti­ques : Le Seigneur m'a introduit dans ses celliers. Et il distingue trois celliers.

 

Le premier, c'est le cellier où sont entreposés les aromates, c'est à dire de fines particules de résine par exemple, qu'il faut broyer, triturer, écraser pour en faire une poudre qui deviendra un parfum agréable. C'est, dit-il, la discipline, l'ascèse monastique si rude, si pénible parfois. Notre être entier doit être tritu­ré afin d'être reformé et de devenir pour le Christ une bon­ne odeur.

De là, on passe dans le second cellier. C'est là que sont entreposés les onguents. Voyez, une sorte de pâte qui fond à la moindre caresse du soleil et qui commence à cou­ler et à se répandre sur la totalité de la personne et qui embaume tous les environs. Il y a allusion ici au Psaume 132, vous savez, cet onguent qui est sur la tête et puis qui descend jusque sur les vêtements. Vous avez compris que ces onguents sont notre nature réformée, reconstituée dans sa pureté, transfigurée, le quasi naturaliter de Saint Benoît. On est arrivé au sommet du détachement. On est entièrement libre et la vertu est devenue une fonction comme naturelle quoi qu'elle soit d'origine divine.

Mais ce n'est pas encore fini. Il y a un troisième cellier. Et c'est à celui-ci que je voudrais m'arrêter avec vous. Saint Bernard dit que c'est celui où sont entreposés les vins. Il est, dit-il, celui dans lequel est déposé le vin d'un zèle bouillonnant dans l'amour. Voilà donc le vin qui bouillonne à l'intérieur de l'amour ou de la charité ! Et alors suit une parole qui est extrêmement dure à entendre. Mais elle est vrai et elle est belle. N'oublions pas que la vérité est exigeante et que la beauté doit être conquise de haute lutte.

 

Voici ce que dit Saint Bernard : Celui qui n'a pas encore mérité d'être introduit dans ce cellier ne doit absolument pas être placé à la tête des autres frères. Est-ce que vous avez bien compris ? Il dit ici claire­ment que l'Abbé doit être un homme entièrement enivré par l'amour de Dieu et de ses frères. Celui qui n'est pas arrivé là, il ne doit absolument pas être choisi comme Abbé. Vous vous rendez compte ! Quand j'ai lu ça, je serais bien ren­tré sous terre.

Mais pour qui se prenait-il Saint Bernard alors ? Voyez un peu toutes les idées qui peuvent s'enchaîner dans un esprit ! L'Abbé doit donc être un homme qui vit en état d'ivresse. Pensez à la sobre ivresse de l'Esprit que nous venons de chanter pendant l'Hymne de l'Office de Laudes. Cet homme colle tellement à Dieu qu'il ne fait plus avec lui qu'un seul esprit.

Saint Bernard cite souvent cet­te parole de Saint Paul. Ce n'est plus lui  qui vit, c'est le Christ qui vit en lui. Et son coeur, ce n'est plus son coeur à lui, c'est le coeur de Dieu, c'est le coeur même du Christ. Voilà quel est pour Saint Bernard celui qui a le droit d'être placé à la tête des autres frères.

 

Ecoutez, c'est pas fini ! Il dit : Celui qui donc est placé à la tête des autres, il est indispensable qu'il soit échauffé par ce vin. Donc pour Saint Bernard, la caritas, l'amour est un vin qui enivre, qui possède l'homme mais de­puis sa tête jusqu'aux pieds, qui lui fait perdre son sens. Et cet homme bout de ce vin... Voyez ! C'est vraiment l'ivresse ! Il en transpire, il est échauffé par ce vin. Il ne sait plus se tenir. Et comme il est en état d'ivresse, il va donc faire des folies.

Attention ! Il sera possédé par la folie de l'Esprit, par la folie de Dieu qui est la suprême sagesse, mais qui pour les hommes sera, paraîtra déraisonnable. Surtout il poussera cette folie jusqu'à exposer sa vie pour les autres. Pour Dieu d'abord, et puis pour chacun de ses frères car dans chacun de ses frères il va voir l'image de Dieu qui lui apparaît, Dieu qui exige une réponse d'amour de sa part.

Et alors il ne regardera plus à rien du tout. Il ne vivra plus pour lui. Il vivra pour tous ces amis de Dieu qu'il voit, pour toutes ces révélations du Christ qui sont présentes à ses yeux. Il n'aura plus qu'un souci, c'est leur salus comme dira Saint Bernard dans un instant, c'est leur progrès spirituel. Il faut que tous ces hommes qui lui sont confiés devien­nent d'authentiques frères du Christ.

 

Et cela signifiera donc en pratique qu'il est nécessaire que l'Abbé ait franchi les derniers degrés de la contempla­tion, c'est à dire qu'il soit parmi ces saints dont je vous ai parlé ces derniers jours, qui regardent, qui ont le pri­vilège de voir la face cachée de Dieu, qui contemplent cette lumière tellement pure qu'elle en est comme invisible à nos yeux aussi longtemps qu'ils sont charnels.

Oui, mais est-ce que cela se rencontre, un phénomène pareil ? Et à qui pensait Saint Bernard lorsqu'il disait cela ? A mon avis, il pensait à Saint Benoît, car dans un sermon où il parle de Saint Benoît, il a cette exclamation : Oh quel Abbé ! dit-il en pensant à Saint Benoît et quel Abbé, en pensant à lui. Quel abîme entre les deux ! Saint Benoît, cet Abbé in­comparable, le modèle de tous les Abbés. Et puis son pauvre petit enfant qui essaye maladroitement d'imiter le comporte­ment de ce patriarche incomparable qu'est Saint Benoît.

Certainement, à mon avis, il pense ici à Saint Benoît. Peut-être à l'un ou l'autre aussi qu'il avait rencontré, qu'il connaissait ? Pensait-il à lui-même ? Je pense que oui. Il pensait à lui mais non pas en se prenant pour ce qu'il n'était pas, mais pour ce qu'il devait devenir, ce qu'il de­vait être. Et que aussi longtemps qu'il ne serait pas arrivé à ce niveau, même s'il portait le titre d'Abbé, il ne le méritait pas entièrement. C'est pour cela qu'il dit : Oh quel Abbé et  quel Abbé !

 

Et c'est ce désir de répondre à l'idéal qu'il se faisait de l'Abbé, à cet idéal qui n'est pas irréalisable puisque le Christ l'a choisi et que le Christ a fait de lui son repré­sentant sur la terre pour ses frères, et c'est à force de le désirer qu'il l'a obtenu. Car lorsque Dieu met dans le coeur de quelqu'un le désir de la sainteté, si cet homme est tout simplement docile, le Christ lui donne. Je vous en ai déjà parlé de tout ça auparavant.

Et voilà, reconnaissons puisque Saint Bernard parle de ces choses et qu'il est si catégorique, eh bien il faut bien s'incliner. Celui qui n'est pas ainsi, ou bien qui au moins ne désire pas l'être et ne fait pas tout son possible pour l'être, eh bien, celui-là n'est pas à sa place comme Abbé. Il faut bien s'incliner et inclinons-nous devant Saint Ber­nard. Car il surenchérit encore. Il va encore plus loin.

Ecoutez ce qu'il dit ! Cette fois-ci ça devient..... Allez, je ne dis pas que ça devient méchant. Non, Saint Bernard n'est jamais méchant. Et puis ce n'est pas méchant. Mais enfin, ça devient percutant. Il dit ceci : Attention, s'il n'en n'est pas ainsi ! Tu prétends être de façon très malhonnête, d'être placé à la tête de ceux-là dont tu ne te soucies absolument pas de leur être utile. Etre à leur service, tu ne t'en soucies pas du tout. Eh bien dans ces conditions-là ne viens pas prétendre d'être placé à leur tête.

 

Et alors, dit-il, tu t'arroges de façon exagérément ambitieuse leur soumission de ceux-là même dont tu n'es pas sans cesse préoccupé du salut. Donc voyez ! Je traduis ainsi naturellement. Je n'ai pas eu le temps de rechercher la traduction d'un grand écrivain qui pourrait exprimer ça de façon beaucoup plus élégante que moi. Mais la difficulté là-dedans c'est de rendre les mots tels qu'ils sont ici dans toute leur vigueur et leur pointe, cette pointe qui pénètre en vous et y creuse une blessure qui doit être incurable aussi long­temps que le vin de l'amour, le vin de l'amour bouillonnant ne soit venu guérir ces plaies, cette blessure.

Donc, si ton tout premier souci n'est pas de donner, d'exposer ta vie pour tes frères, eh bien, tu n'as abso­lument pas le droit d'être à leur tête. Pourquoi ? Mais parce que ce que tu fais alors c'est de t'arroger, de prétendre exercer sur eux une tyrannie. Tu exiges leur soumission. Tu n'es plus pour eux le serviteur mais tu de­viens le tyran.

Vous voyez, ici pour Saint Bernard il n'y a pas de milieu. Ou bien on donne sa vie pour ses frères ou bien on exerce sur eux un pouvoir tyrannique. Ou bien on est un ange, ou bien on est un démon...

Naturellement Saint Bernard prend les deux extrêmes. Il y a entre les deux toute une gradation de nuances. C'est raide et tranché, ce que dit Saint Bernard, ça répond à son tempérament. S'il fallait le prendre au pied de la lettre comme ceci, il vaudrait mieux supprimer la fonction d'Abbé dans un monastère...c'est fini ! Celui qui commence, impossible qu'il soit déjà arrivé à ce niveau. Mais il doit bien se dire qu'il doit y arriver un jour où il ne se possède plus, où il est entièrement possédé par les autres, où c'est chacun de ses frères qui vit en lui, où il est attentif au moindre de leurs besoins.

Naturellement il y a quantité de choses qui peuvent lui échapper. C'est certain ! Il est toujours un homme mal­gré tout. Il est très limité. Il a ses limites. Il a ses défauts. Mais dans son intention et dans son coeur, il est à l'intérieur de chacun lui donnant vie, lui donnant feu, lui donnant flamme. Le vin qui bouillonne en lui, eh bien, il le transfère en chacun de ses frères. S'il y a un frère qui ne veut pas goûter à cette ivres­se, eh bien l'Abbé alors en souffre. Et il combattra, je dirais, par la prière et par le don de soi avec ce frère jusqu'à ce que ce frère ait cédé même si la capitulation de ce frère doit s'opérer post mortem, après la mort.

Vous voyez, ça va jusque là ! Un véritable Abbé est Abbé pour toujours. Et c'est une des raisons pour lesquel­les il y a quelque chose d'un peu aberrant dans cet Abba­tiat pour un temps déterminé. Ce n'est plus du tout alors ce que dit ici Saint Bernard. On est un employé, voilà, pour autant d'années et puis c'est tout. Après on est pen­sionné, on fait autre chose ou on ne fait plus rien. Vous sentez ici que si on veut pousser la logique jusqu'au bout ça nous conduit extrêmement loin.

 

Et ce que fait Saint Bernard ici, dans le fond il com­mente à sa façon la Règle de Saint Benoît qui parle de l'Abbé. Il y a des termes qui se retrouvent textuellement. Lorsque Saint Bernard dit que l'Abbé il doit veiller d'abord magis prodesse quam praeesse, c'est exactement les termes de Saint Benoît en 64,23. Il doit d'abord être au service des frères plutôt que d'être à leur tête comme ça et puis voilà c'est tout...

Non, il est en dessous des frères alors qu'il est au-­dessus. Plus l'Abbé est élevé au-dessus des frères, plus il doit être humble, c'est à dire sous leurs pieds. Il n'a pas le droit d'exercer sur eux un pouvoir tyrannique, dit-il, sur des brebis en bonne santé. Mais non, il est un médecin, un médecin au service des infirmes et des faibles. Et c'est ce que nous dit ici Saint Bernard.

Eh bien voilà, j'ai voulu vous raconter tout ça aujourd'hui parce qu'il me semblait que c'était vraiment intéressant. Car il faut bien se dire que ce qu'il dit de l'Abbé ici, ça vaut aussi en écho pour chacun des frères. Car nous devons être au service les uns des autres. Il ne faut pas dire : c'est l'affaire de l'Abbé, pour nous ça ne nous regarde pas ! Si, parce que nous sommes tous respon­sables les uns des autres. Nous devons porter les fardeaux les uns des autres. Nous devons veiller au salut de chacun.

 

Ce vin de la charité doit aussi bouillonner dans notre coeur. Nous devons aussi nous donner entièrement aux autres. Nous devons les accueillir en nous. Nous devons les réchauffer. Nous devons leur donner la vie. C'est cela la communauté monastique avec à sa tête l'homme qui est vraiment le Christ dans son coeur naturelle­ment. Je me place ici dans l'optique de Saint Bernard qui est la vraie, la seule vraie. Et puis alors à partir de là, cette vie divine qui se diffuse dans chacun des frères si bien que toute la communauté vient à l'intérieur du cellier au vin. Et tous ensemble on s'enivre...

Qu'est-ce que c'est alors ? Mais c'est le Royaume de Dieu présent sur la terre car au ciel il n'y aura plus rien d'autre. Ce fruit de la vigne, dit le Christ, je ne le boirai plus que je le boive nouveau avec vous dans mon Royaume. C'est cela ! Et ce qu'un monastère doit être, c'est ceci déjà sur la terre pour quelques uns. Et c'est pour ça que Saint Bernard appelle cela, voyez, un cellier où se trouve la grâce. Car, dit-il, sans la grâce il est impossible de l'obtenir. C'est donc un cadeau, ici, qu'on doit recevoir de Dieu.

Disons que dans les deux premiers celliers il est enco­re possible d'y entrer soi-même : la discipline, l'ascèse, etc. Et puis alors quand on est arrivé au-dessus - mais on a tout de même gravi l'échelle de l'humilité - on reçoit les onguents, c'est à dire que la vertu ça devient tout naturel. Ce n'est plus quelque chose de dur. Cela va de soi. Elle est devenue notre seconde nature, presque notre première nature.

Mais alors, dans le cellier au vin, là il n'est possi­ble d'y entrer que par l'effet d'une grâce. Et cette grâce-­là, mes frères, nous allons à l'occasion de la fête de Saint Bernard, si vous le voulez bien, la demander les uns pour les autres en nous recommandant de lui. Et ainsi, avec un tel patron, il est notre Père, il n'y a pas de danger, cette grâce nous sera accordée.

 

Chapitre : La folie du Royaume.                  28.08.83

 

Mes frères,

 

La liturgie de ce jour nous replace, je l'ai remarqué, parfaitement dans l'axe de ce que nous avons vu dernière­ment au sujet de l'humilité et particulièrement de l'humi­lité de Dieu. Elle s'accroche aussi à ce que Monseigneur Hamer nous a dit hier soir - vous vous en souvenez - que le péché, c'est comme une sorte de reflet négatif sur nous de l'abso­lue sainteté de Dieu. En face de cette sainteté, tout ce qui en nous n'est         pas accordé à Dieu apparaît. Et nous pouvons donc recon­naître, nous devons reconnaître que nous sommes pécheurs c'est à dire que nous commettons des péchés, c'est à dire que nous ne sommes pas en accord avec cette sainteté de Dieu.

 

Ecoutez ce que nous dit la liturgie d'aujourd'hui. Je ne vais pas tout lire, simplement quelques petites choses ainsi :

 

Mon fils, accomplis toute chose dans l'humilité. Plus tu es grand, plus il faut t'abaisser. La condition de l'orgueilleux est sans remède car la racine du mal est en lui. L'idéal du sage, c'est une oreille qui écoute.

Est-ce qu'on ne dirait pas que le Siracide était un sage Abbé qui donnait de salutaires instructions à ses dis­ciples ?

 

Et encore ! Qu'arrive-t-il à ce moment-là ? C'est l' auteur de l'Epître aux Hébreux qui nous le dit :

Et bien, vous venez vers la montagne de Sion, vers la cité du Dieu vivant, la Jérusalem céleste, vers des milliers d’anges en fête et vers l’assemblée des premiers nés dont les noms sont inscrits dans les cieux. Et vous êtes venus vers Dieu le juge de tous les hommes. Et vous venez vers Jésus le médiateur de l’alliance nouvelle.

Voici le terme de notre cheminement : nous entrons dans le Royaume de Dieu, nous sommes les concitoyens des saints.

 

Et puis naturellement il y a la Parole du Christ lui-­même qui est remarquable. Je ne vais pas.....enfin, vous con­naissez. Il est donc invité à un repas et il voit que tout le monde se précipite à la première place comme il se doit. Et on a certainement pour l'occasion revêtu ses plus beaux habits.

Alors il dit : Non, non, pas de tout ça ! Quand tu es invité, mets-toi à la dernière. Et ainsi tu auras peut-être la chance, peut-être la chance d'être finalement placé à la première. Car qui s'élève sera abaissé et qui s'abaisse sera élevé.

Saint Benoît dira : C'est en gravissant l'échelle de l'humilité, c'est à dire en descendant dans la vérité de notre être qui est d'être rien, c'est à ce moment-là qu'on arrive au plus haut degré, aux plus hauts échelons des ver­tus et de la connaissance. C'est a ce moment-là qu'on entre dans cette cité de Dieu où l'on peut voir.

 

Et alors le Christ dit : Eh bien toi, quand tu donnes un bon dîner, ne va pas inviter des gens considérés. Non, va plutôt ramasser le long des routes tout ce qui est dé­laissé, les plus pauvres, les plus malheureux. Et alors tu en seras heureux car ils n'aurons rien à te rendre. Mais pour toi, cela te sera rendu à la résurrection des justes.

Eh bien, mes frères, il nous est proposé là un extra­ordinaire programme de vie. Ce n'est rien moins que la folie du Royaume de Dieu. Et ça me fait penser à ces icônes dans lesquelles les proportions sont inversées. Une icône, c'est une fenêtre à travers laquelle le ciel vient vers nous, des baies ouvertes par lesquelles la lumière ruisselle sur nous, la lumière de Dieu.

 

Eh bien, si nous suivons le Christ, ici, discrètement mais avec une grande confiance, nous arriverons là-bas où il est. Et comme je l'expliquais la semaine dernière, nous som­mes parmi les saints et nous voyons la face cachée de Dieu. Ce que les autres ne voient pas, là, nous pouvons le contem­pler. Et qu'est-ce que nous remarquons ?

C'est que : où est la véritable grandeur ? Où est la vé­ritable noblesse ? Est-ce qu'elle est dans une situation élevée ? Est-ce qu'elle est dans un nom prestigieux ? Non, elle est dans l'anéantissement de nous-mêmes au service des autres. Cela signifie: être tout petit à nos propres yeux et spontanément, sans arrière pensée, nous mettre à la dernière place. C'est cela la vérité !

C'est une vérité à contre sens de la raison. Mais de l'endroit où nous sommes à côté du Christ, et voyant les choses telles que lui les voit, et telles qu'elles sont en réalité. C'est cela le sommet de la grandeur et de la no­blesse. Est-ce que nous n'avons pas VU que Dieu lui-même est tellement humble qu'il en devient invisible, qu'il en devient comme inexistant...

 

Et ainsi, l'homme caché dans cette humilité de Dieu, il sera naturellement une oreille qui écoute, nous dit le sage. Une oreille qui écoute, c'est à dire une oreille qui ne se fie pas à son propre sens d'abord, mais aussi une oreille qui est attentive à des appels. Une oreille qui écoute Dieu d'abord, Dieu qui éveille dans le coeur l'amour, qui éveille à l'amour. Car Dieu n'a pas d'autre objectif, lui, que de nous faire participer à sa vie qui est amour. Et il nous parle sans cesse pour nous dire que là est la véritable vie. Il nous éveille a l'amour.

Et une oreille aussi à l'écoute de nos frères qui, eux mendient, qui attendent de notre part une réponse d'amour. Ce que nos frères désirent trouver en nous, ce sont des ré­pliques de Dieu. Et quand je dis nos frères, ce ne sont pas seulement ceux avec lesquels nous vivons, mais aussi tous les hommes quels qu'ils soient, tous ceux que nous rencontrons, tous ceux que nous ne rencontrerons jamais. Ces hommes ont plus besoin d'amour que de pain et que d'air pour vivre. Et c'est cela qu'ils mendient. Ils nous lancent des appels...

Et l'homme qui est caché dans cette humilité de Dieu, qui n'est plus rien à ses propres yeux, qui est devenu com­me invisible, il entend tous ces appels et il s'efforce d'y répondre. Il ne peut rien faire d'autre que d'y répondre. Son être réverbère l'amour, l'amour qui est Dieu et l'amour que les hommes attendent.

 

Et qu'est-ce que cela va signifier dans la pratique ? C'est ça qui est la plus intéressant pour nous. Cela signi­fie ne plus vivre pour soi, mais pour les autres. Et ici nous rencontrons l'essence même de la fonction Abbatiale. L'Abbé ou l'Abbesse, c'est une personne qui n'a plus le droit de vivre pour soi, mais dont l'être même c'est d'exister pour les autres. Et le péché par excellence d'un Abbé, c'est de ne pas être pour les autres, mais d'être pour soi.

Naturellement il est impossible d'échapper à ce péché. On y tombe sans même le remarquer. Mais par après, rétrospectivement, on s'en aperçoit : à tel moment, à tel endroit, on a été pour soi, on n'a pas été pour l'autre. Alors ce sera le remord. Non pas le dépit, mais quelque chose qui est là comme une blessure qu'il va falloir réparer d'une façon ou d'une autre. Ce sera aussi, être à l'écoute sera aussi faire place pour tous dans son coeur. Et quand je dis pour tous, il n'y a absolument aucune exception.

Le coeur du moine, mais naturellement d'abord le coeur de l'Abbé, doit être une salle de banquet où tous peuvent venir se rassasier. Mais tous, ce sont d'abord les plus mal­heureux. Ce seront comme le dit le Christ ici, ce seront les pauvres, les estropiés, les boiteux, les aveugles. Et regardez encore les perspectives inversées ! Ceux qui ont les préférences du Christ, ceux qui ont donc les préférences de Dieu, ce sont les pécheurs, ce ne sont pas les justes. Dieu a un faible, non pas pour les péchés, mais pour les pécheurs. Combien de fois le Christ ne nous l'a-­t-il pas dit ? Il nous le dit encore ici.

 

Alors n'ayons pas peur, non pas de commettre des péchés mais de reconnaître que nous en commettons. A ce moment-là, nous touchons le Christ à son coeur. Alors il ne peut pas résister. Il se souvient que c'est justement pour moi qui commet le péché qu'il a voulu devenir homme, pour sentir, pour goûter lui-même la faiblesse de cette chair qui est la nôtre. Il a voulu sentir cette fai­blesse jusqu'à mourir à cause des péchés qu'il n'a pas com­mis. Mais il les a tellement bien pris sur lui, il s'est tellement bien assimilé au péché qu'il a été jusqu'au bout de ce que nous à une toute petite échelle nous endurons déjà.

Donc mes frères, nous devons, nous, faire dans notre coeur une place immense aux autres. Et si bien que notre coeur doit sans cesse s'élargir. Il doit prendre une dimen­sion cosmique. Au terme, ce n'est plus notre coeur, c'est le coeur du Christ qui bat en notre poitrine.

 

Et alors mes frères, si on veut entrer dans le détail, être à l'écoute ainsi des autres pour leur donner une ré­ponse d'amour, c'est ne plus jamais avoir en soi le plus imperceptible mouvement de refus, d'impatience, de recul en présence de celui qui vient vers nous pour recevoir un peu d'amour. C'est le quasi naturaliter de Saint Benoît, ça devient une seconde nature. Voyez ! A ce moment-là on n'existe mais absolument plus pour soi. On n'est plus que pour les autres. Il n'y a plus le plus imperceptible mouvement de recul. Cela n'existe même plus. Voyez mes frères, alors il y a une divinisation de l'homme, une Christification de l'homme qui s'est opérée. Et c'est à cela que nous sommes invités, ne l'oublions ja­mais !

 

Et comment sera-ce possible ? Mais ce sera possible si, étant habités par l'Esprit de Dieu, nous reconnaissons, nous reconnaissons dans tous les êtres la beauté et le parfum divin. Il y a là en chacun quelque chose qui est de Dieu. Et le regard pur d'un coeur habité par l'Esprit voit cette lu­mière, respire ce parfum. Et cela suffit pour effacer, pour faire oublier tout le reste. Rappelez-vous ce que je vous ai dit déjà, je m'en sou­viens, cette Parole formidable du Christ au dernier jour. Il dira : Voilà, vous m'avez donné un verre d'eau. Et bien puisque c'est comme ça, venez près de moi dans mon Royaume.

Vous me l'avez donné une fois. Et vous voyez, à ce mo­ment-là, il aura perdu de vue tous les crimes qu'on aura commis. Il aura souvenance seulement du verre d'eau qu'on lui aura donné. Voyez c'est cela, mes frères, le petit parfum. C'est ce verre d'eau qui a fleuri sur un rien d'amour. Mais ça suffit. C'est ça Dieu ! C'est encore une fois le monde à l'envers!

Et qu'arrive-t-il lorsque nous sommes fidèles et que nous marchons sur les traces du Christ ? Eh bien, avec lui, comme nous le dit l'Apôtre, nous entrons dans la cité du Dieu vivant, dans la Jérusalem céleste qui est présente à nous. Et alors là, dans cette cellule du Royaume, nous voyons Dieu. Nous voyons Dieu et nous entrons le coeur dilaté dans la joie promise aux justes. Ce n'est rien moins que cela !

 

Il ne faut pas penser que le fait de se placer le der­nier, que le fait d'avoir toujours devant les yeux la cons­cience des péchés que l'on commet, que tout cela va déprimer quelqu'un. Non, c'est le réflexe devant une réalité qui est l'écla­tante lumière de Dieu, qui est la transparente sainteté de Dieu. Mais ce qui prime, ce qui emporte tout, c'est la joie de la rencontre, la joie de cette vision, la joie de cette transfiguration que l'on expérimente et que l'on voit déjà à l'oeuvre chez les autres.

Alors mes frères, pour mériter de s'attabler au festin des noces de l'Agneau, au banquet du Royaume, eh bien, nous devons nous-mêmes dès maintenant, comme je viens de l'exprimer, nous efforcer de régaler les autres du meilleur de soi, mais dans la gratuité pure. Plus on a l'occasion de donner à quelqu'un qui ne rend jamais, qui ne sait pas rendre, eh bien, plus on ressemble a Dieu, plus c'est lui qui vit en nous. Car humainement parlant, il n'est pas possible de faire cela. C'est lui qui le réalise en nous.

Et vous voyez, alors nous entrons dans cette salle de festin où nous sommes attablés avec lui et avec la multitude des justes. Et qu'est-ce que ça signifie régaler les autres ? Eh bien ce n'est pas difficile, c'est à notre portée à tout moment. C'est un petit geste, un regard, un sourire, une pen­sée fleurant bon l'amour. Rien que cela ! Il ne faut pas faire des choses fantastiques qui sont hors de notre portée. Non, mais simplement être là, présence d'amour par son com­portement, par son regard, par son sourire et surtout par les pensées qui surgissent du coeur.

 

Mes frères, c'est d'autant plus précieux cela, que c'est offert aux pauvres, c'est à dire a ceux qui pour leur part, je dirais, sont désabusés, qui ne parviennent plus à croire que l'amour soit possible ou que l'amour existe, qui n'ont plus confiance en eux-mêmes ni en personne, qui ne savent donc pas rendre ce qu'on leur donne. Mais ça ne fait rien ! Dans leur subconscient spiri­tuel ils l'enregistrent. Cela s'imprime et les transforme. Et au jour de la Résurrection, comme le dit le Christ pour finir, eh bien cela te sera rendu. Pourquoi ? Parce que tu reconnaîtras dans chacun de ces hommes, tu reconnaîtras ta propre image que tu auras imprimée par ta pensée d'amour, par ton regard d'amour, par ton sourire d'amour, par ton petit geste d'affection. Car tout cela, ce n'est pas nous qui l'opérons, mais c'est le Christ encore une fois qui s'efforce de l'opérer en nous, et qui l'opère.

Voilà, mes frères, telle est l'action bienfaisante et aussi la récompense de l'humilité qui, je le rappelle, est encore une participation à cette humilité de Dieu qui est tellement belle et constitue une des fractions les plus attirantes pour nous de ce qu'est Dieu.

 

Voilà, mes frères, ce que je pensais vous dire aujourd'hui. Voyez ! Ainsi il nous sera possible de participer de mieux en mieux à la vie de notre Dieu, cette vie qui brille des splendeurs de l'éternité. Voyez cette prélibation de la vie éternelle qui nous est promise dans notre vie monasti­que. Si nous la conduisons convenablement, eh bien, le Christ nous la donne encore aujourd'hui.

 

Récollection du mois de septembre.               04.09.83

 

Mes frères,

 

Dans le courant du mois d'Août, si nous avons été suf­fisamment attentif  pour le remarquer, nous avons été ar­rachés à nous-mêmes, a nos futilités, à nos mirages qui nous tirent hors de notre route, hors du sentier de la vie, qui nous distraient et qui finalement nous découragent. Car ce sont des mirages qui s'évanouissent dès qu'on pense pou­voir les saisir.

            Nous avons été arraches a nous-mêmes et replacés en face de notre vocation qui est, qui doit être une réussite au plan humain tout aussi bien qu'au plan divin. Nous y avons été replacés non pas à l'aide de mots, de phrases, de discours ou de savantes spéculations qui peuvent créer une excitation passagère, mais qui là aussi sont très décevantes. Nous y avons été replacés par l'apparition de personnes que nous avons rencontrées, auxquelles nous sommes liées et desquelles nous recevons cette vie que nous espérons.

Ces personnes ne sont pas des fantômes ou des phantas­mes de notre imagination. Ce sont des personnes bien vivan­tes. Et la première d'entre elles, c'est le Christ Jésus dans sa chair transfigurée. Puis ce fut Marie, sa Mère, dans sa chair glorifiée. Et enfin ce fut notre Père Saint Bernard dans sa chair mortifiée et déjà illuminée.

 

Des trois, celui qui nous est naturellement le plus proche, c'est Saint Bernard. Même l'aspect tellement hu­main de sa personnalité, ses imprécations, ses invectives, ses pleurs aussi, ses luttes, tout ce combat qui s'est dé­roulé en lui et autour de lui, dans lequel il a été entraîné, par lequel il a failli être englouti...

Mais non, Bernard avait un tempérament passionné, vio­lent. Mais il s'est passé la merveille que nous admirons encore aujourd'hui. Il a succombé à la séduction de la beauté. Bernard ne pouvait plus détacher son regard de ce Christ transfiguré qui lui apparaissait dans le secret de son coeur. Et cette lumière qu'il contemplait s'est empa­rée de lui. Elle a rétabli l'ordre dans son être. Elle a fait de son coeur à lui, Bernard, un coeur dans lequel brû­lait le feu même de l'Esprit.

Mais nous ne devons pas perdre de vue que si c'est arrivé - et Bernard l'a très bien compris et il l'a ­expliqué - c'est parce qu'il s'est laissé aussi enfanter par ­celle qu'il a reconnue comme étant sa véritable mère, la Vierge Marie Mère de Dieu, Mère du Christ, Mère de Bernard, Mère de tous les hommes. Il s'est laissé faire et Marie l'a con­formé à son être à elle. Alors vous voyez, l'Ascension qui s'est amorcée, qui s'est précisée et qui a été conduite jusqu'à son terme, l'homme Bernard passant à Marie l'Immaculée, puis de Marie Reine du ciel et de la terre accédant à Jésus le Christ transfiguré.

 

Mes frères, il n'y a pas d'autre route, aucune autre que celle-là ! C'est elle que nous devons suivre. Et c'est a ce moment-la que nous sommes arraches a nous-mêmes. Il ne nous est pas possible de continuer à vivre comme vit un hom­me abandonné à ses instincts, à ses passions, même un hom­me qui parvient à les maîtriser et qui arrivera à un sommet de perfection humaine. Il n'en a pas manqué et il n'en man­quera pas encore aujourd'hui.

Non, c'est autre chose qui nous est demandé. Il ne nous est plus permis de vivre en nous-mêmes. Nous devons vi­vre dans le coeur d'un autre. Nous devons vivre dans le coeur du Christ en passant par le coeur de Marie. Et nous devons, là, y établir notre demeure. Attention ! Je ne fais pas ici de la publicité pour une dévotion au Sacré-Coeur, bien qu'elle soit très recom­mandable. Non ! Il s’agit d'autre chose ici. Il s’agit de ce miraculum qui nous est rapporté à pro­pos de Sainte Lutgarde et sur lequel je me suis déjà arrêté. Il s'opère une substitution des coeurs, un échange des coeurs.

Ce qui battait dans la poitrine de Bernard, ce n'était plus son propre coeur, c'était le coeur même du Christ. Et le Christ avait emporté le coeur de Bernard pour le pla­cer dans le sien. On ne pouvait plus les distinguer l'un de l'autre. Et ce coeur parfaitement pur rayonnait la Lumière et transfigurait - oui, une véritable transfiguration - trans­figurait la personne de Bernard et agissait alors sur tous ses moines, sur tous ceux qu'ils rencontraient. Et c'est pour cela qu'on a osé l'appeler le prophète de l'Occident.

 

Eh bien mes frères, c'est cela vous voyez être repla­cés en face de notre vocation. Car la vie monastique cis­tercienne, la vie monastique contemplative, elle aboutit à rien moins que cela. Nous devons ambitionner de devenir d'autres Bernard. Oh, non pas dans le désir secret de nous produire au dehors, car alors ce serait perdu avant de commencer. Nous serions justement emportés dans un de ces mirages qui ne conduisent à rien que in profundum infernorum, que dans les profondeurs des enfers : enfer des passions, enfer de l'orgueil, de l'égoïsme...enfin de tout ce qui doit être détruit.

Mes frères, cette ambition, nous devons la porter en nous et bien savoir, comme vient de nous le dire ici le Cardinal Newman, que ce n'est possible que grâce à cette croix glorieuse que nous allons rencontrer dans une dizaine de jours. La croix, qu'est-ce que cela veut dire pour nous main­tenant ? Eh bien, c'est renoncer justement à tout ce qui peut flatter notre égoïsme. Comme dans la croix, vous voyez, a l'intérieur même du renoncement se trouve la vie. Renon­cement et vie sont indissociables.

Chaque fois que je re­nonce à moi, il entre en moi un surcroît de vie divine. Chaque fois que je m'abandonne, que à l'instar de Bernard je fais confiance, que je me laisse aimer, à ce moment, un nouvel afflux de vie divine entre en moi et j'avance vers ma propre transfiguration, ma propre divinisation. Mais tout cela est résumé dans ce mystère de la croix glorieuse. Si le Christ a voulu mourir sur une croix dans la condition que nous connaissons tous, c'est justement afin de nous rappeler que mort à soi et résurrection en lui sont intimement lies. Au fond c'est la seule, une seule et même réalité.

 

Voilà, mes frères, ce que nous allons pouvoir vivre dans le courant de ce mois de Septembre. Je vous le propose comme programme. Donc, à l'instar de notre Père Saint Bernard, oser croire qu'on est aimé, oser croire qu'en s'aban­donnant à cet amour qui nous demande tout, qui nous demande le plus intime de notre être, que si nous parvenons à nous oublier entièrement, à nous renoncer, à ne plus vivre pour nous mais pour le Christ et pour les autres, que à ce moment­-là, nous entrons dans les espaces infinis de la liberté. Nous connaissons la mort, certes. C'est sûr, c'est cer­tain ! Mais mort heureuse, car c'est en elle que nous décou­vrons la véritable vie.

Nous pouvons y réfléchir dans le courant de ce mois. Et non seulement y réfléchir, mais le vivre avec une foi plus grande, avec un amour plus entier et aussi avec une joie. Car lorsqu'on a compris que la vie est ainsi à portée de la main, que elle nous est donnée gratuitement et large­ment à chaque instant du jour, qu'il nous suffit de l'accep­ter pour être envahi par elle et se sentir transformé, à ce moment-là ne peut plus habiter au coeur que la joie même si en périphérie, de façon épidermique, passe encore les fris­sons de la souffrance.

Voilà, mes frères, ainsi si nous obéissons à notre idéal, si nous répondons à l'attente que le Christ fait re­poser sur nous, nous deviendrons pour les autres un lieu d'espérance et de paix. Et notre vitalité se répandant au dehors sur nos frè­res, sur ceux que nous rencontrons, notre lumière les éclai­rant et les réjouissant, nous serons vraiment devenus ce que le Christ attend de nous, ce que la Vierge Marie peut réaliser en nous et ce qui nous proposé en exemple dans notre grand Saint Bernard, dans celui que nous avons rencon­tré dernièrement et qui, de toute la puissance de son inter­cession et de tout son pouvoir, là où il est maintenant, nous permettra de réaliser ce que Dieu attend de nous pour notre bien être encore une fois et pour le salut et le ré­confort de tous les hommes nos frères. [6]

 

Veillée pour notre frère Charles.                 26.09.83

 

Mes frères,

 

Le Seigneur Jésus a estimé que l'heure était venue pour lui d'emporter notre frère Charles dans la lumière du Royaume. Frère Charles venait de célébrer dans l'in­timité de son coeur, dans la joie et la reconnaissance, ses soixante années de profession solennelle en la fête de notre Père Saint Bernard. Ce fut pour lui un très grand jour.

Mais à partir de cette date, il a comme pressenti que son pèlerinage, cette indéfectible fidélité d'une durée de 66 ans, que son exode allait bientôt prendre fin. Je l'ai constaté moi-même et d'autres aussi. Et frère Charles s'est abandonné à celui-la qui avec un amour, avec l'amour qu'il est, venait le solli­citer, venait l'inviter. Il n'y a pas eu chez lui de ré­sistance, pas de résistance, mais un abandon tout simple.

 

Je suis entré dans l'intimité de frère Charles sur­tout ces dernières années. Et j'ai découvert la qualité qui à mon sens le défini le mieux dans son être spiri­tuel. Frère Charles avait ouvert une confiance totale à son Abbé. Je pense que Dom Félicien pourrait dire la même chose. Et cette confiance qu'il donnait et qu'on percevait chaque fois qu'on le rencontrait permettait d'établir une relation d'une grande richesse, non seulement pour lui, mais aussi pour son Abbé. Et à partir de là, Dieu lui a façonné ce que j'appellerais un être d'enfant spirituel.

Frère Charles n'avait en lui aucune malice. Il était foncièrement bon, très sensible, très émotif. Mais si l'un ou l'autre lui avait fait quelque peine, il ne pouvait garder rancune. C'était un homme qui éveillait spontanément l'amitié, la sympathie chez ceux qu'il rencontrait. Ce fut le cas encore ces tous derniers jours à la Clinique de Namur. Les médecins, les infirmières, les soeurs, tous, dès la première minute l'ont adopté. Et lui se laissait faire. Il en était heureux. Il sentait le bonheur qu'il apportait à toutes ces personnes.

J'avais constaté la même chose à la Clinique Saint Luc de Bruxelles lorsqu'il a été opéré voici déjà trois à quatre ans. Oui, c'était la même chose ! Des infirmières qui avaient de lourdes épreuves de famille dans leur enfant handicapé venaient lui raconter cela. Et il les écoutait, il les accueillait. Tout le mon­de sentait qu'il prenait cela dans son coeur et dans sa prière.

 

Dieu a estimé que le moment était venu pour frère Char­les d'entrer dans la vision parfaite de sa face. Oui, nous devons prendre conscience en des moments comme celui-ci, surtout lorsqu'il s’agit de frère Charles, que les péchés, les manquements, les lâchetés même, enfin tout ce qui est en nous de négatif, tout ce qui même parfois nous dresse contre Dieu ou nous oppose à lui, mais que tout cela est volatilisé en un instant lorsque cela tombe dans la four­naise dont vient de nous parler Balthazar, dans ce feu de l'amour divin auquel rien, personne ne peut résister. Pour moi, je suis certain que frère Charles s'est précipité dans ces flammes pour immédiatement en être transfiguré.

Et maintenant, là où il se trouve, il nous regarde, il nous aide. Oh, il ne nous a certainement pas quittés. N'oublions pas que le monastère est une maison de Dieu, qu'il est sur terre un endroit où le Royaume de Dieu gran­dit, que le Christ vit au milieu de nous, qu'il nous est possible de le voir, de le toucher, que chaque jour nous le recevons dans l'Eucharistie. Alors, comment hésiter nous-mêmes à nous confier à lui ?

Oh, je ne veux pas dire maintenant que nous devons multiplier les péchés et les erreurs. Non, loin de là ! Mais nous rendre, capituler, enfin nous remettre à son amour, nous oublier en lui et aussi nous oublier devant nos frères pour que une véritable communion spirituelle s'établisse entre nous, la même qui permettait au frère Charles d'être l'ami de tous ses frères, de tous ceux qu'il rencontrait.

 

Il a beaucoup travaillé dans sa vie à l'infirmerie, plus de trente ans je pense. Il a du supporter là beaucoup de difficultés parce que ce n'était pas organisé alors com­me ce l'est aujourd'hui. Mais il a fait tout cela avec un dévouement et une charité qui jamais ne se sont démentis même lorsque lui-même était malade ou bien déjà infirme.

