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Version 1.02 - Juin 2017

Deuxième article d'une série consacrée à la description de la méditation pratiquée dans le Bouddhisme Théravada. Le premier article (présentation générale) est conseillée avant d'aborder cette étude focalisée sur la douleur.

Le Vipassana et la douleur

 

Une des premières difficultés éprouvées par le débutant en méditation, c'est de gérer la douleur que l'on ressent lorsqu'on tient longtemps la même pose. Le plus souvent c'est la tension tendineuse aux jambes qui est la plus difficile à supporter mais, pour certains, les douleurs de dos sont plus importantes encore...
Le Maha-Satipatthana-Sutta aborde le thème de la douleur d'une manière très générale (et très intellectuelle) dans les «Quatre Nobles Vérités». En pratique, après lecture, on reste sur sa faim. Un maître est donc utile. Voici ce qu'un maître de stage m'a conseillé:

 

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Que faire de cette douleur? Bien la nommer d'abord! Je veux dire ici: bien l'identifier, bien la quantifier, bien la qualifier... La douleur comme expression de l'inconfort du corps? La douleur  comme somatisation d'un désir frustré? La douleur comme moyen d'échapper à un travail ennuyeux? Douleur obsessionnelle? On remarquera parfois que telle ou telle douleur est impossible à localiser avec précision, ou qu'elle très éloignée de ce qui semble être sa source. Etc. On pourra ainsi progressivement arriver à séparer plus aisément la composante physique de ce que notre interprétation mentale de cette douleur y ajoute ou y enlève.

Pour bien comprendre cela, il nous suffit d'imaginer deux enfants conduits chez le médecin pour se faire injecter un vaccin. Le premier est en bonne santé. Le deuxième est un enfant diabétique qui s'injecte lui-même sa dose d'insuline tous les jours. Ces deux enfants ont évidemment une appréhension très différente de l'injection vaccinale... Le premier, anxieux, va peut-être pleurer... alors que le second sera parfaitement détendu et considérera qu'une telle douleur est négligeable. Entre ces deux, il y a l'effet de l'interprétation mentale de la douleur sur la douleur. La peur accentue la douleur chez le premier enfant tandis que l'habitude réduit la douleur chez le second. Cette marge entre les deux perceptions d'une même source de douleur situe exactement la marge de manoeuvre que la pratique du Vipassana propose d'exploiter.

Après juste évaluation du problème posé, vient la question de l'attitude à adopter (action). Faut-il changer la pose ou simplement retourner à l'objet premier de la concentration après avoir observé cette douleur? Dans le Maha-Satipatthana-Sutta, c'est la "Claire Compréhension" qui devrait aider à prendre la juste décision (comme cela devrait être le cas pour chaque action).
Le manque de précision du texte est pourtant tel qu'on risque surtout de devenir spécieux et de perdre son temps trop loin du sujet! L'interprétation de la "Claire Compréhension" par la Tradition bouddhiste renvoie au 'but', à la 'convenance', au 'domaine' et à la 'non-illusion'... J'ai, pour ma part, cru comprendre que, selon les maîtres, la leçon de Bouddha se résume toujours au simple "Juste Milieu", et au modeste "bon sens"!
Le maître va d'abord inviter le débutant à dédramatiser la douleur pour la réduire... En d'autres mots, il lui demande de s'y habituer (comme l'enfant diabétique s'habitue à son injection quotidienne) de telle sorte que... eh bien oui!, de telle sorte qu'il réduise le flux de douleur par une action endogène du cerveau. C'est une manière de donner du temps aux tendons et aux muscles pour s'adapter au nouveau travail demandé aux jambes et à la colonne vertébrale.
Si la dédramatisation de la douleur ne suffit pas pour pouvoir la snober, c'est qu'on a peut-être atteint le seuil de notre marge de manœuvre; le cerveau n'est peut-être pas en mesure d'amortir d'avantage le flux de douleur. Il devient alors préférable de changer de pose puisque le but de la méditation n'est pas de supporter une douleur irréductible mais de se concentrer l'attention sur l'objet choisit au départ. La posture n'ayant plus l'effet positif escompté, autant la quitter. Le petit effort de dédramatisation de la douleur ne fut pas vain puisqu'il est plus que probable que "la prochaine fois" je pourrais profiter des bénéfices d'une bonne posture plus longtemps.

 

Note 1  : Le « seuil »


Tout l'art, qui fera la différence entre un bon maître et un mauvais, c'est de faire comprendre qu'il y a un seuil de douleur à partir duquel notre cerveau est incapable de maîtriser cette douleur par une action exclusivement endogène. Il ne faut surtout pas dépasser ce seuil sans quoi le travail deviendrait contre-productif. Ce n'est pas qu'une question de douleur d'ailleurs; cela devient presque une question médicale! Il vaut mieux changer la pose que la garder lorsque les microlésions tendineuses occasionnées par de telles tensions risquent, à court et moyen terme, de nous raidir plus encore que de nous assouplir.
Les neurosciences vont même beaucoup plus loin pour cautionner cette théorie du seuil. La neurologie localise parfaitement les neurones qui informent le cerveau de la douleur dans les jambes par un flux axonal (ascendant) d'ions dans la moelle épinière. Il est possible de 'voir' en micro-anatomie et par des techniques d'histologie que ces neurones "montants" sont interceptés par un réseau de neurones "descendants", qui, à partir d'ordre émanent du cerveau, inhibent ou accentuent le flux axonal d'ions qui monte pour annoncer la douleur au cerveau. C'est ce qu'on appelle le «système de contrôle présynaptique». On peut observer qu'effectivement, lorsque la douleur est trop importante, les neurones modérateurs ne sont plus en mesure de neutraliser le flux ascendant.