Mes frères, nous allons demain le rendre, rendre sa chair à la terre d'où elle a été tirée. Mais son corps spirituel est déjà là où nous espérons aller. Et je suis assuré qu'il continue à vivre parmi nous à nous aider et que maintenant plus encore que de son vivant, nous senti­rons sa bienfaisante présence. Et que là où il est, il nous invite à le rejoindre à l'heure où Dieu en aura décidé pour chacun d'entre nous.

 

Chapitre : Fête de St Thérèse de l’Enfant-J.  01.10.83

          L’enfance spirituelle.

 

Mes frères,

 

Nous avons aujourd'hui célébré la mémoire de Sainte Thérèse de l'Enfant Jésus. Et je me suis dit que Dieu fai­sait vraiment bien les choses. Vous savez qu'elle est le héraut de l'Enfance Spiri­tuelle. Mais qu'est-ce que c'est que l'Enfance Spirituelle ? On nous a pr6senté une Thérèse, un bijou de mièvrerie, tou­te l'imagerie religieuse de l'époque. Enfin, c'était à décourager de l'Enfance Spirituelle.

Mais de quoi s’agissait-il ? Je pense aujourd'hui que nous pouvons regarder la réalité en face. Mais pour comprendre ce que c'est que l'Enfance Spiri­tuelle que Dieu nous propose, depuis toujours naturellement, mais qu'il met à notre disposition, qu'il nous sert sur un plat placé entre les mains de Thérèse de Lisieux, pour comprendre ce que c'est que l'Enfance Spirituelle, nous de­vons aller immédiatement chez Dieu et nous dire ceci : c'est que Dieu ne nous propose jamais rien, mais rien, rien qu'il ne le fasse lui-même.

Il nous propose quelque chose qui fait partie de son être. Il nous propose toujours sa propre Personne, sa Vie, sa Nature. L'Enfance Spirituelle ce n'est donc rien qu'une participation à l'enfance de Dieu. Il faut placer l'accent sur le mot spirituel. C'est que Dieu est un être éternellement jeune, c'est à dire qu' il est toujours en train de naître de la source qu'il est lui-même. Il est une éruption volcanique de jeunesse. C'est ça l'éternité !

 

Mais c'est une jeunesse qui n'est pas pour nous l'ado­lescence, une jeunesse qui à notre niveau est l'enfance. Mais attention ! Ce n'est pas une enfance inconsciente ou émergeant de l'inconscience. Non, c'est une enfance que j'appellerais paradoxalement adulte mais avec tous les traits de l'enfance que nous retrouvons chez Dieu.

C'est la beauté d'abord de l'enfant, c'est la pureté, c'est la candeur, c'est l'accueil, c'est l'ouverture, c'est le don de soi ! C'est surtout la confiance que Dieu nous fait. Et c'est dans la confiance que Dieu nous accorde, dans le crédit illimité qu'il nous ouvre bien qu'il nous connaisse, que se trouve l'origine du pardon.

Dieu nous pardonne toujours parce que toujours il nous fait confiance. Et il nous fait une confiance toujours nou­velle parce que Dieu est un enfant. L'enfance spirituelle, ce n'est donc rien moins qu'une participation à cette enfance de Dieu. Car chez Dieu, qu'est-ce qui lui donne son caractère d'enfant, c'est l'Esprit Saint.

 

C'est l'Esprit Saint qui est en Dieu ce bouillonnement de vie et d'amour qui va sans arrêt du Père au Fils, qui re­tourne du Fils au Père et qui est tellement vrai, qui est tellement concret qu'il est une Personne. Or cet Esprit vient en nous. Il habite en notre coeur. Nous sommes le temple de l'Esprit. Et à l'intérieur de nous il continue ce qu'il fait au sein de la Trinité. Il devient la source, le jaillissement ininterrompu d'éternelle jeu­nesse.

C'est ça la vie éternelle ! Le Christ nous l'a dit en toute clarté et Thérèse de Lisieux a eu le privilège de l'exprimer par sa vie. Ce n'était pas une théologienne, ce n'était pas une exégète, c'était une moniale toute ordinai­re mais qui a eu cette mission de vivre à plein cette jeu­nesse, cette enfance spirituelle qui est la propre enfance, la propre jeunesse de Dieu. Et alors cette mission de pou­voir l'expliquer en quelques mots qui étaient aussi de son époque, mais enfin que tout le monde pouvait comprendre.

Cette enfance est donc le propre d'un homme pneumatisé, d'un homme qui est devenu avec Dieu un seul Esprit. Mais quelle est la route pour arriver jusque là ? Eh bien, c'est très facile ! Il y a une porte pour avoir accès à ce monde de l'enfance spirituelle. Thérèse aussi nous le dit. C'est la porte de la confiance. Faire confiance à Dieu, ajouter foi aux Paroles que le Christ nous adresse et y conformer notre existence de tous les jours. Dès que cette porte est entrouverte - mais il faut l'entrouvrir - dès qu'elle est entrouverte, le vent de l'Esprit y entre avec une telle impétuosité qu'elle s'ou­vre tout a fait et qu'il n'est plus possible de la refermer.

 

C'est ça qui est très bien ! Car lorsqu'on a fait con­fiance à Dieu, l'Esprit Saint entre dans le coeur. Il y fait naître l'enfance spirituelle. On est métamorphosé de fond en comble et on ne sait plus revenir en arrière. On ne sait plus refermer la porte, car ce souffle est tellement puissant qu'on ne peut pas y résister. Mais il faut d'abord faire le geste d'ouvrir : prendre la clinche, la tourner et ouvrir la porte. Et puis, le reste se fait tout seul. C'est ça le processus de la confiance dans une vie monastique !

Maintenant, dans le concret, dans le concret pratique, le plus pratique, cette confiance prendra le nom d'obéis­sance. Si j'obéis à tout ce que le Christ me demande par la bouche de l'Abbé, par la bouche des frères, par la bouche des événements, enfin tout ce qu'il me propose si je l'ac­cepte, si j'y réponds positivement, si j'y conforme ma conduite, je lui prouve effectivement que j'ai confiance en lui...mais quoi qu'il me demande...Alors la porte de la confiance s'entrouvrant, alors voilà, c'est fini ! Je dirais que tout le travail est fait. Il suffit de laisser faire la besogne alors par l'Esprit Saint. Vous comprenez que Saint Benoît dit : il n'y a pas d'autre route pour aller à Dieu que celle de l'obéissance. Je traduis en disant: il n'y a pas d'autre route que celle de la confiance.

Mais à un moment donné, cette route, ce n'est même plus une route, c'est un tapis roulant. On est dessus et puis alors il suffit de se laisser emporter. Je dirais même que c'est un tapis volant. Vous savez, il paraît qu'il y a des derviches ou je ne sais pas quoi, qui sont sur leur tapis et puis que le tapis s'envole. Dans les contes de mille et une nuits on racontait ces choses-là. Eh bien, si ça arrive dans les contes de mille et une nuits en imagination, ça arrive dans la réalité quand on se laisse porter ainsi par le souffle de l'Esprit en ouvrant une confiance totale au Christ et en répondant à tout ce qu'il demande.

 

Maintenant, l'obstacle pour ça ! L'obstacle, et bien, c'est le défaut de confiance qui provoque un blocage. C'est fini ! Il y a un blocage qui se produit. Un blocage ? La porte se cale et puis voilà, c'est fini, on ne va pas plus loin. C'est un blocage de tout l'être. Et devant ce blocage, tout le monde est désarmé, même Dieu. Car il ne veut tout de même pas faire notre bonheur malgré nous. Si nous préférons être malheureux, si c'est notre bonheur d'être malheureux, et bien voilà, il dira amen, lui, et il laissera courir jusqu'au moment où on se rendra bien compte que le bonheur est ailleurs que dans notre mal­heur.

Mais écoutez ce que dit Saint Benoît. Il dit, lui en parlant de l'humilité, il dit entre autre ceci : l'origine de ce blocage, eh bien dans le fond, c'est l'orgueil parce que l'orgueil se méfie. Si j'ai confiance en moi, eh bien, je vais d'abord me fier à moi, à mes propres idées, à mon sentiment, à mon propre coeur. Je n'aurais pas l'oreille ouverte à Dieu, ni aux autres. Alors, méfiance ! Orgueil, méfiance ! Et puis alors naturellement blocage et régression...

Et Saint Benoît le dit bien. C'est tout à fait le con­traire de l'attitude de l'enfance spirituelle. Pourtant il parle de l'enfant dedans, mais un enfant qui tourne mal. Si Seigneur je n'ai pas - il se réfère au Ps 130 ­- Seigneur, mon coeur ne s'est point exalté et mes yeux ne sont pas élevés. Je n'ai point marché dans les grandeurs ni les merveilles au-dessus de moi. Mais alors quoi ? Que m'arriverait-il si je n'avais pas d'humbles sentiments, si j'avais exalté mon âme ?

 

Donc, si j'avais voulu suivre mes propres impulsions, mes propres idées, mes propres jugements et marcher. Allez, moi je sais bien ce que je dois faire...Je suis dans ma peau, je sais bien ce qu'il me faut...Et le reste, que les autres se tiennent à distance, même Dieu...Eh bien tu me traiterais comme l'enfant qu'on enlève du sein de sa mère. C'est fini ! Vous voyez, c'est fini l'enfance. Nous recevons la vie de Dieu comme d'une mère.

Dieu est mère, à mon sens, beaucoup plus que père, parce que le père, il regarde de loin. Mais c'est la mère qui donne la vie. L'enfant est sur son sein. Et l'enfant tire du sein de sa mère toute sa nourriture, toute sa vie. C'est ce que nous faisons avec Dieu lorsque nous som­mes vraiment contre lui par cette confiance. Et dans cette vie, c'est rien d'autre, je le répète, que l'Esprit que le Christ nous a donné. N'oublions pas qu'il le compare à un liquide, à une source d'eau jaillissante en vie éternelle.

Eh bien voilà, mes frères, un petit excursus sur l'enfance spirituelle. Et j'espère bien que maintenant si nous avons encore eu jusqu'aujourd'hui quelques hésitations, cette fois, nous nous ouvrirons entièrement.

 

Chapitre : La jeunesse de Dieu.                   04.10.83

 

Mes frères,

 

Le saint n'est pas un surhomme, ce n'est pas un héraut. Le saint. c'est un homme pauvre, faible, démuni. Il ne pos­sède plus rien. Il ne se possède pas lui-même. Mieux encore il ne vit plus. il est mort. Il est mort au monde, il est mort à lui-même et c'est Dieu qui vit en lui. C'est ainsi que un saint est un reflet du visage de Dieu. Et ici, je me réfère à la terminologie Hébraïque qui est si riche.

Le mot que nous traduisons par face ou visage, est un mot pluriel en hébreux. C'est à dire que nous n'avons pas un seul visage, mais que nous avons une multitude de visa­ges : le visage de notre enfance jusqu'au visage de notre âge mûr et de notre vieillesse. Et même à chaque instant, l'expression de notre visage se modifie, si bien que nous avons en réalité plusieurs visages.

Et ce qui est vrai de l'homme est bien plus vrai de Dieu. C'est ainsi que lorsque nous admirons un saint, nous admirons les multiples visages de Dieu. Et la collection des saints au derniers temps nous donnera une vision que je ne dirais pas complète ou parfaite du visage, mais là un aperçu, une collection de l'infinitude des visages de Dieu. Et ce sera notre régal pour l'éternité.

 

Donc notre vision de Dieu ne sera pas quelque chose de statique, qu'on serait toujours comme subjugué, envoûté par un seul objet. Non, contemplant les saints, les recon­naissant - et il y en aura des milliards et des milliards ­en chacun d'eux nous découvrirons un nouvel aspect du vi­sage de Dieu et nous n'aurons jamais fini. C'est ainsi que déjà maintenant lorsque nous contemplons un saint, nous voyons que Dieu est un être paradoxal. Il bouscule notre tranquillité et il veut nous donner la sienne de tranquillité, qui est la vraie...

Les premiers moines entendaient vivre dans l'hésychia, la quiès, la tranquillité. Ce n'était pas pour se retirer des soucis et des misères du monde. Ce n'était pas cela qu'ils recherchaient dans le désert. Mais c'était entrer dans le grand repos de Dieu,. dans la grande tranquillité que Dieu leur donnait à la place de la fausse tranquillité que peut donner l'homme, même l'homme parvenu à l'aide de toutes sortes de techniques naturelles à un état d'égalité d'humeur qu'on pourrait prendre pour la tranquillité.

Non, la vraie tranquillité, celle de Dieu, c'est la propre paix de Dieu. Et voilà ce que Dieu veut mettre à la place de notre tranquillité. Et c'est pourquoi il ne craint pas de nous bousculer par l'irruption dans notre vie d'un personnage qui est un saint. Nous avons vu qu'en Thérèse de Lisieux Dieu se présen­tait à nous dans son enfance; l’enfance de Dieu, la candeur de Dieu, la pureté de Dieu, l'émerveillement de Dieu devant sa création, devant chacun des hommes qu'il porte en son coeur, en son rêve depuis des éternités. Alors il s'émer­veille. La confiance qu'il accorde spontanément à chacun d'entre nous, ça c'est l'enfance de Dieu, c'est Dieu enfant !

 

Et dans Saint François d'Assise que nous fêtons au­jourd'hui, là, Dieu nous révèle sa jeunesse. Ce n'est plus l'enfance, c'est la jeunesse de Dieu. C'est Dieu dans son audace, c'est Dieu dans sa joie, c'est Dieu dans sa généro­sité provocante. C'est Dieu qui ose tout et qui risque tout. Vous savez que pour faire la guerre, on ne prend que la jeunesse. Et pour faire la guerre, la jeunesse se termi­ne a 35 ans. Après, on est un vieux paletot. Et à 45 ans, eh bien ça ne vaut plus la peine d'en parler. Il n'y a plus rien de bon à en tirer.

Vous voyez, la jeunesse de Dieu c'est ça ! Et cette jeunesse, elle s'est révélée à nous avec une puissance sans pareille en la personne de François d'Assise. Car François était un joueur, il était un inventeur, il était un impro­visateur...Dieu dans François n'est-ce pas...Le Christ avait confié à François la mission de répa­rer son Eglise. L'Eglise du Christ à l'époque de François, elle se délabrait. Elle était installée dans une situation de puissance, de richesse, de confort. L'Eglise était de­venue vieille. Elle vivait de ses rentes, de son acquis, cela pouvait durer sans fin ainsi...

Mais attention ! Pour Dieu, ça ne convenait pas. Dieu Jeunesse a beaucoup de respect pour la vieillesse. Mais attention, son Eglise ne peut pas vieillir, elle. Et alors, Dieu fait irruption dans François. Et il va réparer cette Eglise qui se délabre. Et nous savons ce qui est arrivé. Par François, il a transfusé dans son Eglise le sang frais d'une nouvelle jeunesse. Elle devait cesser d'être figée, d'être sclérosée. Elle devait pouvoir oser vivre, c'est a dire évoluer et changer, c'est à dire avancer. Et c'est là que Dieu dans François a été inventeur.

 

Et pour moi, voilà, il faut bien comprendre que absolument tout dans l'univers dépend de Dieu, c'est à dire sort de l'amour qui est Dieu. Dans l'univers, il n'y a rien qui soit définitivement acquis. Tout bouge. Tout grandit. Tout se développe. Tout tend vers une perfection qui, elle-même, ne sera jamais at­teinte dans son terme final. Je veux dire qu'à la création de Dieu il n'y aura jamais de fin.

On parle de la fin du monde, certes, mais au-delà de cette fin du monde une nouvelle création va commencer qui sera le monde nouveau. Mais ce monde nouveau, ça ne sera pas encore une fois un monde immobile. Ce sera un monde vivant. Et tout ce qui vit bouge et chante. Nous devons écarter de notre imagination ces images et ces idées du premier moteur immobile. C'est ça Dieu pour certains: tout bouge, ça fait bouger tout, mais lui-même Dieu ne bouge pas. Ou bien un être, un principe premier qui est parfait avant de commencer mais qui en lui-même, encore une fois voilà, ne vit pas.

Non ! Dieu, c'est quelqu'un qui vit, c'est quelqu'un qui bouge, c'est quelqu'un - j'oserais presque le dire - qui change et qui évolue, qui passe d'un stade à l'autre... Naturellement j'utilise ici des mots qui sont des mots humains. Mais c'est pour dire, mettre à notre portée cette vérité extraordinaire que Dieu est amour. Or l'amour n'est pas quelque chose d'immobile.

L'amour, c'est la vie. Et l'amour est inventif...Et l'amour est audacieux...Et l'amour, c'est le fait de la jeunesse...

 

Le saint qui est devenu amour, c'est un homme qui a un coeur jeune. Au lieu de vieillir, il rajeunit. Sa chair naturellement elle s'en va vers une certaine décrépitude. Mais comme dit Saint Paul, l'homme intérieur de jour en jour rajeunit. C'est pourquoi le saint ne meurt pas. Voilà donc ce que Dieu réalise sous l'impulsion de l'Esprit. Il fait tout bouger. Il fait tout changer. Il fait tout évoluer. Il fait tout avancer. Maintenant, ceci nous secoue violemment, car ATTENTION ! Le refus de changement, alors, il nous engloutit dans la mort parce qu'il nous coupe de Dieu. Si Dieu qui est amour fait tout changer autour de nous et en nous, si une fois je refuse ce changement, je me coupe de Dieu, je me coupe de la vie et je me condamne à mort.

Nous avons de cela des exemples frappants que nous ne devons jamais perdre de vue. Nous avons l'être qui a été créé et qui était le plus beau de tous, celui qu'on appelait le porteur de lumière, celui qui était pour toute la créa­tion l'image la plus belle et la plus parfaite de ce qu'est Dieu dans sa lumière, à savoir, nous l'appelons Lucifer. Mais que fait Lucifer? Lucifer, lui, voilà : à un mo­ment disons X de son histoire, il s'affirme satisfait de sa plénitude de perfection. Il s'enferme dans son autosuffisan­ce et il conteste à Dieu le droit de pousser plus loin son Opus, son oeuvre de création. Il veut que cela en reste là ou c'est arrivé et où lui, Lucifer, est le roi et le sommet de la création.

A ce moment-là, qu'arrive-t-il ? Il s'emprisonne dans son égocentrisme. Il refuse le changement. Il s'asphyxie et il s'engloutit dans la mort. Alors, que va-t-il essayer de faire maintenant ? Mais il va s'efforcer d'empêcher Dieu de réaliser son plan. Et il va donc inspirer aux hommes le refus du changement pour ne pas être seul. Et comme il refuse le changement, dans son idée, il doit toujours avoir raison. Il va donc essayer d'en avoir le plus grand nombre possible de son côté, de son bord... Prenons bien garde lorsque nous avons la tentation de refuser une évolution, un changement, de ne pas tomber dans ce piège et de ne pas devenir l'esclave d'un être qui aurait pu réussir au-delà de tout, mais qui, voilà, s'est bloqué dans un refus et est resté là.

Nous en avons un autre qui est beaucoup plus proche de nous et que nous comprendrons mieux. C'est le cas de Judas. Judas, lui, se ferme à l'absolue nouveauté du Royau­me de Dieu. Et le résultat nous le connaissons: il s'avan­ce et il sombre dans la nuit.

 

Mes frères, le cri de victoire du Christ lorsque son Père lui remettra disons officiellement à la face du cosmos tout entier la Royauté, son cri sera : Voici, je fais toute chose nouvelle ! Donc à ce moment-là encore toute la nou­veauté va rebondir et repartir... Si bien que dans notre vie monastique contemplative, ce que nous sommes invités à faire, c'est à l'exemple de Saint François, c'est de contempler l'éternelle jeunesse de Dieu qui s'offre à nous dans la multiplicité des détails les plus concrets, les plus matériels, les plus insigni­fiants de la journée. Les prendre tels que Dieu nous les offre parce que chacun d'entre eux est un message de nou­veauté, est une sollicitation au changement, à l'évolution, à la croissance de notre être.

Cela vaut dans notre vie personnelle, cela vaut aussi dans notre vie communautaire. Le jour où à l'intérieur de notre communauté on dirait : mais maintenant c'est fini, on ne change plus, tout est bien, tout est parfait, mais à ce moment-là nous avons signé notre arrêt de mort. Nous nous sommes coupés de la source de vie. Nous avons stéri­lisé en nous la jeunesse de Dieu. Et c'est fini, nous n'avons plus de raison d'exister. Naturellement il ne faut pas changer pour le plaisir de changer...ça, c'est malsain ! Mais il y a dans nos vies personnelles, dans notre vie de communauté, une évolution qui est une poussée puissante. C'est la poussée de la jeu­nesse...et qui doit aller et nous conduire toujours plus haut vers le Royaume de notre Dieu.

Voilà, mes frères, ce que Saint François nous dit au­jourd'hui. Il n'a pas eu peur, lui ! Nous entendons le ré­cit de sa vie au réfectoire. Il n'a pas été un petit saint dans sa jeunesse du monde. Mais même les erreurs de sa jeunesse, même ses péchés lui ont servi de tremplin pour bondir dans la jeunesse éternelle qui est celle de Dieu. Et Dieu s'est servi de lui pour nous rappeler qu'il était lui, Dieu, jeune, éternellement jeune. Et que nous réussirons notre vie monastique et notre vie humaine si nous accueillons largement en nous cette éternelle et magnifique jeunesse de notre Dieu.

 

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        06.10.83

      39. Etre UN avec Dieu.[7]

 

Mes frères,

 

Nous allons reprendre et cette fois-ci, j'espère bien achever la lettre du Père Abbe Général parce que on est toujours interrompu par toutes sortes de choses et on pour­rait bien perdre le fil de ses idées. Et pourtant c'est une lettre dont il faut poursuivre l'étude jusqu'au bout car elle est vraiment bien, comme vous allez encore le voir dans les jours qui suivent.

 

Il nous avait dit que les valeurs monastiques pouvaient très bien être dévoyées dans l'utilisation qu'on en fait, mais qu'elles peuvent aussi et surtout aider à organiser notre vie selon notre vocation. C'est leur rôle spécifique.

Et il pose la question : Comment ?

 

Tout d'abord il y a les moyens surnaturels de la grâce, plus particulièrement les sacrements de Récon­ciliation et de l'Eucharistie. La confession est-elle devenue pour moi routine ou façon subtile de me re­chercher ? ou est-elle vrai rencontre avec le Christ, le Guérisseur ? Est-ce que je réalise de plus en plus profondément et clairement ce qui est impliqué dans la Messe et dans la Communion ? ou ces rites sont-ils devenus automatiques et de pure forme ?

Ensuite je peux considérer ma vie de prière et ma Lectio Divina. Suis-je fidèle ? Pourquoi ? Tous ces moyens surnatu­rels sont-ils encore pour moi des moyens de rencon­trer le Christ ? La vie de la communauté, elle aussi, peut être un moyen puissant de communication des va­leurs. Mais quel est mon modèle de communauté ? Est-ce une famille ? Est-ce un groupe d'amis ? Un pen­sionnat ? un club ? une école militaire ? Si je vois la communauté pour ce qu'elle est vraiment, je risque moins d'en faire un nid confortable pour l'égoïsme ou un terrain de manoeuvre pour robots, et elle devien­dra un appel continu à la transcendance, un appel à sortir de moi-même pour aller vers la communion infi­nie avec la Trinité.

 

C'est presque une hymne Paulinienne car le Père Ab­bé Général termine sur une apothéose. Il nous transporte d'un bon jusqu'au terme de notre vocation monastique, chrétienne et humaine, c'est à dire la communion infinie avec la Trinité. Mon véritable moi se trouve donc au-delà de moi. Je dois devenir avec Dieu UNE nature, UN être, UNE vie, cette Koïnônia dont parle si souvent l'Apôtre Paul, cette Koïnô­nia qui était le but que regardaient les premiers moines, qui est encore le nôtre aujourd'hui : être UN avec Dieu.

Nous ne pouvons absolument pas imaginer ce que ça re­présente. C'est une chose qui doit être expérimentée pour être connue. Il n'est pas possible de l'aborder spéculati­vement. Oui, on peut aligner des mots les uns à côté des au­tres. On peut élaborer un édifice d'ordre cérébral même si c'est de la théologie très, très saine. Mais enfin, c'est encore de l'humain et des mots humains pour expliquer une réalité qui est infiniment au-delà de nous.

Or, cette réalité, nous la connaissons lorsque nous y participons. Et à ce moment-là il n'est plus possible d'en parler car on s'aperçoit que les mots sont défaillants, qu'il n'y a pas un vocabulaire pour exprimer cet univers. Il y en a un, mais il transcende la parole : c'est l' univers de l'amour. C'est donner sa vie pour les autres, c'est assumer en soi la souffrance des autres, c'est parti­ciper au mystère de la rédemption, de la passion du Christ pour le péché des hommes, et puis la résurrection pour soi et pour les autres.

 

Tout ce mystère de la vie Trinitaire, on le connaît lorsqu'on le vit. Et le plus beau langage pour l'exprimer devant les autres, c'est le témoignage de cette vie, c'est le spectacle de cette vie donnée. Cela existe, savez-vous, ça existe... Parfois on peut passer à côté sans le remarquer. Il faut un certain regard pour l'observer, et alors pour l'ad­mirer, et alors comprendre cette langue qui est celle de Dieu.

Je serai donc parfaitement homme lorsque je serai de­venu parfaitement fils de Dieu, lorsque je participerai parfaitement à la nature et à la vie de Dieu. A ce moment­-là, j'aurais réalisé ma vocation. Le terme de mon voyage humain et de ma quête monasti­que c'est donc une métamorphose, une transfiguration sans limite et sans fin. Le Père Abbé Général le dit en deux mots : communion infinie avec la Trinité.

Il faut insister sur le qualificatif infini. Il ne dit pas : la communion avec la Trinité. Ce serait vrai, très vrai. Mais il appuie : INFINIE ! Donc, il n'y a pas de limitation, ni dans l'espace parce que Dieu emplit l'univers. Il est même infiniment au-delà de l'univers. L'univers est en Dieu qui le crée, qui lui donne consistance, qui lui donne même conscience. Et communion donc au-delà de l'espace, mais aussi SANS FIN, transcendant toutes les durées possibles.

 

Mais voilà, mes frères, la vocation monastique dans sa pureté, dans sa luminosité, et dans sa beauté. Il ne faut pas la placer plus bas. Et n'allons surtout pas nous imaginer que c'est trop beau pour être vrai, que c'est de l'utopie, que c'est du roman. Non, c'est la vérité la plus solide. Et Dieu a tout prévu. Il a mis au point les moyens pour nous permettre de réaliser cette vocation. Le Père Abbé Général vient d'y faire allusion. Mais ce sera pour une autre fois car il est temps de nous rendre à l'église et d'y remercier Dieu de nous avoir appelés à une telle vie.

 

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        08.10.83

      40. Le creditur du moine.

 

Mes frères,

 

Le Père Abbé Général nous a dit que le terme vers le­quel nous nous dirigeons à l'intérieur de notre vie monas­tique, est la communion infinie avec la Trinité. Pour cela, nous devons sortir de nous-mêmes - ce qui n'est pas une mince affaire - sortir de nous-mêmes pour laisser en nous la place aux trois Personnes Divines. Mais comment peuvent-elles, ces Personnes Divines, en­trer dans le corpuscule que je suis ? Ces Personnes qui non seulement remplissent l'univers, mais qui le débordent à l'infini.

Eh bien, ce prodige étonnant, Dieu parvient à le réa­liser. Et il infuse en nous sa propre vie par des canaux qu'il a lui-même prévu, et cela à l'intérieur d'un milieu, d'un cadre adapté. C'est à dire qu'il a institué ce que nous appelons les Sacrements qui sont reçus dans la prière à l'intérieur d' une communauté qui est une cellule de ce grand Corps dont le Christ est la tête. En soi, c'est génial comme découverte ! C'est toujours le grand mystère de l'Incarnation qui s'impose. Dieu se fait homme. Et c'est à travers des éléments matériels que sa vie divine va entrer à l'intérieur de nous.

Le Père Abbé Général parle surtout des deux grands sa­crements de la pénitence et de l'Eucharistie. J'y revien­drais dans un instant. Mais nous comprenons qu'en face de ces dispositions arrêtées par la providence divine, il est exigé de nous une attitude intérieure qui est condensée dans ce que nous appelons la foi. Je ne pense pas tellement ici à la foi qui est parti­cipation à la connaissance que Dieu a de lui-même. Ce n'est pas seulement la foi théologale même si notre attitude de foi est informée par la foi théologale. C'est plutôt la foi dans son sens large de confiance, de faire crédit à Dieu.

 

C'est le creditur de Saint Benoît autour duquel pivote toute la Règle et toute l'existence du moine. Il faut croire que le Christ vit dans la personne de l'Abbé. Il faut croire que les sacrements sont les moyens voulus par Dieu pour transfuser en nous sa propre vie. Il faut croire que le monastère est la maison de Dieu, qu'on n'est pas ici chez soi...

Il faut croire que la communauté est une partie du corps du Christ et que toucher à un membre de la communauté c'est blessé le corps du Christ lui-même. Ce n'est pas seu­lement porter atteinte à une collectivité d'hommes qui vit là dans un lieu. Non, la société monastique est autre chose qu'une société humaine. Elle est fondamentalement de nature divine comme le corps du Christ, comme l'Eglise.

Voyez ! Toutes ces dispositions, ces approches de foi sont indispensables si nous voulons que les sacrements puis­sent agir sur nous comme Dieu l'a voulu et comme Dieu l'espère. Naturellement, cette foi, elle sera une entrée intelli­gente, aimante et vivante dans le projet de Dieu.

 

Mais attention ! Quand je dis intelligente, ça ne veut pas dire intellectuelle. Quand je dis aimante, ça ne veut pas dire sentimentale. Et quand je dis vivante, ça ne veut pas dire agitée. Il y a trop de gens qui confondent intelligence et in­tellectuel, comme si un manuel n'était pas un homme intel­ligent, comme si pour être consacré intelligent, il fallait avoir fait des études comme on dit, et être un cérébral, et un spéculatif...Loin de là n'est-ce pas ! L'intelligence de l'homme, elle est dans tout son être. Elle est dans ses mains, elle est dans ses pieds, elle est dans tout son corps. Un homme intelligent est un homme qui voit la vérité, qui la saisit, qui la pénètre. Mais il entre dans cette vérité tel qu'il est.

L'approche biblique du réel, elle est très concrète, très matérielle. Les Hébreux ne sont pas des philosophes, ce ne sont même pas des théologiens. Ce sont des pasteurs de troupeaux, ce sont des laboureurs, ce sont des soldats, ce sont des paysans, ce sont des commerçants. Mais ce seront des sages, c'est à dire des hommes in­telligents parce qu'ils pénètrent dans le réel, mais par tout leur être. C'est ça ce qui distingue la, appelons cela la philosophie car c'en est une, la sagesse de vie des Hébreux de la sagesse de vie des Grecs qui, eux, seront beaucoup plus des visionnaires et ce qu'on appellerait au­jourd'hui des spéculatifs.

Naturellement les deux sont très bonnes. Mais on ne peut jamais écarter donc le manuel, le technicien, l'in­génieur sous prétexte que lui serait d'un degré d'intel­ligence moindre parce qu'il ne serait pas un homme de li­vre. Attention ! Parce que dans notre contexte culturel hérité du monde grec, nous pouvons ………. Attention à ce piège ! Je me souviens lorsque j'étais jeune, celui qui fai­sait des études techniques, c'était rien du tout. Celui qui faisait des études modernes, scientifiques, c'est parce qu'il ne savait pas mieux. Mais le sommet de tout, c'était celui qui pouvait faire des Humanités Gréco-Latines. Alors là, vous voyez ! Naturellement, ça a bien changé depuis lors. Mais at­tention, nous ne sommes pas encore entièrement convertis.

 

Alors, une approche aimante, ce n'est pas du sentiment. C'est la volonté qui est captivée par une personne aimée, par la personne aimée du Christ et qui n'a qu'un seul souci : faire ce que Dieu demande, faire ce que le Christ propose. Cela peut aller contre le sentiment. Il y a des choses qui peuvent nous être demandées sur lesquelles nous ne mor­dons pas par notre sentiment. Mais notre volonté s'unit à celle de Dieu. C'est cela aimant !

Et une entrée vivante dans le projet divin, voilà, c'est entrer de tout son être, mais ce n'est pas de l'agi­tation. Lorsque l'agitation se mêle, c'est pas juste parce que c'est nerveux. C'est trop humain. On y met trop de soi. On a trop de confiance en soi comme si on pouvait faire quelque chose. Non, une entrée vivante dans le projet divin, une en­trée aimante, une entrée intelligente, tout cela vient du cœur : un coeur qui s'ouvre, un coeur qui se donne et un coeur qui répond.

Voilà, mes frères, je m'aperçois qu'il est temps de nous rendre à l'église. Eh bien nous penserons à tout cela et dans le fond de notre être nous nous ouvrirons à ce Christ qui veut prendre possession de nous afin de nous transfigurer et de nous introduire dans cette communion infinie avec les trois Personnes divines, là où se trouve la réalisation de notre vie monastique, de notre vie chrétienne, de notre vie humaine.

 

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général         09.10.83

      41. La pénitence, le péché……

 

Mes frères,

 

Le Père Abbé Général pose une question à chacun de nous : que représente pour moi la Pénitence et l'Eucharistie ? Ces sacre­ments, ces canaux par lesquels la vie divine arrive jusqu'à moi. Que sont-ils ? Sont-ils sommet de conscience, d'éveil, de foi ? Ou bien sont-ils devenus routine, automatisme, formalisme ? En fait, c'est la pureté de ma vie monastique qui est en cause.

Ce matin, nous allons réfléchir quelques instants au sacrement de pénitence. Pour comprendre ce que représente ce sacrement, il est nécessaire de savoir ce qu'est le péché. Je vais vous en présenter une approche originale, mais qui à mon sens est très juste. Commettre le péché, c'est quitter sa place. Dans le Royaume de Dieu, dans l'édifice qu'est l'Eglise, dans le Corps du Christ, j'occupe une place qui constitue ma mis­sion, qui exprime ma vérité et qui est mon être authenti­que. J'abandonne cette place pour en occuper ou tenter d'en occuper une autre qui me parait meilleure, mieux adap­tée. En fait, c'est pour ravir celle qu'occupe un autre.

Le péché sera donc toujours une tentative de vol ou de meurtre. Le péché rompt toujours l'harmonie voulue par Dieu et il trouble l'ordre. Le péché même le plus secret est toujours dirigé contre les autres et il porte préjudice à la communauté, a la petite communauté que nous formons, a la communauté ecclésiale, et même à la communauté humaine. Le péché est donc toujours à la fois et personnel et social.

Voyez jusqu'où nous pouvons pousser notre analyse du voeu de stabilité où là je m'engage à occuper un lieu, à toujours rester dans ce lieu, et à l'intérieur de ce lieu d'être fidèlement à ma place, à celle que Dieu a choisie pour moi, à celle qu'il me destine, à celle qui me permet­tra de devenir moi-même. Le péché, c'est donc de quitter cette place pour es­sayer de s'emparer d'une autre place.

 

Le péché originel n'a été rien d'autre que cela. L'homme était dans le para­dis de Dieu. Il devait s'en occuper. Dieu lui destinait un progrès dans la vie. Il voulait naturellement le faire participer en plénitude à ce que lui, Dieu, était. Mais l'homme, lui, ne se satisfait pas de cette place qu'il occupe présentement. Il veut tout de suite occuper une autre place, celle même de Dieu - Vous serez comme Dieu ! - ­même si Dieu voulait la lui donner plus tard, à son heure à lui, lorsque l'homme aurait bien évolué, qu'il aurait grandi comme il convient.

Il ne pouvait pas donner cela à un bébé. Il devait le donner à un adulte qui comprenait ce qu'il allait recevoir. Même si Dieu destinait cette place à l'homme, il ne fallait pas que l'homme s'empara par fraude, par ruse de cette place. C est cela le péché !

Il est donc important pour comprendre la malice et la gravité du péché d'avoir une image correcte, une vision cor­recte de la communauté. Cela me permet d'éviter le péché dans la mesure du possible, et surtout si j'ai commis le péché, de le réparer.

 

Et le Père Abbé Général pose, ici, de nouvelles ques­tions. Quel est, demande-t-il, mon modèle de communauté ? Est-ce une famille ? Un groupe d'amis ? Un pensionnat ? Un club ? Une école militaire ?

Mais on peut dire : Oui, elle est tout cela. La commu­nauté est une famille. Oui, ce sont des amis, l'amitié rè­gne dans une communauté. On pourrait même dire qu'elle est un pensionnat puisque on y est logé, nourri, blanchi. On pourrait à la rigueur même dire qu'elle est un club. Pourquoi ? Mais parce qu'on y partage les mêmes activités. Une école militaire ? Mais certainement. Saint Benoît le di t : on y apprend l'art de la guerre contre le démon. Alors, comment sortir de cela ?

Eh bien, la communauté monastique tout en étant constituée d'éléments empruntés au monde, tout en étant implantée dans le monde, elle n'est pas de ce monde. Une communauté monastique, elle est le temple de l'Esprit Saint. Elle est le Corps du Christ. Elle est pré­sence du Royaume de Dieu. Elle est incarnation du divin. Et elle obéit à une loi, la loi même qui régit les rap­ports entre les Personnes Divines et qui est l'AMOUR.

 

Alors certes elle est une famille, ce sont des amis, ce sont des lutteurs, mais dans un sens nouveau. La commu­nauté monastique est réalité d'une incarnation, l'incarna­tion du Verbe de Dieu qui prend chair et corps dans des hommes, là, réunis. Et entre ces hommes, entre les cellu­les de ce Corps règne un ordre qui est l'ordre de l'amour. Ce n'est pas un ordre de préséance, car le plus grand dans la communauté, c'est celui qui se juge et qui en fait est le plus petit. Tandis que celui qui voudrait par hasard s'exalter à ses propres yeux et à ceux des autres, celui-là, il sera ramené à ras de terre et on pourra le piétiner. Il y a à l'intérieur de cette communauté un ordre où chacun a sa place.

Et attention ! Ne voyons pas la communauté sur le mo­dèle d'une société humaine. Chacun y a sa place. Et cette place, elle est implantée, enracinée dans le vouloir de Dieu. Dieu seul connaît la place de chacun. Dieu seul con­naît ma place à moi. Ce n'est pas parce que je suis Abbé que j'occupe ma place déterminée. Ma place déterminée, elle est dans le coeur de l'amour.

Je puis très bien être Abbé et être en dehors de ma place. Je puis très bien être Abbé par la volonté de Dieu mais dans le fond de mon coeur occuper une place qui ne me revient pas. Voyez ! Là est l'enjeu, là se trouve le péché ! Le péché est toujours dans le coeur avant d'éventuellement se manifester à l'extérieur. Dans la communauté, je suis donc arraché à mes illusions fugaces et je suis planté à ma place d'éternité.

 

La confession maintenant, elle est donc - et c'est là que le Père Abbé Général veut en venir - que nous ayons une conception correcte du Sacrement de pénitence - la Confes­sion, elle est reconnaissance de la vérité, de ma vérité, et de la vérité des autres. Elle est rentrée dans l'ordre. Elle est réparation d'un dommage. Et elle sera réconcilia­tion, c'est à dire qu'une harmonie qui avait été troublée est reconstituée.

Voyez dans le ciel, là où il n'y a plus de possibilité de pécher, chacun est à sa place, chacun est heureux à sa place. Personne n'envie, n'ambitionne celle des autres, même pas en imagination. Non, chacun est parfaitement éveil­lé, chacun est présent à Dieu et est présent à lui-même, et est présent aux autres.

Et grâce à cela, l'ensemble des saints groupés autour de Dieu et du Christ forme un choeur d'une beauté extraor­dinaire. J'ai déjà présenté autrefois le Christ comme étant un Maître de chœur, le Khorêgos, le chorégraphe, celui qui dirige l'immense ballet de la création où chacun est à sa place, où chacun a son rôle, et où chacun accomplit parfai­tement la volonté qui est inscrite en lui, et qui le forme, et qui l'achève, et qui le parfait.

 

Eh bien, mes frères, la Confession, c'est toujours la reconstitution de cette chorégraphie voulue par Dieu et dirigée par le Christ. J'y retrouve ma place grâce à l'aveu de ce que j'ai fait, grâce aux regrets que j'exprime, grâce au désir de réconciliation qui m'habite. Je reviens à ma place. Dieu efface tout. Dieu oublie tout. Et à partir de cet instant, voilà, je recommence à m'acquitter correctement de ma mission. Je suis à nouveau bien enraciné.

Et donc la vie divine qui est dans le grand corps du cosmos et surtout dans le corps de la communauté parmi la­quelle je vis, cette vie divine, de nouveau, elle entre en moi, elle irrigue tout mon être, tous mes membres. Je puis a nouveau croître. Je peux me développer. Et grâce a cela, Je peux aider les autres et apporter une meilleure santé a la communauté.

Voilà, mes frères, comment nous pouvons voir ce sacre­ment de pénitence. Et bien retenir que le péché, en me fai­sant quitter ma place, trouble toute la communauté même si c'est un péché que personne ne remarque. Il n'est pas néces­saire pour ça de m'en prendre à un autre directement. Mais que je le veuille ou non, à l'intérieur de mon coeur, je lèse toujours autrui.

Voilà, mes frères ! Et le péché d'un autre côté est inévitable parce que notre chair est tellement faible même si notre esprit est de la meilleure volonté. C'est pour cela que le Christ, lui, a voulu tous, tous les péchés. Et a cause de tous ces péchés il a accepte de perdre sa place de Dieu, d'être éjecté lui, d'être éjecté en dehors de Dieu, en dehors du monde, d'être absolument seul, d'une solitude épouvantable que absolument personne parmi les hommes ne pourra jamais connaître et expérimenter, sauf parfois mystiquement, et encore à la légère par rapport à ce que le Christ a connu. Le Christ, donc, n'avait plus de lieu, n'avait plus de place. Il l'avait perdue parce qu'il était devenu une sorte de péché, lui qui jamais n'avait commis le péché.

 

Voilà, mes frères, ayons toujours cela devant les yeux. Cela fait partie de notre contemplation. Ce n'est pas de la spéculation pure. C'est très existentiel. C'est ainsi que les choses se passent. Mais pour notre part, essayons de toujours rester là où Dieu nous veut dans sa volonté, à notre place. Et ainsi pour chacun, nous serons une petite glande qui fait circuler la bonne santé spirituelle, et aussi psychologique et physique.

 

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        20.10.83

      42. L’Eucharistie : présence active.

 

Mes frères,

 

Pour le Père Abbé Général, la croissance dans la foi, c'est une croissance dans la saisie vivante et dynamique du mystère de Dieu, c'est à dire du don qu'il nous fait de sa vie. Et c'est particulièrement vrai pour ce qui concerne l'Eucharistie et, à l'intérieur de l'Eucharistie, la com­munion.

 

Cette saisie vivante qui est une intellection de foi ­– Attention ! Je ne parle pas ici de saisie intellectuelle. Quand je dis intellection, ça veut dire une pénétration vivante de notre foi, du don de tout notre être à l'inté­rieur du mystère Eucharistique - et cette entrée dans le mystère aura des effets qui sont tout le contraire d'une répétition automatique de rites vidés de leur contenu. C'est pourquoi le moine doit être un homme éveillé, surtout en des moments pareils. Or, l'Eucharistie, nous la célébrons tous les jours.

Si nous la célébrions une fois par mois ou quelques fois par an, à ce moment-là nous se­rions attentifs. Nous vivrions un événement extraordinaire de notre vie. Mais attention, la répétition quotidienne peut faire que nous entrions sans le savoir dans une sorte de somnambulisme pseudo-spirituel. On répète machinalement les mê­mes gestes et on dort. Cela veut dire que pendant l'Eucha­ristie, on est partout sauf à l'Eucharistie. On dort, on rêve. On n'est pas présent. On vit à côté de ce qui se passe.

Or la foi, c'est une intensité maximale dans la pré­sence : la présence à une Personne, au Christ...la présen­ce à une communion de Personnes, la Trinité...puis la pré­sence à ce sacrifice au cours duquel Dieu lui-même, dans la Personne du Christ, se donne à nous, nous partage sa propre vie. Naturellement nous ne devons pas faire à chaque Eucha­ristie toute une méditation, ni une répétition d'ordre théo­logique. Non, c'est autre chose. C'est être là !

 

Mais la distraction, disons, elle est inévitable parce que nous sommes des êtres de chair. Il nous est difficile, quasiment impossible de nous fixer une fois pour toute de­vant une Personne, ou dans un lieu qui est le lieu de Dieu. Disons, une petite distraction, ce n'est rien. Mais ce qui peut être plus grave, c'est une habitude, un formalisme, un automatisme qui fait que on le fait, et puis ma foi, ça ne signifie plus rien du tout. Alors là, c'est une véritable maladie spirituelle. Donc mes frères, prenons bien garde tous les jours d'être attentifs dans notre foi, d'être présent dans ce mystère Eucharistique.

Or entre autre, notre attention et notre foi va se marquer dans notre attitude, dans notre posture. Si nous nous tenons bien dans une attitude digne, respectueuse, qui marque qu'on est devant une Personne, la Personne du Christ, et puis même, je dirais, devant la communion Trinitaire, à ce moment-là, notre attitude prouve que nous sommes là, que nous sommes présents. Tandis que si nous sommes avachis, eh bien c'est que notre cadavre est là, mais pour le reste nous sommes ailleurs...

Donc mes frères, prenons bien garde ! J'aurais voulu aller plus loin aujourd'hui, mais je laisse la suite à demain.

 

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        21.10.83

      43. L’Eucharistie : lieu du plus grand amour.

 

Mes frères,

 

Le Père Abbé Général nous demande si nous réalisons de plus en plus profondément et clairement ce qui est im­pliqué dans la Messe et dans la Communion. Beaucoup de choses sont impliquées dans l'Eucharis­tie et dans la Communion. Mais je voudrais m'arrêter à une seule qui est, me semble-t-il, davantage en rapport avec ce que le Père Abbé Général nous dit au sujet de la commu­nauté de laquelle vient vers nous, s'élève vers nous un ap­pel continu à la transcendance, un appel à sortir de nous­ mêmes pour aller vers la communion infinie avec la Trinité.

 

Eh bien, l'Eucharistie est par excellence le lieu du plus grand amour. Dans l'Eucharistie le Christ ne vit plus pour lui-même, mais il vit pour nous, il vit pour chacun d'entre nous. Il se donne en nourriture matériellement et mystique­ment à notre être entier, corporel, spirituel. A ce moment­-là, il agit vraiment en tant que Dieu. Nous ne le réalisons peut-être pas assez.

Lorsqu'il disparaît en nous pour nous absorber dans sa propre vie, il est vraiment Dieu. Il agit avec nous com­me les Personnes de la Trinité font entre elles. C'est à dire que les Personnes Divines n'existent pas pour elles­-mêmes. Dieu n'existe pas pour lui-même. Chacune des Person­nes disparaît dans les autres. Et au moment où elle se donne totalement aux deux au­tres, elle devient vraiment Personne Divine. Et c'est ce que le Christ fait. Il s'affirme dans sa divinité lorsque dans l'Eucharistie au moment de la communion il se donne à nous en nourriture. Et naturellement, il nous invite alors à entrer dans le même mouvement, ce mouvement qui, je vous dis, est le flux et le reflux d'amour qui fait vivre, qui fait être Dieu dans sa Trinité de Personnes.

Tout ça, vous allez dire, oui, c'est de la spécula­tion ! Et c'est vrai ! Nous devons réfléchir pour pénétrer à l'intérieur ou du moins toucher, effleurer et peut-être pénétrer à l'intérieur de ce mystère Eucharistique qui est en même temps un mystère Trinitaire.

 

Mais il y a aussi une façon existentielle de le vivre. Il suffit de célébrer dans la foi, dans une foi vivante, le mystère Eucharistique. Il suffit d'être attentif, suprême­ment attentif au moment de la Communion. Ce qui ne veut pas dire être tendu, crispé mais plutôt très ouvert, accueil­lant pour que s'opère en nous le mystère. Et il s'opère d'abord dans un état pour nous d'incons­cience parce que nous sommes comme des bébés qui vivent sans le savoir. Et puis, comme le dit Saint Benoît, à me­sure que la vie et la foi augmentent en nous, nous pouvons alors de façon consciente vivre cette relation extraordi­naire avec le Christ et puis avec chacune des Personnes au moment même de l'Eucharistie et puis alors dans toute notre vie.

Car, ce que le Christ veut réaliser, c'est faire de nous des répliques de ce qu'il est. Et il veut que nous soyons nous-mêmes paroxysme de sa vie qui est amour. Si bien que à notre tour nous n'avons plus le droit de vivre pour nous-mêmes égoïstement ou égocentriquement, nous prenant pour le centre de la communauté pour ne pas dire le centre du monde. Non, à notre tour nous avons la lucidité courageuse de disparaître dans les autres, de disparaître pour les autres, de leur laisser toute la place en nous. C'est aus­si nous donner en nourriture de façon bien réelle et bien réaliste pour que il y ait chez les autres une vitalité plus grande.

Notez que c'est ce que nous faisons chacun à la place qui est la nôtre dans la communauté. Lorsque nous nous ac­quittons correctement de l'emploi qui est le nôtre, mais vraiment nous permettons aux autres de vivre mieux, de vi­vre davantage. Et nous leur donnons en nourriture notre substance. Ce que nous faisons, c'est notre oeuvre. C'est de nous. Mais nous le faisons pour les autres. Si bien que les au­tres peuvent se nourrir de ce que nous faisons, de ce que nous sommes. Et voyez ! Si nous sommes des saints, si ce n'est plus qui vivons, si c'est le Christ qui vit en nous, mais ce que nous faisons est nourriture divine que les au­tres peuvent absorber.

           

Voyez l'importance dans une communauté monastique d'une vie spirituelle pure, vraie et puissante. C'est telle­ment important ! Et c'est pour ça que je m'attarde à ce point parce que le Père Abbé Général nous dit que cette communauté doit être le lieu où est lancé vers Dieu un ap­pel à sortir de nous-mêmes. Et nous ne pouvons aller à la communion infinie avec la Trinité que si nous allons à la communion avec nos frères.

Si nous allons……nous autres on dit : aller à la com­munion pendant l'Eucharistie ……eh bien, c'est à ce moment­-là que se nouent les liens, des liens infrangibles que plus rien ne peut briser parce que ce sont les liens mêmes qui attachent entre elles les Personnes divines et qui les font être an tant que Personnes et Personnes divines.

Mes frères, voyez ! Il est bon de réfléchir comme ça à ces choses parce que si nous ne nous y arrêtons pas de temps à autre il y a toujours le danger de tomber dans le formalisme, et l'automatisme, et le machinal dont je vous parlais hier. Voyez, vivre pour les autres ainsi, c'est avoir le centre et la source de notre vie non plus en nous-mêmes, mais chez les autres. Et c'est restituer aux autres ce qu'ils nous donnent, c'est à dire le meilleur de nous-mêmes.

 

 

Etre pour les autres, être par les autres, c'est être dans notre vie dès aujourd'hui ce que les Personnes divines sont entre elles. Et ça nous devient possible lorsque nous vivons correctement le mystère Eucharistique. Alors, une communauté se construit, et une communauté devient vivante, et une communauté dans l'invisible rayonne l'amour et rayon­ne le divin sur le monde.

Une communauté monastique, ce n'est pas quelque chose de purement naturel, ni de purement humain. C'est une ré­plique de la famille Trinitaire. Ne l'oublions jamais ! Et alors, mesurons un peu notre responsabilité ! C'est très sérieux ! On n'est jamais assez sérieux lorsqu'on par­le de l'Eucharistie et que l'on parle de la communauté, ou bien que l'on parle de l'Eglise, ou bien que l'on parle de Dieu. Parce que c'est toujours, mais toujours - il faudrait bien l'inscrire sur les battants des portes et partout - ­c'est toujours, toujours l'image de la propre vie à l'inté­rieur de la Trinité.

            Et lorsque le Père Abbe Général parle donc de cette communion infinie avec la Trinité, là, il met le doigt sur une vérité essentielle de notre vie monastique. Voilà, mes frères, nous allons en rester là pour ce soir.

 

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        22.10.83

      44. Connais-toi toi-même.

 

Mes frères,

 

Nous allons poursuivre la lecture de la lettre du Père Abbé Général :

 

Mais vous pouvez dire que nous avons toujours eu les sacrements, la prière, la lectio, la com­munauté et quantité d'autres moyens spirituels, et nous n'avons pas réussi à atteindre le niveau de profondeur de la vie évangélique, nous n'avons pas réussi à intérioriser ces valeurs...

C'est vrai et cela nous conduit simplement à constater que nos points aveugles sont plus nombreux qu'on le pensait. Peut-être avons-nous oublié un autre moyen très cher aux Pères du Monachisme, nosce teipsum, connais-toi toi-même. Par cette expres­sion ils n'ont pas voulu signifier une introspec­tion morbide ou un sens pathologique de la culpa­bilité ou de l'infériorité, mais plutôt une con­sidération réaliste de notre état spirituel à la lumière de l'Evangile.

Pour arriver à cette sorte de considération, nous avons à nous poser à nous-­même plusieurs questions : Suis-je intolérant ? Suis-je trop indulgent ? Est-ce que je cherche toujours des justifications ? Suis-je constamment à la recherche de confort physique ? Mon compor­tement manque-t-il de franchise, c'est à dire change-t-il selon les auditoires face auxquels je me trouve ? Suis-je un moine à temps partiel ? Suis-je content de moi-même ?

             

Osons nous dire mes frères que le Père Abbe Général pose ici un constat d'échec. Nous avons toujours eu les sacrements, la prière, etc. Et nous n'avons pas réussi. Voilà ! Non ce n'est pas un constat d'échec. C'est bien autre chose. Il nous rappelle ainsi que notre conversion n'est pas achevée, que notre instruction - dans le sens militaire du terme - n'est pas terminée. Nous sommes toujours des conscrits, nous sommes toujours des novices.

Nous avons encore beaucoup à apprendre de l'art spiri­tuel. Et nous avons encore un long chemin à parcourir. Il est bon, il est salutaire pour nous de nous considérer à tout moment comme des novices. C'est un gage de, une garan­tie plutôt, une garantie de succès parce que c'est une at­titude de vérité.

Dieu, en effet, donne sa grâce et sa force à ceux qui ne s'appuient pas sur leur soi-disant valeur, à ceux qui ne prennent pas appui sur leur ancienneté dans la vie mo­nastique. Plus un moine est proche de Dieu, plus il a conscience de ne pouvoir rien par lui-même. Plus il connaît Dieu, mieux il voit et il sent que vivre à la manière de l'Esprit Saint ce n'est pas possible pour l'homme abandonné à ses forces naturelles.

 

Il sait que cet art spirituel qui est le plus sublime de tous, il est sans cesse à reprendre. Il faut toujours le perfectionner, toujours le pousser plus loin. Il y a sans cesse à apprendre. Et il sait déjà, il le pressent, que ce sera ainsi pour toute l'éternité. C'est peut-être un des aspects du bonheur éternel d'avoir toujours faim et d'avoir toujours soif, d'être toujours un jeune, celui qui s'émerveille devant ce que Dieu lui donne, devant ce que Dieu lui propose. Celui qui attend tout, qui sait qu'il a déjà reçu énormément. Mais au regard de ce qu'il espère encore recevoir, il se consi­dère comme le plus pauvre de tous

Donc, mes frères, nous avons à notre disposition des moyens surnaturels mis au point par Dieu lui-même : en pre­mier lieu les sacrements. Et puis tout ce qui entoure les sacrements. Et cela, au sein d'une communauté monastique qui est cellule du Corps Mystique du Christ. Nous avons tout cela et pourtant ne parvenons pas à atteindre la profon­deur de la vie évangélique. Mais attention ! Ce n'est pas, je le répète, un constat d'échec. Cette profondeur, elle est sans fond. Voyez, nous ne l'atteindrons jamais.

Et je le répète, c'est notre joie et c'est notre béa­titude de nous jeter dans cet abîme d'amour qu'est la révé­lation de Dieu. Et là, de toujours y tomber sans jamais toucher le fond. Donc, voilà une chose, je pense, qui est plutôt récon­fortante. Cela ne veut pas dire que ce que nous dit par après le Père Abbé Général n'est pas très vrai. Nous devons constater que nos points aveugles sont plus nombreux qu'on le pensait...

 

Il y a toujours des coins de notre personnalité que nous ne connaissons pas et que nos voisins d'ailleurs, et nos frères connaissent parfaitement. Ils les voient. Mais nous autres nous ne le remarquons pas. Ce sont nos points aveugles. Si nous étions tellement en possession de notre per­sonnalité jusqu'à dans ses moindres recoins, il y aurait tout de même le danger qui a été le piège dans lequel est tombé l'ange de lumière : cet orgueil luciférien qui fait que l'homme est tellement content de lui-même qu'il s'ima­gine ne plus avoir besoin de personne, surtout de Dieu. Et alors comme pour Lucifer, il ne veut plus changer, aucun besoin de changement. Et ça, c'est comme je l'ai ex­pliqué l'autre jour, c'est mortel. C'est fini alors...

Le Père Abbé Général nous conseille d'user d'un moyen qui était très cher aux Pères du Monachisme : Connais-toi toi-même ! Cette fameuse sentence, elle n'est pas propre aux Pè­res du monachisme. Ils l'ont empruntée aux Grecs qui l'avaient gravée sur le fronton d'un temple, à Delphes. Con­nais-toi toi-même ! Et ici, pour nous connaître nous-mêmes, nous avons la communauté. Et la communauté, elle est un milieu psychana­lytique d'une puissance extraordinaire. Tout ce qu'il y a en nous vient a la surface à cause de la communauté.

 

Il est étonnant de voir les jeunes, les novices qui dans le monde sont des petits anges - et ils le savent bien, on le leur dit d'ailleurs !        Et quand ils arrivent dans le monastère, après un certain temps ils commencent à se découvrir une multitude de défauts et de vices qui les étonnent et qui peuvent les porter au découragement. Pourquoi ? Mais parce que la communauté est impitoya­ble. Elle est composée d'hommes qui tous tendent d'atteindre la sainteté. Ils font leur possible. Mais il ne s’agit pas quand je parle de la communauté des hommes qui la composent et qui s'acharneraient sur un nouveau venu pour l'humilier et voir ce qu'il a dans le ventre.

Non, c'est la communauté comme telle. C'est le fait de vivre toujours avec les autres sans pouvoir échapper, sans pouvoir se réfugier dans un coin et alors monter là une petite vie personnelle, un petit nid où l'on peut se re­trouver soi-même tel qu'on s'aime, tel qu'on a été encensé pendant longtemps. On était un petit ange ou un petit dia­ble, mais enfin, c'était tellement sympathique.

Non, la communauté, on ne sait pas y échapper. Et c'est ça qui fait, qui exerce une telle pression sur nous que tou­te la sanie qui est à l'intérieur de notre coeur, nous som­mes obligés de la vomir. Elle nous sort par la bouche, par les narines, par les oreilles, partout...On ne sait pas, on ne sait pas prendre la fuite. C'est à dire que cette réaction de fuite sera tout de même présente parfois. Mais je ne veux pas m'y attarder maintenant. Elle se manifestera dans la tentation de l'acédie qui, entre autre, est une tentative d'échapper à la connaissance qu'on acquiert de soi-même. Mais je vous dis, je ne vais pas m'attarder là-dessus parce que ça nous con­duirait trop loin.

 

Retenons seulement pour cette fois-ci qu'un des plus grand bienfait de la vie cénobitique, c'est qu'elle nous fait prendre conscience de ce que nous sommes. Le connais-toi toi-même, nous devons nous y livrer. Nous ne devons pas tenter d'y échapper. Nous ne devons donc pas fuir la communauté. Et plus nous nous y livrons, et plus alors elle nous révèle a nous-mêmes ce que nous sommes, même sans que la moindre parole soit prononcée, sans que le moin­dre geste contraire soit posé. Rien que d'être dans la com­munauté et de partager sa vie, ça nous fait apprendre qui nous sommes.

 

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        24.10.83

      45. Pas d’introspection morbide.

 

Mes frères,

 

Lorsque le Père Abbé Général nous demande d'apprendre à nous connaître nous-mêmes, il ne nous invite pas, comme il le dit, à nous livrer à une introspection morbide ou à nous abandonner, à nous laisser emporter par des complexes de culpabilité ou d'infériorité. Nous allons découvrir nos points aveugles. Mais nous devons les regarder en toute honnêteté sous la lumière de Dieu et à cette lumière qui est Dieu lui-même, qui balaie les moindres recoins de notre être à la façon d'un phare.

Eh bien, laissons nos regards suivre ce phare et voyons ce qui en nous est déficient, ce qui est aveugle, ces petits points, ces petits traits de caractère qui empêchent de voir les choses telles qu'elles sont et de réagir correctement devant les événements et surtout devant la volonté de Dieu. Mais aussi lorsque nous voyons des points lumineux dans notre être, n'ayons pas peur aussi de les regarder. Car la lumière de Dieu lorsqu'elle se promène en nous, elle n'est jamais dévalorisante, mais toujours réconfor­tante et encourageante.

Si elle nous signale un point qui n'est pas tel qu'il devrait être en nous, ce n'est pas pour triompher de nous, pour nous humilier, pour nous amoindrir. Non, c'est pour nous inviter à une lutte nouvelle qui aura comme effet un dépassement nouveau et une croissance dans la vie divine. C'est tout autre chose que le regard des hommes ! Le regard des hommes, lui, ou la lumière, la soi-disant lumière que les hommes projettent sur nous, attention, elle est plus souvent une lumière de mépris. Elle ne va pas nous encourager...Non, l'homme abandonné à son égoïsme est content de découvrir chez ses congénères - j'emploie ce terme exprès - ­des points faibles pour que grâce à ceux-là, lui puisse do­miner sur les autres.

Le vrai regard qu'un homme puisse poser sur un autre homme, c'est un regard de fils de Dieu. C'est la Lumière qui habite un homme et qui se pose sur un frère, et qui dans ce frère rencontre la Lumière. Il voit aussi les points aveugles, mais il n'en triomphe pas, mais au contraire en­courage le frère. N'oublions jamais - on ne le répétera ja­mais assez - que les frères deviennent le regard que nous posons sur eux.

Voilà, j'en reste ici pour ce soir. Nous verrons demain que nos points aveugles, c'est une réalité bien concrète.

 

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        25.10.83

      46. Nos points aveugles.

 

Mes frères,

 

Le Père Abbé Général nous met en garde contre nos points aveugles qui, dit-il, sont plus nombreux qu'on ne le pense. Il demande que nous apprenions à nous connaître nous-mêmes pour mettre en relief ces points aveugles et nous en dégager. Et pour nous aider, il nous pose une sé­rie de questions.

Mais d'abord, que faut-il entendre par un point aveu­gle ? C'est comme un trou dans notre conscience. Il y a en nous un blocage et nous ne le savons pas. Et ce blocage entraîne un comportement qui est incorrect vis à vis des autres surtout. Il est indispensable d'amener à la surface ces points aveugles pour nous en débarrasser.

J'ai observé un cas hier, par exemple. Un frère s'est lancé dans une petite diatribe contre l'un ou l'autre. Ce n'était pas méchant. Mais enfin ! Or, pendant qu'il par­lait je me disais : il ne se rend même pas compte qu'il fait ce qu'il reproche aux autres. En fait, il traçait son propre portrait.

 

Donc, si nous voulons découvrir nos points aveugles, voyons un peu ce que nous observons chez les autres. Ce sont ces points-là. Donc, ce qui nous déplait chez les autres, ce que nous reprochons aux autres, c'est ce qui nous échappe à nous.       Les autres sont donc comme le miroir dans lequel nous voyons ce qui nous fait défaut. Je vais prendre quelques questions mais je ne m'y ar­rêterai pas parce que ce serait beaucoup trop long.

 

Suis-je intolérant ? Suis-je trop indulgent ?

Intolérant, ça veut dire que je ne supporte pas qu'en com­munauté quelque chose se fasse qui n'entre pas dans mes vues. Je vais donc m'y opposer. Peut-être pas ouvertement, pas en public nécessairement, mais à l'intérieur de moi­-même. J'aurais donc difficile de m'adapter à ce que la com­munauté propose. Je serais intolérant donc surtout vis à vis des autres.

Mais je pourrais très bien être trop in­dulgent. Tout ce qui peut se faire, eh bien c'est toujours bon, c'est toujours bon du moment qu'on me fiche la paix. Il pourrait aussi se faire que je sois intolérant pour les autres mais très indulgent pour moi. Voilà des choses que nous ne remarquons pas lorsqu'elles se trouvent en nous.

 

Est-ce que je cherche toujours des justifications ?

Des justifications à ma conduite, j'en cherche toujours ? C'est le mot toujours qui est im­portant. Vous voyez que déjà dès le début, l'intolérance, l'indulgence excessive, le besoin de se justifier, ça mon­tre qu'on n'est pas bien dans sa peau...

 

Suis-je constamment à la recherche de confort physique ?

La nourriture au réfectoire ? La chambre ou la cellule qui n'est jamais comme elle devrait être ? Le chauffage qui est trop haut ou qui est trop bas ? Et les vêtements qui ne sont jamais à ma taille ? Voyez toutes ces recherches de confort physique ! Et ça peut aller jusqu'à un soin excessif de la santé...Tout cela, c'est des points aveugles !

 

Mon comportement manque-t-il de franchise ?

C'est à dire change-t-il selon les auditoires face auxquels je me trouve. Est-ce que je suis ondoyant ? Ou bien est-ce que je suis franc ? Est-ce que j'ai deux faces ? Je viens de lire, par exemple, dans l'Epître aux Gala­tes il y a quelques minutes : Nous voyons l'Apôtre Pierre qui prend ses repas avec les païens. Puis il arrive des disciples du côté de Jacques le dirigeant de l'Eglise de Jérusalem, des Juifs. Et aussitôt qu'ils sont là, Pierre cesse de manger avec les païens et il mange avec les Juifs. Il simule donc !

Il a un double comportement. Il man­que de franchise. Suivant les personnes devant lesquelles il se trouve, il se comporte différemment. Alors Paul intervient et lui dit : Tu n'as pas le droit de faire cela. Tu n'es plus dans la vérité. Il y avait là chez Pierre un point aveugle. Et Paul, lui, a mis le doigt dessus, il a poussé. Il a fait ça en public. Et l'abcès a été crevé et Pierre est rentré dans la droite ligne.

 

Suis-je un moine à temps partiel ?

Donc, suis-je un moine à mi-temps ou à temps complet ? Est-ce que je suis un moine lorsque je me trouve à l'Office, au réfectoire, au travail ? Mais lorsque je me trouve seul dans ma cellule, eh bien je dépose tout ce qui est moine et je deviens un homme du monde. Je me com­porte comme un homme du monde à temps partiel. Voyez ! Je travaille. Et puis quand j'ai fini de tra­vailler, je redeviens un homme. Je ne suis plus moine. Et lorsque je pars en voyage, est-ce que je suis toujours un moine? Ou bien est-ce que je suis moine dans le monas­tère et que hors du monastère, je ne le suis plus ? Que je me paie toutes sortes de fantaisies quand je suis dehors ? Voyez ! Tout cela, des points aveugles !

Et une dernière question : Suis-je content de moi-même ? L'autosatisfaction !

           

Voilà, mes frères, nous pourrions faire un examen de conscience en reprenant ceci. Etre lucide ! Mais le Père Abbé Général poursuit : Peut-être, dit-­il, un bon ami, donc un ami sur lequel on peut compter, un ami qui n'a pas peur de dire la vérité, un ami qui a aussi du caractère, un ami genre Paul vis à vis de Pierre.

 

Peut-être un bon ami ou un directeur spiri­tuel bien au fait de la vie quotidienne au monas­tère peut-il m'aider à répondre à quelques unes de ces questions étant donné les relations qu’elles ont avec nos points aveugles.

 

Il faut donc avoir le courage de demander l’avis d’un autre sur son comportement. Auparavant, c'était le Chapitre des Coulpes. C'est supprimé. C'était devenu une routine, une formalité qui n'avait plus aucun sens. Mais un Chapitre des Coulpes bien fait, c'était cela. Des frères réunis, un frère s'accusant d'une erreur et les autres, alors, atti­rant l'attention de ce frère sur ses points aveugles pour lui permettre d'en sortir.

C'est presque trop beau pour être vrai ! Pourtant c'est cela le Chapitre des Coulpes et le Chapitre des procla­mations. C'est cela ! Mais alors, on n'a pas seulement un bon ami dans le monastère, on a tous les frères comme d'excellents amis. C'est peut-être ce qui se passe au ciel si là encore nous avons conservé l'un ou l'autre points aveugles. Ou, disons, au Purgatoire...entre eux...comme ça...ils se di­sent. Ou alors, un directeur spirituel bien au fait de la vie quotidienne au monastère.

 

Mais on ne devrait pas oublier, comme je l'ai fait remarquer plus haut, que dans certains cas des facteurs inconscients sont à l'oeuvre et on peut alors avoir besoin de quelqu'un qui ait une for­mation spécialisée.

 

Donc, le Père Abbé Général dit ici que il ne faut pas craindre de faire appel à un psychothérapeute si c'est né­cessaire. Pourquoi ? Parce que il y a des facteurs incons­cients qui peuvent être en jeu, des traumatismes et des complexes liés à la toute première enfance. Et il faut faire sortir cela. La psychanalyse peut-­être ? Mais ce doit être des cas exceptionnels, là où on est en présence de maladies psychiques qu'il faut s'effor­cer de guérir.

 

Et si nous avons compris beaucoup de choses à propos de qui nous sommes, cette connaissance doit être acceptée et, plus important encore, nous de­vons nous accepter nous-mêmes humblement tels que nous sommes, sans découragement mais en nous tour­nant avec foi et amour vers le Père des Cieux. Peut-être est-ce là l'acte fondamental de trans­cendance.

 

Donc, ce que veut dire ici le Père Abbé Général, c'est que si nous avons compris beaucoup de choses à propos de qui nous sommes et de ce que nous sommes, eh bien, cette connaissance de nous-même, elle doit être acceptée. Nous accepter tels que nous sommes, mais c'est le premier acte, me semble-t-il, à poser. Aussi longtemps nous ne savons pas nous accepter tels que nous sommes, sommes entravés sur la route qui nous conduit à Dieu.

Et s'accepter tel qu'on est, est-ce que c'est telle­ment humiliant ? Mais moi je ne le pense pas. Je ne le pen­se pas. C'est un acte de vérité qui est libérateur. Si je m'accepte tel que je suis, donc dans mes limites, avec mes défauts, avec mes lacunes, avec mes péchés aussi, voilà, tel que je suis, tel que Dieu me voit, si je m'accep­te tel quel, dès ce moment je suis déjà en bonne partie li­béré. M'acceptant tel que je suis, je vais aussi accepter les autres tels qu'ils sont. Je vais les voir tel que Dieu les voit. Puisque j'accepte que Dieu me regarde tel que je suis, je vais poser un regard analogue sur mes frères.

Je vais donc sentir mon coeur s'élargir. Je vais les accueillir en moi. Je vais me donner à eux. Et voici le processus de conversion qui s'opère. Et comme dit le Père Abbé Général : C'est peut-être l'acte fondamental de transcendance parce que cette accep­tation de nous-m&mes nous ouvre aux autre, nous fait sortir de nous, nous fait accueillir les autres et puis nous ouvre à Dieu. Car à ce moment-là, je commence à prier vraiment. C'est à dire à appeler au secours, à me tourner vers le Christ qui peut faire de moi ce qu'il veut à condition que je me présente devant lui tel que je suis.

 

Voilà, mes frères, nous allons en rester là pour au­jourd'hui. Dès que possible nous reprendrons la lecture de cette lettre qui maintenant tout de même tire à sa fin.

 

Homélie : 31° Dimanche ordinaire. C.            30.10.83

      Faiblesse de Dieu pour les pécheurs.

 

Mes frères,

 

Chaque fois que Dieu nous adresse la parole, c'est pour nous dire, pour nous rappeler qui il est. Dieu n'a jamais admis, il n'a jamais accepté la blessure qui nous a été infligée au seuil de notre histoire, ce péché qui nous tient éloigné de  ­lui dans l'in­différence ou dans la peur. Alors il cherche a nous apprivoiser afin que nous puissions à nouveau goûter le bonheur de vivre dans sa communion, le bonheur de partager sa vie, sa nature, d'entrer dans la lumière où lui-même existe.

Aujourd'hui il nous dévoile à nouveau une des facet­tes les plus attachantes de son être. Il a un faible pour les pécheurs. Ce sont ses préférés. Le péché, il ne peut le tolérer. Jamais il ne se ré­conciliera avec lui. Mais les pécheurs, il se trouve irré­sistiblement attiré vers eux. Et pourquoi ? Mais tout bonnement parce qu'il est l'amour. Et il pousse cela très loin : il ferme les yeux sur nos péchés. Oui, mes frères !

Cela ne veut pas dire qu'il les ignore, cela ne veut pas dire qu'il fait comme si ça n'existait pas ? Non. Notre péché lui fait mal. Mais il supporte cette souffrance, il s'y expose même, patiemment, avec une patience divine qui l'a conduit, vous le savez, jusqu'à prendre sur lui tous ces péchés, devenir le péché, et en mourir...Vous voyez ! Il ne se détourne pas. Non, mais il ac­cepte. Il prend patience et il travaille dans le secret des coeurs.

 

Le retournement de Zachée est spectaculaire, mais il l'a préparé de longue main. Les hommes, dans leur logique étroite, récriminent, ils ne peuvent comprendre. Ils ne sont pas satisfaits, car pour eux ils doivent être les pré­férés de Dieu puisqu'ils sont des justes. Et les malheureux, ils ne savent même pas que enfoncés dans leur humaine justice, ils sont les plus difficiles des pécheurs.

Mes frères, prenons garde de ne pas devenir des hommes nous qui sommes des fils de Dieu. Ce serait un malheur, car nous cesserions d'être des chrétiens. Saint Benoît, lui, ne s'y est pas trompé. Il enfonce son moine dans les profondeurs de l'humilité. Il l'amène au stade où la conscience d'être pécheur pénètre l'être tout entier. Et on ne peut se tenir devant Dieu que dans une atti­tude d'attente. Oui, on devient patient comme Dieu lui-même est patient.

L'homme pécheur, l'homme qui a pris conscience que vraiment il est un pécheur, il ose alors tout espérer de son Dieu. Oui, c'est cette attitude devant lui que Dieu attend pour libérer dans notre coeur les océans de son amour. La vocation monastique doit nous conduire jusque là. Et c'est à cette heure, à cet instant qu'on retrouve la véritable communion, et avec Dieu, et avec les frères, et avec tous les hommes et que notre coeur lui-même se tourne sans au­cune difficulté - quasi naturellement comme nous dit Saint Benoît - vers les plus faibles, vers ceux qui ne savent pas ce qu'ils sont ou qui commencent à la découvrir. Et l'Eucharistie est le sommet de ce mystère.

Nous permettrons au Christ de nous aimer tels que nous sommes et de nous transfigurer en lumières d'amour afin que nous aussi nous puissions chercher et sauver ce qui était perdu. Lui permettre à lui, d'abord de nous sauver, nous qui sommes les premiers perdus. Et puis à travers nous, de réaliser l'oeuvre pour laquelle il a voulu devenir un hom­me, c'est à dire le salut de tous sans aucune exception.

 

                                                                                                        Amen.

 

Vœux solennels du frère Jean-François.         01.11.83

Exhortation.

 

Mon frère Jean-François,

 

Au terme d'une attente longue et patiente vous voici arrivé à l'heure où vous allez vous donner entièrement et irrévocablement au Christ notre Dieu qui vous appelle à partager son dessein. Il veut vous travailler, vous façonner, opérer en vo­tre être une métamorphose totale afin que vous deveniez avec lui un seul esprit, que ce ne soit plus vous qui vi­viez, mais lui en vous. Et que les hommes lorsqu'ils vous regarderont, reconnaissent dans vos traits son visage à lui. Et c'est là un travail de longue haleine.

Vous vous en doutez et vous le savez. Mais vous allez vous y prêter car tout au fond de votre être une voix vous dit, la sienne, qu'il prépare pour vous, à votre intention, son bon­heur à lui. Et ce bonheur, il vous l'offre comme un diamant aux facettes sans nombre. Il vient d'en faire miroiter quel­ques unes sous vos yeux. Mais aujourd'hui, je voudrais en détacher une, celle qui depuis l'origine a fait l'enchantement de nos Pères dans la vie monastique : Heureux les coeurs purs car ils verront Dieu.

 

Votre labeur dans ce monastère va consister essen­tiellement à vous laisser purifier le coeur par le Christ auquel vous vous livrez. Lui seul peut réaliser ce pro­dige. Votre coeur deviendra d'une transparence, d'une lim­pidité, d'une luminosité parfaite si bien que la lumière de Dieu pourra librement jouer en lui, s'y réfracter, et en rayonner jusqu'aux confins de l'univers. Et de votre coeur purifié ne sortiront plus que bien­veillance, amour, paix, une puissance de création et de rédemption qui sera celle même de Dieu.

Mais pour en arriver là, vous devez y mettre du vôtre. Le Christ attend votre collaboration, une coo­pération sans réticence car vous avez pour lui une confian­ce totale sans aucune réserve. Il attend que vous soyez activement à ses côtés sous la touche délicate de l'Esprit, de son Esprit à Lui.

En d'autres termes vous allez obéir, c'est à dire écouter avec attention et répondre avec empressement, avec diligence. Et pour entendre distinctement le léger murmure de l'Esprit, vous ferez le silence en vous et autour de vous. Car dès maintenant, vous ne vous appartiendrez plus. Vous appartiendrez au Christ, vous appartiendrez à la Tri­nité Sainte et vous appartiendrez à vos frères, pour leur joie à eux tous et pour votre joie à vous.

 

Et le coeur pur, vous l'avez entendu de la bouche mê­me du Christ, jouit d'un privilège étonnant : la vision de Dieu. Mais comment voir Dieu dès cette vie ? Le coeur pur installe son habitation dans la lumière de Dieu. Là, il fixe son lieu de stabilité éternelle. Et dans cette lumière, il devient lumière lui-même. Il devient soleil.

Et à ce moment-là, il commence à percevoir la lumière de Dieu et il entre dans un bonheur qui est déjà une préli­bation de la vie éternelle. Il expérimente l'univers de la résurrection.   Voilà, mon frère, le sommet de la vie monastique ! C'est là que vous êtes attendu.

Et vous allez y marcher en compagnie de frères qui partagent avec vous le même idéal. Avec eux, jour après jour, vous travaillerez de vos mains pour gagner votre pain. Vous chanterez les louanges de votre Créateur, de votre Rédempteur. Vous implorerez sa miséricorde pour les fautes qui vous échapperont encore.

Vous creuserez la Parole de Dieu pour mieux le con­naître, lui qui vous aime et vous appelle. Vous lutterez contre les vices de la chair et des pensées et vous gra­virez la rude échelle de l'humilité. Mais vous savez que à ces hauteurs vous entrerez dans l'immensité de la charité parfaite et que votre coeur di­laté ne pourra plus se retenir de courir …….. ?...........cette lumière qu'il commencera à saisir.

 

Et sur cette route, vous rencontrerez l'immense foule des saints, ceux même que nous fêtons aujourd'hui. Et à leur tête la Vierge Marie, la Mère de Dieu et votre Mère, celle que les Pères de Cîteaux appelaient leur Dame et leur Reine. Vous ne serez donc jamais esseulé. Vous ne serez ja­mais abandonné. Mais entrant dans cette immense caravane qui est déjà entrée pour une bonne part là où vous allez, il vous suffira de vous laisser conduire, presque de vous laisser porter.

Et avec eux tous vous goûterez ce pourquoi vous êtes appelé, c'est à dire la joie de devenir un fils de Dieu, de participer à la nature même de Dieu, de l'aider en lui­-même, de l'aider en vos frères, de l'aider en tous ceux que vous rencontrerez. Et ce que vous espérez sera réalisé.

 

Chapitre : Le vœu de stabilité :                  02.11.83

          dans l’univers de la résurrection.

 

Mes frères,

 

Ce matin, au cours de l'homélie, j'ai fait allusion à la profession solennelle de frère Jean-François. Et je di­sais que l'acte de la profession monastique était une trans­lation dans un au-delà où Dieu lui-même habite. Ce transfert qu'il faut voir comme une assomption, le profès s'offrant à la mainmise de Dieu sur lui, et cette assomption ou translation - comme on veut - est l'équivalent de la mort.

Il est très important de bien comprendre cela pour vi­vre sa vie monastique de façon saine. Nous devons remonter jusqu'à l'origine de la création. Nous voyons Dieu à partir de rien constituer ce que nous admirons maintenant : l'univers qui est si beau qu'on ne se lasse pas de contempler et de découvrir.

Puis, Dieu à un moment de l'histoire, de la durée, de notre durée, Dieu pénètre à l'intérieur de la matière qu'il a lui-même créée, cette matière qui en un point pré­cis de l'univers il a amené au stade de la conscience, de la responsabilité, de la liberté. Il entre dans cette ma­tière. Il devient un homme.

 

Mais son intention est de prendre cette matière qui maintenant est devenue son corps, qui fait partie de son être, qui fait partie de sa personne, de prendre cette ma­tière et de la transférer dans son univers à lui, c'est à dire faire que cette matière participe maintenant à la na­ture divine. Nous avons donc une divinisation de l'univers qui com­mence à partir d'un seul homme, le Christ Jésus. Et puis qui de là s'étend à tous les hommes, et à partir des hom­mes va s'étendre à tout l'univers matériel qui devient alors temple de Dieu, qui devient pour l'éternité langage matériel de ce que Dieu est. La profession solennelle épouse le second mouvement de cette geste divine, c'est à dire le passage de la ma­térialité brute à une matérialité qui va devenir divine.

Vous allez me dire que c'est comme ça pour tous les chrétiens. Au fond, c'est comme ça pour tous les hommes, d'accord, d'accord. Mais dans le monastère, l'homme va vivre cela de façon consciente et sans attendre. Et il va réserver toutes ses énergies à collaborer à cette assomption. C'est pour ça, comme je le disais il y a un instant, il est tellement important de bien le comprendre. Cela nous permet de mieux saisir les détails de notre vie courante, détails qui ont été inspirés par Dieu lui-même à partir d'hommes qu'il a spécialement choisis, qui sont les Pères de la vie monastique.