Note 2  : le "Juste Milieu"


La fameuse consigne du "Juste Milieu" ("ni trop, ni trop peu") trouve ici un terrain d'application particulièrement lumineux. Si on fait "trop peu" d'effort pour maîtriser la douleur on risque de ne jamais pouvoir gagner la souplesse requise pour une bonne pose (ce qui rend les progrès en méditation beaucoup plus lents). Et si on fait trop d'efforts, on risque de sacrifier beaucoup trop d'énergie à ce qui n'est pas l'objet mais une distraction parasite de la concentration initiale!


Sachons tout de même que l'expression populaire du "Juste Milieu" ne dit pas exactement la même chose que l'expression savante de la "Voie du Milieu". La "Voie du Milieu" renvoie à une réflexion philosophique très bien développée par Nagarjuna (Inde II-IIIe siècle)lorsqu'il veut nous faire comprendre la non-dualité, la vacuité, la non-substantialité du moi... Le moi n'est rien, mais ce rien, cette vacuité, ce non-être, n'est pas plus une essence du moi que l'être... Au milieu de chaque dualité il y aurait comme une entrée vers un savoir non-duel, non pas illogique mais alogique, un 'vide plein' qui n'offre aucune prise au principe du tiers exclu et qui serait le privilège des éveillés... Nagarjuna qui s'inspire des paroles de Bouddha lui-même pour développer sa théorie est un des piliers du bouddhisme mahayana et est la source de mille proverbes paradoxaux et autres oxymores ("La délivrance réside au coeur de la servitude", la "Parole Silencieuse"...) dont le Zen, par exemple, est tellement friand.


Note 3  : la «somatisation»


Je pratique personnellement la méditation deux fois cinquante minutes par jour depuis plus d'un an. J'ai un corps particulièrement rigide mais à force de patience et de résolution, j'avais tout de même réussi à obtenir de mon corps qu'il accepte une posture en lotus pendant plus de trente minutes sans être complètement submergé par les douleurs.
Puis, je suis allé faire un nouveau stage de pratique intensive du Vipassana.
À ma grande surprise, j'étais incapable d'y supporter cette même posture plus de quinze minutes. Pire! La posture cette fois suscitait aussi des douleurs lancinantes dans la colonne vertébrale et je craignais que mes genoux n'explosent en mille d'éclats d'os et de cartilages. Mon Dieu, quel supplice! Ma bonne volonté ne faisait qu'aggraver les choses! Je boitais toute la journée de mes efforts. Mon genou droit était gonflé. Moi qui avais prétendu à mon arrivée au centre de méditation pratiquer régulièrement à domicile... L'humiliation!...
Au quatrième jour du stage, à la mi-journée (nous en étions déjà à la sixième heure de méditation quotidienne), en quelques minutes, par une nouvelle approche mentale de la question, la torture dont j'étais la victime se métamorphosa radicalement en un effort parfaitement supportable. Étonnamment, à la fin de cette séance, sans avoir dû changer ma posture au cours de cette heure, je pus même me redresser et marcher sans difficulté. J'avais enfin repris le problème par le bon bout.
Il n'est pas rare, dans le cadre très particulier d'un stage de pratique intensive du Vipassana, qu'un débutant supporte moins bien la posture qu'il ne la supportait préalablement dans sa vie «normale». Il n'y a rien d'étonnant à cela. Lorsque l'on commence à interférer consciemment avec les fonctions automatiques du cerveau, il ne faut pas s'étonner des fausses-routes, des mauvaises évaluations, des maladresses. La volonté se lance parfois dans de très mauvaises stratégies parce que le méditant n'est pas encore en mesure de conscientiser tous les intervenants qui modulent la perception naturelle de la douleur. Croyant par exemple pouvoir se libérer d'une douleur en essayant de relaxer volontairement un muscle, le méditant néglige éventuellement de constater que l'attente des résultats suscite un désir qui va stimuler une activité importante du cerveau. Cette activité du cerveau va pouvoir accentuer à un tel point le flux résiduel de douleur qui monte vers le cerveau que l'avantage obtenu par la détente volontaire du muscle n'arrive pas à le contrebalancer. Alors que la cause originaire de la douleur est effectivement réduite, la perception globale de la douleur est aggravée,  ce qui ne manquera pas de causer un désarroi lui-même toxique, etc.
Ce que j'ai pu mesurer ce jour-là, c'est combien j'avais sous-estimé l'ampleur de la part purement mentale d'une douleur préalablement supposée physique. Le pouvoir interprétatif (et modulateur) opéré à notre insu par le cerveau sur une donnée perceptive est gigantesque. Je comprenais aussi, ce jour-là, combien le Vipassana pouvait replacer ailleurs ce que je croyais être le «bon sens», le «Juste Milieu», dans la gestion de nos efforts.

paul yves wery - Chiangmai - Novembre 2009

 

 

 

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