Il Y a donc dans notre vie un double aspect, un aspect de matérialité, et à l'intérieur de cette matérialité, af­fleurant je dirais de façon presque sensible, il y a un as­pect que j'appellerai de mysticité. C'est à dire, un aspect secret que ne peut pas voir tout le monde mais qu'aperçoivent ceux qui ont reçu de Dieu des yeux pour le voir. Ceux-là sont les appelés à la vie monastique. Celui qui n'y est pas appelé ne le voit pas.

 

Naturellement, ici il ne faut pas imaginer des choses bizarres. Non, nous sommes dans le domaine de la foi. C'est donc une foi qui sera plus éveillée, une foi qui sera plus attentive et qui permettra à l'homme de lire le message de l'Incarnation dans tout l'univers. L'univers dans lequel il se trouve et l'univers qui agit sur lui et devant lequel il réagit. Et alors aussi dans les détails de la vie monasti­que concrète.

C'est pour ça que je disais que cette mort, ou cette assomption, ou cette translation devait se monnayer jour par jour, instant par instant. Et c'est ce qui fera l'objet des voeux monastiques, surtout des trois grands vœux : la sta­bilité, la conversion des moeurs et l'obéissance. Je vais m'y attarder quelque peu aujourd'hui. Je ne sais pas si j'aurai fini, mais alors le reste, ce sera demain.

D'abord la stabilité ! Elle était mystiquement mais réellement - attention, ce n'est pas du symbolisme ? Non, c'est une réalité. C'est la réalité éternelle - C'est l'éternité de notre voeu de sta­bilité. Il est une implantation dans l'univers de la résur­rection. Il y a une double stabilité encore : une stabilitas in loco, une stabilitas in congregatione. Une stabilité dans un lieu et une stabilité dans une communauté.

 

Le lieu dans lequel on se fixe, c'est le palais où Dieu habite. Comme le dit la Tradition depuis l'origine, c'est le domus Dei, c'est la maison de Dieu. Cela veut dire que le Maître de séant, ce n'est pas une quelconque ASBL qui a déposé ses statuts à une telle date. Non, c'est Dieu lui-même. Donc tout ce qui se trouve - je l'ai déjà dit et je ne le répéterai jamais assez - tout ce qui se trouve dans le monastère est propriété de Dieu. Et les hommes qui s'y trouvent sont aussi propriété de Dieu.

Dès qu'on y entre, dès que l'on se donne à Dieu, on ne s'appartient plus. On ne devient pas une chose. On n'est pas objectivé, un objet dont Dieu peut faire ce qu'il veut ? Non, c'est librement qu'on s'est donné à Dieu et on devient la res Dei, la chose de Dieu. Mais une chose intelligente, une chose responsable, ­une chose libre qui va avec Dieu entretenir des rapports de confiance, des rapports d'amour.

Donc un homme qui va dialoguer, un homme qui va écou­ter, un homme qui va répondre, un homme qui va parfois aus­si résister, un homme qui sera tenté, un homme qui va lutter. Mais cet homme, en fait il doit le savoir, il ne s'ap­partient plus. Il appartient à Dieu et il appartient aux autres membres de la communauté. Il y a donc ici un lieu qui sera aux yeux de la foi cet au-delà dans lequel on est transporté. Le monde à venir, le monde de demain, le monde qui vient se matérialise dans un monastère.

 

Il y a donc tout un aspect d'éternité dans le monas­tère. Ce n'est pas une éternité qui surplombe, mais c'est une éternité qui est à l'intérieur, à l'intérieur des bri­ques, à l'intérieur des pierres. C'est l'éternité de la présence de Dieu qui travaille l'univers et qui, encore une fois mais surtout, travaille les hommes qui se trou­vent là. Car il y a insertion dans une communauté.

Et ce n'est pas une communauté n'importe laquelle. C'est une communauté d'hommes qui ont choisi, qui ont ac­cepté d'être transférés dans cet univers et qui donc parti­cipent déjà de façon embryonnaire mais bien réelle à la résurrection. Si cette visée vers la résurrection ne se trouve pas dans le coeur des hommes qui composent cette communauté, mais cette communauté-là, elle est vouée a la corruption. Elle va se dissoudre d'elle-même. Elle va cesser d'être. Elle va se disperser, elle va éclater.

Ce qui tient la communauté ensemble, ce qui la lie, ce qui la constitue, c'est la résurrection qui travaille dans le coeur de chacun. En effet, chaque homme est une cellule du Corps du Christ, du Corps du Christ Christ-Ressuscité. C'est donc cette vigueur, ce dynamisme infini, immense, qu'on ne peut pas mesurer, cette puissance de résurrection qui est dans le Christ qui agit en chacun d'entre nous.

 

Il y a donc dans le voeu de stabilité le propos de rester implanté dans ce monde de la résurrection qui est déjà celui de demain mais à l'état cellulaire, germinal. Il suffit de la laisser grandir pour que un jour il par­vienne à sa pleine stature. Et c'est ce qui arrive. Car la communauté dans laquel­le on est implante, elle ne compte pas seulement des hommes qui charnellement, corporellement vivent au même lieu, mais aussi les hommes qui y on vécu et qui eux déjà sont arrivés à maturité.

Les défunts, comme on les appellent, ce sont des frères qui sont en avance sur nous. Ils sont déjà arri­vés au stade où nous autres nous allons. Donc la congregatio, la communauté, ce n'est pas seu­lement nous, mais ce sont aussi tous ceux qui ont vécu ici et qui sont, eux, bien réellement, mais consciemment trans­figurés à l'intérieur de l'univers de Dieu, ce que nous appellerons le ciel.

Donc, ne limitons pas notre communauté, ni notre lieu à notre petit coin, ici, mais voyons - si nous voulons une image - qu'il y a au dessus comme une sorte d'appel verti­cal qui nous élève, et qui nous conduit, et qui nous met en rapport avec ceux qui nous ont précédé depuis des cen­taines d'années, qui constituent notre communauté et qui font que cette Eglise-là est véritablement l'univers de la résurrection.

 

Voilà ! C'est assez pour ce soir ! Ce n'est peut-être pas tellement facile à comprendre, je n'en sais rien. Di­sons que c'est très difficile à exprimer. A mon sens, c'est plus facile à vivre lorsqu'on ouvre l'oeil de son coeur et l'oreille de la foi.

 

 

Chapitre : La conversion des mœurs :            03.11.83

dans l’univers de la résurrection.

 

Mes frères,

 

Si nous avons choisi de vivre dans cet univers de la résurrection que devient le monastère parce qu'il est une maison de Dieu, et si nous avons choisi de nous lier indissolublement à une communauté qui regroupe des hommes qui ont accepté que la puissance de dynamisme de la résurrec­tion travaille en eux - donc ce sont déjà des ressuscités.

même si ce qu'ils sont n'apparaît pas encore pleinement leur état déjà initialement se manifeste et commence à ap­paraître - le moine qui est donc implanté par son voeu de stabilité dans un tel univers va adopter un comportement nouveau.

            Et ça se fera de soi-même, mais cela devra aussi être aidé. Cela fait l'objet du voeu de conversion des moeurs. Car la métamorphose qui s'opère à l'intérieur du moi­ne, qui va affecter son esprit, mais qui va aussi métamor­phoser sa chair, cette transformation qui le fait passer de l'état d'homme animal à l'état d'homme spirituel, c'est un événement qui est lié à l'état de vie qu'il a choisi en toute liberté. Le voici donc vivant dans une société d'un type nouveau, c'est à dire une société d'homme qui est une commu­nion. C'est la même vie qui passe dans tous ces hommes.

C'est une vie nouvelle. Ce n'est plus une vie uniquement d'ordre biologique. C'est la propre vie de Dieu qui cons­titue - si je puis m'exprimer ainsi - leur âme commune. Ils forment donc tous ensemble un seul corps qui a des traits propres, qui a une façon d'agir propre. Ce n'est plus un agir humain tout en étant encore et ayant encore les caractéristiques de l'agir humain. C'est un agir qui est de par l'intérieur déjà en train d'être un agir divin.

 

Donc, si l'agir devient spirituel, donc s'il est animé par l'Esprit de Dieu et non plus par une âme humaine livrée a elle même, l'être est transformé aussi dans sa source. Il y a une anticipation d'un état qui sera l'état de l'hom­me après la durée. J'avais dit aussi que la vie monastique transplantait le moine dans un ailleurs et un après, un ailleurs qui est cet univers de Dieu, l'univers de la résurrection et un après qui est l'après de notre durée.

La Bible distingue deux sortes de durées. Il y a cette durée ci et puis, comme elle dit, il y a la durée qui vient. Cette durée-ci, c'est notre façon de vivre humaine, sans plus. C'est une durée qui conduit si on l'abandonne à elle­-même, à la corruption...ça se dégrade...c'est l'entropie... ça tourne...ça se corrompt.

Il y a une autre durée qui viendra après mais qui est déjà à l'oeuvre maintenant. C'est à l'intérieur de cette durée que nous implantent notre voeu de stabilité et coopère le voeu de conversion des moeurs. C'est la durée de Dieu lui-même. C'est un nouveau type de durée où tous les événements sont assumés dans une res­ponsabilité nouvelle. On n'est pas emporté par leur flux, mais on les maîtrise et on les dirige. Pourquoi ? Parce que on devient le créateur.

 

Car, si étant transfiguré, transformé, métamorphosé en un fils de Dieu, si ce n'est plus moi qui vit mais si c'est le Verbe de Dieu qui vit en moi, le Verbe de Dieu à travers moi poursuit son travail de création, et à travers moi il dirige cette création. Donc, chacun des hommes qui vit dans l'univers de la résurrection devient créateur au même titre que Dieu, mais de façon subsidiaire naturellement, Dieu opérant en lui.

Voyez donc que notre voeu de conversion signifie une métamorphose profonde de notre être jusqu'à l'endroit même où il existe. Il y a un nouveau principe de vie qui est installé là-bas. Ce principe de vie nouveau, c'est l'Es­prit même de Dieu qui est, disons, le plus agissant en ce domaine. Mais il n'y est jamais seul. Est aussi présent le Verbe de Dieu, et est aussi présent la source de la divini­té qu'est le Père.

Car même si on attribue une action, un agir à une des Personnes divines, les autres sont toujours la avec pour collaborer. Une Personne divine n'est jamais isolée des deux autres. C'est une Koïnônia, une communion parfaite. Et c'est dans une communauté de ce genre qu'entre le moine, que se fige le moine. Une communauté qui est, je le répète, un Corps organique qui a son autonomie propre, qui vit et qui est une cellule du Corps du Christ.

 

Voyez jusqu'où les choses peuvent aller ! Il s’agit donc de bien plus que d'une révolution. C'est une authen­tique mutation. Il y a quelque chose de nouveau qui est là. Et dans ce lieu de la résurrection, on agit selon des normes nouvelles, des normes de ressuscité et non plus des normes de condamné à mort. Mais ce sont des normes d'hommes qui ont déjà franchi le mur de la mort, qui sont de l'autre côté.

Mais vous comprenez que notre voeu de conversion des moeurs qui nous permet de vivre cet état, c'est un voeu qui fonctionne à tout moment. Ce n'est pas à quelques ins­tants de notre vie monastique. Il fait partie de notre être même au même plan que la stabilité. Les deux vont en­semble. On ne peut pas les disjoindre.

Ce comportement nouveau qui se concrétise dans le voeu de conversion des moeurs, il est présent parce que je vis dans un endroit nouveau, parce que je vis dans un lieu qui est univers d'hommes en train d'être divinisés. On ne peut pas les séparer. Je veux dire que ça ne se joue pas. On a les deux ensembles ou bien on n'en a aucun des deux. On ne peut pas les séparer. On ne peut pas établir de divorce.

 

Voyez donc comme l'existence monastique est quelque chose de beau ! Nous n'y pensons pas assez. Nous nous ar­rêtons trop facilement a l'aspect matériel, ou canonique, ou étique, ou moral de notre présence dans un monastère. Il s’agit de bien autre chose que cela, même si ça ne doit pas être exclu parce que nous sommes toujours des êtres de chair et d'os. Mais il y a là en dessous et trans­paraissant déjà, il y a à l'oeuvre une autre vie qui est la vie même de Dieu.

Je vous assure que si nous voyons notre vie monastique sous cet angle qui est l'angle le plus vrai qu'on puisse atteindre, a ce moment-là elle devient tout autre. Il est permis alors d'échapper à cette formidable ten­tation qui est la plus terrible de toute et qui est l'acédie. L'acédie arrive lorsqu'on ne sait plus ce qu'on fait dans le monastère, ni pourquoi on y est. Et cette tentation se soulève, elle vient de l'exté­rieur naturellement.

C'est toujours le démon, ici, qui at­taque parce qu'il veut détruire cet univers de Dieu.  Elle arrive lorsqu'on entre dans une sorte de brouillard et, on ne voit plus. On ne perçoit plus par la foi, et par l'espé­rance et par l'amour - donc par ces facultés divine d'appré­hension et d'intelligence qui sont en nous - on ne perçoit plus qu'on est chez Dieu, et qu'on vit avec Dieu, et que l'on devient soi-même un fils de Dieu.

 

A ce moment-là, on retombe dans un état purement ani­mal et on n'a plus de raison d'être dans un univers de res­suscité. Du moins tout cela se passe, attention, dans la sensibilité, dans l'imagination. C'est ce qu'on appelle la tentation.

Mais voilà, mes frères, il est temps d'aller à l'Office de Complies. Et nous allons prier justement pour que ces démons de la nuit et ces démons du midi ne viennent­  pas  nous assaillir avec trop de violence. Et que si ils sont là, nous puissions leur résister et l'emporter sur eux.

 

Récollection du mois de novembre.                05.11.83

 

Mes frères, [8]

 

Nous venons d'entendre une page magnifique de Saint Jean de la Croix où il décrit avec une grande vérité l'in­timité des rapports entre l'âme et son époux, le Verbe de Dieu. Rappelons-nous que l'idéal proposé au moine par Saint Bernard est de devenir une sponsa Verbi, une épouse du Verbe. Et cette rencontre se fait dans une immense solitu­de, celle du dépouillement total.

Or nous-mêmes, nous avons rencontré ces jours derniers et nous trouverons encore dans les jours à venir un événe­ment de nature exceptionnelle et d'une grande beauté : la célébration de deux professions solennelles. Ces événements nous atteignent à la racine de notre vie et ils nous posent une question, celle-là même que Saint Benoît ne cesse de nous adresser : Mais qu'es-tu donc venu faire dans ce monastère ? Et, qu'est-ce qu'un monastère ? Et toi, qui es-tu ?

Nous avons reconnu qu'une profession solennelle était un transfert dans le lieu de Dieu. Et dans ce lieu, le moi­ne fixe sa stabilité et y acquiert des moeurs nouvelles. Mais aussi, à cet endroit où Dieu habite - dont vous voyez déjà cette solitude - Dieu y vit dans la communion de ses trois Personnes. Et il nous y invite.

 

Nous devons avoir le courage de tout abandonner pour entrer dans une véritable solitude que nous ne pouvons pas imaginer. Notre nature humaine est beaucoup trop courte et est beaucoup trop faible. C'est la propre solitude de Dieu. Et en ce Dieu, nous nous perdons en nous perdant dans sa volonté. Et c'est là l'objet du voeu d'obéissance qui est disparition du moine dans la lumière de Dieu.

Voyez ! Nous rencontrons chaque fois cette intuition et cette expérience de Saint Jean de la Croix qui ne lui est pas personnelle naturellement. D'autres l'ont fait avant lui, d'autres le feront aujourd'hui. Mais il en a si bien parlé. Et dans ce lieu de Dieu où le moine est implanté, où il vit selon un comportement nouveau, où il se perd dans la lumière de Dieu, là en ce lieu s'opère une fusion entre le moine et le projet de Dieu sur la personne du moine et sur le cosmos.

Cette disparition du moine dans la lumière enlève de lui toute forme d'opacité. Si bien qu'il devient lui-même apparition de lumière : la lumière qui est Dieu, qui est vie de Dieu et qui est vie éternelle. Et cette lumière, il peut la boire, s'en nourrir, et elle devient en lui source jaillissante mais qui se répand quasiment à l'infini puisque cette lumière est la propre vie de Dieu.

 

Si bien que l'obéissance est toute à la fois et la condition et le fruit d'une vie monastique pleine et heu­reuse. Ne la regardons jamais comme une démission de la personne. Au contraire, elle est suprême noblesse car elle fait participer à l'être même de Dieu. Il n'est pas possi­ble de concevoir quelque chose au-delà.

Mais cette vie dans le Royaume de Dieu - Royaume de Dieu qui n'est point différent, encore une fois, de cette communion entre les trois Personnes divines - cette vie nouvelle exige une vigilance extrême car la chair piégée par le démon est habitée par des instincts anti-spirituels féroces. Si bien qu'il faut toujours choisir : ou bien la chair ou bien l'Esprit ; ou bien mon ego ou bien la volonté de Dieu. Et il faut toujours se tenir sur ses gardes afin de ne pas glisser, ni de se détourner.

Et il y a quelque chose, ici, dont nous devons prendre notre parti. Il restera et il y aura toujours sur notre coeur une contamination et un embuement. Et la vue de ces souillures aussi petites qu'elles soient, ou de cette buée qui ternit le cristal du coeur, c'est cela qui constitue le 12° degré d'humilité de Saint Benoît.

 

Et nous comprenons que ce 12° degré que certains n'osent même pas aborder, n'osent pas enseigner, n'osent mê­me pas en parler, mais c'est que ce 12° degré explique jus­tement toute la vie monastique dans ce qu'elle a de plus passionnant mais aussi de plus inquiétant...ce qu'il y a en elle de plus beau, mais ce qu'il y a aussi en elle de plus dangereux : cette lutte entre la chair et l'esprit, cette lutte contre les vices de la chair et des pensées.

Car la lutte va prendre l'aspect, le caractère d'une mortification. C'est à dire comme le terme l'exprime : une mise à mort en règle des sens extérieurs et intérieurs. Ils ne sont pas gênés dans leur exercice, mais ils sont libérés de tout ce qui les entrave. Mais pour nous ? Pour nous psychologiquement cela prend les apparences d'une véritable mort. C'est-à-dire que notre partie égoïste meurt.

Et pourquoi une mort? Mais parce que chaque fois que ainsi nous pratiquons cette mortification nous suscitons en nous une reviviscence de l'acte de notre profession qui est assimilé à une véritable mort puisqu'il nous transfère dans un au-delà qui est l'univers de Dieu.

Or, on ne peut voir Dieu sans mourir. On ne peut aller chez Dieu, on ne peut pas goûter la petite résurrection sans avoir d'abord enregistré en soi des affres de la mort.

 

Il n'est pas possible pour le moine d'être un moine à temps partiel. On l'est à tout moment, exactement comme on respire. Et le péché, c'est un arrêt de la respiration, de cet­te respiration. Et si cet arrêt se prolonge, il devient fu­neste et il pourrait être fatal. Il faut donc être vrai à tout moment dans ses pensées, dans ses gestes, dans ses paroles qui doivent être conforme aux normes, aux règles et à la vérité du Royaume de Dieu. Un moine est un fils de la résurrection.

Et nous rencontrons encore l'expérience de Saint Jean de la Croix. Tout cela nous introduit dans une solitude sans borne. Et nous voyons l'importance de notre clôture et de notre désert mais aussi du désert que nous formons autour de notre coeur. Donc, je veux dire : du silence. J'irais presque dire que tout bavardage est criminel parce qu'il boute hors du Royaume de Dieu un homme qui y est introduit.

Mes frères, il est impossible pour un moine de ne pas être un pécheur. Nous l'avons vu, le 12° degré d'humilité installe le moine dans son état de pécheur. Mais ce n'est pas pour cela que le moine doit se décourager. Au contraire, il sait que le Christ, son Dieu, est venu non pas pour récompenser des justes, mais pour appe­ler des hommes pécheurs. Et, à partir de leur état de pé­ché, les transformer et les transfigurer. La seule chose que le Christ attend de nous, c'est que nous consentions à nous laisser prendre par lui et emporter là où il habite dans son Royaume... qu'il puisse s'unir à nous, devenir époux, et que nous puissions devenir sponsa, épouse.

 

Ainsi notre vocation est accomplie. Le moine est un pauvre, mais un pauvre qui espère tout. N'ayant rien, ne possédant rien, et n'étant rien du tout, il a le courage de tout espérer. Et vous savez que ce que on espère de Dieu, toujours on l'obtient....

 

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        07.11.83

47. Le rôle de l’Abbé.

 

Mes frères,

 

Le Père Abbé Général s'achemine à petits pas vers la conclusion de sa lettre. Il nous parle ce soir de celui qui est le principal responsable de l'assimilation des valeurs monastiques par les frères, à savoir l'Abbé. Et il nous dit :

 

Jusqu'à présent, j'ai parlé de la com­munauté sans parler des supérieurs, mais bien sûr leur rôle est fondamental. Les recherches récentes ont montré qu'une structure de type autoritaire tend à produire la soumission et l'identification, mais elles ont montré en même temps qu'une structure trop permissive est aussi nuisible parce qu'elle n'offre pas de modèle ou de support suffisamment consistant pour montrer comment vivre les valeurs intériorisées.

La meilleure forme de structure serait celle où le supérieur et les autres moines chargés de la formation, formation initiale ou formation permanente, présentent les valeurs monas­tiques de façon claire dans leur enseignement et dans leur vie et organisent la vie de communauté selon ces valeurs, mais où en même temps on in­siste sur la responsabilité individuelle et sur la nécessité de consentir en toute liberté à ce travail d'intériorisation des valeurs.

 

Voyez ! Ce n'est pas une petite chose. Mais il insis­te d'abord sur le rôle fondamental de l'Abbé. Car, qu'est-­ce qu'un Abbé dans une communauté monastique ? Il est à la fois l'oreille de la communauté qui écoute la voix de l'Esprit et il est la bouche de Dieu qui fait part aux frères des intentions divines.

Il y a chez lui une conjonction entre la communauté et Dieu, et ça à l'intérieur de sa personne. C'est une es­pèce de dérivé de l'union hypostatique. Mais attention ! Il faut bien comprendre ce que je veux dire. Dans la Personne du Christ sont unifiés et Dieu Créa­teur et la matière, l'univers créé, mais ça au sein d'une même Personne. L'Abbé qui tient la place du Christ dans la communauté participe à cette fonction, à cette mission.

Car en lui aussi s'unissent - mais mystiquement alors, non pas en réalité comme dans le Christ - et une présence spi­rituelle de Dieu et une présence aussi spirituelle de la communauté. Il est tout à la fois, l'Abbé, celui qui écoute Dieu et celui qui fait part de ce que Dieu lui dit. Mais ce qui en lui écoute Dieu, c'est la communauté qui est comme ra­massée, synthétisée en sa personne. Chacun des frères vit dans l'Abbé. Et la communauté comme telle aussi, sinon ce n'est pas un Abbé. Il ne mérite pas son nom. Il ne tient pas réellement la place du Christ.

Or, toute la vie du monastère est construite sur cette vue de foi que l'Abbé tient la place du Christ dans le mo­nastère, donc qu'il participe à la mission et au charisme qui était celui du Christ. Et ce n'est pas une petite chose. C'est très, très dur. On comprend que l'Abbé ne vit pas pour soi. Il vit pour Dieu et il vit pour les frères. Et il réussit sa vie dans la mesure où il la perd.

 

La Parole du Christ s'accomplit pour lui. Il se perd en Dieu et il se perd dans les frères. Il laisse en lui toute la place pour Dieu et toute la place pour les frères. Il n'a plus, comme on dit, un endroit où reposer la tête. Pour cela il doit être très humble, avoir une conscien­ce aigue de ses limites. Il sera donc un homme prudent. Il aura aussi en lui une disposition qui le porte a accepter les faiblesses de ses frères. Il sera indulgent et il sera patient. Ce sont deux aspects pratiques de l'humilité.

En plus, c'est un homme qui doit pouvoir pâtir, qui doit pouvoir souffrir, et de la part de Dieu, et de la part des frères. Toutes les misères de ses frères, toutes les souffrances de ses frères, elles doivent retentir dans son coeur. Et il doit les porter. C'est donc un homme compatissant, miséricordieux, tou­tes qualités qui sont essentielles chez Dieu et qu'on doit retrouver chez l'Abbé. Ce ne peut pas être un homme dur.

Voilà ! Nous comprenons un peu mieux son rôle. Et c'est pour ça, dit le père Abbé Général, que ce rôle est fondamental. Mais il doit tout de même exercer l'autorité ? Mais si l'Abbé est tel que je viens de l'esquisser sous vos yeux, son autorité sera en fait un service pour la croissance spirituelle des frères, pour le développe­ment de la vie divine en chacun des frères. Il est au ser­vice. C'est ça la véritable autorité !

 

Autorité vient d'une racine latine qui signifie aug­menter, développer, accroître. Augmentation est soeur d'au­torité. Ils sont tous deux de la même racine. Mais pour donner la vie, pour la faire grandir, il faut soi-même avoir assez de lucidité pour mourir. Si le grain ne meurt pas lorsqu'il est en terre, il reste seul. S'il veut donner la vie, multiplier, eh bien il doit mourir. L'autorité sera donc cela. Essentiellement elle est cela, la véritable autorité.

Elle ne sera donc pas, ce ne sera donc pas de l'autoritarisme. Le Père Abbé Général dit : de type autoritaire, ça produit la soumission et l'identi­fication. C'est vrai ! La soumission à l'autoritarisme, on se tient tranquille. On est soumis pour ne pas avoir d'ennuis, pour ne pas avoir de misères. On est encore plus tranquille quand on ne dit rien. On fait, et puis c'est tout. N'essayez pas de comprendre ! Vous n'avez qu'à obéir ! L'autoritarisme !

Alors, l'autoritarisme, ça va engendrer la soumission. Et ça, il faut bien le comprendre. Chez les esprits, chez les hommes disons les plus démunis, ce sera la démission. Et chez les autres, ce sera l'hypocrisie. Comme ce qui s'est passé en Espagne au moment de la reconquête. Donc au 15° siècle, lorsque les Espagnols ont reconquis leur pays qui avait été asservi par l'Islam, eh bien, il n'y avait que deux solutions pour les musulmans. Ou bien le baptême, ou bien, le poteau d'exécution n'exis­tant pas encore, c'était le sabre, la tête coupée. Alors ils se sont faits baptiser en masse. On les bap­tisait à coup de goupillon tellement il y en avait. Oui, mais c'était tout ! Vous comprenez bien, ils étaient bapti­sés mais ils ne changeaient rien à leur vie. C'étaient tou­jours de bons musulmans. Voilà, c'était de façade ! C'est cela l'hypocrisie, ce que produit l'autoritarisme. Et dans les communautés, c'est la même chose, les hom­mes sont les mêmes partout !

 

Mais si c'est une structure trop permissive, alors ça ne vaut guère mieux, car ça n'offre aucun modèle, ni aucun support pour montrer comment vivre les valeurs intériorisées. Et c'est ce que les hommes ont besoin de voir. C'est nécessaire chez eux. Ils ont besoin de voir. Le cérébralis­me pur, le raisonnement pur, tout ça c'est très beau pour certains esprits d'un type un peu spécial. Et c'est très rare si ça existe. Mais surtout ils doivent le voir. Ils doivent justement sentir ce qu'ils doivent faire et ce qu'ils ne doivent pas faire.

Et si c'est trop permissif, si c'est toujours bon, si on dit toujours : c'est bien comme ça, si c'est toujours oui, oui, c'est bien, alors à ce moment-là on perd conscience. On perd consistance, on ne sait plus ce qu'on doit faire. Et c'est la déliquescence, la déliquescence chez les personnes et la déliquescence dans une communauté.

On m'a encore cité dernièrement comme ça le cas d'une communauté où l'Abbé est de ce type. Il ne dit jamais rien. C'est toujours bien. C'est toujours oui. On ne l'entend pas. On ne le voit pas. Personne ne le voit, on ne sait pas où il est. Il est pourtant dans le monastère. Mais il passe tou­te sa journée à lire un livre, et puis un autre livre. Et pour le reste, on peut faire ce qu'on veut. Mais il est à tous les Offices naturellement aussi. C'est un très brave homme. Il parait que c'est une pâte d'homme. Voilà une structure permissive !

 

Et sa communauté alors ? Mais elle fond comme une crè­me glace au soleil. Voyez, ça se laisse aller. Ils ne savent plus ce qu'ils doivent faire ni ce qu'ils ne doivent pas faire. Voilà, c'est de la déliquescence ! Maintenant, ce type d'autorité, vous savez, surtout genre autoritarisme, c'est le propre des homme qui souf­frent d'un complexe d'infériorité. Ils ont peur. Ils ne sont pas sûrs devant les autres. Ils ne savent pas se te­nir. Alors pour être certains d'être le plus fort, ils vont être autoritaires.

Et ça, c'est un réflexe qu'on trouve déjà à l'armée. C'est déjà ainsi. Il y en a qui ne savent pas se faire obéir si ce n'est en hurlant. Tandis qu'il y en a qui sa­vent tout obtenir avec un sourire. C'est ça ! Mais on trouve ça dans les monastères, attention ! Alors le père Abbé Général donne un conseil :

 

La meilleure forme de structure se­rait celle où le supérieur et les autres moines chargés de la formation, formation initiale ou formation permanente, présentent les valeurs monastiques de façon claire dans leur enseigne­ment et dans leur vie...

 

Oui, ici il se réfère implicitement à ce que Saint Benoît dit à propos de l'Abbé, qu'il doit : praeesse du­plici doctrina, 2,30. Il doit être à la tête, le premier, par une double doctrine, factis et verbis, par ce qu'il fait et puis par ce qu'il dit. C'est à dire que son enseignement doit être la tra­duction orale d'un enseignement pratique de sa vie publique mais aussi de sa vie privée. Si l'Abbe est seulement moine lorsqu'il est en public, lorsqu'on le voit et qu'une fois qu'il est en privé il est moine à 50%, ou à 25%, ou à 5%. Alors il est certain que son enseignement s'en ressentira.

Car, il ne faut pas prendre les frères pour des imbé­ciles. Ils ne sont pas plus bêtes que ça. Il y a dans cha­que frère un instinct, une intuition qui leur fait sentir, qui leur fait dire : celui-là, ce qu'il dit, il le vit en­tièrement, ou bien il le vit à moitié, ou bien il le vit quand il est en public, mais dans sa vie privée il est tout autre que dans sa vie publique. Alors ça, c'est grave ! Donc, Saint Benoît dit qu'il faut qu'il y ait coïncidence entre enseignement oral et enseignement par la vie.

Et ça va très, très, très loin chez l'Abbé, ça doit être un homme qui doit être vrai dans le fond de son être à tous les moments de sa vie jusque dans ses pensées ; et ça engage très, très loin. Vous voyez que ce n'est pas telle­ment intéressant d'être un véritable Abbé !

 

Alors, la vie monastique doit être organisée pour fa­voriser l'intériorisation de ces valeurs. Et ça non plus, ce n'est pas facile d'organiser cette vie parce que ce n'est pas quelque chose de statique. Car la vie est évolution permanente. C'est jamais fi­ni de changer. J'ai parlé du changement il y a un petit temps, de la peur du changement qui est sclérose et qui est mort. C'est mortel ! Mais ce ne doit pas être des chan­gements fantaisistes. Non !

C'est épouser le rythme de la vie d'une communauté. Certains vieillissent - tout le monde vieillit d'ailleurs dans une communauté - mais enfin, il y a des jeunes qui arrivent, qui apportent une vision nouvelle du monde, une vision nouvelle de la vie monastique. Ils doivent entrer dans une Tradition. Cette Tradition doit être accueillante. Ils interpellent les anciens qui doivent évoluer. Il  y a toutes sortes d'éléments qui jouent. Mais c'est ça la vie !

Mais cette vie doit être organisée toujours de façon à ce que les valeurs monastiques authentiques soient inté­riorisées et vécues. Et ça, c'est pas facile ! Il faut ici la collaboration de tout le monde. C'est pas seulement l'Abbé et ceux qui sont chargés de la forma­tion, mais aussi les frères. C'est tous, on se forme mutu­ellement les uns les autres.

 

Et alors, il faut grâce à cela stimuler, comme il dit, la responsabilité individuelle et consentir en toute liber­té à ce travail d'intériorisation des valeurs. Cela veut dire qu'il faut se prendre en charge soi-même et répondre de soi devant Dieu et devant les hommes. Il ne faut pas se cacher derrière le paravent du su­périeur ou bien du voisin, ou de n'importe quoi. Il faut savoir prendre ses responsabilités devant tout le monde.

Et ainsi, on devient des hommes complets, c'est à di­re des hommes vraiment spirituels animés par l'Esprit de Dieu, et aussi des hommes tout court qui savent être devant les autres parce qu'ils ont en même temps conscience d'être fils de Dieu et d'être fils d'homme.

Donc voilà, mes frères, tout ce que l'Abbé Général nous dit à propos de l'Abbé. Mais attention! Encore une fois, une communauté, ce n'est pas l'Abbé tout seul, il y a aussi les frères. Il doit y avoir une symbiose parfaite entre les deux. Et ainsi l'organisme, le corps de la com­munauté peut croître et chacun peut s'y épanouir et s'y retrouver dans le meilleur de soi.

 

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        08.11.83

48. Retourner aux sources.

 

­Mes frères,

 

Le but est en vue et le Père Abbé Général s'engage dans la dernière ligne droite. Il nous dit :

Et ceci me conduit à la dernière section de cette lettre. Vous pouvez penser qu'elle a été trop technique ou trop psychologique et pas très monastique. C'est possible. Mais quand vous l'aurez examinée, vous constaterez que tout ce dont j'ai parlé et tout ce que je vous demande, c'est une conversion. Et la con­version est la valeur chrétienne fondamentale, la valeur monastique fondamentale : repens-toi et crois à la Bonne Nouvelle. L'appel de Vati­can II à un renouveau n'est pas différent : rejeter formalisme et routine, retourner aux sources.

 

Retourner aux sources, c'est ce qu'on a fait dans le bâtiment du noviciat. On a fait tomber tout le superflu qu'on avait ajouté au cours des siècles de façon a faire apparaître les locaux dans leur conception d'origine et ainsi les rendre à leur vérité fonctionnelle. Ce qui se fait dans ce coin de notre bâtiment devrait pour bien faire se réaliser partout pour tous les locaux. Les remettre dans l'état où ils étaient lorsqu'on les a construits.

Et puis il y a aussi un retour aux sources au plan de l'Office, du chant choral. Un retour aux sources adapté aux demandes d'aujourd'hui : comment concilier par exemple pour l'Office, l'usage de la langue vernaculaire avec la Tradi­tion cistercienne primitive.

Et puis alors le retour aux sources au plan de l'Ordre. C'est le formidable travail de la mise à jour des Constitu­tions. On voudrait, dans ces Constitutions, présenter l'idéal cistercien dans sa pureté. Et puis, créer un environ­nement permettant de réaliser cet idéal. On est à la rédac­tion d'un troisième projet. Est-ce que ce sera le bon ? On n'en sait encore rien...

 

En tout cas il y a là un effort persévérant. Le Procu­reur Général m'a dit qu'il y travaillait depuis 12 ans, lui. Donc, là-bas à Rome, le Conseil Permanent, etc, voilà 12 ans qu'ils y travaillent...Il y a là un effort généralisé de re­tourner aux sources et qui a été mis en branle par Vatican 2.

Cela demande un gros investissement, non seulement fi­nancier lorsqu'il s’agit d'aménager des bâtiments, de réamé­nager des bâtiments, mais aussi un investissement psycholo­gique et spirituel. Il faut du courage pour poursuivre dans cette recherche parce que ça peut paraître utopique et im­possible. Et pourtant non...

Le retour aux sources exige le dépouillement, un dé­pouillement qui est renoncement. Il y a certaines choses qu'il faut abandonner, même si on y est attaché, même si elles nous sont chères, même si il nous semble qu'elles sont nécessaire pour nous. Il y a de ces nécessités qui sont artificielles. Renoncer !

 

Et aussi, il faut retrouver une forme de pauvreté. Cette nuditas facultatum, une nudité qui est un désencom­brement. Nous devons redevenir légers sous le souffle de l'Esprit, et plastique sous la main de Dieu. Et pour ça, il faut être tout nu. C'est ça la nuditas facultatum ! Si nous voulons être raisonnables, nous devons recon­naître que il nous faut bien peu de chose pour vivre cor­rectement un idéal monastique. On accumule...on accumule avec les années et avec les siècles. Et une génération après l'autre ajoute...mais on ne fait jamais de nettoyage pour éliminer ce qui est suranné, ce qui est dépassé.

Et c'est le travail qui a été demandé par Vatican II. Et parfois, ça nous donne une sensation d'arrachement, ça fait un peu mal...Mais non, il faut se prêter à l'opéra­tion. Et c'est cela que le Père Abbé Général demande. Un retour aux sources, ce sera donc un réalignement sur le projet de Dieu, le projet de Dieu qui a suscité la réforme Cistercienne et qui nous appelle à nous conformer au modèle cistercien primitif.

Il y aura donc un effort d'étude de la spiritualité cistercienne, primitive toujours, donc des tous premiers. Ce sont ceux-la qui avaient le charisme de la nouveauté. Ce ne sont pas ceux qui sont venus 100 ans après. Non, ce sont les premiers. La première génération, qu'ont-ils vou­lu ? Et c'est cela encore que nous devons faire chacun pour notre compte. Parce que ce retour aux sources n'inté­resse pas seulement l'Eglise, l'Ordre, la Communauté, mais chacun d'entre nous.

 

Et c'est la question, toujours, j'y faisais allusion hier : Qu'est-ce que tu es venu faire dans ce monastère-ci ? Quoi ? Quoi ? Et quand tu seras mort, quand tu seras mort est-ce qu'on aura difficile de liquider tout le bazar que tu au­ras ramassé ? Ou est-ce qu'on ne trouvera rien ? On sera bien tranquille alors. On pourra dire : Oui, voilà, il est vraiment revenu à sa source, celui-là. Nu il était sorti de la terre, et bien, nu il y est retourné. Jusque là doit aller le retour aux sources !

Voyez ! C'est pas facile ! C'est pas simple ! C'est très beau dans un discours, mais lorsqu'il faut le faire, c'est une autre paire de manches. Il y a donc, dans un retour aux sources, une exigence d'un sincère retour sur soi qui est une conversion. Se de­mander : Où en suis-je ? Et une conversion ça veut dire, comme l'Abbé Général le rappelle ici : repens-toi ! C'est donc une repentance. Et n'oublions pas que la repentance est une attitude première de la vie monastique. On peut très bien n'avoir jamais rien fait de mal - c'est souvent le cas - mais la repentance est tout de même exi­gée. Qu'est-ce donc que cette repentance ?

Eh bien, c'est faire table rase de tout le passé. Que le passé soit mauvais, que le passé soit immaculé, ça n'a pas d'importance. Je commence maintenant. La repentance, c'est se dire : je viens au monde aujourd'hui. Et toute ma vie antérieure ? Je ne la renie pas, loin de là ! Mais je prends un tournant et je pars dans une di­rection nouvelle qui m'est indiquée. Et je crois à la Bonne Nouvelle, cette Bonne Nouvelle qui est celle du Royaume de Dieu, qui est celle de la rencontre de Dieu, de la partici­pation à la nature de Dieu, de la transfiguration de tout notre être, de toute notre personne.

 

Voilà la conversion ! C'est osé croire cela et, com­me les Apôtres, tout abandonner et partir. Or cet abandon de tout, il doit être repris chaque jour. Et c'est cela le retour aux sources ! C'est un retour aux sources qu'il faut recommencer chaque matin car chaque matin est un jour nouveau, et cha­que matin est le premier jour. Voyons un peu ces hymnes que nous chantons au cours de l'Office de nuit, de Laudes, des Vêpres. On peut en prendre à tous les moments de la journée, elles font tou­jours allusion implicitement ou explicitement à la nouveau­té d'un commencement qui est absolu.

C'est cela participer à l'oeuvre de la création ! Création du cosmos, mais aussi création de chaque personne et création de mon être dans son spirituel éternel. Voilà le retour aux sources de tous les jours ! Pas une fois dans sa vie, mais chaque jour. Et nous avons la encore un des aspects de notre voeu de conversion des moeurs. Je m'engage a cela le jour de ma profession. C'est donc ranimer la fraîcheur de notre foi, cette foi qui est ouverture, qui est confiance, qui est don de soi, qui est accueil. Rafraîchir cela tous les jours.

Pourquoi ? Mais parce que ça va se ternir, ça va s'em­buer, il y aura de la poussière. Et bien, il faut nettoyer cela tous les jours. Encore une forme de retour aux sources, croire à la Bonne Nouvelle, croire...

Et cette conversion, elle ne laisse rien hors de son champ. Elle bouleverse les profondeurs psychologiques au­tant que les profondeurs spirituelles. C'est pourquoi la lettre du Père Abbé Général, quoiqu'on puisse en penser, elle n'est pas trop psychologique. Vouloir dissocier le spirituel du psychologique, mais c'est une entreprise impossible. Car le véritable spirituel est toujours incarné depuis que le Verbe de Dieu s'est fait homme. Un spirituel pur, ça n'existe pas. Cela n'existe que dans un esprit tordu, un esprit non chrétien.

Hier, on m'a montré, passé un livre très savant sur la méditation transcendantale. Je ne vais pas passer mon temps à lire ça. Mais le peu que j'ai vu à distance montre que c'est un effort de désincarnation. Essayer de trouver du spirituel à l'état pur, la quintessence du spirituel en dehors de toute matière et de toute chair. Vous voyez ! Méditation transcendantale...non, ce n'est pas chrétien, c'est du païen pur. Donc, ne reprochons pas à l'Abbé Général d'avoir été ni trop psychologue, ni trop technique.

Car une conversion, si elle n'est pas concrétisée dans des gestes solides, elle est vaporeuse. Elle va s'évanouir comme une buée. Non, il faut que ce soit solide et que ce soit concret, et que ce soit sérieux. Il faut donc une rigueur dans notre conversion, une rigueur dans les mots pour la dire et dans les conseils à donner pour la réaliser. Voilà, mes frères, c'est assez pour ce soir. Nous ap­prochons cette fois à pas de géants de la fin. Mais il y a encore des choses très belles que nous verrons mais sans trop nous presser.

 

Chapitre : Lettre du Père Abbé général.         17.11.83

49. Le cœur pur.

 

Mes frères,

 

La semaine dernière le Père Abbé Général nous disait pour terminer que sa lettre était une broderie sur une idée force qui n'est autre que l'exigence imposée par le Concile Vatican II, à savoir : un retour aux sources. Retrouver la clarté, la vigueur, la vitalité des origines. Et cela, pour ce qui concerne notre vie monastique. Aujourd'hui il nous dit qu'il aurait pu présenter les choses autrement :

 

Toutes ces choses auraient pu être dites dans un contexte entièrement autre et on aurait pu insis­ter comme Cassien le fait sur le but de la vie monastique qui est la pureté du coeur. Le proces­sus entier d'intériorisation de ces valeurs monas­tiques est précisément de croître dans la pureté du coeur.

Nous pouvons pratiquer l'obéissance parce que nous voulons nous unir au sacrifice rédempteur du Christ ou parce que nous aimons notre Supérieur. Nous pouvons pratiquer notre Lectio parce que nous voulons connaître le Christ ou parce que nous cherchons un savoir par lequel nous voulons impressionner les autres. Souvent ce n'est pas ce que nous faisons qui compte mais pourquoi nous le faisons et comment nous le faisons.

Connaître cela, c'est connaître notre coeur. Nous ne pouvons pas voir directement dans notre coeur, mais indirectement nous pouvons connaître beaucoup de choses sur lui. Il est vrai que nos motivations sont souvent mêlés et nos coeurs divisés. La cho­se importante est que le motif premier et prédo­minant soit pur.

Mais cette pureté peut devenir de plus en plus affinée, de plus en plus tournée vers Dieu et moins tournée vers nous-mêmes. Il est certain que les degrés d'humilité décrits par Saint Benoît ou les degrés d'amour donnés par Saint Bernard sont différents moyens de nous montrer comment grandir, comment croître dans la pureté de notre coeur, comment intérioriser les valeurs monastiques.

 

Le but de la vie monastique est double, si je puis m'exprimer ainsi. Il y a un but éloigné et il y a un but pro­che. Le but éloigné, c'est l'union à Dieu dans la Personne du Christ. C'est de ne plus avoir avec le Christ qu'une seule et même respiration, cette respiration étant l'amour, donc une participation à la Personne de l'Esprit Saint.

A ce moment se réalise la Parole énoncée par l'Esprit lui-même au début de l'histoire de l'humanité : Ils seront deux dans une seule chair. Mais il s’agit ici de chair puri­fiée, de chair devenue transparente, lumineuse. Si bien que on peut l'exprimer autrement : Ils seront deux dans une seule Lumière. Voilà le but ultime de la vie monastique !

C'est déjà une anticipation de la vie éternelle. C'est l'entrée et l'installation définitive dans l'univers de la résurrection. Et qu'apportera la mort ? Disons l'au-delà de la mort ? Une plus grande précision peut-être, une meilleure expé­rience...mais l'essentiel est déjà acquis dès maintenant. Donc, ça c'est le but ultime !

 

Mais le but proche, le proche qui permet d'accéder à cette union sponsale au Christ ? Eh bien, c'est la pureté du coeur. C'est un coeur - je l'ai déjà expliqué tant de fois ! Mais il n'est jamais inopportun de le répéter - c'est un coeur dans lequel l'amour règne en souverain. Il n'y a plus que de l'amour. Donc, toute trace de malice a disparu. Qu'on presse ce coeur, qu'on le pique, qu'on le blesse, qu'on l'ouvre, qu'on en fasse l'autopsie, on ne trouvera que de l'amour. Ce coeur est devenu une eau spirituelle, un parfum spi­rituel, un soleil spirituel. Voyez ! Une eau qui nettoie, un parfum qui embaume et un soleil qui réchauffe non seule­ment le moine lui-même mais aussi les autres. C'est donc un coeur devenu source de vie éternelle.

Mais attention ici ! Tout cela peut être arrivé sans que les plus proches le sachent, ou l'acceptent plutôt. Nous avons eu l'expérience avec le Christ. Nous l'entendons encore si nous prêtons attention à la lecture du réfectoire. Ceux qui dans le Peuple d'Israël étaient considérés com­me les purs, les meilleurs, on les appelait les pharisiens, ceux qui se séparaient des autres pour ne pas être contaminés. C'étaient vraiment des hommes sérieux qui servaient Dieu de tout...je dirais de toutes leurs forces, mais à leur manière de façon assez rigide et en ayant le regard dirigé vers eux-­mêmes et vers le petit groupe qu'ils constituaient.

Mais lorsque Dieu lui-même avec son coeur se présente devant eux, ils ne le reconnaissent pas. Et le parfum du Christ, l'eau du Christ, le soleil qu'est le Christ, la Lu­mière qu'il est, eh bien, ça ne les atteint pas. Ils passent à côté sans le savoir. Pire encore, ils ne l'acceptent pas. Ils le repoussent. Ils le rejettent. Pourquoi ? Cela, c'est un mystère ! Le meilleur est repoussé par les meilleurs. Voila, ça c'est vraiment un mys­tère qui nous inquiète parce que nous qui vivons toujours là ensemble, nous ne savons jamais qui nous côtoyons.

 

Et par après, le Christ rencontre su sa route, ainsi, sans le chercher, une femme qui n'est pas très recommanda­ble par ce qu'elle a fait dans sa vie. Et voilà que cette femme le reconnaît. Elle avait besoin d'être nettoyée. Elle avait besoin d'être réchauffée. Elle avait besoin de respirer un nouveau parfum. Elle était en état d'accueillir le Christ. Tandis que les autres étaient propres. Ils avaient bon. Ils répandaient la bonne odeur de la Thora. Si bien que leurs sens n'étaient pas aiguisés, n'étaient pas ouverts pour accueillir ce Dieu qu'ils essayaient de servir.

Donc voilà, mes frères, la pureté du coeur et les ef­fets qu'elle peut produire en nous-mêmes naturellement et aussi chez les autres. Voilà, le coeur pur c'est donc à la fois cause et effet. C'est la cause de l'union à Dieu, mais c'est aussi les effets de cette union parce que c'est le contact avec Dieu, c'est le passage constant de la vie divine dans ce coeur qui le purifie de plus en plus. Ce n'est donc jamais parfaitement achevé. Et il faut se prêter toujours à ce travail que Dieu effectue en nous, en sachant bien que ce que le Christ a promis, il veut le réaliser. Et si nous lui faisons confiance, il n'y a aucun doute à avoir, la merveille s'opère.

 

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        19.11.83

50. S’ouvrir à l’action de Dieu.

 

Mes frères,

           

Le Père Abbé Général nous a rappelé que le but de la vie monastique est la pureté du coeur. C'est le but premier naturellement car la pureté du coeur n'est pas recherchée pour elle-même. Elle est la porte étroite qui nous permet d'entrer dans le Royaume de Dieu et de vivre, comme il nous l'a été rappeler hier je pense au cours de l'Eucharistie, de vivre comme les anges de Dieu.

Etant devenus fils de la résurrection, nous ne pouvons plus mourir et nous sommes là-bas, hommes et femmes, tous, comme des anges de Dieu, partageant la vie et le bonheur de la Sainte Trinité. Il nous avait dit ailleurs que nous devions justement viser à une communion pleine avec la Sainte Trinité, qui est alors elle le fruit de la pureté du cœur.

Maintenant, cette pureté du coeur est un cadeau. C'est Dieu qui la façonne en nous. C'est lui qui transfigure notre coeur. Mais nous avons une part à apporter. Notre collaboration va consister à nous prêter à ce travail de purification, donc à entrer en plein dans les observances monastiques qui n'ont pas d'autres buts, d'au­tres raisons d'être que de nous aider à recevoir cette grâ­ce de la pureté du coeur.

 

Tout est organisé pour cela dans le monastère. Et si nous y prêtions attention, je pense que notre vie monasti­que en deviendrait plus facile pour nous. Elle serait moins lourde aux jours les plus sombres que chacun d'entre nous rencontre fatalement au cours de son voyage vers le Royaume de Dieu. Et peut-être aussi alors serions-nous plus attentifs à ne pas entraver ce travail. Nous nous conduisons souvent comme des malotrus. Le Christ a fait déjà quelque chose, et puis voilà, comme des imbéciles - employons le mot ­- nous pouvons en quelques instants gâcher, souiller un tra­vail que le Christ a déjà poussé très loin.

Lorsque nous commettons une faute, lorsque nous nous abandonnons à une passion, disons-nous bien qu'à ce moment-­là nous arrêtons et même nous détruisons une partie de ce travail de la purification de notre coeur. Or un coeur pur, mais c'est un coeur qui est parfaitement heureux. Lorsque nous nous abandonnons au péché - ap­pelons ça ainsi, mais nous goûtons un semblant de bonheur qui est une satisfaction de notre égoïsme, une autodégusta­tion. Et puis alors après, ça ne dure pas, c'est le dégoût !

Tandis que dans la pureté du coeur, là, c'est le bon­heur que rien ne vient troubler. On peut être assailli de l'extérieur, et même on peut ressentir disons des tentations diaboliques à l'intérieur de soi, ça ne trouble absolument pas le miroir parfait de ce bonheur. Non ! C'est arrivé ! C'est la vie éternelle qui a déjà pris possession de notre être à sa source et rien ne peut y changer. C'est fini, c'est acquis ! Alors, il est de notre intérêt de ne pas traîner en route.

 

Mais d'abord pour commencer, il faut le croire. Or, je me demande combien il y en a qui le croit, cela ? Si on le croyait, eh bien, il y aurait un rayonnement sur tous les visages parce que on saurait très bien que c'est vers ce terme qu on avance...et que nous pouvons accélérer la route si nous nous laissons porter, si nous ne mettons pas d'obstacles, si nous ne nous débattons pas comme des..., comme ceux qui ne comprennent pas, ceux qui n'ont pas d'in­telligence, cette intelligence du coeur qui fait entrer dans le projet de Dieu. Et pour pouvoir collaborer efficacement, il nous est demandé de rectifier notre intention, toujours. Le Père Abbé Général donne un exemple :

 

Nous pouvons pratiquer l'obéissance parce que nous voulons nous unir au sacrifice rédempteur du Christ ou parce que nous aimons notre supé­rieur.

 

Voyez ! L'obéissance nous fait participer au travail du Christ qui nous rédime, qui nous sauve, qui fait passer en nous toute la puissance de sa mort sacrificielle et de sa résurrection. Cela c'est ce qui se passe dans l'obéis­sance. Et j'obéis pour cela, pour que cela se fasse. Mais je peux obéir aussi pour être bien vu du Supé­rieur, pour avoir la réputation d'être un bon moine, pour obtenir de lui peut-être des faveurs. Car si je suis tou­jours bien obéissant, il va m'accorder certaines choses, il va me faire confiance.

Je peux le faire aussi parce que j'aime mon supérieur. C'est un brave homme et je m'entends bien avec lui. Je l'aime bien et je ne veux pas lui faire de la peine. Donc je vais lui obéir. Je vais lui faire plaisir parce que je l'aime. Il y a donc une pratique surnaturelle de l'obéissance et aussi une pratique naturelle de l'obéissance. Et ce qui nous est demandé, c'est une pratique surnaturelle. Cela ne veut pas dire maintenant qu'il faut avoir de l'aversion pour le supérieur afin d'obéir surnaturellement. Loin de là !

Saint Benoît dit qu'il faut aussi aimer son Abbé d'un amour sincère, d'une charité sincère. Et il est souvent difficile de faire la différence à l'intérieur de cette motivation de l'obéissance. Car il peut bien se passer ceci : obéir au supérieur parce que on l'aime, ça peut être très bien obéir au Christ qu'on aime dans le supérieur. Il n'est pas requis de faire chaque fois une gymnas­tique intellectuelle pour se demander : est-ce que j'aime bien le supérieur ? Est-ce que c'est le Christ que j'aime dans le supérieur? Ou bien est-ce le supérieur pour lui­-même ?

 

Ce sont des questions oiseuses qu'il ne faut pas se poser. On voit une fois pour toute dans l'Abbé la Personne du Christ et puis alors on aime l'Abbé. Et quand on aime l'Abbé convenablement, eh bien, on aime le Christ convena­blement. Mais ce qu'il faut dans cet amour pour qu'il soit vrai, c'est de ne pas se rechercher soi-même. Il ne faut pas que ce soit louche. Il ne faut donc pas qu'il y ait des motifs derrière qui soient intéressés. J'en reprends l'un ou l'au­tre : j'aime le supérieur pour me faire bien voir de lui ­pour obtenir toutes sortes de petites choses qu'il m'accor­dera à moi parce que voilà, il me fait confiance...Une fla­gornerie à l'endroit du supérieur...attention ! Mais le supérieur n'est pas bête. Il aura vite percé ­je ne dis pas ma malice - cela n'ira pas jusqu'à la malice, mais mon infantilisme.

Le Père Abbé Général parle aussi de la Lectio Divina. La lectio, je la pratique- parce que je veux connaître le Christ ou bien parce que je cherche un savoir par lequel je pourrais impressionner les autres. La Lectio Divina doit être gratuite. C'est pour mieux connaître ce Christ qui me travaille et avec lequel je dois devenir un seul esprit. Je me nourris de lui. Ou bien, est-ce que je veux m'instruire pour briller devant les autres et les impressionner. Ce n'est plus de la Lectio Divina alors. C'est autre chose. Ce n'est plus rien du tout. Voyez, toujours rectifier son intention...

Voilà, mes frères, c'est assez pour ce soir...

 

Chapitre : Le Christ Roi de l’univers.             20.11.83

 

Mes frères,

 

Les derniers jours de l'Année Liturgique sont un peu comme les derniers jours du monde et les derniers jours de notre vie. A ce moment-là - qui arrivera fatalement - le Christ apparaîtra à nos yeux éblouis ou terrorisés pour ce qu'il est vraiment : le Roi de l'univers, c'est à dire le Régent de tous les êtres animés et inanimés.

Et il est leur Roi parce qu'il est leur Créateur, leur Rédempteur et que c'est Lui qui les conduit vers leur achè­vement. Il est leur Créateur. Il s’agit bien du Christ Jésus, donc de cet homme. Ne séparons jamais en lui indûment la forma Dei de la forma servi. Il est homme, oui, comme nous. Mais il est aussi le Verbe de Dieu. C'est lui qui dès l'ori­gine a lancé l'univers dans l'existence, et qui le conduit, et qui le dirige.

Il est le Créateur parce qu'il appelle chaque être à l'existence. Et il les appelle du creux même de son amour. Pour lui, ce n'est pas un jeu. Il ne fait pas ça pour s'amuser. Non, il le fait parce qu'il est l'amour. N'oublions pas que le Christ Jésus est au coeur de la Trinité et que tout ce qu'il opère, et l'Esprit Saint qui est amour, et Dieu le Père qui est la source, le font conjointement avec lui.

 

Et puisqu'il est l'amour, il va donc les conduire, les faire évoluer, il va les faire grandir. Non pas pour leur malheur mais pour les acheminer vers un sommet de plénitude et de bonheur. Il va même pousser les choses, la condescendance tel­lement loin qu'il leur demandera, qu'il leur offrira de col­laborer eux-mêmes à leur progrès, à leur perfectionnement. Il n'attend pas que nous qui sommes la partie conscien­te de la matière, de la création, nous demeurions passifs. Non, il attend que nous répondions à son invitation. Il ne veut pas faire notre bonheur et notre perfection sans nous­-mêmes.

Il veut que au terme de la création nous puissions le remercier de ce que nous aussi avons été, avec lui naturel­lement - les artisans de ce que nous sommes. Comme je l'ai expliqué un jour, il y a de cela deux ou trois mois peut-­être, il va même pousser l'humilité jusqu'à disparaître, jusqu'à nous mettre à l'avant plan-plan. Et nous aurons l'impression que c'est nous qui avons tout fait.

Mais il n'est pas seulement le Créateur du monde, il en est aussi le Sauveur, le Rédempteur. Car il n'abandonne rien ni personne de ce qu'il fait. Il est vraiment comme il l'a dit lui-même, le Bon Pasteur. Il ne va pas non plus se détourner de ce qui voudrait ou semblerait se dévoyer. Non, il ne nous ressemble pas. Lorsque nous rencontrons quelqu'un qui ne veut pas.....Quand je dis rencontrer, il s’agit naturellement bien concrètement de notre vie communautaire. Pensons à cela d'abord. N'allons pas penser à des êtres imaginaires..... Non, c'est bien nous, entre nous, ici.

 

Et ça regarde tout particulièrement l'Abbé. S'il voit quelqu'un qui aurait envie de se séparer des autres, de s'égarer, de se dévoyer, eh bien le mouvement premier est de se dire : Eh bien c'est bon, voilà il est libre de faire ce qu'il veut. Il n'a qu’à prendre ses responsabilités. On ver­ra bien ce qui arrivera. Mais le Christ ne fait pas ainsi. Il ne se détourne pas, lui. Le Christ a plus de sollicitude pour celui qui se perd que pour celui qui reste bien honnêtement et sage­ment auprès de Lui. Vous connaissez cette Parabole. Il l'a bien expliqué suffisamment.

Si bien que celui qui dans le monastère tient sa pla­ce, il doit avoir les mêmes sentiments. Cela ne veut pas dire qu'il doit maintenant harceler celui qui aurait envie de mal tourner. Non ! Ce n'est pas cela ! Mais dans son coeur d'abord, dans son amour, et puis avec discernement lorsque l'occasion se présente, par sa parole ou par son action. Mais jamais, jamais il ne s'en sépare dans son coeur.

Et le Christ, lui notre Dieu, il va même plus loin, tellement loin que il expose sa personne pour racheter quel­qu'un et qu'il se sacrifie à sa place. C'est ce qu'il a fait et c'est ce qu'un Abbé doit faire. Et c'est ce que nous de­vons faire les uns pour les autres : ne pas avoir peur de donner notre vie pour notre frère. Et ainsi, le Christ est l'artisan de la perfection de tout ce qu'il a lancé dans l'existence. Il est la lumière et la vie de tout le cosmos.

 

Le cosmos, cela signifie étymologiquement : ce qui est beau, ce qui resplendit, ce qui est éclatant. Or si le monde est beau, c'est parce que le Christ-Jésus en est la Lumière et la vie. Le cosmos n'est autre que le miroir de ce qu'est le Christ. Il resplendit la gloire de ce Roi universel. Et il a été aussi jusqu'à s'unir à cette matière. Il habite au coeur de chaque particule matérielle du fait même qu'il lui donne d'être. Mais ce n'était pas suffisant et il a voulu devenir lui-même matière : il s'est incarné.

Voici donc Dieu qui apparaît sous nos yeux. Nous pou­vons le voir, l'entendre, le toucher. Il nous donne même de le manger. Et ainsi il divinise l'univers dans sa fleur qui est l'homme. Et puis à partir de l'homme il divinise toute la matière. Si bien que, comme nous l'avons encore entendu après-­midi à la Lecture des Vêpres, il sera tout. Dieu finalement sera tout en toute chose et en chacun. Et alors ce sera fini. Le Christ sera véritablement intronisé comme le Roi, comme le Régent de l'univers, lui qui donne à chaque chose et à chaque être intelligent ou non, d'être, d'agir et de rayonner ce que lui est.

 

Et maintenant, que fait le moine là dedans ? Eh bien, le moine, il permet au Christ de réaliser tout de suite cette merveille de création, de rédemption, de divi­nisation. Il s'expose volontairement et librement à l'agir du Christ. Il entend récapituler dans sa brève existence l'histoire du cosmos entier. Cela veut dire que ce cosmos va d'une origine matériel­le à un plérôme de perfection divine. Eh bien, le moine va permettre au Christ de réaliser cela dans sa propre vie.

De paquet de chair qu'il est à sa naissance, il va permettre au Christ - car nous sommes choisis - dès ce moment-là de prendre possession de nous. Puis, lorsque nous arrivons au stade de la responsabi­lité, de la liberté, nous allons nous donner librement alors au Christ pour qu'il récapitule dans les quelques années de notre vie l'histoire du cosmos entier. Donc partir de la ma­tière même intelligente jusqu'au stade de la divinisation où ce n'est plus nous qui vivons, mais où c'est Dieu qui vit en nous.

Il y a donc là quelque chose qui est très beau car nous reconnaissons alors le Christ pour ce qu'il est, c'est à dire le Roi de notre vie et le Roi du monde. Nous ne devons jamais nous séparer de ce qui nous en­toure. Si bien que la vie monastique, elle n'a pas seulement un retentissement ecclésial, mais aussi un retentissement cosmique. L'ascension de l'homme vers la sainteté, c'est la montée de l'univers vers sa perfection. Et cette merveille de l'agir divin qui est le surgissement face à Dieu d'un être, d'un partenaire avec lequel Dieu puisse échanger et dialoguer, cela se réalise dans le moine.

 

Si bien que la présence d'un moine dans le monde, c'est le gage et le signe que l'oeuvre entreprise par Dieu sera une réussite. N'allons donc pas restreindre notre vie monastique à une préoccupation égoïste et dire : Bon, je suis dans le monastère, je sauve mon âme, et puis pour le reste tant pis. Cela ne me regarde pas, c'est l'affaire de Dieu. Non ! Je porte sur moi le destin de l'univers entier. La réussite de mon existence, c'est comme le sacrement de la réussite de la création entière. C'est une des raisons pour laquelle Dieu m'a appelé. Il veut, sur moi, avec moi, en quelques années, achever ce qu'il devra parachever pendant un temps inimaginable pour nous, dans l'univers entier.

­            Et cet univers, vous savez, est en expansion continue. Nous ne savons pas, nous ne pouvons même pas savoir quand ça s'arrêtera, ou si ça s'arrêtera un jour. Mais c'est cela ! Comme nous, ne pensons pas que la fin de notre existen­ce terrestre, c'est le terminus de notre voyage. Non ! Au­ delà de notre existence terrestre, lorsque plongé en Dieu nous le verrons, nous vivrons de lui, cela va être aussi en expansion continue. Si bien que même au-delà de la mort physique, nous res­tons le signe et le sacramental de ce que Dieu veut faire, de ce que Dieu fait déjà.

            Et c'est ainsi. mes frères, que le Christ est déjà et pour l'éternité, le Roi de l'univers parce qu'il est déjà le Roi et le Tout du moine. Vous allez peut-être penser que tout cela est bien pré­tentieux. Mais non, n'ayons pas peur de regarder les choses telles qu'elles sont, et ne craignons pas d'être fiers de ce que le Christ attend de nous. S'il est le Roi, comme le dit Saint Benoît, déjà Lui le véritable Roi du moine, le vé­ritable Roi de l'univers, si nous sommes à son service, si de plus en plus, jour après jour, nous devenons un seul être avec lui, nous avons bien le droit d'en être fier. Nous ne devons pas nous cacher. Nous ne devons pas reculer.

 

Exhortation : Vœux solennels.                    21.11.83

Frère Jacques-Emmanuel.

 

Mon frère,

 

Vous vous êtes préparé à ce jour par une excellente retraite qui vous a conduit jusqu'aux racines de la vie monastique, à savoir l'amour fou de Dieu aux créatures.

 Maintenant, vous êtes invité à vous perdre dans cet abîme de folie, à y fixer votre stabilité, à y mourir à tout ce que vous avez, à tout ce que vous êtes pour re­surgir ailleurs dans l'univers de Dieu où vous serez lu­mière et amour.

Il n'y a pas d'autre route pour parvenir là où vous espérez aller. Saint Benoît présente cet itinéraire sous l'image d'une échelle mystérieuse, paradoxale, sur la­quelle on monte en descendant. C'est l'humilité qui devra devenir votre état.

 

Sachez-le et ne l'oubliez jamais : aujourd'hui vous venez au monde pour une existence nouvelle dans une gra­tuité qui aura souvent les apparences de l'inutilité.

Vous n'aurez qu'une seule chose à faire : vous tenir en présence du Christ et en présence de vos frères comme pure vacuité dans laquelle ils entreront librement par le meilleur d'eux-mêmes jusqu'à ce que vous soyez devenu un avec eux.

A ce moment-là, vous serez arrivé sur les sommets de l'amour : être pour les autres et se recevoir d'eux.

 

Vous tiendrez en main les armes fortes et nobles de l'obéissance pour combattre contre les vices de la chair et des pensées, contre cet égoïsme tenace qui cherchera toujours à vous retenir dans l'illusion et à se jouer de vous pour votre malheur.

Et vous disposerez d'un viatique et d'une force : la prière qui roulera sans arrêt en votre coeur et qui chan­tera sur vos lèvres en compagnie de vos frères. Et à ce moment, vous vous trouverez a l'intercession d'une incor­poration du Christ total et d'une communion avec l'univers entier.

Et ainsi, vous entrerez dans une solitude immense qui est l'habitat de Dieu. Et pour votre joie, là dans ce dé­sert, vous rencontrerez ceux que vous aimez et que vous portez en votre coeur.

 

Nous commémorons aujourd'hui le jour où pour la pre­mière fois Marie est entrée dans le Temple de Dieu. Ce fut pour elle un éblouissement. Et elle n'en n'est jamais plus sortie bien qu'elle ait du rentrer chez elle.

Mais elle avait compris que le véritable temple de son Dieu, c'était son coeur à elle, c'était sa chair que Dieu allait bientôt emprunter pour devenir chair parmi les hommes.           

Aujourd'hui, vous posez un geste similaire. Vous vous offrez au Christ pour que il devienne par vous présence vi­vante parmi les hommes. Et ça vous demandera une fidélité de tous les instants. Mon frère, êtes-vous disposé à imiter Marie, à suivre le Christ jusqu'à la mort dans ce monastère de Saint Remy, parmi ces frères qui vous aiment, qui vous accueillent et qui vous portent ?

 

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        26.11.83

51. Quels sont nos mobiles ?

 

Mes frères,

           

            Le Père Abbé Général nous a dit que la valeur de nos actes dépendait de l'intention dans laquelle nous les po­sons. Ce n'est pas ce que nous faisons qui compte, dit-il, mais pour qui nous le faisons et comment nous le faisons. Il est donc nécessaire d'analyser les mobiles secrets qui dirigent et qui orientent notre vie.

 

Est-ce que nous désirons plaire aux hommes ?

Est-ce que nous désirons nous mettre en avant ?

Est-ce que nous désirons plaire à Dieu?

 

Il est utile de se référer à l'avis d'un Ancien Spiri­tuel...d'un homme sage, prudent, bon...d'un homme qui a de l'expérience...qui peut discerner ce qui se passe en nous parce que il a lui même exploré les profondeurs de son pro­pre coeur. Et un homme aussi qui a le courage de dire la vérité. Car nous n'aimons pas entendre, il y a des choses que nous n'aimons pas entendre. Prenons garde aux personnes qui nous flattent même si nous demandons leur avis. Soyons plutôt attentifs à celles qui attirent notre attention sur nos dé­fauts, sur nos failles.

            Connaître donc les mobiles de notre agir c'est, dit le Père Abbé Général, connaître notre coeur. Nos motifs sont souvent mêlés et nos coeurs divisés. Et ça, c'est bien vrai ! L'homme vaut ce que vaut son coeur, dit un proverbe. Si mon coeur est divisé, ma conduite le sera également. Je ne serai pas un homme franc. Je ne serai pas un homme droit. J'aurai deux visages, plusieurs visages même...

Le Christ n'en avait qu'un. Il était séduisant pour ceux qui cherchaient la vérité. Il était repoussant pour ceux qui avaient peur de la vérité. Le travail ascétique consiste à réunifier ce coeur, à permettre au Christ d'enlever les divisions, de réparer les lézardes pour que à nouveau notre coeur soit pur, qu'il soit net et qu'il puisse y écrire une parole, une seule, qui est notre nom. Et notre nom, il ne l'écrira pas en une fois. Il sera très patient. Il lui faudra toute notre vie pour achever d'écrire notre nom, aussi bref, aussi beau qu'il soit.

 

C'est donc accepter que la volonté de Dieu se fasse sur nous et qu'elle se fasse par nous, que notre coeur re­devienne uni, qu'il redevienne un, qu'il ne soit plus par­tagé, appartenant à Dieu certes mais aussi appartenant en­core à moi. Il faut que mon coeur soit vidé pour qu'il redevienne un. Il faut que l'Esprit le purifie pour qu'il devienne pro­pre. C'est tout le travail de la vie monastique !

Et cette pureté, comme dit le Père Abbé Général, elle peut devenir de plus en plus affinée, de plus en plus tour­née vers Dieu et moins tournée vers nous-mêmes. Cela signifie que cet affinage de notre coeur ne sera pratiquement jamais terminé ici-bas. Car dans l'espoir de Dieu, il doit devenir parfaitement transparent. Et je pense qu'on peut se poser la question et se de­mander si ce sera même jamais terminé ? Je me reporte ici au-delà de la mort. Je me vois au-delà de la durée mesurable. Et il me semble qu'à ce moment-là, mon coeur - donc la source de mon être - devra encore toujours être purifié. Ce ne sera jamais fini...

Et ce travail de purification de mon être, il fera mon bonheur. Cela veut dire que je serai de plus en plus possé­dé par Dieu. La divinisation de ma personne, elle durera toute l'éternité. Et c'est cette absorption de mon être en Dieu, et c'est l'accueil de Dieu en moi qui fera mon bon­heur éternel. C'est cela la vie éternelle ! C'est de connaître Dieu, celui qu'il a envoyé, Jésus-Christ et cela dans l'Esprit qui est l'amour. Mais ce ne sera jamais terminé. Mon être ne finira jamais d'absorber en lui la divinité, aussi dila­té que devienne mon coeur.

 

Et c'est cela ce travail qui est à la fois une exten­sion et qui est à la fois un creusement. C'est ça le tra­vail de Dieu en moi pour toujours. Cette purification n'est jamais terminée. Mais elle commence maintenant et nous devons nous y prêter. Car si nous ne nous y prêtons pas volontiers main­tenant, mais nous le ferons ………comment le ferons-nous après ? Je pense que notre bonheur commence maintenant.

Et plus on obéit, mieux on unit sa volonté à celle de Dieu, mieux nous préparons notre bonheur futur parce que nous le dégustons déjà maintenant. Nous ouvrons en nous des capacités qui ne se refermeront jamais. Et si nous ne le faisons pas, il y en a qui ne s'ouvriront jamais, qui res­teront comme ça...

Alors comme le Père Abbé général le dit ici d'une façon plus simple : nous serons de plus en plus tournés vers Dieu et moins tournés vers nous-mêmes. C'est à dire que le mobile de notre conduite, ce sera l'amour de Dieu et l'amour de nos frères. Il y a là toute une conversion à opérer, toute une mu­tation à permettre en nous. Car nous devons nous prêter à cet agir de Dieu, je le répète. Et voilà, mes frères, le Père Abbé Général arrive à sa conclusion. Il l'emprunte à l'Epître aux Ephésiens :

 

Mon souhait le plus sincère est que le Père daigne vous armer de puissance par son Esprit pour que se fortifie en vous l'homme intérieur, qu'il fasse habiter le Christ en vos coeurs par la foi ; enracinés et fondés dans l'amour, vous aurez ainsi la force de comprendre avec tous les saints ce qu'est la largeur, la longueur, la hau­teur, la profondeur, et de connaître l'amour du Christ qui surpasse toute connaissance, afin que vous soyez comblés jusqu'à recevoir toute pléni­tude de Dieu.     Ep. 3, 16-19

 

Mais c'est cela le sommet de la vie monastique ! Il ne faut pas le chercher ailleurs. Et c'est un sommet qui est déjà accessible maintenant. Le moine est un être paradoxal car il doit faire deux choses en même temps. Il doit ramper à ras du sol par l'hu­milité. Mais lorsqu'il se fait tellement petit devant Dieu et devant les autres, qu'il se confond avec la poussière dont il est tiré, à ce moment-là, Dieu l'élève.

Et il l'élève sur des sommets qui sont ceux-ci. Car Dieu va alors sans aucune crainte lui confier tout. Il peut se donner à cet homme. Il sait très bien qu'il n'y aura pas d'usurpation de la part de cet homme. Et ce moine peut alors connaître l'amour du Christ qui surpasse tout entendement et recevoir en son coeur toute la plénitude de Dieu, c'est à dire la Trinité.

Voilà, mes frères, ce qui nous est proposé, ce que le Père Abbé Général souhaite. Et moi, si je pouvais exprimer à sa suite un souhait, c'est que l'espérance d'arriver sur ces cimes, qu'elle habite  votre coeur et qu'elle devienne dans votre coeur un tourment. Car on obtient de Dieu autant qu'on en espère. Si on espère ceci, on le reçoit...

 

 

Homélie : 1° dimanche de l’Avent.                27.11.83 

Les deux insouciances.

 

Mes frères,

 

La Parole de Dieu vient de nous proposer une définition imagée mais combien réaliste du chrétien et surtout du moine. C'est un vigilant, un éveillé, un veilleur. Il voit la lumière de Dieu. Il la contemple. Il s'en       nourrit. Il ne lui est plus possible de s'endormir dans les tendances égoïstes de ses appels charnels. Il attend que cette lumière explose pour le happer au-delà du jugement dans l'univers de la résurrection.

Et du lieu où il regarde la lumière, les événements du monde lui apparaissent dans leur vérité, dans leur cru­dité et si souvent dans leur minuscule petitesse. Il observe de là une double insouciance que se partage les hommes : une insouciance salutaire qui jaillit de la vie et une insouciance malfaisante qui conduit à la ruine.

 

La première est celle des fils de la Lumière. Ils vi­vent avec Dieu leur Père qui déroule sous leurs yeux la ta­pisserie de ses vouloirs qui sont paix, plénitude, richesse incorruptible. Et ces vouloirs, ils les reçoivent avec joie, ils s'en revêtent comme d'une parure qui leur donne une condition divine. Et ainsi ces fils de la lumière grandissent dans l'innocence, dans la confiance, dans la pureté, vers leur stature d'éternité.

Et en face, il y a la seconde insouciance, celle des enfants de ce monde, d'un monde dominé par un prince qui n'est pas Dieu. Ces hommes vivent avec le museau tourné vers le sol comme des bestiaux. Ils suivent sans réfléchir leurs ap­pétits charnels. Ils cherchent à les assouvir : l'argent, les plaisirs, les honneurs, la puissance. Et ils ne pensent pas au-delà. Pour eux, pas question de Dieu ni d'un après. Peut-être quelques idoles familières dont ils sont les jouets...

 

Ces deux insouciances, l'une sainte, l'autre perverse, se côtoient dans la société. Et, osons le dire, elles divi­sent notre coeur. Le Christ vient de nous le rappeler. Ses paroles sont rudes et elles sont dures. Nous devons les accepter, les accueillir avec respect et avec reconnaissance, en faire notre profit.

Nous les méditerons tout au long de cette année qui com­mence aujourd'hui. Nous attendrons de lui la grâce insigne de la sainte insouciance grâce à laquelle nous nous abandonnerons à lui avec une confiance sans mesure pour que, devenant de véritables fils de la Lumière, nous réalisions pleinement notre vocation de chrétien et notre vocation de moine.

 

                                                                                                               Amen.

 

Chapitre : Le nouveau code de Droit Canonique. 27.11.83

 

Mes frères,

 

En ce premier jour de la nouvelle Année Liturgique en­tre en vigueur le nouveau Code de Droit Canonique. Hier, au cours de la lecture au réfectoire nous avons entendu un article qui attirait l'attention sur l'importan­ce de l'événement non seulement pour l'Eglise mais aussi pour le monde car le Code de Droit Canonique dans sa nouvelle version est vraiment le lieu d'une articulation entre le Corps du Christ et les exigences légitimes du monde moderne.

 

Car, l'Eglise se répand dans l'univers entier. Elle épouse les Cultures les plus diverses. Elle les purifie. Elle les affine. La Parole du Christ qu'elle sème est un ferment qui travaille les esprits et les coeurs, qui saisit les hommes et qui les dirige vers leur véritable destinée qui est d'être un dans l'amour.

Ce sera ainsi au moment où le Christ reviendra. Ils prendra tous les hommes quels qu'ils soient. Ils se recon­naîtront tous frères. Partageant la même vie, ayant un même coeur, respirant un même Esprit, ils constitueront un orga­nisme, un temple, un temple vivant, un temple de Dieu.

Or, ce temple se construit déjà maintenant. Et la char­pente pour aujourd'hui en est ce Code de Droit Canonique qui nous est présenté. Chaque homme doit pouvoir s'y reconnaître. Il doit pouvoir y trouver sécurité et être encouragé dans sa vie religieuse, mais aussi dans sa vie chrétienne.

 

Donc, ce Code au fond ne regarde pas seulement l'Eglise Catholique, pas seulement l'Eglise chrétienne - quelque soit les dénominations que prennent ces Eglises - mais aussi l' humanité. Oh ! On ne verra peut-être pas son impact immédiatement. Mais il faut laisser passer les années et les siècles pour voir que l'humanité change, et que l'homme grandit vers une stature qu'il ne lui serait pas possible d'atteindre s'il était livré à lui-même.

N'oublions pas que ce Code est, si je puis dire ainsi, la Parole de Dieu moulue et mise à la disposition de tous, mais dans une version où elle n'apparaît pas comme Parole de Dieu.            En d'autres termes, il y a là des éléments d'ordre ju­ridique mais aujourd'hui coulés dans une forme plus spiri­tuelle. Ils sont imprégnés d'un esprit qui est Dieu lui-même et qui est l'amour.

Si bien que lorsque nous vivons selon ces normes qui nous sont présentées, mais sans même le savoir et sans même le chercher, nous changeons. Et si les chrétiens changent, si la société chrétienne change, mais c'est l'humanité elle­-même qui bouge. Voilà, mes frères, l'événement de taille sui commence aujourd'hui. Et nous devons être heureux d'en être les témoins et aussi, dans la mesure du possible à notre place, les acteurs.

 

Car nous, moines, nous avons à notre disposition un livre de vie qui est la Règle de Saint Benoît. Cette Règle n'entre pas en conflit avec le Code. Bien au contraire, elle est assumée par lui, explicitée par lui. Elle trouve grâce au Code nouvelle vigueur et nouvelle santé. Or, le Code mis à notre disposition pratique, c'est la nouvelle version de nos Constitutions. Leur rôle, de ces Constitutions, c'est de montrer l'actualité et la modernité de la Règle de Saint Benoît pour nous, pour les hommes qui vivent à partir de 1983. Elle est la carte d'identité du cistercien d'aujourd'hui.

Il faut beaucoup insister sur ce mot : aujourd'hui. Il n'est pas possible de vivre en cistercien la Règle de Saint Benoît comme on la vivait à l'époque des Fondateurs de Cîteaux. Il y a des éléments qui doivent être adaptés aux circonstances modernes. Nous ne devons pas faire de l'archéologisme mais aller de l'avant, être accueillant à tout ce qui est meilleur, à ce qui est vivant chez les jeunes d'aujourd'hui. Nous de­vons rencontrer leurs besoins, leurs aspirations. Et ça de­vra donc paraître dans les Constitutions.

Je sais, je l'ai encore appris dernièrement, que l'am­bition - qui à mon sens, elle n'est pas utopique même si elle est très difficilement réalisable - c'est qu'on puisse présenter à un nouveau venu les Constitutions et dire : Voilà comment tu vas devoir vivre maintenant ! Voilà ce que tu viens chercher, ce que tu trouveras dans un monastère cistercien ! Et à partir de là, pouvoir remonter plus haut à la Règle de Saint Benoît qui sera plus accessible et qui pourra être vécue de façon plus humaine et aussi plus surnaturelle au­jourd'hui encore.

 

Car la Règle de Saint Benoît - ne l'oublions jamais ­elle n'est pas l'oeuvre d'un moine en chambre. Elle n'a pas été élaborée par un cerveau phosphorant à l'abri d'un bureau confortable. La Règle est la parole d'un saint au terme d'une longue expérience spirituelle et pastorale. La Règle est donc vérité d'une vie. Elle ne se démarque pas par rapport à la Tradition antérieure. Non, elle est la fleur de la Tradition à une époque déterminée.

Elle est donc humilité. Elle ne va pas contre. Elle ne veut pas réformer. Elle ne veut pas contester. Non, elle est un fruit qui a mûri dans la vie d'un homme et qui apparaît. Mais ce fruit est mûri, il a pris sa forme, il a pris sa saveur grâce à une terre qui est cette longue, longue Tradi­tion monastique antérieure.

Mais cette Règle de Saint Benoît au moment où elle a été rédigée, elle s'adressait aux disciples de Saint Benoît, donc à des hommes vivant à une époque bien déterminable dans le temps, dans telle société, avec tels soucis de toutes sortes comme nous en avons aujourd'hui. Elle porte donc la marque de son temps. Et c'est ce qui est encore une fois la preuve de sa vérité et de son humilité. Mais en elle, on trouvera des éléments immuables et des éléments qui devront être adaptés.

           

Les éléments immuables, ce sont des principes monas­tiques que l'on peut qualifier d'éternels. Mais il y a d'autres éléments contingents qu'il faut adapter aux circonstances nouvelles. Ainsi la Règle est faite pour durer. Elle est faite pour vivre et pour donner la vie. Et dans ce qu'on vient de lire aujourd'hui, nous avons un bel exemple. Saint Benoît nous dit un principe, une règle absolue qui rappelle le premier apophtegme attribué à Saint Antoine même, le tout premier des apophtegmes. Je vous le rappelle si vous ne le savez pas ou si vous l'avez oublié.

Antoine est en proie à l'acédie. Il est sur le point de céder à la tentation, ç'est à dire de partir. A ce mo­ment-là il voit devant lui un homme qui lui ressemble et qui est assis et qui travaille. Puis qui se lève pour la prière, qui se rassied pour travailler, puis qui se lève a nouveau pour la prière. Et il entend une voix qui lui dit : Antoine, fais ainsi et tu seras sauvé ! C'était un ange qui était envoyé pour instruire et pour sauver Antoine. Pourquoi ?

Parce que le moine, s'il veut échapper au terrible péril qu'est l'acédie, le plus terrible qui puisse guetter un moine, il doit toujours être occupé. Car comme le rap­pelle Saint Benoît, l'oisiveté est ennemie de l'âme. Si bien qu'il devra - voici le principe et maintenant la règle absolue - il devra, dit Saint Benoît, à certains moments être occupé au travail des mains et à d'autres heu­res être occupé à la Lectio Divina. 48, 3. Pour Saint Antoine il n'est pas question de lecture. Il était question de prière et de travail.

 

Pourquoi pas de lecture pour Saint Antoine ? Mais parce que Saint Antoine vivait dans le désert. Et comme il est dit ailleurs de lui : il était privé de la consolation des li­vres. Mais pour Saint Benoît, voyez, il y a déjà une évolu­tion. C'est un monastère organisé chez Saint Benoît. C'est une communauté. Ce n'est pas un homme seul, isolé. Et cette communauté, elle prie, elle travaille et elle lit ensemble. C'est un corps bien organisé qui se développe, qui reçoit la vie, qui la diffuse dans tous les membres.

Mais le principe: toujours il faut être occupé et ne pas s'abandonner à l'oisiveté qui est la porte ouverte à l'acédie. Voilà le principe ! Saint Benoît, il l'applique à son temps et il nous explique : Nous croyons pouvoir régler l'une et l'autre de ces occupations de la manière suivante. Et il présente un programme. 48,5. Eh bien, voilà la partie qui doit être adaptée.

Il n'est pas possible d'organiser une journée monasti­que aujourd'hui comme à l'époque de Saint Benoît. Nous som­mes d'autres hommes. Physiquement nous avons d'autres be­soins. Les circonstances économiques sont différentes. On ne peut pas se livrer au même travail qu'à l'époque de Saint Benoît. Tout est changé. Mais le principe demeure et on le vit différemment.

Ce sera, vous voyez, entre autre le rôle de ces Cons­titutions. Et puis après les Constitutions, à l'intérieur de chaque monastère les Coutumes Locales.

 

Voilà, mes frères, en ce jour ce que nous pouvons re­tenir. Voyez ! Tout au sommet nous avons Dieu dans sa Tri­nité. Puis nous avons Dieu devenant homme. Nous avons le Christ qui nous parle, qui nous donne un programme de vie. C'est son Evangile ! Ce programme de vie est accueilli par des hommes que Dieu appelle à un certain genre d'existence : ce sont les moines. Et ces moines, eux, se donnent une Règle. Nous avons la Règle de Saint Benoît.

Mais nous sommes à l'intérieur d'une Eglise. Cette Eglise elle-même a une Loi, une Loi qui lui permet d'actua­liser ce que le Christ lui dit, de s'organiser en tant que Corps hiérarchisé : c'est le Code. Ce Code prend notre vie et notre Règle puisque nous sommes d'Eglise. Et cette Eglise nous demande de mettre tout cela à jour dans des Constitutions. Ces Constitutions, nous les recevons, nous les étudions, nous les vivons selon les possibilités de notre lieu. Et nous avons les Coutumes Locales.

Puis tout en dessous il y a chaque moine qui, en remon­tant cette filière dans l'obéissance, une ouverture, et la prière, et l'étude, et la Lectio comme il est dit maintenant, et le travail...mais il rencontre le Christ, il rencontre Dieu. Et il devient ce qu'il doit être : un autre Christ parmi les hommes. Ainsi il réalise sa vocation pour son bien personnel et pour le bien de tous.

 

Voilà, mes frères, ainsi nous allons entrer dans notre nouvelle année liturgique. Et nous nous laisserons porter par elle jusqu'au jour où nous aurons le bonheur de voir le Christ face à face.

 

Règle : 48, 25-31 : Du travail manuel.          28.11.83

L’acédie.

 

Mes frères,

 

En évoquant hier l'oisiveté qui est ennemie de l'âme, j'ai fait une discrète allusion à l'acédie. Aujourd'hui, Saint Benoît nous parle ouvertement. Il nous dit que il faut veiller à nommer un ou deux Anciens qui parcourent le monastère aux heures consacrées à la lecture et ils examineront s'il ne se trouve pas quelques frater acediosus. 48, 43.  On l'a traduit par un moine paresseux.

 En fait, il s’agit d'un moine qui a succombé à l'acédie. On ne parle jamais de l'acédie. Pourtant c'est une réalité qui existe de nos jours comme à l'époque de Saint Benoît. Mais voilà, je me demande si nous ne vivons pas à une époque où on a peur de regarder les choses en face et de dire ce qu'elles sont. Il existe un très bel apophtegme à ce sujet et j'aurais peut-être un jour l'occasion de vous le présenter.

Les Anciens, eux, n'étaient pas comme ça. Ils parlaient volontiers entre eux des passions de l'âme Eux, c'étaient des hommes pratiques, des techniciens du spirituel et des artistes. Et lorsqu'ils étaient réunis, ils parlaient de leur art spirituel. Aujourd'hui, on est sans doute plus spéculatif. Je ne sais pas ? Ou bien comme je le disais tantôt, on est devenu peureux.

 

Mais qu'est-ce que l'acédie ? C'est un mot grec. Cela signifie sans soins, donc négligent, nonchalant. Alors l'acédie, c'est un état complexe qui doit être décrit. Je vais d'ailleurs vous en lire une belle description. C'est un mélange de négligence, de nonchalance, de tiédeur, de torpeur, d’ennui, de dégoût, d'aversion, de découragement, de tristesse. C'est tout cela ! Mais vous êtes peut-être à l'abri des assauts du démon de l'acédie ? Je n’en sais rien. En tout cas, c' est la tentation la plus lourde et la plus dangereuse. Pourquoi ?

Parce qu'elle pousse le moine à quitter sa cellule lorsqu'il est au désert. Lorsqu'il est dans le monastère, cette tentation va insidieusement le pousser à quitter le monastère, à fuir, à rentrer dans le monde. Et cette tentation, elle est lancée sur le moine par ce que les Anciens appellent un démon, ou bien un esprit, ou bien une pensée. Il serait aussi intéressant d'analyser la façon dont les Anciens voient le processus de la tentation. Rappelons- nous que Saint Benoît parle de la lutte contre les vices de la chair et des pensées. C'est cela !

            Ils dénombrent huit pensées ou huit démons. Le premier démon est toujours celui de la gourmandise et cela dans toutes les listes quel qu’elles soient ; et le dernier est toujours l’orgueil. Il commence avec le dérèglement de la passion et du besoin le plus élémentaire qui est celui de la nourriture pour aboutir au dérèglement, à l’égarement de l’esprit qui est une autosuffisance. On n’a donc plus besoin de nourriture. On trouve sa nourriture en soi-même, une auto divinisation, on se prend à l’égal de Dieu. Et si ça va trop loin, on peut faire sombrer quelqu’un dans la folie, que ce soit la folie mystique ou autre, mais une vraie folie.

 

            Evagre le Pontique a donné une magnifique description de l’acédie. C’est la toute première qu’on rencontre. Il faut voir le moine anachorète, ermite dans le désert. Il est donc seul dans sa cellule. Il y a d’autres cellules aussi à distance plus ou moins grande, parfois très grande. Et il est là tout seul et, le démon de l’acédie lance ses assauts contre lui.    Et voici ce qu’il en dit. Cette description a été reprise par après par Cassien et d’autres.

C’est très bien observé. A partir de là, j’aurai sans doute plus tard l’occasion d’entrer davantage dans la description du péril mortel qu’est l’acédie.

 

            Le démon de l’acédie qui est appelé aussi le démon de midi est le plus pesant de tous.

 

            Le démon de midi, c’est le daemonium meridianum du Ps. 90. C’est la peste qui ravage en plein midi au moment où il fait le plus chaud. Et c’est le plus pesant de tous, il est le plus lourd. Il se pose, il tombe sur les épaules du moine. Et il est là sur les épaules du moine à califourchon. Voyez, comme un petit enfant qu’on porte sur les épaules ! Et il est là et il pèse sur le moine. Rappelons-nous que c’est le démon de midi. Nous sommes dans le désert d’Egypte et là, il y fait très, très, très, très chaud. Il peut faire combien ? Jusque 50° à l’ombre, si bien que le moine est vraiment abattu.

 

            Il attaque le moine vers la quatrième heure et il assiège son âme jusqu’à la huitième.

 

            Donc, deux heures avant midi et deux heures après midi !

 

            D’abord, il fait que le soleil paraît lent à se mouvoir, ou immobile, et que le jour semble avoir cinquante heures…

 

            Voyez, ça n’avance pas ! Le temps est long, il dure, ça n’avance pas !

 

            Ensuite, il force le moine à avoir les yeux continuellement fixés sur la fenêtre, à bondir hors de sa cellule, à observer le soleil pour voir si il est loin de la neuvième heure et, à regarder de ci de là si quelqu’un des frères ne va pas arriver…

 

            Cela ne vous est jamais survenu, vous, de regarder comme ça par la fenêtre ? ça n'avance pas ! Je ne veux pas dire pour admirer le paysage, mais regarder par la fenêtre avec le regard fixé vers le haut, la journée n'avance pas !

 

En outre, il lui inspire de l'aversion pour le lieu où il est, pour son état de vie, même pour le travail manuel. Et de plus, l'idée que la charité a disparu chez les frères, qu'il n'y a personne pour le consoler...

 

Il n'y a jamais personne qui vient le voir ! C'est ça qu'il bondit hors de sa cellule pour voir s'il n'y a pas tout de même un frère qui va arriver. Mais non, personne ! Alors aversion pour le lieu : vivre dans une société pareille, eh bien ça ne vaut pas la peine. II n'y a pas de charité, voyez, la charité a disparu chez les frères.

 

Et s'il trouve quelqu'un qui dans ces jours-là ait contristé le moine, le démon se sert aussi de cela pour accroître son aversion.

 

C'est le taedium, c'est le dégoût ! Le dégoût pour le lieu, le dégoût pour les frères, le dégoût pour le genre de vie.

 

Il l'amène alors à désirer d'autres lieux où il pourra trouver facilement ce dont il a besoin et exercer un métier moins pénible et qui rapporte davantage. Il ajoute que plaire au Seigneur n'est pas une affaire de lieu. Partout en effet, est-il dit, la divinité peut être adorée.

 

Mais voilà la solution à toutes nos misères : un changement de stabilité. Il faut aller ailleurs. La au moins c'est le paradis ! Ce sont des frères, ce sont tous des saints. On y fait des choses humaines au moins, on n'est pas attelé à des besognes bêtes comme dans ce fichu monastère. Et puis d'ailleurs plaire à Dieu, ce n'est pas une affaire de lieu. C'est partout qu'on peu plaire à Dieu. Voyez la tentation !  

 

Il joint à cela le souvenir de ses proches - donc de ses parents - et de son existence d'autrefois. Il lui représente combien est longue la durée de la vie mettant devant les yeux les fatigues de l'ascèse... 

 

C'est toujours cette impression qu'il n'y a rien qui avance, qu'il n'y a rien qui bouge ! La vie, elle est d'une longueur...oh !

Maintenant, comment échapper à l'acédie ? Comment on fait, on n'en parle pas ici. D'autres en ont parlé, qui ont encore réfléchi, qui ont analysé. Plus tard j'y reviendrai.

 

Et comme on dit, le démon dresse toutes ses batteries. Voilà pourquoi le moine abandonne sa cellule et fuit le stade.

 

Voilà ! Il déserte, il capitule, il s'en va ! Toutes ses batteries !

 

Ce démon n'est suivi immédiatement d'aucun autre.

 

Pourquoi ? Parce que la tentation de l'acédie renferme à elle seule toutes les autres ou la plupart des autres. Donc ça ne vaut pas la peine qu'un autre démon arrive parce que le démon de l'acédie à lui seul connaît les astuces et les ruses de tous les autres démons.

 

Un état paisible et une joie ineffable lui succèdent dans l’âme après la lutte.

 

Lorsque on a vaincu, c'est un état paisible et une joie ineffable ! Vous comprenez après ça, mes frères, que le moine doit être un lutteur et qu'il n'a pas le droit de capituler, ni de déserter, mais qu'il est obligé de faire front et de vaincre.

Et je dois le dire encore. Je ne sais pas si vous avez été déjà en butte aux assauts du démon de l'acédie. Je n'en sais rien du tout. Mais si c'est non, laissez-moi vous dire que ce n'est pas une référence parce que le démon de l'acédie ne s'attaque qu'au moine fort. Il ne s'attaque pas aux faibles. Pour les faibles, il y a des démons plus faibles, des petites histoires de rien du tout, des  gourmandises, ces petites choses là. Mais le démon de l'acédie, c'est pour les forts.

 

 

 

Règle : 48, 52-60 : Du travail manuel.          29.11.83

Ne jamais être oisif.

 

Mes frères,

 

            Nous remarquons après l’audition de ce Chapitre 48° de la Règle qui parle de l’organisation d’une journée monastique, le travail, la Lectio Divina surtout, qu’il n’est pas question de l’Office car on sait que l’Office est là qui rythme le développement de la journée.

            Mais après avoir entendu cela, on doit se rendre à une évidence : c’est que le souci de Saint Benoît, comme le souci de nos ancêtres les plus lointains dans la vie monastique, est que le moine soit toujours occupé. Il ne peut jamais être oisif, il doit toujours avoir quelque chose à faire. Il doit toujours faire quelque chose.

            Il y a dans cette préoccupation un double aspect : un qui est plutôt de coloration négative, l’autre qui est nettement positif. Le premier d’abord : ne rien faire, être oisif, c’est creuser des trous, c’est ouvrir des brèches dans la vie du moine. Ces crevasses, elles vont s’élargir et, elles vont laisser entrer des éléments étrangers, pernicieux, destructeurs, qui sont les pensées et les démons. Un moine qui n’a rien à faire, un moine oisif est exposé à tous les dangers parce qu’il détruit la carapace de sa vie.

 

            Il faut voir l’existence du moine comme une forteresse fermée de toute part. Il n’y a qu’une seule entrée, toute petite, qui est bien gardée, devant laquelle justement le moine est en sentinelle. Il ne laisse entrer chez lui que ce qui a le droit d’entrer et il ne laisse sortir que ce qui peut sortir. Donc, il est un veilleur.

            Mais cette forteresse, elle est entourée de murailles hautes et solides, inébranlables qui sont les occupation prévues par la tradition : le travail manuel, la Lectio Divina et l’Opus Dei, l’Office Divin. Et ça, ça vaut pour la vie de chacun car Saint Benoît parle, s’adresse à chacun de ses disciples. Cela vaut pour la vie de communauté. Mais c’est symbolisé, c’est inscrit dans la pierre, c’est inscrit dans les bâtiments et c’est symbolisé par le mur de clôture.

            Cette muraille qui – symboliquement ici – empêche que n’entrent à l’intérieur du monastère les éléments qui n’ont rien à y faire, les éléments qui pourraient perturber la vie du monastère, cette muraille, cette clôture doit nous rappeler que l’existence du moine, je le répète, doit être vue comme un fortin, un fortin dans lequel on ne peut pas entrer.

           

Maintenant, si le moine n’est pas toujours occupé à l’intérieur de ce mur, il va ouvrir une lézarde. C’est çà, il n’est plus occupé, le mur est lézardé. Et alors vous voyez les intempéries, le gel, la pluie, les vents, tout ça, et cette lézarde va s’ouvrir, et la muraille va s’écrouler. Une brèche est ouverte et par là peuvent entrer tous les désordres.

            C’est très intéressant d’expliquer cela à partir de l’acédie dont nous a parlé Saint Benoît parce que l’acédie, c’est la tentation qui porte le moine à franchir le mur, à sauter le mur, à faire le mur comme on dit. Mais comment va-t-il faire le mur ? Mais en y ouvrant une brèche. Il ouvre sa brèche en ne faisant rien.

N'oublions pas, c'est une chose qu'on oublie. Et naturellement aujourd'hui on n'en parle jamais. On n'ose pas en parler parce que quand on en parle, on se fait passer pour un être ridicule. C'est vraiment ça ! Comme un être dépassé, d'un autre âge. N'oublions pas donc que c'est le combat du moine contre un être, un être mauvais que nous pouvons appeler le satan, le démon, l'adversaire, l'ennemi, n'importe quoi ?

 

Aujourd'hui, même dans le monde monastique, on n'y croit plus. On croira à la psychologie des profondeurs. C'est très bien tout ça, croire à la psychanalyse, croire à tout ce qui peut analyser les profondeurs. Tout ça, c'est vrai ! C'est juste ! Mais on en reste là et on ne croit plus qu'il existe un être qui est anti-Dieu, et qui est anti-homme. Je pourrais encore vous raconter une histoire récente extraordinaire à ce sujet-là. Mais je ne le ferai pas parce que peut-être que vous ne le croiriez pas ? Pourtant il y a eu des témoins. Et c'est très, très révélateur.

Alors Saint Benoît, lui, à la suite de toute la Tradition, savait très bien que la lutte du moine est une lutte contre les démons. Et c'est pour ça qu'il ne faut pas qu'un seul instant de sa vie le moine ne soit pas en état d'alerte. Les anciens ici se rappellent peut-être, surtout les anciens militaires, qu'il y avait vers la fin des années 30 différents états d'alerte parce qu'on s'attendait à la guerre. Il y avait le pied de paix renforcé, puis l'état d'alerte à différents degrés jusqu'au moment où la guerre éclate.

Eh bien le moine, lui, comme il est un guerrier, il est toujours en état d'alerte. Il est toujours sur un état de pied de paix renforcé. Il s'attend à quelque chose. Il est toujours combattu et il doit toujours riposter. Donc cette forteresse, ne l'oublions pas, c'est d'être occupé. Mais ça, c'est un aspect de coloration négative.

 

Voyons maintenant le positif ! Mais le positif, il doit être occupé pourquoi ? Mais parce que le moine est à l'image de Dieu son Père qui, lui, est toujours, occupé. Ce n'est pas dit explicitement, mais c'est omniprésent et dans ce Chapitre et dans toute la Règle. Le Christ dit : Mon Père, lui, jusqu'à maintenant il est au travail. En latin, voyez : usque modo operatur. Operatur ça se comprend facilement : Il est en train d’œuvrer.

Il y a des termes éloquents dans la Règle de Saint Benoît qui se rapportent à cette affirmation du Christ. Il dit en latin encore : iniungatur ei opus quod faciat,  48,56. Il faut lui prescrire un opus qu'il devra faire, une oeuvre qu'il devra faire, un travail certainement.

Et puis nous avons le grand travail du moine qu'est l'Opus Dei. Donc vous avez l’operari de Dieu et à notre niveau il y a l'opus du moine, l'opus manuum et l'Opus Dei. Et la Lectio elle-même est un Opus. Et en étant toujours ainsi en état d'ouvrage, en état de travail, en état d’œuvre, toujours à pied d’œuvre et en train d’œuvrer, mais le moine est à l'image de son Père qui, lui, est toujours en train de travailler. La similitudo Dei, donc la ressemblance avec Dieu, elle se retrouve jusque dans l'organisation de la journée monastique.

 

Voyez donc cela ! Cela nous montre que notre vie n'est pas quelque chose qui nous regarde, nous seulement. Chaque vie de moine est comme un miroir dans lequel Dieu se regarde et Dieu se reconnaît. Le moine oeuvre toujours parce que son Père oeuvre toujours. Et en oeuvrant toujours comme son Père, il est a l'abri de toutes les tentatives qui pourraient contrer l’œuvre que Dieu veut opérer à l'intérieur du moine et grâce à lui.

Ainsi, mes frères n'oublions pas que nous sommes responsables les uns des autres. Le moine négligent, donc le moine qui perd son temps, le moine oisif comme Saint Benoît le disait hier, il est sibi inutiles, 48,45, il est inutile pour lui-même. Il se fait du tort à lui-même d'abord parce que il ouvre une brèche dans la muraille de sa vie, brèche par laquelle le démon et tout le reste peuvent entrer. En plus de cela, il égare les autres, dit Saint Benoît. Alios distollit 48,46, il les égare, il les disperse, il les dissipe.

Et un moine acediosus ainsi, il doit être traqué. Saint Benoît disait hier qu'on allait mettre à ses trousses des gendarmes, des seniores.  Et si on en trouve un, alors gare à lui. Il faut le reprendre parce que ça ne peut pas arriver. C'est la même chose qu'une cinquième colonne dans une armée. Pendant la guerre existait c'e qu'on appelait la cinquième colonne. C'étaient des, appelons ça des soldats qui s'infiltraient dans le pays et puis qui démoralisaient les gens. C'était très, très efficace !

 

Il paraît que les Russes pour l'instant - c'est la révélation d'un déserteur Russe qui faisait partie de ce corps d'élite - ils ont des milliers d'hommes spécialement formés pour ça. Ils parlent parfaitement nos langues, ils sont déjà au courant de tout pour que le moment venu, ils soient ici pour tout démonter, tout démoraliser. Si bien que alors les troupes russes peuvent arriver et tout est en place pour les accueillir.

Eh bien, le moine négligent, paresseux, qui perd son temps, c'est un homme de ce genre dans une communauté. Donc faisons bien attention d'être fidèles ! Je sais bien, c'est pas facile, c'est dur, ça demande de l'énergie, ça demande du courage. Mais le moine est un homme courageux parce que, voilà, il est appelé par le Christ. Il doit combattre. C'est sa vocation dans l'Eglise et dans l'humanité.

 

Règle 50 : Au loin ou en voyage ?                 01.12.83

          L’heure de l’Opus Dei.

 

Mes frères,

 

A travers ce chapitre nous remarquons combien la Règle de Saint Benoît est concrète et vivante. Saint Benoît s'est trouvé devant le cas où des frères à leur corps défendant ne pouvait se trouver avec les autres à l'église au moment où se célébrait l'Opus Dei. Ils étaient soit au travail dans un lieu éloigné du monastère, soit en voyage. Il devait donc prendre des dispositions.

Mais à travers un détail que nous trouvons ici dans le texte apparaît la nature de l'Opus Dei. Saint Benoît insiste sur l'heure. Il dit hora competenti, 50,4, à l'heure convenue, à l'heure c'est à dire qui s'adapte, à l'heure qui convient. Et ailleurs il dit horae constitutae, 50,9, ce sont les heures qui ont été établies. Cet accent qui est mis sur l'heure nous fait comprendre, si nous voulons bien réfléchir, que l'Opus Dei est avant tout une affaire de la communauté.

Donc, à certaines heures fixées par la Tradition depuis les origines apostoliques, depuis l'époque du Christ d'ailleurs, depuis le culte du Temple, à certaines heures le Corpus monasterii comme tel est appelé à se rassembler, à se présenter devant Dieu. Le Corps de la communauté à ce moment prie Dieu, implore Dieu, chante les louanges de Dieu, pleure devant Dieu. Et ce Corps agit comme si il était un.

 

Et en fait il est un, car il est une Eglise, une Eglise locale. C'est à dire, comme le mot Eglise signifie, l'indique, une assemblée appelée, une assemblée convoquée. Cette Eglise locale qui est une cellule de la grande Eglise, elle s'adresse à Dieu, elle se nourrit au contact de Dieu. Elle respire, elle se développe parce que à ce moment-là elle entre en communion avec son créateur qui est Trinité, qui la constitue comme Corps, et qui donne vie à chacune des cellules de ce Corps, donc à chaque moine.

C'est chaque cellule du Corps qui prie, qui invoque Dieu, qui se tient devant Dieu. Mais la cellule n'est pas indépendante. Elle ne peut pas se soustraire au Corps. Et cela, nous le comprenons à travers ce détail sur lequel insiste Saint Benoît : c'est l'heure. C'est l'heure où la communauté, où le Corps prend conscience qu'il est un Corps parce que à ce moment-là il est devant Dieu comme une unité.

Ceux maintenant qui sont au loin ne sont pas pour autant séparés du Corps. Aux mêmes heures ils réagissent comme le Corps. Ils vont donc eux aussi aggere opus Dei comme dit Saint Benoît, 50,6. C'est très difficile à traduire. En français on dit : Ils accomplissent l'Oeuvre de Dieu. Je pense que dans le mot aggere il y a plus.  

 

On le trouve deux fois dans ce chapitre et la seconde fois la traduction l'a escamoté. Ils le diront, est-il dit. Mais dans aggere il y a davantage. C'est une action, c'est un travail, c'est un labeur, c'est une oeuvre. Cela demande un effort, cela demande de l'énergie. On doit s'oublier à ce moment. On doit y mettre du sien, non seulement son cœur mais aussi son corps.  

Saint Benoît le dit ici aussi, un détail. Il le dit à propos de ceux qui travaillent au loin, flectentes genua, 50,7, Ils doivent fléchir les genoux. Cela, on le remarquait auparavant - c'était d'ailleurs très beau - chez les frères convers. Lorsqu'ils entendaient sonner l'Office, lorsqu'ils travaillaient ensemble, qu'ils étaient plusieurs - on le voyait surtout pour ceux qui étaient là au jardin - ils se mettaient en deux rangs puis ils commençaient à réciter leurs pater et leurs gloria mais en s'inclinant aux gloria. Voilà, toutes les postures que les moines observaient à l'église, ceux qui étaient hors de l'église, les frères, ils les observaient au lieu de leur travail.

 

Alors - et je pense aussi que c'est très important - on a le sens de l'Office dans la mesure où on a le sens de la communauté. Parce que l'Office, c'est une affaire de la communauté et je fais partie de la communauté. Si je n'ai pas le sens de la communauté, si je ne me sens pas bien à l'intérieur de la communauté, je n'aurai pas du tout le sens de l'Office. Et nous voyons encore qu'il n'est pas permis de s'absenter de l'Office sans raison sérieuse. Je dirais même sans raison grave.

Ici on pourrait là-dessus - mais je n'ai pas le temps - parler de la question des frères convers à l'origine de l'Ordre et aujourd'hui, car la question rebondit. Il paraît qu'elle va être reposée ouvertement au Chapitre Général : Faut-il en parler dans les nouvelles Constitutions quand en principe ils ont été supprimés par Rome ?  

Eh bien, ces frères convers, c'était justement pour permettre aux moines d'être là présent comme Corps devant Dieu au moment où il fallait le louer. Ils étaient libérés de travailler au loin. Ils étaient donc toujours sur place. Ils vivaient dans le claustrum et alors ils étaient toujours disponibles pour prier Dieu. Et les tâches, les tâches matérielles qui devaient s'accomplir à des endroits éloignés étaient confiées à d'autres.

 

Règle : 51. Ne partir qu’à faible distance.      02.12.83

          Manger ou prendre un verre dehors ? 

 

Mes frères,

 

Il y aurait beaucoup de choses à dire au sujet de ce petit chapitre, même des choses très intéressantes, comme toujours lorsqu'on veut creuser et essayer de retrouver la source à laquelle Saint Benoît lui-même s'est abreuvé pour résoudre les petits cas pratiques qui se présentent dans un monastère. Nous pouvons nous demander quelle est la charge spirituelle qui est sous-jacente à une présentation qui nous paraît aujourd'hui quasiment dépassée.

 

Voyez ! On part en voyage et on rentre le jour même. Mais on ne se permettra pas de manger au dehors, même si on est instamment invité par un ami ; il ne s’agit pas de s'arrêter en cours de route pour aller prendre une tasse de café le long de l'autoroute et de discuter le coup !

 

Mais ce ne sera pas pour ce soir car nous devons encore répéter notre Introït de dimanche.

 

 

Récollection du mois de décembre.                03.12.83

          L’humilité de Dieu.

 

Mes frères,

 

Dimanche dernier est entré en vigueur le Nouveau Code de Droit Canonique. C'est un événement de taille qui con­cerne directement l'Eglise Catholique mais qui par ricochet intéresse également l'humanité entière. Or cet événement est inconnu de la quasi totalité des hommes. A l'intérieur de l'Eglise elle-même, il n'intéresse pour l'instant qu'une minorité de spécialiste. Reconnais­sons qu'il est passé à peu près inaperçu, et rien n'a change.

Remarquons qu'il en a été exactement de même pour l'Incarnation du Verbe de Dieu. Or c'était bien là l'événe­ment le plus extraordinaire qui se soit jamais produit, qui puisse même se produire ou être imaginé : Dieu deve­nant homme. Dès cet instant les perspectives les plus fantasti­ques s'ouvraient devant les hommes. Les espoirs les plus fous étaient permis car si Dieu était devenu homme, l'hom­me enfin allait pouvoir réaliser son rêve de devenir Dieu.

Or, cette Incarnation de Dieu, elle s'est faite dans l'obscurité, devant quelques rarissimes témoins. Et tout a continué comme avant. Le lendemain n'était pas différent de la veille. Et pourtant, l'univers avait basculé dans une autre direction. Il était arraché à la pente de la dégradation et était lancé vers l'infini de la résurrection et de la transfiguration. Et personne ne s'en doutait. Telle est, mes frères, l'humilité de Dieu...

 

Nous devons savoir que notre Dieu jamais ne sonne de la trompette lorsqu'il réalise une merveille de beauté et d'amour. Dieu opère dans le secret. Et il en est ainsi encore aujourd'hui lorsqu'il fa­çonne la sainteté dans un homme. Il éprouve comme le besoin de cacher son chef d'oeuvre. On dirait qu'il a peur de se produire. Et pourtant il est Dieu. A notre regard, il y aurait comme une contradiction entre le fait d'être Dieu et l'autre fait non moins évident de ne pas paraître comme Dieu.

Saint Bernard vient encore de nous le dire. Trois ma­nifestations de Dieu : une première dans l'inconnu. Une dernière où là naturellement il devra apparaître comme étant notre vie mais aussi notre juge. Et dans l'entre deux, Dieu qui à l'intérieur des hommes travaille, les transforme même et surtout lorsque ces hommes ne le re­marquent pas.

Pourquoi ? Mais s'ils le remarquaient, ils sont telle­ment dépravés, ils sont tellement mal tournés à cause du pé­ché qu'ils s'imagineraient que c'est eux-mêmes qui opèrent et non pas Dieu. L'incognito de Dieu fait partie de son mystère.

 

Mes frères, le Temps de l'Avent et le Temps de Noël prennent ainsi une valeur d'éternité. Ils surplombent no­tre durée. Ils sont de toujours. Pourquoi ? Parce qu'ils sont le Temps de l'humilité de Dieu. Dieu travaille. Dieu prépare. Dieu s'incarne et Dieu avance vers l'instant où soudain il éclatera dans sa gloire au regard alors de tous les hommes, ressuscité et vivant. Nous ne pouvons pas imaginer ce que sera ce moment. N'essayons même pas, c'est inutile. La seule chose qui est certaine c'est qu'il arrivera et qu'il est en route.

Et une chose non moins certaine, c'est qu'à l'inté­rieur de notre être déjà il se prépare, déjà il est prépa­ré plutôt, car il est l'oeuvre de Dieu. Et le moine, il vit ce Temps de Dieu. Ce Temps de l'humilité de Dieu, il le vit chaque jour jusqu'à la fin, jusqu'au dernier jour, jusqu'à son dernier souffle. Et il le vit dans l'effacement et le silence de son désert. Mais il sait très bien que en lui habite la lumière. Et cette Lumière, il la voit, il s'en nourrit et son cœur est comblé. Que lui faut-il de plus ? Il est déjà trans­porté au-delà du temps. Ce moment de l'apparition glorieuse de son Dieu, de son Christ, il en reçoit les prémices.

Et dans sa toute petite personne, c'est l'humanité entière ramassée dans cet atome d'humanité qu'est le moine qui goûte à ces prémices. Là encore un signe de l'humilité de notre Dieu : cela se fait et personne ne le remarque, et personne ne le sait. Voilà, mes frères, un des aspects de notre vocation, de ce à quoi nous sommes appelés, de ce que nous vivons déjà dans notre fidélité, et qui est notre récompense, qui est notre joie, et qui est viatique pour l'humanité toute entière.

 

Règle : 53, 33-54. La réception des hôtes.     05.12.83

          Etre au service les uns des autres.

 

Mes frères,

 

En entendant ce passage de la Règle qui concerne la gestion de l'hôtellerie, une chose m'a frappé. C'est que chaque fois que Saint Benoît parle d'un chef d'emploi, il énumère les qualités que doit avoir ce frère pour s'acquitter convenablement de la mission qui lui est confiée. Ces qualités sont toujours en rapport avec ce qui lui est demandé. Il faut donc l'homme qui convient à la place qui convient. On ne peut pas mettre n'importe qui n'importe où. Dans une Abbaye, on n'est pas des pions interchangeables.

Pour l'hôtelier, il énumère une seule qualité qui est la crainte de Dieu. Il dit : frater cuius animam timor Dei possidet, 53,46. C'est impossible de traduire littéralement. On le rend  ici par : un frère dont l'âme serait remplie de la crainte de Dieu. C'est beaucoup plus fort que cela ! C'est la crainte de Dieu qui possède l'âme de ce frère. Voilà donc un cas de possession qui n'est pas diabolique. C'est la crainte de Dieu qui possède l'âme de quelqu'un.

Mais pourquoi cette seule qualité chez l'hôtelier ? Mais parce que elle inclut les autres. Mais je ne vais pas m'attarder là-dessus aujourd'hui, ce sera pour une autre occasion. Je veux dire seulement que Saint Benoît définit les qualités que doit avoir l'Abbé par exemple, le Prieur, le sonneur, le cuisinier, le Maître des novices, l'infirmier, le portier, le lecteur, enfin j’en oublie encore certainement, et chaque fois Saint Benoît donne la note qui convient.

 

Cela nous prouve que la Règle n'est pas l'oeuvre d'un néophyte. Elle est le fruit d'une très longue expérience et d'une parfaite connaissance des hommes. On n'en fera pas croire à Saint Benoît. Il se connaît lui-même et il connaît ceux avec lesquels il a vécu. Et ce sont des hommes avec des qualités mais aussi avec des limites. Saint Benoît a le sens de l'organisation.

Dans son monastère, au moment où il met sa Règle au point, il a des possibilité à l'intérieur de son monastère. Ce n'est pas un petit groupe où il faut bien faire avec ce qu'on a. Non, il peut choisir. Nous voyons que sa Règle est éminemment pratique. Saint Benoît pense à tout. Il a pensé à tout, à tout ce qui de son temps s'offrait pour qu'un monastère puisse vivre, prospérer et répondre à ce que Dieu attend.

Mais en dessous de toutes les qualités, de toutes maintenant, il y a un dénominateur commun. Et ce dénominateur commun, c'est la notion de service. La vie monastique, elle est basée et elle est construite sur le service. Tous les frères à commencer par l'Abbé sont au service les uns des autres. Et celui qui reçoit à l'intérieur de la communauté une charge, une fonction, un office, celui-là il doit se rappeler qu'il est à ce poste pour servir les autres.

 

Il doit laisser apparaître dans sa vie concrète une conformité de plus en plus grande avec la personne du Christ qui est venu non pas pour être servi mais pour servir. Et servir, ça veut dire : donner sa vie. C'est perdre sa vie. Et perdre sa vie, ça se traduit aussi par perdre son temps. Attention! Je veux dire un temps que l'on pourrait consacrer à des occupations plus enthousiasmantes, dans lesquelles on ferait des choses qui plaisent, et des choses, voilà, qu'on goûte, des choses qu'on aime.

Mais non ! On ne dispose pas de son temps pour cela. Il faut donc perdre son temps, la disponibilité de son temps qui est mis à la disposition des frères. C'est cela servir, donner sa vie, donner son temps !

 

Voilà par exemple de petites choses au hasard dans la Règle de Saint Benoît, à propos de l'Abbé, où il dira : il doit : multorum servire moribus, 2,85. Il doit se mettre au service des caractères, des moeurs, des tempéraments de beaucoup d'hommes. Pas seulement de un ou deux, mais de tous ceux qui sont là, avec lesquels il vit et que le Christ lui a confié. Donc servir !

Il dira aussi, Saint Benoît, ça vaut pour l'Abbé, ça vaut pour tous. Je le dis d'abord en latin pour ceux qui comprennent : nullus  quod sibi utile judicat sequatur sed magis alii, 72,10. Nul ne recherchera ce qu'il juge utile pour soi, mais bien plutôt ce qui l'est pour autrui. C'est cela, le service c'est rechercher, donc il y a là une, comment dirais-je ? une intention. C'est traduit par chercher en français. En latin il utilise le mot sequatur, c'est suivre.

Donc, ce qui m'apparaît utile pour moi, mais je vais me sentir attiré vers cette chose. Je vais donc la suivre, la poursuivre pour essayer de l'atteindre. Je vais donc la rechercher. Donc lorsqu'on dit rechercher en français,  c'est bien traduit. Cela marque le mouvement qui me porte vers ce qui m'est utile. Eh bien, ça, je refuse !  

 

Je vais plutôt me sentir - mais ceci dans une position de foi et de charité, donc c'est d'ordre surnaturel - je vais m'arranger pour suivre ce qui est plutôt utile aux autres. Cela vaut en premier chef pour l'Abbé, ceci, c'est certain. Mais cela vaut aussi pour chacun d'entre nous et surtout pour ceux qui sont en charge. On n'est pas en charge pour soi, on est en charge pour les autres.

Et Saint Benoît dit ailleurs aussi quelque chose qui peut rendre possible ce service. C'est à propos de l'humilité. Voyez ! Il faut être humble pour ça. Omnibus se inferiorem et viliorem intimo cordis credat affectu, 7,138. Il faut donc au plus intime de son coeur être persuadé qu'on est inférieur à tous. Et c'est juste ! Il m'est impossible de servir les autres, il m'est impossible de choisir ce qui leur est utile, et de sacrifier mes avantages à moi, si dans l'intime de mon coeur je ne juge pas les autres supérieurs à moi. Je leur suis inférieur qui que je sois. Donc ce service en communauté, c'est quelque chose qui n'est pas naturel.

Ce n'est pas spontané en nous, ça va au-delà. Nous devons permettre au Christ de vivre en nous et par nous ce service qui est le motif principal de l'incarnation de Dieu. Le Christ est venu non pas pour nous donner, mais il est venu pour se mettre à notre service jusqu'à donner sa vie pour nous. Donc, dans le monastère, il doit en être ainsi. Mais ça, ce n'est pas naturel. C'est le Christ qui doit le vivre en nous. Et nous devons le lui demander. Saint Paul le résume aussi d'une autre façon en disant : Portez les fardeaux les uns des autres et ainsi vous accomplirez la Loi, la grande Loi du Christ, la raison d'être de la vie du Christ. Porter les fardeaux les uns des autres, donc servir.

 

Voilà, mes frères, c'est ainsi que la paix règnera dans un monastère, cette paix qui est la grande devise de l'Ordre Bénédictin. Mais pourquoi ? Mais parce que la vérité règne alors en maîtresse. Chacun est à sa place. Chacun se juge inférieur aux autres. Chacun est au service de tous les frères. Et ainsi, chacun est dans sa vérité. Chacun possède la paix dans son coeur et cette paix, alors, est la respiration, l'atmosphère et la beauté de toute la communauté.

Voilà, mes frères ce qui m'a frappé en entendant cette petite lecture. Et vous voyez que dans la Règle de Saint Benoît on dit toujours la même chose. Mais c'est un thème unique, unique mais qui est repris d'un nombre infini de variations. Et c'est toujours le thème de l'amour. Il faut savoir aimer.

 

­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­Règle : 54. Peut-on recevoir quelque chose ?    06.12.83

          Il n’est pas licite !

 

Mes frères,

 

            Nous voyons aujourd'hui dans ces quelques mots mise à nu l'âme de Saint Benoît. Cela me fait penser à cette exclamation de l'Epître aux Hébreux : que la Parole de Dieu est plus aiguë, qu'elle est plus pénétrante qu'un glaive à deux tranchants. Et il est horrible de tomber entre les mains du Dieu vivant ! L'impression que je ressens, le mot qui monte spontanément en moi est celui de férocité.  Saint Benoît est féroce.

Oui, il est intraitable lorsqu'il s’agit de préserver ou de garantir la pureté de la vie monastique. Il ne transige pas, il n'accepte aucun compromis. C'est partout comme ça dans sa Règle, mais ça apparaît aujourd'hui dans toute la force de conviction qui habite l'âme de Saint Benoît. Attention ! Saint Benoît n'est pas un législateur à cheval sur des principes abstraits. Tout ce qu'il nous dit épouse le mouvement de la vie et dirige cette vie dans une direction : la rencontre de Dieu.

C'est pourquoi Saint Benoît allie à une rigueur extrême comme nous l'entendons maintenant, une immense bonté et une admirable discrétion. Saint Benoît sait très bien qu'il a à faire à des hommes faibles, des hommes pécheurs, mais des hommes qui sont appelés par Dieu, qui sont amplis de bonne volonté et qu'il faut défendre contre leur propre faiblesse.

 

Car ce que Dieu leur propose est tellement beau que l'homme ne parvient pas à le croire. Il ne sait pas le concevoir. L'Apôtre Paul use parfois - je l'ai encore remarqué ce soir en lisant quelques versets de l'Epître aux Ephésiens - il use de termes hyperboliques pour bien montrer que tout ce que Dieu nous propose est inaccessible, ça dépasse tout entendement.

 Alors l'homme se trouvant quelque chose qui le dépasse, mais il ne sait pas trop que faire et il va, pour trouver la sécurité, se replier sur ce qu'il est. Et il aura une certaine peur devant Dieu, une crainte à s'ouvrir à ce que Dieu lui demande et à ce que Dieu lui propose et lui offre. Nous sentons ça très bien chez Saint Benoît, et encore aujourd'hui. Car le fond de l'affaire, ça touche ici à la vie monastique comme telle.   

Donner ou recevoir, c'est comme il le dit ailleurs : quasi libera potestate, 63,6. C'est très difficile à traduire ! C'est faire comme si on avait le droit de poser n'importe quel acte, comme si on était libre de faire tout ce qu'on désire, comme si on avait un libre pouvoir de disposition : libera potestate, et user de cela.

 

Il a cette sentence à propos de l'Abbé. Mais comme l'Abbé est l'exemplaire de ce que devrait être les moines, ça redescend alors sur chacun des frères. Le moine donc ne peut ni recevoir ni donner sans passer par l'Abbé. Agir autrement, c'est inadmissible pour un moine. Pourquoi ? Parce que ce serait un détournement, ce serait une rapine. Pourquoi ?

Le moine a embrassé librement, il n'a pas été forcé. Il a accepté, c'est libre ; il a embrassé la condition d'esclave, ce que Saint Paul appelle la forma servi. Il le fait à la suite du Christ qui a été le premier à se faire le serviteur, le dulos, le servus, l'esclave de tous. Mais s'il est esclave, il ne possède plus rien. Il ne se possède même pas lui-même.

Dans l'antiquité, l'esclave était comme on disait dans le monde grec : il n'avait pas de visage. Il n'avait pas de personnalité. Il n'avait aucun droit. Il n'était pas. Il ne possédait rien. Il ne se possédait pas lui-même. Il était l'objet, la chose d'un autre. Le moine, par rapport à Dieu, s'est placé dans cet état. Cela revient combien de fois encore dans la Règle de Saint Benoît, et dans l'Evangile surtout dans les Epîtres des Apôtres qui ont réfléchi sur cette condition de l'homme,  maintenant du chrétien, face a Dieu.

 

Mais il ne possède plus rien, il ne se possède pas lui-même, le moine. Saint Benoît dit, il le dit a différents endroits. Par exemple à propos du novice qui se donne à Dieu. S'il a, dit-il, quelques res, donc quelques biens, il doit d'abord les distribuer aux pauvres ou bien l'attribuer au monastère sans rien se réserver : nihil sibi reservans ex omnibus, 58,59.

Le texte latin est toujours beaucoup plus percutant : Il ne se réservera rien de tout, c’est à dire de tout ce qu'il avait : rien, rien, rien. Il y a ici une inclusion par opposition. Le premier mot c'est rien, le dernier mot, c'est tous : nihil omnibus. Il n'y a plus rien pour lui là dedans. Alors, dit-il, ça va même plus loin. Dès cet instant il ne peut plus même disposer de son propre corps. Il n'a plus la potestas, 58,60. C'est le même mot que tantôt de son propre corps. Donc il ne s'appartient plus.

Saint Benoît dira alors, lorsqu'il parle de la pauvreté, il dira la même chose qu'ici. Voyez que Saint Benoît se répète. Mais dans le chapitre 33, il pose le principe tandis qu'ici il voit une application de ce principe. Que personne n'ait la témérité de rien donner ou recevoir sans l'autorisation de l'Abbé, absolument rien ! Il n'a même pas en propre son corps, ça va jusque là !

 

C'est donc une nuditas extrême, la nuditas facultatum des anciens. Il est donc tout a fait nu. Il n'a plus le droit de disposer de quelque chose. Il n'en a même plus la possibilité puisqu'il n'a plus rien. Il ne se possède même plus lui-même. Donc vous comprenez, le fait de recevoir ou de donner derrière l'Abbé, sans passer par l'Abbé, c'est une contradiction avec l'état monastique. C'est une régression. On n'est plus moine quoi ! On se comporte comme un séculier. On n'est plus à sa place dans un monastère. On trahit son état. On n'est plus dans sa vérité. On a raté sa vocation. C'est tout cela que ça veut dire ! Voyez, ça touche à l'essence même de la vie monastique !

Et nous retrouvons alors dans ces paroles de Saint Benoît deux composantes essentielles quo Saint Benoît entend sauvegarder : d'abord que le moine appartient à Dieu. Comme je viens de le dire, il appartient à Dieu qui désire devenir tout pour ce moine et tout par ce moine. Saint Benoît use aussi du mot omnia, omnibus, du mot tout. En français, on l'a laissé comme ça : tout. C'est au singulier. En latin, la plupart du temps c'est au pluriel. Cela montre que toutes les choses qu'on a, il faut toutes les laisser tomber. Or Dieu veut devenir omnia au pluriel. Il veut devenir toutes choses pour le moine et toutes choses dans le moine. Tout, il veut occuper toute la place.

Cela veut dire que la divinisation, elle exige un radicalisme absolu. Il faut être vidé, mais vidé de tout et de tout. Voilà, c'est le vide absolu. On ne dispose plus de rien, ni de son corps, ni de sa volonté, ni de ses talents, ni de son imagination, ni de ses pensées, de rien. Tout ça est devenu la propriété de Dieu qui va le prendre pour lui, et qui va le faire sien, lui. Voyez ! Lorsque le moine se donne ainsi à Dieu, qu'il appartient a Dieu, il participe, il va participer à ce qu'est Dieu. Il n'y a pas d'autre route.  

 

Alors la seconde composante, c'est que le moine, encore une fois, est un serviteur. Nous en avons encore parlé hier. Serviteur, même jusqu'à être esclave mais dans le sens le plus noble du terme, comme Moise était le serviteur de Dieu, comme David était le serviteur de Dieu, comme Jésus était le serviteur de Dieu. C'est dans le même sens. Il est donc en excellente compagnie.

Et il sait ainsi que il n'existe plus pour lui, qu'il est inexistant pour lui, mais qu'il existe uniquement pour les autres. Et ainsi appartenant aux autres, vivant pour les autres, recevant des autres le meilleur de ce qu'il est, donc tout ce qu'il est, il réalise son état de moine et il parvient à cette béatitude que rien ni personne ne peut altérer parce que devenant fils de Dieu et participant à la nature de Dieu de façon toujours plus vivante, plus intense, il goûte la propre béatitude de Dieu.

 

Règle : 56. De la table de l’Abbé.                09.12.83

          La table où l’on mange.

 

Mes frères,

 

Voici une prescription qui sonne bien étrange à nos oreilles : l'Abbé qui ne prend jamais son repas avec les frères, mais toujours avec les hôtes. Notons la présence du petit mot semper, 56,3. Il n' y a aucune exception. Mais que faut-il entendre par la table de l'Abbé ? Le mot mensa, 56,2, vient d'un verbe latin mando qu'on trouve dans manducation, qui signifie mastiquer, mâcher, manger. La mensa, c'est donc la table où l'on mange, pas la table où l'on travaille. On retrouve cette racine dans le mot français commensal.

Maintenant, voyons le déroulement de la pensée. L'Abbé prend son repas à une table avec les hôtes. On est ce qu'on mange. On mange tous les mêmes aliments, on devient tous le même. On devient un. La table où l'on mange est donc le lieu d'une communion, d'un partage de la même vie et d'une croissance dans la même vie. Allons encore un peu plus loin ! L'Abbé dans le monastère tient la place du Christ pour les frères, mais aussi pour les hôtes qui viennent dans le monastère. Les hôtes, de leur côté sont le Christ en personne que l'on reçoit.

Voici donc l'Abbé, ou si vous voulez, voici le Christ tête du monastère qui reçoit à sa table ses propres membres. Cette table de l'Abbé est donc une image très vivante de la table eschatologique du repas dans le Royaume de Dieu où nous sommes tous assis à sa table partageant sa nourriture qui est sa propre personne et devenant tous intégrés à Lui, devenant des dieux. 

 

Mes frères, pour comprendre une prescription comme, celle de Saint Benoît qui parait aujourd’hui bien démodée, bien dépassée, nous devons toujours appliqué le principe qui est à la base de la Règle : c'est la foi ! C'est donc une approche des choses matérielles, des choses concrètes qui n'est pas d'ordre technologique, mais qui est une approche surnaturelle.

Tout ce que nous faisons, tout ce que nous vivons est animé d'un esprit qui est l'Esprit même de Dieu qui à travers les réalités matérielles construit quelque chose d'autre qui est éternel, et qui est son Royaume, l'instant où il sera tout en toute chose. Notre vie dans ces détails est donc un livre où nous pouvons lire une parole que nous pouvons entendre et que nous pouvons déchiffrer.

Voilà, mes frères, cette petite leçon que nous pouvons retenir pour aujourd'hui. Retenons que à cette table de Dieu à laquelle nous sommes invités, à laquelle nous participerons un jour, à laquelle nous participons déjà tous les jours au cours de notre Eucharistie, nous devenons un avec Dieu. Mais au même moment, chacun de nous arrive au sommet, à la cime, au faite de son identité personnelle la plus belle.

 

Règle : 57. Des artisans du monastère.          10.12.83

Qu’est-ce qu’un artisan ?

 

Mes frères,

 

Nous remarquons ici encore la sévérité, pour ne pas dire la dureté, de Saint Benoît. 0, ce n'est pas qu'il se laisse glisser sur la pente de son tempérament. Mais c'est un saint. Il veut protéger les frères contre leur faiblesse. Il n'est pas un homme timoré qui voit du mal partout. Mais c'est encore une fois je le répète un saint. Il est donc très lucide sur la qualité des hommes.

Il sait tout, comme le Christ, ce qu'il y a à l'intérieur de l'homme et que sous la meilleure bonne volonté il y a toujours une trappe qui peut s'ouvrir et dans laquelle tomberait le frère. Il sait combien la chair est prompte à reprendre ses droits. Et si vous voulez voir, rien que dans la première phrase, il y a une file de réticences.

D'abord on observe deux si. C'est beaucoup plus marqué dans le texte latin que dans la traduction française. Si il se trouve des artisans dans le monastère, puis si l'Abbé leur permet. Si il y a des artisans dans le monastère, c'est un hasard !

On n'a pas couru derrière. On n'a pas inséré dans les journaux une annonce : Monastère de Saint Remy, situé cadre magnifique des Ardenne, cherche des frères qui voudraient exercer la profession de vacher, par exemple. Mais oui ! Ou de menuisier, ou de cuisinier. Non ! C'est le Christ qui les appelle. Il appelle n’importe qui. Et puis, il faut encore que l'Abbé remarque qu'ils sont là et qu'il y prenne intérêt : Si l'Abbé leur permet ! 57,4. Et il faut, oui, encore la permission de l'Abbé, sinon pas question d'exercer son art ou son métier. Et il est certain que l'Abbé aura bien pesé la chose.

Et si enfin cette permission est donnée, il faudra encore que le frère fasse son métier en toute humilité. Oui, ça se fera dans l'obéissance. Il ne devra pas s'imposer. Ce devra donc être déjà un moine éprouvé. On ne va pas de suite installer un novice qui aurait une profession, que sais-je moi ? Il pourrait être plombier zingueur par exemple. On ne va pas lui dire : « Maintenant vous allez entretenir toutes les toitures de l'Abbaye. » Non n'est-ce pas ! Il doit avoir fait ses preuves avant. Et malgré cela Saint Benoît aura encore peur. Il connaît très bien la faiblesse des hommes.

 

Mais nous pouvons aussi nous demander ce que c'est qu'un artisan pour Saint Benoît ? Il utilise le mot artifex. Cela dit plus que le mot artisan. C'est celui qui exerce un art. Mais qu'est-ce que c'est qu'un art ? Le mot art, ars en latin vient, dérive d'un mot grec qui signifie la vertu, la capacité. Ce sera donc la finesse, l'habileté, le savoir faire, l'industrie, l'ingéniosité et puis la technique. Et finalement ce sera la profession, ce sera le métier.

Tout cela, c'est l'art, mais à partir d'une vertu. Rappelons-nous que dans le Livre - je ne sais plus lequel - de la Thora, on doit trouver des hommes capables de construire la tente de réunion puis tous les objets de cette tente. Et on fait appel à quelques artisans sur lesquels repose l'Esprit du Seigneur. Il y a en eux une vertu. Il y a en eux une force. Il y a un génie qui les habite. Tout cela c'est l'art.

Et l'artisan, c'est celui qui est donc, je ne dis pas génial, mais qui a tout de même quelque chose qui lui permette d'exercer son métier avec profit. Il a des aptitudes spéciales pour telle chose. Ce sera donc aujourd'hui, ce sera disons un technicien, un spécialiste, un homme qualifié.

 

A l'époque de Saint Benoît, ça regardait surtout les métiers manuels : ceux qui travaillaient le fer, qui travaillaient le bois, qui travaillaient la toile. Cela pouvait être aussi des calligraphes. Mais on travaillait surtout avec ses mains même s'il fallait être très intelligent et très, oui, avoir ce genium, cet ingenium. Aujourd'hui, ce sera beaucoup plus large. On y inclura les travailleurs intellectuels. Ce seront des experts comptables, ce seront des gestionnaires, ce seront des informaticiens, ce seront des sténodactylographes, ce seront des médecins, des avocats. On appellera par exemple l'art de guérir. Voyez, tout cela !

Mais tout ça, ça entre dans des monastères. Il n'y en a pas ici. Mais enfin, il peut très bien en arriver demain. Mais qu'est-ce qu'on va en faire alors ? Mais on va d'abord leur apprendre à vivre monastiquement, dira Saint Benoît. Puis après, on verra. Et la question justement qui se pose pour Saint Benoît est : si un tel homme se trouve dans le monastère, pourra- t-il exercer son métier ou sa profession ?

Et la réponse pour Saint Benoît est affirmative. Oui, dit-il, à condition que ce soit profitable pour la communauté et que ce soit utile au frère. Sinon, il ne peut pas l'exercer. Et la priorité est toujours donnée à l'avantage spirituel du frère. Jamais un frère ne peut subir un détriment d'ordre spirituel même si par son travail il apporte un bienfait matériel au monastère. Pour ça, Saint Benoît est radical. Et là, nous sentons encore l'Esprit qui l'habite. Saint Benoît est un saint. Il veut former des saints. Il ne veut pas gérer un domaine et le faire prospérer.

 

Retenons ça, mes frères, pour ce soir ! Et nous allons savoir que dans le monastère nous devons toujours être persuadés que l'essentiel pour nous, c'est de nous dépouiller, c'est de nous vider de nous-mêmes ; que le grand labeur du moine, c'est l'obéissance, de façon à ce que l'Esprit de Dieu puisse s'emparer de sa volonté, à partir de sa volonté de tout son être, et ainsi le façonner en un autre Christ qui alors aura un art bien précis : c'est l'art de se sauver soi-même et de sauver les autres dans l'invisible comme le Christ l'a fait. Et ça, c'est l'art sublime, l'art sublime de la sainteté.

Mais naturellement comme il faut vivre et qu'il faut se nourrir, et qu'il faut se vêtir, et qu'il faut se chauffer, il faut tout de même se procurer des ressources, et gagner de l'argent. Mais ça, c'est accessoire. C'est nécessaire, mais c'est toujours subordonné au but premier que poursuit Saint Benoît et nous aussi naturellement puisque nous sommes ses enfants.

 

Règle : 58, 1-37. De l’accueil des frères.       11.12.83

          Nous avons été un jour un nouveau venu.

           

Mes frères,

 

Voici bien un texte qui nous concerne et qui nous porte à réfléchir. Nous avons tous été un jour noviter veniens, 58,2, un nouveau venu. Et nous portions dans notre cœur un appel, une voix, un rêve. Nous étions tout à la fois et poussés et attirés : poussés par le désir d'une aventure qui nous semblait merveilleuse, attirés par une beauté qui nous paraissait transcendante.

C'était la sequela Christi qui s'amorçait, ce Christ que nous voulions suivre qui déjà au fond de nous prononçait notre nom véritable ; et le Christ qui nous rêvait, qui rêvait pour nous, qui rêvait de nous. Et qu'en est-il aujourd'hui, après quelques années, après tant d'années peut-être ? Est-ce toujours la même fraîcheur, la même candeur, la même pureté dans l'idéal ? Est-ce encore plus beau maintenant que ce que je pressentais ? Ce que j'ai reçu, n'est-il rien au regard de ce qui m'est encore offert ? Suis-je tendu en avant aussi puissamment qu'au premier jour ? Est-ce que je me sens encore une âme de noviter veniens, de nouveau venu ?

Eh bien, mes frères, s'il en est ainsi, je suis mille fois heureux car je reçois la récompense promise, cet avant- goût de la vie éternelle. Car lorsque je serai immergé dans la Lumière de Dieu, que je lui serai devenu semblable en tout, tout mon être ne cessera d'être tendu vers un plus, vers un mieux, vers un encore. Car jamais mon cœur ne pourra épuiser ce que je découvrirai en Dieu et ce que Dieu me donnera. Déguster Dieu, ce sera mon éternité et je ne parviendrai jamais à épuiser ce que Dieu me donnera. Voilà, mes frères, est-ce que je goûte déjà cela maintenant ?

 

Et puis, nous avons maintenant parmi nous des nouveaux venus. Et qu'en faisons-nous ? Que faisons-nous pour eux ? Est-ce que nous sommes pour eux des exemples de moines épanouis, libres, réussis ? Répandons-nous autour de nous une contagion, une saine contagion spirituelle ? A notre contact, sont-ils encouragés, deviennent-ils meilleurs ? Voilà, mes frères, comprenons-le, notre responsabilité est grande et elle se répercutera jusque dans l'éternité.

Voilà, je vous livre ces réflexions pour aujourd'hui et je vous laisse la réponse chacun dans votre cœur. Nous devons tout de même savoir ce qui se passe en nous et être assez lucide pour le regarder en face.

 

Règle : 61, 17-fin. Des moines étrangers.      16.12.83

Comment recevoir les moines étrangers ?

 

Mes frères,

 

Voici Saint Benoît qui nous parle du moine étranger. Comment faut-il faire pour les accueillir? Ce sont des moines étrangers, ce sont des moines peregrinis, 61,2, donc des moines qui ont la bougeotte, qui circulent. Ils ne sont attachés à aucun monastère. Ce sont des genres de gyrovagues. Et voilà, il y en a un qui s'est présenté. On le reçoit comme hôte. Et Saint Benoît dit : Mais si jamais il est  exigeant, vicieux, il faut avec urbanité honnêtement lui faire comprendre qu'il est préférable qu'il s'en aille. 61,20.

Enfin, je ne vais pas m'arrêter là dessus aujourd'hui. C'est pour situer l'endroit. Et d'un autre côté, si c'est vraiment quelqu'un de bon et qu'il demande pour rester, mais voilà, on l'acceptera. Il y a dans la Règle de Saint Benoît quelques brèves sentences qui sont des petites médailles finement, artistiquement ciselées et finement balancées. Elles ont été travaillées pour être mémorisées. Elles sont vraiment l'ornement de la Règle de Saint Benoît et elles en assurent l'immortalité et la vigueur spirituelle.

Il y en a une aujourd'hui encore et il faut en admirer la beauté. Elle, se présente sous la forme d'un triangle posé sur sa pointe. Cette sentence est celle-ci. Mais je vais la donner en latin car une fois qu'elle est traduite en français toute sa beauté s'évanouit. Vous savez que le français est une langue désespérément morte tandis que la langue latine est encore vivante car elle encore proche des origines. Elle n'a pas été dévaluée par un processus d'abstraction qui fait que cela ne veut plus rien dire aujourd'hui. Elle ne sait plus rendre le réel et la vie. Mais le latin, le grec, l’hébreu aussi, toutes ces langues, elles sont encore proches de la vie des gens.

 

Vous avez donc, Saint Benoît dit ceci : ln omni loco uni Domino servitur uni Regi militatur, 61,25. Donc cela voudrait dire : en tout lieu, omni loco, c'est dans l'universalité des lieux, c'est à dire en tout lieu, en tout endroit où on peut rester debout. C'est ça un lieu ! Ce n'est pas un endroit où on est couché, où on est assis, c'est un endroit où on est debout. Saint Benoît le dit ici et encore ailleurs. Il y a donc là quelque chose d'immense, omni loco. Alors, c'est l'universalité du monde.

Puis, vous avez un magnifique parallélisme. Il dit : uni Domino, uni Regi. un, un ; un Seigneur, un Roi. Puis vous avez le parallélisme aussi : le Dominus qui est le Christ sous son titre de Dominus, et puis le même Christ sous son titre de Rex, de Roi. Le Seigneur est le Roi. Et puis de nouveau le parallélisme : d'un côté militatur, on y milite, on y combat. Et de l'autre côté servitur, on est à son service.  

Et puis vous avez en même temps à l'intérieur une antithèse. L'antithèse, c'est entre omni et uni. C'est tout, absolument toute l'universalité du cosmos, du monde, de la terre. Mais uni, il y en a un seul dans l'universalité du monde pour lequel il vaille la peine de se donner du mal, de servir ou de militer, un ! Vous avez l'antithèse : c'est le tout et c'est un. A l'arrière plan de ceci vous avez l'hymne de l'Épître aux Philippiens : Le Christ a reçu le Nom qui est au-dessus de tout nom, si bien que devant ce Nom tout genou fléchisse, dans le cosmos, au ciel, sur terre, dans les enfers. C'est la même image ici !

 

Et puis vous avez des assonances à l'oreille. Vous avez le i toujours : omni loco, uni, puis uni une autre fois. Vous avez l'assonance o : loco, Domino. Et puis l'assonance ur : servitur, militatur.  Donc voilà quelque chose quand on l'examine à la loupe comme je le fais maintenant qui est vraiment un joyau. Quand on l'a entendu, on ne peut plus l'oublier, ça s'imprime dans la mémoire, ça s'imprime dans le cœur et ça met en branle toutes les énergies spirituelles, morales et même physiques, corporelles.

Il faut maintenant faire l'analyse de chaque mot car chaque mot a son poids. Qu'est-ce que ça veut dire un lieu ? Qu'est-ce que ça veut dire un Dominus ? Qu'est-ce que ça veut dire un Rex ? Qu'est-ce que ça veut dire militer ? Qu'est-ce que ça' veut dire servir ? Qu'est-ce que ça veut dire pour Saint Benoît et dans le contexte de la Règle de Saint Benoît avec à l'arrière plan l'Évangile et derrière l'Évangile encore tout l'Ancien Testament.

Il faudrait donc faire l'analyse de chaque mot. Il faudrait en sucer, vraiment extraire le suc et puis en goûter toutes les harmoniques. C'est une entreprise très intéressante, mais ce ne sera pas pour aujourd'hui.

 

Règle : 62. Des prêtres du monastère.          17.12.83

      Une ascension en Dieu.

 

Mes frères,

 

Le moins que l'on puisse dire, c'est que Saint Benoît n'a pas une confiance illimitée en la gent sacerdotale ! Saint Grégoire nous raconte qu'il avait eu à souffrir de la jalousie et des tracasseries d'un prêtre du voisinage. Saint Benoît ne l'a sans doute pas oublié. Et comme il est un homme prudent, il prend ses précautions avant de confier la charge du sacerdoce à un des frères.

 

Ce chapitre se présente comme un diptyque, donc un tableau en deux panneaux. D'abord le frère qui s'acquitte bien de la charge qui lui a été confiée, puis un autre qui en abuse et en profite.  Chacun de ces tableaux est souligné d'un trait puissant si bien qu'ils sont violemment contrastés. On voit que visiblement Saint Benoît a voulu faire impression. N'oublions pas que comme il le prescrit, la Règle doit être fréquemment lue en communauté pour que les frères ne puissent prétexter de leur ignorance.

Le premier de ces traits qui met en évidence le premier panneau du diptyque est lui-même une de ces médailles dont je vous ai parlé hier, un petit joyau de la Règle. C'est très difficile à traduire en français encore une fois. On dit ici : croître de plus en plus dans le Seigneur. Et le texte latin : magis ac magis in Deum proficiat, 62,9. Allez un peu traduire ça !

Proficiat : ça voudrait dire littéralement : qu'il s'avance, qu'il progresse, qu'il gagne in Deum, dans le Seigneur, c'est à dire en direction du Seigneur et puis à l'intérieur du Seigneur. Il est en Dieu, la vie divine est en lui. Et voilà, il doit s'avancer, il doit profiter comme on dirait, mais dans le bon sens du terme, comme on dit que un bœuf à l'engrais profite.

D'ailleurs le souhait proficiat est passé dans la langue d’aujourd’hui tel qu'il est. On va dire : mais proficiat ! Voilà, c’est bien ! Mais faites encore du progrès, que ça aille encore mieux pour vous, et que ça aille de mieux en mieux.

 

Il y a maintenant le second tableau avec son trait aussi fortement souligné. C'est exactement le contraire et c'est terrible. En latin c'est : proiciatur de monasterio, 62,20. On traduit ici en français : il serait chassé du monastère. Mais c’est édulcoré, voyez, c’est ramolli ! C’est pas ça au juste, il faut voir le geste : qu’il soit jeté au loin hors du monastère comme un objet malpropre.

Oui, vous avez donc les deux. Voyez le sacerdoce et puis sur le sacerdoce deux possibilités, deux éventualités. L’une, si on s’en acquitte bien, avec foi, au service de Dieu et de ses frères, c’est une ascension en Dieu, une communion avec Dieu, avec ses frères. C’est une béatitude. Et de l’autre côté, il y a une expulsion brutale hors du monastère, donc une rupture avec Dieu, avec les frères et une chute dans le malheur.

Oui, pour moi, je suis certain que Saint Benoît a voulu frapper l’imagination de ses frères. Il y a même là un parallélisme avec assonance. Il n’y a qu’une seule lettre qui change : d’un côté vous avez proficiat et de l’autre proiciat. C’est la même assonance : proficiat, proiciat. Voilà, vous avez le choix, donc réfléchissez bien à ce qu’on va vous demander lorsque vous serez choisi.

 

Voilà, mes frères, je ne veux pas vous effrayer, mais enfin, c’est personnellement l’impression que je retire, que je retiens de ce Chapitre pour ce soir. Une autre occasion, nous découvrirons sans doute de nouvelles richesses et de nouveaux avertissements.

 

Règle : 63, 25-fin. Du rang à garder.           19.12.83

          Le monastère est un Corps.

 

Mes frères,

 

Nous pouvons nous poser une question : pourquoi un rang à garder dans le monastère ? Pourquoi cette structure ? Est-ce que ça ne fait pas aristocratie, Moyen-Âge, pire encore : romanité ? Aujourd'hui, mais les jeunes, ça aime le coude à coude, on partage tout, c'est la démocratie, c'est le groupe qui décide. Mais pourquoi donc aujourd'hui encore un rang à garder dans le monastère ?

Eh bien, c'est parce que la congregatio, pour reprendre le terme de Saint Benoît, la foule même petite qui est rassemblée dans un lieu déterminé, forme un corps, le corpus monasterii, 61,19, ou bien une armée rangée en bataille, une fraterna acies, 1,11, ou bien un édifice, une maison, la domus Dei, 31,42 - 53,47 - 64,16.

Nous allons ce soir rapidement voir en quoi le monastère est un Corps et ce que cela implique comme ordo, comme ordre. Si le monastère est un Corps, comme le dit Saint Benoît au chapitre 61, c'est le seul endroit d'ailleurs où il parle du Corps qu'est le monastère et où il invite l'Abbé à ne pas associer au Corps du monastère, à ne pas greffer sur le corps du monastère un moine étranger qui serait reconnu vicieux.

 

Si donc le monastère est un Corps, il a une âme, une âme commune. Et cette âme c'est la Caritas, c'est l'Amour, c'est l'Esprit Saint qui anime chacune des parties de ce grand Corps. Il est un Corps, il a donc une chair aussi, c'est à dire une certaine sensibilité qui est façonnée, qui est entretenue, qui est aiguisée par le lieu où vit ce Corps. Donc par le sol, par le climat, par la culture ambiante, par la Tradition. Cette sensibilité est une certaine façon de réagir aux événements qui touchent le Corps, une certaine façon de voir le monde, de voir l'Église, de voir l'Ordre monastique auquel on appartient.

Si le monastère est un Corps, il a aussi des membres. Et ces membres ont à l'intérieur de ce Corps leur place, leur fonction selon leurs aptitudes. Pensez au Corps que décrit Saint Paul. Chaque petite Église locale est un Corps. Puis vous avez le grand Corps de la grande Église où chacun a une fonction bien spécifique qu’un autre ne peut pas remplir.

Et enfin, le corps du monastère a une tête qui est le Christ, rien moins que le Christ qui est vu dans la personne de l'Abbé. Saint Benoît le dit ici : Abbas vices creditur agere, 63,31. Il en parle aussi au chapitre 2,5 lorsqu'il présente la personne de l'Abbé. Je ne m'arrête pas la dessus, ce sera pour une autre occasion.

 

Donc ce grand Corps qui a une âme, qui a une chair, qui a des membres, qui a une tête, il vit, il respire, il travaille, il se développe, il grandit, il a ses maladies, il a ses crises et il a aussi ses joies. Il est la réplique du grand Corps mystique qu'est l'Église et même au-delà de l’Église, la grande Église, l'humanité entière qui devient Corps du Christ, qui est en train d'être travaillée, d'être divinisée.

Eh bien sans ordre, c'est à dire sans des rangs, sans une structure, sans un plan, sans une organisation, il n'y aurait pas de corps. Il y aurait un tas, il y aurait une juxtaposition plus ou moins en équilibre. Cela ne vivrait pas. Ce serait un cadavre et ça se désagrégerait. Voilà pourquoi ce doit être un Corps, le monastère ! Voilà pourquoi dans le monastère il doit y avoir un ordre. C'est parce que c'est un Corps vivant et pas un tas.

Et la santé du Corps maintenant, elle dépend de la santé des membres. Il y a entre les membres une interdépendance, une sympathie, une compassion. Lorsque un membre souffre, tous les autres souffrent, le Corps entier souffre. Si. un membre est à l'honneur, mais le Corps entier est à la joie. Il y a une - c'est beaucoup plus qu'une solidarité - c'est une réaction qui est spontanée, qui est instinctive. Alors, c'est un véritable Corps.

 

Il est donc important que chacun des membres veille à sa santé parce que la santé, Je le répète, de chacun des membres est la condition de la santé du Corps. Or, veiller sur sa santé, c'est pratiquer l'ascèse, une ascèse corporelle, une ascèse spirituelle. C'est toujours être en état de vigilance pour ne pas permettre à la maladie de s'emparer de nous surtout je parle ici de la maladie spirituelle, de la maladie morale.

Mais il y a aussi l'inverse. La santé du Corps fortifie les membres. Et nous avons alors, et pour le Corps entier et pour chacun des membres, ce que Saint Benoît nous disait hier : magis ac magis in Deum proficiat, 62,9. Il progresse, il croît, il se développe de plus en plus en Dieu, c'est à dire in Deum, c'est à l'accusatif, vers sa pleine stature d'un être qui participe à la vie de Dieu. 

 

Mais voilà, mes frères, pour ce qui regarde l'armée rangée en bataille et la maison de Dieu, ce sera pour une autre fois.

 

Règle : 64, 1-19. L’établissement de l’Abbé.    20.12.83

          Mais pourquoi un Abbé ?  

 

Mes frères,

 

Il est toujours très utile de se poser des questions au sujet de la Règle afin de percer les intentions profondes de Saint Benoît. Hier, nous nous sommes demandés : pourquoi un ordre à l'intérieur du monastère, pourquoi une structure, des rangs à tenir ? Aujourd'hui, nous pouvons nous demander : mais pourquoi un Abbé ?

Remarquons d'abord que nos deux questions, celle de hier et celle d'aujourd'hui sont intimement liées car Saint Benoît parle de l'ordinatio abbatis. Mais qu'est-ce que cela veut dire ? Nous entendons bien que dans ordinatio il y a le mot ordo. Mais ordinare est un mot qui signifie mettre en ordre, mettre en place, disposer, ranger, arranger.

S'il s’agit de quelqu'un, d'une personne, on la met à la place où elle est attendue, où elle sera appelée à s'acquitter d'un office, d'une mission, d'un service. Ce pourra être dans un monastère l'Abbé, ou bien comme Saint Benoît le dit ailleurs, nous le verrons bientôt, le Prieur.

 

S'il s’agit maintenant du monastère comme tel, ordinare signifie organiser le monastère, lui donner une ordonnance. Saint Benoît y fait allusion aussi. Mais aujourd'hui il s’agit de l'ordinatio d'une personne. Ce sera donc aussi dès qu'elle est à sa place pour s'occuper d'une mission, ce sera l'investir d'un pouvoir, ce sera lui donner une autorité - je prends autorité dans le sens étymologique - ce qui lui permettra de faire croître, grandir, prospérer la chose qui a été confiée à cet homme. Mais alors, voyons bien la liaison entre l'ordre dans le monastère et maintenant l'Abbé qui lui sera à sa place.

Mais pourquoi malgré tout faut-il un Abbé ? Est-ce qu'on ne saurait pas s'en passer ? Eh bien, l'Abbé est à l'intérieur du monastère un élément essentiel. J'oserais même dire : il est l'élément essentiel par excellence car sans l'Abbé, le monastère ne sera pas un Corps vivant. Mais pourquoi encore ? Voyez, on passe d'une question a l'autre. Que signifie le mot Abbé ? Là se trouve la réponse. Abbé, Abbas, vient d'un mot hébreux par l'intermédiaire de son correspondant araméen, Abba. Nous remontons à l'origine et nous retrouvons le petit av qui est une onomatopée. Cette onomatopée exprime, rend phonétiquement le phénomène de la respiration. C'est le souffle qui s'échappe de la bouche, pas des narines mais de la bouche. C'est donc ce qui marque lu vie dans un être.

L'Abbé donc est celui qui va donner le souffle, qui va donner la respiration, qui va donner la vie au Corps qu'est le monastère, a chacun des frères. Disons que vu dans sa perfection l'Abbé est, ou doit être, le vivant par excellence, c’est à dire celui qui est capable d'engendrer. Il possède en lui une telle  puissance de vie que par sa seule présence dans le monastère il donne la vie aux autres, il donne la vie à ses frères.

 

Pourquoi ? Mais parce qu'il les porte dans son cœur, son cœur qui n'est plus tout à fait un cœur d'homme, qui est déjà un cœur de Dieu, un cœur qui est la source de la vie. Et les frères vivant dans le cœur de l'Abbé y respirent et ils deviennent eux-mêmes vivants. Il faut donc que l'Abbé les porte tous dans son cœur. Et chacun devient l'image vivante de la pensée qui naît dans le cœur de l'Abbé au sujet de chacun.

C'est exactement ce qui se passe lorsqu'il s’agit de Dieu et de nous. Là nous voyons encore que le monastère en dehors d'une vision surnaturelle des choses est chancelant. Mais il est très difficile de rester toujours à un tel niveau de foi. Mais nous devons nous y entraîner. Je le rappelle, on ne le dira jamais assez, que tout le monastère, toute la vie monastique tourne autour du mot creditur. Il faut le croire. Mais ce n'est pas, enfin j'y reviendrai une autre fois parce que nous devons encore chanter ce soir.

L'Abbé va aussi engendrer par sa parole. La parole étant ce qui déborde de l'abondance du cœur. Elle est donc une sorte de lien entre le frère et l'Abbé. Naturellement il faut que le frère ait des oreilles pour entendre. Il y a des frères qui se bouchent les oreilles pour ne pas entendre, comme le serpent qui se bouche les oreilles comme on le dit dans le psaume, pour ne pas entendre la voix de l'enchanteur expert en charme. Saint Benoît parlera de cela ailleurs. Il en a fait la triste expérience à ses dépens.

 

L'Abbé est donc la cellule première à partir de laquelle le Corps prend naissance et s'organise. Il en était déjà ainsi dès l'origine dans le désert. C'est donc un fait qui est là. Ce n'est pas quelque chose qui est arrivé à l'époque de Saint Benoît. C'est un fait de Tradition et c'est un fait de volonté divine.

Dans le désert, vous aviez un Abbé. Autour de lui se groupaient quelques disciples. Il les engendrait à sa propre vie, qui était une vie divinisée, par sa parole. Et eux ensemble formant un petit groupe plus ou moins étendu, ils étaient ne fut-ce qu’un embryon de monastère. Voilà, mes frères, ce sera assez pour ce soir !

 

Règle : 64, 20-fin. L’établissement de l’Abbé.  21.12.83

          Connaître Saint Benoît par l’intérieur.

 

Mes frères,

 

Si nous voulons connaître Saint Benoît par l'intérieur de lui-même, il nous suffit de contempler ce qui vient de nous être lu. En parlant de l'Abbé, Saint Benoît ne pouvait parler que de lui-même sans le vouloir, sans le savoir. Si bien que il nous a laissé un magnifique autoportrait. Mais on pourrait toujours me rétorquer : « Oui, mais tout cela on le trouve dit ailleurs ! » Oui, peut-être bien ! Mais rappelons-nous que Saint Benoît était un sage.

Saint Benoît dit que l'Abbé sera doctum lege diuina, 64,24. C'est un sage ! Il va donc de son cœur tirer du nouveau et de l'ancien. C'est à dire qu'à partir de choses anciennes que tout le monde connaît, il va extraire des leçons nouvelles. Le Christ, la Vierge Marie, pour ne prendre qu'eux, n'agissaient pas autrement.

Les paroles du Christ les plus belles, ce sont des enfilades de perles qu'il est allé chercher dans la Tradition de son peuple et qu'il a enfilé, ces perles, de façon de formes des colliers de beauté unique. Pensons aux Béatitudes, pensons au Notre Père. Pensons au Magnificat s'il s’agit de la Vierge Marie.

 

Eh bien, Saint Benoît n'agit pas autrement. Il était un prophète, une saint et un artiste. Et pour nous moines d'Occident, il est le modèle inégalé et inégalable de l'Abbé. Dans la rédaction de la seconde partie de ce chapitre il a certainement dû y mettre tout son cœur, car nous découvrons une série impressionnante de sentences, de joyaux qu'on ne se lasserait jamais d'admirer. Je vais ce soir, parce que nous n'avons pas beaucoup le temps, les citer comme ça l'une après l'autre. J'aurai bien l'occasion de m’arrêter sur eux par après.

D'abord ceci. En latin c'est une assonance magnifique, un jeu de mots, mais en français, c'est disparu : prodesse magis quam  praeesse, 64,23. Être utile plutôt que présider. * Superexaltet misericordiam judicio, 64,26. Superexaltet, mais c'est pas exaltet, c'est superexaltet ! Qu'il mette au dessus de tout, au dessus du jugement, de tout, qu'il mette la miséricorde. On ne commet jamais de péché en étant trop bon. On ne pèche jamais par excès de bonté. Mais on tombera facilement dans le péché si on est trop dur. Je pense que si la miséricorde et la bonté sont un péché, c'est le seul qui se trouve chez Dieu, lui qui est amour.

Il dira encore : oderit vitia diligat  fratres, 64,27. C'est court et bon ! Qu'il ait en haine, en aversion les vices, mais qu'il ait de la dilection, de l'affection, de l'amour pour les frères. Et encore,  lorsqu'il doit corriger, rappeler quelqu'un à l'ordre prudenter agat et ne quid nimis, 64,29. Qu'il agisse avec prudence et ne quid nimis ! C'est pas possible à traduire ça ! Et qu'il n'aille pas trop loin, pas de trop,  juste ce qu'il faut, pas de trop !

 

Eh bien souvent, il devra fermer les yeux et laisser faire parce que s'il gratte trop la rouille, il va percer le vase. Si on veut trop exiger d’un frère, le frère ne fera plus rien du tout. C'est tout simple : il ne saura plus rien faire. Il va prendre la fuite, il va se réfugier je ne sais où. Donc il faut parfois fermer les yeux sur bien des choses pour obtenir le minimum requis. Et ici encore, ce qui est très beau : studeat plus amari quam timeri, 64,36. Qu'il s'efforce, qu'il s'étudie plus à se faire aimer qu'à se faire craindre. Être davantage aimé que craint !

Et il y a encore ici cette belle, c'est la discretio qui est la mater virtutum, la mère des vertus. Alors il dit : omnia temperet fortes quod cupriam et infirmi non refugiant, 64, 49. Donc, que les forts aient envie de faire davantage et que les faibles ne prennent pas la fuite, ne s'enfuient pas.

Eh bien, mes frères, c'est tellement beau ! Et tel était Saint Benoît, et tel doit être celui qui est choisi pour être Abbé. Et alors vous comprenez bien que c'est à en avoir peur. Et si j'osais, je vous demanderais de prier pour moi. Car la prière du corpus monasterii, la prière du Corps pour la tête, pour l'Abbé, elle est toujours exaucée. Elle obtient tout. Alors si vous priez en tant que Corps, il me sera moins difficile d'être à l'image de Saint Benoît et, si l'on prie avec plus de confiance encore, de parvenir quand même à ne pas être indigne de lui. Car si dans un monastère, dans un Corps, la tête est sainte, à ce moment-là, le Corps lui-même et chacun des membres croît dans la santé et dans la sainteté.

 

Temps de Noël : Homélie : Messe de minuit.    25.12.83

          Naissance de Dieu en nous.            

 

Mes frères,

 

Nous voici à nouveau dans la nuit très sainte où nous célébrons avec joie la naissance de notre Sauveur. Ce n'est pas un anniversaire comme les autres. Ce n'est pas le rappel d'un fait, émouvant certes, mais pour jamais révolu. C'est bien autre chose. C'est une prise de conscience renouvelée d'un événement toujours actuel.

 

Si le Christ est né à un moment bien précis de notre histoire, dans le plan de Dieu, dans l'histoire qui coule du coeur de notre Dieu, il ne cesse de prendre naissance en chacun d'entre nous. Le savoir, le croire, l'expérimenter, mais c'est Noël à notre portée quand nous le voulons à chaque heure de notre existence. Cela devrait nous soulever d'enthousiasme et transfigurer notre vie.

Mais pour faire cette expérience, il faut par la foi ouvrir les barrières du monde surnaturel, en franchir le seuil et porter sur nous un regard de prophète. Dieu désire faire de nous ses enfants non suivant une formule juridique d'adoption mais par transfusion de sa propre vie. Il existe donc une naissance de Dieu en nous comme une nouvelle incarnation.

Mais comment cela peut-il se faire ? Le moyen est à notre portée. Il suffit de laisser l'Esprit de Dieu agir en nous. Il nous a pris sous son ombre. Il pénètre en nous et par des moyens qui lui sont seuls connus il forme en notre être, en notre coeur, une révélation nouvelle, origi­nale du Verbe de Dieu.

 

Mes frères, il y a là un événement qui devrait nous saisir. Il n'est pas irréalisable. Il suffit, je le répète, de laisser l'Esprit de Dieu agir en nous. En d'autres termes, il suffit d'obéir. C'est le sens le plus profond de notre voeu d'obéissance: permettre au Verbe de Dieu de s'incarner mystiquement en nous. Rappelons-nous cette parole extraordinaire de notre Christ : Celui qui tait la volonté de mon Père, celui-là il est ma mère. C'est à dire il me permet de prendre corps en lui.

Si nous nous laissons pénétrer de cette réalité, si elle devient pour nous une conviction habituelle, une gran­de lumière se lève dans notre vie, dans la nuit de notre vie. Toute forme de solitude mortelle est écartée, s'éva­nouit. Nous sommes en communion permanente avec Dieu et les uns avec les autres. Et notre âme commune c'est l'amour. Nous grandissons tous en un seul être, le Christ, dont nous devenons les membres.

Voilà, mes frères, ce qui nous est promis, ce qui nous est rappelé au cours de cette nuit. Chaque Eucharis­tie nous immerge dans cette beauté qui est notre vérité éternelle. Et là, nous sommes avec Marie la Mère de Jésus, Marie vers qui monte une ardente action de grâce car c'est avec Dieu, avec elle après Dieu que nous tenons toutes ces merveilles.

 

Mes frères, nous devons demander à notre Dieu de nous donner un regard qui nous permet de percer le voile des ap­parences sensibles, qui nous permet de voir Dieu agissant dans l'univers, agissant dans chacune de nos vies et façon­nant avec un amour d'une patience infinie - n'oublions pas que Dieu est amour - façonnant cet être nouveau qui est le Christ total, lui, dans lequel nous sommes insérés comme des cellules vivantes. Notre destinée, c'est de partager la vie de Dieu.

Mes frères, il faut que nous soyons toujours au fond de notre coeur dans la joie, cette joie que le Christ nous a promise et que personne ne peut nous ravir. Oui, je le sais, la vie est très dure. Nous rencon­trons des épreuves. Parfois s'abattent sur nous des mal­heurs dont nous pensons ne jamais pouvoir sortir, des souf­frances qui sont là et qui nous écrasent. Mais en dessous de tout, quelque chose ou plutôt quel­qu'un naît à nouveau. C'est notre Christ. N'y a-t-il pas quelque chose de dérisoire dans cette antinomie : un sau­veur, le Sauveur du monde qui est couché dans une mangeoire d'animaux. Personne n'aurait imaginé cela !

 

Mes frères, aujourd'hui encore nous devons le croire. C'est pourquoi restons fidèles et soyons autour de nous des hommes qui rayonnent une conviction qui est le ressort de leur vie : c'est que rien n'est jamais perdu. Au contraire, tout est gain. Tout, comme nous le dit Saint Paul coopère au bien de ceux que Dieu aime. Or Dieu nous aime tous et un jour nous serons réunis pour jamais en lui. Et à ce moment-là, nous aurons compris et nous aurons vu.

Mes frères, n'attendons pas ce moment. Déjà maintenant ouvrons nos yeux et regardons Dieu agissant, Dieu faisant naître le Christ en chacun de nous, Dieu le formant en tous les hommes. Soyons dans la joie, une joie profonde et que rien ni personne jamais ne nous en sépare.

 

                                                                                                           Amen.

 

Temps de Noël : Homélie : Messe du jour.      25.12.83

La Parole de Dieu se manifeste.

 

Mes frères,

 

La Parole de Dieu ne dissimule pas son identité sous le voile d'un prudent incognito. Elle se dévoile à nous telle qu'elle est dans son insoutenable splendeur et son attirante humilité. Elle nous parle d'abord d'un commencement, pas le sien, mais le nôtre. Elle, elle n'a pas de commencement. C'est elle qui nous a donné notre commencement. Elle est cet être absolument inaccessible, inconcevable, mysté­rieux que nous appelons Dieu.

Cette Parole qui est Dieu est aussi la Vie, la Vie de laquelle coulent toutes sortes de vies. Elle est vie, la Vie par excellence, profondeur in­sondable de conscience, de puissance, de fécondité dans un débordement impétueux d'amour, dans un don de soi sans limite. Elle est la Vie. Elle est la suressentielle beauté qui se manifeste à nous comme lumière. Et cette lumière vivante, elle donne consistance à tout ce qui existe. Elle est la nourriture et des anges et des hommes. La Lumière est l'essence même de la divinité.

Et pour nous, elle prend la forme de ce que les An­ciens ont appelé la GLOIRE. Voilà sa forme! En elle-même elle est Lumière et par rapport à nous elle se manifeste comme gloire. C'est a dire quelque chose de lourd, que si nous n'étions pas soutenus de l'intérieur, qui nous écra­serait...et qui en même temps nous fascine. Et dans son coeur, cette gloire n'est rien d'autre que la Lumière, elle n'est rien d'autre que Dieu.

 

La Parole qui est Dieu, qui est LA VIE, qui est la Lumière, elle qui crée et qui porte toute chose, elle se manifeste à nous, elle se rend visible, tangible entre deux pôles de totale faiblesse : un nouveau né vagissant dans une crèche et un supplicié agonisant sur une croix. C'en est presque trop, mes frères, et cela nous fait honte ... Devenir fils de Dieu en naissant de Dieu, voilà notre véritable destinée. Mais pour accomplir ce destin, pour recevoir cette naissance et la porter jusqu'à sa fleur et à son fruit, nous devons comme Dieu descendre au plus bas du dépouillement, connaître la mort, et l'accepter.

Mes frères, il y a dans l'agir de Dieu une logique qui ne répond pas à la nôtre. Et bien, c'est la nôtre qui doit entrer dans la logique de Dieu. Il a voulu se mettre a notre portée. Nous venons de l'entendre, la Parole elle-même vient de nous parler. Elle nous a dit qu'il était possible de voir la Lumière de Dieu jaillissant du regard même de Dieu, de voir Dieu les yeux dans les yeux, de le voir qui arrive, de le voir qui vit, de le voir qui s'installe parmi nous et dans nos vies. Et il le fait sous la forme la plus inattendue...

 

Mes frères, je disais cette nuit que nous devions avoir un regard de prophète pour entrer dans le monde divin, dans le monde de la résurrection, le monde du surnaturel. Dieu vient à nous dans notre frère, dans cet homme de chair comme nous, cet homme qui a nos faiblesses, qui a aussi ses qualités, mais qui est d'une fragilité, d'une gracilité extrême. Un souffle peut l'éteindre et pourtant c'est Dieu en lui qui prend naissance. Cet homme est une Parole que nous pouvons regarder, que nous pouvons toucher, avec laquelle nous entrons en communion. Et dans cette Parole qu'est notre frère il nous est possible de nous reconnaître comme dans un miroir d'une fidélité parfaite.

Mes frères, Noël, c'est le sérieux de notre vie chré­tienne et monastique, sa sublimité sans nom et son humilité sans fond. Voir la gloire du Christ et par là même être transfiguré en lui, rien au-delà et rien en deçà. C'est toute notre vérité. Cela nous est offert aujourd'hui et chaque jour dans l'Eucharistie qui en est le gage et les prémices.

Mes frères, n'hésitons pas ! Perdons-nous en Dieu afin de trouver la vie ! Accueillons notre frère afin d'accueillir le Christ ! Mettons-nous à son service, afin qu'imitant le Christ jusqu'au bout, nous devenions avec lui un seul esprit.

 

Amen.

 

Temps de Noël : Homélie : Saint Etienne.       26.12.83

Martyre monastique !

 

Mes frères,

 

Depuis la plus haute Antiquité la fête du protomartyr Etienne se célèbre le lendemain des solennités de Noël. Les Pères ont vu dans ce fait un message aux significations multiples. Si vous le permettez, je vais ce matin dégager à mon tour bien modestement, en toute simplicité, un sens, une Parole qui s'adresse à notre situation de moine contempla­tif.

Pour que le Christ puisse naître en nous au point de métamorphoser nos vies, il est nécessaire de passer par le creuset du martyre. Et j'entends martyre dans son sens original, à savoir le témoignage rendu à la véracité de Dieu et à la vérité de ce qu'il nous propose. Notre vie monastique contemplative doit donc s'appuyer sur une foi capable d'affronter toutes les épreuves.

Or ces épreuves sont nombreuses. Les unes nous viennent de nous-mêmes qui répugnons à mourir, qui faisons tellement un avec notre égoïsme, avec ce qui nous apporte une illusion de sécurité. D'autres épreuves nous viennent des hommes que nous heurtons par notre genre de vie. D'autres enfin nous viennent de Dieu lui-même qui dé­sire mettre notre fidélité à l'épreuve, qui veut la faire grandir jusqu'à ce que nous soyons trouves fidèles jusqu'au bout.

 

Mes frères, ces épreuves qui nous viennent de Dieu sont probablement les plus lourdes à porter et pourtant ce sont les plus précieuses car elles nous affinent. Une foi de cette qualité est donc le ressort secret qui nous permettra d'endurer la mort, mort qui est le témoignage suprême de notre amour et de notre confiance.

Il existe en effet une mort mystérieuse qui nous arra­che au monde pour nous introduire chez Dieu. En d'autres mots, la naissance du Christ en nous est sentie comme une mort à ce que nous sommes. En effet, le Christ veut occuper en nous, non pas une petite partie de notre être, mais tout l'espace. Il nous met donc - du moins c'est le sentiment que nous ressentons ­à la porte de nous-mêmes.

Mais nous nous accrochons à ce que nous sommes. Il faut donc que nous nous abandonnions à cette espèce de mort jusqu'à ce que nous ne fassions plus qu'un seul être avec lui. Et c'est à ce moment que nous émergeons dans la vie véritable. Et c'est pour nous une surprise, un émerveillement de découvrir que au-delà de cette mort il y a ce qui vraiment est la vie, ce que les Anciens appelaient la prédégustation de la vie éternelle.

 

Notre foi de moine contemplatif va consister tout spé­cialement en un long regard dirigé vers Dieu, le même re­gard que portait Etienne au moment où il se trouvait devant ses juges. Ce regard doit être persévérant. Il doit être fort ­- ne craignons pas de le dire - jusqu'à ce que les yeux s'ou­vrent et que nos yeux aperçoivent le Christ ressuscité debout dans son Royaume, veillant sur nous, nous aidant, nous attirant à lui, nous permettant de mourir.

C'est là, mes frères, un long et lent processus de purification, d'approfondissement, de croissance dans cette foi. Car elle ne nous est pas donnée de suite dans sa per­fection. Elle croît. Elle grandit. Elle pousse comme une plante qui doit produira son fruit.

Mes frères, nous devons nous prêter avec courage à ce développement en nous de la foi qui est première partici­pation a la vie du Christ. Nous devons nous y prêter, car elle est la route, la route unique qui va nous conduire là où nous désirons aller, là où nous sommes appelés. Oui, la vie monastique est vraiment un substitut du martyre car elle requiert une foi capable de dépasser tou­tes les morts.

Mes frères, nous ne nous y refuserons pas. Mais comme nous sommes bien faibles, nous demanderons au Christ de nous apparaître, dans l'obscurité déjà, mais nous sentons sa présence. Et puis, qu'il daigne ouvrir les yeux pour que nous le voyions avec plus de clarté et qu'ainsi nous ayons le courage de demeurer fidèle jusqu'à ce que il nous prenne chez lui.

                                                                                                                  Amen.

 

Temps de Noël : Homélie : Saint Jean.          27.12.83

L’amour de prédilection de Dieu.

 

Mes frères,

 

La tradition la plus ancienne a reconnu dans l'Apôtre que Jésus aimait l'Evangéliste Saint Jean. Nous n'entrerons pas dans les disputes et les polémiques des exégètes contemporains. Nous accepterons les choses telles qu'elles nous ont été données et nous essayerons d'en dégager une Parole qui nous touchera pour aujourd'hui.

 

Jean est un nom qui signifie : Dieu comble de grâces, Dieu revêt de beauté. Et si nous remontons à la source, il voudrait dire : Dieu aime d'un amour de prédilection. Et ici, mes frères, nous devons comprendre que dans ces conditions, le nom Jean est inscrit au coeur de chacune de nos vies. Personne ne peut se sentir ou se croire défa­vorisé, oublié, laissé pour compte. Dieu qui est amour ne peut aimer que divinement, c'est à dire avec une passion, une puissance, une fidélité qui le pousse aux sublimes folies.

Noël et le calvaire, une mangeoire et une croix sont toujours des réalités actuelles, présentes pour notre Dieu qui n'en finit pas de naître, qui n'en finit pas de s'humi­lier et qui n'en finit pas de souffrir. Et cela, mes frères, pour chacun de nous personnelle­ment, comme s'il n'y avait au monde que Dieu et moi.

Le problème se situe chez nous qui répugnons à nous laisser aimer modo Divino, à la façon dont Dieu nous aime. Nous préférons nous aimer nous-mêmes chichement, mesquinement. C'est plus pratique. C'est plus simple. C'est plus sécurisant, ça nous permet d'arranger notre petite vie selon nos petits goûts.

 

Mes frères, nous avons pourtant décidé lorsque nous sommes entrés dans la vie monastique de rejeter toutes for­mes d'égocentrismes et de placer le centre de notre vie dans cet amour que Dieu nous porte. Mais hélas ! Nous embrassons notre état monastique tels que nous sommes. Nous entrons dans le monastère sans laisser à la porte nos défauts, nos limites. Mais ce n'est pas ça qui doit nous décourager, au contraire...

Nous sommes engagés dans une lutte contre les vices de la chair et de l'esprit, comme nous dit Saint Benoît. Et en fait, c'est un combat en faveur de cet amour. Et nous savons que finalement cet amour l'emportera sur nos résistances. La naissance du Christ achevée en nous est le signe de la victoire de cet amour.

Mes frères, nous ne refuserons pas à Dieu cette joie qui rebondira sur nous et qui nous emportera là où est ar­rivé l'Apôtre Saint Jean dans le coeur de notre Dieu.

                                                                                                 Amen.

Temps de Noël : Homélie : Saints Innocents.   28.12.84

Dieu est honnête.

 

Mes frères,

 

Le Seigneur notre Dieu est honnête. Il ne nous attire pas dans des aventures sans issues. Lorsqu'il nous invite à le suivre, il nous dit au départ ce qui nous attend sur la route et au terme. Il n'a pas agit autrement avec ses parents lorsqu'il a pris la décision de s'incarner, de devenir l'un d'entre nous. Tout pour eux était joué dès les premiers jours. Il leur suffisait de déchiffrer, de comprendre et d'attendre.

Il n'y avait pas de place pour eux dans la salle com­mune. Ils ont dû chercher refuge à l'étable. Et oui, il n'y aurait jamais de place pour Dieu dans la société des hommes. Il est venu chez lui et les siens ne l'ont pas re­çu. Ils ne lui ont même pas laissé un endroit où reposer la tête. Il sera, il est un perpétuel gêneur. Lorsqu'il s'ap­proche, on l'écarte. Et lorsqu'il parvient à s'imposer, on le supprime.

Peu de temps après la naissance, il était mis sauvagement à mort dans la personne d'enfants incons­cients, innocents. Et ce crime horrible, absurde transcende toutes les époques et toutes les races. On dirait que tuer Dieu est le désir, est le besoin le plus profond de l'homme. Nous ne voulons pas que celui-là règne sur nous : crucifie-le ! Ce cri domine à jamais tous les tumultes et toutes les guerres.

 

Mes frères, les parents de Jésus, Marie et Joseph ont compris et ils ont accepté. Et nous aujourd'hui ? Pensons à notre Père Saint Benoît. Il en a, lui, tiré une leçon. Il a prescrit de dire à l'avance au nouveau venu tou­tes les choses dures et difficiles qu'il devrait traverser pour aller vers Dieu. Et il a préparé pour son disciple une échelle à emprunter pour descendre avec Dieu dans la mort avant de ressusciter avec lui dans la gloire.

Oui, mes frères, Dieu est honnête. Il l'est aujourd'hui encore. Et il attend de nous la même honnêteté. Mais laquelle ? C'est que nous marchions dans la lumière, et que nous pratiquions la justice, et que nous fassions nôtre son com­mandement qui est, vous le savez, de nous aimer les uns les autres. Et d'aller jusqu'au bout de ce commandement : chaque jour de risquer notre vie pour lui et pour nos frères.

Et ainsi nous serons vraiment les disciples de notre Dieu. Il trouvera en nous une place. Il y sera aimé. Et notre bonheur sera de nous conformer à lui en tout jusqu'à ce que nous ne fassions plus avec lui qu'un seul esprit.

 

Et ainsi, mes frères, le crime du massacre de ces inno­cents, les crimes qui se commettent partout dans le monde, ouvertement, insidieusement, cela sera racheté, cela sera compensé à l'infini par l'amour que Dieu pourra déployer dans notre coeur.

 

                                                                                                             Amen.

 

 

 

 

Temps de Noël : Homélie dans l’octave.          29.12.83

Son père et sa mère s’étonnaient !

 

Mes frères,

 

La Parole de Dieu est d'une richesse insondable, d'une densité indicible. La pénétrer, c'est à peine l'effleurer. La soupeser, c'est se brûler les mains. Elle sera pour l'éternité tourment délicieux et bonheur torturant. Aujourd'hui, une étincelle a frappé mon regard. J'en ai été ébloui. Ecoutez : il est dit que les parents de l'Enfant Jésus, son père et sa mère s'étonnaient de ce qu'on disait de lui.

 

Voyons la scène ! Siméon tient dans ses bras l'Enfant Jésus. Il est un pneumatophore. Il vit, il agit, il parle dans l'Esprit Saint. Il rayonne la lumière, la vérité, la force. Et ce rayonnement est contagieux. Les parents de Jésus en sont saisis, bouleversés, transportés. Ils croyaient con­naître leur enfant et voici qu'ils le regardent avec des yeux nouveaux. Ils en sont stupéfaits. Ils n'en croient pas leurs oreilles. Ils demeurent muets d'admiration. Ils sont élevés au comble du bonheur et toute leur angoisse est noyée.

Mes frères, cette étincelle, elle trouve son origine dans un tout petit mot qui a été rendu, traduit par : ils s'étonnaient, mais qui en réalité veut dire bien autre chose. C'est intraduisible en français car il évoque une sui­te continue de chose merveilleuses : la contemplation, la Personne même de Dieu, une admiration sans borne.

Mes frères, la pureté et la candeur de Marie et de Jo­seph donnent la note juste sur laquelle accordé notre vie contemplative, à savoir : une réceptivité parfaite à l'Esprit Saint et un émerveillement continu en présence d'une beauté qui surpasse tout.

 

Mes frères, pour être fidèles à notre mission, fidèles à notre vie, puissions-nous être comme Marie et Joseph, et aussi certainement comme Siméon, des innocents, des admi­rants et des adorants.

 

                                                                                                                     Amen.

 

Temps de Noël : Homélie : La Sainte Famille.   30.12.83

La folie de Dieu.

 

Mes frères,

 

Oserais-je presque dire que Dieu est un joueur ? Il prend des risques insensés et c'est à bon droit qu'on trouve chez lui des signes indubitables de folie. Voici qu'il mise toute sa création, toute son oeuvre, toute sa vie, sur moins que rien : le souffle d'un nouveau né et le dénuement de deux êtres sans malice. Après l'étable et la mangeoire, il les lance sur les routes d'un exil périlleux. Faut-il avoir tout son sens pour agir de cette façon alors que le salut de l'univers est là en jeu ?

Regardons de plus près, mes frères ! En fait c'est lui qui est traqué. C'est lui qui échappe de justesse à la mort. Bien plus tard il semblera avoir tout perdu lors­qu'il sera pris et qu'on le pendra à une croix. Mais en attendant il enfouit l'avenir du cosmos dans le coin le plus...le moins accueillant presque de la terre d'Israël. Et là, il va dans l'anonymat vivre comme une an­ticipation de sa mort.             Je dis le coin le moins accueillant parce que là aus­si un jour on attentera à sa vie.

Mes frères, ne cherchons pas chez Dieu de l'humaine­ment rationnel. Ne le cherchons pas. L'oeuvre de Dieu est signée de l'impuissance, de la déraison, et de la folie. Mais ce qui est faiblesse chez Dieu est plus fort que tout ce qu'il y a dans l'homme. Et la folie de Dieu est infiniment plus sage que toutes les astuces des hommes.

Et Dieu demeure identique à lui-même. Il n'agit pas autrement aujourd'hui dans nos vies. Il joue son projet sur la tête de quelques hommes pauvres, incapables, qu'il cache dans l'inconnu, dans l'obscurité d'un désert. Et il fait passer sur eux son vent de folie. Et ces hommes s'abandonnent à une obéissance qui va les conduire là où ils ne savent même pas...

 

Mes frères, ils savent tout de même une chose. C'est que Dieu entend réaliser en eux des merveilles inouïes. Ils sont entrés dans la famille de Dieu avec Marie et Jo­seph. Ils avancent vers leur destin appuyés sur Dieu seul. Et ils attendent.

Voilà, mes frères, qui est notre Dieu. Ne l'oublions jamais lorsque se présentent à nous des événements déroutants qui semblent jeter à terre tout ce que nous avons espéré. Non, il y a en dessous notre Dieu qui travaille, notre Dieu qui agit, notre Dieu qui est déraisonnable, et qui est fou, et qui nous fait participer à sa sublime folie qui est sagesse.

 

                                                                                                                      Amen.

 

Temps de Noël : Homélie dans l’octave.          31.12.83

La Loi et la Grâce.

 

Mes frères,

 

Il vient de nous être dit que la Loi nous a été com­muniquée par Moïse, tandis que la Grâce et la Vérité nous sont venues par Jésus Christ. Mais qu'est-ce que la Loi ? Qu'est-ce que la Grâce ?

Si nous écoutons la Tradition Rabbinique - qui est certainement un grand apport à la science de l'univers, une science naturellement qui n'a rien à faire avec les sciences exactes que nous connaissons aujourd'hui, mais qui tout de même va au fond des choses - si nous écoutons cette Tradition, la Loi est l'élément modérateur et orga­nisateur du monde.

C'est elle qui lui confère ordre, stabilité, pérenni­té. Elle est facteur d'équilibre et de sécurité. En se fondant sur elle, on peut construire, on peur prospérer. Eliminez la Loi et l'univers retourne à son état chaoti­que primitif. C'est pourquoi l'adversaire, le satan ne cesse de met­tre tout en oeuvre pour saper la loi, faire échec au plan de Dieu et répandre le malheur sur les hommes. Et cette Loi, elle nous a été donnée par un homme : Moïse.

La Grâce, par contre, ne pouvait venir que de Jésus­ Christ, c'est à dire de Dieu lui-même. La Grâce introduit un élément nouveau à l'intérieur du monde, un élément se­reinement perturbant. Elle est un grain de logique divine introduit dans l'univers, logique divine qui est scandale pour les juifs et folie pour les païens.

Le monde en est retourné : les premiers deviennent les derniers, les derniers prennent la place des premiers. Les puissants sont déposés, jetés à terre. Les humbles sont exaltés. Les affamés sont comblés. Les repus sont secoués et vidés.

C'est une jeune fille toute pure qui la première a reçu le choc de cette logique nouvelle, de cette logique divine. Et l'ébranlement s'en transmet jusqu'aux limites des espaces et des temps.

 

Mes frères, la grâce, c'est la vie divine pénétrant le monde, le faisant éclater pour le transfigurer. Elle est l'amour fou pour le monde d'un Dieu crucifié. Elle est un souffle irrésistible qui pousse dans le désert des hommes et des femmes qui ne se possèdent plus. Elle est la vérité première et dernière, celle-là qui loin d'évacuer la Loi, la surélève infiniment au-dessus d'elle-même.

Mes frères, il fallait que cette grâce nous fut donnée par Jésus-Christ, lui Jésus le Christ hier et aujourd'hui, le même pour l'éternité.

 

                                                                                                             Amen.

 

 

 

 

Table des matières de 1983 :

 

Chapitre : Présentation des vœux.                01.01.83. 1

Homélie : Sainte Marie Mère de Dieu.          01.01.83*. 3

Marie a donné à Dieu son visage. 3

Exhortation : Fête de l’Epiphanie.                02.01.83. 4

Engagement de frère Benoît. 4

Veillée pour le Père Albert van Iterson.         03.01.83. 4

Homélie aux funérailles du Père Albert.          04.01.83. 7

Chapitre : Quelques détails encore.             04.01.83*. 8

Chapitre : Lettre du Père Abbé général.         05.01.83. 10

1. Présentation. 10

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        06.01.83. 15

2. Les vœux de Noël du Père Abbé Général. 15

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.         11.01.83. 18

3. Les 3 soucis majeurs du Père Abbé Général. 18

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        12.01.83. 20

4. Formation et conversion. 20

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        16.01.83. 23

5. Idéologie ou relation personnelle. 23

Chapitre : Notre Père Saint Antoine.            17.01.83. 26

Chapitre : Sœur Gabriela.                        23.01.83. 28

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        29.01.83. 31

6. Assimilation – intériorisation – intégration. 31

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        30.01.83. 32

7. Qu’est-ce qu’une valeur ?. 32

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        31.01.83. 35

8. Le classement des valeurs. 35

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        01.02.83. 37

9. Ne pas inverser les valeurs. 37

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        03.02.83. 38

10. Mon système de valeurs. 38

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        04.02.83. 40

11. Un espace physique et spirituel. 40

Récollection du mois de février.                   05.02.83. 42

Confiance souriante. 42

Homélie : 5° dimanche ordinaire. C.              06.02.83. 45

Témoin du Christ. 45

Is. 6, 1-8  *  1Co. 15, 1-11  *  Lc. 5, 1-11. 45

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        07.02.83. 46

12. L’entrée au monastère : des valeurs que je possède. 46

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        08.02.83. 48

13. La solitude monastique : intégration des valeurs nouvelles. 48

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        09.02.83. 50

14. Phase d’adaptation et d’ajustement. 50

Chapitre : Préserver le Credo.                    10.02.83. 54

Suite à la lettre de Monseigneur Hamer. 54

Chapitre : Tu ne mourras pas !                    13.02.83. 56

Remerciements après le cycle des trois conférences données par J-L Dubart sur le thème : La mort dans l’œuvre de Gabriel Marcel. 56

Chapitre : Heureux jour des Cendres.            15.02.83. 57

Homélie du mercredi des Cendres.                16.02.83. 60

Espérance des retrouvailles. 60

Jl. 2, 12-18  *  2Co. 5,20-6,2  *  Mt. 6,1-6.16-18. 60

Chapitre : Lettre du Père Abbé général.         16.02.83. 61

15. Manque d’effort, révolte….. 61

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        17.02.83. 66

16. Soumission ou conformisme….. 66

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        18.02.83. 68

17. L’identification. 68

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        19.02.83. 71

18. Intériorisation ou intégration. 71

Quatre temps du printemps.                       23.02.83. 74

1. Ouvrir nos cœurs à la vie. 74

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        24.02.83. 78

19. Transition et exemples. 78

Quatre temps de Printemps.                       27.02.83. 84

2. Remerciements à Dom Augustin de Brouwer. 84

Homélie : Deuxième dimanche de carême.        27.02.83. 86

Oser l’aventure de l’amour. 86

Lc. 9, 28b-36 : La Transfiguration. 86

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        28.02.83. 87

20. Processus d’intériorisation. 87

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        05.03.83. 89

21. Nos points aveugles. 89

Chapitre : lettre du Père Abbé Général.         08.03.83. 92

22. La prière de l’Abbé. 92

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        10.03.83. 93

23. Dieu appelle qui il veut. 93

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        16.03.83. 95

24. Etre lucide ! 95

Chapitre : Fête de Saint Joseph.                 18.03.83. 96

Saint Joseph fol en Christ. 96

Ouverture : Année Jubilaire de la Rédemption. 23.03.83. 98

Semaine Sainte. 99

Chapitre : La veille des Rameaux.                26.03.83. 99

Introduction à la Semaine Sainte. 99

Dimanche des Rameaux.                            27.03.83. 100

A. Monition avant la bénédiction des rameaux. 100

B. Homélie à la bénédiction des rameaux. 100

C. Homélie à l’Eucharistie. 101

Chapitre du Lundi Saint.                           28.03.83. 103

Les deux « Marie ». 103

Chapitre du Mardi Saint.                          29.03.83. 108

Instinct de mort, instinct de vie. 108

Chapitre du Mercredi Saint.                       30.03.83. 112

Le péché rompt la communion. 112

Homélie : Célébration de la Scène du Seigneur. 31.03.83. 115

Journée du Vendredi Saint.                       01.04.83. 116

A. Homélie à la célébration de la Passion du Seigneur. 116

B. Exhortation à l’Office de Complies. 118

Homélie de la Vigile Pascale.                      02.04.83. 120

Chapitre du dimanche de Pâques.                 03.04.83. 121

Dieu est vivant. 121

Homélie : Eucharistie du jour de Pâques.       03.04.83*. 123

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        11.04.83. 124

25. Par mode de transition. 124

Chapitre : Guillaume de Saint Thierry.           12.04.83. 127

Chapitre : Saint Benoît Joseph Labre.           17.04.83. 128

Chapitre : Origène.                                22.04.83. 131

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        26.04.83. 133

26. Ne pas vouloir faire l’ange. 133

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        27.04.83. 137

27. Nous sommes faits de besoins. 137

Récollection du mois de mai.                       30.04.83. 139

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        02.05.83. 141

28. Oser agir. 141

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        03.05.83. 143

29. Le choix de notre cœur. 143

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        09.05.83. 145

30. Face à ma vocation. 145

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        10.05.83. 146

31. Ce que Dieu attend de nous. 146

Chapitre : L’Ascension du Seigneur.              12.05.83. 149

Chapitre : Présentation du postulant.             16.05.83. 152

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        20.05.83. 154

32. Moyens pour réaliser notre vocation. 154

Homélie : Eucharistie Vigile de la Pentecôte.    21.05.83. 156

Chapitre : Fête de la Pentecôte.                  22.05.83. 158

Unité : Triomphe de l’amour. 158

Homélie : Eucharistie de la Pentecôte.          22.05.83*. 160

Quatre Temps d’été.                               25.05.83. 160

1. Notre moisson ! 160

Quatre temps d’été.                               29.05.83. 162

2. La vie monastique dans l’Eglise. 162

Chapitre : Solitude et visites.                     26.05.83. 166

Chapitre : lettre du Père Abbé Général.         30.05.83. 169

33. Changer les dispositions du cœur. 169

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        06.06.83. 173

34. Proximité et présence du Royaume. 173

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        07.06.83. 175

35. Un comportement nouveau. 175

Chapitre : Façon de recevoir les moniales.       09.06.83. 177

Chapitre : Sainte Lutgarde.                       15.06.83. 179

Chapitre : L’alliance avec Abraham.              22.06.83. 184

Homélie : Vigile de Saint Jean-Baptiste.        22.06.83. 187

Jérémie et Jean-Baptiste. 187

Chapitre : Nativité de Jean-Baptiste.           25.06.83. 188

Chapitre : Réflexions.                              25.06.83. 190

Suite à la Conférence Régionale. 190

Homélie du 13° dimanche, année C.              26.06.83. 192

Marcher à la suite du Christ. 192

1R 19, 16b.19-21 * Ga 5,1.13-18 * Lc 9, 51-62. 192

Chapitre : Fête de Saint Irénée.                27.06.83. 193

Homélie : Vigile des Apôtres St Pierre et Paul. 28.06.83. 195

Mieux comprendre l’agir de Dieu. 195

Récollection du mois de juillet.                    02.07.83. 196

Le rêve de Dieu. 196

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        07.07.83. 198

36. Devenir autre en devenant soi-même. 198

Chapitre : St Benoît et le désencombrement.    10.07.83. 200

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        16.07.83. 205

37. Les mérites. 205

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        17.07.83. 207

38. La sollicitudo. 207

Chapitre : L’attente de la cité future.           31.07.83. 210

Récollection du mois d’août.                       06.08.83. 213

Etre transfiguré dès cette vie. 213

Fête de l’Assomption de la Vierge Marie.        15.08.83. 216

Prise d’habit de Louis. 216

Homélie : Dimanche Vigile de l’Assomption.      14.08.83. 218

Notre assomption. 218

Chapitre : L’humilité de Dieu.                     16.08.83. 221

1. Invisible par son absolue humilité. 221

Chapitre : L’humilité de Dieu.                     17.08.83. 225

2. Invisible par son absolue beauté. 225

Chapitre : L’humilité de Dieu.                     18.08.83. 228

3. Etre beau comme Dieu est beau. 228

Chapitre : Fête de Saint Bernard.                21.08.83. 231

Un zèle bouillonnant dans l’amour. 231

Chapitre : La folie du Royaume.                  28.08.83. 235

Récollection du mois de septembre.               04.09.83. 239

Veillée pour notre frère Charles.                 26.09.83. 241

Chapitre : Fête de St Thérèse de l’Enfant-J.  01.10.83. 242

L’enfance spirituelle. 242

Chapitre : La jeunesse de Dieu.                   04.10.83. 245

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        06.10.83. 248

39. Etre UN avec Dieu. 248

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        08.10.83. 250

40. Le creditur du moine. 250

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général         09.10.83. 251

41. La pénitence, le péché…….. 251

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        20.10.83. 254

42. L’Eucharistie : présence active. 254

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        21.10.83. 255

43. L’Eucharistie : lieu du plus grand amour. 255

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        22.10.83. 257

44. Connais-toi toi-même. 257

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        24.10.83. 259

45. Pas d’introspection morbide. 259

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        25.10.83. 260

46. Nos points aveugles. 260

Homélie : 31° Dimanche ordinaire. C.            30.10.83. 263

Faiblesse de Dieu pour les pécheurs. 263

Vœux solennels du frère Jean-François.         01.11.83. 264

Exhortation. 264

Chapitre : Le vœu de stabilité :                  02.11.83. 266

dans l’univers de la résurrection. 266

Chapitre : La conversion des mœurs :            03.11.83. 268

dans l’univers de la résurrection. 268

Récollection du mois de novembre.                05.11.83. 270

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        07.11.83. 272

47. Le rôle de l’Abbé. 272

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        08.11.83. 276

48. Retourner aux sources. 276

Chapitre : Lettre du Père Abbé général.         17.11.83. 279

49. Le cœur pur. 279

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        19.11.83. 281

50. S’ouvrir à l’action de Dieu. 281

Chapitre : Le Christ Roi de l’univers.             20.11.83. 283

Exhortation : Vœux solennels.                    21.11.83. 285

Frère Jacques-Emmanuel. 285

Chapitre : Lettre du Père Abbé Général.        26.11.83. 286

51. Quels sont nos mobiles ?. 286

Homélie : 1° dimanche de l’Avent.                27.11.83. 288

Les deux insouciances. 288

Chapitre : Le nouveau code de Droit Canonique. 27.11.83. 289

Règle : 48, 25-31 : Du travail manuel.          28.11.83. 292

L’acédie. 292

Règle : 48, 52-60 : Du travail manuel.          29.11.83. 295

Ne jamais être oisif. 295

Règle 50 : Au loin ou en voyage ?                 01.12.83. 298

L’heure de l’Opus Dei. 298

Règle : 51. Ne partir qu’à faible distance.      02.12.83. 299

Manger ou prendre un verre dehors ?. 299

Récollection du mois de décembre.                03.12.83. 300

L’humilité de Dieu. 300

Règle : 53, 33-54. La réception des hôtes.     05.12.83. 301

Etre au service les uns des autres. 301

Règle : 54. Peut-on recevoir quelque chose ?    06.12.83. 303

Il n’est pas licite ! 303

Règle : 56. De la table de l’Abbé.                09.12.83. 305

La table où l’on mange. 305

Règle : 57. Des artisans du monastère.          10.12.83. 306

Qu’est-ce qu’un artisan ?. 306

Règle : 58, 1-37. De l’accueil des frères.       11.12.83. 308

Nous avons été un jour un nouveau venu. 308

Règle : 61, 17-fin. Des moines étrangers.      16.12.83. 309

Comment recevoir les moines étrangers ?. 309

Règle : 62. Des prêtres du monastère.          17.12.83. 310

Une ascension en Dieu. 310

Règle : 63, 25-fin. Du rang à garder.           19.12.83. 311

Le monastère est un Corps. 311

Règle : 64, 1-19. L’établissement de l’Abbé.    20.12.83. 313

Mais pourquoi un Abbé ?. 313

Règle : 64, 20-fin. L’établissement de l’Abbé.  21.12.83. 315

Connaître Saint Benoît par l’intérieur. 315

Temps de Noël : Homélie : Messe de minuit.    25.12.83. 316

Naissance de Dieu en nous. 316

Temps de Noël : Homélie : Messe du jour.      25.12.83. 317

La Parole de Dieu se manifeste. 317

Temps de Noël : Homélie : Saint Etienne.       26.12.83. 319

Martyre monastique ! 319

Temps de Noël : Homélie : Saint Jean.          27.12.83. 320

L’amour de prédilection de Dieu. 320

Temps de Noël : Homélie : Saints Innocents.   28.12.84. 321

Dieu est honnête. 321

Temps de Noël : Homélie dans l’octave.          29.12.83. 322

Son père et sa mère s’étonnaient ! 322

Temps de Noël : Homélie : La Sainte Famille.   30.12.83. 323

La folie de Dieu. 323

Temps de Noël : Homélie dans l’octave.          31.12.83. 324

La Loi et la Grâce. 324

Table des matières de 1983 : 325

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



[1]  Il s’agit de Dom Ambrose Southey

[2] Dom Ambrose Southey

[3] fin de l’homélie inaudible…

[4] Lettre 25 du 11.04.83

[5] Il manque tout le début suite à une coupure de courant.

[6] Le Chapitre Général s’est tenu dans le courant du mois de septembre.

[7] Voir Lettre 38 : La sollicitudo le 17.07.83

[8] Peut être considéré comme la suite des 02 et 03.11.83